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Le corricolo

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XX

Les Héritiers d'un grand Homme.

Je suivis mon jeune guide avec toute la docilité que commandaient les circonstances, mais, je l'avoue, non sans jeter un regard d'admiration et de regret sur le charmant groupe dont je devais me séparer si promptement. Nous traversâmes deux petites chambres dont tout l'ameublement consistait en quatre monceaux d'épis de maïs entassés dans les coins, et dont la tapisserie, formée tout bonnement de bottes d'aulx et d'oignons, se faisait sentir une demi-lieue à la ronde; puis une cuisine dont le plafond pliait sous les quartiers de lard et les festons de salami, et enfin un petit corridor assez mal éclairé, au bout duquel nous trouvâmes un escalier de bois plus raide et plus incommode qu'une échelle. Mon guide le gravit en deux bonds et s'arrêta sur un petit palier carrelé de rouge et de noir, qui n'était pas assez large pour nous contenir tous les deux. Arrivé là, il colla l'oreille à la porte, mit l'oeil à la serrure et frappa trois petits coups, après m'avoir fait signe de la main d'écouter et de me taire.

J'entendis d'abord le vieillard grogner sourdement comme un dogue dont le sommeil est tout à coup interrompu par une visite importune. Le gamin me regarda en souriant comme pour me donner du courage, hocha légèrement la tête en homme habitué à une semblable réception, et sachant parfaitement que, si la colère du vieillard était facile à allumer, quelques mots suffisaient pour l'éteindre. En effet, ses grognemens s'apaisèrent bientôt et furent suivis par un bruit de chaises qu'on dérangeait, et par le craquement d'une porte intérieure qu'on fermait à double tour. Puis les pas se rapprochèrent lentement, et une voix claire et ferme, où perçait cependant un reste de courroux, demanda:—Qui va là?

—C'est moi, mon grand-père, ouvrez.

La voix se radoucit et le vieillard mit la main sur la clé.

—Es-tu seul? demanda-t-il après un instant de réflexion.

—Je suis avec un monsieur qui demande à visiter votre atelier.

—Va-t'en au diable, méchant coureur, s'écria le vieux peintre furieux; c'est encore quelque brocanteur que tu auras ramassé sur la grande route, et qui vient dans l'intention de me marchander mes chefs-d'oeuvre.

—Mais je vous jure que non, mon grand-père.

—Alors c'est quelque rustre de Sainte-Agathe qui veut par ses sottises et par ses âneries me faire renier le bon Dieu.

—Encore moins, mon grand-père; croyez-vous que votre petit Salvator soit capable de vous causer du chagrin?

—Hum! hum! fit le vieillard ébranlé dans sa résolution, et qui est donc ce monsieur que tu m'amènes?

—C'est un artiste étranger qui n'a pas le sou pour acheter vos tableaux, mais en revanche qui a assez de temps pour écouter votre histoire.

—Ah! ah! c'est un confrère, s'écria gaîment le bonhomme en passant rapidement de la colère à la bonne humeur; et il fit tourner la clé dans la serrure.

Je voulus protester par un reste de scrupule, mais l'enfant me fit signe de me tenir tranquille en mettant son index en croix sur ses lèvres.

La porte s'ouvrit et je me trouvai en face d'une des plus belles têtes de vieillard que j'aie jamais vues. Une forêt de cheveux blancs ombrageait son front large et sans rides, ses traits étaient calmes et reposés, et son sourire avait quelque chose d'affectueux et de bienveillant qui contrastait fort avec le ton bourru qu'il affectait de prendre dans les grandes occasions pour se débarrasser des fâcheux. Il était vêtu d'une espèce de froc dont le capuchon retombait sur ses épaules, et dont la couleur primitive avait disparu sous les différentes couches de graisse et de peinture qui l'avaient successivement recouvert. Au reste, le plus grand désordre régnait dans l'atelier malgré l'empressement que le bonhomme avait mis à ranger quelques objets qui gênaient trop visiblement le passage. C'était un pêle-mêle inextricable d'outils de paysan et d'instrumens de peintre; des faux, des bêches et des râteaux s'accrochaient bizarrement aux chevalets, aux appuie-mains, aux échelles; des toiles, des cartons, des esquisses étaient enfouis sous un tas de cordes, de paniers, d'arrosoirs; des boîtes à couleurs étaient remplies de graines; des flacons d'essence, à goulots fracassés, servaient de vase et de prison à la tige d'une fleur; des pinceaux, des brosses et des palettes se prélassaient agréablement sur des cuillers de bois et dans des moules à fromages. Un joyeux rayon de soleil glissait légèrement à travers cette confusion étrange, et posait là-bas une aigrette de diamans au front d'une madone enfermée, caressait ici les racines d'une pauvre plante oubliée et frileuse, et piquait plus loin une paillette au ventre d'un pot de cuivre luisant comme de l'or.

Le vieillard m'observa en silence pendant deux ou trois minutes, pour me juger sans doute d'après l'effet que produirait sur moi la vue de son pandæmonium. Mais comme il s'aperçut que, loin de paraître choqué de ces bizarreries criantes qui eussent irrité les nerfs d'un bourgeois, je les contemplais au contraire avec le plus vif intérêt, il se tourna vivement vers son petit-fils et lui dit d'un air satisfait:

—Bien, mon garçon, tu ne m'as pas trompé, monsieur est un brave et digne étranger, et pourvu qu'il soit aussi pauvre qu'il est raisonnable…

—Rassurez-vous, mon cher hôte, repris-je à mon tour, je n'ai pas une obole à dépenser en tableaux; et fusse-je plus riche qu'un nabab, je comprends qu'il y a certains objets qu'on ne cède pas au prix de l'or.

—Alors soyez le bien-venu, s'écria la vieux peintre avec toute l'expression de son âme, et il me tendit une main calleuse que je m'empressai de serrer dans les miennes. Soyez mille fois le bien-venu, mon hôte et mon confrère. Dieu soit loué, vous ne traitez pas de fou un pauvre vieillard, parce qu'il tient plus à ses tableaux qu'à la vie. Et quand vous les aurez vus, ces tableaux, quand vous aurez su comment ma famille les possède depuis tantôt deux cents ans, vous ne serez pas étonné, vous, de m'entendre dire que je consentirais plutôt à mendier, moi et mes enfans, qu'à me laisser enlever mon trésor. Vous voyez en nous de pauvres paysans, monsieur, mais nous sommes les héritiers d'un grand homme; et pour garder dignement cet héritage sacré, il y a toujours eu dans notre famille un peintre, bon, médiocre ou mauvais, qui, ne pouvant gagner sa vie par son art sans quitter notre village, a préféré de rester fidèle à son poste de gardien et de laboureur, qui a travaillé le jour dans les champs, la nuit dans l'atelier, et a manié de la même main la bêche et les pinceaux. Mon pauvre fils, le père de tous ces enfans que vous avez peut-être vus, s'est tué à la peine. Il était meilleur peintre que moi, mais moi j'ai été meilleur vigneron que lui; aussi lui ai-je survécu pour élever notre famille. Mais Dieu a bien fait les choses, et il nous a envoyé assez d'enfans pour faire largement la part du travail et de l'étude. J'ai trois petits-fils qui sont les meilleurs garçons de Sainte-Agathe, et dont chacun n'a pas l'égal dans son métier. Quant à ce petit vagabond, ajouta le bonhomme en lui tapant doucement sur la joue, je le destine à la peinture, et il ne manque pas de dispositions. En attendant, je l'ai nommé Salvator: c'est aussi mon nom, vous en saurez bientôt la cause.

—Eh bien! monsieur, interrompit le petit Salvator, impatient de rester si long-temps en place, vous voilà au mieux avec mon grand-père, il va vous compter son histoire, ou plutôt l'histoire de ses tableaux. Vous en aurez pour une bonne demi-heure. Comme je connais la chose pour l'avoir entendu raconter au moins trois fois par jour, je vous laisse et je m'en vais veiller au repas. Mon frère le garde-chasse va nous apporter du gibier, le pêcheur nous donnera des carpes et des anguilles, et le vigneron songera au fruit, mes trois petites soeurs font la cuisine à tenter les anges du paradis; quant à votre serviteur, en ma qualité de futur grand homme, je ne sais que manger pour six; mais, vu la circonstance et pour faire honneur à notre hôte, je servirai à table. Seulement, si vous vouliez demander une grâce à mon grand-père…

—Voyons, voyons, laisse-nous donc, bavard, s'écria brusquement le vieux peintre.

—Si vous vouliez, monsieur, continua le gamin sans se déconcerter, m'obtenir la permission d'endosser mes habits de fête…

—Pour les mettre en lambeaux, vaurien…

—Mais, grand-papa, s'écria le petit Salvator presque en pleurant, regardez donc comme je suis fait. Puis-je m'approcher d'une table d'honnêtes gens, arrangé de la sorte? C'est pour le coup que monsieur ne voudrait pas toucher au dîner.

—Va te changer, petit misérable, et débarrasse-nous une fois pour toutes de ta présence.

Ma sincérité d'historien m'oblige à faire un aveu, quelque effort qu'il en coûte à mon amitié. Tout ce que je voyais et tout ce que j'entendais me paraissait si nouveau, si étrange et pourtant si simple, que j'avais complètement oublié Jadin, Jadin avec lequel j'avais jusque alors partagé en frère mes plaisirs et mes peines, mes impressions douces ou pénibles, ma bonne et ma mauvaise fortune; Jadin que j'avais laissé dans l'affreux bouge que vous savez, à peu près dans la position d'Ugolin, plus Milord, moins les cadavres de ses enfans. Oui, je l'avais oublié!

Mais je dois le dire aussi à mon honneur: à la seule idée de repas, je me souvins de mon ami, et me penchant à l'oreille du petit Salvator, je lui dis à voix basse:

—J'ai mille grâces à vous rendre pour votre bonne hospitalité; je dois cependant vous déclarer que je n'accepterai le dîner que vous m'offrez qu'à la condition que mon camarade aussi en profitera. Songez donc qu'il se morfond à cette heure, un peu par votre faute, dans cette horrible caverne où vous nous avez envoyés. Il peut bien se passer d'admirer vos tableaux, puisque tel est votre bon plaisir, mais je ne puis pas sans crime et sans remords le laisser mourir de faim là-bas, tandis que je nage ici dans l'abondance.

—Soyez tranquille; je ne suis pas aussi méchant diable que j'en ai l'air. Votre ami aura sa part du festin. Seulement, comme il s'est un peu trop moqué de mes guenilles, on la lui servira à la nobile locanda del Sole.

Et sans plus m'écouter il tourna lestement sur ses talons.

—Enfin, dit le vieillard en respirant, il nous laisse un peu en repos! Venez, venez, signor forestiere, mes chefs-d'oeuvre vous attendent.

—A vos ordres, signor pittore, lui répondis-je en m'inclinant. Alors il poussa la porte par laquelle j'étais entré, écarta doucement une vieille tapisserie qui masquait une seconde porte intérieure, celle que nous avions entendu fermer à notre arrivée, tira une clé de sa poche, ouvrit cette seconde porte et me fit passer dans une petite pièce d'une architecture simple et sévère, qui n'avait pour tout ameublement que deux chaises et une armoire.

—Ah ça! mon cher hôte, lui dis-je en m'asseyant sans façon, mais c'est une véritable chapelle que vous me montrez là, et je commence à croire que vos tableaux pourraient bien être des reliques.

—Vous me rappelez, monsieur, toutes les persécutions que je me suis attirées par ma persistance à garder mes chefs-d'oeuvre. On m'a traité tantôt de fou, tantôt d'égoïste, quelquefois de sorcier, quelque autre fois de saint. Tout cela, je vous le répète, parce que j'ai entouré ces peintures d'une espèce de culte, parce que je n'ai jamais pu me décider à les vendre aux juifs ou à les montrer aux sots. J'ai vu passer les habitans de Sainte-Agathe de la curiosité à l'envie, et de l'envie à la superstition. Croiriez-vous qu'ils sont allés jusqu'à prétendre que je devais leur prêter mes tableaux pour guérir les hydropiques et pour exorciser les possédés. Un soir, il y a long-temps de cela, la femme d'un de mes voisins était en mal d'enfant et souffrait d'atroces douleurs. Quant à cela, je la plains, la pauvre femme; mais était-ce ma faute à moi, si elle ne pouvait pas accoucher? Eh bien! ne voilà-t-il pas que ses parens et ses amis s'avisent de venir me demander une de mes images! De mes images! monsieur. Et vous allez voir bientôt que dans mes trois tableaux il n'y a pas l'ombre d'un saint. C'est égal, il leur fallait un miracle. Je tins bon au commencement; mais le pays s'ameutait, on menaçait d'enfoncer les portes et de mettre le feu à la maison. Il n'y avait pas de temps à perdre. Illuminé par une idée subite, à la place du chef-d'oeuvre demandé, je leur livre une vieille croûte, ouvrage d'un de mes oncles, qui a été, après moi, le plus mauvais barbouilleur de la famille. Le tumulte s'apaise, on reçoit avec des cris de joie le vieux tableau tout noirci de fumée et de poussière, on le porte en procession à la maison du voisin, on allume des cierges, on se prosterne et on entonne les litanies. Miracle! les douleurs cessent, la femme est sauvée: elle accouche de deux jumeaux! Le mari, tout en larmes, veut savoir à quelle sainte effigie il doit l'heureuse délivrance de sa femme. C'est sans doute la Vierge-aux-Sept-Douleurs, ou sainte Elisabeth, ou tout au moins sainte Anne. Dans l'excès de sa reconnaissance, il prend une éponge et commence à laver les nombreuses couches de poussière qui lui cachent les traits de sa céleste protectrice. Tous les yeux sont fixés sur le tableau, toutes les lèvres répètent des prières, lorsque sur la toile mise à nu on voit apparaître tout à coup… Devinez qui, monsieur?… Le portrait d'un vieil avocat en robe noire! A dater de ce jour, on m'a laissé tranquille!

—Votre histoire est parfaite, mon cher maître; mais, en vérité, il me tarde de voir enfin ces tableaux qui vous ont donné tant de mal.

—Vous avez raison, monsieur, je vous fatigue avec mes redites, mais à mon âge il est permis de radoter.

—A Dieu ne plaise, mon hôte, que vous interprétiez si mal mes paroles. Vos récits m'intéressent au plus haut degré, et si j'ai montré quelque impatience…

—Allons, allons! voici la première de mes reliques, comme vous venez de le dire. Ce n'est, à proprement parler, qu'une esquisse, mais vous y verrez le germe d'un grand génie.

Et il tira de l'armoire un petit tableau carré de deux pieds de haut et de deux de large, ôta avec toutes sortes de précautions le morceau de drap dont ledit tableau était enveloppé, et s'approchant de la croisée me montra le précieux croquis dans tout son jour.

C'était prodigieux d'éclat, d'originalité, de vigueur. Peut-être un critique méticuleux eût trouvé à redire sur quelques parties de cette esquisse, peut-être les lignes n'en étaient-elles pas très correctes, ni la composition irréprochable; mais il y avait dans cette improvisation de quelques heures une touche si hardie et si franche, une conception si puissante et si naïve, une telle vérité de détails, qu'il était impossible de ne pas y voir le cachet d'un grand maître.

C'était à coup sûr un souvenir des Calabres ou des Abruzzes. Figurez-vous des rochers noirs, dévastés, menaçans, suspendus comme un pont sur l'abîme; une plaine aride et maudite, éclairée par la lumière intermittente et livide d'un ciel orageux; de vieux troncs séculaires se tordant sous l'étreinte de l'ouragan, ou calcinés par la foudre. Nul vivant n'est témoin de cette scène de désolation et d'horreur; ou plutôt dans la lutte affreuse que les élémens livrent à la nature, l'homme a succombé le premier. De quelle mort? Dieu seul le sait! Des os fracturés, des lambeaux de chair humaine sont semés çà et là sur le sol, mais nul indice ne pouvait vous dire si le misérable auquel appartenaient ces tristes débris s'est brisé le crâne en tombant du précipice, ou s'il a été broyé sous la dent des bêtes féroces. On dirait une page du Dante traduite en peinture.

Je tournai et retournai le tableau en tous sens; je l'approchai et l'éloignai de ma vue pour le contempler à mon aise, tandis que le vieillard se frottait les mains de satisfaction et jouissait de ma surprise.

—Savez-vous que ce que vous me montrez là est admirable, lui dis-je en lui rendant son esquisse, et que ce petit chef-d'oeuvre, bien qu'il ne soit pas fini, ne déparerait pas le musée des Studi, ou la galerie du prince Borghèse?

—Ainsi vous ne trouvez pas que j'aie tort d'en avoir le soin que j'en ai?

—Bien au contraire.

—Et de ne pas jeter mes perles devant… mes compatriotes?

—Je ne saurais que vous approuver.

—Et d'en avoir refusé six cents ducats du prince de Salerne?

—J'en eus fait autant à votre place.

—Cependant vous n'avez vu jusqu'ici que le moins précieux de mes trois tableaux.

—Je verrai les autres avec le même intérêt; mais comment sont-ils en votre possession, mon cher hôte, et quel en est l'auteur?

—Ah! voilà, vous allez me traiter, vous aussi, de vieux bavard, ni plus ni moins que mes bons voisins de Sainte-Agathe. Ma foi, tant pis; je vais vous conter tout cela d'un bout à l'autre, car il faut que vous sachiez que ce n'est pas seulement le prix des tableaux, mais encore, mais surtout le souvenir de celui qui nous les a donnés, qui nous les rend si chers, à moi comme à tous ceux qui m'ont précédé dans ma famille, comme à tous ceux qui viendront après moi. Asseyons-nous là, dit-il en prenant une des chaises, et prêtez-moi quelques momens d'attention.

—Je vous écoute.

—Il y a deux cents ans de cela, comme je crois vous l'avoir dit, que le père du grand-père de mon aïeul, un pauvre paysan comme moi, se tenait sur le pas de sa porte, pour prendre un peu le frais, après une rude journée de travail. La soirée s'annonçait comme devant être orageuse; de gros nuages, amoncelés lentement pendant le jour, enveloppaient de toutes parts l'horizon. La lune, qui s'allumait déjà comme un phare, perçait à peine de sa clarté rougeâtre cet épais rideau de vapeurs. Rosalvo Pascoli (c'est ainsi que se nommait le paysan), après avoir regardé le ciel deux fois du côté de Capoue et deux fois du côté de Gaëte, s'était levé pour rentrer, lorsqu'il vit s'avancer vers lui un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d'une taille au dessous de la moyenne, dont l'extérieur annonçait plutôt un mendiant qu'un voyageur. Son teint était presque aussi brun que celui d'un Maure, ses cheveux d'un noir d'ébène flottaient au gré du vent, hérissés et en désordre; ses vêtemens étaient en lambeaux. Figurez-vous, en un mot, le portrait de mon petit Salvator, tel que vous l'aurez rencontré tantôt sur la grande route, mais plus grand, plus maigre et plus déguenillé, si cela est possible.

Cependant l'inconnu aborda Rosalvo d'un pas ferme, et lui demanda d'un ton hardi et cavalier:

—Saurais-tu, mon brave, m'indiquer une auberge dans les environs où je puisse trouver, pour mon argent, un gîte et du pain?

Mon vieux parent le regarda d'abord avec un étonnement mêlé de défiance, tant les manières froides et hautaines du jeune homme contrastaient avec son costume délabré et sa détresse apparente. Mais, rassuré bientôt par l'air de franchise et d'honnêteté qu'il crut lire sur ses traits, il lui répondit, non seulement sans humeur, mais avec une bonté tout à fait paternelle:

—Il y a bien à l'autre bout de Sainte-Agathe un assez mauvais cabaret où l'on te donnera à peu près ce que tu cherches; mais comme tu ne pourrais pas y arriver, mon garçon, avant d'être surpris par l'orage, entre ici chez nous, et tu trouveras toujours du pain et un asile.

—En ce cas, faisons notre prix d'avance, car je ne suis pas bien riche pour le moment, et il n'y a rien que je déteste tant que les discussions après mon dîner et les disputes après mon réveil.

Le paysan s'approcha du jeune homme, le prit par la main, et l'attirant vers lui doucement, lui dit de son ton le plus calme:

—Regarde bien, mon ami, au dessus de ma porte.

—Eh bien, après?

—Y vois-tu une enseigne?

—Qu'est-ce que cela veut dire?

—Cela veut dire, mon ami, que je ne tiens pas auberge, et que je ne vends ni ne loue mon hospitalité.

—Alors, merci, mon brave homme, répondit brusquement l'inconnu; j'irai à l'autre bout du village; j'irai, s'il le faut, jusqu'à Rome sans prendre un instant de repos; mais je suis bien décidé de ne rien accepter de personne.

Et il fit un mouvement pour partir.

Le vieux paysan, blessé par un refus auquel il était loin de s'attendre, eut envie de tourner le dos à cette espèce de mendiant orgueilleux, pour le punir ainsi de son mauvais caractère; mais il pensa que l'injustice ou la dureté des hommes avait peut-être aigri son coeur, et il n'eut pas le courage de l'abandonner à sa destinée. De larges gouttes d'eau commençaient à tomber sur les feuilles, le vent sifflait avec furie, et le pauvre garçon, malgré la fierté de ses paroles et l'assurance affectée de sa démarche, paraissait tellement à bout de ses forces qu'il n'aurait pu faire trois pas sans succomber à son épuisement et à sa fatigue.

Rosalvo l'arrêta donc par le bras au moment où il allait s'éloigner et lui dit en souriant:

—Tu es un singulier garçon, sur le salut de mon âme! et quand tu serais le vice-roi déguisé, tu n'aurais pas plus de morgue et plus d'orgueil. C'est égal, je ne veux pas me reprocher un jour de t'avoir laissé partir par une nuit pareille, au risque de te casser le cou ou de mourir de faim sur la route. Tu paieras ton écot, puisque tel est ton bon plaisir. Je n'y mets qu'une condition: c'est que tu t'en rapporteras à ma probité; et quoique tu veuilles à toute force transformer ma maison en taverne, je te promets de ne pas trop t'écorcher.

—Soit, reprit l'inconnu d'un ton d'indifférence, je viderai le fond de ma bourse, mais il ne sera pas dit qu'un paysan de Sainte-Agathe m'a vaincu de courtoisie et de générosité.

Rosalvo l'introduisit alors dans sa maison et le présenta au reste de sa famille. Le jeune étranger fut reçu sous ce pauvre toit avec tant d'égards et tant de cordialité qu'il passa bientôt de sa froide réserve et de son dédain amer à la plus franche expansion et aux plus vives sympathies.

On lui donna la meilleure place à table; le paysan lui servit les meilleurs morceaux, sa femme lui versa à boire, ses enfans l'entourèrent. On ne prit garde à ses haillons que pour le fêter davantage. Point de chuchotemens indiscrets, point de curiosité agressive, point de questions importunes. Parlait-il, on l'écoutait avec intérêt; voulait-il se taire, on respectait son silence. Bref, il fut tellement charmé de cet accueil si affectueux et si simple, qu'à la fin du repas il était de la famille.

—Eh bien, mon enfant, reprit alors le vieux Rosalvo d'un ton sérieux, mais sans colère et sans amertume, voulez-vous encore payer votre compte comme si vous étiez au cabaret?

—Pardonnez-moi, mon père, s'écria le jeune homme en lui serrant la main, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes, j'ai été dur et injuste envers vous. Mon orgueil a dû vous paraître bien déplacé et bien ridicule dans l'état où je me trouve; mais j'ai tant souffert depuis mon enfance! j'ai été si abreuvé d'humiliations et de douleurs dès mes premières années, qu'au moment où les autres ne font qu'entrer dans la vie je voudrais déjà en sortir. Tenez, mon hôte, vous me disiez tout à l'heure que si j'étais le vice-roi en personne je ne serais ni plus résolu ni plus fier…. Eh bien! dussiez-vous m'accuser de folie, ajouta-t-il en portant la main à son front, je me sens là quelque chose qui me rend plus orgueilleux que les rois.

—Calmez-vous, mon jeune homme, reprit le bon Rosalvo moitié étonné, moitié attendri par cet étrange discours, vous n'êtes encore qu'un enfant, et vous avez tant d'années devant vous que vous pouvez bien braver l'injustice du sort et réparer ses erreurs.

—Ma foi, vous avez bien raison, s'écria gaîment le jeune homme en changeant tout à coup d'expression; au diable la tristesse et les soucis! Vous pourriez croire, grand Dieu! que j'ai le vin morose, ce qui n'est permis que lorsqu'on en a bu de mauvais, tandis que le vôtre était excellent. Mais aussi pourquoi me parlez-vous comme si vous étiez mon père? pourquoi cette belle enfant est-elle tout le portrait de ma soeur? pourquoi enfin me faites-vous songer à ma famille?

—Comment! demanda le paysan d'un ton de reproche, vous avez une famille, et vous pouvez la quitter!

—Hélas! reprit le jeune homme, j'en avais une! Mais mon père n'est plus; et lorsque le chef est mort, tous les membres se dispersent et se brisent.

Et son front s'assombrit de nouveau.

—Allons! s'écria Rosalvo en frappant du poing sur la table, je ne suis qu'un vieil imbécile; voilà la deuxième fois que je vous attriste et vous chagrine par mes sottes questions. Vous devez bien m'en vouloir?

—Mais non, je vous assure; et pour que vous n'alliez pas croire, mes amis, que je veuille m'entourer de mystère, je vous dirai en peu de mots qui je suis, d'où je viens, quel est le but de mon voyage; car, je ne sais pourquoi, jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai éprouvé si vivement le besoin d'épancher mon coeur.

—Tout ce que nous pouvons faire, répondit le paysan, c'est de prier Dieu, qui vous a amené sous notre toit, de seconder vos projets et de bénir vos espérances.

—J'accepte vos souhaits, mes amis, et je crois que les voeux de brave gens tels que vous êtes ne pourront que me porter bonheur. J'ai dix-neuf ans passés; je ne suis ni le dernier des vagabonds comme mes haillons pourraient le faire croire, ni un gentilhomme déguisé voyageant, dans cet accoutrement bizarre pour mieux assurer son incognito. Je suis un pauvre artiste; mais quoique depuis ma naissance j'aie eu de bons et de mauvais momens, je n'ai jamais été aussi pauvre et aussi malheureux que vous me voyez à cette heure. Je suis né dans un petit village aux environs de Naples, connu sous le doux nom de l'Aranella. Mon père était un architecte plein de mérite à qui n'a jamais manqué qu'une chose: des maisons à bâtir. Mon oncle maternel était peintre, et on n'a pu lui reprocher qu'un défaut, celui de n'avoir jamais eu une commande de sa vie. Aussi, le premier tort de mes parens fut-il de m'éloigner de l'art pour lequel je me sentais un penchant irrésistible.

—Pauvre garçon! interrompit Rosalvo, ce n'est pas moi qui aurais jamais empêché mes enfans de suivre leur vocation.

—D'autant plus que cela ne sert à rien, continua l'étranger en souriant. Pliez jusqu'à terre un jeune arbre plein de sève et de vigueur; quand vous l'aurez courbé comme un arc, il vous échappe et se redresse tout à coup vers le ciel. On m'envoya à l'école chez les bons religieux, qui m'ennuyaient à périr. On n'eût pas été fâché de faire de moi un prêtre, voire même un camaldule; mais, au lieu d'apprendre mon latin et de réciter mes psaumes, je volais tout le charbon qui me tombait sous la main pour tracer des paysages sur les murs des cellules, ou dessiner le profil de mon révérend précepteur. Dieu seul peut savoir ce que mes chefs-d'oeuvre m'ont coûté de calottes.

—On allait jusqu'à vous battre! s'écria le paysan indigné.

—Et on n'y allait pas de main morte, je vous en réponds; si bien qu'un jour que la correction m'avait paru un peu rude, je plantai là mon collége et mes maîtres, et je me sauvai au bout du monde, en Pouille, en Calabre, dans les Abruzzes, que sais-je? J'ai erré de vallée en vallée, de montagne en montagne; j'ai souffert le froid et la faim. Je suis tombé dans les mains des brigands qui m'ont forcé à être des leurs. Mais à travers tous mes voyages, au milieu de tous mes malheurs, si je pouvais me procurer un crayon ou des pinceaux, si je pouvais jeter sur le papier ou sur la toile tout ce qui me passait par le cerveau, tout ce qui frappait mes regards, j'oubliais mes chagrins et ma misère, je ne pleurais plus que de joie, et je tombais à genoux pour bénir Dieu, qui m'avait donné des yeux pour admirer la nature, un coeur pour en sentir les merveilles, une main pour en retracer les beautés.

—Mon Dieu, que votre état doit être sublime: interrompit le pauvre paysan, animé par le feu de l'artiste.

—Enfin, je revins à Naples, continua le jeune homme. Mon père était mort; ma soeur aînée avait épousé Fracanzani, un peintre de talent et de coeur, que la fortune avait traité presque aussi mal que mon père et mon oncle. On dirait que l'indigence est devenue pour nous autres une tradition de famille. Je me mis à travailler nuit et jour pour aider mon beau-frère. Vains efforts! les marchands me jetaient au nez mes paysages, ou bien le prix que j'en retirais ne suffisait pas pour acheter mes brosses et mes couleurs. On m'appelait, comme par mépris, Salvatoriello, et pourtant, j'en jure Dieu, on me nommera un jour Salvator! Découragé, avili, dévoré de chagrin et de fièvre, j'allais succomber à mon désespoir, lorsque celui dont je porte le nom a daigné me sauver par un miracle.

Je venais de vendre un tableau au plus juif de mes brocanteurs. Le malheureux me reprochait encore les quelques sous qu'il m'avait donnés pour prix de mon oeuvre, lorsqu'un beau carrosse armorié s'arrête tout à coup devant sa boutique. La portière s'ouvre, et un personnage d'un noble aspect, d'une tournure imposante, fait signe au revendeur, et demande à voir le tableau qu'on vient d'exposer à l'étalage. Tandis que le marchand se confond en révérences, caché derrière les roues de la voiture, je ne perds pas un mot de leur entretien.

—Quel est le sujet de ce tableau? demandait le cavalier en prenant la toile des mains du brocanteur.

—Vous le voyez, Excellence, c'est une Agar dans le désert.

—Je n'ai jamais rien vu de si profondément senti, répliqua tout haut le cavalier, et quel prix demandes-tu de cet ouvrage?

—Monseigneur, c'est vingt… c'est vingt-cinq ducats tout au juste: c'est le prix qu'il m'a coûté.

J'avais envie de l'étrangler de mes mains.

—Vingt-cinq ducats! reprit le cavalier, mais c'est pour rien: je l'achète. Et quel en est l'auteur?

—L'auteur, Excellence, balbutia le marchand; mais qu'est-ce que cela fait, l'auteur, à votre Excellence?

—Comment! qu'est-ce que cela me fait, imbécile?

—Monseigneur, le marché est conclu, et, quel que soit le nom de l'auteur, il n'y a plus à s'en dédire.

—Voici tes vingt-cinq ducats, maraud, parleras-tu maintenant?

—L'auteur, Excellence, est un tout jeune homme, qui s'appelle
Salvatoriello.

—Eh bien! tu diras à ce jeune homme, de ma part, que, lorsqu'il aura des tableaux à vendre, il vienne chez le cavalier Lanfranco; je les lui achèterai au prix qu'il en voudra; car je le dis en vérité, sur mon honneur et sur mon âme, ce petit Salvator est un grand peintre.

Ce peu de mots m'a rendu mon courage; j'ai quitté Naples, mon ingrate patrie, puisque nul n'est prophète chez soi, et je me suis traîné pas à pas jusqu'ici, les pieds brisés, l'estomac vidé, les vêtemens en lambeaux, mais le coeur rempli de foi et d'espoir. Il ne me reste plus qu'une demi piastre pour arriver jusqu'à Rome; mais Rome, c'est mon pays désormais; Rome, c'est la fortune; Rome, c'est la gloire!

Tandis que le jeune voyageur racontait son histoire, Rosalvo, mon ancêtre et toute sa famille, se serraient autour de lui et l'accablaient de caresses et d'éloges. La parole ardente et fiévreuse de l'artiste avait jeté comme des étincelles dans les coeurs de ces honnêtes paysans. Ils regardaient leur hôte avec un étonnement naïf, et se sentaient attirés vers lui par un charme dont ils ne savaient se rendre compte dans leur ignorance.

—Ah ça! mes amis, reprit enfin le jeune homme, quoique je comprenne à présent que votre hospitalité ne peut pas se payer au prix de l'or, vous me permettrez que je vous prouve au moins ma reconnaissance. Demain je quitterai cette maison de bonne heure pour aller où Dieu m'appelle. Mais je ne veux pas me séparer de vous sans vous laisser un souvenir. Je dois avoir ici dans ma besace des pinceaux, des couleurs, des morceaux de toile et d'étoffes, des cordes de luth et des papiers de musique; en un mot, tout mon bagage de bohémien et d'artiste. Vous voyez que ce n'est pas lourd. Je vais vous faire une esquisse. Cela n'a pas une grande valeur pour le moment; mais plus tard, qui sait? vous la vendrez peut-être assez bien, si la prophétie du bon Lanfranco vient à s'accomplir.

Ce fut alors, monsieur, que d'une main ferme et sûre il esquissa le beau paysage que vous venez d'admirer. Vous savez maintenant de qui je veux parler, si toutefois le style du tableau ne vous avait déjà révélé le nom de l'auteur. Je vais vous montrer les deux autres, et je vous dirai, le plus brièvement qu'il me sera possible, à quelle occasion on en fit cadeau à ma famille.

Arrivé à ce point de son histoire, le descendant de Rosalvo Pascoli fit une pause et me regarda avec une légère hésitation, partagé qu'il était, l'honnête vieillard, entre la crainte et le désir de continuer son récit.

Vraiment, il s'écoutait lui-même avec tant de bonheur, qu'il eût été dommage de troubler la joie de ce brave homme, moitié paysan, moitié artiste, de cette excellente nature amphibie, si le lecteur veut bien nous passer le mot. Je le priai donc d'aller toujours; et c'est une justice à lui rendre, il ne se le fit pas répéter deux fois.

—Où en étions-nous donc restés, monsieur?

—Le jeune homme était parti pour Rome, afin d'y retrouver le cavalier Lanfranco, et maître Rosalvo, votre trisaïeul, je crois, avait accepté l'esquisse que vous venez de me montrer.

—Eh bien! continua le vieillard, pendant douze ans on n'entendit plus parler de Salvatoriello. Les paysans de Sainte-Agathe retournèrent à leurs travaux ordinaires, et personne ne songea plus au jeune voyageur qui s'était arrêté par un soir d'orage sous le toit du bon Rosalvo.

Au bout de la douzième année, un jour, vers midi, par un éclatant soleil de juillet, le village entier fut mis en émoi par l'arrivée d'un étranger de la plus haute distinction. A voir le train qu'il menait, on eût dit un prince du Saint-Empire, ou un grand d'Espagne de première classe. Les postillons faisaient claquer leur fouet comme s'ils eussent conduit le duc d'Arcos en personne. Une nombreuse escorte d'estafiers, de valets et de pages suivait ou précédait la voiture attelée de six chevaux qui fumaient sous leur harnais et blanchissaient leurs mors d'une écume bouillante. L'étranger fit arrêter son équipage devant la porte de Rosalvo, et, sans donner le temps à ses domestiques d'abattre le marchepied, il sauta légèrement à terre. C'était un noble et brillant cavalier de trente-deux à trente-quatre ans, d'une beauté mâle et fière, d'une rare élégance. Ses traits vivement accusés, ses yeux très noirs, sa peau très brune, sa moustache fine et retroussée, le faisaient ressembler plutôt à un Espagnol qu'à un Napolitain, et plutôt à un Arabe qu'à un Espagnol.

Il portait le plus beau costume qu'on puisse voir. Cape et pourpoint richement brodés, toque à médaillon d'or à plumes flottantes, épée à fourreau de velours, à poignée de diamans. Tout cela était d'un luxe écrasant, d'une magnificence inouïe. Tandis que le pauvre Rosalvo, les cheveux tout blancs, le dos voûté par les années, s'avançait lentement pour demander quel était l'éminent personnage qui daignait s'arrêter devant sa porte, celui-ci le prévint, et, faisant quelques pas à sa rencontre, lui expliqua en peu de mots l'objet de sa visite.

—Je suis un amateur de tableaux, lui dit-il, un antiquaire forcené; pour l'acquisition d'un chef-d'oeuvre qui manque à ma galerie, pour l'achat d'un camée qui manque à ma collection, je donnerais la moitié de ma fortune. Souvent je descends de ma voiture, souvent je fais une demi-lieue à pied pour fouiller les villes et les villages, les châteaux et les chaumières, le palais du riche et le taudis du pauvre; car bien des fois j'ai découvert des meubles rares, des armures de prix, des curiosités d'une grande valeur, là où je m'attendais le moins d'en trouver.

—Seigneur cavalier, répondit le paysan, je suis désolé de la peine que vous avez prise en descendant chez moi, mais vous ne trouverez rien ici qui soit digne de fixer votre attention.

—Peut-être avez-vous quelque objet dont vous ignorez l'importance?

—Je ne le pense pas, monseigneur.

—Voyons toujours, répliqua l'étranger; et, sans attendre d'autre réponse, il entra dans la pièce principale, et se mit à regarder attentivement de tous les côtés.

Tout à coup ses yeux brillèrent, et il s'écria d'une voix triomphante:

—Eh bien! que vous ai-je dit, mon brave homme? Vous avez là un petit tableau dont je m'arrangerai à merveille.

—Ce tableau n'est pas à vendre, répondit sèchement le vieillard.

—Bien, bien, vous ne savez pas que je suis homme à en donner cinquante piastres s'il le faut.

—Je vous ai dit, seigneur cavalier, que ce tableau n'était pas à vendre.

—Alors, je doublerai la somme.

—C'est inutile.

—Je la triplerai.

—Quand vous voudriez m'acheter cette esquisse au poids de l'or, je ne vous la vendrais pas, monseigneur.

—Ah! et qu'y a-t-il donc de si précieux dans ce tableau pour que vous mettiez un tel acharnement à le garder?

—Ce tableau, Excellence, est le souvenir d'un pauvre jeune homme que je n'ai vu qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie.

—Son âge?

—Il n'avait pas encore vingt ans.

—Sa patrie?

—Naples.

—Son nom?

—Salvatoriello.

—Viens dans mes bras, bon Rosalvo, s'écria l'étranger attendri jusqu'aux larmes; le Salvatoriello que tu aimes tant, c'est moi. Tu vois bien que tes souhaits m'ont porté bonheur: je suis le premier peintre de mon siècle, mes tableaux sont payés au poids de l'or, les cardinaux et les princes se disputent l'honneur d'être admis dans mon atelier. Honneurs, plaisirs, richesses, j'ai tout ce qu'on aurait pu désirer. La réalité a dépassé mes rêves; et pourtant, ajouta-t-il en baissant la voix, pourtant, si tu savais, mon vieux Rosalvo, à quels honteux moyens j'ai dû descendre pour attirer sur moi les regards de la foule, pour saisir dans mes bras ce vain fantôme que nous appelons la gloire, et qui n'est qu'un peu d'air et de fumée, pour fixer ce bruit vague et passager qui se fait tantôt autour d'un nom, tantôt autour de l'autre; pareil au vent qui souffle tantôt du côté du nord, tantôt du côté du midi! Si tu savais tout ce que j'ai tenté, tout ce que j'ai souffert! Je me suis fait comédien, saltimbanque, histrion. Salvator est devenu Coviello. Honte et malédiction sur ce siècle corrompu, sur ces hommes infâmes, sur ces villes maudites!

—Eh quoi! mon enfant, toujours triste, toujours irrité contre tout? Rien ne pourra donc calmer au fond de ton coeur cette bile amère qui fait tourner en fiel tout ce qu'on y verse!

—C'est vrai, reprit l'artiste en souriant, j'allais te réciter une de mes satires, sans penser qu'il vaut mieux te la traduire en peinture, puisque tu aimes tant les tableaux. La dernière fois que je suis passé par Sainte-Agathe, il y a douze ans, je t'ai esquissé une scène des montagnes au milieu desquelles j'avais vécu jusque alors: cette fois que je viens de Rome, je te dessinerai une scène de la cour que je viens de quitter. Alors tu t'es contenté d'une esquisse de Salvatoriello, maintenant tu auras un tableau de Salvator.

—Et il me sera doublement cher, car maintenant j'ai dans ma famille un peintre et un savant. Ne croyez pas que je plaisante, seigneur cavalier: depuis le soir où vous avez dormi sous notre toit, mon plus jeune fils a appris le dessin et la grammaire; et qui sait si un jour il ne pourra copier vos tableaux ou écrire vos Mémoires! En attendant, que dites-vous de la surprise que je vous ai ménagée?

—Je vous ai prévenu, mon hôte, s'écria Salvator; j'ai aussi un fils, moi, et je l'ai appelé Rosalvo.

L'artiste et le paysan s'embrassèrent. Chacun des deux avait été fidèle au souvenir d'une noble et touchante amitié.

Aussitôt Salvator fit signe à un de ses valets, et, ayant demandé sa palette et ses pinceaux, jeta à larges traits sur la toile l'étrange et merveilleux sujet que vous allez voir. C'est le second chef-d'oeuvre de ma collection.

A ces mots, le vieillard de Sainte-Agathe tira de l'armoire son second tableau richement encadré, écarta son rideau de soie qui le couvrait et me le montra en silence.

C'était la reproduction fidèle, ou plutôt la conception première, du célèbre tableau de la Fortune. La déesse verse de sa corne d'abondance un torrent de mitres, de couronnes, de croix, de pierreries; tandis que des sénateurs, des cardinaux, des évêques, sous les traits de bêtes immondes ou de reptiles venimeux, se disputent ces trésors. Dire tout ce que l'artiste a jeté de verve, d'imagination et d'esprit dans cette vive et mordante allégorie, ce serait une chose impossible. Je me contentai d'assurer mon paysan de Sainte-Agathe qu'il possédait vraiment un chef-d'oeuvre.

—Je crois bien, s'écria mon vieillard, c'est le véritable original de
Salvator; celui qui est en Angleterre n'est qu'une copie.

—Or donc, pour vous finir mon histoire, aussitôt que l'illustre peintre eut achevé ce tableau, il prit congé de Rosalvo; mais, avant de le quitter, il le tira à l'écart, et tombant à genoux devant lui:

—Mon père, lui dit-il, lorsque j'allais de Naples à Rome, vos souhaits m'ont suivi; mais à présent que je vais de Rome à Naples, il me faut plus que des voeux; car j'ai une mission sainte et belle à remplir. Bénissez-moi, mon père! ma patrie m'a renié, je vais me venger de ma patrie! mais en brisant ses fers, en exterminant ses tyrans, en lui rendant la liberté!

—Que Dieu t'accompagne et te protége, mon enfant; mais je crains que tes efforts soient inutiles. Les fers sont trop entrés dans la chair; vous pourrez les secouer peut-être, mais les briser, jamais!

Hélas! mon pauvre aïeul avait dit vrai. Six mois ne s'étaient pas écoulés après sa dernière entrevue avec l'heureux et brillant Salvator, lorsqu'un soir, à minuit, tandis que les habitans de Sainte-Agathe étaient plongés dans le plus profond sommeil, on entendit frapper à la porte de Rosalvo à coups redoublés.

Le vieillard se trouva debout le premier; ses enfans sautèrent sur leurs fusils, les femmes poussèrent un cri d'effroi.

—Qui va là? demanda Rosalvo alarmé.

—C'est moi, Salvator; ouvrez-moi.

La porte s'ouvrit et Rosalvo recula de trois pas devant l'apparition d'un fantôme. Salvator habillé de noir de la tête aux pieds, les cheveux hérissés, la barbe en désordre, l'épée nue à la main, se présenta à ses amis de la campagne, comme un spectre sortant du tombeau.

—Tout est fini, dit-il, Naples est retombée plus que jamais sous le joug de ses tyrans. Il s'était trouvé un homme, un pêcheur pour se mettre à notre tête et délivrer son pays. Des traîtres l'ont tué. Fracanzani, mon beau-frère, est mort empoisonné dans sa prison. Aniello Falcone se sauve en France; moi, je retourne à Rome pour ne plus revenir; c'est la troisième et dernière fois que vous me verrez. Je suis le seul qui reste des chevaliers de la Mort.

—Es-tu poursuivi, mon enfant? demanda Rosalvo avec cette même tendresse inquiète, cette même sollicitude paternelle qui ne s'étaient pas démenties un seul instant.

—Poursuivi? reprit le peintre d'un ton égaré; oui, je le suis par mes idées qui m'accablent, par le chagrin qui me ronge, par la fureur qui me tue. Vite, vite des pinceaux, des couleurs, ou je sens que je vais devenir fou.

Il se promena de long en large dans la chambre, pleura, hurla, s'arracha des poignées de cheveux. Puis, saisissant son pinceau d'une main convulsive, il traça sur la toile le plus affreux carnage qui ait jamais ensanglanté un tableau. Je crois qu'il n'y a pas une bataille au monde qui puisse soutenir la comparaison de ce chef-d'oeuvre. Voyez plutôt!

En disant cela, le vieillard, au comble de l'enthousiasme, arrachait son vêtement de brocart à son dernier tableau.

Je ne pus retenir un cri d'admiration. Je n'avais jamais rien vu de plus sublime. Ce n'était plus ni un site agreste et sauvage, ni une éblouissante satire; c'était une scène atroce, flagrante, épouvantable de destruction, de mort et de vengeance! Des chevaux nageant dans le sang jusqu'au poitrail; des têtes séparées de leur tronc roulant comme des boulets refroidis, des blessés gémissant, des vainqueurs hurlant, les mourans qui râlent. Je ne pense pas que la réalité soit plus effrayante.

—Eh bien! que dites-vous de cela, monsieur l'étranger?

—Je dis que vous avez les trois plus beaux Salvator-Rosa qui soient au monde.

—Et moi je dis que le dîner est servi, s'écria le petit paysan en mettant son nez à la porte de l'atelier.

Quand le repas fut fini, repas gai, aimable et cordial s'il en fut, je quittai mes bons amis de Sainte-Agathe, regrettant jusqu'au fond de mon coeur de ne pouvoir payer royalement leur hospitalité par des chefs-d'oeuvre. Tout ce que je puis faire ici, c'est de leur consacrer un souvenir dans ces pages. Admirable puissance du génie! il a suffi du passage d'un grand artiste au milieu d'une pauvre famille de paysans pour y laisser comme une trace lumineuse qui se perpétue à travers les siècles.

Quant au petit Salvator que nous avions pris, Jadin et moi, pour un nègre, je l'ai, à mon dernier voyage, retrouvé à Rome, où il m'a fait les honneurs de la Farnesina. C'est un des pensionnaires les plus distingués du roi de Naples.

XXI

Route de Rome.

En revenant à Sainte-Agathe dei Gothi, nous apprîmes une chose que nous ignorions: c'est que notre conducteur, ayant cru que nous voulions nous en retourner par la route de Bénévent, ce qui allongeait quelque peu notre chemin, nous avait déjà fait faire huit lieues de trop. Nous ne les regrettâmes point, ou plutôt je ne les regrettai point, car, ainsi qu'on l'a vu, Jadin n'avait rien eu à faire dans l'aventure qui venait de m'arriver, et dont je ne comptais lui parler qu'à distance convenable, de peur de quelque scène fâcheuse entre lui et son confrère.

Il était tard et nous voulions aller coucher à Caserte, pour visiter le lendemain les deux Capoues. Nous arrivâmes à notre gîte vers les sept heures du soir.

Heureusement, ce que nous désirions voir pouvait se voir au clair de la lune. Caserte est le Versailles napolitain. Bâti par Vanvitelli et commandé par Charles III, ce palais a la prétention d'être le plus grand palais de la terre, ce qui fait que très probablement il en est en même temps le plus triste. Ajoutez que, comme celui de Versailles, il est bâti dans un endroit où ce n'est qu'à force de travaux qu'on a pu lui faire quelques pauvres petits horizons. Il faut, on en conviendra, être bien royalement capricieux, quand on a Naples, Capo di Monte et Resina, pour venir habiter Caserte.

Il est vrai que Caserte a des chasses magnifiques, et que de tout temps, comme nous l'avons dit, les rois de Naples ont été de grands chasseurs devant Dieu. Un des trois parcs, parc fourré, noir, féodal, est encore aujourd'hui fort giboyeux, à ce que l'on assure. Ce beau parc, que nous vîmes à la nuit tombante, et qui n'y perdit certes rien, comme poésie et comme majesté, est flanqué d'un autre parc, bien peigné, bien soigné, bien frisé à la manière de celui de Versailles, avec une cascade assez belle qui tombe d'un sombre rocher qui me paraît être né sur place, ce qui arrive rarement aux rochers des jardins anglais, et une foule de statues représentant Diane, ses nymphes et le malheureux Actéon, d'indiscrète mémoire, déjà à moitié changé en cerf. Ce parc lui-même est voisin d'un jardin anglais, avec grottes, ruisseaux, ponts chinois, chaumières, serres et magnolias.

Nous soupâmes et nous couchâmes à Caserte, fort bien même, consignons-le en l'honneur de l'aubergiste, cela n'arrive pas souvent sur la route de Naples à Rome; il est vrai que je me trompe et que Caserte, placée en dehors des grands chemins, n'est sur aucune route.

Le lendemain matin, un cicérone, où n'y a-t-il pas de cicérone en Italie? nous proposa d'aller voir la magnifique filature de San Lucio. J'ai peu d'enthousiasme en général pour visiter les établissemens industriels: les directeurs de ces sortes d'établissemens sont presque toujours féroces; une fois qu'ils vous tiennent, ils ne vous font pas grâce d'un métier, ils ne vous épargnent pas un fil de soie. Aussi nous serions-nous privés de la magnifique filature, si je ne m'étais point rappelé que San Lucio était la fameuse colonie du roi Ferdinand: car le roi Ferdinand était non seulement un grand chasseur devant Dieu, mais aussi un grand pécheur devant les hommes: or, de son temps, il avait, pour le plaisir de ses yeux sans doute, rassemblé dans cette filature, qu'il avait fondée avec une bonté toute paternelle, les plus belles filles des environs: ces filles étaient fort reconnaissantes à leur fondateur, et lui prouvaient leur reconnaissance de toutes les manières. Enfin, le roi Ferdinand fut si paternel et les belles filles si reconnaissantes, qu'il résulta de ce double échange de sentimens vertueux toute une population de petits fileurs et de petites fileuses qui obtinrent de leur royal protecteur une espèce de constitution beaucoup plus libérale que celle de 1830: un des articles de cette constitution porte que les garçons seront exempt de tout service militaire, et que les filles auront chacune trois cents francs de dot; aussi les mariages abondent-ils à San Lucio.

A onze heures du matin nous quittâmes Caserte, et nous nous dirigeâmes sur l'ancienne Capoue.

Hélas! Capoue est de nos jours un de ces noms menteurs comme nous en ont tant légués les menteurs historiens de Rome; cependant il faut le dire, aux ruines qui existent encore, il est facile de voir de quelle importance était cette fameuse ville qui, selon Tite-Live, fut le tombeau de la gloire d'Annibal. Capoue, cette ville de la Campanie, dont la civilisation étrusque avait de cinq cents ans devancé la civilisation de Rome, et que Rome, la grande jalouseuse de toutes les gloires, traita comme Carthage, avait un magnifique amphithéâtre dont on peut encore admirer les ruines; car ce fut Capoue, la ville civilisée par excellence, qui inventa les combats de gladiateurs. D'où venait cette férocité instinctive aux féroces habitans de la Campanie? de l'excès des voluptés mêmes. Quand on est blasé sur les plaisirs doux et humains, il faut bien inventer d'autres plaisirs cruels et sanglans. Cicéron, qui, en sa qualité d'avocat, n'était jamais embarrassé de répondre par un paradoxe ou par une antithèse à une question quelconque, dit que c'était la fertilité du sol qui faisait la férocité des habitans. En tous cas, les Romains se chargèrent de faire oublier par des cruautés plus grandes toutes les cruautés qu'avaient pu commettre les Campaniens. Capoue, prise par eux, fut livrée au pillage, un peu démolie et beaucoup brûlée; ses habitans, réduits en esclavage, furent vendus à l'encan sur ses places publiques; enfin, ses sénateurs furent battus de verges et décapités. Il est vrai, à ce que dit le doux et bon Cicéron, que c'était une action commandée par la prudence, et non par l'amour du sang:—Non crudelitate, sed consilio.—Ajoutons qu'un des reproches de mollesse que firent les Romains aux Capouans fut d'avoir inventé le velarium, grande toile suspendue au dessus des cirques et des théâtres pour garantir les spectateurs du soleil; il est vrai que les Romains, s'apercevant bientôt à leur tour que mieux valait être à l'ombre qu'au soleil, adoptèrent le susdit velarium, si fort reproché à ces pauvres Campaniens.—Voir Suétone, article NÉRON.

Il y a un souvenir qu'éveillé encore tout naturellement Capoue: c'est celui d'Annibal. On trouve de par le monde historique une malheureuse. phrase de Florus, qui dit, à propos du héros de Cannes, de la Trebbia et de Thrasimène: Cum victoria posset uti, frui maluit; c'est-à-dire: Lorsqu'il pouvait user de sa victoire, il aima mieux en jouir. C'est un fort joli concetti antique, nous n'en disconvenons pas; mais, nous en sommes bien sûr, son auteur, en l'écrivant, ne comprenait pas toute la portée qu'il devait avoir. En effet, ce malheureux concetti a été pour Annibal ce que les deux fameuses chansons de M. de La Palisse et de M. de Marlborough ont été pour les deux grands capitaines de ce nom. Annibal, accusé de s'être endormi dans les délices, a été déshonoré à tout jamais.

Mais ce qu'il y a surtout de remarquable, ce sont les attaques de nos professeurs de collége, contre le fils d'Amilcar, à l'endroit de cette malheureuse Capoue; comme ils traitent ce fainéant d'Annibal; comme ils méprisent ce pauvre héros; comme à sa place ils auraient marché sur Rome; comme ils auraient pris Rome; comme ils auraient fait disparaître Rome de la surface de la terre! Il n'y a pas jusqu'à mon pauvre précepteur, un bon et excellent abbé, qui, à part les férules qu'il nous donnait, n'aurait pas voulu faire de mal à un enfant, qui n'eût établi son plan de campagne pour marcher sur Rome. Quand nous en étions à ce malheureux passage de Florus, il tirait son plan de sa bibliothèque, l'étendait sur notre table d'étude, faisait un compas de ses deux doigts, et nous montrait comme c'était chose facile que de s'emparer de la ville éternelle. Ah! s'il eût été à la place d'Annibal!

Il est vrai qu'il y a un autre abbé, et celui-là s'appelle l'abbé de Montesquieu, qui prétend qu'Annibal n'a fait qu'une halte de quelques jours pour reposer son armée, fatiguée par une marche de huit cents lieues et par trois victoires successives, ce qui équivaut presque à une défaite. Il est vrai encore qu'il y a d'autres esprits intelligens qui ont été chercher à Carthage même le secret de la temporisation d'Annibal, et qui ont vu que là, comme partout, il y avait de petits rhéteurs qui faisaient la guerre au grand général, des robes qui morigénaient la cuirasse, des plumes qui calomniaient l'épée. Annibal demandait des secours à cor et à cri. Rome était perdue, disait-il, l'Italie était à lui si on lui envoyait des secours. Mais on lui répondait, ou plutôt les rhéteurs répondaient à ses messages, car à lui ils n'eussent, selon toute probabilité, pas osé répondre; les rhéteurs répondaient donc: «Ou Annibal est vainqueur, ou Annibal est vaincu. S'il est vainqueur, il est inutile de lui envoyer des secours; s'il est vaincu, il faut le rappeler.»

C'est à peu près ce que l'on répondait à Bonaparte quand, lui aussi, s'endormait dans les délices du Caire, où il avait à lutter contre une insurrection tous les huit jours, et contre la peste deux fois par an. Mais Bonaparte avait affaire au directoire français et non au sénat carthaginois. Bonaparte répondit en traversant, lui troisième, la Méditerranée, et en venant faire le 18 brumaire.

Il y a encore, il faut le dire, entre ces deux opinions qui divisent en deux cette grande question historique, de savoir si Annibal est resté des mois à Capoue ou s'il n'y a fait qu'une halte de quelques jours, une troisième opinion qui prétend qu'Annibal n'y a jamais mis le pied.

Cette opinion pourrait bien être la vraie.

Cela me rappelle que les Romains, les incrédules s'entend, disent qu'il y a deux hommes qui ne sont jamais venus à Rome. Ces deux hommes, selon eux, sont l'apôtre saint Pierre et le président Dupaty.

Comme nous eussions fort mal dîné, et que, selon toute probabilité, nous n'eussions pas dormi du tout dans la ville des délices, nous partîmes, après avoir visité l'amphithéâtre et les quelques ruines qui l'entourent, pour la moderne Capoue.

La moderne Capoue est une fort jolie ville, selon Vauban, Montecuculli et Folard; elle est muraillée, bastionnée et poternée, elle a des lunes, des demi-lunes, des chemins de ronde, tout cela donnant sur un beau paysage, avec un horizon de montagnes d'un côté, et la mer de l'autre. Au reste, peu de choses à voir, excepté la cathédrale, soutenue presque entièrement par des colonnes enlevées à l'ancien amphithéâtre.

En sortant de Capoue, nous rencontrâmes un premier fleuve, que je crois être le Volturne: pardon, messieurs les savans, si je me trompe, je n'ai sous les yeux ni mes albums qui sont à Florence, ni mes cartes qui sont rue du Gazomètre, et que je serais obligé d'y aller chercher, ce qui n'en vaut pas la peine; et un second fleuve qui est à coup sûr le Garigliano, c'est-à-dire l'ancien Liris.

Nous traversâmes ce fleuve poétique de la façon la moins poétique de la terre. On nous mit, nous, nos chevaux et notre voiture, dans un bac, et on nous fit filer le long d'une corde, si bien que nous nous trouvâmes de l'autre côté au bout de cinq minutes. Notre passeur, au reste, était désolé; on méditait un pont en fil de fer,—un pont de fil de fer sur le Liris!

Pourquoi pas? on va bien du Pirée à Athènes en omnibus; et l'on remonte bien l'Euphrate en bateau à vapeur.

Au reste, c'est, on se le rappelle, sur les bords du Garigliano que notre armée fut défaite par Gonzalve, ce qui fait que Brantôme, redevenant Français un instant, après avoir passé, il y a trois cents ans, le Liris, au même endroit où nous venons de le passer nous-mêmes, s'écrie:

«Hélas! j'ai veu ces lieux là dernier, et mesme le Gariglian, et c'estait male tard, à soleil couchant, que les ombres et les masnes commencent à se paroistre comme fantosmes, plustôt qu'aux autres heures du jour, où il me sembloit que les asmes généreuses de ces braves François là morts s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me répondoient sur les plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort.»

Nous touchions à la voie Appienne, là plus belle des voies antiques, celle sur laquelle les Romains qui avaient quelque prescience de l'endroit où ils mourraient, ordonnaient de placer leurs tombeaux. Elle existait du temps de la république. César, Auguste, Vespasien, Domitien, Nerva, Trajan et Théodoric la réparèrent successivement.

Arrivés où nous nous trouvions, elle s'élançait vers Bénévent, et s'en allait mourir à Brindes: ce fut cette route qu'Horace suivit dans son poétique voyage.

Nous traversions les souvenirs antiques, marchant en plein sur l'histoire et sur la fable, coudoyant à chaque pas Tacite et Horace. Notre postillon (un postillon romain ou napolitain pourrait parfaitement être reçu, soit dit en passant, à l'Académie des inscriptions et belles-lettres) nous apprit que quelques ruines, sur lesquelles nous allions sautillant de décombres en décombres, étaient l'ancienne Minturnes.

—Ainsi, les marais que l'on aperçoit d'ici? demandai-je en étendant le bras dans la direction de la route de San-Germano.

—Sont ceux où se cacha Marius, répondit mon postillon.

Je lui donnai deux pauli.

C'est au même endroit à peu près où Marius se cacha, que Cicéron fut tué et Conradin trahi.

Nous avons raconté ailleurs comment l'orateur antique et le jeune héros du moyen-âge étaient morts.

Nous allâmes dîner à Mola; on nous conduisit dans une grande salle dont toutes les fenêtres étaient fermées pour maintenir la fraîcheur de l'air; puis tout à coup, comme étendus dans de bonnes chaises nous nous éventions avec nos mouchoirs, le garçon ouvrit une de ces fenêtres.

Il est impossible d'exprimer la magie du paysage que cette espèce de lanterne magique venait de dévoiler à nos yeux. Nous plongions sur ce golfe si calme qu'il semblait un miroir d'azur, et de l'autre côté, s'avançant jusqu'à l'extrémité du promontoire, nous apercevions Gaëte, Gaëte, célèbre par ses vergers d'orangers, ses deux siéges soutenus, l'un en 1501, l'autre en 1806, et surtout par ses femmes blondes.

C'est une fille de Gaëte qui servit de modèle au Tasse pour le portrait d'Armide.

Pardon, nous oublions encore une des célébrités de Gaëte. C'est sur son rivage que Scipion et Lélius s'amusaient à faire des ricochets, comme plus tard Auguste s'amusait à jouer aux noix avec les petits polissons de Rome.

Après le dîner, nous allâmes faire une promenade jusqu'à Castellone de Gaëte, l'ancienne Formies, dont une portion des murs, plus une porte, existent encore. C'est entre ces deux bourgs qu'était située une des villas de Cicéron; c'est de cette villa qu'il fuyait, caché dans sa litière, lorsqu'il fut rejoint par le tribun Popilius, dont il avait été l'avocat, qui lui coupa la tête et les mains, en manière de reconnaissance; il est probable que si Popilius a eu pendant le reste de sa vie quelque autre procès, le tribunal aura été forcé de lui nommer un défenseur d'office.

L'emplacement où était, selon toutes les probabilités, située cette villa, fait partie aujourd'hui de la propriété du prince de Caposele.

Une autre tradition veut qu'une source qui coule dans la même propriété soit la fameuse fontaine Artacia, près de laquelle Ulysse rencontra la fille d'Antiphate, roi des Lestrigons, laquelle allait, comme une simple mortelle, y puiser une cruche d'eau.

La voiture nous suivait par derrière; nous n'eûmes donc qu'à nous y réinstaller, lorsque nous eûmes vu tout ce que nous voulions voir, et nous repartîmes; une demi-heure après nous étions à Ytry, patrie du fameux Fra Diavolo, si célèbre en Campanie, et surtout à l'Opéra-Comique.

Fra Diavolo était un brave homme de curé, disant son bréviaire comme un autre, confessant tant bien que mal les voleurs des environs, qui venaient lui conter leurs petites peccadilles, et dont il se faisait des amis en ne les abîmant pas trop de pénitences, lorsqu'un beau matin, quand il fut question de nommer Joseph Napoléon roi de Naples, l'envie lui prit de s'opposer à cette nomination. En conséquence, sans changer de costume, il passa une paire de pistolets à sa ceinture, pendit un sabre par dessus sa soutane, prit une carabine qu'il avait trouvée dans le presbytère et qui lui venait de son prédécesseur, et, faisant appel à ses ouailles, au nombre desquelles, comme nous l'avons dit, était bon nombre de brigands, il se mit en campagne, gardant les défilés de Fondi, et égorgeant tous les Français isolés qui y passaient. Ces exploits firent bientôt si grand bruit, que l'écho en alla retentir à Palerme, où étaient à cette époque Ferdinand et Caroline; leurs augustes majestés invitèrent alors Fra Diavolo à les aller voir, et, comme il se hâta de se rendre à cette gracieuse invitation, elles lui conférèrent le grade de capitaine. Fra Diavolo revint à Ytry investi de cette nouvelle dignité; mais cette nouvelle dignité ne lui porta point bonheur. Masséna, après avoir pris Gaëte, ordonna une battue générale dans les environs: Fra Diavolo fut pris avec deux cents hommes de sa bande à peu près; ses deux cents compagnons furent incontinent pendus aux arbres de la route. Mais comme les Napolitains niaient que Fra Diavolo qui, selon leur opinion, à eux, opinion que justifie le nom qu'ils lui avaient donné de frère Diable, avait mille ressources de magie à son service; comme les Napolitains, dis-je, niaient que Fra Diavolo eût été assez imprudent pour se laisser prendre, on conduisit l'ex-curé à Naples, on le promena pendant trois jours dans les rues de la capitale, après quoi on lui trancha la tête sur la place du Marché-Neuf.

Tout cela ne fit point que, pendant tout le règne de Joseph et de
Murat, les esprits forts ne niassent la mort de Fra Diavolo.

Qu'une illustration moderne ne nous fasse point perdre de vue un souvenir antique. Ytry est l'ancienne Urbs Mamurrarum d'Horace; c'est là que Muréna lui prêta sa maison et Capiton sa cuisine:

Muraena praebente domum, Capitone culinam.

Nous nous arrêtâmes à Ytri. Je me rappelais la nuit qu'à mon premier voyage j'avais passée à Terracine, nuit terrible parmi les terribles nuits que j'ai subies en Italie. Je me rappelais ces malheureux lits recouverts de serge verte, dans lesquels nous nous étions tournés et retournés six heures, sans pouvoir arriver à fermer l'oeil une seule minute. Il est vrai que, l'esprit exalté par la menace éternelle d'un seul et même danger, j'avais, à force de chercher, trouvé un costume de nuit qui me mettait à peu près à l'abri des puces: c'était un pantalon à pied aux coutures serrées et pressant la taille, une chemise qui s'ouvrait juste pour laisser passer la tête, et qui se refermait hermétiquement au col, enfin, des gants sur lesquels se boutonnaient mes manchettes: moyennant cette précaution, le visage seul restait exposé, et j'ai remarqué que la puce, comme le lion, respecte le visage de l'homme. Restait, il est vrai, la punaise qui ne respecte rien; mais, au lieu de deux races ennemies, ce n'était plus qu'une seule à combattre.

Encore une fois, défiez-vous, non pas des fièvres des marais Pontins que tout le monde vous signale, mais de leurs puces et de leurs punaises dont personne ne parle.

Le lendemain matin, nous nous abordâmes, Jadin et moi, en disant que nous aurions aussi bien fait de coucher à Terracine.

A l'une des descentes de la route de Fondi, notre postillon s'arrêta et nous raconta que nous étions juste à l'endroit où le fameux poète français Esménard s'était tué en tombant de voiture.

En général, les Italiens ne nous abîment pas de louanges; on peut même dire que, dans leur étroit patriotisme, patriotisme de clocher, dernier reste de l'orgueil des petites républiques, ils sont presque toujours injustes pour les autres nations; mais comme toute curiosité vaut une rétribution quelconque, et que cette rétribution est variable selon le plus ou le moins d'intérêt que présente la susdite curiosité, notre postillon avait pensé que la curiosité et par conséquent la rétribution seraient plus grandes, s'il faisait d'Esménard un poète de premier ordre.

La ville de Fondi, que saint Thomas choisit pour y établir une classe, et dans laquelle il fit ce miracle d'horticulture, de planter par la tête un oranger qui prit racine et qu'on montre encore, est aujourd'hui un pauvre et bien misérable bourg. Le fameux corsaire Barberousse, qu'il ne faut pas confondre avec l'empereur Barberousse, le souverain des légendes rhénanes, furieux de n'avoir pu enlever la belle Julie Gonzaga, veuve de Vespasien Colonne et comtesse de Fondi, dont il comptait faire cadeau à Soliman II, brûla la ville. Depuis ce temps-là la pauvre cité n'a pu se remettre de cet accident, et la main de feu du terrible pirate est encore empreinte sur la ville moderne.

Deux heures après nous étions à Terracine.

Terracine est bien encore, en venant de Naples surtout, l'éclatante
Axur dont parle Horace:

Impositum saxis latè candentibus Anxur,

avec son gigantesque rocher qui fut sa base de toutes les époques, et les restes de son palais de Théodoric, qui ne la couronne que depuis le cinquième siècle seulement. Comme il n'était que midi, et que j'avais quelques recherches à faire à Terracine, nous nous arrêtâmes à l'auberge où nous nous étions arrêtés en venant, la seule au reste qui soit, je crois, dans toute la ville.

Dix minutes après notre arrivée, nous étions déjà en route, Jadin pour gravir la montagne couverte de ses ruines gothiques, et moi pour courir au bord de la mer, où l'on retrouve encore des vestiges du port, qui, selon toute probabilité, remonte au temps de la république.

En revenant, j'entrai dans la cathédrale. Quelques belles colonnes de marbre blanc qui viennent d'un temple d'Apollon la rendent assez remarquable.

En entrant à l'hôtel, j'avais demandé s'il n'existait pas quelque histoire de Mastrilla. On n'a peut-être pas oublié le nom de ce fameux bandit, que Padre Rocco appela si heureusement à son secours, à propos de l'éclairage de Naples, et de cette fameuse histoire de saint Joseph que l'on nous a tant reprochée.

L'histoire de Mastrilla se trouvait renfermée dans une espèce de complainte à peu près intraduisible, que l'on me procura à grand'peine, mais dont à la honte de mon imagination, je l'avoue, je ne pus rien tirer.

Alors force me fut de me borner aux traditions orales, et de me mettre en quête des rapsodes, qui pouvaient, fragment par fragment, me raconter l'Iliade de cet autre Achille.

Les rapsodes me tinrent jusqu'à sept heures du soir à me conter des rapsodies qui n'étaient que les différens couplets de la complainte, séparés au lieu d'être réunis.

Nous avions passé notre journée à la recherche de l'insaisissable Mastrilla. La journée était perdue, ce qui n'était pas un grand malheur; mais ce qui compliquait notre situation, c'est qu'il fallait ou passer la nuit à Terracine, et l'on sait quelle terreur nous inspirait cette station, ou traverser les marais Pontins pendant l'obscurité. En restant à Terracine, nous étions sûrs d'être dévorés par les puces et par les punaises; en traversant les marais Pontins, nous risquions d'être dévalisés par les voleurs. Nous balançâmes un instant, puis nous nous décidâmes à traverser les marais Pontins.

Nous fîmes mettre les chevaux, à huit heures du soir; il faisait un clair de lune magnifique: nous chargeâmes nos fusils, nous montâmes, Jadin et moi, sur le siége de la voiture, et nous partîmes d'un assez bon train.

Les marais Pontins commencent en sortant de Terracine, et presque aussitôt le pays prend un caractère de tristesse particulière, que ne contribuent pas peu, sans doute, à lui donner, aux yeux des voyageurs, la crainte de la fièvre, qu'on y rencontre certainement, et celle des voleurs, qui vous y attendent peut-être. La route, tracée au beau travers du pays, s'étend par une ligne parfaitement droite, qu'accompagne de chaque côté un canal destiné à l'écoulement des eaux. Malheureusement, à ce qu'on assure, ces eaux, se trouvant au dessous du niveau de la mer, ne peuvent s'écouler dans la Méditerranée. Au delà du canal est un terrain mouvant et planté de grands roseaux.

Cette vaste solitude, où Pline comptait autrefois jusqu'à vingt-trois villes, n'offre pas aujourd'hui, à part les relais de poste, une seule habitation. Comme dans les Maremmes toscanes, une fièvre dévorante tuerait, en moins d'une année, l'imprudent qui oserait s'y fixer. Les voleurs qui l'exploitent ne font eux-mêmes qu'y passer, et, aussitôt leurs expéditions finies, ils se retirent dans les montagnes de Piperno, leur véritable domicile.

A mesure que nous avancions, le pays prenait un caractère de plus en plus mélancolique; et comme si nos chevaux et notre postillon eussent partagé l'inquiétude que sa mauvaise réputation pouvait inspirer, ils redoublaient, les uns de vitesse, l'autre de coups.

Après une heure et demie à peu près, nous aperçûmes à notre droite un grand feu qui jetait une lueur d'incendie à cent pas autour de lui; ce ne pouvaient être des voleurs, car, par cette imprudence, ils se fussent dénoncés eux-mêmes: nous demandâmes à notre postillon ce que c'était que ce feu; il nous répondit que c'était le relais de poste.

En effet, à mesure que nous avancions, nous apercevions à la lueur de la flamme une espèce de masure, et adossés aux murailles de cette masure, éclairés par le reflet du foyer, cinq ou six hommes immobiles et enveloppés de leurs manteaux. A notre approche et au bruit du fouet de notre postillon, deux se détachèrent du groupe, et montant eux-mêmes à cheval, ils prirent en main une espèce de lance et disparurent. Les autres continuèrent à se chauffer.

Arrivé en face du hangar, notre postillon s'arrêta, et, à peine arrêté, détela ses chevaux, demanda le prix de sa course, ainsi que la bonne main qui en était l'accompagnement obligé, et, sautant sur un de ses deux chevaux aussitôt qu'il les eut reçus, il tourna bride et repartit au galop. Au reste, ses chevaux étaient si bien habitués à ce retour précipité qu'il n'eut pas même besoin d'employer le fouet comme il avait fait en venant: on eût dit que ces animaux, partageant les inquiétudes de l'homme, avaient hâte de fuir ces contrées méphitiques et cet air pestilentiel.

Cependant nous étions restés au milieu de la route avec notre voiture dételée; et comme nous ne voyions s'avancer aucun quadrupède, comme pas un seul de ces bipèdes grelottans et accroupis autour du feu ne bougeait de sa place, je me décidai, voyant qu'ils ne venaient pas à moi, à aller à eux. En conséquence, je descendis de mon siége, je jetai mon fusil en bandouillère sur mon épaule et je m'avançai vers la masure.

Ils me laissèrent approcher sans faire un mouvement.

En m'approchant je les regardais: ce n'étaient pas des hommes, c'étaient des spectres.

Ces malheureux, avec leur teint hâve, leurs membres frissonnans, leurs dents qui se choquaient, étaient hideux à voir; le mieux portant des quatre eût pu poser pour une effrayante statue de la Fièvre.

Je les considérai un instant, oubliant pourquoi je m'étais approché d'eux; puis, par un retour égoïste sur moi-même, je pensai que j'étais moi-même au milieu de ces marais dont les émanations les avaient faits tels qu'ils étaient.

—Et les chevaux? demandai-je.

—Écoutez, me répondit l'un d'eux, les voilà.

En effet, on entendait un piétinement qui allait se rapprochant, puis un hennissement sauvage, puis, mêlés à ce bruit confus, des juremens et des blasphèmes.

Bientôt les hommes qui s'étaient éloignés avec des lances reparurent chassant devant eux une douzaine de petits chevaux, ardens, sauvages, fougueux, et qui semblaient souffler la flamme par les naseaux.

Aussitôt les quatre fiévreux se levèrent, se jetèrent au milieu du troupeau étrange, saisirent chacun un cheval par la longe qu'il traînait, lui passèrent, malgré sa résistance, un misérable harnais, et, tout en me criant: «Remontez, remontez,» poussèrent l'attelage récalcitrant vers la voiture.

Je compris qu'il n'y avait pas d'observations à faire, et que dans les marais Pontins cela devait se passer ainsi. Je remontai donc vivement sur mon siége et je repris ma place près de Jadin.

—Ah ça! me dit Jadin, où allons-nous? Au sabbat?

—Cela m'en a tout l'air, répondis-je. En tout cas, c'est curieux.

—Oui, c'est curieux, dit-il, mais ce n'est point rassurant.

En effet, il se passait une terrible lutte entre les hommes et les chevaux: les chevaux hennissaient, ruaient, mordaient; les hommes criaient, frappaient, blasphémaient; les chevaux essayaient, par des écarts qui ébranlaient la voiture, de casser les cordes qui leur servaient de traits; les hommes resserraient les noeuds de ces cordes, tout en posant sur le dos de deux de ces démons des espèces de selles. Enfin, quand les selles furent posées, tandis que deux hommes maintenaient les chevaux de devant, deux autres sautèrent sur les chevaux sellés, puis ils crièrent: Laissez aller! puis nous nous sentîmes emportés comme par un attelage fantastique, tandis que de chaque côté de la route les deux hommes à cheval nous suivaient, criant un fouet à la main, et joignant les gestes aux cris pour maintenir nos coursiers dans le milieu de la route, dont ils voulaient s'écarter sans cesse, et les empêcher d'aller s'abîmer avec notre voiture dans un des canaux qui bordaient chaque côté du chemin.

Cela dura dix minutes ainsi; puis, ces dix minutes écoulées, comme nos chevaux étaient lancés, nos escorteurs nous abandonnèrent, et, sortis un instant, par une crise, de leur apathie, s'en retournèrent attendre d'autres voyageurs, en tremblant la fièvre devant leur feu.

Quand nous pûmes un peu respirer, nous regardâmes autour de nous: nous traversions de grands roseaux tout peuplés de buffles qui, réveillés par le bruit que nous faisions, écartaient bruyamment ces joncs gigantesques pour nous regarder passer; puis, effrayés à notre approche, se reculaient en soufflant bruyamment. De temps en temps de grands oiseaux de marais, comme des hérons ou des butors, se levaient en jetant un cri de terreur, et s'éloignaient rapidement, traçant une ligne droite, et se perdant dans l'obscurité; enfin, de temps en temps, des animaux, dont je ne pouvais reconnaître la forme, traversaient la route, parfois isolés, parfois par bandes. J'appris au relais que c'étaient des sangliers.

Nous arrivâmes ainsi en moins d'une heure et demie au second relais. Là la même scène se renouvela: même feu, hommes semblables, pareils chevaux; après une demi-heure d'attente, nous repartîmes comme emportés par un tourbillon.

Nous fîmes trois relais de la même manière; puis au bout du quatrième nous aperçûmes une ville: c'était Velletri.

Les fameux marais Pontins étaient traversés, et cette fois encore sans rencontrer de voleurs: décidément les voleurs étaient passés pour nous à l'état de mythes.

Sans nous consulter, nos postillons s'arrêtèrent à la porte d'une auberge, au lieu de s'arrêter à la porte de la poste. Comme la susdite locanda ne paraissait pas trop misérable, je ne leur en voulus pas de la méprise; nous descendîmes, et nous demandâmes deux chambres pour le soir, et un bon déjeûner, s'il était possible, pour le lendemain.

Trois choses nous faisaient prendre en patience notre station à Velletri. Je méditais pour le lendemain une excursion à Cori, l'ancienne Cora, et à Monte-Circello, l'ex-cap de Circé; tandis que Jadin, attiré par un autre but, m'avait déjà déclaré qu'il demeurerait sur place pour faire quelque portrait de femme; on sait que les femmes de Velletri passent pour les plus belles femmes[1].

[1] Velletri, c'est l'Arles de l'Italie. Raphaël, passant un jour à Velletri, vit une mère qui tenait un enfant dans ses bras: la beauté de la mère et de l'enfant exalta le peintre à un tel point, qu'il les pria de ne pas bouger, et qu'à défaut de papier et de crayon il prit un morceau de craie et traça sur le fond d'un tonneau l'esquisse de la Madone à la Seggiola.

De là, la forme circulaire de cet admirable tableau, un des chefs-d'oeuvre du palais Pitti à Florence.

Velletri est la patrie, non pas d'Auguste, mais de ses ancêtres; son père y était banquier (lisez usurier): les banquiers romains prêtaient à 20 pour 100; c'est à 20 pour 100 que César avait fait pour cinquante-deux millions de dettes. Elle n'offre de remarquable, comme monument, que le bel escalier de marbre de l'ancien palais Lancelloti, bâti par Lunghi-le-Vieux.

Cori, plus heureuse que sa voisine, possède encore deux temples, élevés l'un à Castor et Pollux, l'autre à Hercule; du premier il ne reste que les colonnes et l'inscription qui atteste qu'il était consacré aux fils de Jupiter et de Léda; le second, élevé sous Claude, est parfaitement conservé, et on le regarde, merveilleusement posé qu'il est d'ailleurs sur une base de granit entièrement isolée, comme un des plus complets modèles de l'ordre dorique grec.

Quand à Monte-Circello, c'est, comme l'indique son nom, l'antique résidence de la fille du Soleil. Ce fut sur cette montagne, jadis baignée par la mer et qu'on appelait, comme nous l'avons dit, le cap Circé, que parvint Ulysse, lorsqu'après avoir échappé au cyclope Polyphême et au Lestrigon Antiphate, il aborda sur une terre inconnue, et, montant sur un cap élevé, ne vit devant lui qu'une île et une mer sans fin: l'île était perdue au milieu des flots; puis à travers les buissons et les forêts sortaient de la terre des tourbillons de fumée.

Je suis monté sur le cap, j'ai cherché l'île volcanique et je n'ai rien aperçu; mais peut-être aussi ai-je moins bonne vue qu'Ulysse.

Mais ce que j'ai découvert, par exemple, ce sont d'immenses troupeaux de porcs, bien autrement nobles que les cochons de M. de Rohan, puisque, selon toute probabilité, ils descendent de ces imprudens compagnons d'Ulysse, qui, attirés par le bruit de la navette et par l'harmonie des instrumens, entrèrent dans le palais de la fille du Soleil malgré les conseils d'Euriloque, qui revint seul aux vaisseaux pour annoncer à leur chef la disparition de ses vingt soldats.

Or, comme je disais, y a-t-il beaucoup de noblesse qui puisse le disputer à celle des cochons de Monte-Circello, dont les ancêtres ont été chantés par Homère?

Dans la montagne est encore une grotte, appelée Grotta della Maga, ou grotte de la Magicienne: c'est le seul souvenir que Circé ait laissé dans le pays. Quant à son splendide palais de marbre, il est bien entendu qu'il n'en reste pas plus de trace que de celui d'Armide.

Nous revînmes assez tard à Velletri; et, comme rien ne nous pressait, que nous n'avions pas été trop mécontens de l'auberge, nous résolûmes d'y passer la soirée. Jadin y était resté dans l'intention de faire un portrait de femme, il avait fait deux paysages. L'homme propose, Dieu dispose.

Le lendemain, nous nous remîmes en route vers les neuf heures du matin, nous arrêtant un instant à Genzano pour boire de son vin, qui a une certaine réputation, un instant à l'Arriccia pour voir le palais Chigi et l'église de la ville, deux des ouvrages les plus remarquables du Bernin.

Enfin, à deux heures, nous arrivâmes à Albano. C'est à Albano que les riches Romains qui craignent le mal'aria vont passer l'été; à partir de la porte de Rome, en effet, la route monte jusqu'à Albano; et, comme on le sait, hôte des plaines et des marais, la fièvre n'atteint jamais une certaine hauteur.

Dix ciceroni nous attendaient à la descente de notre voiture pour nous faire voir de force le tombeau d'Ascagne et celui des Horaces et des Curiaces. Nous ne donnerons pas aux savans italiens le plaisir de nous voir nous enferrer dans une discussion archéologique à l'endroit de ces deux monumens. Nous avons dit tout ce que nous avions à dire là-dessus à propos de la grande mosaïque de Pompeïa, à qui Dieu fasse paix.

En sortant d'Albano, on aperçoit Rome à quatre lieues de distance; ces quatre lieues se font vite, le chemin, comme nous l'avons dit, allant toujours en descendant. Aussi, une heure après notre départ d'Albano, nous entrions dans la ville éternelle, que nous avions quittée quatre mois auparavant.

XXII

Gasparone.

Je n'avais plus rien à voir dans la ville éternelle que le représentant éternel de notre religion, le vicaire du Christ, le successeur de saint Pierre. Depuis que j'étais en Italie, j'entendais parler de Grégoire XVI comme d'un des plus nobles et des plus saints caractères qui eussent encore illustré la papauté, et ce concert général d'éloges me donnait une plus ardente envie de me prosterner à ses pieds.

Aussi, le lendemain, dès que l'heure d'être reçu fut arrivée, me présentai-je chez M. de Tallenay, pour le prier de demander pour moi une audience à Sa Sainteté: M. de Tallenay me répondit qu'il allait à l'instant même transmettre ma demande au cardinal Fieschi; mais en même temps il me prévint que, comme l'audience ne me serait jamais accordée que trois ou quatre jours après la réception de ma demande, je pouvais, si j'avais quelque course à faire soit dans Rome, soit dans les environs, profiter de ce petit retard.

Cela m'allait à merveille. A mon premier passage, j'avais visité toute la campagne orientale de Rome: Tivoli, Frascati, Soubiaco et Palestrine; mais je n'avais point vu Civitta-Vecchia; Civitta-Vecchia, au reste, où il n'y aurait rien à voir, si Civitta-Vecchia n'avait point un bagne et dans ce bagne n'avait point l'honneur de renfermer le fameux Gasparone.

En effet, je vous ai bien raconté des histoires de bandits, n'est-ce pas? je vous ai tour à tour parlé du Sicilien Pascal Bruno, du Calabrais Marco Brandi et de ce fameux comte Horace, ce voleur de grands chemins aux charmantes manières, aux gants jaunes et à l'habit taillé par Humann.

Eh bien! tous ces bandits-là ne sont rien près de Gasparone. Il y a plus, prenez tous les autres bandits, prenez Dieci Nove, prenez Pietro Mancino, cet habile coquin qui vola un million en or et qui, satisfait de la somme, s'en alla vivre honnêtement en Dalmatie, faisant, de là, la nique à la police romaine; prenez Giuseppe Mastrilla, cet incorrigible voleur, qui, au moment de mourir, ne pouvant plus rien voler à personne, vola son âme au diable; prenez Gobertineo, le fameux Gobertineo, que vous ne connaissez pas, vous autres Parisiens, mais dont le nom est au bord du Tibre l'égal des plus grands noms; Gobertineo qui tua de sa main neuf cent soixante-dix personnes, dont six enfans, et qui mourut avec le pieux regret de n'avoir pas atteint le nombre de mille comme il en avait fait voeu à saint Antoine, et qui, au moment de la mort, craignait d'être damné surtout pour n'avoir pas accompli son voeu; prenez Oronzo Albeyna, qui tua son père comme Oedipe, sa mère comme Oreste, son frère comme Romulus, et sa soeur comme Horace; prenez les Sondino, les Francatripa, les Calabrese, les Mezza Pinta; et ils n'iront pas au genou de Gasparone. Quant à Lacenaire, ce bucolique assassin qui a fait tant d'honneur à la littérature, il va sans dire que, comme meurtrier et comme poète, il n'est pas même digne de dénouer les cordons du soulier gauche de son illustre confrère.

On comprend que je ne pouvais pas aller à Rome et passer par conséquent à douze lieues de Civitta-Vecchia sans aller voir Gasparone.

Cette fois, nous partîmes par la diligence, tout simplement. La diligence, qui n'est même pas trop mauvaise pour une diligence romaine, se transporte en cinq ou six heures de Rome à Civitta-Vecchia. Il va sans dire que je m'étais muni d'une carte, carte du reste fort difficile à obtenir pour visiter le bagne, et avoir l'honneur d'être présenté à Gasparone. J'étais donc en mesure.

Je ne dirai rien de la campagne de Rome, la description de ce magnifique désert a sa place ailleurs. Rome est une chose sainte, qu'il faut visiter à part et religieusement.

En descendant de voiture, nous fîmes, pour éviter tout retard, prévenir le gouverneur de la forteresse de l'intention où nous étions de visiter son illustre prisonnier: nous joignîmes notre carte à la lettre, et nous nous mîmes à table.

Au dessert, nous vîmes entrer le gouverneur, il venait nous chercher lui-même.

Comme on le pense bien, je m'emparai exclusivement de son excellence, et tout le long de la route je le questionnai.

Il y avait dix ans que Gasparone habitait la forteresse à la suite d'une capitulation, dont la principale condition était que lui et ses compagnons auraient la vie sauve.

On rencontre sur le pavé de Rome une quantité de bons vieillards mis comme nos paysans de l'Opéra-Comique, et se promenant une canne à la Dormeuil à la main. Qu'est-ce que ces honnêtes gens? de bons pères, de bons époux, d'honnêtes citoyens; de véritables mines d'électeurs, de véritables démarches de gardes nationaux; vous portez la main à votre chapeau.

Prenez garde, vous allez saluer un bandit qui a capitulé; vous allez faire une politesse à un gaillard qui, sur la route de Viterbe ou de Terracine, vous eût, il y a trois ou quatre ans, coupé les deux oreilles si vous n'aviez pas racheté chacune d'elles mille écus romains.

Remarquez que les écus romains ne sont pas démonétisés comme les nôtres et valent toujours six francs.

Il y en a même qui ont stipulé une petite rente, que le gouvernement leur paie trimestre par trimestre, aussi régulièrement que s'ils avaient placé leurs fonds sur l'Etat.

Malheureusement pour Gasparone, il s'était fait une de ces réputations qui ne permettent pas à ceux qui en ont joui de rentrer dans l'obscurité. On craignit, si on le laissait libre, qu'il ne lui reprit, un beau matin, quelque velléité de gloire, et que ce Napoléon de la montagne ne voulût aussi avoir son retour de l'Ile d'Elbe.

Aussi Gasparone et ses vingt-un compagnons furent-ils étroitement écroués dans la citadelle de Civitta-Vecchia.

Pendant les premiers temps, Gasparone jeta feu et flammes, mordant et secouant ses barreaux comme un tigre pris au piége, disant qu'il avait été trahi et que la liberté était une des conditions de la capitulation; mais le pape Léon XII, d'énergique mémoire, le laissa se démener tout à son aise, et peu à peu Gasparone se calma.

Tout le long de la route, le gouverneur nous entretint de petites espiègleries attribuées à Gasparone: il y en a quelques unes qui émanent d'un esprit assez original pour être racontées.

Gasparone était fils du chef des bergers du prince de L… Jusqu'à l'âge de seize ans sa conduite fut exemplaire: seulement peut-être dans son orgueil était-il un peu trop amoureux des beaux habits, des beaux chevaux et des belles armes qu'il voyait aux jeunes seigneurs romains. Mais cependant il y avait quelque chose que Gasparone préférait aux belles armes, aux beaux chevaux et aux beaux habits, c'était sa belle maîtresse Teresa.

Un dimanche, Gasparone et Teresa étaient chez le prince L…, qui était fort indulgent pour eux: les filles du prince, dont l'une était du même âge que Teresa, et l'autre un peu plus jeune, s'amusèrent à habiller la jeune paysanne avec une de leurs robes et à la couvrir de leurs bijoux. La jeune fille était coquette, cette riche toilette sous laquelle elle s'était trouvée un instant plus belle que sous son costume pittoresque de paysanne lui fit envie: sans doute, si elle eût demandé la robe et même quelques uns des bijoux aux filles du prince, celles-ci les eussent donnés; mais Teresa était fière comme une Romaine, elle eût eu honte devant les jeunes filles d'exprimer un pareil souhait; elle renferma son désir au plus profond de son coeur, se laissa dépouiller de sa robe, se laissa reprendre jusqu'à son dernier bijou. Seulement, à peine fut-elle sortie de la chambre des jeunes princesses que son beau front se pencha soucieux. Gasparone s'aperçut de sa préoccupation; mais à toutes les demandes qu'il lui fit sur ce qu'elle avait, Teresa se contenta de répondre, de ce ton si significatif de la femme qui désire une chose et qui n'ose dire quelle chose elle désire:—Que voulez-vous que j'aie?—je n'ai rien.

Le soir, Gasparone entra à l'improviste dans la chambre de Teresa, et trouva Teresa qui pleurait.

Cette fois, il n'y avait plus à nier le chagrin; tout ce que pouvait faire Teresa, c'était d'essayer d'en cacher la cause.

Teresa essaya de le faire, mais Gasparone la pressa tellement qu'elle fut forcée d'avouer que cette belle robe qu'elle avait essayée, que ces beaux bijoux dont on l'avait couverte, lui faisaient envie, et qu'elle voudrait les posséder, ne fût-ce que pour s'en parer toute seule dans sa chambre et devant son miroir.

Gasparone la laissa dire, puis, quand elle eut fini:

—Tu dis donc, demanda-t-il, que tu serais heureuse si tu avais cette robe et ces bijoux?

—Oh! oui, s'écria Teresa.

—C'est bien, dit Gasparone. Cette nuit tu les auras.

Le même soir, le feu prit à la villa du prince L…, justement dans la partie du bâtiment qu'habitaient les jeunes princesses. Par bonheur, Gasparone, qui rôdait dans les environs, vit l'incendie un des premiers, se précipita au milieu des flammes, et sauva les deux jeunes filles.

Toute cette partie de la villa fut dévorée par l'incendie et l'intensité du feu était telle qu'on n'essaya pas même de sauver les meubles ni les bijoux.

Gasparone seul osa se jeter une troisième fois dans les flammes, mais il ne reparut plus; on crut qu'il y avait péri, mais on apprit que, ne pouvant repasser par l'escalier qui s'était abîmé, il avait sauté du haut d'une fenêtre qui donnait dans la campagne.

Le prince fit chercher Gasparone, et lui offrit une récompense pour le courage qn'il avait montré, mais le jeune homme refusa fièrement, et quelques instances que lui fit Son Altesse, il ne voulut rien accepter.

On approchait de la semaine de Pâques. Gasparone était trop bon chrétien pour ne pas remplir exactement ses devoirs de religion. Il alla comme d'habitude se confesser au curé de sa paroisse; mais cette fois le curé, on ne sait pourquoi, lui refusait l'absolution. Une discussion, s'établit alors entre le confesseur et le pénitent; et comme le confesseur persistait dans son refus d'absoudre le jeune homme, celui-ci, qui ne voulait pas s'en retourner avec une conscience inquiète, tua le curé d'un coup de couteau.

Gasparone, que tout cela n'empêchait point d'être bon chrétien à sa manière, alla s'accuser à un autre prêtre, et du crime qui lui avait valu le refus du premier, et du meurtre de celui-ci. Le nouveau confesseur, que le sort de son prédécesseur ne laissait pas que d'inquiéter, refusa tout, juste pour se faire valoir, mais finit par donner pleine et entière l'absolution que demandait Gasparone.

Sur quoi Gasparone, la coeur satisfait, l'âme tranquille, alla s'engager comme bandit dans la troupe de Cucumello.

Ce Cucumello était un bandit assez renommé, quoique de second ordre: d'ailleurs il était petit, roux et louche, fort laid en somme, défaut capital pour un chef de bande. Cela n'empêchait pas qu'on ne lui obéît au doigt et à l'oeil. Mais on lui obéissait, voilà tout: sans entraînement, sans enthousiasme, sans fanatisme.

L'apparition de Gasparone au milieu de la troupe fit grand effet: Gasparone était grand, beau, fort, adroit et rusé. Gasparone était poète et musicien, il improvisait des vers comme le Tasse, et des mélodies comme Paësiello. Gasparone fut considéré tout de suite comme un sujet qui devait aller loin.

On lui demanda quels étaient ses titres pour se faire brigand, il répondit qu'il avait mis le feu à la villa du prince L… pour faire cadeau à sa maîtresse d'une robe, d'un collier et d'un bracelet dont elle avait eu envie, et que, comme le prêtre de sa paroisse lui refusait l'absolution de cette peccadille, il l'avait tué pour l'exemple.

Ce récit parut confirmer la bonne opinion que la vue de Gasparone avait tout d'abord inspirée aux bandits, et il fut reçu par acclamation.

Huit jours après, les carabiniers enveloppèrent la bande de Cucumello, qui, par un ordre imprudent du chef, s'était hasardée sur un terrain dangereux. Gasparone, qui marchait le premier, se trouva tout à coup entre deux carabiniers; les deux soldats étendirent en même temps la main pour le saisir, mais avant qu'ils n'eussent eu le temps de toucher le collet de son habit, ils étaient tombés tous deux frappés de son stylet. Chacun alors, comme d'habitude, tira de son côté. Gasparone s'enfonça dans le makis, poursuivi pour son compte par six carabiniers; mais, quoique Gasparone fût bon coureur, Gasparone ne fuyait pas pour fuir: il connaissait son histoire romaine, l'anecdote des Horaces et des Curiaces lui avait toujours paru des plus ingénieuses, et sa fuite n'avait d'autre but que de la mettre en pratique. En effet, quand il vit les six carabiniers éparpillés dans le makis et égarés à sa poursuite, il revint successivement sur eux, et, les attaquant chacun à son tour, il les tua tous les six; après quoi il regagna le rendez-vous que les bandits prennent toujours précautionnellement pour une expédition quelconque, et où peu à peu ses compagnons vinrent le rejoindre.

Cependant, la nuit venue, quatre hommes manquaient à l'appel, et au nombre de ces hommes était Cucumello.

On proposa de tirer au sort pour savoir lequel des bandits irait savoir à Rome des nouvelles des absens; Gasparone s'offrit comme messager volontaire, et fut accepté.

En approchant de la porte del Popolo, il aperçut quatre têtes fraîchement coupées qui, rangées avec symétrie, ornaient sa corniche.

Il s'approcha de ces têtes et reconnut que c'étaient celles de ses trois compagnons et de leur chef.

Il était inutile d'aller chercher plus loin d'autres nouvelles, celle qu'il avait à rapporter aux bandits parut suffisante à Gasparone; il reprit donc le chemin de Tusculum, dans les environs duquel se tenait la bande.

Les bandits écoutèrent le récit de Gasparone avec une philosophie remarquable; puis, comme il ressortait clairement de ce récit que Cucumello était trépassé, on procéda à l'élection d'un autre chef.

Gasparone fut élu à une formidable majorité!—Style du Constitutionnel.

Alors commença cette série d'expéditions hasardeuses, d'aventures pittoresques et de caprices excentriques qui firent à Gasparone la réputation européenne dont il a l'honneur de jouir aujourd'hui, et qui autorise sa femme à lui écrire avec cette suscription dont personne ne s'étonne:

    ALL ILLUSTRISSIMO SIGNORE ANTONIO GASPARONE,
                       Ai bagni di Civitta-Vecchia.

Et en effet Gasparone mérite bien le titre d'illustrissime, tant prodigué en Italie, et qui se réhabiliterait bien vite si on ne l'appliquait qu'à de pareilles célébrités; car, pendant dix ans, de Sainte-Agathe à Fondi et de Fondi à Spoletto, il ne s'exécuta point un vol, il ne s'alluma point un incendie, il ne se commit point un assassinat,—et Dieu sait combien de vols furent exécutés, combien d'incendies s'allumèrent, combien d'assassinats furent commis,—sans que vol, incendie ou assassinat ne fût signé du nom de Gasparone.

Comme on le comprend bien, tous ces récits ne faisaient qu'augmenter singulièrement ma curiosité, qui était portée à son comble lorsque nous arrivâmes à la porte de la forteresse.

A la vue du gouverneur, qui nous accompagnait, la porte s'ouvrit comme par enchantement; le custode accourut, s'inclina, puis, sur l'ordre de son excellence, marcha devant nous.

D'abord nous entrâmes dans une grande cour, toute hérissée de pyramides de boulets rouillés, et défendue par cinq ou six vieux canons endormis sur leurs affûts; tout autour de cette cour, pareille à un cloître, régnait une grille, et sur l'une des quatre faces de cette grille s'ouvraient vingt-deux portes, dont vingt-une donnaient dans les cellules des compagnons de Gasparone, et la vingt-deuxième dans celle de Gasparone lui-même.

A un ordre du gouverneur, chacun des bandits se rangea sur la porte de sa cellule, comme pour passer une inspection.

Nous nous étions à l'avance, et sur leur réputation, figuré voir des hommes terribles, au regard farouche et au costume pittoresque: nous fûmes singulièrement détrompés.

Nous vîmes de bons paysans, toujours comme on en voit à l'Opéra-Comique, avec des figures bonasses et les regards les plus bienveillans.

Nous avions nos bandits devant les yeux que, ne pouvant croire que c'étaient eux, nous les cherchions encore.

Vous rappelez-vous tous les Turcs de l'ambassade ottomane, que nous trouvions si beaux, si romanesques, si poétiques, sous leurs robes brodées, sous leurs riches dolimans, sous leurs magnifiques cachemires, et qui aujourd'hui, avec leur redingote bleue en fourreau de parapluie et leurs calottes grecques, ont l'air de bouteilles à cachets rouges?

Eh bien! il en était ainsi de nos brigands.

Nous comptions sur Gasparone pour relever un peu le physique de toute la bande; il était le dernier de ses compagnons, occupant la première cellule en retour, debout comme les autres sur le seuil de sa porte, les deux mains dans les goussets de sa culotte, nous attendant d'un air patriarcal.

C'était là cet homme qui, pendant dix ans, avait fait trembler les États romains, qui avait eu une armée, qui avait lutté corps à corps avec Léon XII, un des trois papes guerriers que les successeurs de saint Pierre comptent dans leurs rangs; les deux autres sont, comme on le sait, Jules II et Sixte-Quint.

Il nous invita d'une voix presque caressante à entrer dans sa cellule.

Ainsi, c'était cette voix caressante qui avait donné tant d'ordres de mort, c'étaient ces yeux bienveillans qui avaient lancé de si terribles éclairs, c'étaient ces mains inoffensives qui s'étaient si souvent rougies de sang humain.

C'était à croire qu'on nous avait volé nos voleurs.

Gasparone me renouvela, avec la politesse qui m'avait déjà étonné dans ses camarades, l'invitation d'entrer dans sa cellule, invitation que j'acceptai cette fois sans me faire prier. J'espérais qu'à défaut du lion je trouverais au moins une caverne.

La caverne était une petite chambre assez propre, quoique fort misérablement meublée.

Parmi ces meubles, qui se composaient du reste d'une table, de deux chaises et d'un lit, un seul me frappa tout particulièrement.

Quatre rayons de bois cloués au mur simulaient une bibliothèque, et les rayons de cette bibliothèque à leur tour soutenaient quelques livres.

Je fus curieux de voir quelles étaient les lectures favorites du bandit, et lui demandai la permission de jeter un coup d'oeil sur la partie intéressante de son mobilier.

Il me répondit que les livres, la cellule et son propriétaire étaient bien à mon service.

Sur quoi je m'approchai des rayons et je reconnus, à mon grand étonnement: d'abord un Télémaque; près du Télémaque, un Dictionnaire français-italien, puis, de l'autre côté du Dictionnaire français-italien, une pauvre petite édition de Paul et Virginie, toute fatiguée et toute crasseuse; enfin les Nouvelles morales, de Soane, et les Animaux parlans, de Casti.

Puis quelques autres livres qui n'eussent point été déplacés dans une institution de jeunes demoiselles.

—Est-ce votre propre choix, ou l'ordre du gouverneur qui vous a composé cette bibliothèque? demandai-je à Gasparone.

—C'est mon propre choix, très illustre seigneur, répondit le bandit; j'ai toujours eu du goût pour les lectures de ce genre.

—Je vois dans votre collection deux ouvrages de deux compatriotes à moi, Fénelon et Bernardin de Saint-Pierre; parleriez-vous notre langue?

—Non; mais je la lis et la comprends.

—Faites-vous cas de ces deux ouvrages?

—Un si grand cas que, dans ce moment-ci, je m'occupe à traduire Télémaque en italien.

—Ce sera un véritable cadeau que vous ferez à votre patrie que de faire passer dans la langue du Dante l'un des chefs-d'oeuvre de notre langue.

—Malheureusement, me répondit Gasparone d'un air modeste, je suis incapable de transporter d'une langue dans l'autre les beautés du style; mais au moins les idées resteront.

—Et où en êtes-vous de votre traduction?

—A la fin du premier volume.

Et Gasparone me montra sur sa table une pyramide de papiers couverts d'une grosse écriture: c'était sa traduction.

J'en lus quelques passages. A part l'orthographe, sur laquelle, comme M. Marle, Gasparone me parut avoir des idées particulières, ce n'était pas plus mauvais que les mille traductions qu'on nous donne tous les jours.

Plusieurs fois je fis des tentatives pour mettre Gasparone sur la voie de sa vie passée; mais chaque fois il détourna la conversation. Enfin, sur une allusion plus directe:

—Ne me parlez pas de ce temps, me dit-il, depuis dix ans que j'habite
Civitta-Vecchia, je suis revenu des vanités de ce monde.

Je vis qu'en poussant plus loin mes investigations je serais indiscret, et qu'en restant plus long-temps je serais importun; je priai Gasparone d'écrire sur mon album quelques lignes de sa traduction et de me choisir un passage selon son coeur.

Sans se faire prier, il prit la plume et écrivit les lignes suivantes:

«L'innosenza dei costumi, la buona fede, l'obedienza e l'orrore del vizio abitano questa terra fortunata. Egli sembia che la dea Astrea, la quale si dice ritirata nel celo, sia anche costi nacosta fra questi uomini. Essi non anno bisogno di giudici, giacche la loro propria coscienza gle ne tiene luogo.

»Civitta Vecchia, li 23 octobre 1835.»

Je remerciai le bandit, et lui demandai s'il n'avait pas besoin de quelque chose.

A cette demande, il releva fièrement la tête:

—Je n'ai besoin de rien, me dit-il, Sa Sainteté me donne deux pauli par jour pour mon tabac et mon eau-de-vie; cela me suffit. J'ai pris quelquefois, mais je n'ai jamais demandé l'aumône.

Je le priai de me pardonner, l'assurant que je lui avais fait cette demande dans une excellente intention et nullement pour l'offenser.

Il reçut mes excuses avec beaucoup de dignité, et me salua en homme qui désirait visiblement en rester là de ses relations avec moi.

Je me retirai assez humilié d'avoir manqué mon effet sur Gasparone; et comme Jadin avait fini le croquis qu'il avait fait de lui à la dérobée, je rendis son salut à mon hôte et je sortis de sa cellule.

J'ai cru bien long-temps fermement, et je le crois encore un peu, que c'est un faux Gasparone qu'on m'a fait voir.

XXIII

Une Visite à sa sainteté le pape Grégoire XVI.

En arrivant à Rome, je trouvai une lettre de M. de Tallenay, mon audience m'était accordée pour le lendemain.

Il m'invitait donc à me tenir prêt le lendemain à onze heures, et en uniforme.

Mais là s'élevait une grave difficulté: à cette époque, où j'allais en Italie pour la première fois, je ne connaissais pas la nécessité de l'uniforme, et j'avais négligé de m'en faire faire un: je me trouvais donc tout bonnement possesseur d'un habit noir, encore était-il un peu bien fripé par quatorze mois de voyage. M. de Tallenay exposa mon embarras, qui fut exposé à Sa Sainteté, laquelle répondit qu'eu égard à la recommandation dont je m'étais fait précéder on dérogerait pour moi aux lois de l'étiquette.

Il est vrai que cette recommandation était une lettre de la main de la reine. Mais, hâtons-nous de le dire, ce n'était pas seulement comme venant de la reine qu'il y était fait droit, mais comme venant de la plus digne, de la plus noble et de la plus sainte des femmes.

Pauvre mère! à qui Dieu enfonça sur la tête la couronne d'épines de son propre fils!

Le lendemain, à l'heure dite, j'étais à l'ambassade de France; M. de
Tallenay m'attendait, nous partîmes.

J'éprouvais, je l'avoue, l'émotion la plus profonde que j'eusse éprouvée de ma vie. Je ne sais s'il existe un homme plus accessible que moi aux impressions religieuses; j'avais déjà été reçu par quelques uns des rois de ce monde; j'avais vu un empereur qui en valait bien un autre, et qui s'appelait Napoléon, c'est-à-dire quelque chose comme Charlemagne ou comme César: mais c'était la première fois que j'allais me trouver face à face avec la plus sainte des majestés.

Deux fois depuis, j'eus l'honneur d'être reçu par Sa Sainteté, et la dernière fois même avec une bonté si particulière que j'en garderai une reconnaissance éternelle; mais chaque fois l'émotion fut la même, et je ne puis la comparer qu'à celle que j'éprouvai lorsque je communiai pour la première fois.

A moitié de l'escalier du Vatican, je fus forcé de m'arrêter, tant mes jambes tremblaient. Je passais au milieu des merveilles des anciens et des modernes sans les voir. J'étais comme les bergers qui suivaient l'étoile et qui ne regardaient qu'elle.

On nous introduisit dans une antichambre fort simple, meublée en bois de chêne. Nous attendîmes un instant, tandis qu'on prévenait Sa Sainteté. Cet instant fut pour moi presque de l'anxiété, tant mon émotion était grande; cinq minutes après, la porte s'ouvrit et l'on nous fit signe que nous pouvions passer.

M. de Tallenay m'avait mis au courant de l'étiquette; le pape reçoit toujours debout: trois fois celui qu'il daigne recevoir s'agenouille devant lui—une première fois sur le seuil de la porte—une seconde fois après être entré dans la chambre—une troisième fois à ses pieds. Alors il présente sa mule, sur laquelle est une croix brodée, pour que l'on voie bien que l'hommage rendu à l'homme remonte directement à Dieu, et que le serviteur des serviteurs du Christ n'est que l'intermédiaire entre la terre et le ciel.

Le pape ne parle, dans ses audiences, que latin ou italien, mais on peut lui parler le français qu'il entend parfaitement.

J'arrivai à la porte du cabinet pontifical plus tremblant encore que je ne l'avais été sur l'escalier: je suivais immédiatement l'ambassadeur, et entre lui et la porte j'aperçus Sa Sainteté debout et nous attendant.

C'était un beau et grand vieillard, âgé alors de soixante-sept ou soixante-huit ans, à la fois simple et digne, avec un air de paternelle bonté répandu sur toute sa personne: il portait sur la tête une petite calotte blanche et était vêtu d'une cimarre de même couleur, boutonnée du haut jusqu'en bas et tombant jusqu'à ses pieds.

L'ambassadeur s'agenouilla et je m'agenouillai près de lui, mais un peu en arrière: il lui fit signe alors de s'approcher de lui, indiquant par ce signe qu'il supprimait la seconde génuflexion. Nous nous avançâmes donc alors de son côté; il fit un pas vers nous, présenta à M. de Tallenay sa main au lieu de son pied, et son anneau au lieu de sa mule. M. de Tallenay baisa l'anneau et se releva. Puis vint mon tour.

Je le répète, j'étais tellement étourdi de me trouver en face de la représentation vivante de Dieu sur la terre, que je ne savais plus guère ce que je faisais; aussi, au lieu de faire comme milord Stain que Louis XIV invitait à monter le premier dans sa voiture, et qui, calculant que venant de si haut toute invitation est un ordre, y monta sans répliquer, lorsque le pape, comme il avait fait pour M. de Tallenay, me présenta son anneau, j'insistai pour baiser le pied: le pape sourit.

—Soit, puisque vous le voulez, dit-il, et il me présenta sa mule.

Tibi et Petro! balbutiai-je, en appuyant mes lèvres sur la croix.

Le pape sourit à cette allusion, et, me présentant de nouveau la main, me releva en me demandant, dans la langue de Cicéron, mais avec l'accent d'Alfieri, quelle cause m'amenait à Rome.

Je priai alors Sa Sainteté de vouloir bien me parler italien, la langue latine m'étant trop peu familière pour que je pusse comprendre couramment cette langue, surtout avec l'accent, si différent du nôtre, que lui ont donné les Italiens modernes. Alors Sa Sainteté me répéta sa question dans la langue de Dante.

Comme cette langue était celle que je parlais depuis plus d'un an, mon embarras passa, et je restai avec ma seule émotion.

Les souverains sont comme les femmes, ils éprouvent toujours un certain plaisir à voir l'effet qu'ils produisent: je ne sais pas si le pape fut accessible à ce petit sentiment d'orgueil; mais ce que je sais, c'est que, pendant toute l'audience, je ne vis luire sur son visage qu'une parfaite sérénité.

Nous parlâmes de toutes choses: du duc d'Orléans, dont il espérait beaucoup; de la reine, qu'il vénérait comme une sainte; de M. de Chateaubriand, qu'il aimait comme un ami.

Puis la conversation tomba sur le mouvement qui s'opérait en France. Grégoire XVI le suivait des yeux, mais ne se trompait point sur son résultat: il l'envisageait comme un mouvement plus chrétien que catholique; plus social que religieux.

Puis il me parla des missions dans l'Inde, dans la Chine et le Thibet; me conduisit devant de grandes cartes géographiques sur lesquelles étaient marqués, avec des épingles à tête de cire, toute la route suivie par les missionnaires et les points les plus avancés auxquels ils étaient parvenus. Il me raconta plusieurs des supplices qu'avaient subis les modernes martyrs avec non moins de courage et de résignation que les martyrs antiques. Il me cita tous les noms de ces derniers apôtres du Christ, noms qui, au milieu de nos tourmentes politiques et de nos agitations sociales, ne sont pas même parvenus jusqu'à nous.

Or, pour ce coeur plein d'espérance et de foi, la religion, loin de marcher à sa décadence, n'avait point encore atteint son apogée.

Et, en effet, il est permis de voir ainsi lorsqu'on s'appelle Pie VII ou Grégoire XVI, et que, du haut d'un trône qui dépasse celui des rois et des empereurs, on donne au monde l'exemple de toutes les vertus.

Après avoir passé en revue, l'une après l'autre, toutes ces grandes questions, Sa Sainteté voulut bien revenir à moi.

—Mon fils, me dit-elle, vous venez de me parler en homme qui, tout en s'écartant parfois de la religion, comme fait un enfant de celle qui lui a donné son lait le plus pur, n'a point oublié cependant cette mère universelle et sublime. N'avez-vous donc jamais songé que, dans un temps comme le nôtre, où toutes les nobles croyances ont besoin d'être raffermies, le théâtre était une chaire d'où pouvait descendre aussi la parole de Dieu?

—On dirait que Votre Sainteté lit au plus profond de mon coeur, répondis-je. Oui, mon intention est bien celle-là. Mais je ne sais pas si pour notre époque, gangrenée encore par les doctrines de l'Encyclopédie, les orgies de Louis XV et les turpitudes du Directoire, le temps est arrivé de prononcer de nouveau sur la scène les paroles sévères et religieuses que firent entendre, au dix-septième siècle, Corneille dans Polyeucte et Racine dans Atholie. Notre génération les écouterait sans doute; car, chose étrange, ce sont les jeunes gens qui, chez nous, sont les hommes graves. Mais ceux-là qui ont applaudi, depuis quarante ans, les sentences de Voltaire, les concetti de Marivaux et les saillies de Beaumarchais, ont tout à fait oublié la Bible et se souviennent fort peu de l'Evangile. Votre Sainteté m'a parlé tout à l'heure de ses missionnaires. Si je tentais une pareille oeuvre, je pourrais bien avoir, à Paris, le sort qu'ils ont dans l'Inde, dans la Chine et dans le Thibet.

—Oui, c'est cela, répondit Sa Sainteté en souriant, et vous ne vous sentez pas assez fort pour le martyre.

—Si fait; mais, je l'avoue, j'ai besoin d'être encouragé par un mot de Votre Sainteté.

—Avez-vous déjà votre sujet?

—Depuis long-temps; et le véritable but de mon voyage à Rome et à Naples était d'étudier l'antiquité, non pas l'antiquité de Tite-Live, de Tacite et de Virgile, mais celle de Plutarque, de Suétone et de Juvénal. J'ai vu Pompeïa, et Pompeïa m'a raconté tout ce que je voulais savoir, c'est-à-dire tous ces détails de la vie privée qu'on ne trouve dans aucun livre; aussi suis-je prêt.

—Et comment s'appellera votre oeuvre?

—Caligula.

—C'est une belle époque, mais vous ne pourrez pas y placer les premiers chrétiens: les premiers chrétiens, vous le savez, ne parurent que postérieurement à la mort de cet empereur.

—Je le sais, Votre Sainteté; mais j'ai trouvé moyen d'aller au devant de cette objection en adoptant la tradition populaire qui fait mourir Madeleine à la Sainte-Baume, et faisant remonter la lumière d'Occident en Orient, au lieu de la faire descendre d'Orient en Occident.

—Faites, mon fils; ce que vous ferez dans ce but pourra ne pas réussir peut-être aux yeux des hommes, mais aura le mérite de l'intention à ceux du Seigneur.

—Et si j'ai le sort de vos missionnaires de l'Inde, de la Chine et du
Thibet, Votre Sainteté daignera-t-elle se souvenir de moi?

—Il est du devoir de l'Eglise, répondit en riant Sa Sainteté, de prier pour tous ses martyrs.

L'audience avait duré une heure. Je m'inclinai.

—Je vais prendre congé de Votre Sainteté, dis-je au pape, mais avec un regret.

—Lequel!

—C'est de ne rien emporter qui soit bénit par elle; si j'avais su la trouver si bonne pour moi, j'eusse acheté deux ou trois chapelets, qui me seraient bien précieux pour ma mère et pour ma soeur.

—Qu'à cela ne tienne, répondit Sa Sainteté. Je comprends votre désir, et je ne veux pas que vous me quittiez sans qu'il soit accompli.

A ces mots, le pape se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait dans l'angle de son cabinet, et en tira deux ou trois chapelets et autant de petites croix en bois et en nacre; puis, les ayant bénits, il me les mit dans la main.

—Tenez, me dit-il, ces chapelets et ces croix viennent directement de la Terre-Sainte, ils ont été travaillés par les moines du Saint-Sépulcre et ils ont touché le tombeau du Christ. Je viens en outre d'y attacher, pour les personnes qui les porteront, toutes les indulgences dont l'Eglise dispose.

Je me mis à genoux pour les recevoir.

—Que Votre Sainteté accompagne ce précieux cadeau de sa bénédiction, et je n'aurai plus rien à lui demander que de ne pas me confondre dans sa mémoire avec la foule de ceux qu'elle daigne recevoir.

Je sentis les deux mains de ce digne et saint vieillard se poser sur ma tête, je m'inclinai jusqu'à terre et je baisai une seconde fois sa mule; puis je sortis des larmes plein les yeux et de la foi plein le coeur.

Deux ans après cette audience Caligula parut: ce que j'avais prévu arriva, et si Sa Sainteté m'a tenu parole, mon nom doit être inscrit au Martyrologe.

XXIV

Comment en partant pour Venise on arrive à Florence.

Rien ne me retenait plus à Rome, que j'avais, ainsi que ses environs, visitée pendant mon premier passage. Tous mes préparatifs étaient faits: je pris donc congé de mon bon et brave Jadin, qui comptait y rester un an avec Milord; et, le coeur tout serré de cette double séparation, je quittai la ville éternelle le jour même, avec l'intention de me rendre a Venise. Mais c'est pour l'Italie surtout qu'a été fait le proverbe: L'homme propose et Dieu dispose.

Le lendemain, comme la voiture s'était arrêtée un instant à Civitta-Castellana pour faire reposer notre attelage, et que je profitais de ce moment pour courir la ville, deux carabiniers m'accostèrent dans la rue pendant que j'essayais de déchiffrer une mauvaise inscription, écrite en mauvais latin, au pied d'une mauvaise statue. Ces messieurs m'invitèrent à me rendre au bureau de la police, où notre hôte, esclave des formalités, avait déjà envoyé mon passeport; je m'y rendis assez tranquillement, malgré ce qui venait de m'arriver à Naples, et quoique en Italie de pareilles invitations renferment toujours quelque chose de ténébreux et de sinistre. Mais il n'y avait que deux jours que j'avais eu l'honneur d'être reçu, comme je l'ai dit, par Sa Sainteté: j'avais passé une heure avec elle; elle avait eu la bonté de m'inviter à revenir; je l'avais quittée avec sa bénédiction, je me croyais donc en état de grâce.

Je trouvai, dans le bureau où l'on me conduisit, un monsieur qui me reçut assis, le chapeau sur la tête et les sourcils froncés; avant qu'il m'eût adressé une seule parole, j'avais pris un siége, enfoncé ma casquette sur mes oreilles et réglé mon visage à l'unisson du sien. C'est en Italie surtout qu'il faut n'avoir pour les autres que les égards qu'ils ont pour vous: il resta un instant sans parler, je gardai le silence; enfin il prit, dans une liasse de papiers, un dossier à mon nom, et se tournant de mon côté:

—Vous êtes M. Alexandre Dumas? me dit-il.

—Oui.

—Auteur dramatique?

—Oui.

—Et vous vous rendez à Venise?

—Oui.

—Eh bien! monsieur, j'ai l'ordre de vous faire conduire hors des
États pontificaux dans le plus bref délai possible.

—Si vous voulez vous donner la peine de regarder le visa de mon passeport, vous verrez que votre ordre s'accorde merveilleusement avec mon désir.

—Mais votre passeport est visé pour Ancône, et, comme la frontière la plus rapprochée est celle de Pérouse, vous ne vous étonnerez pas que je vous fasse prendre le chemin de cette ville.

—Comme vous voudrez, monsieur, j'irai à Venise par Bologne.

—Oui; mais j'ai encore à vous signifier qu'en remettant les pieds dans les États de Sa Sainteté, vous encourez cinq ans de galères.

—Très bien. Alors j'irai par le Tyrol; j'ai le temps.

—Vous êtes de bonne composition, monsieur.

—J'ai l'habitude de ne discuter les lois qu'avec ceux qui les font, de ne résister aux ordres qu'en face de ceux qui les donnent, de ne me regarder comme insulté que par mon égal, et de ne demander satisfaction qu'à ceux qui se battent.

—En ce cas, monsieur, vous ne me refuserez sans doute pas de signer ce papier?

—Voyons, d'abord.

Il me le présenta.

C'était la reconnaissance que l'ordre m'avait été signifié, l'aveu que je faisais d'avoir mérité cette décision, et l'engagement que je prenais de ne jamais remettre le pied dans les États romains, sous peine de cinq ans de galères. Je haussai les épaules et lui rendis ce papier.

—Vous refusez, monsieur?

—Je refuse.

—Trouvez bon que j'envoie chercher deux témoins pour constater votre refus.

—Envoyez.

Les deux témoins arrivèrent et servirent à un double emploi; non seulement ils constatèrent mon refus, mais encore ils me donnèrent une attestation que j'avais refusé; je mis cette attestation dans une lettre à M. le marquis de Tallenay, je la pliai, et la remettant à l'employé de la police de Civitta-Castellana:

—Maintenant, monsieur, lui dis-je, chargez-vous sur votre responsabilité de faire parvenir cette lettre; elle est tout ouverte; la police romaine n'aura pas besoin d'en briser le cachet.

L'employé lut la lettre. Je priais M. le marquis de Tallenay d'aller trouver Sa Sainteté, de lui exposer ce qui venait de m'arriver dans ses États, et de lui rappeler l'invitation qu'elle m'avait faite elle-même d'y revenir pour la semaine-sainte. L'employé me regarda d'un air de doute.

—Vous avez été reçu hier par Sa Sainteté? me dit-il.

—Voici la lettre de monseigneur Fieschi, qui m'accorde cette grâce.

—Cependant, vous êtes bien M. Alexandre Dumas?

—Je suis bien M. Alexandre Dumas.

—Alors, je n'y comprends rien.

—Comme ce n'est pas votre état de comprendre, ayez la bonté, monsieur, de vous borner à faire votre état.

—Eh bien! mon état, monsieur, est, pour le moment, de vous faire reconduire hors de la frontière.

—Ordonnez que mes effets soient déchargés de la voiture de Venise et faites venir un vetturino.

—Mais je ne dois pas vous cacher que deux carabiniers vous reconduiront jusqu'à Pérouse, et qu'il ne vous sera permis de vous arrêter ni le jour ni la nuit.

—Je connais déjà la route, par conséquent je ne tiens pas à m'arrêter le jour. Quant aux nuits, j'aime autant les passer dans une voiture propre que dans vos auberges sales. Restent donc les voleurs. Vous me donnez une escorte. On n'est pas plus aimable. Je suis prêt à partir, monsieur.

On fit venir mon conducteur, qui me fit payer ma place et mon excédant de bagages jusqu'à Venise, et un vetturino qui, voyant que je n'avais pas le temps de discuter le prix de sa calèche, me demanda deux cents francs pour me conduire jusqu'à Pérouse. C'était cent francs par jour. Je lui comptai les deux cents francs et lui fis signer son reçu. Lorsque je le tins, je lui fis observer qu'il était encore plus bête que voleur, puisqu'il pouvait m'en demander quatre cents, et que j'aurais été obligé de les lui donner de même. Le vetturino comprit parfaitement la chose, et s'arracha les cheveux de désespoir; mais il n'y avait pas moyen de revenir sur le traité, il était signé.

Un quart d'heure après je roulais sur la route de Pérouse, établi carrément dans mon voiturin, et ayant mes deux carabiniers dans le cabriolet.

Le lendemain j'avais établi, à l'aide d'un vasistas qui communiquait de l'intérieur à l'extérieur, et de quelques bouteilles d'orviette qui étaient sorties pleines et rentrées vides, de si bonnes relations entre le cabriolet et l'intérieur, que mes carabiniers me proposèrent les premiers de faire une station dans la patrie du Pérugin. J'acceptai, sûr que j'étais par l'expérience que j'en avais faite à mon premier passage de retrouver là une des premières auberges d'Italie. Je donnait en conséquence l'ordre au vetturino de nous conduire à l'hôtel de la Poste.

Je m'attendais à ce que la vue de ma suite changerait quelque peu les dispositions de mon hôte; mais, au contraire, il vint à moi d'un pas plus leste et avec un visage plus gracieux encore que la première fois: c'est qu'en Italie ce sont surtout les idées qu'on reconduit aux frontières, et la considération d'un étranger s'accroît en raison du nombre de gendarmes dont il est escorté. J'eus donc le pas sur un Anglais qui avait eu l'imprudence d'arriver tout seul, et la meilleure chambre et le meilleur dîner de l'hôtel furent pour moi. Quant aux carabiniers qui, étaient vraiment d'excellens garçons je les recommandai à la cuisine.

L'hôte me servit lui-même à table, chose fort rare en Italie, où l'on n'aperçoit jamais le maître de l'auberge qu'au moment où il vous montre la carte; encore quelquefois s'épargne-t-il cette peine, et se contente-t-il de vous attendre, le chapeau à la main, près du marchepied de la voiture. Cette formalité a pour but de demander si sa seigneurie est contente, et sur sa réponse affirmative, de se recommander aux amis de son excellence.

Cependant que les voyageurs qui se trouveraient dans la position où je me trouvais fassent attention aux aubergistes qui les serviront eux-mêmes: tous, peut-être, ne rempliraient pas l'office d'écuyers tranchans avec des intentions aussi désintéressées que l'étaient celles de mon ami l'hôtelier de Pérouse, et quelques paroles imprudentes tombées entre le potage et le macaroni pourraient bien amener pour le dessert un surcroît de gendarmerie locale, avec invitation à l'illustre voyageur de se rendre à la prison de la ville ou de continuer sa route, ce qui n'empêcherait pas son excellence de payer le lit, comme je payai l'excédant de bagages.

Mais pour cette fois rien de pareil n'était à craindre: nous causâmes bien pendant le dîner, mais de toutes choses étrangères à la politique, et ce furent le Pérugin et Raphaël qui firent tous les frais de la conversation. Au dessert, mon hôte m'apporta l'affiche du théâtre.

—Qu'est cela? lui dis-je en souriant.

—La liste des pièces que représentent aujourd'hui les comédiens de l'archiduchesse Marie-Louise.

—Que voulez-vous que je fasse de ce papier si vous ne m'apportez pas des cigares avec?

—Je pensais que son excellence irait peut-être au spectacle.

—Certes, mon excellence irait très volontiers; mais je la crois tant soit peu empêchée de faire pour le moment ce que bon lui semble.

—Et par qui?

—Mais par les honorables carabiniers qu'elle mène à sa suite.

—Point du tout, ils sont aux ordres qu'elle voudra leur donner, et ils l'accompagneront où il lui plaira d'aller.

—Bah! vraiment?

—C'est donc la première fois que son excellence est arrêtée depuis qu'elle voyage en Italie? ajouta avec étonnement mon hôte.

—Je vous demande pardon, c'est la troisième (mon hôte s'inclina); mais, les deux premières, je n'ai pas eu le temps de faire d'études, vu que j'ai été relâché au bout d'une heure.

—Je présume que votre excellence est dans la disposition de donner à son escorte une bonne main convenable?

—Deux ou trois écus romains, pas davantage.

—Eh bien! mais alors votre excellence peut aller où elle voudra, elle paie comme un cardinal.

—Ah! ah! ah! fis-je, exprimant ma satisfaction sur trois tons différens.

—Et je vais prévenir les carabiniers.

L'hôte sortit.

Je jetai les yeux sur l'affiche, et je vis qu'on donnait l'Assassin par Amour pour sa mère. Diable! dis-je, c'eût été fâcheux de ne pas voir un pareil ouvrage. L'assassin par amour pour sa mère, ça doit être traduit du théâtre de Berquin ou de madame de Genlis. Quand cela devrait me coûter un écu de plus en bonne main, il faut que je voie la chose. En ce moment mes deux carabiniers entrèrent;—mon hôte les suivait par derrière, il s'arrêta sur la porte de ma chambre de manière à ce que sa figure moitié bonasse, moitié goguenarde, fût seule éclairée par la lumière de ma lampe, et annonça les carabiniers de son excellence. Quant à mes deux hommes, ils firent trois pas vers la table, s'arrêtant comme devant un de leurs officiers, tenant le chapeau de la main gauche, se frisant la moustache de la main droite, l'oeil tendre comme des mousquetaires armés, le jarret tendu comme des gardes-françaises à la parade.

—Ah ça! mes enfans, dis-je, prenant le premier la parole, j'ai pensé qu'il vous serait agréable, à vous qui n'allez pas souvent au spectacle, d'y aller ce soir.—Ils se regardèrent du coin de l'oeil.—En conséquence, je vais faire prendre une loge pour moi, deux parterres pour vous. Nous irons ensemble au théâtre; j'entrerai dans la loge, vous vous mettrez au dessous d'elle; cela vous convient-il?

—Oui, excellence, dirent mes deux hommes.

—Que l'un de vous aille donc me chercher une loge, tandis que l'autre me fera monter une frasque de vin. Mes carabiniers s'inclinèrent et sortirent.

—Eh bien? me dit mon hôte en rentrant.

—Eh bien! mon cher ami, je dis que vous connaissez mieux le pays que moi; vous en êtes?

—Oui, dit-il avec un air de satisfaction assaisonné d'un grain de suffisance; j'ai rendu, Dieu merci! quelques petits secours de ce genre, depuis quinze ans que je tiens l'hôtel de la Poste. Cela ne fait de tort à personne,—tout le monde, au contraire, s'en trouve bien,—voyageurs et carabiniers.

—Et maître d'hôtel, hein?

—Son excellence oublie que c'est le vetturino qui paie son dîner et son coucher, et que par conséquent je n'ai aucun intérêt…

—Oui, mais la bonne main…

—C'est l'affaire de mes domestiques.

Je me levai et m'inclinai à mon tour devant mon hôte. Ce qu'il venait de me dire était littéralement vrai. Le brave homme m'avait rendu service pour le plaisir de me le rendre.

Un quart d'heure après, mon messager rentra avec la clé de ma loge; je pris mon chapeau, mes gants, et je descendis l'escalier suivi par l'un de mes gardes; je trouvai l'autre à dix pas de la porte: dès qu'il m'aperçut, il se mit en route, de sorte que nous nous avancions dans la rue du Cours échelonnés sur trois de hauteur. Au bout de dix minutes, j'étais installé dans ma loge, et mes deux carabiniers dans le parterre.

D'après le titre de l'ouvrage, j'étais venu dans l'intention de rire de la pièce et des acteurs: je fus donc assez étonné de me sentir pris, dès les premières scènes, par une exposition attachante. Je reconnus alors à travers la traduction italienne le faire allemand; je ne m'étais pas trompé: j'assistais à une pièce d'Iffland.

Au second acte, le rôle principal se développa; celui qui le remplissait était un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, ayant dans son jeu beaucoup de la mélancolie et de la grâce de celui de Lockroy. Depuis que j'étais en Italie, je n'avais rien vu qui se rapprochât autant de notre théâtre que la composition et l'exécution scénique de cet homme. Je cherchai son nom sur l'affiche. Il s'appelait Colomberti.

Lorsque le spectacle fut terminé, je lui écrivis trois lignes au crayon. Je lui disais que, s'il n'avait rien de mieux à faire, je le priais de venir recevoir, dans la loge no. 20, les complimens d'un Français qui ne pouvait les lui porter au théâtre, et je signai.

Cela était d'autant plus facile qu'en Italie la toile se baisse sans que pour cela les spectateurs évacuent la salle, les conversations commencées continuent, les visites en train s'achèvent; et, une heure après le spectacle, il y a encore quelquefois quinze ou vingt loges habitées.

Colomberti vint donc au bout d'un quart d'heure; il avait à peine pris le temps de changer de costume; il connaissait mon nom et avait même traduit Charles VII, il accourut donc, selon la coutume italienne, les bras et le visage ouverts. Il était venu à Paris en 1830, y avait étudié notre théâtre, le connaissait parfaitement et venait d'avoir un succès immense dans Elle est folle.

Nous causâmes long-temps de Scribe, qui est l'homme à la mode en Italie comme en France; quant à moi, j'aurais cru que son talent, plein d'esprit et de finesse locale, perdrait beaucoup au milieu d'un pays et d'une société étrangère. Mais point; Colomberti me raconta quelques uns de ses petits chefs-d'oeuvre, et je vis qu'il y restait encore, en dépouillant le style et les mots, une habileté de construction qui leur conservait dans une autre langue, sinon leur couleur, du moins leur intérêt. Les directeurs de théâtre ont si bien compris cela qu'ils mettent, comme nous l'avons dit, toutes les pièces sous le nom de notre illustre confrère, ce qui a bien aussi quelquefois son inconvénient.

Après avoir passé en revue à peu près toute notre littérature moderne, Colomberti revint à moi. Il me dit que mes ouvrages étaient défendus depuis Pérouse jusqu'à Terracine, et depuis Piombino jusqu'à Ancône. Puis il s'étonna que, dans un pays où ne pouvaient entrer mes oeuvres, je voyageasse aussi librement. Je lui montrai alors de ma loge mes deux carabiniers debout au parterre. Colomberti eut un mouvement de physionomie d'un comique admirable.

Je pris congé de lui en lui souhaitant toutes sortes de succès, qu'il est homme à obtenir, et dix minutes après nous rentrâmes à l'hôtel, moi et mes carabiniers, dans le même ordre que nous étions sortis.

Le lendemain, nous nous mîmes en route au point du jour. Vers les onze heures, nous aperçûmes le lac de Trasimeno. A midi nous atteignîmes la frontière.

Il n'y a si bonne compagnie qu'il ne faille quitter, disait le roi Dagobert à ses chiens. Quant à moi, le moment était venu de me séparer de la meute pontificale. La voiture s'arrêta juste au milieu de la ligne qui sépare la Toscane des États romains. Mes deux carabiniers descendirent tous deux, mirent le chapeau à la main, et tandis que l'un me montrait la limite des deux territoires, l'autre me lisait l'avis ministériel qui me condamnait à cinq ans de galères si jamais il me reprenait la fantaisie de mettre le pied sur les terres de Sa Sainteté. Je lui donnai quatre écus pour sa peine, à la charge cependant d'en remettre deux à son camarade; et chacun de nous reprit sa route, eux enchantés de moi, moi débarrassé d'eux.

Le lendemain soir j'arrivai dans la ville de Florence.

Quatre jours après, je reçus une réponse du marquis de Tallenay. Le pape avait été extrêmement peiné de ce qui venait de m'arriver, et avait eu la bonté de se faire rendre compte, à l'instant même des causes de mon arrestation.

Voici ce qui était arrivé:

Au moment de mon départ de Paris, quelque Soval romain avait écrit que M. Alexandre Dumas, ex-vice-président du comité des récompenses nationales, membre du comité polonais, et de plus auteur d'Antony, d'Angèle, de Teresa et d'une foule d'autres pièces non moins incendiaires, était sur le point de partir, avec une mission de la vente parisienne, pour révolutionner Rome. En conséquence, ordre avait été donné à l'instant même de ne pas laisser passer la frontière romaine à M. Alexandre Dumas, et, s'il la passait par hasard, de le reconduire en toute hâte de l'autre côté.

Malheureusement, comme on m'attendait par la route de Sienne, l'ordre fut échelonné sur la susdite route.

Mais, comme on l'a vu, j'arrivai par la route de Pérouse, ce qui fit qu'on me laissa tranquillement passer.

A mon arrivée à Rome, on rendit compte à la police de mon arrivée: la police donna ordre de me surveiller; mais comme je ne commis pendant le séjour que je fis dans la capitale des États pontificaux aucun attentat, ni contre la morale, ni contre la religion, ni contre la politique, on pensa que je valais probablement mieux que la réputation que l'on m'avait faite, et l'on me laissa tranquille, mais sans cependant avoir la précaution de révoquer l'ordre donné.

C'était cette négligence dont je devais être victime au départ, et dont j'étais seulement victime au retour.

Cette explication était accompagnée d'une nouvelle invitation de Sa Sainteté de revenir à Rome, et de l'assurance que l'ordre avait été donné de m'en ouvrir les portes à deux battans.

Et voilà comment, en partant pour Venise, j'étais arrivé à Florence.

ALEXANDRE DUMAS.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES.

PREMIÈRE PARTIE.

INTRODUCTION

     I. Osmin et Zaïda
    II. Les Chevaux spectres
   III. Chiaja
    IV. Toledo
     V. Otello
    VI. Forcella
   VII. Suite
  VIII. Grand Gala
    IX. Le Lazzarone
     X. Le Lazzarone et l'Anglais
    XI. Le roi Nasone
   XII. Anecdotes
  XIII. La Bête noire du roi Nasone
   XIV. Anecdotes
    XV. Les Vardarelli
   XVI. La Jettatura
  XVII. Le Prince de …
 XVIII. Le Combat
   XIX. La Bénédiction paternelle
    XX. Saint Janvier, martyr de l'Église
   XXI. Saint Janvier et sa Cour
  XXII. Le Miracle
 XXIII. Saint Antoine usurpateur
  XXIV. Le Capucin de Resina
   XXV. Saint Joseph

DEUXIÈME PARTIE.

     I. La villa Giordani
    II. Le Môle
   III. Le Tombeau de Virgile
    IV. La grotte de Pouzzoles.—La grotte du Chien
     V. La Place du Marché
    VI. Église del Carmine
   VII. Le Mariage sur l'échafaud
  VIII. Pouzzoles
    IX. Le Tartare et les Champs-Élysées
     X. Le Golfe de Baïa
    XI. Un courant d'air à Naples.—Les Églises de Naples
   XII. Une visite à Herculanum et à Pompeïa
  XIII. La rue des Tombeaux
   XIV. Petites Affiches
    XV. Maison du Faune
   XVI. La grande Mosaïque
  XVII. Visite au Musée de Naples
 XVIII. La Bête noire du roi Ferdinand
   XIX. L'Auberge de Sainte-Agathe
    XX. Les Héritiers d'un grand Homme
   XXI. Route de Rome
  XXII. Gasparone
 XXIII. Une visite à sa sainteté le pape Grégoire XVI
  XXIV. Comment en partant pour Venise on arrive à Florence

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