Le corricolo
XI
Un courant d'air à Naples.—Les Églises de Naples.
Malgré la fatigue de la journée, notre excursion sur la terre classique de Virgile, d'Horace et de Tacite avait eu pour nous un tel attrait que nous proposâmes, Jadin et moi, pareille excursion à Pompeïa pour le lendemain; mais à cette proposition Barbaja jeta les hauts cris. Le lendemain, Duprez et la Malibran chantaient, et l'impresario ne se souciait pas de perdre six mille francs de recette pour l'amour de l'antiquité. Il fut donc convenu que la partie serait remise au surlendemain.
Bien nous en prit, comme on va le voir, de n'avoir fait aucune opposition contre le pouvoir aristocratique du czar de Saint-Charles.
Nous étions rentrés à minuit dans Naples par le plus beau temps du monde: pas un nuage au ciel, pas une ride à la mer.
A trois heures du matin, je fus réveillé par le bruit de mes trois fenêtres qui s'ouvraient en même temps et par leurs dix-huit carreaux qui passaient de leurs châssis sur le parquet.
Je sautai à bas de mon lit et je crus que j'étais ivre. La maison chancelait. Je pensai à Pline l'Ancien, et ne me souciant pas d'être étouffé comme lui, je m'habillai à la hâte, je pris un bougeoir et je m'élançai sur le palier!
Tous les hôtes de M. Martin Zir en firent autant que moi; chacun était sur le seuil de son appartement, plus ou moins vêtu. Je vis Jadin qui entrebâillait sa porte, une allumette chimique à la main et Milord entre ses jambes.
—Je crois qu'il y a un courant d'air, me dit-il.
Ce courant d'air venait d'enlever le toit du palais du prince de
San-Teodore, avec tous les domestiques qui étaient dans les mansardes.
Tout s'expliqua: nous n'avions pas la joie d'être menacés d'une éruption: c'était tout bonnement un coup de vent, mais un coup de vent comme il en fait à Naples, ce qui n'a aucun rapport avec les coups de vent des autres pays.
Sur soixante-dix fenêtres, il en était resté trois intactes. Sept ou huit plafonds étaient fendus. Une gerçure s'étendait du haut en bas de la maison. Huit jalousies avaient été emportées; les domestiques couraient après dans les rues, comme on court après son chapeau.
On se contenta de balayer les chambres qui étaient pleines de vitres brisées; car d'envoyer chercher les vitriers, il n'y fallait pas songer. A Naples, on ne se dérange pas à trois heures du matin. D'ailleurs, c'eût été de la besogne à recommencer dix minutes après. Il était donc infiniment plus économique de se borner pour le moment aux jalousies.
J'étais un des moins malheureux: le vent ne m'en avait arraché qu'une. Il est vrai qu'en échange il ne me restait pas un carreau. Je me barricadai du mieux que je pus et j'essayai de me coucher; mais les éclairs et le tonnerre se mirent de la partie. Je me réfugiai au rez-de-chaussée, où le vent, ayant eu moins de prise, avait causé moins de dégât. Alors commença un de ces orages dont nous n'avons aucune idée, nous autres gens du nord; il était accompagné d'une de ces pluies comme j'en avais reçu en Calabre seulement; je la reconnus pour être du même royaume.
En un instant, la villa Réale ne parut plus faire qu'un avec la mer; l'eau monta à la hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée et entra dans le salon. Aussitôt après on vint prévenir M. Martin que ses caves étaient pleines et que ses tonneaux dansaient une contredanse dans les avant-deux de laquelle il y en avait déjà cinq ou six de défoncés.
Au bout d'un instant, un âne chargé de légumes passa, emporté par le torrent; il s'en allait droit à un égout, suivi de son propriétaire, emporté comme lui. L'âne s'engouffra dans le cloaque et disparut; l'homme, plus heureux, s'accrocha à un pied de réverbère et tint bon: il fut sauvé.
L'eau qui tombe en une heure à Naples mettrait deux mois à tomber à
Paris; encore faudrait-il que l'hiver fût bien pluvieux.
Comme cette histoire d'âne emporté m'ébouriffait singulièrement et que j'y revenais sans cesse, on me raconta deux aventures du même genre.
Au dernier coup de vent, qui avait eu lieu il y avait six ou huit mois, un officier, enlevé de la tête de sa compagnie, avait été emporté par un ruisseau gonflé dans l'égout d'un immense édifice appelé le Serraglio; on n'en avait jamais entendu reparler.
A l'avant-dernier, qui avait eu lieu deux ans auparavant, une chose plus terrible et plus incroyable encore était arrivée. Une Française, madame Conti, revenait de Capoue dans sa voiture. Surprise par un orage pareil à celui dont nous jouissions dans le moment même, elle avait voulu continuer son chemin, au lieu d'abriter sa voiture dans quelque endroit où elle eût pu rester en sûreté. A la descente de Capo di Chino, elle trouva son chemin coupé par une rue qui descend vers la mer. Cette rue était devenue, non pas un torrent, mais un fleuve. A cette vue, le cocher s'effraie et veut rétrograder. Madame Conti lui ordonne d'aller en avant, le cocher refuse, un débat s'engage, le cocher saute à bas de son siége et abandonne sa voiture. Pendant ce temps, le fleuve avait grossi toujours, il déborde a flots dans la rue transversale où est madame Conti; les chevaux s'effraient, font quatre pas en avant, sont enveloppés par les vagues qui se précipitent de Capo di Monte et de Capo di Chino; au bout d'un instant ils perdent pied et sont emportés, eux et la voiture; au bout de vingt pas la voiture est en morceaux. Le lendemain on retrouva le cadavre de madame Conti.
Au reste, à Naples il y a un avantage: c'est que deux heures après ces sortes de déluges il n'y paraît plus, si ce n'est aux rues qui sont devenues propres, ce qui ne leur arrive jamais qu'en pareille circonstance. Il y a cependant un officier chargé du nettoyage des places; mais cet officier est invisible: on sait qu'il s'appelle portulano, voilà tout.
J'oubliais de dire que, sans doute pour ne point s'exposer aux accidens que nous venons de raconter, dès qu'il tombe une goutte d'eau à Naples, tous les fiacres se sauvent, chacun tirant de son côté. Ni cris, ni prières, ni menaces ne les arrêtent; on dirait d'une volée d'oiseaux au milieu desquels on aurait jeté une pierre. Mais aussi, dès qu'il fait beau, c'est-à-dire quand on n'a plus besoin d'eux, ils reviennent s'épanouir à leur place ordinaire.
Une autre habitude des cochers napolitains est de dételer les chevaux pour les faire manger; ils leur mettent la botte de foin dans la voiture et ouvrent les deux portières; chaque cheval tire de son côté comme à un râtelier. S'il vient une pratique pendant ce temps-là, le cocher lui fait signe que ses chevaux sont à leur repas, et la renvoie à son confrère.
Le temps étant rafraîchi et les rues devenues propres, nous voulûmes profiter de ce double avantage, et nous décidâmes, Jadin et moi, que nous emploierions la matinée à des courses à pied. Nous avions fort négligé les églises, qui sont en général d'une fort médiocre architecture.
Nous commençâmes par la cathédrale: c'était justice. Au dessus de la grande porte intérieure, suspendu comme celui de Mahomet entre le ciel et la terre, est le tombeau de Charles d'Anjou. J'ai conté son histoire dans le Speronare. C'est ce prince qui voulut que sa femme eût un siége pareil à celui des trois reines ses soeurs, et qui, pour arriver à ce but, fit rouler du haut en bas de l'échafaud la tête de Conradin. En face de ce roi meurtrier est un roi meurtri, mais dans un modeste tombeau, comme il convient à un prince hongrois qui se mêle de venir régner sur les Napolitains. Ce tombeau est celui d'André. Le cadavre qui y dort était de son vivant un beau et insoucieux jeune homme qui, un matin, par caprice sans doute, eut la ridicule prétention de vouloir être roi parce qu'il était le mari de la reine. Le lendemain du jour où cette billevesée lui était passée par la tête, il trouva la reine si occupée d'un ouvrage qu'elle exécutait qu'il s'approcha jusqu'à son fauteuil sans être vu. Elle tressait des fils de soie de différentes couleurs, et comme André ne pouvait deviner le but de ce travail:
—Que faites-vous donc là, madame? demanda-t-il.
—Une corde pour vous pendre, mon cher seigneur, répondit Jeanne avec son plus charmant sourire.
De là vient sans doute le proverbe: «Dire la vérité en riant.»
Trois jours après, André était étranglé avec cette charmante petite cordelette de soie que sa femme, comme elle le lui avait dit, avait pris la peine de tresser elle-même à cette intention.
De la cathédrale nous passâmes à l'église Saint-Dominique. Là, du moins, c'est plaisir: on se retrouve en plein gothique, on sent que le monument est consacré au fondateur de l'inquisition: il est triste, solide et sombre.
C'est dans cette église qu'est le fameux crucifix qui parla à saint Thomas. L'image miraculeuse est de Masuccio Ier. Le saint craignait d'avoir fait quelque erreur dans sa Somme théologique, et il était venu au pied du crucifix, tourmenté de cette crainte, quand le Christ, voyant les inquiétudes de son serviteur, voulut le rassurer et lui dit: «Bene scripsisti de me, Thoma; quam ergo mercedem recipies. Tu as bien écrit sur moi, Thomas, et je te promets que tu en recevras la récompense.»
Quoique le cas fût nouveau et étrange, le saint ne se démonta point.
—Non aliam nisi te, répondit-il, «je n'en veux pas d'autre que toi-même, mon Seigneur.» Et le saint se sentit soulever de terre, en présage que bientôt il devait monter au ciel.
Ce qui m'attirait surtout dans l'église Saint-Dominique, c'est sa sacristie avec ses douze tombeaux renfermant les douze princes de la maison d'Aragon. Quand je dis ses douze tombeaux, je devrais dire ses douze cercueils: les cadavres sont couchés à visage découvert aussi bien embaumés que possible par les Gannals de l'époque. Le dernier roi de la dynastie manque à la collection: il est venu, comme on sait, mourir en France.
Au milieu de ces tombeaux, il s'en trouve deux autres qui, pour ne pas être des tombeaux de roi, n'en sont pas moins fort curieux. L'un est celui de Pescaire, qui assiégea Marseille de compte à demi avec le connétable de Bourbon, et qui, chassé par les Marseillais, prit une si sanglante revanche à Pavie. Au dessus de sa bière est son portrait ainsi que sa bannière déchirée, et une courte et simple épée de fer, qu'on dit être celle que François Ier lui rendit deux heures avant d'écrire à sa mère le fameux: Tout est perdu, fors l'honneur.
L'autre tombeau, qui est tout bonnement une énorme malle dont le sacristain a la clé dans sa poche, renferme, à ce qu'on assure, le corps d'Antonello Petrucci, pendu dans la conspiration des barons. Que ce soit véritablement Antonio Petrucci, c'est ce que le moindre petit savant, c'est ce que le plus infime topo litterato, comme on appelle généralement cette race à Naples, peut nier; mais, ce qui est incontestable, c'est que c'est un pendu, témoin son cou disloqué, sa bouche de travers et tous les muscles de sa figure encore crispés. Quoique mis avec une certaine recherche, le cadavre porte encore l'habit avec lequel il a été exécuté. Je suis forcé de dire que le seigneur Antonello Petrucci m'a paru fort laid. Il est vrai que de son vivant il était probablement mieux. La potence n'embellit pas.
De Saint-Dominique nous passâmes à Sainte-Claire. Sainte-Claire a aussi sa collection de morts illustres. L'église tout entière avait été peinte par Giotto Guitto, qui faisait avec le roi Robert de si bonnes plaisanteries et qui lui représentait son peuple, non pas comme le cheval sans frein qu'il a choisi pour emblème, mais sous la forme d'un âne qui cherche un bât. Eh bien! cette église peinte par Giotto, il s'est trouvé un autre âne bâté qui l'a fait badigeonner tout entière, afin de lui donner du jour; tout entière, je me trompe: une belle Vierge, une sainte madone, une de ces figures tristes et candides comme les faisait Giotto, a échappé au vandalisme.
C'est à Sainte-Claire que dorment les Angevins: ce bon vieux roi Robert, qui couronna Pétrarque, le pendant de notre roi René, dort là, une fois en chair et en os, deux fois en marbre: assis et avec son costume royal; couché et dans son habit de franciscain.
Jeanne est à quelques pas de lui: cette belle Jeanne qui fila la fameuse corde conjugale que vous savez. Elle est là avec une grande robe bien montante, toute parsemée des fleurs de lis de France. Au fait, n'était-elle pas du sang de cette chaste mère de saint Louis, que les indiscrétions poétiques de Thibaut ne purent parvenir à compromettre, tant sa vertu était une croyance publique, populaire et presque religieuse? Seulement le sang s'était tant soit peu corrompu en passant des veines de l'aïeule dans celles de la petite-fille.
Malheureusement pour la mémoire de Jeanne, de laquelle on n'est déjà que trop porté à médire, on a eu l'imprudence d'enterrer à quelques pas d'elle le fameux Raymond Cabane, le mari de sa nourrice, ce misérable esclave sarrasin devenu grand-sénéchal, et qui payait les honneurs dont l'accablait sa maîtresse en faisant des noeuds coulans aux cordes qu'elle tressait.
Maintenant, si l'on veut continuer de passer cette royale et funèbre revue, il faut aller de Sainte-Claire à Saint-Jean-Carbonara. C'est une jolie petite église de Masuccio II, qui, à part ses souvenirs historiques, mériterait encore d'être visitée. Là est le mausolée de Ladislas et de sa soeur Jeanne II. Vous savez comment l'un est mort et comment l'autre a vécu. Pourquoi diable aussi un conquérant, un ambitieux, un homme qui veut être roi d'Italie, s'avise-t-il de devenir amoureux de la fille d'un médecin de Pérouse!
Florence avait peur d'être conquise comme Rome venait de l'être; elle eut l'idée de s'entendre avec le médecin. Un jour la fille, tout éplorée, vint se plaindre à son père de ce que son royal amant commençait à l'aimer moins. C'était une singulière confidence entre un père et une fille. Mais il paraît que cela se passait ainsi en l'an de grâce 1314.
La fille suivit ponctuellement les instructions paternelles: huit jours après, l'amant et la maîtresse mouraient empoisonnés: c'était alors une belle chose que la médecine.
Près de lui, comme nous l'avons dit, est sa soeur Jeanne II. A Naples, selon toute apparence, ce nom portait malheur, aux maris d'abord, aux femmes ensuite, puis, par-ci par-là, aux amans. Demandez à Gianni Carracciolo, qui est enterré à dix pas de sa maîtresse.
Celui-là, il faut lui rendre justice, fit tout ce qu'il put pour ne pas s'apercevoir que sa souveraine l'aimait, et pour ne pas se trouver seul en présence de Jeanne, dans la crainte d'être amené à lui déclarer ses sentimens. La chose en était devenue impertinente pour la pauvre femme. Aussi n'en voulut-elle pas avoir le démenti. Ce que femme veut, Dieu le veut, dit le proverbe. Or, Jeanne voulait être aimée et voulait entendre l'aveu de cet amour. Seulement elle s'y prit singulièrement pour que le proverbe ne mentit pas.
Un soir qu'on parlait au cercle de la reine de ces antipathies instinctives que les hommes les plus braves ont pour certains animaux, et que chacun disait la sienne: celui-ci l'araignée, celui-là le lézard, un autre le chat, Carracciolo, interrogé, répondit que l'animal qui lui était le plus antipathique dans la création était le rat. Un rat, il l'avouait, l'eût fait sauver à l'autre bout du monde. Jeanne ne dit rien, mais elle tint compte de la chose.
Le surlendemain, comme Carracciolo se rendait au conseil, et que, pour s'y rendre, il traversait un long corridor du palais habité par les dames de la reine, un domestique parut tout à coup à l'extrémité de ce corridor avec une cage pleine de rats. Carracciolo ne fit attention ni à la cage ni aux hôtes qu'elle contenait, et continua de s'avancer; mais lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas du valet, celui-ci posa sa cage à terre, ouvrit la porte, et tous les rats en sortirent, courant à droite et à gauche, avec la vélocité que l'on connaît à ce charmant animal.
Carracciolo avait dit vrai: il avait une haine, ou plutôt une terreur profonde pour les rats. Aussi, à peine les vit-il faire irruption hors de leur domicile, qu'il perdit la tête et se sauva comme un fou, frappant à toutes les portes. Mais toutes les portes étaient fermées à l'exception d'une seule qui s'ouvrit. Carracciolo se précipita dans la chambre et s'y trouva en présence de sa souveraine. Le pauvre courtisan en fuyant un danger imaginaire était tombé dans un danger réel.
Il n'eut pas lieu de regretter sa fortune. La reine le fit tour à tour grand-sénéchal, duc d'Avellino et seigneur de Capoue. Il avait bien demandé a être prince de cette dernière ville; mais comme c'était le titre réservé aux héritiers présomptifs de la couronne, la reine avait refusé. Il s'était alors rabattu sur le duché d'Amalfi et la principauté de Salerne; mais cette dernière concession souffrait aussi, à ce qu'il paraît, quelque petite difficulté, car un jour que cette éternelle demande avait amené une discussion plus vive que d'habitude entre Jeanne et Carracciolo, l'amant oublia la distance que Jeanne avait franchie pour arriver jusqu'à lui, et appliqua sur la joue de sa royale maîtresse un soufflet de crocheteur.
Il en est des soufflets de crocheteur comme des baisers de nourrice: on les entend de loin. Une certaine duchesse de Suessa, ennemie jurée de Carracciolo, entendit le bruit de cet insolent soufflet; elle entra chez Jeanne comme Carracciolo en sortait, et trouva la reine pleurant de honte et de douleur.
Les deux femmes restèrent enfermées ensemble une partie de la journée. Quand les femmes veulent se mettre à la besogne, elles vont plus vite que nous autres; aussi en deux heures tout fut-il résolu, principal et accessoires, faits et détails.
Le lendemain matin, comme Carracciolo était encore au lit, il entendit frapper à sa porte. Carracciolo, comme on le comprend, n'était pas sans défiance: c'était la première fois qu'il levait la main sur la reine, et ce malheureux soufflet qui lui était échappé l'avait tracassé toute la nuit. Aussi, avant d'ouvrir commença-t-il par demander qui frappait.
—Hélas! répondit un page dont la voix était bien connue de Carracciolo, car c'était le page favori de Jeanne, c'est la reine qui vient d'être atteinte d'apoplexie, et Son Altesse ne veut pas mourir sans vous voir.
Carracciolo calcula à l'instant même qu'au moment de la mort de la reine il pouvait arracher d'elle ce qu'il n'avait jamais pu obtenir de son vivant, et il ouvrit la porte.
Au même instant, cinq ou six hommes armés se précipitèrent sur lui, et, sans qu'il eût le temps de se mettre en défense, le renversèrent sur son lit et le massacrèrent à coups de hache et d'épée; et après s'être assurés qu'il était bien mort, ils sortirent sans que personne fût venu les déranger dans leur sanglante exécution.
Trois heures après, quand on entra chez le grand-sénéchal, on le trouva couché à terre, à moitié vêtu, une seule jambe chaussée, les assassins l'ayant laissé juste dans l'état où la mort l'avait saisi.
Prenez l'un après l'autre tous ces rois, toutes ces reines et tous ces courtisans, et vous n'en trouverez pas un sur quatre qui soit mort de la façon dont Dieu a destiné l'homme à mourir.
XII
Une visite à Herculanum et à Pompeïa.
Un des malheurs auxquels est exposée cette classe de voyageurs que Sterne désigne sous le nom de voyageurs curieux, c'est qu'en général on ne peut être transporté sans transition d'un lieu à un autre. Si l'on avait la faculté de bondir de Paris à Florence, de Florence à Venise, de Venise à Naples, ou de fermer au moins les yeux tout le long de la route, l'Italie présenterait des sensations tranchées, inouïes, ineffaçables; mais au lieu de cela, malgré la rapidité des malles-postes, malgré l'agilité des bateaux à vapeur, il faut bien traverser un paysage, il faut bien aborder dans un port; les préparations détruisent alors les sensations. Marseille révèle Naples; la Maison-Carrée et le pont du Gard dénoncent le Panthéon et le Colisée. Toute impression perd alors son inattendu, et par conséquent sa force.
Ainsi est-il de Pompeïa: on commence par visiter le musée de Naples, on s'appesantit sur toutes ces merveilles d'art ou de forme retrouvées depuis deux cents ans que durent les fouilles; bronzes et peintures, on se fait raconter l'histoire de chaque chose, comment et quand elle a été retrouvée, à quel usage elle servait, en quel lieu elle était placée; puis, lorsqu'on s'est bien blasé sur les bijoux, vient le tour de l'écrin.
Nous évitâmes ce premier piége, mais nous ne pûmes en faire autant d'un second: échappés aux Studi, nous retombâmes dans Herculanum.
Herculanum et Pompeïa périrent dans la même catastrophe, et cependant d'une façon toute différente. Herculanum fut enveloppée, étreinte, et enfin recouverte par la lave, sur la route de laquelle elle se trouva; Pompeïa, plus éloignée, fut ensevelie sous cette pluie de cendres et de pierres ponces que raconte Pline le jeune, et dont fut victime Pline l'ancien. Il en résulte qu'à Herculanum tout ce qui pouvait subir l'action du feu fut dévoré par le feu; que le fer, le bronze et l'argent résistèrent seuls; tandis qu'à Pompeïa, au contraire, tout fut garanti, conservé, entretenu, si on peut le dire, par cette molle couche de cendres dont le volcan avait recouvert la ville, on pourrait presque le croire, dans un simple but d'art et d'archéologie, afin de conserver aux siècles à venir un vivant échantillon de ce qu'était une ville romaine pendant la première année du règne de Titus.
Au moment où l'on retrouva Herculanum et Pompeïa, elles étaient à peu près aussi perdues que le sont aujourd'hui Stabie, Oplonte et Rétine. Pour Herculanum, la chose n'était pas étonnante: il fallait presque un miracle pour la retrouver; Herculanum dormait au fond d'une tombe de lave profonde de cinquante ou soixante pieds. La pauvre ville d'Hercule semblait bien morte et ensevelie à tout jamais. Mais il n'en était point ainsi de Pompeïa.
Pompeïa n'était point morte, Pompeïa n'était point ensevelie, Pompeia semblait dormir. Seulement ce qu'on prenait pour le drap de sa couche était le linceul de son tombeau. Pompeïa, couverte seulement à la hauteur de quinze ou vingt pieds, élançait hors de la cendre, qui n'avait pu la couvrir entièrement, les chapiteaux de ses colonnes, les extrémités de ses portiques, les toits de ses maisons; Pompeïa enfin demandait incessamment secours, et criait jour et nuit du fond de ton sépulcre, où elle n'était ensevelie qu'à moitié: «Fouillez! je suis là!» Il y a plus: quelques uns prétendent que cette éruption dont parle Pline ne fut pas celle qui détruisit Pompeïa. Selon Ignarra et Laporte-Dutheil, Pompeïa, à moitié ensevelie, aurait pour cette fois secoué sa couche de sable, et, l'écartant, comme la Ginevra de Florence, serait reparue à la lueur du jour, son voile mortuaire à la main et réclamant son nom trop tôt rayé de la liste des villes; si bien que, selon eux, la ville ressuscitée aurait encore vécu jusqu'en l'an 471, époque à laquelle le tremblement de terre décrit par Marcellin l'aurait définitivement engloutie. Ceux-ci se fondent sur ce que Pompeïa se trouve encore indiquée sur la carte de Peutinger, qui est postérieure au règne de Constantin, et ne disparaît entièrement de la surface du sol que dans l'itinéraire d'Antonin.
Rien de plus possible, au bout du compte; et nous ne sommes pas disposé à chicaner Pompeïa sur quatre siècles de plus ou de moins. Mais cependant il y a un fait incontestable qui s'oppose à la reconnaissance pleine et entière de cette résurrection: c'est qu'aucune monnaie de cuivre, d'argent ou d'or n'a été retrouvée, à Pompeïa, postérieure à l'an 79, quoique incontestablement encore les empereurs aient continué à faire frapper monnaie, cette haute prérogative du rang suprême à laquelle les souverains tiennent tant. Or, supposez Saint-Cloud enseveli à notre époque et exhumé dans deux mille ans: je suis convaincu qu'on retrouverait dans les fouilles de Saint-Cloud infiniment plus de pièces de cinq, de vingt et de quarante francs à l'effigie de Napoléon, de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, que de sous parisis et de deniers d'or et d'argent au millésime du quatorzième siècle.
Ce qui est probable, c'est que la cendre, en engloutissant la ville tout entière, avait laissé échapper les trois quarts de la population; que cette population, soit dans l'espoir de mettre à découvert un jour ses anciennes demeures, soit par cet amour du sol si fortement enraciné dans le coeur les habitans de là Campanie, n'aura pas voulu s'éloigner de l'emplacement qu'elle avait déjà habité; qu'elle aura élevé un village près de la ville; que le nouveau bourg aura pris le nom de l'ancienne cité, et que les géographes, en retrouvant ce nom sur la carte de Peutinger, auront pris la fille pour la mère, et auront confondu la tombe avec le berceau.
Cela est si vrai que l'on retrouva entre Bosco-Real et Bosco-Trecase cette nouvelle Pompeïa, laquelle gardait aussi des bronzes magnifiques et des statues du meilleur temps, vieux débris arrachés sans doute à son ancienne splendeur. Mais les maisons qui renfermaient ces bronzes et ces statues étaient, comme architecture et comme peinture, d'une époque de décadence tellement en désaccord avec les chefs-d'oeuvre de l'art, qu'on peut croire qu'il y avait plusieurs siècles de différence entre les uns et les autres. Cependant, il faut le dire, la distribution intérieure des appartemens était absolument la même, quoique, selon toute probabilité, cette seconde Pompeïa eût été engloutie quatre siècles après l'ancienne.
Ainsi, comme nous le disions, la renommée de la ville grecque a long-temps survécu à elle-même pour s'éteindre juste au moment où elle allait reparaître plus brillante que jamais.
D'abord un grand nombre des habitans de Pompeïa retournèrent, la hache et la pioche à la main, fouiller plus d'une fois cette vaste tombe où était restée enfouie la plus grande partie de leurs richesses. Les antiquaires appellent cela une profanation; il est évident qu'ils ne se seraient pas entendus sur le mot avec les anciens habitans de Pompeïa.
Alexandre Sévère fit fouiller Pompeïa; il en tira une grande quantité de marbres, de colonnes et de statues d'un très beau travail, qu'il employa dans les constructions nouvelles qu'il faisait faire à Rome, et parmi lesquelles on les reconnaît comme on reconnaîtrait un fragment de la renaissance au milieu de l'architecture napoléonienne.
Puis vint le flot de la barbarie, qui, comme une nouvelle lave, couvrit non seulement les villes mortes, mais encore les villes vivantes. Que devinrent alors Pompeïa et le village qu'elle tenait par la main comme une mère tient son enfant? Il n'en est plus question, nul ne sait plus rien. Sans doute tout ce qui dépassait cette couche de cendres qui montait, comme nous l'avons dit, plus haut que le premier étage fut abattu. Chapiteaux, frontons, terrasses se nivelèrent. Quelque temps encore les ruines indiquèrent la place des tombeaux, puis les ruines elles-mêmes devinrent de la poudre; la poussière se mêla à la poussière; quelques maigres gazons, quelques arbres rares poussèrent sur cette terre stérile, et tout fut dit: Pompeïa avait disparu; on chercha vainement où avait été Pompeïa. Pompeïa avait été oubliée!
Dix siècles se passèrent.
Un jour, c'était en 1592, l'architecte Dominique Fontana fut appelé par Mutius Cuttavilla, comte de Sarno. Il s'agissait de creuser un aqueduc pour porter de l'eau à la Torre. Fontana se mit à l'oeuvre; et comme la ligne qu'il avait tracée traversait tout le plan de Pompeïa, ses ouvriers allèrent bientôt se heurter contre des fondations de maisons, des bases de colonnes et des degrés de temples. On vint prévenir l'architecte de ce qui se passait ainsi sous terre; il descendit dans les fouilles, une torche à la main; reconnut des marbres, des bronzes, des peintures; traversa des rues, des théâtres, des portiques; puis, stupéfait de ce qu'il avait vu dans cette nécropole, remonta pour demander au duc de Sarno ce qu'il devait faire. Le comte lui répondit qu'il devait continuer son aqueduc.
Fontana n'était pas assez riche pour entretenir des fouilles à ses frais: il se contenta donc, en artiste pieux qu'il était, de continuer les excavations en réparant à mesure ce qu'il était forcé de détruire; il passa ainsi sous le temple d'Isis sans le renverser, et aujourd'hui encore on peut suivre sa marche par les soupiraux du canal qu'il traça.
Pendant ce temps Herculanum dormait, plus tranquille que sa soeur en infortune, car sa tombe à elle était plus sûre et plus profonde; mais, comme si une loi de ce monde était qu'il n'y aura pas de repos éternel, même pour les morts, l'heure de sa résurrection sonna avant même qu'eut sonné celle de Pompeïa.
Ce fut un prince d'Elbeuf, de la maison de Lorraine, qui comprit le premier quel était le trésor que seize siècles avaient dédaigneusement foulé aux pieds. Marié à une fille du prince de Salsa, et désirant embellir une maison de campagne qu'il avait achetée aux environs de Portici, il commença d'acheter aux paysans des environs tous les fragmens d'antiquités qu'ils lui apportèrent. D'abord il prit tout ce qu'on lui apporta; puis, comme avec l'abondance son goût devint plus difficile, il exigea que les choses eussent une certaine valeur pour en faire l'acquisition. Enfin, voyant qu'on lui apportait chaque jour de nouvelles richesses, il résolut de remonter lui-même à cette source et fit venir un architecte. L'architecte demanda des renseignemens aux paysans, reconnut des localités, et prit si bien ses mesures que dès sa première fouille, exécutée vers l'an 1720, on retrouva deux statues d'Hercule, on découvrit un temple circulaire, soutenu par quarante-huit colonnes d'albâtre, vingt-quatre extérieures, vingt-quatre intérieures; et enfin on mit au jour sept nouvelles statues grecques, que le libéral prince d'Elbeuf donna en pur don au prince Eugène de Savoie.
Mais, comme on le comprend, la chose fit grand bruit: on exagéra encore les merveilles de la ville souterraine; le gouvernement intervint et ordonna au prince d'Elbeuf d'interrompre ses excavations. Les fouilles restèrent quelque temps suspendues.
Enfin, le jeune prince des Asturies, don Carlos, monta sur le trône de Naples sous le nom de Charles III, fit bâtir le Palais de Portici, et, achetant la maison du prince d'Elbeuf avec tout ce qu'elle contenait, reprit les fouilles et les fit continuer jusqu'à quatre-vingts pieds de profondeur. Ce ne fut plus alors un monument solitaire ou un temple isolé que l'on rencontra: ce fut une ville tout entière disparue sous la lave, gisante entre Portici et Resina, et que sa position d'abord, puis des inscriptions, les unes grecques, les autres latines, firent reconnaître pour l'ancienne ville d'Herculanum.
Mais l'extraction de cette cité n'était point facile; la cité était emboîtée dans son moule de lave; il fallait briser le bronze pour arriver à la pierre; on s'aperçut bientôt des frais énormes que nécessitait ce travail inconnu, et après quelques années on y renonça. Ces quelques années avaient cependant produit des trésors.
Il faut dire aussi que l'attention fut tout à coup détournée d'Herculanum et se reporta sur Pompeïa. Déjà, vers la fin du siècle précédent, on avait trouvé dans des ruines, sur les bords du fleuve Sarno, un trépied et un petit Priape en bronze; puis d'autres objets précieux avaient été le résultat d'une fouille particulière faite en 1689, à environ un mille de la mer, sur le flanc oriental du Vésuve; enfin, en 1748, des paysans creusent un fossé, quelque chose leur résiste; ils redoublent d'efforts, découvrent des monumens, des maisons, des statues; la ville ensevelie revoit le jour, la cité perdue est retrouvée; Pompeïa sort de son tombeau, morte il est vrai, mais belle encore, comme au jour où elle y est descendue. Jusqu'à cette heure on a évoqué l'ombre des hommes: de ce moment on va évoquer le spectre d'une ville. L'antiquité, racontée par les historiens, chantée par les poètes, rêvée par les savans, a pris tout à coup un corps: le passé se fait visible pour l'avenir.
Malheureusement, comme nous l'avons dit, une sensation peut être détruite, du moins en partie, par la progression. Ainsi est-il généralement de Pompeïa, qui, pour son malheur, a Herculanum sur son chemin. En effet, Herculanum, au lieu d'irriter la curiosité, la fatigue: on descend dans les fouilles d'Herculanum comme dans une mine, par une espèce de puits: ensuite viennent des corridors souterrains où l'on ne pénètre qu'avec des torches; corridors noircis par la fumée, qui de temps en temps laissent entrevoir, comme par la déchirure d'un voile, le coin d'une maison, le péristyle d'un temple, les degrés d'un théâtre; tout cela incomplet, mutilé, sombre, sans suite, sans ensemble, et par conséquent sans effet. Aussi, au bout d'une heure passée dans ces souterrains, le plus terrible antiquaire, l'archéologue le plus obstiné, le plus infatigable curieux, n'éprouvent-ils qu'un besoin, celui de respirer l'air du ciel, ne ressentent-ils qu'un désir, celui de revoir la clarté du jour. Ce fut ce qui nous arriva.
Nous nous remîmes en route après avoir visité cette momie de ville, et nous reprîmes la route qui conduit de Naples à Salerne. A une demi-lieue de la tour de l'Annonciation, une route s'offrit tracée sur le sable, s'enfonçant vers la gauche, et présentant à son entrée un poteau avec cette inscription: Via di Pompei. Nous la prîmes, et au bout d'une demi-heure de marche nous rencontrâmes une barrière qui s'ouvrit devant nous, et nous nous trouvâmes à cent pas de la maison de Diomède, et par conséquent à l'extrémité de la rue des Tombeaux.
Là, il faut le dire, malgré le tort qu'Herculanum fait à Pompeïa, l'impression est vive, profonde, durable; cette rue des Tombeaux est un magnifique péristyle pour entrer dans une ville morte; puis, tous ces monumens funèbres placés aux deux côtés de la route consulaire au bout de laquelle s'ouvre béante la porte de Pompeïa, ne dépassant pas la couche de sable qui les recouvrait, se sont conservés intacts comme au jour où ils sont sortis des mains de l'artiste: seulement le temps a déposé sur eux en passant cette belle teinte sombre, ce vernis des siècles, qui est la suprême beauté de toute architecture.
Joignez à cela la solitude, cette poétique gardienne des sépulcres et des ruines.
Que serait-ce donc, je le répète, si l'on n'avait point passé par Herculanum! Qu'on se figure, sous un soleil ardent, ou, si l'on aime mieux, sous un pâle rayon de la lune, une rue large de vingt pas, longue de cinq cents, toute sillonnée encore par les roues des chars antiques, toute garnie de trottoirs pareils aux nôtres, toute bordée, à droite et à gauche, par des monumens funéraires, au dessus desquels se balancent quelques maigres et tristes arbustes poussés à grand'peine dans cette cendre; offrant à son extrémité, comme une grande arche à travers laquelle on ne voit que le ciel, cette porte, par laquelle on allait de la ville des morts à la ville des vivans; qu'on entoure tout cela de silence, de solitude, de recueillement, et l'on aura une idée, bien incomplète encore, de l'aspect merveilleux que présente le faubourg de Pompeïa, appelé par les anciens le bourg d'Augustus Félix, et par les modernes la rue des Tombeaux.
Nous nous arrêtâmes, ne songeant plus à ce soleil de trente degrés qui tombait d'aplomb sur nos têtes, moi, pour prendre le nom de tous ces monumens, Jadin, pour faire un croquis de cette vue. On eût dit que nous avions peur de voir disparaître tout ce panorama d'un autre âge, et que nous voulions le fixer sur le papier avant qu'il s'envolât comme un songe ou qu'il s'évanouît comme une vision.
Au commencement de la rue s'ouvre la première maison déterrée. Par un hasard étrange, c'est une des plus complètes: cette maison était celle de l'affranchi Arrius Diomède.
Que notre lecteur se tranquillise, nous ne comptons pas l'entraîner dans une excursion domiciliaire. Nous visiterons trois ou quatre des maisons les plus importantes, nous entrerons dans une ou deux boutiques, nous passerons devant un temple, nous traverserons le Forum, nous ferons le tour d'un théâtre, nous lirons quelques inscriptions, et ce sera tout.
XIII
La Rue des Tombeaux.
La première, la seule maison même, je crois, de la rue des Tombeaux qui soit découverte, est celle de l'affranchi Arrius Diomède; vaste tombeau elle-même, car, dans sa galerie souterraine, où l'on descend par le jardin, on retrouva vingt squelettes.
Arrius Diomède ne démentait pas le proverbe: Riche comme un affranchi. Sa maison est comme celle d'un millionnaire. A défaut de gravure, essayons de faire comprendre par la description ce que c'était que la maison d'un millionnaire romain.
Quand nous disons que celle-ci appartenait à Arrius Diomède, il ne faut pas prendre à la lettre ce que nous disons: depuis qu'un Florentin a fait contre moi un volume parce que j'avais écrit Corso Donati au lieu de Cocco dei Donati, et Jacob de Pazzi au lieu de Jacques de Pazzi, je deviens méticuleux en diable en matière de noms, et je mets plutôt deux points sur un i que de n'en pas mettre du tout.
Ce qui a fait donner à la belle villa que nous allons décrire l'appellation sous laquelle elle est connue, c'est que le tombeau le plus voisin d'elle est consacré à la famille de l'affranchi Diomède. Cette fois, il n'y avait pas à s'y tromper, car il portait l'inscription suivante:
M. ARRIUS. I. L. DIOMEDES SIBI. SUIS. MEMORIÆ MAGISTER. PAG. AUG. FELIC. SUB. URB.
Ce qui voulait dire: «Marcus Arrius Diomède, affranchi de Julia, maître du bourg Augustus Félix, près de la ville, a élevé ce tombeau à sa mémoire et à celle des siens.»
Or, après que la maison avait donné un nom au tombeau, le tombeau à son tour en donna un à la maison.
Non seulement c'était une maison de la plus suprême élégance, et bâtie à une des plus heureuses époques de l'art romain, c'est-à-dire sous le règne d'Auguste; mais encore c'était un des plus grands édifices particuliers de Pompeïa: deux étages restent debout; le troisième manque.
On monte quelques degrés, puis on entre par une petite porte dans une cour ouverte, environnée de quatorze colonnes: cette cour, comme toutes les cours antiques, avait la forme d'un cloître; ces colonnes soutenaient un toit dont l'inclinaison intérieure versait les eaux dans un petit canal; aussi cette cour s'appelait-elle l'impluvium.
C'est en côtoyant cette cour et en se promenant à l'abri de ce toit, lorsqu'ils n'étaient pas au forum ou lorsqu'il pleuvait, que les Romains, ces éternels promeneurs, passaient leur vie. Les murs de ces portiques étaient élégamment peints à fresque, ressemblance qu'ils avaient de plus avec les cloîtres des riches couvent de Saint-Marc, à Florence.
Cette cour faisait ordinairement le centre des maisons romaines; toute les portes des différens appartemens, depuis celles des esclaves jusqu'à celle du maître de la maison, s'ouvraient sous ces portiques. Le patron, en s'y promenant, voyait à peu près tout ce qui se passait chez lui.
Un petit jardin, qui devait être plein de fleurs, était au milieu de cette cour, traversée par le canal dont nous avons parlé, lequel recevait l'eau de pluie et la conduisait à deux citernes. Ces citernes avaient des margelles de pierres volcaniques, et dans une de ces pierres on retrouva la cannelure qui fixait la corde à l'aide de laquelle on tirait l'eau. Tout ce qui ne devait pas être planté était pavé avec des morceaux de mosaïque maintenus par un enduit de tuile pilée. Au dehors et sous le portique était une niche contenant une petite statue de Minerve.
A droite étaient les chambres pour les esclaves; au milieu de ces chambres, il y avait un petit escalier qui conduisait à l'étage supérieur. On retrouva dans cet étage, qui était probablement un grenier, de la paille et de l'orge. A côté de l'escalier étaient les amphores et une armoire; à gauche se trouvaient les bains. Les bains faisaient chez les Romains la jouissance suprême de la vie intérieure. Aussi, au contraire de chez nous, où l'on possède à grand'peine un simple cabinet de toilette, les bains, dans une maison romaine, occupaient-ils en général le sixième de l'appartement.
C'est que c'était une très grande affaire que de prendre un bain sous le règne des douze Césars.
Chez nous, on se blottit dans une baignoire plus ou moins courte.
Heureux ceux qui ont de petites jambes ou de grandes baignoires!
Puis, après une demi-heure passée à se tourner et à se retourner pour éviter les crampes, on sonne, on s'essuie avec du linge froid ou brûlant, on se rhabille et l'on sort.
Chez les Romains, c'était tout autre chose. Voyez plutôt les bains de l'affranchi Arrius Diomède.
Il y avait d'abord une première chambre. Dans cette première chambre, on trouva un bassin pour le bain froid. Ce bassin était entouré d'un joli petit portique avec des colonnes octogones, au fond duquel était un fourneau; sur ce fourneau étaient un chaudron et une poêle à deux anses encore noircis par la fumée, un gril de fer, plusieurs pots de terre et une casserole.
Il paraît que, comme nous, les Romains se faisaient quelquefois servir à déjeûner dans leurs bains froids.
Il y avait ensuite une seconde chambre: c'était celle où ceux qui voulaient prendre les bains chauds se déshabillaient; on l'appelait apodyterium. Puis il y avait une troisième chambre: c'était celle où étaient à la fois le bain chaud et la fournaise. La fournaise était une construction de brique pareille à un poêle; seulement sa forme était longue au lieu d'être élevée. Trois vases de cuivre contenaient de l'eau portée à des degrés différens: l'eau froide, l'eau tiède et l'eau chaude. Des tuyaux de plomb, qui servaient de conducteurs à cette eau, s'ouvraient par des robinets à peu près pareils aux nôtres, et permettaient au baigneur de hausser ou diminuer la température de son bain.
Alors on quittait le rez-de-chaussée et l'on montait au premier étage. Là, exactement au dessus de l'autre, se trouvait une petite chambre que l'on appelait l'étuve. On y pénétrait après avoir traversé une autre chambre, où l'on déposait les vêtemens dont on s'était couvert pour monter du rez-de-chaussée au premier étage. De cette première chambre, on traversait le tepidarium, où l'on ne s'arrêtait qu'au retour, et l'on entrait dans l'étuve. C'est dans cette étuve, située, comme nous l'avons dit, au dessus de la fournaise, qu'on prenait le bain de vapeur.
Une fenêtre s'ouvrant sur la petite cour servait à donner de l'air au baigneur quand il était sur le point d'étouffer. Une lampe était posée dans une niche qui donnait à la fois dans l'étuve et dans le tepidarium, et qui, lorsqu'on voulait prendre des bains le soir, éclairait les deux appartemens.
Aujourd'hui que les bains russes sont à la mode, il est inutile de décrire cette douleur graduée dont les anciens s'étaient fait une jouissance. Lorsqu'ils avaient passé dans l'étuve le temps qu'ils voulaient consacrer à fondre, ils repassaient dans le tepidarium. Là, un esclave attendait le baigneur; il tenait d'une main une fiole et de l'autre un frottoir. Le frottoir était composé de petites lames d'ivoire, d'argent ou d'or, pareilles, moins les dents, à celles d'une étrille, et s'appelait strigilis. La petite fiole contenait une huile parfumée et se nommait guttum. D'abord, l'esclave grattait le baigneur avec le strigilis, puis il inclinait au dessus de sa tête et de ses épaules le guttum, en laissait tomber quelques gouttes d'huile odorante qu'il lui étendait par tout le corps avec la main. Le tepidarium, comme l'étuve, avait une fenêtre; mais cette fenêtre l'emporte fort en célébrité sur la fenêtre sa voisine. Cela tient à ce que, dans ses châssis de bois réduits en cendre, on retrouva quatre carreaux de vitre.
Or, au moment où on les retrouva, un savant italien venait de prouver, dans un ouvrage en quatre volumes in-quarto, que les anciens ne connaissaient pas le verre.
Le libraire qui avait imprimé l'ouvrage fut ruiné, mais l'auteur n'en resta pas moins un savantissime.
Outre cette fenêtre, on retrouva dans le tepidarium des siéges en bois, et à terre, à côté de l'un d'eux, le fond d'un panier.
De cette chambre, où se terminait l'opération du bain, on repassait dans l'apodyterium, où l'on se rhabillait avec les vêtemens que les esclaves avaient montés, et tout était fini.
L'empereur Commode prenait par jour sept bains dans le genre de celui-ci. Il devait lui rester, comme on le voit, pour les soins de son empire, encore moins de temps qu'il n'en restait à Orosmane, lequel, s'il faut en croire M. de Voltaire, n'y donnait cependant qu'une heure.
Des bains nous passâmes dans une espèce de dépense attenante aux chambres à coucher. Dans cette dépense, on trouva à terre, et au pied d'une table de marbre soutenue par la statue d'une jeune prêtresse, plusieurs vases de cuisine.
Dans les chambres à coucher, on ne retrouva rien que des peintures encore fraîche, des mosaïques et des marbres. Au reste, toutes ces chambres à coucher, éclairées par la porte seulement, étaient petites et devaient être fort peu confortables.
Au milieu de ces chambres était une salle à manger, bâtie en forme d'hémicycle, et dans laquelle on voit encore la place de la table. On y retrouva des vases de terre et de bronze, des moules à pâtisserie de la forme des nôtres, deux petits trépieds destinés à soutenir les lampes quand on dînait ou soupait à la lumière; deux petits bassins à laver les mains; deux candélabres, dont l'un avait la forme d'un tronc d'arbre; deux couteaux avec des manches d'os; enfin, des anneaux avec de petites plaques pour les armoires. Tout autour des murailles étaient peintes des fresques représentant des poissons de toute forme et de toute couleur, lesquelles, outre la porte, étaient éclairées par trois fenêtres donnant sur la campagne, et s'ouvrant à l'orient et au midi.
Dans l'autre face du portique s'ouvrait l'exedra, ou le salon de réception. Quelques cabinets aboutissaient à ce salon; dans l'un d'eux on retrouva une table ronde en marbre blanc, ornée de deux têtes de tigre, dont chacune faisait jaillir l'eau par sa bouche; des médaillons de marbre représentant Vulcain près de son enclume; une femme ailée, tenant d'une main un papillon et de l'autre un flambeau qu'elle approche d'un autel, auquel elle va mettre le feu; un Hercule appuyé sur sa massue avec une peau de lion, un carquois et des flèches; des faunes avec un vase et un thyrse dans les mains; cinq petits masques troués à la place des yeux et de la bouche; enfin un lièvre qui grignote des fruits.
Puis, des étages supérieurs étaient tombés, dans ce salon et dans les cabinets voisins, des vases d'argent sculptés, un vase de cuisine en bronze, des pièces de monnaie, dont une était de Naples antique, c'est à-dire avait déjà près de cinq cents ans à cette époque; enfin, différens morceaux d'ivoire détachés d'une petite statue qu'ils recouvraient, et qui servaient d'ornement à un meuble.
De l'exedra on passe sur une terrasse; cette terrasse dominait le quartier des esclaves. Dans ce quartier on trouva une bouteille suspendue à un clou, des vases de terre cuite, une lampe, quatre bêches et un râteau de fer; un couteau à manche d'os, des vases de verre et des monnaies de bronze: c'était l'ameublement et la richesse de la pauvre petite colonie.
Près d'une porte étaient un squelette d'homme et un squelette de brebis: la brebis avait encore sa clochette.
Outre les pièces que nous avons décrites, il y avait encore un appartement d'été; on descendait dans cet appartement par un petit escalier; les pièces en étaient voûtées, ornées de fresques et pavées en mosaïque. Les peintures qui couvraient les murailles de la plus grande de ces pièces représentaient une Uranie, une Melpomène, une Minerve, un pédagogue assis, tenant un bâton à la main et ayant un coffre plein de papyrus à ses pieds; des génies et des bacchantes qui dansent en pinçant de la sambuca, ce qui fit croire que cette chambre était une bibliothèque. Un reste de tapis en couvrait le pavé.
De cette chambre, et en traversant le jardin, on descend dans une galerie souterraine; c'est dans celle galerie que s'étaient réfugiés les habitans de la maison. On y retrouva vingt squelettes appuyés au mur: deux de ces squelettes appartenaient à des enfans; un troisième était, selon toute probabilité, celui de la maîtresse de la maison, car on lui trouva au bras deux bracelets et aux doigts quatre anneaux. Tous avaient été étouffés par la cendre; et comme à cette cendre avaient succédé des torrens d'eau, elle avait été changée en un limon qui s'était séché lentement, enveloppant les cadavres comme un moule. Aussi, lorsqu'on les trouva, ces cadavres étaient-ils parfaitement conservés; mais à peine les toucha-t-on du bout du doigt qu'ils tombèrent réduits en poudre, et ne laissèrent debout que leurs ossemens. Le limon qui les emboîtait demeura plus solide, et l'on conserve au musée de Naples un fragment de cette terre dans lequel est empreint un magnifique sein de femme à la surface duquel on distingue les plis d'une robe de mousseline. Un second fragment garde le moule de deux épaules; un troisième, le contour d'un bras; tout cela jeune et arrondi, tout cela magnifique de forme.
En outre, on trouva à terre deux colliers d'or, dont l'un est orné de neuf plaques d'émeraudes, et dont l'autre portait une chaînette au bout de laquelle pendaient deux feuilles de pampre; deux anneaux d'argent, une grosse épingle, un candélabre dont le pied était formé par trois jambes d'homme, un paquet de clés, deux améthystes, sur l'une desquelles était gravée une Vénus Anadyomène, dans la même pose que la Vénus de Médicis; enfin trente-une pièces de monnaie presque toutes consulaires et quarante-quatre autres presque toutes impériales, parmi lesquelles étaient plusieurs Galba et plusieurs Vespasien.
Mais dans cette galerie funèbre n'étaient point renfermés tous les cadavres. Un autre squelette fut retrouvé près de la porte qui donnait du côté de la mer; celui-là, sans doute, était le squelette du maître de la maison, car il tenait dans une main une clé et dans l'autre une bague et un rouleau de dix pièces d'or à l'effigie de Néron et d'Agrippine, de Vitellius, de Vespasien et de Titus, quatre-vingt-huit pièces d'argent impériales et consulaires au nombre desquelles étaient un Marc-Antoine et une Cléopâtre, et enfin quelques sous en bronze à l'effigie d'Auguste et de Claude. A quelques pas du cadavre de cet homme, on trouva encore deux autres squelettes auprès desquels étaient cinq médailles de bronze; puis, hors de la porte et en s'avançant vers la mer, neuf autres squelettes encore, appartenant probablement à la famille d'Arrius Diomède. On sait que les anciens entendaient par famille cette innombrable troupe d'esclaves et de chiens attachée à toute riche maison.
Aux angles de ces appartemens inférieurs étaient deux cabinets, dans l'un desquels on trouva un squelette ayant au poignet un bracelet de bronze, au doigt un anneau d'argent, à la main une faucille de fer. Près de ces cabinets étaient deux enclos, qui, selon toute apparence, avaient été recouverts d'un treillage garni de vigne et qui devait servir de jeu de boules. Enfin, hors de la maison et s'étendant du côté de la mer, on retrouva un champ labouré à sillons, près duquel était une aire pour battre le blé.
Une vaste enceinte séparait du côté opposé la maison de la rue; elle était entourée d'un mur solide, appuyé à un terre-plain percé de tuyaux. Cette enceinte était le cimetière des esclaves. En la fouillant, on y trouva une grande quantité d'os humains, et les coquilles des limaçons qu'on avait l'habitude de manger aux repas mortuaires.
Quant au tombeau préparé par le maître de la maison pour lui et les siens, et dans lequel reposaient son frère aîné et Arria, sa huitième fille, nous avons déjà dit qu'il s'élevait sur la rue, et que cette demeure des morts rivalisait d'élégance et de richesse avec la demeure des vivans.
Parmi ces tombeaux qui bordent les deux côtés de la voie consulaire, les plus remarquables après celui de la famille Diomède sont les tombeaux des deux Tyché, et le cénotaphe de Calventius.
Le premier que l'on rencontre est celui de Nevoleïa Tyché, découvert en 1813. C'est un large piédestal formé par cinq rangs de longues pierres volcaniques que surmontent deux degrés soutenant un autel de marbre. Sur cet autel est placé le buste de Nevoleïa. Au dessous du buste on lit une inscription latine de laquelle nous nous contentons de donner une traduction: «Nevoleïa Tyché, affranchie de Julie, à elle-même, et à Caïus Munatius Faustus Augustal qui, avec le consentement du peuple, reçut des décurions le bisellium pour ses mérites.—Nevoleïa Tyché, de son vivant, a élevé ce monument à ses affranchis et affranchies et à ceux de Caïus Munatius Faustus.»
Ce tombeau est orné de trois bas-reliefs, tous trois assez curieux.
Le premier qui s'offre à la vue du côté de Naples est un navire qui entre dans le port. De petits génie en carguent les voiles; un homme est au gouvernail: la tête de Minerve orne la proue.
Dans un pays où, comme du temps de Figaro, on ne peut écrire sur rien qui touche au gouvernement, à la politique, à l'administration, à la littérature, ni à quelque chose que ce soit, on comprend combien l'on a écrit de volumes sur cette sculpture. Cette sculpture, c'était une bonne fortune. Les savans n'auraient donné pour rien au monde cette sculpture, c'était leur pain quotidien. Il a peut-être paru cinquante volumes sur cette bienheureuse sculpture. Dieu fasse paix à ceux qui les ont écrits! Dieu fasse miséricorde à ceux qui les ont lus!
Les uns y ont vu une allégorie, les autres une réalité.
Ceux qui ont vu une allégorie se sont extasiés sur la pensée qu'elle représentait. Le navire de la Vie, conduit par la Sagesse, touche au port de la Tombe, après avoir traversé les écueils des Passions.
Ceux-là se sont appuyés sur un passage de Pope, qui est venu seize siècles plus tard; mais cela ne fait rien: les grandes vérités sont de tous les temps.
Le passage disait: «Nous faisons voile de différentes manières sur le vaste océan de la vie. La Raison est la carte; la Passion est le vent.» Cela rappelle de la science rétrospective.
Ceux qui y ont vu une réalité ont dit tout bonnement que, comme Munatius exerçait le commerce maritime, ce bas-relief n'était rien autre chose que le prospectus posthume de sa profession. Ceux-ci se sont appuyés sur ce passage de Pétrone, où Trimalcyon, qui était marchand, dit à Albine: «Je te prie aussi que les navires que tu sculpteras sur mon tombeau aillent à pleines voiles, et que je sois assis au tribunal avec ma toge, avec cinq anneaux d'or et avec un sac rempli d'argent pour le jeter au peuple.» Ceci est de la science prospective; que les savans me permettent de risquer le mot.
On comprend que la question était grave. Aussi la lutte, commencée en 1813, existait-elle encore en 1815, plus acharnée que jamais. Positivistes et allégoristes en appelaient à toutes les académies italiennes, depuis celle de Naples jusqu'à celle de Saint-Marin. L'un d'eux, plus exaspéré que les autres, allait partir pour Paris afin de soumettre cette énigme à l'Institut. Il était venu, trois jours avant son départ, me proposer sérieusement de faire en français la traduction des deux volumes qu'il avait écrits sur cette question européenne. Je mis ce monsieur à la porte.
Le bas-relief opposé, c'est-à-dire celui qui regarde Pompeïa, représente le bisellium dont il est question dans l'épitaphe. Vous ne savez peut-être pas ce que c'est que le bisellium; je vais vous le dire. Depuis que j'habite l'Italie, je deviens savant à mon tour. Pardonnez-moi mes offenses comme je les pardonne à ceux qui m'ont offensé.
Le bisellium, dont la forme serait encore inconnue sans le précieux bas-relief que nous a conservé la tombe de Nevoleïa, est un banc oblong garni d'un coussin, orné de franges, avec un tabouret au dessous. Le citoyen qui avait eu le bonheur d'obtenir le bisellium avait le droit de s'asseoir tout seul dans les assemblées publiques sur ce siége où cependant on pouvait tenir à deux. Ces honneurs du bisellium étaient fort enviés des Pompéïens, qui, à ce qu'il paraît, aimaient par dessus toute chose à avoir les coudées franches. Cela ressemblait beaucoup aux gens vertueux de Saint-Just, à qui le jeune conventionnel voulait qu'on accordât le privilége de se promener le dimanche avec un habit gris-perle et un bouquet de roses au côté.
Quant au bas-relief du milieu, c'est-à-dire quant à celui qui donne sur la rue, il représente le sacrifice qui eut lieu aux funérailles mêmes de Munatius Faustus. Un jeune prêtre pose l'urne sur l'autel, tandis qu'un enfant l'assiste. A droite sont les décurions, les officiers du municipium et les sexviri augustales, dont Munatius avait l'honneur de faire partie, et qui viennent rendre leurs derniers devoirs à leur collègue. A gauche, un groupe d'hommes et de femmes s'avance vers l'autel et présente des offrandes. Parmi ces dernières, une jeune fille se renverse accablée de douleur. Les savans, de leur autorité privée, ont décidé que ce personnage était Nevoleïa elle-même. Je n'ai absolument rien à dire contre cette opinion.
Après avoir fait le tour de ce magnifique tombeau, et tandis que Jadin en faisait un croquis, je descendis dans le colombarium. C'était une petite chambre de six ou huit pieds carrés; une niche pratiquée dans la muraille contenait une grande urne d'argile, pleine de cendres et d'os. Les mêmes savans ont décidé que c'étaient les restes de Nevoleïa et de Munatius, sentimentalement réunis les uns aux autres pour l'éternité. D'autres urnes contenaient d'autres ossemens, et de plus les pièces de monnaie destinées à Caron. L'Académie de Naples s'occupe à décider en ce moment si ce n'est pas de cette coutume antique que vient l'habitude de payer un sou en traversant le pont des Arts.
En outre, on trouva sur le sol trois vases de terre renfermés dans trois vases de plomb; un de ces vases contenait de l'eau; les autres, de l'eau, du vin et de l'huile sur laquelle surnageaient des ossemens. Au fond, il y avait un précipité de cendres et de substances animales. C'étaient les restes des libations et des essences qu'on répandait d'ordinaire sur les reliques des morts, lorsqu'on les déposait dans le sépulcre après les avoir recueillis du bûcher.
Le sépulcre de la seconde Tyché n'était pas moins curieux que celui de la première. C'est un cénotaphe de la même forme à peu près que celui que nous venons de décrire, surmonté par un cyppe que couronne une tête humaine vue de face, portant des cheveux réunis en tresses et noués derrière le cou. Sur cette tête est gravée l'inscription suivante qui a donné force tablature aux savans, et qui cependant me paraît on ne peut plus simple:
JUNONI TYCHES JULIÆ AUGUSTAE VENER.
On voit que les anciens, sous le rapport de la courtisanerie, étaient encore plus avancés que nous. Tout titre qui les rapprochait des princes les honorait, quel que fût ce titre. Ouvrez Tacite, et vous verrez que Pétrone remplissait glorieusement près de Néron l'emploi que Tyché avait accepté près de Julie. Bref, après avoir gagné sa retraite, Tyché se retira à Pompeïa, où probablement elle fit pénitence pour sa vie passée, puisqu'en mourant elle se recommandait à Junon, la plus rogue de toutes les déesses. Il est vrai que les savans expliquent cette anomalie, en disant que les divinités protectrices des femmes s'appelaient junons, et celles des hommes génies; mais alors il me semble qu'il y aurait un pluriel au lieu d'un singulier, et qu'on lirait sur l'épitaphe Junonibus et non Junoni. Je soumets cette observation à MM. les archéologues avec toute l'humilité d'un néophyte.
Le tombeau de Calventius, découvert en 1813, est, comme celui des deux Tychés, du beau temps de l'architecture romaine. Aussi, comme pour le défendre des injures des passans, est-il environné de murailles sans ouverture. Sa matière est de marbre blanc, ses ornemens sont d'un beau style, et il se termine par deux enroulemens de palmes avec des têtes de béliers. C'était, comme Munatius Faustus, un augustal; comme Munatius Faustus, il jouissait des honneurs du bisellium.
Voici son épitaphe:
«A Caïus Calventius Quietus Augustal. L'honneur du bisellium lui a été décerné par le décret des décurions, et avec le consentement du peuple, à cause de sa magnificence.»
Le cénotaphe de Calventius est massif, c'est-à-dire que c'est un tombeau honorifique. Le mur qui l'entoure et le protége avait fait croire qu'en pénétrant dans l'intérieur, on y trouverait quelque trésor caché. En conséquence, on brisa le monument du côté qui regarde l'ouest. Mais alors on s'aperçut que l'on venait de commettre un sacrilége inutile.
Deux couronnes de chêne indiquent qu'à l'honneur du bisellium Calventius joignait l'honneur plus insigne encore d'avoir reçu la couronne civique.
Outre les quatre tombeaux que nous venons de décrire, il y en a une soixantaine d'autres devant lesquels nous nous contentons de faire passer le lecteur, comme Ruy Gomez de Sylva fait passer Charles-Quint devant une partie de ses aïeux. Seulement, nous le prévenons, comme le fait le respectable tuteur de dona Sol, que nous en passons, et des meilleurs, afin d'arriver plus vite à la porte de Pompeïa.
XIV
Petites Affiches.
Nous suivîmes la voie consulaire et nous arrivâmes à la porte d'Herculanum. Disons un mot de la voie consulaire et de la porte d'Herculanum; puis nous ferons un tour dans la ville même de Pompeïa.
La voie consulaire était un rameau de cette fameuse voie Appienne qui allait de Rome à Naples; elle la joignait au nord à Capoue, et s'étendait au midi jusqu'à Reggio: c'était la troisième voie romaine décrite par Strabon, qui passait par le pays des Brutiens, la Lucanie, le Samnium, la Campanie, où elle rejoignait la voie Appienne.
Ces grands chemins étaient sous l'inspection des censeurs, qui devaient les tenir en bon état. Tite-Live trace à ces estimables magistrats les devoirs qu'ils avaient à remplir à cet égard. «Les censeurs, dit-il, doivent, dans l'intérieur des villes, faire construire les chemins avec de la pierre de silex; mais, dans la campagne et hors les murs, c'est avec des cailloux que les routes et les trottoirs doivent être fabriqués.» Or, qu'étaient-ce que ces chemins en cailloutis, si ce n'est nos routes ferrées? M. Macadam est un grand plagiaire d'avoir donné la recette comme de lui, tandis qu'elle date, ainsi qu'on le voit, d'une vingtaine d'années avant le Christ.
La ville de Pompeïa est encore aujourd'hui pavée selon les réglemens de l'époque. Seulement, hors des murs, dans la campagne, les routes se sont un peu détériorées, et il n'y aurait pas de mal que les censeurs s'en occupassent.
Quant à la porte d'Herculanum, il n'y faut rien changer, elle est bien celle qui convient à la nécropole à laquelle elle donne entrée: ruine qui conduit à des ruines, poterne sans gardes qui mène à une ville sans habitans.
Sa voûte s'est écroulée, lassée qu'elle était de porter dix-sept siècles. La herse s'est faite poussière comme la poussière qui la couvrait; mais les ouvertures latérales, plus étroites et plus basses, ont conservé leurs voûtes; on voit encore la rainure où glissait la barrière disparue.
En arrivant sur le seuil de Pompeïa, on s'arrête un instant, on regarde autour de soi, on regarde devant soi, on plonge les yeux devant toutes les courbures des rues, dans tous les angles des ruines, dans tous les plis du terrain; on ne voit pas un être vivant; on écoute, on n'entend pas un seul bruit.
Alors se présente un escalier aux larges marches; cet escalier conduit aux murailles publiques, qui furent découvertes de 1811 à 1814, c'est-à-dire pendant le règne de Murat.
Ces murailles furent bâties, comme celles de Fiesole, de Roselle et de Volterra, avec de grandes pierres de travertin à leur base, et dans leur partie supérieure avec des pierres volcaniques posées les unes sur les autres, sans autre lien que leur propre aplomb, sans autre ciment que leur seul poids. Trois chars pouvaient y passer de front, et aujourd'hui l'on peut s'y promener comme aux jours de Sylla et de Cicéron.
Des lettres osques et étrusques sont gravées sur le revers de chaque pierre; on suppose que, ces pierres se taillant d'avance dans la carrière d'où on les tirait, les lettres étaient des signes tracés par les ouvriers pour reconnaître la position qu'était destinée à occuper chacune d'elles.
Du haut de cette muraille on plane, comme Asmodée, sur une ville sans toits.
En descendant de la muraille, on trouve à gauche la maison du triclinium; un banc recouvert d'une treille lui a fait donner ce nom gastronomique. Elle avait été mise par son maître sous la garde de la Fortune, dont on retrouva l'image dans une espèce de petite chapelle.
En face de cette maison est celle de Jules Polybe. Il n'y avait point à se tromper sur celle-là, le nom de JULIUS POLIBIUS étant écrit sur la porte en lettres noires.
Maintenant, quelle était sa destination? Les savans veulent, les uns que ce soit une auberge, les autres un relais de poste. Ils se fondent sur ce qu'on y a trouvé des ossemens de chevaux et des pièces de fer qui ne pouvaient être que des essieux.
Après cette maison s'élève un grand pilier dont la nature occupa fort l'académie d'Herculanum. Elle prétendit d'abord, entre autres choses, que cette image était un talisman contre la jettatura, et puis elle y reconnut une enseigne de bijoutier. Comme cette opinion était la moins plausible, tout le monde s'y rallia.
Il est vrai que les fouilles exécutées dans la maison attenante produisirent une quantité très grande d'objets pareils en corail, en or et en argent, lesquels se portaient autrefois, comme se portent encore aujourd'hui à Naples les mains et les cornes. Il faut dire le pour et le contre.
Mais ce qui nous frappa surtout, c'est la quantité, c'est la variété des inscriptions en lettres noires ou rouges, en caractères osques ou samnites, en latin ou en grec, qui couvrent les murailles. Londres, la ville des puffs par excellence, où chaque coin de muraille blanche est loué, où les affiches, après s'être hissées du premier au second étage, grimpent du second étage au troisième, enjambent le toit et vont se coller à la cheminée, Londres est, sous ce rapport, bien en arrière de Pompeïa: qu'est-ce qu'un malheureux lambeau de papier que le premier vent emporte, que la première pluie décolle, que le premier gamin arrache, près de cette encre indélébile qui dure depuis dix-huit cents ans!
Aussi, au lieu d'entrer tout d'abord dans les maisons, nous nous mîmes à courir les rues le nez en l'air comme de véritables badauds, lisant les enseignes des boutiques et les affiches des spectacles, exactement comme ces provinciaux qui se demandent: Achèterons-nous une canne ou un parapluie? Irons-nous aux Variétés ou à l'Opéra? N'est-ce pas une chose curieuse en effet, que de voir encore survivre aux habitans, aux maisons, à la ville, cet intérêt personnel qui, alors comme aujourd'hui, par les plus humbles prières et par les plus belles promesses, essayait d'attirer à lui l'attention du public, les faveurs des puissans, l'argent de tous.
Voulez-vous lire quelques unes de ces inscriptions? Voici les plus curieuses:
Marcellinum ædilem lignarii et plaustarii rogant ut faveat.
Ce qui veut dire:
«Les charpentiers et les charretiers se recommandent à l'édile
Marcellinus.»
Voulez-vous savoir où vous pouviez loger? Tâchez de déchiffrer cet avis en langue étrusque:
EKSVC· AMVIANVR· EITVNS· ANTER· TIVRRI· XII· INI· HEIS· ARINV· PVPH· PHAAMAT· MR· AARIRIIS· V.
Ce qui signifie, au dire des gens qui parlent étrusque, et je prie le lecteur de ne pas me confondre avec ces messieurs:
«Voyageur, en traversant d'ici à la douzième tour, tu trouveras
Sarinus, fils de Publius, qui tient auberge. Salut!»
Maintenant que vous savez où vous loger, voulez-vous aller au spectacle? Appelez le garçon et dites-lui d'aller vous louer une place. Il vous rapportera un billet ainsi conçu:
CAR. II CUN. III GRAD. VIII CASINA PLAUTI.
Vous voilà tranquille: vous avez la seconde travée, dans le troisième coin, sur le huitième gradin, et l'on joue la Casina de Plaute.
Au reste, si vous aimez mieux les spectacles du cirque que ceux du théâtre, si vous préférez la réalité à la fiction, faites mieux, allez jusqu'au carrefour de la fontaine; c'est là que sont les programmes des spectacles; il y en a pour tous les goûts. Voyez:
Glad. paria XXX matutini erunt.
«Trente paires de gladiateurs combattront au lever du soleil.»
Car, vous le savez, les combats des gladiateurs étaient si appréciés des Romains, qu'il y avait ordinairement deux combats de ce genre par jour, l'un le matin, l'autre à midi: il fallait bien faire quelque chose pour les paresseux.
Aimez-vous mieux une chasse? Vous savez ce que les Romains appelaient une chasse? On plantait des arbres dans l'amphithéâtre pour simuler une forêt, puis dans cette forêt, on lâchait deux ou trois lions, quatre ou cinq tigres, cinq ou six panthères, un rhinocéros, un éléphant, un boa et un crocodile; puis une dizaine de bestiaires entraient, et la lutte de l'instinct et du jugement, de la force et de l'adresse commençait.
Aussi, c'est là que véritablement les Romains se récréaient. Avec les hommes, nature civilisée, combattans sortis de l'école, meurtriers qui se poignardaient avec art, tout était à peu près prévu d'avance. On aurait pu, pour peu qu'on fût un habitué, donner le programme de l'assaut, dire comment tel maître porterait tel coup, comment tel autre le parerait. Mais avec les lions, avec les tigres, avec les panthères, avec les rhinocéros, avec les boas et les crocodiles, c'était bien différent: là, tout était imprévu. Chaque animal déployait le courage, la force ou la ruse qui lui était propre. C'était véritablement un combat, c'était plus qu'un combat, c'était un carnage. Les duels entre gladiateurs finissaient tous de la même manière à peu près: le blessé tombait sur un genou, s'avouait vaincu, tendait la gorge et recevait le coup de la manière la plus gracieuse qu'il lui était possible. Mais on se lasse de tout, même de voir mourir avec grâce. Puis, d'ailleurs, ces diables de gladiateurs s'entendaient entre eux; ils ne se faisaient pas souffrir le moins du monde: ils coupaient la carodite, et tout était dit. Il y avait si peu d'agonie, que ce n'était pas la peine d'en parler; tandis que les animaux, peste! ils n'y mettaient pas de complaisance; ils frappaient où ils pouvaient et comme ils pouvaient, des dents, des griffes, de la corne; ils brisaient bras et jambes, faisaient voler des lambeaux de chair jusqu'au trône de l'empereur, jusqu'à la tribune des vestales et des chevaliers; ils s'acharnaient sur le moribond, lui fouillaient la poitrine, lui rongeaient la tête, lui buvaient le sang; il n'y avait pas moyen de prendre une pose théâtrale, de choisir une attitude académique: il fallait souffrir, il fallait se débattre, il fallait crier; cela du moins, c'était amusant à voir, c'était curieux à étudier! Aussi, l'empereur Claude, de grotesque mémoire, ne s'en rassasiait-il pas. Il y venait au point du jour, il y restait jusqu'à midi, et souvent encore, quand le peuple s'en allait pour dîner, il demeurait seul sur son trône, interrogeait l'inspecteur des jeux sur l'heure où ils allaient recommencer. Eh bien! je vous le disais, avez-vous les goûts de l'empereur Claude? Voici votre affaire:
N. Popidi
Rufi · fam. glad. IV · K · nov. Pompeis
Venatione et XII · K · mai.
Mala et vela erunt
O. Procurator, felicitas.
«La troupe des gladiateurs de Numerius Popidius Rufus donnera une chasse à Pompeïa, le quatrième jour des calendes de novembre et le douzième jour des calendes de mai. On y déploiera les voiles. Octavius, procurateur des jeux. Salut!»
Au reste, si vous ne vous sentez pas bien dans l'auberge de M. Varinus, vous savez que vous pouvez vous loger en ville. Cherchez, il y a des pancartes d'appartemens à louer de tous côtés. Un second étage vous va-t-il?
«Cneus Pompeius Diogenes louera aux calendes de juillet l'étage supérieur de sa maison.»
Ou bien aimez-vous mieux être principal locataire et gagner quelque chose en détaillant? Il y a une certaine Julia Felix, fille de Spurius, qui propose de louer, du premier au six des ides d'août, et pour cinq années consécutives, une partie de son patrimoine, se composant d'un appartement de bains, d'un venereum et de neuf cents boutiques et étaux. Seulement vous êtes prévenu que c'est une personne honnête et qui tient à ce qu'il ne se passe chez elle que des choses convenables. Autrement le bail sera résilié de plein droit. Voici les conditions; c'est à prendre ou à laisser:
In praediis Juliae S.P.F. Felicis locantur balneum,
Venereum et nongentum tabernae, pergulae.
Coenacula ex idibus Aug. primis, in id.
Aug. sextas, annos continuos quinque
S·Q·D·L·E·N·C.
Je vous avais bien dit qu'elle était fort sévère; sa dernière condition n'est indiquée que par des initiales.
Maintenant, si vous n'êtes venu ni pour louer ni pour sous-louer, si vous ne voulez pas dépenser votre argent au théâtre ou au cirque, si votre bourse est vide, ce qui peut arriver aux plus honnêtes gens de la terre, et ce qui arrive même plutôt à ceux-là qu'à d'autres, attendez jusqu'au jour des calendes de juin: l'édile donne spectacle gratis.
Vous savez ce que c'est qu'un édile, n'est-ce pas? C'est un homme qui a mangé le tiers de sa fortune pour arriver où il est, et qui mangera les deux autres tiers pour devenir préteur. Aussi, quant à la justice qu'il doit rendre, il ne s'en occupe pas le moins du monde. Jugeât-il comme l'empereur Claude depuis le matin jusqu'au soir, personne ne lui en aurait la moindre obligation. Non, son état est d'amuser le peuple; c'est pour cela que le peuple l'a nommé. Aussi donne-t-il une fête tous les huit jours, un combat de gladiateurs tous les mois et une chasse tous les semestres. C'est que les animaux coûtent cher; il faut les faire venir de l'Atlas, du Nil, de l'Inde. Avec le prix d'un lion à crinière, on achète huit gladiateurs. Les panthères coûtent six mille sesterces, et les tigres dix mille. On ne trouve plus de rhinocéros qu'au delà du lac Natron. Il faut remonter jusqu'à la troisième cataracte pour pêcher un crocodile de dix pieds, et le moindre boa est hors de prix.
Aulus Svezius Cerius, qui vous promet une chasse pour le mois de juin, sera ruiné au mois de septembre; mais qu'importe? Au mois d'octobre se font les élections, et si l'édile a bien amusé le peuple, il sera élu préteur, c'est-à-dire roi d'une province, non pas d'une province comme le Languedoc ou le Berri, la Bretagne ou l'Artois, l'Alsace ou la Franche-Comte: ce n'est pas de pareils lambeaux que Rome a pour provinces; les provinces de Rome, c'est l'Afrique, l'Espagne, la Syrie, l'Égypte, la Grèce, la Cappadoce ou le Pont; c'est mille lieues carrées de terrain, six cents villes, dix mille villages, vingt millions d'habitans, non pas à gouverner, non pas à régir, non pas à civiliser, mais à piller, à voler, à pressurer, car tout est au préteur; le préteur a pleins pouvoirs, le préteur a droit de vie et de mort; c'est au préteur les temples et leurs statues, les hommes et leurs trésors, les femmes et leur honneur. Tous les créanciers de l'édile ont suivi le préteur comme une meute: la province est leur curée; chacun en emporte une bribe, une parcelle, un lambeau; la province épure les comptes, paie les créanciers, enrichit le débiteur. On donnait à Tibère le conseil de changer les préteurs qu'il avait envoyés en Grèce, en Judée et en Égypte, attendu, disait-on, qu'ils dévoraient ces malheureuses provinces que tant d'autres avaient déjà dévorées avant eux. «Si vous chassez les mouches qui boivent le sang d'un blessé, répondait Tibère, il en reviendra d'autres à jeun, et, par conséquent plus affamées.»
Allez donc à la chasse du futur préteur, car il le sera, puisqu'il est assez riche pour donner le spectacle gratis aux soixante-dix mille spectateurs que contient le cirque. Voici son affiche:
La famille de gladiateurs d'Aulus Svezius Cerius,
édile, combattra dans Pompéia le dernier
jour des calendes de juin. Il y
aura chasse et velarium.
Le velarium, comme vous le savez, était une tente qui couvrait l'amphithéâtre. Il y en avait de toutes couleurs, de grises, de jaunes, de bleues. Néron en avait fait faire une en soie azurée avec des étoiles d'or, au milieu de laquelle il s'était fait représenter en Apollon, une lyre à la main et conduisant le char du soleil.
Maintenant, il y a peut-être quelque chose de plus curieux encore pour l'observateur que ces affiches pour ainsi dire officielles: ce sont ces lignes grossières, ces sentences de cabaret, ces refrains de taverne, tracés sur le mur avec la pointe d'un charbon ou l'extrémité d'un couteau. Allez dans la rue qui longe le petit théâtre, et vous y lirez les aventures amoureuses de deux soldats, arrivées sous le consulat de Marcus Messala et de Lucius Lentulus, c'est-à-dire trois ans avant la naissance du Christ. C'est une chose très plaisante.
Puis, pendant que vous y êtes, entrez dans le cabaret même: c'est une de ces riches thermopoles où les anciens passaient la nuit à jouer et à boire. Comme l'établissement de la célèbre commère de l'abbé Dubois, il avait deux faces: l'une visible, et qui s'ouvrait sur la rue; l'autre voilée, et qui se cachait sur la cour. On passait de la boutique dans l'appartement intérieur.
Il n'y a pas à s'y tromper. Par la seule inspection des murailles on sait où l'on est. Les peintures représentent des hommes qui boivent et qui jouent. L'un d'eux crie au garçon de lui apporter du vin à la glace: Da mihi frigidum pusillum. A une table voisine, des jeunes gens boivent avec des dames dont la tête est couverte d'un capuchon. Le capuchon indique que ce sont des femmes honnêtes. C'est le cucullus dont Juvénal couvre la tête de Messaline lorsqu'elle déserte le palais impérial du mont Palatin pour le corps-de-garde de la porte Flaminia. Aussi, comme vous le comprenez bien, ces dames ne sont point entrées par la boutique; il y a une petite porte qui donne dans une rue étroite, solitaire et sombre: c'est par là qu'elles sont venues, c'est par là qu'elles s'en iront. Allez voir cette porte.
Il y avait encore dans cette chambre d'autres peintures non moins curieuses que celles-ci et qu'on a enlevées. On les retrouve dans le Musée de Naples, où on les reconnaît à cette inscription: Lente impelle.
J'ai promis à mes lecteurs de ne pas leur faire faire une trop longue visite domiciliaire. Je vais donc les conduire maintenant à la maison du Faune, et tout sera dit sur Pompeïa.
XV
Maison du Faune.
La maison du Faune est une des plus charmantes maisons de Pompeïa; elle est située dans le plus beau quartier de la ville, c'est-à-dire dans la rue qui s'étend de l'arc de Tibère à la porte d'Isis; elle fut découverte en 1830 par le savant directeur des fouilles, Charles Bonnucci, en présence du fils de Goethe, le même qui ne précéda que de quelques mois son illustre père dans la tombe. Elle reçut son nom de maison du Faune de la statue d'un de ces demi-dieux, qu'on y retrouva.
En franchissant le seuil de l'atrium, on découvre d'un coup d'oeil toute la maison. Cet atrium était peint de couleurs vives et variées et pavé de jaspe rouge, d'agates orientales et d'albâtre fleuri. Des chambres à coucher, des salles d'audience, des salles à manger enveloppent cet atrium.
Derrière est un jardin qui devait être tout parsemé de fleurs; au milieu de ces fleurs et de ce jardin jaillissait une fontaine qui retombait dans un bassin de marbre. Tout autour s'étendait un portique soutenu par vingt-quatre colonnes d'ordre ionique, au delà desquelles on apercevait encore d'autres colonnes et un second jardin, celui-là planté de platanes et de lauriers, à l'ombre desquels s'élevaient deux petits temples consacrés aux dieux lares.
Au delà la vue s'étendait jusqu'à la cime du Vésuve, dont on voit monter au ciel l'éternelle fumée.
Malgré cette vue, les propriétaires de cette belle demeure ne furent pas prévenus à temps du danger. On retrouva toute chose à sa place: choses communes comme objets précieux, urnes d'or, coupes d'argent, vases de terre; les uns dans les armoires, les autres sur les tables servies. La maîtresse de la maison seule essaya en fuyant d'emporter quelques bijoux. Peut-être même, pour les aller prendre, perdit-elle un temps précieux. On reconnut son squelette dans la salle de réception, et à quelques pas d'elle, dans le gynécée, on trouva deux bracelets d'or très pesans, deux boucles d'oreilles, sept anneaux d'or enchâssant de belles pierres gravées, et enfin un monceau de monnaies d'or, d'argent et de bronze.
Entre le jardin et le bosquet était situé le salon.
Arrêtons-nous au seuil de ce salon, et recueillons-nous. Nous touchons à un chef-d'oeuvre antique, dont l'exhumation a failli produire une trente-troisième révolte dans la très fidèle ville de Naples.
Nous voulons parler de la grande mosaïque.
La grande mosaïque a été découverte en 1830, c'était l'année des révolutions.
Mais notre lutte, à nous, s'est calmée. De loin en loin, quand on entend dans l'enceinte de la ville quelque coup de fusil qui résonne en contravention avec les ordres de la police, on tressaille bien encore, et l'on écoute, inquiet, si l'on n'entendra pas au bout de la rue battre la générale; mais la générale est muette. Le roulement des voitures qui passent atteste que pour le moment il n'y a pas de barricades dans les environs. Tout s'apaise sous la lente et sourde pression du temps.
Mais il n'en a pas été ainsi à Naples. Les savans forment une race à part, bien autrement entêtée, bien autrement rancunière, bien autrement ergoteuse que les autres races. Les haines politiques ne sont rien auprès des haines archéologiques, et c'est tout simple: les haines politiques tuent, les haines archéologiques ne font que blesser.
C'est une terrible chose que la grande mosaïque! La grande mosaïque sera à l'avenir ce que le Masque de Fer a été au passé. Il y a neuf systèmes sur le Masque de Fer, et il y en a déjà dix sur la grande mosaïque, et notez que le Masque de Fer date de 1680, tandis que la grande mosaïque ne date que de 1830.
Il va sans dire qu'aucun des systèmes inventés sur la grande mosaïque n'est encore reconnu pour le véritable. On sait ce qu'elle n'est pas, mais on ne sait pas ce qu'elle est.
Je voudrais bien avoir un pinceau au lieu d'une plume, je vous ferais un croquis de la grande mosaïque, et de ce croquis il résulterait peut-être un onzième système qui serait le bon. Numero deus impare gaudet.
A défaut d'un dessin, il faut donc que le lecteur se contente d'une description.
La grande mosaïque, qui peut avoir seize pieds de large sur huit pieds de haut, représente une bataille. L'artiste a choisi ce moment suprême et décisif où la victoire se déclare pour une des deux armées: cette victoire est amenée par la chute d'un des principaux personnages.
Les deux chefs des deux armées sont en présence; l'un, qui paraît avoir trente ans à peu près, est monté sur un de ces beaux chevaux héroïques comme en sculptait Phidias sur la frise du Parthénon; il est nu-tête, porte les cheveux courts et des favoris qui se joignent sous le cou, et a pour armes défensives une cuirasse très richement ornée, avec des manches d'étoffe, et une chlamyde qui, passant par dessus l'épaule gauche, retombe flottante derrière lui. Ses armes offensives sont l'épée qu'il porte à son côté et la lance qu'il tient à la main, et de laquelle il traverse le flanc d'un des généraux ennemis, lequel, embarrassé par son cheval abattu sous lui, n'a pu éviter le coup, et se cramponne, en se tordant de douleur, au bois de la lance de son adversaire. C'est la chute, et surtout la blessure terrible de ce cavalier, qui paraissent décider de la victoire.
Quant au vainqueur, il occupe le premier plan du côté gauche de la grande mosaïque. Il a derrière lui trois ou quatre cavaliers qui, armés comme lui, appartiennent évidemment à la même nation. D'ailleurs, ils viennent d'où il vient et vont où il va.
L'autre chef est monté sur un char traîné par quatre chevaux, et occupe le côté opposé du tableau. Il a la tête enveloppé d'une espèce de chaperon qui, après avoir fait le tour du front, passe sous le col. Il a une tunique à longues manches et un manteau agrafé sur sa poitrine et retombant sur ses épaules; il tient de la main gauche un arc et étend, dans l'attitude de l'intérêt et de la terreur, sa main droite vers le cavalier blessé. Pendant ce temps, son cocher, qui tient les rênes de l'attelage de la main gauche, force les chevaux à se retourner, et presse leur fuite en les fouettant de la main droite.
Un quatrième personnage, placé comme les trois autres sur le premier plan du tableau, tient en bride un cheval qu'il semble offrir au chef monté sur le char, car, comprenant sans doute la difficulté que ce char éprouvera à passer à travers les morts, les blessés et les armes dont le champ de bataille est jonché, il veut offrir à son chef un plus sûr moyen de salut.
Le fond du tableau est occupé par les soldats du second chef, dont l'un porte un étendard, et dont les autres, se sacrifiant pour leur général, s'élancent entre lui et le général ennemi.
Au dessus de la mêlée s'élève un arbre dépouillé de feuillage.
Il y a en tout vingt-huit combattans et seize chevaux, tous un tiers à peu près plus petit que nature.
Malheureusement cette belle mosaïque avait été endommagée par le tremblement de terre de l'an 63, et l'on s'occupait de la réparer lors de l'éruption de l'an 69.
Or, voyez ce que c'est que le hasard! le dégât a justement frappé les endroits qui pouvaient renseigner les antiquaires sur l'époque où avait lieu cette bataille et sur les nations qui se la livraient. Nous avons parlé d'un étendard. Cet étendard devait porter un lion, un aigle, un animal quelconque. Alors on eût su a qui l'on avait à faire: il n'y avait plus de discussion, tout le monde était d'accord, l'Académie d'Herculanum continuait de vivre dans la concorde. Mais bast! il ne reste de l'étendard que la pique et le bâton; de l'animal qu'il portait, pas le moindre vestige, un bout de crête seulement, à ce que prétendent ceux qui désirent y voir un coq. Quand à moi, je sais que je n'y ai rien vu.
Mais c'est justement parce qu'on n'y voit rien, que la chose est devenue si formidablement intéressante. Vous comprendrez, une énigme scientifique à expliquer, un problème archéologique à résoudre! Quelle bonne fortune pour les savans!
Aussi, chacun s'est précipité sur la grande mosaïque et y a vu une bataille différente.
L'opinion générale a prétendu que c'était la bataille d'Issus, entre
Darius et Alexandre.
Il signor Francesco Avellino a prétendu que c'était la bataille du
Granique.
Il signor Antonio Niccolini a prétendu que c'était la bataille d'Arbelles.
Il signor Carlo Bonnucci a prétendu que c'était la bataille de Platée.
M. Marchand a prétendu que c'était la bataille de Marathon.
Il signor Luigi Vescorali a prétendu que c'était la défaite des
Gaulois à Delphes.
Il signor Filippo de Romanis a prétendu que c'était la rencontre des
Druses et des Gaulois à Lyon.
Il signor Pascale Ponticelli a prétendu que c'était la défaite de
Ptolémée par César.
Le marquis Arditi prétend que c'est la mort de Sarpédon.
Enfin, il signor Giuseppe Sanchez y voit un combat entre Achille et
Hector.
Voilà de quoi choisir, n'est-ce pas? Eh bien! ce n'est rien de tout cela.
—Mais enfin pourquoi n'est-ce rien de tout cela?
—Je vais vous le dire. Commençons par l'opinion générale; c'est toujours, comme on le sait, la plus difficile à détrôner, quoiqu'elle soit souvent la plus absurde.
«L'opinion générale prétend que la bataille représentée dans la grande mosaïque est la bataille d'Issus, qui se livra entre Darius et Alexandre, et par conséquent entre les Perses et les Macédoniens.»
L'opinion générale est une ignorante.
Hérodote dit que les lances des Perses étaient courtes: or, selon l'opinion générale, les Perses sont les vaincus de la mosaïque, et les lances des vaincus de la mosaïque sont démesurément longues.
Arrien dit que, les soldats mercenaires tués, les Perses prirent la fuite, mais que, comme les chevaux se trouvaient alourdis par le poids de l'armure de leurs cavaliers, ces derniers étaient facilement rejoints et mis à mort par leurs ennemis. Or, pas un des vaincus de la mosaïque ne possède visiblement du moins, une cuirasse assez lourde pour ralentir la course d'un cheval.
Plutarque dit que les Perses traînaient dans leurs combats un grand nombre de chars ornés d'un grand nombre de faux. Or, il n'y a dans toute la bataille représentée par la mosaïque qu'un seul char et pas une seule faux.
Passons des soldats aux chefs.
L'opinion générale prétend que le chef vainqueur est Alexandre.
Dans tous les portraits, dans tous les bustes, dans toutes les médailles que nous possédons d'Alexandre, Alexandre est représenté sans barbe, et le chef vainqueur a des favoris.
Alexandre portait, au dire de tous les biographes, la tête inclinée vers l'épaule gauche, et le chef vainqueur a la tête inclinée sur l'épaule droite.
Enfin il est connu qu'excepté à la bataille du Granique, Alexandre combattait toujours sur Bucéphale, lequel était d'un tiers plus grand que les autres chevaux et avait la tête qui ressemblait à une tête de boeuf, ressemblance d'où lui venait son nom bous kephalé. Or, le cheval du chef vainqueur est de taille ordinaire et n'a d'aucune façon cette physionomie bovine que constatent les historiens.
L'opinion générale prétend que le chef vaincu est Darius.
Quinte-Curce dit que le char que montait Darius était tout resplendissant de pierreries, que sur ce char il y avait deux figures d'or massif hautes d'une coudée, lesquelles représentaient la Paix et la Guerre, et qu'au milieu de ces deux figures, un aigle, également d'or, ouvrait ses ailes et semblait prêt à s'envoler. Or, le char du chef vaincu est un char fort élégant, mais sur lequel on ne retrouve aucune trace ni de ces statues de la Paix et de la Guerre, ni de cet aigle aux ailes déployées.
Quinte-Curce dit que Darius portait une tunique de pourpre lisérée de blanc, et un manteau frangé d'or que réunissaient sur la poitrine du roi deux éperviers qui semblaient se becqueter. En outre, Darius avait une tiare bleue et blanche, son sceptre à la main et sa couronne sur la tête. Ce furent cette couronne, ce sceptre et cette tiare, symboles de sa dignité, que Darius jeta en fuyant, et qui tombèrent au pouvoir d'Alexandre, qui le poursuivait. Or, le manteau du chef vaincu est retenu par deux serpens et non par deux éperviers et sa tiare est jaune et non pas bleue; enfin, il ne tient pas un sceptre à la main, mais un arc.
Hérodote dit que les Perses étaient surtout gênés dans le combat par les longues robes qui tombaient jusque sur leurs talons; or, le chef vaincu, vêtu d'habits exactement taillés sur le même modèle que ceux de ses soldats, porte une tunique qui ne dépasse pas les genoux.
Enfin Oelianus dit que Darius, voyant le combat perdu, monta sur une jument que lui présenta son frère Artaxerce. Or, la monture qu'offre à son roi le guerrier qui s'approche du char est un cheval et non une jument[1]. Sur ce point, il ne peut pas y avoir de discussion.
[1] On se servait particulièrement de jumens pour fuir; car les jumens allaient plus vite que les chevaux, attirées, qu'elles étaient par le désir de retrouver leurs petits.
Or, l'opinion générale est donc parfaitement absurde.
Passons au second système.
«Il signor Francesco Avellino prétend que c'est la bataille du
Granique.»
Prouvons que ce n'est pas plus la bataille du Granique que ce n'est la bataille d'Issus.
La bataille du Granique eut lieu dans les eaux et sur la rive même du fleuve. Les Macédoniens, armés de lances, et Alexandre à leur tête, se précipitèrent dans les flots, repoussèrent les Perses, qui voulaient leur disputer le passage, et s'emparèrent de l'autre bord. Dans cette lutte, Alexandre, qui donnait par sa témérité l'exemple du courage, ayant rompu sa lance, demanda à Arêtès, général de sa cavalerie, de lui prêter la sienne; puis, cette seconde lance rompue comme la première, il en reprit une troisième des mains de Débatrius de Corinthe. Ce fut alors que le fils de Philippe attaqua Mithridate, gendre de Darius, qui poussait son cheval en avant des bataillons persans, et l'ayant frappé dans le flanc d'un premier coup de lance qui demeura sans effet, repoussé qu'il fut par sa cuirasse, lui porta au visage un second coup dont il le renversa. Dans ce moment, Alexandre était tellement acharné contre l'ennemi qu'il combattait, qu'il ne vit point Rosacès qui levait une hache au dessus de sa tête, et qu'il ne put parer le coup, qui ouvrit son casque et lui fit une légère blessure au front. Mais en se sentant frappé, Alexandre se retourna vers lui et lui traversa la poitrine d'un coup d'épée. Outre cette blessure à la tête, Alexandre en avait une seconde que lui avait faite le javelot de Mithridate, et par laquelle il perdait beaucoup de sang. Enfin, Spiridate, qui s'était glissé jusqu'à la croupe de son cheval, levait sa masse et lui en préparait une troisième, probablement plus terrible que les deux autres, lorsque le bras qui allait frapper fut abattu par Clitus. En ce moment, les Macédoniens restés en arrière rejoignirent leur chef, et les Perses, ne pouvant résister aux quarante guerriers d'élite qu'Alexandre appelait ses compagnons, et à la phalange macédonienne, qui les suivait, prirent la fuite, et, avec la victoire, abandonnèrent à Alexandre la possession de l'Ionie, de la Carie, de la Phrygie et des autres portions de l'Asie qui formaient auparavant la puissante monarchie des Lydiens.
Voilà la bataille du Granique telle qu'elle est racontée dans Diodore de Sicile, dans Quinte-Curce et dans Plutarque.
Procédons par ordre.
La bataille du Granique conserva le nom du fleuve, parce qu'elle fut livrée, comme nous l'avons dit, moitié dans l'eau, moitié sur le rivage. Or, il n'y a pas dans la grande mosaïque trace du plus petit ruisseau.
Le guerrier vaincu ne peut être Mithridate, puisque le premier coup que lui porta Alexandre dans le flanc demeura sans effet, et que ce ne fut que du second coup que le héros macédonien lui traversa le visage. Or le cavalier moribond jouit, au contraire, d'un visage parfaitement sain, mais éprouve le désagrément d'avoir le flanc percé de part en part.
Au moment où Alexandre frappait Mithridate, Rosacès, comme nous l'avons dit, s'apprêtait à le frapper lui-même. Or, dans la grande mosaïque, le chef vainqueur est suivi de ses soldats, et parmi ces soldats il n'y a pas plus de Rosacès que de Granique. D'ailleurs, dit l'historien, le coup de hache s'amortit sur le casque d'Alexandre, et le chef vainqueur est nu-tête.
Alexandre, si on se le rappelle, avait deux blessures: celle que lui avait faite Rosacès et celle que lui avait faite Mithridate. Or, le chef vainqueur est au contraire parfaitement invulnéré, et l'on n'aperçoit aucune trace de sang sur ses habits. La cuirasse d'Alexandre, raconte Diodore de Sicile, était ouverte en deux endroits. Or, la cuirasse du chef vainqueur est parfaitement intacte. Enfin, le même historien dit que le bouclier d'Alexandre, le même bouclier qu'il avait enlevé au temple de Minerve, était marqué de trois coups terribles qu'Alexandre avait reçus dans la mêlée. Or, le chef vainqueur n'a pas même de bouclier.
Ce n'est donc pas la bataille du Granique.
XVI
La grande Mosaïque.
Continuons nos réfutations:
«Il signor Antonio Niccolini a prétendu que c'était la bataille d'Arbelle.»
Prouvons que ce n'est pas plus la bataille d'Arbelles que ce n'est la bataille du Granique.
Arbelles est le Marengo d'Alexandre. Les chars garnis de faux des Persans et la terrible charge qu'avait faite leur cavalerie avaient mis les Macédoniens en fuite, lorsque le vainqueur d'Issus et du Granique se jeta à la rencontre de Darius, qui combattait à la tête des siens, et d'un coup, destiné au roi des Perses, tua son cocher. Ce coup fut un coup de flèche, disent Plutarque et Diodore de Sicile; et un coup de lance, disent les autres historiens. Mais tant il y a que, de quelque arme qu'il fût frappé, le cocher tomba, et que les Perses, croyant que c'était leur général qui était frappé à mort, perdirent courage et prirent aussitôt la fuite. Ce fut alors que, le char de Darius ne pouvant se retourner à cause de la quantité de cadavres amoncelés autour de lui, le roi des Perses sauta sur une jument, et, comme à la bataille d'Issus, s'enfuit et disparut bientôt au milieu de la poussière qui s'élevait sous les roues des chars et sous les pas des chameaux et des éléphans, ne s'arrêtant, dit Plutarque, que lorsqu'il eut mis le désert tout entier entre lui et son vainqueur.
La victoire d'Arbelles fut donc décidée par la chute du cocher de Darius, qui tomba du char et dont la chute épouvanta les Perses. Or, le cocher de la mosaïque est debout, et bien debout; et, à la façon dont il frappe les chevaux, il y a probabilité qu'il se tirera de la mêlée sain et sauf.
La victoire d'Arbelles fut surtout remarquable par la lutte acharnée des deux cavaleries ennemies. Arrien affirme que cette lutte fut si acharnée, que les cavaliers se prenaient corps à corps et tombaient embrassés sous les pieds de leurs chevaux. Or, il n'y a pas parmi les vingt-huit personnages de la mosaïque deux cavaliers qui combattent de cette façon.
Plutarque, dans la vie de Camille, raconte que la bataille d'Arbelles eut lieu pendant l'automne. Or, la bataille de la mosaïque a lieu pendant l'hiver, et au plus avancé de l'hiver, ainsi que l'arbre dépouillé de son feuillage en fait foi.
Tous les historiens racontent que Darius s'enfuit sur une jument et disparut bientôt, grâce à la poussière qui se levait sous les roues des chars et sous les pas des éléphans et des chameaux. Or, il n'y a dans la mosaïque qu'un seul char, c'est le char du roi; de chameaux et d'éléphans, il n'y en a pas plus que sur la main.
Ce n'est donc pas la bataille d'Arbelles.
«Il signor Carlo Bonnucci a prétendu que c'était la bataille de
Platée.»
Prouvons que ce n'est pas plus la bataille de Platée que ce n'est la bataille d'Arbelles.
Selon l'opinion du savant architecte des fouilles, et c'est lui, rappelons-le, qui a découvert la maison du Faune, le chef victorieux de la mosaïque serait Pausanias, roi de Sparte, le guerrier bleu serait Mardonius, gendre du roi des Perses; et le personnage du char serait Artabase, général en second de l'armée barbare.
Certes, nous ne demanderions pas mieux que de nous rallier à l'opinion de M. Charles Bonnucci. M. Charles Bonnucci est non seulement un des hommes les plus savans que j'aie rencontrés, mais c'est encore un des hommes les plus aimables que j'aie vus. Mais, en conscience, nous ne pouvons pas, tout indigne que nous nous reconnaissons de discuter avec un académicien, laisser passer la chose ainsi.
1. Mardonius ne fut pas tué par Pausanias, mais par Aimneste. Ecoutez Hérodote, il s'explique positivement sur ce point: «Mardonius, dit-il, fut tué par Aimneste, illustre citoyen de Sparte, qui depuis mourut lui-même dans une bataille contre les Messéniens.»
2. Non seulement ce ne fut pas Pausanias qui tua Mardonius d'un coup de lance, mais Mardonius, dit toujours le même Hérodote, ne fut pas tué d'un coup de lance, mais d'un coup de pierre.
3. Le guerrier du char ne peut être Artabase, le second chef de l'armée, puisque avant la bataille de Platée, se trouvant en dissidence avec Mardonius relativement au plan de campagne, il ne voulut pas même assister à la bataille; et ayant appris que la victoire avait favorisé les Grecs il se retira en Phocide avec 40,000 hommes qui, ainsi que lui, n'avaient pas assisté au combat.
4. Enfin ce ne peut pas être la bataille de Platée, attendu qu'avant la bataille de Platée les Perses ayant été vaincus dans une rencontre et ayant perdu Maniste, un de leurs chefs, Mardonius avait ordonné qu'en signe de deuil tous les soldats de son armée taillassent leurs cheveux et leurs barbes, et qu'on coupât les crins aux chevaux et aux bêtes de somme. Voyez plutôt Hérodote: «La cavalerie revenue au camp, toute l'armée exprima la douleur qu'elle ressentait de la mort de Maniste, et Mardonius plus que tous les autres. Aussi les Perses se taillèrent-ils la barbe et les cheveux, et coupèrent-ils les crins de leurs bêtes de somme, et jetèrent-ils des cris qui retentirent dans toute la Béotie; et cela venait de ce qu'ils demeuraient privés d'un personnage qui, après Mardonius, était, de l'avis du roi lui-même, le premier parmi tous les Perses.» Or, les cavaliers perses de la mosaïque sont à toute barbe et les chevaux à tous crins.
Ce n'est donc pas la bataille de Platée.
«M. Marchand, car les Français s'en sont mêlés comme les autres, M.
Marchand, dis-je, a prétendu que c'était la bataille de Marathon.»
Je voudrais fort ne pas contredire un compatriote, et surtout un compatriote aussi savant que M. Marchand; mais on m'accuserait de partialité si je ne démantibulais pas Marathon comme j'ai démantibulé Platée, Arbelles, le Granique et Issus.
Prouvons donc que ce n'est pas plus la bataille de Marathon que ce n'est la bataille de Platée.
La bataille de Marathon, gagnée par Miltiade, fut, du côté des Perses, perdue de compte à demi par Datis et Artapherne. M. Marchand voit donc dans Artapherne le général monté sur le char, dans Datis le guerrier blessé, et dans Miltiade le chef vainqueur.
Nous passons Artapherne à M. Marchand, mais, en conscience, nous ne pouvons lui passer Datis ni Miltiade.
Datis, parce qu'il ne fut ni tué ni blessé en cette occasion, puisqu'au dire d'Hérodote il rendit aux vainqueurs, après la bataille, la statue dorée d'Apollon qu'il leur avait enlevée quelques jours auparavant, et se retira sain et sauf en Asie avec le reste de l'armée.
Miltiade, parce qu'il avait cinquante ans à cette époque, et que le chef vainqueur de la mosaïque n'en a que trente.
Quant à l'arbre dépouillé de feuilles, M. Marchand y voit un hiéroglyphe. Selon lui, cet arbre est là pour symboliser la pensée de l'historien, qui dit qu'à Marathon les Athéniens ne furent des hommes ni de chair ni d'os, mais des hommes de bois.
Notre avis est donc, malgré l'arbre symbolique, que ce n'est pas la bataille de Marathon.
«Il signor Luigi Vescorali a prétendu que c'était la défaite des
Gaulois à Delphes.»
Prouvons que ce n'est pas plus la défaite des Gaulois à Delphes que ce n'est la bataille de Marathon.
Selon le signor Luigi Vescorali, les assaillans seraient les Grecs, le guerrier blessé serait le brenn ou général, et les soldats vaincus seraient les Gaulois. Quant au personnage du char, comme le signor Luigi Vescorali n'en sait que faire, il n'en fait rien.
D'abord, ce ne sont ni les armes, ni le costume, ni la manière de combattre des Gaulois. Où sont les braies? où sont les longs cheveux blonds? où sont ces lances larges et recourbées? où sont les arcs avec lesquels ils lançaient leurs traits comme la foudre? où sont ces immenses boucliers qui leur servaient de bateaux pour traverser les fleuves? Il n'y a rien de tout cela dans les vaincus de la mosaïque.
Puis écoutez le récit d'Amédée Thierry, récit emprunté à Valère
Maxime, à Tite-Live, à Justin et à Pausanias, et jugez:
«On était alors en automne, et durant le combat il s'était formé un de ces orages soudains, si communs dans les hautes chaînes de l'Hellade; il éclata tout à coup, versant dans la montagne des torrens de pluie et de grêle: les prêtres et les devins attachés au temple d'Apollon se saisirent d'un incident propre à frapper l'esprit superstitieux des Grecs. L'oeil hagard et les cheveux hérissés, l'esprit comme aliéné, ils se répandirent dans la ville et dans les rangs de l'armée, criant que le dieu était arrivé: «Il est ici, disaient-ils, nous l'avons vu s'élancer à travers la voûte du temple; elle s'est fendue sous ses pieds: deux vierges armées, Minerve et Diane, l'accompagnent; nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leurs lances. Accourez, ô Grecs! sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire.» Ce spectacle, ces discours prononcés au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplirent les Hellènes d'un enthousiasme surnaturel; ils se reforment en bataille et se précipitent l'épée haute sur l'ennemi. Les mêmes circonstances agissaient non moins énergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses: les Gaulois crurent reconnaître le pouvoir d'une divinité, mais d'une divinité irritée. La foudre, à plusieurs reprises, avait frappé leurs bataillons, et ses détonations, répétées par les échos, produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils n'entendaient plus la voix de leurs chefs. Ceux qui pénétrèrent dans l'intérieur du temple avaient senti le pavé trembler sous leurs pas; ils avaient été saisis par une vapeur épaisse et méphitique qui les consumait et les faisait tomber dans un délire violent. Les historiens rapportent qu'au milieu de ce désordre on vit apparaître trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui frappèrent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois héros, Hyperocus et Laodocus, dont les tombeaux étaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraîna en désordre jusqu'à leur camp, où ils ne parvinrent qu'à grand'peine, accablés par les traits des Grecs et par la chute d'énormes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse.»
Voilà le récit d'Amédée Thierry, c'est-à-dire d'un de nos écrivains les plus savans et les plus consciencieux. Or, je vous prie, où est Delphes? où est le temple? où est la foudre? où est le dieu irrité? où sont les trois guerriers spectres qui combattent pour les Delphiens? où sont ces rocs qui poursuivent les fugitifs en bondissant aux flancs du Parnasse? Rien de tout cela n'est dans la mosaïque. Ce n'est donc point la défaite des Gaulois à Delphes.
«Il signor Filippo de Romanis a prétendu que c'était la rencontre de
Drusus avec les Gaulois, près de la ville de Lyon.»
Prouvons que ce n'est pas plus la rencontre de Drusus avec les Gaulois près de la ville de Lyon que ce n'est la défaite des Gaulois à Delphes.
Selon le signor de Romanis, le chef vainqueur de la mosaïque serait Néron Claudius Drusus; le cavalier blessé, un chef gaulois; et le personnage du char, un barde; quant aux noms de ce barde et de ce chef, les noms gaulois sont si barbares et si difficiles à prononcer que le signor de Romanis ne les indique pas même par une pauvre petite initiale.
Il signor de Romanis est de l'avis du proverbe qui dit que quand on prend du galon on n'en saurait trop prendre; pendant qu'il était en train d'inventer un système, il a inventé une bataille: en effet, sa bataille n'a pas plus de nom que son chef gaulois et son barde.
Malheureusement, malgré ce vague si favorable aux théories systématiques, il y a deux choses positives. La première, c'est que les médailles qui restent des Druses ne ressemblent en rien au chef vainqueur de la mosaïque. La seconde, c'est que le prétendu barde monté sur le char tient un arc et non une lyre. Je sais bien qu'un arc est un instrument à corde, mais je doute que jamais les bardes se soient servis d'un arc pour s'accompagner.
J'ai donc grand'peur que la mosaïque ne représente pas la rencontre de
Drusus avec les Gaulois près de la ville de Lyon.
«Il signor Pasquale Ponticelli a prétendu que c'était la défaite des
Égyptiens par César.»
Prouvons que ce n'est pas plus la défaite des Égyptiens par César que ce n'est la défaite des Gaulois près de la ville de Lyon.
Selon il signor Pasquale Ponticelli, le chef vainqueur est César, le guerrier blessé est Achille, le roi fugitif est Ptolémée.
Il y a tout bonnement une impossibilité par personne citée à ce que cela soit.
Le chef vainqueur de la mosaïque a trente ans à peu près, et à cette époque César en avait cinquante un ou cinquante-deux.
Le guerrier blessé ne peut être le général égyptien Achille, puisque le général égyptien Achille fut, avant la bataille, tué en trahison par l'eunuque Ganimède.
Enfin, le roi fugitif ne peut être Ptolémée, puisque Ptolémée avait à cette époque dix-sept ans à peine, et que le roi vaincu parait en avoir de quarante-cinq à cinquante.
Il est vrai que cela pourrait s'arranger si César cédait à Ptolémée les vingt-un ou vingt-deux ans qu'il a de trop; mais resterait encore le malheureux général Achille, que nous ne saurions, en conscience, ressusciter pour faire plaisir au signor Pasquale Ponticelli.
Nous ne parlons pas des costumes, qui ne s'appliquent ni aux Romains du temps de César, ni aux Egyptiens du temps de Ptolémée.
Mais, dira peut-être il signor Pasquale Ponticelli, ce n'est point de la bataille d'Alexandrie que j'ai voulu parler, mais de la seconde bataille qui rendit César maître de la monarchie égyptienne.
A ceci nous répondrons qu'à cette seconde bataille, le roi Ptolémée, qui, au reste, n'avait que quelques mois de plus qu'à la première, était revêtu d'une cuirasse d'or; puisque, lorsqu'on le retira du Nil, mort et défiguré, ce fut à cette cuirasse qu'on le reconnut.
Or, sur toute la personne du roi fugitif il n'y a pas la moindre apparence de cette cuirasse d'or, qui cependant était assez importante pour que le peintre ne la laissât point à l'arsenal.
Ce n'est donc point la défaite des Egyptiens par César.
«Le marquis Arditi prétend que c'est la mort de Sarpédon.»
Prouvons que ce n'est pas plus la mort de Sarpédon que ce n'est la défaite des Egyptiens par César.
Sarpédon eut deux rencontres avec les Grecs, c'est vrai; près du hêtre sacré, c'est encore vrai; mais, quoique fils de Jupiter, Sarpédon n'était pas heureux en guerre: dans la première, Sarpédon fut blessé, dans la seconde, il fut tué.
Traduisons littéralement Homère, et voyons si le sujet de la mosaïque s'applique le moins du monde à l'une ou l'autre de ces deux rencontres de Sarpédon.
La première de ces deux rencontres eut lieu avec Tlépolème, fils d'Hercule et petit-fils de Jupiter. Sarpédon était par conséquent l'oncle de Tlépolème. Voici comment l'oncle parle au neveu:
«Tlépolème, si Hercule détruisit Troie, la ville sacrée, c'était pour punir la perfidie du fier Laomédon, qui paya par des paroles insolentes celui qui avait si bien agi à son égard, et lui refusa les chevaux pour lesquels il était venu d'aussi loin. Eh bien! je te le dis, tu recevras de moi la mort et le noir enfer, et, frappé de mon javelot, tu me donneras, à moi, la gloire, et ton âme à Pluton.»
Ainsi parla Sarpédon.
Maintenant, voici comment le neveu répond à l'oncle:
«Tlépolème élève son javelot aigu, et les deux longs javelots des guerriers partent de leurs mains. Sarpédon lança le sien, et la pointe alla frapper Tlépolème à la gorge: la sombre nuit de la mort couvrit ses yeux. Tlépolème frappa Sarpédon à la cuisse de son long javelot, et le fer impétueux écarta les chairs et pénétra jusqu'à l'os. Les amis de Sarpédon l'entraînent loin du combat; il porte encore le javelot long et pesant; aucun de ceux qui se pressent autour de lui ne s'en aperçoit et ne pense à retirer le fer dangereux pour qu'il remonte sur son char, tant ils s'étaient empressés de le tirer de ce danger.»
Le guerrier vainqueur de la mosaïque est armé d'une lance et non d'un javelot. Le guerrier vaincu n'a pas lancé son javelot, mais de douleur a laissé tomber sa lance près de lui. Tlépolème n'est pas le moins du monde frappé à la gorge, et Sarpédon est frappé non pas à la cuisse, mais dans le flanc; et la lance, qui n'a pas trouvé d'os pour l'arrêter, passe d'un pied et demi de l'autre côté du corps; de plus, comme cette lance peut avoir douze pieds de long, il serait difficile que les amis de Sarpédon ne s'aperçussent point que, tout fils de Jupiter qu'il est, le héros doit en être incommodé. De plus, ils sont pressés de faire remonter Sarpédon sur son cheval, et le guerrier blessé de la mosaïque est à cheval.
L'artiste n'a donc évidemment pas eu l'idée de représenter ce premier combat; passons au second.
Cette fois, la lutte a lieu entre Sarpédon et Patrocle. Voici comment parle Homère. Nous demandons pardon à nos lecteurs de la simplicité de notre traduction littérale; elle ne ressemble ni à celle du prince Lebrun ni à celle de M. Bitaubé, mais ce n'est pas notre faute.
«Lorsque les deux guerriers se furent approchés en face l'un de l'autre, Patrocle frappa le courageux Trasymèle, qui était le meilleur écuyer de Sarpédon, et, lui lançant un trait dans le ventre, il le renversa à terre. Sarpédon, frappant le second, lance à son tour son javelot aigu et atteint le cheval Pédase à l'épaule droite. Le cheval pousse des cris, tombe au milieu des rênes et meurt: les deux autres s'arrêtent, le timon craque, et les chevaux s'embarrassent, car Pédase gît au milieu des rênes; Automédon tire sa longue épée et coupe le trait à la volée. Ils recommencent alors leur périlleux combat; Sarpédon lance de nouveau à son ennemi un trait aigu: le javelot rase l'épaule gauche de Patrocle, mais ne le touche pas; enfin Patrocle lance son trait, qui ne sort pas inutilement de sa main, mais va frapper à l'endroit où le diaphragme embrasse le coeur nerveux et plein de vie. Sarpédon tombe alors comme un chêne, ou comme un pin que sur la montagne les hommes abattent avec des haches tranchantes.»
Or, le combat de la mosaïque ressemble encore moins à la seconde rencontre de Sarpédon qu'à la première.
Où est Trasymèle, le meilleur écuyer de Sarpédon? où est le cheval Pédase, blessé à l'épaule droite? où est Automédon coupant le trait? où est enfin Sarpédon frappé au coeur? à moins que déjà, du temps d'Homère, les médecins n'aient mis le coeur à droite.
Ce n'est donc pas la mort de Sarpédon.
«Enfin il signor Giuseppe Sanchez a prétendu que c'était une rencontre entre Achille et Hector.»
Prouvons que ce n'est pas plus une rencontre entre Achille et Hector que ce n'est la mort de Sarpédon.
Voici, selon le signor Giuseppe Sanchez, le paragraphe d'Homère auquel le peintre a emprunté son sujet:
Ulysse vient supplier Achille d'oublier l'injure que lui a faite Agamemnon, mais Achille le renvoie plus loin qu'il ne veut aller, et, rappelant les services rendus aux Grecs, il dit:
«Tant que je combattis avec les Grecs, Hector n'osa point lutter avec moi ni s'aventurer hors de ses murs, toujours il restait à la porte de Scée et sous un hêtre; cependant un jour il osa me braver, mais il put à peine échapper à mes coups.»
Nous vous voyons venir, monsieur Sanchez.
Vous n'avez pas voulu choisir un des combats racontés par Homère. Non. Homère poète, peintre, historien, Homère est trop précis, trop descripteur. Il eût été trop facile, Homère à la main, de vous réfuter. Vous avez préféré prendre quelque chose de vague, et vous avez prétendu que l'artiste avait pris à la volée les quelques mois de rodomontade jetés au vent par la colère d'Achille, et qu'il en avait fait un tableau. Ce n'est pas probable; mais, n'importe, admettons votre donnée.
C'est donc la rencontre d'Achille et d'Hector près de la porte de
Scée.
D'abord, monsieur Sanchez, Achille avait des chevaux de rechange. Il avait, à cette époque, Xanthe et Balius, fils de Podarge et du Zéphyr, et par conséquent immortels, il avait de plus Pédase, qu'il avait pris au siége de Thèbes, et qui, au dire d'Homère, tout mortel qu'il était, était digne d'être attelé près de ses deux collègues divins.
Mais, quoique Achille dût monter à cheval comme un membre du Jokey-Club ou comme un écuyer de Franconi, Achille ne montait jamais à cheval quand il s'agissait de combattre. Fi donc! les héros comme Achille avaient un char, un automédon pour conduire ce char, et au fond de ce char tout un arsenal de piques et de javelots. Combattre à cheval! pour qui prenez-vous le divin fils de Thétis et de Pelée? C'est bon pour des pleutres et des faquins; mais du temps d'Homère les gens comme il faut combattaient en char. Ecoutez Nestor:
«Contenez vos chevaux, dit-il, prenez garde qu'ils ne portent le désordre dans nos lignes; qu'aucun de vous ne s'abandonne à sa fougueuse ardeur, qu'aucun ne sorte des rangs pour attaquer l'ennemi, qu'aucun ne recule; vous seriez bientôt rompus et défaits. Si quelqu'un est forcé d'abandonner son char pour monter sur un autre, qu'il ne se serve plus que de ses javelots.»
Puis, s'il vous plaît, à cette époque, Achille avait encore ses armes, puisque Patrocle n'était pas mort. Où est donc l'immense bouclier sous lequel gémissait le bras de Patrocle? où est le casque terrible dont le cimier seul, en se balançant, faisait fuir les Troyens? où Achille dit-il que lorsque Hector a fui devant lui, lui Achille était nu-tête? Certes, Achille n'est point assez modeste pour avoir oublié une pareille circonstance.
Donc le chef vainqueur de la mosaïque ne peut être Achille, puisque le vainqueur de la mosaïque n'est pas sur le char d'Achille et ne porte pas les armes d'Achille.
Passons à Hector.
Maintenant, Hector est sur son char, c'est vrai; malheureusement, le chef vaincu de la mosaïque non seulement n'a pas les armes d'Hector, mais encore n'a pas l'âge d'Hector.
Où M. Giuseppe Sanchez a-t-il vu que l'élégant fils de Priam, qui dispute le prix de la beauté à Pâris, le prix du courage à Achille, soit un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans? Franchement, quoique Homère ne dise nulle part l'âge d'Achille, tout ce que je peux faire pour M. Sanchez, c'est d'accorder trente ans à Hector.
Puis, j'en demande pardon à M. Sanchez, j'ai lu et relu l'Iliade, et je n'ai vu nulle part qu'Hector se servît d'un arc. C'est Pâris, l'archer de la famille; et Homère est trop adroit pour établir une pareille similitude entre les deux frères. A Hector, il faut les armes offensives du brave; il lui faut les javelots avec lesquels on se bat à vingt pas de distance: il lui faut cette lance au cercle d'or avec laquelle on frappe son ennemi en le joignant; il lui faut l'épée, avec laquelle on lutte corps à corps.
Puis, comme arme défensive, où est ce casque, présent d'Apollon, dont le panache sème la terreur? où est ce grand bouclier qu'il rejette sur ses épaules quand il tourne le dos à l'ennemi et qui le couvre tout entier? où est enfin la cuirasse où s'enfonce si profondément le javelot d'Ajax qu'il déchire jusqu'à sa tunique?
Or, si le guerrier vaincu de la mosaïque n'a pas l'âge d'Hector et n'a pas les armes d'Hector, ce ne peut pas être Hector.
Il en résulte que si l'un ne peut pas être Hector et que l'autre ne puisse pas être Achille, la mosaïque doit nécessairement représenter autre chose que la rencontre d'Achille et d'Hector.
J'en demande pardon à mes lecteurs, mais j'ai voulu prendre les dix systèmes les uns après les autres pour leur prouver qu'il ne faut pas croire trop aveuglément aux systèmes.
Maintenant je pourrais, comme un autre, faire un onzième système, mais je ne donnerai pas ce plaisir à MM. les savans italiens.
Je leur raconterai tout simplement l'histoire d'un pauvre fou que j'ai vu à Charenton, et qui m'a paru non seulement plus sage, mais encore plus logique qu'eux. Sa folie était de se croire un grand peintre, et à son avis il venait d'exécuter son chef-d'oeuvre.
Ce chef-d'oeuvre, recouvert d'une toile verte, était le passage de la mer Rouge par les Hébreux.
Il vous conduisait devant le chef-d'oeuvre, levait la toile verte, et l'on apercevait une toile blanche.
—Voyez, disait-il, voilà mon tableau.
—Et il représente? demandait le visiteur.
—Il représente le passage de la mer Rouge par les Hébreux.
—Pardon, mais où est la mer?
—Elle s'est retirée.
—Où sont les Hébreux?
—Ils sont passés.
—Et les Égyptiens?
—Ils vont venir.
Dites-moi, les savans italiens que nous venons de citer sont-ils aussi sages et surtout aussi logiques que mon fou de Charenton?
XVII
Visite au Musée de Naples.
J'en demande bien pardon à mes lecteurs, mais je suis placé, comme narrateur, entre l'omission et l'ennui. Si j'omets, ce sera justement de la chose omise qu'on me demandera compte; si je passe tous les objets en revue, je risque de tomber dans la monotonie. Au surplus, nous en avons fini ou à peu près avec Naples antique et Naples moderne, et nous touchons à la catastrophe. Un peu de patience donc pour le Musée. Que dirait-on, je vous le demande, si je ne parlais pas un peu du musée de Naples?
Le palais des Studi, dont le duc d'Ossuna, vice-roi de Naples, avait jeté les fondemens dans le but d'en faire une vaste école de cavalerie, vit sa destination changée par Ruis de Castro, comte de Lemos, qui décida qu'il servirait de logement à l'Université, laquelle y fut effectivement instituée sous son fils, en 1616. Mais, en 1770, les palais de Portici, de Caserte, de Naples et de Capo di Monte s'étant successivement encombrés des précieux résultats que produisaient les fouilles de Pompeïa, le roi Ferdinand résolut de réunir toutes les antiquités provenant de la découverte de ces deux villes dans un seul local, où elles seraient exposées à la curiosité du public et aux investigations des savans. A cet effet, il choisit le palais de l'Université, laquelle Université fut transportée au palais de San-Salvandor.
Le roi Ferdinand fut si content de la résolution qu'il venait de prendre et la trouva si docte et si sage, qu'il résolut d'en perpétuer le souvenir en se faisant représenter en Minerve à l'entrée du nouveau Musée.
Ce fut Canova qu'on chargea de l'exécution de ce chef-d'oeuvre.
C'est quelque chose de bien grotesque, je vous jure, que la statue du roi Ferdinand en Minerve; et quand il n'y aurait que cela à voir au Musée, on n'aurait, sur ma parole, aucunement perdu son temps à y faire une promenade.
Mais heureusement il y a encore autre chose, de sorte que l'on peut faire d'une pierre deux coups. Notre première visite, après notre retour à Naples, fut pour les objets provenant d'Herculanum et de Pompeïa; c'était continuer tout bonnement notre course de la veille: après avoir vu l'écrin, c'était regarder les bijoux; bijoux merveilleux, d'art souvent, de forme toujours.
Nous commençâmes par les statues; elles se présentent d'elles-mêmes sur le passage des visiteurs. D'abord ce sont les neuf effigies de la famille Balbus; puis celles de Nonius père et fils, les plus fines, les plus légères, les plus aristocratiques, si on peut le dire, de toute l'antiquité. Ces dernières étaient à Portici. En 1799, un boulet emporta la tête de Nonius fils, mais on en retrouva les débris et on la restaura. Il y a encore là d'autres statues splendides: un Faune ivre, par exemple; la Vénus Callipyge que je trouve pour mon compte moins belle que celle de Syracuse; l'Hercule au repos, colosse du statuaire Glycon, retrouvé sans jambes dans les Thermes de Caracalla, et que Michel-Ange entreprit de compléter; mais, les jambes achevées, et lorsque l'auteur de Moïse eut pu comparer son oeuvre à celle de l'antiquité, il les brisa, en disant que ce n'était pas à un homme d'achever l'oeuvre des dieux. Guillaume de la Porta fut moins sévère pour lui-même, il refit les jambes; mais, les jambes faites, on apprit que le prince Borghèse venait de retrouver les véritables dans un puits, à trois lieues de l'endroit où l'on avait retrouvé le corps. Comment étaient-elles allées là? Personne ne le sut jamais. Or, il était encore plus difficile de faire un corps aux jambes du prince Borghèse que de faire des jambes au corps du roi de Naples. Le prince, qui était généreux comme un Borghèse, fit cadeau de ces jambes au roi. Tant il y a qu'aujourd'hui l'Hercule est au grand complet, chose rare parmi les statues antiques.
Il y a encore le taureau Farnèse, magnifique groupe de cinq à six personnages taillés dans un bloc de marbre de seize pieds sur quatorze; l'Agrippine au moment où elle vient d'apprendre que Néron menace sa vie; et enfin l'Aristide, que Canova regardait comme le chef-d'oeuvre de la statuaire antique.
De là on passa dans la salle des petits bronzes. Malgré cette dénomination infime, la salle des petits bronzes n'est pas la moins curieuse. En effet, dans cette salle sont rassemblés tous les ustensiles familiers retrouvés à Pompeïa. La vie antique, la vie positive est là; pour la première fois, on y voit boire et manger les anciens qui, dans notre théâtre, ne boivent et ne mangent que pour s'empoisonner.
Ce sont des vases pour porter l'eau chaude, des marabouts, des bouilloires, des poêles à frire, des moules à petits pâtés, des passoires si fines que le fond en semble un voile brodé à jour, des candélabres, des lanternes, des lampes de toutes formes et de toutes façons; un escargot qui éclaire avec ses deux cornes; un petit Bacchus qui fuit emporté par une panthère, une souris qui ronge un lumignon; des lampes consacrées à Isis et au Silence, d'autres consacrées à l'Amour, et que le dieu éteignait en abaissant la main; des lampes à plusieurs lumières accrochées à un petit pilastre orné de têtes de taureaux et de festons de fleurs, ou accrochées par des chaînes aux branches d'un arbre effeuillé.
A côté de la salle des petits bronzes est le cabinet des comestibles: ce sont des oeufs, des petits pâtés, des pains, des dattes, des raisins secs, des amandes, des figues, des noix, des pommes de pin, du millet, des noyaux de pêches, de l'huile d'Aix, des burettes, du vin dans des bouteilles, une serviette avec un morceau de levain, un oeuf d'autruche, des coquilles de limaçons. On y voit aussi des draps, du linge qui était dans un cuvier à lessive, des filets, du fil, enfin toutes ces choses qu'on rencontre à chaque pas dans la vie réelle, et dont il n'est jamais question dans les livres: ce qui fait que les anciens, toujours vus au sénat, au forum ou sur le champ de bataille, ne sont pas pour nous des hommes, mais des demi-dieux. Fausse éducation qu'il faut refaire, fausses idées qu'il faut redresser une fois qu'on est sorti du collége, et qui prolongent les études bien au delà du temps qui devrait leur être consacré.
Puis, de là on passe dans la chambre des bijoux. Voulez-vous des formes pures, suaves, sans reproches? Voyez ces anneaux, ces colliers, ces bracelets. C'est comme cela qu'en portaient Aspasie, Cléopâtre, Messaline. Voilà des mains qui se serrent en signe de bonne foi; voilà un serpent qui se mord la queue, symbole de l'infini; voici des mosaïques, des antiques, des bas-reliefs. Voulez-vous écrire? voici un encrier avec son encre coagulée au fond. Voulez-vous peindre? voici une palette avec sa couleur toute préparée. Voulez-vous faire votre toilette? voici des peignes, des épingles d'or, des miroirs, du fard, tout ce monde de la femme, mundus muliebris, comme l'appelaient les anciens.
Passons à la peinture: c'est la grande question artistique de l'antiquité; c'était la mystérieuse Isis, dont on n'avait pas encore, avant la découverte de Pompeïa, pu soulever le voile. On avait retrouvé des statues, on connaissait des chefs-d'oeuvre de la sculpture, on possédait l'Apollon, la Vénus de Médicis, le Laocoon, le Torse; on avait des frises du Parthénon et les métopes de Sélinunte; mais ces merveilles du pinceau tant vantées par Pline, ces portraits que les princes couvraient d'or, ces tableaux pour lesquels les rois donnaient leurs maîtresses, ces peintures que les artistes offraient aux dieux, jugeant eux-mêmes que les hommes n'étaient pas assez riches pour les payer: tout cela était inconnu. Il y avait un piédestal pour les statuaires, il n'y en avait pas pour les peintres.
Il est vrai que les fouilles de Pompeïa et d'Herculanum n'ont éclairé la question qu'à demi. Jusqu'à présent, on n'a retrouvé aucun original que l'on puisse attribuer à quelqu'un de ces grands maîtres qui avaient nom Timanthe, Zeuxis ou Apelles. Il y a plus: la majeure partie des peintures d'Herculanum et de Pompeïa ne sont rien autre chose que des fresques pareilles à celles de nos théâtres et de nos cafés. Mais n'importe! par cette oeuvre des ouvriers on peut apprécier l'oeuvre des artistes, et parmi ces peintures secondaires il y a même deux ou trois tableaux tout à fait dignes d'être remarqués. Mais il ne faut pas courir à ces deux ou trois tableaux, il faut les voir tous, les examiner tous, les étudier tous, car même dans les plus médiocres il y a quelque chose à apprendre.
Les peintures de Pompeïa sont à la détrempe, c'est-à-dire exécutées par le même procédé dont se servaient Giotto, Giovanni du Fiesole et Masaccio. Le style, à part deux ou trois oeuvres de la décadence exécutées par les Bouchers de l'époque, est purement grec. Le dessin en est fin, correct, étudié; le clair-obscur, quoique compris autrement que par nos artistes, est tout à fait à la manière des graveurs, c'est-à-dire à l'aide de hachures, et bien entendu. La composition est en général douce et harmonieuse. L'expression en est toujours juste et très souvent remarquable. Enfin les vêtemens et les plis sont touchés avec cette supériorité qu'on avait déjà reconnue dans la statuaire antique, et qui fait le désespoir des artistes modernes.
Nous ne pouvons pas passer en revue les 1,700 peintures qui composent la collection du Musée antique; nous pouvons seulement indiquer les plus originales ou les meilleures.
D'abord, dans les arabesques et dans les natures mortes, on trouvera des choses charmantes: des animaux auxquels il ne manque que la vie, des fruits auxquels il ne manque que le goût; un perroquet traînant un char conduit par une cigale, tableau que l'on croit une caricature de Néron et de son pédagogue Sénèque; une charge représentant Énée sauvant son père et son fils, tous trois avec des têtes de chiens. Les trois parties du monde, l'Afrique avec son visage noir, l'Asie avec un bonnet représentant une tête d'éléphant, et au milieu d'elles l'Europe, leur maitresse et leur reine; puis au fond la mer, et sur cette mer un vaisseau cinglant à pleines voiles à la recherche de cette quatrième partie du monde promise par Sénèque. Il n'y pas à s'y tromper, car au dessous on lit ces vers de Médée:
Venient annis
Secula seris quibus Oceanus
Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, Typhisque novos
Deteget orbes: nec sit terris ultima Thule.
Médée, acte II.
Maintenant, voici un tableau d'histoire: il est précieux, car c'est le seul qu'on ait retrouvé à Pompeïa: c'est Sophonisbe buvant le poison. Devant elle est Scipion l'Africain, qu'on peut reconnaître en le comparant à son buste, auquel il ressemble; puis, derrière Sophonisbe, Massinissa qui la soutient dans ses bras. Le tableau est sans signature. Est-ce une copie? est-ce l'original? Nul ne le sait.
Mais en voici un autre sur lequel le même doute n'existe point. Il représente Phoebé essayant de raccommoder Niobé avec Latone. Aux pieds de leur mère, Aglaé et Héléna, pauvres enfans qui seront enveloppés dans la vengeance divine, jouent aux osselets avec toute l'insouciance de leur âge. C'est un original: il est signé Alexandre l'Athénien.
Puis viennent les fameuses danseuses tant de fois reproduites par la peinture moderne; des funambules vêtus comme nos arlequins; les sept grands dieux qui présidaient aux sept jours de la semaine: Diane pour le lundi, Mars pour le mardi, et ainsi de suite Mercure, Jupiter, Vénus, Apollon et Saturne.
Au milieu de tout cela, le morceau de cendre coagulée qui conserve la forme du sein de cette femme retrouvée dans le souterrain d'Arrius Diomède, comme nous l'avons raconté.
Puis les trois Grâces, que l'on croit copiées de Phidias, et qui furent recopiées par Canova.
Puis le sacrifice d'Iphigénie, que l'on croit une copie de ce fameux tableau de Timanthe dont parle Pline. On se fonde sur ce que, dans l'un comme dans l'autre, Agamemnon a la tête voilée, et que, selon toute probabilité, un artiste n'aurait pas osé faire, à un maître aussi connu que Timanthe, un pareil vol.
Puis Thésée tuant le Minotaure. A ses pieds est le monstre abattu; autour de lui sont les jeunes garçons et les jeunes filles qu'il a sauvés et qui lui baisent la main.
Puis Médée méditant la mort de ses fils, composition magnifique d'une simplicité terrible. Les enfans jouent, la mère rêve. C'est beau et grand pour tout le monde. Un homme de nos jours qui aurait fait ce tableau serait le rival de nos plus grands peintres. Ne commencez pas par ce tableau, vous ne verriez plus rien. Quant à moi, il y a maintenant sept ans que je l'ai vu, et en fermant les yeux je le revois comme s'il était là.
Puis une foule d'autres peintures:—l'Éducation d'Achille par le centaure Chiron, tableau imité par un de nos peintres, et que la gravure a popularisé;—Ariane s'éveillant sur le rivage d'une île déserte, et tendant les bras au vaisseau de Thésée qui s'éloigne;—Phryxus traversant l'Hellespont, monté sur son bélier, et tendant la main à Hellé qui est tombée dans la mer;—la Vénus qui sourit, étendue dans une conque;—Achille rendant Briséis à Agamemnon;—enfin, Thétis allant demander vengeance à Jupiter.
Ces deux derniers sont deux pages de l'Iliade.
Puis, allez, cherchez encore, regardez dans tous les coins: vous croirez en avoir pour une heure, vous y resterez tout le jour; puis, vous y reviendrez le lendemain et le surlendemain; et au moment de votre départ vous ferez arrêter votre voiture pour rendre encore une dernière visite à cette salle, unique dans le monde.
Il ne faut pas s'en aller sans visiter le cabinet des papyrus; ce serait une grande injustice. Dans mon voyage de Sicile, après avoir visité Syracuse, j'ai conduit mes lecteurs aux sources de la Cyanée, à travers des îles charmantes dont les longs roseaux courbaient au dessus de nous, leurs têtes empanachées; ces roseaux, c'étaient des papyrus. On en faisait une espèce de parchemin étroit et long qu'on déroulait à mesure qu'on écrivait, et qu'on roulait à mesure qu'on avait écrit. Eh bien! on trouva cinq ou six mille de ces rouleaux, noircis, brûlés, friables; on les prit d'abord pour des morceaux de bois carbonisés et on n'y fit aucune attention; on les jeta ou plutôt on les laissa rouler où il leur plaisait d'aller; puis on reconnut que c'était le trésor le plus précieux de l'antiquité que l'on méprisait ainsi. On recueillit tout ce qu'on put en trouver, et, par un miracle de patience inouï, incroyable, fabuleux, on en a déroulé et lu à cette heure trois mille ou trois mille cinq cents, je crois. Le reste est dans ce cabinet, rangé sur les rayons de vastes armoires; ce sont deux mille cinq cents petits cylindres noirs que vous prendriez pour des échantillons de charbon de bois. Ce fut en 1753 seulement qu'on revint de l'erreur que nous avons dite: on trouva d'un seul coup, au dessous du jardin du couvent de Saint-Augustin, à Portici, dix-huit cents de ces petits rouleaux, rangés avec tant de symétrie que l'on commença à y voir quelque chose de mieux que du bois brûlé. D'ailleurs, en même temps et dans la même pièce on retrouva trois bustes, sept encriers, et des stylets à écrire. On reconnut alors qu'on était dans une bibliothèque, et l'on eut pour la première fois l'idée que les petits rouleaux noirs pouvaient être des papyrus; on les examina avec soin et on y reconnut, comme on la voit sur du papier brûlé, la trace des caractères qui y avaient été écrits. A partir de ce moment, la recommandation fut faite à tous les ouvriers travaillant aux fouilles de mettre précieusement de côté tout ce qui pourrait ressembler à du charbon.
Et, comme je vous le dis, il y a là trois mille manuscrits dans lesquels on retrouvera peut-être ces quatre volumes de Trogue Pompée qui font une lacune dans l'histoire, et ces trois ou quatre livres de Tacite qui font une lacune dans ses Annales.
J'avoue que j'avais grande envie de mettre dans ma poche un de ces petits rouleaux de charbon.
Comme nous allions descendre le grand escalier des Studi, le gardien, qui était sans doute satisfait de la rétribution que nous lui avions donnée, nous demanda à voix basse si nous ne voulions pas visiter la galerie de Murat. Nous acceptâmes, en lui demandant comment la galerie de Murat se trouvait aux Studi. Il nous répondit alors que, lorsque le roi Ferdinand avait repris son royaume, on avait partagé en famille tous les objets abandonnés par le roi déchu. Cette galerie était devenue la propriété du prince de Salerne qui, ayant eu besoin de quelque chose comme cent mille piastres, les emprunta sur gage à son auguste neveu actuellement régnant. Or, le gage fut cette galerie, laquelle, pour plus grande sûreté de la créance, fut transportée au musée Bourbon.
Il y a là, entre autres chefs-d'oeuvre, treize Salvator Rosa, deux ou trois Van-Dick, un Pérugin, un Annibal Carrache, deux Gérard des Nuits, un Guerchin, les Trois Âges de Gérard, puis dans un petit coin, derrière un rideau de fenêtre, un tableau de quatorze pouces de haut, et de huit pouces de large, une de ces miniatures grandioses comme en fait Ingres quand le peintre d'histoire descend au genre, une petite merveille enfin, comme l'Arètin, comme le Tintoret! c'est Francesca de Rimini et Paolo, au moment où les deux amans s'interrompent et «ce jour-là ne lisent pas plus avant.»
Demandez, je vous le répète, à visiter cette galerie, ne fût-ce que pour voir ce charmant petit tableau.
Nous sortîmes enfin, ou plutôt on nous mit à la porte. Il était quatre heures et demie, et nous avions outre-passé d'une demi-heure le temps fixé pour la visite du musée. Il est vrai qu'à Naples il n'y a rien de fixe, et qu'avec une colonate, c'est-à-dire avec cinq francs cinq sous, on fait et l'on fait faire bien des choses.
Nous n'avions pas marché cent pas qu'au coin de la rue de Tolède nous nous trouvâmes face à face avec un monsieur d'une cinquantaine d'années qu'il me sembla à la première vue avoir rencontré à Paris dans le monde diplomatique. Probablement je ne lui étais pas inconnu non plus, car il s'approcha de moi avec son plus charmant sourire.
—Eh! bonjour, mon cher Alexandre, me dit-il d'un ton protecteur; comment êtes-vous à Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-né des artistes et des gens de lettres?
Le faquin! Il me prit une cruelle envie de lui briser quelque chose d'un peu dur sur le dos; mais je me retins, me doutant bien qu'il accepterait cette réponse et que tout serait fini là.
En effet, pour mon malheur, c'était…
A l'autre chapitre, je vous dirai qui c'était.
XVIII
La Bête noire du roi Ferdinand.
C'était ce fameux marquis dont je vous ai parlé comme de la bête noire du roi Ferdinand, et qui, tout protégé qu'il avait été par la reine Caroline, n'avait jamais pu entrer au palais que par la porte de derrière.
En partant de France, j'avais pris quelques lettres de recommandation pour les plus grands seigneurs de Naples, les San-Teodore, les Noja et les San-Antimo. De plus, je connaissais de longue date le marquis de Gargallo et les princes de Coppola.
Parmi ces lettres, il s'en était, je ne sais comment, glissé une pour le marquis.
Étant à Rome, je n'avais pu obtenir de l'ambassade des Deux-Siciles l'autorisation d'aller à Naples. Afin d'éluder ce refus, j'avais, comme je l'ai raconté ailleurs, passé la frontière napolitaine grâce au passeport d'un de mes amis. Pour tout le monde je m'appelais donc du nom de cet ami, c'est-à-dire monsieur Guichard, et pour quelques personnes seulement j'étais Alexandre Dumas.
Mais comme, en arrivant à Naples, j'ignorais à qui je pouvais me fier, j'avais, avec un homme que j'appellerais mon ami, si ce n'était pas un très haut personnage, j'avais, dis-je, passé une revue des adresses de mes lettres, afin de savoir de lui quelles étaient les personnes à qui il n'y avait aucun inconvénient que monsieur Guichard remît les recommandations données à monsieur Dumas.
Or, à toutes les adresses, ce haut personnage, que je n'ose appeler mon ami, mais à qui j'espère prouver un jour que je suis le sien, avait fait un signe d'assentiment, lorsque, arrivé à la lettre destinée au marquis, il prit cette lettre par un coin de l'enveloppe, et la jetant, sans même regarder où elle allait tomber, de l'autre côté de la table sur laquelle nous faisions notre choix:
—Qui vous a donc donné une lettre pour cet homme? me demanda-t-il.
—Pourquoi cela? répondis-je, ripostant à sa question par une autre question.
—Mais, parce que … parce que … ce n'est pas un de ces hommes à qui on recommande un homme comme vous.
—Mais, n'est-il pas quelque peu homme de lettres lui-même? demandai-je.
—Oh! oui, me répondit mon interlocuteur; oui, il a une correspondance très active avec le ministre de la police. Cela s'appelle-t-il être un homme de lettres en France? En ce cas, c'est un homme de lettres.
—Diable! fis-je; mais il me semble que j'ai rencontré ce gaillard-là dans les meilleurs salons de Paris.
—Cela ne m'étonnerait pas: c'est un drôle qui se fourre partout. Et moi-même, tenez, je ne serais pas surpris en rentrant de le trouver dans mon antichambre. Mais vous voilà prévenu. Assez sur cette matière; parlons d'autre chose.
C'est un garçon fort aristocrate que cet ami que je n'ose pas appeler mon ami. Je ne m'en tins pas moins pour averti, et bien averti, car il était en position d'être parfaitement renseigné sur toutes ces petites choses-là, et, à partir de ce jour, je me donnai de garde d'aller en aucun endroit où je pusse rencontrer mon marquis.
Or, j'avais parfaitement réussi à l'éviter depuis trois semaines que j'étais à Naples, lorsque, pour mon malheur, comme je l'ai dit, je me trouvai face à face avec lui en sortant du musée Bourbon.
On devine donc quelle figure je fis lorsque, avec ce charmant sourire qui lui est habituel et avec ce ton protecteur qu'il affecte, il me dit:
—Eh! bonjour, mon cher Alexandre; comment êtes-vous à Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-né des artistes et des gens de lettres? Puis, voyant que je ne répondais rien et que je le regardais des pieds à la tête, il ajouta: Comptez-vous rester encore long-temps avec nous?
—D'abord, monsieur, lui répondis-je, je ne suis pas le moins du monde votre cher Alexandre, attendu que c'est la troisième fois, je crois, que je vous parle, et que, les deux premières, je ne savais pas à qui je parlais. Ensuite, vous n'avez pas été averti de mon arrivée parce que mon véritable nom n'a pas été déposé à la police. Enfin, et pour répondre à votre dernière question, oui, je comptais rester huit jours encore, mais j'ai bien peur d'être forcé de partir demain.
Après quoi je pris le bras de Jadin et laissai le protecteur-né des artistes et des gens de lettres fort abasourdi du compliment qu'il venait de recevoir.
A Chiaja, je quittai Jadin; il s'achemina du côté de l'hôtel, et moi j'allai droit à l'ambassade française.
A cette époque, nous avions pour chargé d'affaires à Naples un noble et excellent jeune homme ayant nom le comte de Béarn. En arrivant, il y avait quatre mois, j'avais été lui faire ma visite, et je lui avais tout raconté. Il m'avait écouté gravement et avec une légère teinte de mécontentement; mais presque aussitôt ce nuage passager s'était effacé, et me tendant la main:
—Vous avez eu tort, me dit-il, d'agir ainsi à votre façon, et vous pouvez cruellement nous compromettre. Si la chose était à faire, je vous dirais: Ne la faites point; mais elle est faite, soyez tranquille, nous ne vous laisserons pas dans l'embarras.
J'étais peu habitué à ces façons de faire de nos ambassadeurs; aussi j'avais gardé au comte de Béarn une grande reconnaissance de sa réception, tout en me promettant, le moment venu, d'avoir recours à lui.
Or, je pensai que le moment était venu, et j'allai le trouver.
—Eh bien! me demanda-t-il, avons-nous quelque chose de nouveau?
—Non, pas pour le moment, répondis-je, mais cela pourrait bien ne pas tarder.
—Qu'est-il donc arrivé?
Je lui dis la rencontre que je venais de faire, et je lui racontai le court dialogue qui en avait été la suite.
—Eh bien! me dit-il, vous avez eu tort cette fois-ci comme l'autre: il fallait faire semblant de ne pas le voir, et, si vous ne pouviez pas faire autrement que de le voir, il fallait au moins faire semblant de ne pas le reconnaître.
—Que voulez-vous, mon cher comte, lui répondis-je, je suis l'homme du premier mouvement.
—Vous savez cependant ce qu'a dit un de nos plus illustre diplomates?
—Celui dont vous parlez a dit tant de choses, que je ne puis savoir tout ce qu'il a dit.
—Il a dit qu'il fallait se défier du premier mouvement, attendu qu'il était toujours bon.
—C'est une maxime à l'usage des têtes couronnées, et il y aurait par conséquent de l'impertinence à moi de la suivre. Je ne suis heureusement ni roi ni empereur.
—Vous êtes mieux que cela, mon cher poète.
—Oui, mais en attendant nous ne sommes pas au temps du bon roi Robert; et je doute que, si son successeur Ferdinand daigne s'occuper de moi, ce soit pour me couronner comme Pétrarque avec le laurier de Virgile. D'ailleurs, vous le savez bien, Virgile n'a plus de laurier, et celui qu'a repiqué sur sa tombe mon illustre confrère et ami Casimir Delavigne lui a fait la mauvaise plaisanterie de ne pas reprendre de bouture.
—Bref, que désirez-vous?
—Je désire savoir si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions à mon égard.
—Lesquelles?
—De venir à mon secours si je vous appelle.
—Je vous l'ai promis et je n'ai qu'une parole; mais savez-vous ce que je ferais si j'étais à votre place?
—Que feriez-vous?
—Vous allez bondir!
—Dites toujours.
—Eh bien! je ferais viser mon passeport ce soir, et je partirais cette nuit.
—Ah! pour cela, non, par exemple.
—Très bien; n'en parlons plus.
—Ainsi je compte sur vous?
—Comptez sur moi.
Le comte de Béarn me tendit la main, et nous nous séparâmes.
—Faites-moi un plaisir, dis-je à Jadin en rentrant à l'hôtel.
—Lequel?
—Dites au garçon de vous dresser pour cette nuit un lit de sangle dans ma chambre.
—Pour quoi faire?
—Vous le verrez probablement.
—Avez-vous besoin de Milord aussi?
—Eh! eh! il ne sera peut-être pas de trop.
—Vous croyez donc qu'ils vont venir vous arrêter?
—J'en ai peur.
—Sacré fat que vous faites, de vous figurer que les gouvernement s'occupent de vous!
—Celui-ci a daigné s'occuper de mon père au point de l'empoisonner, et je vous avoue que ce précédent ne me donne pas de confiance.
—Eh bien! on couchera dans votre chambre, puisqu'il faut vous garder.
Et Jadin donna ordre qu'on lui dressât son lit en face du mien.
Cette précaution prise, nous nous couchâmes et nous nous endormîmes comme si nous n'avions pas rencontré le moindre marquis dans notre journée.
Le lendemain, vers les quatre heures du matin, j'entendis qu'on ouvrait ma porte.
Si profondément que je dorme et si légèrement qu'on ouvre la porte de ma chambre quand je dors, je m'éveille à l'instant même. Cette fois, ma vigilance habituelle ne me fit pas défaut; j'ouvris les yeux tout grands, et j'aperçus le valet de chambre.
—Eh bien! Peppino, demandai-je, qu'y a-t-il, que vous me faites le plaisir d'entrer si matin chez moi?
—J'en demande un million de pardons à son excellence, répondit le pauvre garçon; ce sont deux messieurs qui veulent absolument vous parler.
—Deux messieurs de la police, n'est-ce pas?
—Ma foi! s'il faut vous le dire, j'en ai peur.
—Allons, allons, alerte, Jadin!
—Quoi? dit Jadin, en se frottant les yeux.
—Deux sbires qui nous font l'honneur de nous faire visite, mon garçon.
—C'est-à-dire qu'il faut que je me lève et que je coure chez M. de
Béarn.
—Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, cher ami; levez-vous et courez.
—Vous n'aimez pas mieux que je les fasse manger par Milord? Cela serait plus tôt fait, et cela ne nous dérangerait pas.
—Non, il en reviendrait d'autres, et ce serait à recommencer.
—Ces messieurs peuvent-ils entrer? demanda Peppino.
—Parfaitement, qu'ils entrent. Ces messieurs entrèrent.
Cela ressemblait beaucoup aux gardes du commerce que nous voyons au théâtre.
—Monsu Guissard? dit l'un d'eux.
—C'est moi, répondis-je.
—Eh bien! monsu Guissard, il faut nous suivre tout de suite.
—Où cela, s'il vous plaît?
—A la polize.
Je jetai un coup d'oeil triomphant à Jadin.
—Il faut, murmura-t-il, que le gouvernement ait bien du temps de reste pour se déranger ainsi!
—Que dit monsu? demanda le sbire.
—Moi! Rien, dit Jadin.
—Monsu a parlé du gouvernement!
—Ah! j'ai dit que le gouvernement était plein de tendresse pour les étrangers qui viennent ici; et je le répète! attendu que c'est mon opinion, monsieur. Est-il défendu d'avoir une opinion?
—Oui, dit le sbire.
—En ce cas, je n'en ai pas, monsieur, prenons que je n'ai rien dit. Je me hâtai de m'habiller; j'avais une peur de tous les diables que les sbires, peu habitués au dialogue de Jadin, ne l'emmenassent avec moi. Je passai donc lestement mon gilet et ma redingote, et leur déclarai que j'étais prêt à les suivre.
Cette promptitude à me rendre à l'invitation du gouvernement parut donner à nos deux sbires une excellente idée de moi; aussi, lorsque, arrivé à la porte de la rue, je leur demandai la permission de prendre un fiacre, ils ne firent aucune difficulté, et l'un d'eux poussa même la complaisance jusqu'à courir en chercher un qui stationnait devant la grille encore fermée de la villa Reale.
Comme je montais en voiture, je vis apparaître Jadin à la fenêtre; il était tiré à quatre épingles et tout prêt à se rendre à l'ambassade. Seulement, pour ne pas donner de soupçons sur sa connivence avec moi, il attendait pour sortir que nous eussions tourné le coin, et fumait innocemment la plus colossale de ses trois pipes.
Cinq minutes après j'étais à la police. Un monsieur, tout vêtu de noir et de fort mauvaise humeur d'avoir été réveillé si matin, m'y attendait.
—C'est à vous ce passeport? me demanda-t-il aussitôt qu'il m'aperçut et en me montrant mon passeport au nom de Guichard.
—Oui, monsieur.
—Et cependant Guichard n'est pas votre nom?
—Non, monsieur.
—Et pourquoi voyagez-vous sous un autre nom que le vôtre?
—Parce que votre ambassadeur n'a pas voulu me laisser voyager sous le mien.
—Quel est votre nom?
—Alexandre Dumas.
—Avez-vous un titre?
—Mon aïeul a reçu de Louis XIV le titre de marquis, et mon père a refusé de Napoléon le titre de comte.
—Et pourquoi ne portez-vous pas votre titre?
—Parce que je crois pouvoir m'en passer.
—Vous méprisez donc ceux qui ont des titres?
—Pas le moins du monde; mais je préfère ceux qu'on se fait soi-même à ceux qu'on a reçus de ses aïeux.
—Vous êtes donc un jacobin?
Je me mis à rire, et je haussai les épaules.
—Il ne s'agit pas de rire ici! me dit le monsieur en noir, d'un air on ne peut plus irrité.
—Vous ne pouvez pas m'empêcher de trouver la question ridicule.
—Non, mais je veux vous faire passer l'envie de rire.
—Oh! cela, je vous en défie tant que j'aurai le plaisir de vous voir.
—Monsieur!
—Monsieur!
—Savez-vous qu'en attendant je vais vous envoyer en prison?
—Vous n'oserez pas.
—Comment! je n'oserai pas? s'écria l'homme noir en se levant et en frappant la table du poing.
—Non.
—Eh! qui m'en empêchera?
—Vous réfléchirez.
—A quoi?
—A ceci.
Je tirai de ma poche trois lettres.
Le monsieur noir jeta un coup d'oeil rapide sur les papiers que je lui présentais, et reconnut des cachets ministériels.
—Qu'est-ce que c'est que ces lettres?
—Oh! mon Dieu, presque rien. Celle-ci, c'est une lettre du ministre de l'instruction publique, qui me charge d'une mission littéraire en Italie, et particulièrement dans le royaume des Deux-Siciles: il désire savoir quels sont les progrès que l'instruction a faits depuis les vice-rois jusqu'à nos jours. Celle-ci, c'est une lettre du ministre des affaires étrangères, qui me recommande particulièrement à nos ambassadeurs, et qui les prie de me donner en toute circonstance, voyez: en toute circonstance est même souligné;—de me donner, dis-je, en toute circonstance, aide et protection. Quant à cette troisième, n'y touchez pas, monsieur, et permettez-moi de vous la montrer à distance. Quant à cette troisième, voyez, elle est signée: «Marie-Amélie,» c'est-à-dire d'un des plus nobles et des plus saints noms qui existent sur la terre. C'est de la tante de votre roi. J'aurais pu m'en servir, mais je ne l'ai pas fait, il aurait fallu la remettre à la personne à qui elle était adressée; et quand on a un autographe comme celui-là, lequel, comme vous pouvez le voir, ne dit pas trop de mal du porteur, on le garde, au risque que quelque valet de police vous menace de vous envoyer en prison.
—Mais, me dit le monsieur un peu abasourdi, qui me dira que ces lettres sont bien des personnes dont elles portent les signatures?
Je me retournai vers la porte qui s'ouvrait en ce moment, et j'aperçus le comte de Béarn.
—Qui vous le dira? Pardieu, repris-je, monsieur l'ambassadeur de France, qui se dérange tout exprès pour cela. N'est-ce pas, mon cher comte, continuai-je, que vous direz à monsieur que ces lettres ne sont pas de fausses lettres?
—Non seulement je le lui dirai, mais encore je demanderai en vertu de quel ordre on vous arrête, et il me sera fait raison de l'insulte que vous avez reçue. Je réclame monsieur, ajouta le comte de Béarn en étendant la main vers moi, d'abord comme sujet du roi de France, et ensuite comme envoyé du ministère. Si monsieur a commis quelque infraction aux lois de la police et de la santé[1], j'en répondrai à plus haut que vous. Venez, mon cher Dumas, je suis désolé qu'on vous ait réveillé si matin, et j'espère que c'est par un malentendu.
[1] On était alors dans le plus fort du choléra, et je n'avais pas fait à Rome la quarantaine de vingt-cinq jours obligée.
Et à ces mots, nous sortîmes de la police bras dessus bras dessous, laissant le monsieur en noir dans un état de stupéfaction des plus difficiles à décrire.
Jadin nous attendait à la porte.
—Ah ça! maintenant, me dit le comte de Béarn, maintenant que nous sommes entre nous, il ne s'agit plus de faire les fanfarons; je vous ai tiré de là avec les honneurs de la guerre, mais je vais avoir sur les bras tout le ministère de la police. Il s'agit pour vous de songer au départ.
—Diable!
—N'avez-vous pas tout vu?
—Si fait. J'ai visité hier la dernière chose qui me restai à voir.
—Eh bien!
—Eh bien! nous tâcherons d'être prêts quand il le faudra, voilà tout.
—A la bonne heure! Maintenant, rentrez à l'hôtel, et attendez-moi dans la journée. J'aurai une réponse.
Je suivis le conseil que me donnait M. Béarn, et je le vis effectivement revenir vers les cinq heures.
—Eh bien! me dit-il, tout est arrangé de la façon la plus convenable. On savait votre présence ici; et comme vous n'y avez commis aucun scandale patriotique, on la tolérait. Mais vous avez été officiellement dénoncé hier soir, et l'on s'est cru alors dans la nécessité d'agir.
—Et combien de temps me laisse-t-on pour quitter Naples?
—On s'en est rapporté à moi, et j'ai dit que dans trois jours vous seriez parti.
—Vous êtes un excellent mandataire, mon cher comte, et non seulement vous représentez admirablement l'honneur de la France, mais encore vous sauvez à merveille celui des Français. Recevez tous mes remerciemens. Dans trois jours j'aurai acquitté votre parole envers le gouvernement napolitain.
Voilà comment je fus obligé de quitter la très fidèle ville de Naples, qui n'en est encore qu'à sa trente-septième révolte; et cela pour avoir eu le malheur de rencontrer la bête noire de Sa Majesté le roi Ferdinand.
Cela prouve qu'il y a à Naples quelque chose de pire encore que les jettateurs:
Ce sont les mouchards.
XIX
L'Auberge de Sainte-Agathe.
C'en était fait, je devais quitter Naples. Le rêve était fini, la vision allait s'envoler dans les cieux. Je vous avoue, mes chers lecteurs, que, lorsque je vis disparaître Capo-di-Chino à ma gauche et le Champ-de-Mars à ma droite, lorsque, étendu sur les coussins de ma voiture, je me mis à songer tristement que, selon toutes les probabilités humaines, et grâce surtout à la bienveillante protection du marquis de Soval et à la justice éclairée du roi Ferdinand, je ne verrais plus ces merveilles, mon coeur se serra par un sentiment d'angoisse indéfinissable, des larmes me vinrent aux bords des paupières, et je me rappelai malgré moi le mélancolique proverbe italien: Voir Naples et mourir!
En m'éloignant de ce pays enchanté, j'éprouvais donc quelque chose de semblable à ce qui doit se passer dans l'âme de l'exilé disant un dernier adieu à sa patrie. Oui, je m'étais épris de tendresse, de sympathie et de pitié pour cette terre étrangère que Dieu, dans sa prédilection jalouse, a comblée de ses bienfaits et de ses richesses; pour cette oisive et nonchalante favorite dont la vie entière est une fête, dont la seule préoccupation est le bonheur; pour cette ingrate et voluptueuse sirène qui s'endort au bruit des vagues et se réveille aux chants du rossignol, et à qui le rossignol et les vagues répètent dans leur doux langage un éternel refrain de joie et d'amour, et traduisent dans leur musique divine les paroles du Seigneur: «A toi, ma bien-aimée, mes plus riches tapis de verdure et de fleurs; à toi mon plus beau pavillon d'or et d'azur; à toi mes sources les plus limpides et les plus fraîches; à toi mes parfums les plus suaves et les plus purs; à toi mes trésors d'harmonie; à toi mes torrens de lumière.» Hélas! pourquoi faut-il que l'homme, cet esclave envieux et stérile, s'attache à détruire partout l'oeuvre de Dieu; pourquoi tout paradis terrestre doit-il cacher un serpent!
Absorbé par ces idées passablement lugubres, je baissai la tête sur ma poitrine et je me laissai aller à ma rêverie. Jadin ronflait à mes côtés du sommeil des justes, avec cette différence cependant que la trompette des archanges ne l'aurait pas éveillé. Il avait lancé sa dernière malédiction sur les douaniers de Sa Majesté sicilienne, avait craché sur la barrière en guise d'adieu, et s'était endormi comme un homme qui n'a plus de comptes à rendre à sa conscience. Je voulus m'assurer si mes regrets bruyans n'avaient pas troublé le repos de mon camarade. J'attendis deux ou trois cahots de première force; Jadin subit l'épreuve sans sourciller, il aurait subi l'épreuve du canon tiré à bout d'oreille. Alors je fermai les yeux à mon tour, et je repassai dans mon esprit tous ces rians tableaux que j'avais admirés pour la première et pour la dernière fois de ma vie. Je ne sais combien de temps dura ma méditation ou mon rêve, je ne sais combien d'heures je restai dans cet engourdissement de l'âme qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil; ce que je sais très bien et dont je me souviens, Dieu merci, avec une grande précision de détails, c'est que j'en fus arraché brusquement par un accident survenu à notre voiture. L'essieu s'était brisé et nous étions dans une mare.
Cette fois Jadin était éveillé, non point par sa chute, comme on pourrait le croire, mais par la fraîcheur de l'eau qui venait de pénétrer ses vêtemens les plus intimes, et il jurait de toute l'indignation de son âme et de toute la force de ses poumons. Il pouvait être environ trois heures; la route était déserte; le postillon s'en était allé demander du secours.
Lorsque je dis que la route était déserte, je me trompe, car, en tournant la tête à gauche, je vis près de nous une espèce de petit lazzarone de douze à treize ans, crépu, hâlé, doré de reflets changeans, imitant à merveille le bronze florentin, les yeux noirs comme du charbon, les lèvres rouges comme du corail et les dents blanches comme des perles. Il était fièrement drapé dans des haillons qui auraient fait envie à Murillo, et nous regardait d'un air intelligent et réfléchi, sans daigner nous tendre la main ni pour nous aider, ni pour nous demander l'aumône. Dans un pays où la nudité presque complète est le privilége du mendiant et du lazzarone, et où tout homme du peuple, quels que soient ses besoins, n'aborde jamais l'étranger sans se croire le droit de mettre sa bourse à contribution, ce luxe de guenilles et ce silence de dédain ne furent pas sans me causer un certain étonnement.
—Où sommes-nous? lui demandai-je en sautant par dessus la roue qui gisait renversée au milieu du chemin.
—A Sant-Agata di Goti, répondit le petit sauvage sans déranger un pli de son bizarre accoutrement.
—Pardieu! fit Jadin, il s'agit bien de Goths et de Visigoths, ne voyez-vous pas que nous sommes en Afrique? Voilà de la véritable couleur locale ou je ne m'y connais guère.
Le petit paysan fixa son regard sur Jadin, comme pour deviner le sens de ses paroles, et fronça le sourcil d'un air de défiance et de soupçon, se croyant sans doute offensé par ce peu de mots prononcés devant lui dans une langue inconnue. Je me hâtai de rassurer la susceptibilité du jeune habitant de Sainte-Agathe, en lui faisant comprendre de mon mieux que Jadin s'extasiait sur la qualité de son teint et sur l'originalité de son costume.
L'enfant ne fut pas dupe de ma bienveillante traduction et se contenta de répondre, en haussant les épaules, que, si les hommes de son pays étaient bronzés par le soleil, les femmes y étaient plus blanches et plus jolies que partout ailleurs, et que si lui et ses frères n'avaient que des haillons pour tout vêtement, c'était pour que leurs soeurs portassent des jupes brodées et des corsages à galons d'or.
Ces paroles furent dites d'un ton si simple que je me suis réconcilié tout à coup avec l'indolence et la misère du petit lazzarone.
—Y a-t-il une auberge, une cabane, un chenil dans ce maudit village? demanda Jadin en se servant cette fois du patois napolitain, dans lequel il avait fait, dans les derniers temps, de rapides progrès.
—C'e una superba locanda, répondit l'enfant en regardant Jadin avec une singulière expression de malice.
—Eh bien! mon garçon, lui dis-je, si tu nous mènes à cette superba locanda, voici une pièce de six carlins pour ta peine.
—Je ne suis pas un mendiant, répondit le jeune homme aux haillons, en me lançant un regard d'une hauteur incroyable.
Je tombais d'étonnement en étonnement. Un enfant de la dernière classe du peuple napolitain, dont l'extérieur annonçait le dénûment le plus complet, refuser une demi-piastre, c'était quelque chose de tellement fabuleux que, n'en croyant pas mes oreilles, je me tournai vers Jadin pour m'assurer si je n'avais pas mal entendu.
—Comment, drôle! tu ne veux pas de notre argent? fit Jadin en lui montrant la monnaie qu'il prit de mes mains.
—Je ne l'ai pas gagné, répondit le petit paysan avec son stoïcisme habituel.
—Tu te trompes, mon garçon, repris-je à mon tour, ce n'est pas à titre d'aumône que nous t'offrons cette somme, c'est pour te récompenser du service que tu vas nous rendre en nous menant à un hôtel.
—Je ne suis pas un guide, répliqua l'étrange garçon avec le plus imperturbable sang-froid.
—Eh bien! quel est donc l'état de votre seigneurie? demanda Jadin en portant respectueusement la main à son chapeau.
—Mon état?… c'est de regarder les voitures qui passent et les passagers qui tombent.
—Hein! comment le trouvez-vous, Jadin?
—Je le trouve tout à fait magnifique, et je veux absolument croquer la tête de ce coquin.
Comme nous l'avons dit, le descendant des Goths n'était pas très fort sur le français. Il crut que Jadin le menaçait tout bonnement de lui couper la tête. Sa colère, long-temps contenue, éclata avec fureur. Il grinça des dents comme un tigre blessé, tira de ses haillons un long poignard à lame triangulaire, et s'éloigna lentement à reculons, en fixant sur Jadin ses fauves prunelles qui lançaient des éclairs. Son intention évidente était d'attirer son adversaire loin de la grande route, dans quelque endroit plus désert ou plus sombre, pour consommer tranquillement sa vengeance.
—Attends-moi, attends-moi, petit brigand, s'écria Jadin en riant, je vais t'apprendre a faire usage d'armes prohibées. Et il fit un pas pour s'élancer à sa poursuite.
Mais au même instant le postillon reparut suivi de cinq ou six paysans de Sainte-Agathe, les uns plus cuivrés que les autres; et le petit sauvage, en voyant arriver du monde, cacha promptement son poignard et se sauva à toutes jambes.
On mit la voiture sur pied, on constata les dégâts, et nous acquîmes la triste conviction que nous ne pouvions pas nous remettre en route avant la nuit. Je fis part au postillon de notre singulière rencontre, et lui demandai quelques renseignemens sur l'étonnant personnage qui venait de s'enfuir à leur approche. Le postillon sourit, et pour toute réponse frappa deux ou trois fois son front du bout de son index. Comme je ne comprenais rien du tout à cette pantomime, je le priai de s'expliquer plus clairement. Il me raconta alors que ce méchant gamin, que nous avions pris pour un nègre, n'était pas plus Africain que les autres habitans de Sainte-Agathe, et qu'il ne fallait pas nous étonner de ses manières, car il était un peu fou, ainsi que le reste de sa famille.
—Mais au nom du diable! s'écria Jadin, exaspéré par toutes ces lenteurs, où pourrais-je enfin trouver une auberge pour sécher mes habits?
—Tiens! en effet, reprit le postillon en l'examinant avec curiosité, son excellence a versé du côté du ruisseau.
La locanda était à deux pas. J'ai abusé si souvent de la patience de mes lecteurs en leur parlant des auberges d'Italie, que je puis me borner cette fois à les renvoyer aux descriptions précédentes. J'ajouterai seulement que l'auberge de Sainte-Agathe surpasse en saleté toutes celles que j'ai décrites jusqu'ici. Cet affreux coupe-gorge s'appelle, je crois, la nobile locanda del Sole.
Jadin fit allumer un grand feu, et se mit en devoir de se sécher de son mieux, trempé qu'il était jusqu'aux os. Moi, je sortis à l'aventure, fort inquiet de savoir comment j'emploierais les trois ou quatre mortelles heures pendant lesquelles on devait réparer notre voiture. De dîner, il n'en était pas question. Comme nous comptions nous arrêter seulement à Mola di Gaëta, nous n'avions pas pris de provisions avec nous, et de son côté l'hôte de Sainte-Agathe s'était empressé de mettre à notre disposition sa cuisine, ses ustensiles; mais, comme on le pense bien, là se bornèrent ses offres de service: des objets à mettre sous notre dent, il n'en fut aucunement question. Je pris le premier chemin de traverse qui s'offrit à mes pas, décidé à tuer le temps en parcourant la campagne. J'avais fait à peine un huitième de mille, lorsqu'au détour d'un buisson je me trouvai nez à nez avec mon sauvage. Il se chauffait tranquillement au soleil, et ne fit pas un mouvement ni pour m'éviter ni pour marcher à ma rencontre.
—Eh bien! mon enfant, lui dis-je en l'abordant comme une vieille connaissance, vous vous êtes singulièrement mépris sur les intentions de mon camarade. Il ne voulait vous faire aucun mal. Seulement, comme il vous trouvait la tête d'un grand caractère, il eût été charmé de faire votre portrait.
—Comment, c'était un peintre! s'écria l'enfant ébahi.
—Certainement, qu'y a-t-il là d'étonnant?
—C'était un peintre! répéta le petit paysan, comme en se parlant à lui-même.
—Oui, c'était un peintre, et de quelque talent, j'ose vous en répondre.
—Mais moi je suis peintre aussi, s'écria le pauvre garçon d'un air exalté, son pittore anch'io, ou plutôt je le serai, car je suis trop jeune encore pour avoir un état.
—Eh bien, mon cher, vous voyez que, pour un collègue, vous ne vous êtes pas montré trop aimable, et si c'eût été en pays civilisé, on eût pu croire que vous vous connaissiez.
—Ah! pardonnez-moi, monsieur; si j'avais pu deviner que vous étiez des artistes, car vous êtes artiste aussi, vous, n'est-ce pas, eccellenza?
—Artiste… oui, oui… à peu près…
—Si j'avais pu croire cela, au lieu de vous laisser égorger dans cette vilaine auberge, je vous aurais mené chez mon grand-père, qui est peintre aussi, lui, ou plutôt qui l'a été, car il est maintenant trop vieux pour avoir un état.
—Mais nous sommes encore à temps, mon garçon.
—Vous avez raison, monsieur, dit le futur peintre en faisant quelques pas dans la direction de la locanda. Mais il parut se raviser tout à coup; et se tournant vers moi avec un certain embarras:
—Je réfléchis, dit-il, qu'il vaudra peut-être mieux nous passer de votre ami.
—Et pourquoi cela?
—Dame! c'est qu'il aime à rire, comme j'ai pu m'en apercevoir, et qu'il pourrait avoir du désagrément avec mon grand-père; car dans notre famille nous ne sommes pas endurans. Vous, c'est autre chose… vous ne vous êtes pas trop moqué de mes haillons, et je crois qu'avec un peu de bonne volonté de part et d'autre nous pourrons nous entendre.
—C'est convenu, mon petit Giotto; et en attendant que vous reveniez un peu de vos préventions sur le compte de mon ami, je profiterai seul de l'hospitalité que vous voulez bien m'offrir.
—Et vous n'en serez pas fâché, je vous le promets. Vous allez voir d'abord mes trois frères, trois garçons les plus forts et les plus beaux de la province, le premier est vigneron, le second pêcheur, le troisième garde-chasse.
—Je serai flatté de faire leur connaissance.
—Puis mes trois soeurs, trois madones.
—De mieux en mieux, mon cher hôte.
—Et puis enfin…
—Comment! ce n'est pas tout?
—Puis enfin, répéta le petit paysan en baissant la voix et regardant autour de lui d'un air mystérieux, vous verrez trois tableaux, trois merveilles; et vous pourrez vous vanter d'avoir une fière chance si vous obtenez que mon grand-père vous les montre.
—Vous piquez furieusement ma curiosité.
—Oui, mais il faut savoir s'y prendre, car, voyez-vous, mon grand-père tient plus à ses tableaux qu'à tous ses enfans; il verrait mes trois frères se casser le cou, mes trois soeurs se noyer, qu'il ne pousserait pas un cri, qu'il ne verserait pas une larme; moi-même, qu'il préfère à tous les autres parce que je porte son nom et que je serai peut-être un jour comme lui, je tomberais dans la gueule d'un ours ou dans le fond d'un précipice qu'il en serait médiocrement affligé; mais, s'il arrivait malheur à quelqu'un de ses tableaux, je crois qu'il en mourrait du coup, ou que tout au moins il en perdrait la raison.
—Je comprends cette passion d'artiste et d'antiquaire; mais que faut-il donc que je fasse pour mériter les bonnes grâces de votre respectable aïeul?
—D'abord il ne faudra pas trop lui dire du bien de ses tableaux, car il croirait que vous voulez les acheter et il vous ferait mettre à la porte.
—Soyez tranquille! j'en dirai du mal.
—Gardez-vous-en bien, il deviendrait furieux et pourrait bien avoir envie de vous faire jeter par la fenêtre.
—Diable! diable! Je n'en dirai rien du tout, alors.
—Je vous ai dit, monsieur, que mon grand-père est un vieillard, il faut lui pardonner quelque chose, reprit le petit lazzarone d'un ton grave et sentencieux qui contrastait singulièrement avec sa condition et son âge. Puis, comme s'il se fût ennuyé de jouer un rôle trop sérieux, il partit d'un grand éclat de rire et mesura en quatre bonds la distance qui nous séparait du sentier que nous devions prendre pour arriver à l'atelier rustique du vieux peintre de Sainte-Agathe. Je suivais avec quelque peine mon jeune guide, qui courait devant moi comme un chevreuil, en sautant fossés et barrières, en enjambant torrens et buissons, sans que rien pût arrêter son élan.
Au moment où nous passions sous un de ces berceaux de vigne si communs en Italie, l'enfant leva la tête, et me montra du doigt un très beau garçon de vingt à vingt-cinq ans qui se tenait gracieusement penché au bout d'une longue échelle, et coupait des sarmens avec un couteau recourbé qu'on appelle dans le pays roncillo.
—Bonjour, Vito, s'écria joyeusement mon gamin en secouant le pied de l'échelle.
—Bonjour, flâneur, répondit le personnage aérien sans interrompre sa besogne.
—C'est mon frère le vigneron, dit mon guide avec un sentiment de fierté, et il reprit sa course.
Un peu plus loin, il s'arrêta de nouveau aux bords d'une petite rivière qui coupait en deux le chemin. Un jeune homme très brun et très robuste se tenait assis sur la berge, les jambes nues et pendantes, les bras tendus, le corps avancé; d'une main il jetait de la chaux vive pour troubler le courant, de l'autre il battait les eaux avec une perche. Il était impossible de passer devant cet homme sans l'admirer. C'était une de ces natures riches et puissantes que Michel-Ange eût souhaitées pour modèle.
—Bonjour, André, fit le futur artiste en lui tapant sur l'épaule, combien de truites aurons-nous ce soir?
—Bonjour, gourmand, répondit l'homme à la perche.
—Ne faites pas attention, monsieur, c'est mon frère le pêcheur.
Enfin, nous étions presque à la porte d'une petite maison blanche et coquette, qu'il m'avait indiquée de loin comme le but de notre promenade artistique, lorsque nous rencontrâmes un troisième paysan, plus remarquable par sa taille et sa bonne mine que les deux autres, quoique, à vrai dire, son costume ne fût pas moins négligé que celui de ses frères. Le seul luxe qu'il se permît, c'était un très beau fusil anglais qu'il portait à l'épaule.
—Bonjour, Orso, s'écria l'enfant gâté de la famille, en lui sautant au cou.
—Bonjour, mauvais garnement, répondit Orso en lui rendant ses caresses.
—C'est mon frère le chasseur, dit mon petit Raphaël en herbe, d'une voix triomphante.
Et sans me laisser le temps de prononcer une parole, il me prit lestement par la main, et m'entraîna dans une de ces petites cours italiennes qui ressemblent si bien à un impluvium, pavée d'une mosaïque grossière et abritée d'une verte tonnelle. Nous franchîmes un escalier découvert dont les marches étaient tapissées de mousse et émaillées de ces grandes et belles fleurs dans lesquelles la dévotion napolitaine a découvert tous les emblèmes de la passion, et nous nous trouvâmes dans une assez vaste salle, haute, aérée, lumineuse, qui devait être la pièce de réception et d'apparat. Là, mon petit nègre aux haillons pittoresques me présenta trois jeunes filles qui s'étaient levées à notre approche, et se serraient dans un seul groupe timides et confuses. La plus jeune n'avait pas encore quinze ans, et l'aînée en avait vingt à peine. Je fus ébloui de leur beauté et de leur fraîcheur. Rien de plus gracieux et de plus charmant que leurs jupes flottantes et leurs étroits corsages brodés de filigrane. On eût dit, sans aucune exagération poétique, trois roses blanches sur le même rosier.
—Voici mes soeurs, monsieur, et j'espère que je ne vous ai pas menti en vous disant qu'elles ne me ressemblaient guère ni pour le teint ni pour le costume. Celle-ci s'appelle Concetta, celle-ci Nunziata, celle-ci Assunta, les trois plus beaux noms de la Vierge. Et à chaque nom qu'il prononçait, le petit démon imprimait un baiser sur le front rougissant de celle de ses soeurs qu'il voulait désigner.
—Et maintenant, dit-il, montons à l'atelier de mon grand-père.