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Le corricolo

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XVI

La Jettatura.

Naples, comme toutes les choses humaines, subit l'influence d'une double force qui régit sa destinée: elle a son mauvais principe qui la poursuit, et son bon génie qui la garde; elle a son Arimane qui la menace, et son Oromaze qui la défend; elle a son démon qui veut la perdre, elle a son patron qui espère la sauver.

Son ennemi, c'est la jettatura; son protecteur, c'est saint Janvier.

Si saint Janvier n'était pas au ciel, il y aurait long-temps que la jettatura aurait anéanti Naples; si la jettatura n'existait pas sur la terre, il y a long-temps que saint Janvier aurait fait de Naples la reine du monde.

Car la jettatura n'est pas une invention d'hier; ce n'est pas une croyance du moyen-âge, ce n'est pas une superstition du bas-empire: c'est un fléau légué par l'ancien monde au monde moderne; c'est une peste que les chrétiens ont héritée des gentils; c'est une chaîne qui passe à travers les âges, et à laquelle chaque siècle ajoute un anneau.

Les Grecs et les Romains connaissaient la jettatura: les Grecs l'appelaient [Greek: alexiana], les Romains fascinum.

La jettatura est née dans l'Olympe; c'est un fléau d'assez bonne maison, comme on voit. Maintenant à quelle occasion elle prit naissance, le voici.

Vénus, sortie de la mer depuis la veille, venait de prendre place parmi les dieux; son premier soin avait été de se choisir un adorateur dans cette auguste assemblée: Bacchus avait obtenu la préférence, Bacchus était heureux.

Toute déesse qu'elle était, Vénus se trouvait soumise aux lois de la nature comme une simple femme; en sa qualité d'immortelle, elle était destinée à les accomplir plus long-temps et plus souvent, voilà tout. Vénus s'aperçut un jour qu'elle allait être mère. Comme l'enfant qu'elle portait dans son sein était le premier de cette longue suite de rejetons dont la déesse de la beauté devait peupler les forêts d'Amathonte et les bosquets de Cythère, la découverte de son nouvel état fut accompagnée chez elle d'un sentiment de pudeur qui la détermina à le cacher aux regards de tous les dieux. Vénus annonça donc que sa santé chancelante la forçait d'habiter pendant quelque temps la campagne, et elle se retira dans les appartemens les plus reculés de son palais, à Paphos.

Tous les dieux avaient été dupes de cette fausse indisposition; il n'y avait pas jusqu'à Esculape lui-même qui n'eût déclaré que Vénus n'avait rien autre chose qu'une maladie de nerfs qui se calmerait avec des bains et du petit lait; Junon seule avait tout deviné.

Junon était experte en pareille matière. Sa stérilité la rendait jalouse: il ne s'arrondissait pas une taille dans tout l'Olympe, que la première ligne de ce changement ne lui sautât aux yeux. Elle avait suivi les progrès de celle de Vénus, et, d'avance, elle voua au malheur l'enfant qui naîtrait d'elle.

En conséquence, elle résolut de ne pas la perdre un instant de vue, afin de jeter un sort sur le malheureux fruit des entrailles de sa belle-fille. Aussi, dès que Vénus sentit les premières douleurs, Junon se présenta-t-elle aussitôt à son chevet, déguisée en sage-femme.

Vénus était fort douillette, comme toute femme à la mode doit être: elle jeta donc les hauts cris tant que dura le travail; puis enfin elle mit au jour le petit Priape.

Junon le reçut dans ses mains, et tandis que Vénus, à moitié évanouie, fermait ses beaux yeux encore tout moites de larmes, elle s'apprêta à lancer sur l'enfant la malédiction fatale qui devait influer sur le reste de sa vie.

Mais à l'instant où Junon fixait ses yeux pleins de colère sur le nouveau-né, elle s'arrêta stupéfaite. Jamais elle n'avait vu, même chez les plus grands dieux, rien de pareil à ce qu'elle voyait à cette heure.

Si court que fut ce moment d'hésitation, il sauva Priape. Bacchus, qui, du fond de l'Inde, où il était occupé à apprendre aux Birmans la meilleure manière de coller le vin, avait entendu les cris de Vénus, était accouru en toute hâte: il se précipita dans la chambre de l'accouchée, courut à l'enfant, et, dans son ardeur toute paternelle, l'arracha des bras de Junon.

Junon se crut découverte; elle sortit furieuse, sauta dans son char, et remonta au ciel. Bacchus ignorait cependant que ce fût elle; mais il la devina, au cri de ses paons d'abord, puis au rayon de lumière qu'elle laissait à sa suite. Il connaissait de longue main le caractère de sa belle-mère: lui-même avait été obligé de rester six mois caché dans la cuisse de Jupiter pour échapper à sa jalousie; il comprit que les choses se passeraient mal pour le pauvre enfant si jamais elle mettait la main sur lui: il l'emporta tout courant, et s'en alla le cacher dans l'île de Lampsaque.

Mais le bruit de ce qui s'était passé se répandit, ainsi que la circonstance à laquelle le jeune Priape avait dû la vie; il n'en fallut pas davantage pour faire croire aux anciens qu'ils avaient trouvé un remède contre la jettatura; de là certains bijoux déterrés à Herculanum et à Pompéia, qui faisaient partie de la toilette des femmes.

Chez les modernes, où ces bijoux ne sont pas de mise, les cornes les ont remplacés. Vous n'entrez pas dans une maison de Naples quelque peu aristocratique, sans que le premier objet qui frappe vos yeux dans l'antichambre ne soit une paire de cornes; plus ces cornes sont longues, plus elles sont efficaces. On les fait venir en général de Sicile; c'est là qu'on trouve les plus belles. J'en ai vu qui avaient jusqu'à trois pieds de long, et qui coûtaient cinq cents francs la paire.

Outre ces cornes à domicile, qu'on ne peut, vu leur volume, transporter facilement avec soi, on a d'autres petits cornillons que l'on porte au cou, au doigt, à la chaîne de la montre: cela se trouve à tous les coins de rue, chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce symbole préservatif est ordinairement en corail ou en jais.

Je voudrais vous dire quelles sont les causes qui ont porté les cornes à ce degré d'honneur chez les Napolitains; mais quelque recherche que j'aie faite à ce sujet, j'avoue que je n'ai absolument rien pu découvrir sur quoi on puisse appuyer la moindre théorie ou échafauder le plus petit système. Cela est parce que cela est; ne me demandez donc point autre chose, car je serais forcé de prononcer ce mot qui coûte tant à la bouche humaine: Je ne sais pas.

Les anciens connaissaient trois moyens de jeter les sorts, car la jettatura n'est rien autre chose que la substantivation du verbe jettare,—par le toucher, par la parole, par le regard:

    Cujus ab attractu variarum monstra ferarum
    In juvenes veniunt; nulli sua mansit imago,

dit Ovide;

    Quae nec pernumerare curiosi
    Possint, nec mala fascinare lingua,

dit Catulle;

Nescio quis teneros oculis mihi fascinat agnos,

dit Virgile.

Maintenant voulez-vous voir passer cette croyance du monde païen dans le monde chrétien? écoutez saint Paul s'adressant aux Galates:

Quis vos fascinavit non obedire veritati?

Saint Paul croyait donc à la jettatura?

Maintenant passons au moyen-âge, et ouvrons Erchempert, moine du mont
Cassin, qui florissait vers l'an 842:

«J'ai connu, dit le vénérable cénobite, messire Landolphe, évêque de Capoue, homme d'une singulière prudence, lequel avait l'habitude de dire: «Toutes les fois que je rencontre un moine, il m'arrive quelque chose de malheureux dans la journée. Quoties monachum visu cerno, semper mihi futura dies auspicia tristia subministrat

Or, cette croyance est encore en pleine vigueur aujourd'hui à Naples. Lorsque nous partîmes pour la Sicile, je crois avoir raconté qu'au moment de nous embarquer nous rencontrâmes un abbé, et qu'à sa vue le capitaine nous avait proposé de remettre le départ au lendemain. Nous n'en fîmes compte, et nous fûmes assaillis par une tempête qui nous tint vingt-quatre heures entre la vie et la mort.

Des trois jettature connues de l'antiquité, deux se sont perdues en route, et une seule est restée: la jettatura du régard. Il est vrai que c'est la plus terrible: «Nihil oculo nequius creatum,» dit l'Ecclésiaste, chap. 21.

Cependant, comme Dieu a voulu que le serpent à sonnettes se dénonçât lui-même par le bruit que font ses anneaux, il a imprimé au front du jettatore certains signes auxquels, avec un peu d'habitude, on peut le reconnaître. Le jettatore est ordinairement maigre et pâle, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu'il recouvre ordinairement, pour les dissimuler, d'une paire de lunettes: le crapaud, comme on sait, a reçu du ciel le don fatal de la jettature: il tue le rossignol en le regardant.

Donc, quand vous rencontrez dans les rues de Naples un homme fait ainsi que j'ai dit, prenez garde à vous, il y a cent à parier contre un que c'est un jettatore. Si c'est un jettatore et qu'il vous ait aperçu le premier, le mal est fait, il n'y a pas de remède, courbez la tête et attendez. Si, au contraire, vous l'avez prévenu du regard, hâtez-vous de lui présenter le doigt du milieu étendu et les deux autres fermés: le maléfice sera conjuré:—Et digitum porrigito medium, dit Martial.

Il va sans dire que, si vous porter sur vous quelque corne de jais ou de corail, vous n'avez point besoin de prendre toutes ces précautions. Le talisman est infaillible, du moins à ce que disent les marchands de cornes.

La jettatura est une maladie incurable; on naît jettatore, on meurt jettatore. On peut à la rigueur le devenir; mais une fois qu'on l'est, on ne peut plus cesser de l'être.

En général, les jettatori ignorent leur fatale influence: comme c'est un fort mauvais compliment à faire à un homme que de lui dire qu'il est jettatore, et qu'il y en a d'ailleurs qui prendraient fort mal la chose, on se contente de les éviter comme on peut, et, si l'on ne peut pas, de conjurer leur influence en tenant sa main dans la position sus-indiquée. Toutes les fois que vous voyez a Naples deux hommes causant dans la rue et que l'un des deux garde sa main pliée contre son dos, regardez bien celui avec lequel il cause; c'est un jettatore, ou du moins un homme qui a le malheur de passer pour tel.

Lorsqu'un étranger arrive à Naples, il commence par rire de la jettatura, puis peu à peu il s'en préoccupe; enfin, au bout de trois mois de séjour, vous le voyez couvert de cornes des pieds à la tête et la main droite éternellement crispée.

Rien ne garantit de la jettatura que les moyens que j'ai indiqués. Il n'y a pas de rang, il n'y a pas de fortune, il n'y a pas de position sociale qui vous mette au dessus de ses coups. Tous les hommes sont égaux devant elle.

D'un autre côté, il n'y a pas d'âge, il n'y a pas de sexe, il n'y a pas d'état pour le jettatore: il peut être également enfant ou vieillard, homme ou femme, avocat ou médecin, juge, prêtre, industriel ou gentilhomme, lazzarone ou grand seigneur; le tout est seulement de savoir si l'un ou l'autre de ces âges, l'un ou l'autre de ces sexes, l'une ou l'autre de ces conditions, ajoute ou ôte de la gravité au maléfice.

Il y a là-dessus, à Naples, un travail extrêmement développé del gentile signor Niccolo Valetta; il y discute dans un volume toutes les questions qui divisent sur ce point les savans anciens et modernes, depuis vingt-cinq siècles.

Il y est examiné:

1. Si l'homme jette le sort plus terrible que ne le fait la femme;

2. Si celui qui porte perruque est plus à craindre que celui qui n'en porte pas;

3. Si celui qui porte des lunettes n'est pas plus à craindre que celui qui porte perruque;

4. Si celui qui prend du tabac n'est pas plus à craindre encore que celui qui porte des lunettes; et si les lunettes, la perruque et la tabatière, en se combinant, triplent les forces de la jettatura;

5. Si la femme jettatrice est plus à craindre quand elle est enceinte;

6. S'il y a plus à craindre encore d'elle quand il y a certitude qu'elle ne l'est pas;

7. Si les moines sont plus généralement jettatori que les autres hommes, et parmi les moines quel est l'ordre le plus à craindre sur ce point;

8. A quelle distance se peut jeter le sort;

9. S'il se peut jeter de côté, de face ou par derrière;

10. S'il y a réellement des gestes, des sons de voix et des regards particuliers auxquels on puisse reconnaître les jettatori;

11. S'il est des prières qui puissent garantir de la jettatura, et, dans ce cas, s'il est des prières spéciales pour garantir de la jettatura qui vient des moines;

12. Enfin, si le pouvoir des talismans modernes est égal au pouvoir du talisman ancien, et laquelle est plus efficace de la corne unique ou de la corne double.

Toutes ces recherches sont consignées dans un volume qui est du plus haut intérêt et que je voudrais bien faire connaître à mes lecteurs. Malheureusement mon libraire refuse de l'imprimer dans mes notes justificatives, sous prétexte que c'est un in-folio de 600 pages. Mois j'invite tout voyageur à se le procurer, en arrivant à Naples, moyennant la modique somme de six carlins.

Maintenant que nous avons examiné la jettatura dans ses effets et ses causes, racontons l'histoire d'un jettatore.

XVII

Le Prince de ***.

Le prince de ***, les lunettes, la perruque et la tabatière exceptées, naquit avec tous les caractères de la jettatura. Il avait les lèvres minces, les yeux gros et fixes, et le nez en bec de corbin; sa mère, dont il était le second enfant, n'eut pas même le bonheur de voir le nouveau-né: elle mourut en couches.

On chercha une nourrice pour l'enfant, et l'on trouva une belle et vigoureuse paysanne des environs de Nettuno. Mais à peine le malencontreux poupon lui eut-il touché le sein que son lait tourna.

Force fut de nourrir le principino au lait de chèvre, ce qui lui donna pour tout le reste de sa vie une allure sautillante à laquelle, grâce au ciel, on le reconnaît à trois cents pas de distance, tandis qu'avec ses gros yeux il ne peut mordre qu'en touchant. Louons le Seigneur, ce qu'il a fait est bien fait.

En apprenant la mort de sa femme et la naissance d'un second fils, le prince de ***, qui était ambassadeur en Toscane, accourut à Naples; il descendit au palais, pleura convenablement la princesse, embrassa paternellement l'infant et s'en alla faire sa cour au roi. Le roi lui tourna le dos, il avait trouvé fort mauvais que le prince quittât son ambassade sans autorisation; il eut beau faire valoir l'amour paternel, l'amour paternel lui coûta sa place.

Cette catastrophe refroidit un peu le prince de *** pour son fils; d'ailleurs, il avait, comme nous l'avons dit, un fils aîné, auquel appartenaient de droit titres, honneurs, richesses. Il fut donc décidé que le cadet entrerait dans les ordres. Le principino était trop jeune pour avoir une opinion quelconque à l'endroit de son avenir: il se laissa faire.

Le jour où il entra au séminaire, tous les enfans de la classe dans laquelle il fut mis attrapaient la coqueluche. Notez qu'au milieu de tout cela aucun accident personnel n'atteignait le principino; il grandissait à vue d'oeil et prospérait que c'était un charme.

Il fit ses classes avec le plus grand succès, l'emportant sur tous ses camarades. Une seule fois, on ne sait comment cela se fit, il ne remporta que le second prix; mais l'élève qui avait remporté le premier, en allant recevoir sa couronne, butta sur la première marche de l'estrade et se cassa la jambe.

Cependant l'enfant devenait jeune homme. Si retiré que fût le séminaire, les bruits du monde arrivaient jusqu'à lui. D'ailleurs, dans ses promenades avec ses compagnons, il voyait passer de belles dames dans des voitures élégantes, et de beaux jeunes gens sur de fringans chevaux; puis, au bout de la rue de Toledo, il apercevait un édifice qu'on appelait Saint-Charles, et de l'intérieur duquel on lui disait tant de merveilles, que les jardins et les palais d'Aladin n'étaient rien en comparaison. Il en résultait que le principino avait grande envie de faire connaissance avec les belles dames, de monter à cheval comme les beaux jeunes gens, et surtout d'entrer à Saint-Charles pour voir ce qui s'y passait réellement.

Malheureusement la chose était impossible; le prince de ***, qui avait toujours sa disgrâce sur le coeur, gardait rancune à son fils cadet. D'un autre côté, le prince Hercule, que l'on faisait voyager afin qu'il n'eût aucun contact avec son frère, devenait de jour en jour un peu plus parfait cavalier, et promettait de soutenir à merveille l'honneur du nom. Raison de plus pour que le pauvre principino restât confiné dans son séminaire.

Cependant les affaires se brouillaient entre le royaume des Deux-Siciles et la France; on parlait d'une croisade contre les républicains; le roi Ferdinand, comme nous l'avons dit ailleurs, voulait en donner l'exemple. On leva des troupes de tous côtés, on assembla une armée, et l'on annonça avec grande solennité que l'archevêque de Naples bénirait les drapeaux dans la cathédrale de Sainte-Claire.

Comme c'était une chose fort curieuse, et que si grande que fût l'église, il n'y avait pas possibilité que tout Naples y pût tenir, on décida que des députés des différens ordres de l'État assisteraient seuls aux cérémonies. Eh outre, les colléges, les écoles et les séminaires avaient droit d'y envoyer les élèves de chaque classe qui auraient été les premiers dans la composition la plus rapprochée du jour où devait avoir lieu la cérémonie. Le principino fut le premier dans sa triple composition du thème, de version et de théologie; le principino, qui faisait au reste des progrès miraculeux, était à cette époque en rhétorique, et pouvait avoir de 16 à 17 ans.

Le grand jour arriva. La cérémonie fut pleine de solennité; tout se passa avec un calme et un grandiose parfaits; seulement, au moment où les étendards, après la bénédiction, défilaient pour sortir de l'église, un des porte-drapeaux tomba mort d'une apoplexie foudroyante en passant devant le principino. Le principino, qui avait un coeur excellent, se précipita aussitôt sur ce malheureux pour lui porter secours, mais il avait déjà rendu le dernier soupir. Ce que voyant, le principino saisit l'étendard, l'agita d'un air martial qui indiquait quel homme il serait un jour, et le remit à un officier en criant: Vive le roi! cri qui fut répété avec enthousiasme par toute l'assemblée.

Trois mois après, l'armée napolitaine était battue, le drapeau était tombé au pouvoir des Français avec une douzaine d'autres et le roi Ferdinand s'embarquait pour la Sicile.

Le principino avait fini ses classes; il s'agissait de faire choix d'un couvent. Le jeune homme choisit les camaldules. En conséquence, il sortit du séminaire où il avait passé son adolescence, et il entra comme novice dans le monastère où devait s'écouler sa virilité et s'éteindre sa vieillesse.

Le lendemain de son entrée aux camaldules parut l'ordonnance du nouveau gouvernement qui supprimait les communautés religieuses.

Le jeune homme fut alors forcé de suivre la carrière de la prélature, car, les couvens supprimés, il n'en demeurait pas moins le cadet et n'en était pas plus riche pour cela. Pendant trois mois, il se promena donc dans les rues de Naples avec un chapeau à trois cornes, un habit noir et des bas violets; puis il se décida à recevoir les ordres mineurs.

Le matin du jour fixé pour la cérémonie, la république parthénopéenne, qui venait d'être établie, décida qu'il n'y avait pas d'égalité devant la loi tant qu'il n'y avait pas égalité entre les héritages, et que par conséquent le droit d'aînesse était aboli.

Ce nouveau décret enlevait cent mille livres de rente au prince Hercule, frère aîné de notre héros, lequel se trouvait possesseur d'un capital de deux millions.

Comme le principino n'avait pas une grande vocation pour l'église, il fit des bas rouges comme il avait fit de la robe blanche, envoya le tricorne rejoindre le capuchon, fit venir le meilleur tailleur de Naples, acheta la plus belle voiture et les plus beaux chevaux qu'il put trouver, et envoya retenir pour le soir même une loge à Saint-Charles.

Saint-Charles était véritablement bien digne du désir qu'avait toujour eu le principino d'y entrer: c'était un des monumens dont Charles VII, pendant sa royauté temporaire, avait doté Naples. Un jour il avait fait venir l'architecte Angelo Carasale, et mettant tous ses trésors à sa disposition, il lui avait dit de n'épargner ni frais ni dépense, mais de lui faire la plus belle salle qui existât au monde. L'architecte s'y était engagé (les architectes s'engagent toujours); puis, profitant de la licence accordée, il avait choisi un emplacement voisin du palais, abattu nombre de maisons, et déblayé un terrain immense sur lequel s'éleva avec une merveilleuse rapidité la féerique construction. En effet, le théâtre, commencé au mois de mars 1737, fut prêt le 1er novembre, et s'ouvrit le 4 du même mois, jour de la Saint-Charles.

Si nous n'avions pas renoncé aux descriptions, par la conviction que nous avons qu'aucune description ne décrit, nous essaierions de relever le nombre de glaces, de calculer le nombre de bougies, d'énumérer le nombre d'arbres en fleurs qui faisaient, pendant cette grande soirée, du théâtre de Saint-Charles la huitième merveille du monde. Une grande loge avait été préparée pour le roi et la famille royale; et au moment où les augustes spectateurs y entrèrent, l'impression fut si grande sur eux-mêmes qu'ils donnèrent le signal des applaudissemens; aussitôt la salle tout entière éclata en bravos et en cris d'admiration.

Ce ne fut pas tout. Le roi fit venir l'architecte dans sa loge, et, lui posant la main sur l'épaule à la vue de tous, il le félicita sur son admirable réussite.

—Une seule chose manque a votre salle, dit le roi.

—Laquelle? demanda l'architecte.

—Un passage qui conduise du palais au théâtre.

L'architecte baissa la tête en signe d'assentiment.

Le spectacle fini, le roi sortit de sa loge et trouva Carasale qui l'attendait.

—Qu'avez-vous donc fait pendant toute cette représentation? lui demanda le roi.

—J'ai exécuté les ordres de Votre Majesté, répondit Carasale.

—Lesquels?

—Que Votre Majesté daigne me suivre, et elle verra.

—Suivons-le, dit le roi en se retournant vers la famille royale; quoi qu'il ail fait, rien ne m'étonnera; nous sommes dans la journée aux miracles.

Le roi suivit donc l'architecte; mais, quoi qu'il eût dit, son étonnement fut grand lorsqu'il vit s'ouvrir devant lui les portes d'une galerie intérieure toute tapissée d'étoffes de soie et de glaces; cette galerie, qui avait deux ponts jetés à une hauteur de trente pieds et un escalier de cinquante-cinq marches, avait été improvisée pendant trois heures qu'avait duré la représentation.

Voilà donc ce qu'était Saint-Charles depuis soixante ans; depuis soixante ans Saint-Charles faisait l'admiration et l'envie de toute la terre. Il n'était donc pas étonnant que le principino eût une si grande envie de voir Saint-Charles.

Le soir même où le principino avait vu Saint-Charles, et comme le dernier spectateur franchissait le seuil de la salle, le feu prit au théâtre; le lendemain Saint-Charles n'était plus qu'un monceau de cendres.

Déjà depuis long-temps des bruits alarmans circulaient sur le principino; mais à partir de ce jour ces bruits prirent une consistance réelle. On se rappelait avec effroi les différens résultats qu'il avait obtenus, et l'on commença de le fuir comme la peste. Cependant ces bruits trouvaient des incrédules; à Naples, comme partout ailleurs, il y a des esprits forts qui se vantent de ne croire à rien. D'ailleurs, la présence des Français avait mis le scepticisme à la mode, et madame la comtesse de M***, qui aimait fort les Français, déclara hautement qu'elle ne croyait pas un mot de ce que l'on disait sur le pauvre principino, et qu'en preuve de son incrédulité elle donnerait une grande soirée tout exprès pour le recevoir et pour prouver, par l'impunité, que tous les bruits qu'on répandait sur lui étaient ridicules et erronés.

La nouvelle du défi porté à la jettatura par la comtesse de M*** se répandit dans Naples; le premier mot de tous les invités fut qu'ils n'iraient certainement pas à cette soirée; mais le grand jour venu, la curiosité l'emporta sur la crainte, et, dès neuf heures du soir, les salons de la comtesse étaient encombrés. Heureusement, toute cette foule débordait dans de magnifiques jardins éclairés avec des verres de couleur, dans les bosquets desquels étaient disposés des groupes d'instrumentistes et de chanteurs.

A dix heures, le prince de *** arriva: c'était à cette époque un charmant cavalier, qui portait depuis longtemps des lunettes, c'est vrai; qui venait de prendre la tabatière bien plutôt par genre qu'autrement, c'est encore vrai; mais qu'une magnifique chevelure ondoyante et bouclée devait encore long-temps dispenser de recourir à la perruque. Il était d'un caractère charmant, paraissait toujours joyeux, se frottait les mains sans cesse, et ne manquait pas d'esprit; bref, c'était un homme à succès, n'était cette maudite jettatura.

Son entrée chez la comtesse de M*** fut signalée par un petit accident; mais il est juste de dire que cet accident pouvait aussi bien avoir pour cause la maladresse que la fatalité: un laquais, qui portait un plateau de glaces, le laissa tomber juste au moment où le prince ouvrait la porte. Cependant la coïncidence de son apparition avec l'événement fit qu'on remarqua cet événement, si léger qu'il fût.

Le prince se mit en quête de la maîtresse de la maison. Elle se promenait dans ses jardins, ainsi que presque tous les invités. Il faisait une de ces magnifiques sorées du mois de juin dont la chaleur, à Naples, est tempérée par cette double brise de mer qu'on ne connaît que là. Le ciel était flamboyant d'étoiles, et la lune, qui montait au dessus du Vésuve fumant, semblait un énorme boulet rouge lancé par un mortier gigantesque.

Le prince, après avoir erré dix minutes dans la foule, avoir respiré cet air, avoir savouré ces parfums, avoir admiré ce ciel, rencontra enfin la maîtresse de la maison, à la recherche de laquelle il s'était lancé, comme nous l'avons dit.

Dès qu'elle aperçut le prince, madame la comtesse de M*** vint a lui: on échangea les complimens d'usage; puis, pour prouver le mépris qu'elle faisait des bruits répandus, la comtesse quitta le bras de son cavalier et prit celui du prince. Sensible à cette marque de distinction, le prince voulut la reconnaître en louant la fête.

—Ah! madame, dit-il, quelle charmante fête vous nous donnez là, et comme on en parlera long-temps!

—Oh! prince, répondit madame de M***, vous exagérez la valeur d'une petite réunion sans conséquence.

—Non, d'honneur, dit le prince. Il est vrai que tout y concourt, et que Dieu vous a donné le temps le plus magnifique.

Le prince n'avait pas achevé cette phrase qu'un coup de tonnerre olympien se fit entendre, et qu'un nuage, que personne n'avait vu, crevant tout à coup, se répandit en épouvantable averse. Chacun se sauva de son côté comme il put; les uns cherchèrent un abri momentané dans les grottes ou dans les kiosques, les autres s'enfuirent vers le palais; la comtesse de M*** et le prince furent au nombre de ces derniers.

Or, notez que, dans le mois de juin, Naples est une espèce d'Egypte à l'endroit de l'eau, et qu'il y a trois mois dans l'année, juin, juillet et août, pendant lesquels, la sécheresse fût-elle libyenne, on ne se hasarderait pas, pour la faire cesser, a sortir la châsse de saint Janvier de son tabernacle, de peur de compromettre la puissance du saint.

Le prince n'avait eu qu'un mot à dire, et un autre déluge avait à l'instant même ouvert les cataractes du ciel.

Le salon principal, vaste rotonde autour de laquelle tournaient tous les autres appartemens, était éclairé par un magnifique lustre en cristal que la comtesse de M*** avait reçu d'Angleterre trois mois auparavant, et qu'elle avait fait allumer pour la première fois. Ce lustre était d'un effet magique, tant la lumière, reflétée par les mille facettes du verre, se multipliait, brillant de tous les feux de l'arc-en-ciel. Aussi, au moment où le prince et la comtesse arrivèrent sur le seuil de la porte, le prince s'arrêta-t-il ébloui.

—Eh bien! qu'avez-vous donc, prince? demanda la comtesse de M***.

—Ah! madame, s'écria le prince, que vous avez là un magnifique lustre!

Le prince avait à peine laissé échapper ces paroles louangeuses, qu'un des anneaux dorés qui soutenaient cet autre soleil au plafond se rompit, et que le lustre, tombant sur le parquet, se brisa en mille morceaux.

Par bonheur, c'était juste au moment où chacun prenait place pour la contredanse; le centre du salon se trouva donc vide, et personne ne fut blessé.

Madame de M*** commença à se repentir en elle-même d'avoir ainsi tenté Dieu en invitant le prince; mais l'idée qu'elle reculait devant trois accidens qui pouvaient, à tout prendre, être l'effet du hasard; la crainte des sarcasmes de ses amis si elle semblait céder à cette crainte, la difficulté de se débarrasser du prince, auquel elle donnait le bras et qui se confondait en regrets sur les catastrophes aussi incroyables qu'inattendues qui venaient attrister la fête, toutes ces considérations réunies la déterminèrent à faire contre fortune bon coeur et à suivre jusqu'au bout la route où elle était engagée. La comtesse n'en fut donc que plus aimable avec le prince, et, sauf le plateau renversé, sauf l'orage survenu, sauf le lustre brisé, tout continua d'aller à merveille.

La soirée était entrecoupée de chant: c'était le moment où Paësiello et Cimarosa, ces deux ancêtres de Rossini, se partageaient les adorations du monde musical. On chantait tour à tour des morceaux de l'un et de l'autre. Une des meilleures interprètes de ces deux grands génies était la signora Erminia, prima donna du malheureux théâtre Saint-Charles, qui fumait encore. C'était un soprano de la plus grande étendue, d'une sûreté de voix et de méthode telle, qu'on ne se rappelait pas, de mémoire de dilettante, avoir rien entendu de pareil.

En effet, depuis trois ans que la signora Erminia était à Naples, jamais le moindre enrouement, jamais la moindre note douteuse, jamais, enfin, pour nous servir du terme consacré, jamais le moindre chat dans le gosier. Elle avait promis de chanter le fameux air: Pria che spunti, et le moment était venu de tenir sa promesse.

Aussi, la contredanse finie, chacun se rangea-t-il à sa place pour laisser le salon libre à la signora Erminia.

L'accompagnateur se plaça au piano, la signora se leva pour l'y rejoindre; mais comme il lui fallait traverser seule tout cet immense salon, le prince, qui l'avait appréciée à sa valeur la seule fois qu'il avait été à Saint-Charles, dit un mot d'excuse à la comtesse de M***, et, s'élançant au devant de la célèbre cantatrice, il lui offrit le bras pour la conduire à son poste.

Chacun applaudit à cet élan de galanterie, d'autant plus remarquable qu'il venait de la part d'un jeune homme qui, la veille encore, était au séminaire.

Le prince revint ensuite réclamer le bras de la comtesse de M***, au milieu d'un murmure général d'approbation.

Mais bientôt les mots Chut! Silence! Ecoutons! se firent entendre. L'accompagnateur jeta à la foule impatiente son brillant prélude. La cantatrice toussa, essaya de rougir; puis, ouvrant la bouche, elle fila son premier son.

Elle l'avait pris un demi-ton trop haut, et, à la moitié de la quatrième mesure, elle fit un épouvantable couac.

Comme c'était chose miraculeuse, chose inouïe, chose presque impossible à croire, chacun se hâta de rassurer la cantatrice par des applaudissemens; mais le coup était porté: la signora Erminia, sentant qu'elle était dominée par une force néfaste supérieure à son talent, comprit que c'était la jettatura qui agissait, elle s'élança hors du salon en lançant un regard terrible au pauvre prince, auquel elle attribuait la déconvenue qui venait de lui arriver.

Cette série d'événemens commençait à mettre madame de M*** on ne peut plus mal à son aise; tous les yeux étaient fixés sur elle et sur le malencontreux prince, dont la première entrée dans le monde était signalée par de si étranges catastrophes. Mais comme, de son côté, à part les complimens de condoléance qu'il se croyait obligé de faire à madame de M***, le prince ne paraissait nullement s'apercevoir qu'il était la cause présumée de tous ces effets, et que, fier de l'honneur d'avoir à son bras le bras de la maîtresse de la maison, il ne semblait pas vouloir s'en dessaisir de toute la soirée, madame de M*** avisa un moyen poli de rentrer en possession d'elle-même, en feignant d'être lasse de rester debout et en priant le prince de la conduire dans un charmant petit boudoir donnant sur le salon, et qui avait été conservé tout meublé, dans le but justement d'offrir un lieu de repos aux danseurs et aux danseuses fatigués.

Cette charmante oasis était d'autant plus agréable que sa porte à deux battans s'ouvrait sur le salon, et que tout en cessant de faire partie du bal comme acteur, on continuait, en se retirant dans ce petit boudoir, d'en demeurer spectateur.

Ce fut donc là que le prince de *** conduisit la comtesse; et comme c'était un cavalier plein d'attentions, il alla prendre un fauteuil contre la muraille, le traîna en face de la porte, de manière que, tout en se reposant, madame de M*** pût parfaitement voir; approcha une chaise du fauteuil, afin de n'être point obligé de la quitter, et, en la saluant, lui fit signe de s'asseoir.

Madame de M*** s'assit; mais au moment où elle s'asseyait, les deux pieds de derrière du fauteuil se brisèrent en même temps, de manière que la pauvre comtesse fit une chute des plus désagréables. Aussi, lorsque le prince, se précipitant vers elle, lui offrit la main pour l'aider à se relever, repoussa-t-elle sa main avec une vivacité qu'avait cessé de tempérer toute politesse, et, toute rougissante et confuse, se sauva-t-elle dans sa chambre à coucher, où elle s'enferma, et d'où, quelques instances qu'on lui fît à la porte, elle ne voulut plus sortir!

Veuf de la maîtresse de la maison, le bal ne pouvait plus continuer. Aussi chacun se retira-t-il, maudissant le malencontreux invité qui avait changé toute cette délicieuse fête en une série non interrompue d'accidens. Le prince seul ne s'aperçut point des causes de cette désertion prématurée; il resta le dernier, et s'obstinait encore à essayer de faire reparaître madame de M***, lorsque les domestiques vinrent lui faire observer qu'il n'y avait plus que sa présence qui empêchât qu'on n'éteignît les candélabres et qu'on ne fermât les portes.

Le prince, qui au bout du compte était homme de bon goût, comprit qu'un plus long séjour serait une inconvenance, et se retira chez lui, enchanté de son début dans le monde, et ne doutant pas que son amabilité n'eût produit sur le coeur de la comtesse le plus désastreux effet pour sa tranquillité à venir.

On comprend que les résultats de cette fameuse soirée produisirent une immense sensation; on les attendait pour porter une opinion définitive sur le prince de ***. A compter de ce moment, l'opinion fut donc fixée.

Sur ces entrefaites, le prince Hercule, dont nous avons déjà dit quelques mots, arriva de ses voyages; il avait parcouru la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et avait eu partout les plus grands succès. C'était chose juste, car peu d'hommes les eussent mérités à aussi juste titre. C'était un excellent cavalier, un danseur merveilleux, et surtout un tireur de première force à l'épée et au pistolet, supériorité qui avait été constatée par une douzaine de duels dans lesquels il avait toujours tué ou blessé ses adversaires, sans qu'il eût attrapé, lui, une seule égratignure. Aussi le prince Hercule était-il dans ces sortes d'affaires d'une confiance qui s'augmentait naturellement encore de la crainte qu'il inspirait.

L'entrevue entre les deux frères fut naturellement un peu froide; ils ne s'étaient jamais vus, et le prince Hercule, tout en pardonnant à son puîné l'accroc qu'il avait fait à sa fortune, n'avait point assez de philosophie pour l'oublier entièrement. Néanmoins, le prince aîné était si loyal, le prince cadet était si bon enfant, qu'au bout de quelques jours les deux frères étaient devenus inséparables.

Mais le prince Hercule n'avait point passé ces quelques jours dans une ville qui ne s'entretenait que de la fatale influence attachée à son frère cadet, sans attraper par-ci par-là quelques bribes de conversation qui avaient donné l'éveil à sa susceptibilité. Il en résulta que le prince ouvrit l'oreille sur tout ce qui se disait à l'endroit de son frère, et, prenant dans la Villa-Réal un jeune homme en flagrant délit de narration, débuta dans son explication avec lui par lui jeter à la figure un de ces démentis qui n'admettent d'autre réparation que celle qui se fait les armes à la main. Jour et heure furent pris pour le lendemain; les témoins devaient régler les conditions du combat.

Une provocation aussi publique fit grand bruit par la ville. Si c'eût été du temps du roi Ferdinand, ce bruit eût été un bonheur, car il serait indubitablement parvenu aux oreilles de la police, qui eût pris ses mesures pour que le duel n'eût pas lieu; mais le régime avait fort changé: la république parthénopéenne était décrétée de Gaëte à Reggio, et elle eût regardé comme une atteinte portée à la liberté individuelle d'empêcher les citoyens qui vivaient sous sa maternelle protection de faire ce que bon leur semblait. La police laissa donc les choses suivre naturellement leur cours.

Or, il était dans le cours de ces choses que notre héros apprit que son frère devait se battre le lendemain, tout en continuant d'ignorer la cause pour laquelle il se battait. Il descendit aussitôt chez son aîné pour s'informer de ce qu'il y avait de vrai dans la nouvelle qui venait de parvenir jusqu'à lui; le prince Hercule lui avoua alors qu'il devait se battre en effet le lendemain, mais il ajouta qu'attendu que le duel avait lieu à propos d'une femme, il ne pouvait mettre personne dans le secret de cette future rencontre, pas même lui qui était son frère.

Le jeune prince comprit parfaitement cet excès de délicatesse, mais il exigea de son frère qu'il lui permît d'être son témoin. Celui-ci refusa d'abord, mais le principino insista tellement que le prince Hercule consentit enfin à ce qu'il lui demandait, à cette condition cependant qu'il ne ferait aucune question sur la cause de la querelle, ni ne consentirait à aucun arrangement.

Quant au choix des armes; le prince Hercule le laissait entièrement à la disposition de son adversaire, le pistolet lui étant aussi familier que l'épée, et vice versa.

Deux heures après ce colloque, les témoins avaient arrêté, sans autre explication, que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain, à six heures du matin, au lac d'Agnano, et que l'arme à laquelle ils se battraient était l'épée.

Là-dessus le prince Hercule s'endormit avec une telle tranquillité, qu'il fallut que le lendemain, à cinq heures, son frère le réveillât.

Tous deux partirent dans leur calèche, emmenant avec eux leur médecin, qui devait porter indifféremment secours à celui des deux adversaires qui serait blessé.

A l'entrée de la grotte de Pouzzoles, ils rejoignirent ceux à qui ils avaient affaire et qui venaient à cheval. Les quatre jeunes gens se saluèrent, puis on s'enfonça sous la grotte. Dix minutes après on était sur les rives du lac d'Agnano.

Les adversaires et les témoins mirent pied à terre: chacun avait apporté des épées. On tira au sort afin de savoir desquelles on devait se servir. Le sort décida qu'on se servirait de celles du prince Hercule.

Les deux jeunes gens mirent le fer à la main. La disproportion était inouïe. A peine si l'adversaire du prince Hercule avait touché un fleuret trois fois dans sa vie; tandis que le prince Hercule, qui avait fait de l'escrime son délassement favori, maniait son épée avec une grâce et une précision qui ne permettaient pas de douter un seul instant que toutes les chances ne fussent en sa faveur.

Mais, à la première passe et contre toute attente, le prince Hercule fut enfilé de part en part, et tomba sans même jeter un cri.

Le médecin accourut: le prince était mort; l'épée de son adversaire lui avait traversé le coeur.

Le jeune prince voulut continuer le combat; il arracha l'épée des mains de son frère et somma son meurtrier de croiser le fer à son tour avec lui; mais le docteur et le second témoin se jetèrent entre eux, déclarant qu'ils ne permettraient pas une pareille infraction aux lois du duel, si bien que force fut au principino de se rendre à leurs raisons, quelque envie qu'il eût de venger son frère.

On le ramena chez lui désespéré, quoique ce fatal événement doublât sa fortune.

Le vieux prince, qui vivait fort retiré dans son château de la Capitanate, apprit la mort de son fils aîné le lendemain du jour où il avait expiré. Comme il l'avait toujours fort aimé et que cette nouvelle lui avait été annoncée sans précaution aucune, elle le frappa d'un coup aussi douloureux qu'inattendu. Le même jour il se mit au lit; le surlendemain il était mort.

Le principino se trouva donc le chef de la famille, et maître, à vingt-un ans, d'une fortune de huit millions.

XVIII

Le Combat.

La douleur du prince fut grande; aussi résolut-il de voyager pour se distraire.

Il y avait justement dans le port une frégate française qui s'apprêtait à faire voile pour Toulon; le prince demanda une recommandation pour le capitaine et obtint le passage.

Des amis du capitaine lui avaient bien dit, lorsqu'ils avaient appris que le prince de *** allait s'embarquer à son bord, quel était le compagnon de voyage que sa mauvaise fortune lui envoyait; mais le capitaine était un de ces vieux loups de mer qui ne croient ni à Dieu ni au diable, et il n'avait fait que rire des susceptibilités de ses amis.

Toutes les chances étaient pour une heureuse traversée: le temps était magnifique; la flotte anglaise, sous les ordres de Foote, croisait du côté de Corfou; Nelson vivait joyeusement à Palerme auprès de la belle Emma Lyonna; le capitaine partit, fier comme un conquérant qui court à la recherche d'un monde.

Tout allait bien depuis deux jours et deux nuits, lorsqu'en se réveillant le troisième jour, à la hauteur de Livourne, le capitaine entendit crier par le matelot en vigie: Voile à tribord!

Le capitaine monta aussitôt sur le pont avec sa longue-vue et braqua l'instrument sur l'objet désigné. Au premier coup d'oeil, il reconnut une frégate de dix canons plus forte que la sienne, et, à certains détails de sa construction, il crut pouvoir être certain qu'elle était anglaise.

Mais dix canons de plus ou de moins étaient une misère pour un vieux requin comme le capitaine; il ordonna à l'équipage de se tenir prêt à tout hasard, et continua d'examiner le bâtiment. Il manoeuvrait évidemment pour se rapprocher de la frégate; le capitaine, qui aimait fort ce que les marins appellent le jeu de boules, résolut de lui épargner moitié du chemin, et mit le cap droit sur le navire ennemi.

Dans ce moment, le matelot en vigie cria: Voile à bâbord!

Le capitaine se retourna, braqua sa lunette sur l'autre horizon, et vit un second bâtiment qui, sortant majestueusement du port de Livourne, s'avançait de son côté avec intention évidente de faire sa partie. Le capitaine l'examina avec une attention toute particulière, et il reconnut un vaisseau de ligne de la première force.

—Oh! oh! murmura-t-il, trois rangées de dents à droite et deux à gauche, cela fait cinq. Nous avons à faire à trop fortes mâchoires; et aussitôt, demandant son porte-voix, il donna l'ordre de se diriger sur Bastia et de couvrir la frégate d'autant de voiles qu'elle en pourrait porter. Aussitôt on vit se déployer comme autant d'étendards les légères bonnettes, et le bâtiment, cédant à l'impulsion nouvelle que lui imprimait ce surcroît de toile, s'inclina doucement et fendit la mer avec une nouvelle vigueur.

Le prince de *** était sur le pont et avait suivi tous ces mouvemens avec un intérêt et une curiosité extrêmes. Il était brave et ne craignait pas un combat; mais cependant, en voyant les deux bâtimens auxquels le capitaine allait avoir affaire, il comprenait qu'il n'y avait d'autre salut pour la frégate que de prendre chasse et de tailler les plus longues croupières qu'elle pourrait à ses ennemis.

Heureusement le vent était bon. Aussi la frégate, qui n'avait qu'une ligne droite à suivre, tandis que les deux autres bâtimens suivaient la diagonale, gagnait-elle visiblement sur les Anglais. Le capitaine, qui jusque-là avait tenu le porte-voix à pleine main, commença à le laisser pendre négligemment à son petit doigt et à siffloter la Marseillaise, ce qui voulait dire clairement: Enfoncés messieurs les Anglais! Le prince comprit parfaitement ce langage, et, s'approchant du capitaine en se frottant les mains et avec ce sourire qui lui était habituel:

—Eh bien! capitaine, dit-il, nous avons donc de meilleures jambes qu'eux?

—Oui, oui, dit le capitaine; et, si ce vent-là dure, nous les aurons bientôt laissés à une telle distance que nous ne les entendrons plus même aboyer.

—Oh! il durera, dit le prince, en fixant ses gros yeux vers le point de l'horizon d'où venait la brise.

—Ohé! capitaine, cria le matelot en vigie.

—Eh bien?

—Le vent saute de l'est au nord.

—Mille tonnerres! s'écria le capitaine, nous sommes flambés!

En effet, une bouffée de mistral, passant aussitôt à travers les agrès, confirma ce que venait de dire le matelot. Cependant ce ne pouvait être qu'une saute de vent accidentelle. Le capitaine attendit donc quelques minutes encore avant de prendre un parti; mais, au bout d'un instant, il n'y avait plus de doute, le vent était fixé au nord.

Cette impulsion nouvelle fut éprouvée à la fois par les trois bâtimens; le vaisseau à trois ponts en profita pour prendre l'avance et couper à la frégate française la roule de la Corse. Quant à la frégate anglaise, elle se mit à courir des bordées afin de ne pas s'éloigner, ne pouvant plus se rapprocher directement.

Le capitaine était homme de tête; il prit à l'instant même une résolution décisive et hardie: c'était de marcher droit sur le plus faible des deux bâtimens, de l'attaquer corps à corps et de le prendre à l'abordage avant que le vaisseau de ligne eût pu venir à son secours.

En conséquence, la manoeuvre nécessaire fut ordonnée, et le tambour battit le branle-bas de combat.

On était si près de la frégate anglaise que l'on entendit son tambour qui répondait à notre défi.

De son côté, le vaisseau de ligne, comprenant notre intention, mit toutes voiles dehors et gouverna droit sur nous.

Les trois bâtimens paraissaient donc échelonnés sur une seule ligne et avaient l'air de suivre le même chemin; seulement ils étaient distancés à différens intervalles. Ainsi, la frégate française, qui se trouvait tenir le milieu, était à un quart de lieue à peine de la frégate anglaise, et à plus de deux lieues du vaisseau de ligne.

Bientôt cette distance diminua encore; car la frégate anglaise, voyant l'intention de son ennemie, ne conserva que les voiles strictement nécessaires à la manoeuvre, et attendit le choc dont elle était menacée.

Le capitaine français, voyant que le moment de l'action approchait, invita le prince à descendre à fond de cale, ou du moins à se retirer dans sa cabine. Mais le prince, qui n'avait jamais vu de combat naval et qui désirait profiter de l'occasion, demanda à demeurer sur le pont, promettant de rester appuyé au mât de misaine et de ne gêner en rien la manoeuvre. Le capitaine, qui aimait les braves de quelque pays qu'ils fussent, lui accorda sa demande.

On continua de s'avancer; mais, à peine eut-on fait la valeur d'une centaine de pas, qu'un petit nuage blanc apparut à bâbord de la frégate anglaise; puis on vit ricocher un boulet à quelques toises de la frégate française, puis on entendit le coup, puis enfin on vit la légère vapeur produite par l'explosion monter en s'affaiblissant et disparaître à travers la mâture, poussée qu'elle était par le vent qui venait de la France.

La partie était engagée par l'orgueilleuse fille de la Grande-Bretagne, qui, provoquée la première par le son du tambour, avait voulu répondre la première par le son du canon. Les deux bâtimens commencèrent de se rapprocher l'un de l'autre; mais, quoique les canonniers français fussent à leur poste, quoique les mèches fussent allumées, quoique les canons, accroupis sur leurs lourds affûts, semblassent demander à dire un mot à leur tour en faveur de la république, tout resta muet à bord, et l'on n'entendit d'autre bruit que l'air de la Marseillaise que continuait de siffloter le capitaine. Il est vrai que, comme c'était à peu près le seul air qu'il sût, il l'appliquait à toutes les circonstances; seulement, selon les tons où il le sifflait, l'air variait d'expression, et l'on pouvait reconnaître aux intonations si le capitaine était de bonne ou de mauvaise humeur, content ou mécontent, triste ou joyeux.

Cette fois, l'air avait pris en passant à travers ses dents une expression de menace stridente qui ne promettait rien de bon à messieurs les Anglais.

En effet, rien n'était d'un aspect plus terrible que ce bâtiment, muet et silencieux, s'avançant en droite ligne, et d'une aile aussi ferme que celle de l'aigle, sur son ennemi, qui, de cinq minutes en cinq minutes, virant et revirant de bord, lui envoyait sa double bordée, sans que tout cet ouragan de fer qui passait à travers les voiles, les agrès et la mâture de la frégate française, parût lui faire un mal sensible et l'arrêtât un seul instant dans sa course. Enfin, les deux bâtimens se trouvèrent presque bord à bord; la frégate venait de décharger sa bordée; elle donna l'ordre de virer pour présenter celui de ses flancs qui était encore armé; mais, au moment où elle s'offrait de biais à notre artillerie, le mot Feu! retentit; vingt-quatre pièces tonnèrent à la fois, le tiers de l'équipage anglais fut emporté, deux mâts craquèrent et s'abattirent, et le bâtiment, frémissant de ses mâtereaux à sa quille, s'arrêta court dans sa manoeuvre, tremblant sur place et forcé d'attendre son ennemi.

Alors la frégate française vira de bord à son tour avec une légèreté et une grâce parfaites, et vint pour engager son beaupré dans les porte-haubans du mât d'artimon; mais, en passant devant son ennemie, elle la salua à bout portant de sa seconde bordée, qui, frappant en plein bois, brisa la muraille du bâtiment et coucha sur le pont huit ou dix morts et une vingtaine de blessés.

Au même moment, on entendit le choc des deux bâtimens qui se heurtaient, et que les grappins attachaient l'un à l'autre de cette fatale étreinte que suit presque toujours l'anéantissement de l'un des deux.

Il y eut un moment de confusion horrible; Anglais et Français étaient tellement mêlés et confondus, qu'on ne savait lesquels attaquaient, lesquels se défendaient. Trois fois les Français débordèrent sur la frégate anglaise comme un torrent qui se précipite, trois fois ils reculèrent comme une marée qui se retire. Enfin, à un quatrième effort, toute résistance parut cesser; le capitaine avait disparu, blessé ou mort. Chacun se rendait à bord de la frégate anglaise; le pavillon britannique protestait seul encore contre la défaite; un matelot s'élança pour l'abaisser. En ce moment, le cri: Au feu! retentit; le capitaine anglais, une mèche à la main, avait été vu s'avançant vers la sainte-barbe.

Aussitôt Anglais et Français se précipitèrent pêle-mêle à bord de la frégate française pour fuir le volcan qui allait s'ouvrir sous leurs pieds et qui menaçait d'engloutir à la fois amis et ennemis. Des matelots, la hache à la main, s'élancèrent pour couper les chaînes des grappins et pour dégager le beaupré. Le capitaine emboucha son porte-voix et commanda la manoeuvre à l'aide de laquelle il espérait s'éloigner de son ennemie, et la belle et intelligente frégate, comme si elle eût compris le danger qu'elle courait, fit un mouvement en arrière. Au même instant, un fracas pareil à celui de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois se fit entendre; le bâtiment anglais éclata comme une bombe, chassant au ciel les débris de ses mâts, ses canons brisés et les membres dispersés de ses blessés et de ses morts. Puis un affreux silence succéda à cet effroyable bruit, un vaste foyer ardent demeura quelques secondes encore à la surface de la mer, s'enfonçant peu à peu et en faisant bouillonner l'eau qui l'étreignait, enfin il fit trois tours sur lui-même et s'engloutit. Presque aussitôt une pluie d'agrès rompus, de membres sanglans, de débris enflammés retomba autour de la frégate française. Tout était fini, son ennemie avait cessé d'exister.

Il y eut un instant de trouble suprême pendant lequel personne ne fut sûr de sa propre existence, où les plus braves se regardèrent en frissonnant, et où l'on ne sut pas, tant la frégate française était proche de la frégate anglaise, si elle ne serait pas entraînée avec elle au fond de la mer ou lancée avec elle jusqu'au ciel.

Le capitaine reprit la premier son sang-froid; il ordonna de conduire les prisonniers à fond de cale, de descendre les blessés dans l'entre-pont et de jeter les morts à la mer.

Puis, ces trois ordres exécutés, il se retourna vers le vaisseau à trois ponts, qui, pendant la catastrophe que nous venons de raconter, avait gagné du chemin, et qui s'avançait chassant l'écume devant sa proue comme un cheval de course la poussière devant son poitrail.

Le capitaine fit réparer à l'instant même les avaries qui avaient atteint le corps du bâtiment, changea deux ou trois voiles déchirées par les boulets, remplaça les agrès coupés par des agrès neufs; puis, comprenant que son salut dépendait de la rapidité de ses mouvemens, il reprit chasse avec toute la vitesse dont son bâtiment était susceptible.

Mais si rapidement qu'eussent été exécutées ces manoeuvres, elles avaient pris un temps matériel que son antagoniste avait mis à profit, de sorte qu'au moment où la frégate s'inclinait sous le vent, reprenant sa course vers les Baléares, un point blanc apparut à l'avant du bâtiment de ligne, et presque aussitôt, passant à travers la mâture, un boulet coupa deux ou trois cordages et troua la grande voile et la voile de foc.

—Mille tonnerres! dit le capitaine; les brigands ont du vingt-quatre!

Effectivement, deux pièces de ce calibre étaient placées à bord du vaisseau, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière, de sorte que, lorsque le capitaine de la frégate se croyait encore hors de la portée habituelle, il se trouvait, à son grand désappointement, sous le feu de son ennemi.

—Toutes les voiles dehors! cria le capitaine, tout, jusqu'aux bonnettes de cacatois! Qu'on ne laisse pas un chiffon de toile grand comme un mouchoir de poche dans les armoires! Allez!

Et aussitôt trois ou quatre petites voiles s'élancèrent et coururent se ranger près des voiles plus grandes qu'elles étaient destinées à accompagner, et l'on sentit à un accroissement de vitesse que, si chétif que fût ce secours, il n'était cependant pas tout à fait inutile.

En ce moment, un second coup du canon retentit, qui passa comme le premier dans la mâture, mais sans autre résultat que de trouer une ou deux voiles.

On marcha ainsi pendant l'espace de dix minutes à peu près; pendant ces dix minutes, le capitaine français ne cessa point de tenir sa lunette braquée sur le vaisseau ennemi. Puis, après ces dix minutes d'examen, faisant rentrer les différent tubes de sa lunette les uns dans les autres d'un violent coup de la paume de la main:

—Enfoncés, décidément, messieurs les Anglais! cria-t-il, nous filons un demi-noeud plus que vous!

—Ainsi, demanda le prince, qui n'avait pas quitté le pont, ainsi demain matin nous serons hors de vue?

—Oh! mon Dieu, oui, répondit le capitaine, si nous allons toujours ce train-là.

—Et si quelque boulet maudit ne nous brise pas une de nos trois jambes, dit en riant le prince.

Comme il disait ces paroles, le bruit d'un troisième coup de canon retentit, et presque aussitôt on entendit un craquement terrible; un boulet venait de briser le mât auquel était appuyé le prince, au dessous de la grande hune.

En même temps le mât s'inclina comme un arbre que le vent déracine; puis, toute chargée de ses voiles, de ses agrès, de ses cordages, sa partie supérieure s'abattit sur le pont, ensevelissant le prince de *** sous un amas de voiles, mais cela avec tant de bonheur que le prince n'eut pas même une égratignure.

Un juron à faire fendre le ciel accompagna cet événement comme le roulement du tonnerre accompagne la foudre. C'était le capitaine qui envisageait d'un coup d'oeil sa position. Or, cette position était tranchée: maintenant un combat était inévitable, et le résultat de ce combat avec un navire inférieur, des hommes déjà lassés d'une première lutte et un équipage de moitié moins fort que l'équipage ennemi, ne présentait pas un instant la moindre chance favorable.

Le capitaine ne se prépara pas moins à cette lutte désespérée avec le courage calme et persévérant que chacun lui connaissait: le branle-bas de combat retentit de nouveau, et la moitié des matelots courut de rechef aux armes, qu'on n'avait fait au reste que déposer provisoirement sur le pont, tandis que l'autre moitié, s'élançant dans la mâture, se mit à couper à grands coups de hache cordages et agrès; puis on souleva le mât brisé, et agrès, mâts, voiles, cordages, tout fut jeté à la mer.

Ce fut alors seulement qu'on s'aperçut que le prince était sain et sauf. Le capitaine l'avait cru exterminé.

Cependant, si court que fut le temps écoulé depuis la catastrophe, les progrès du vaisseau étaient déjà visibles: continuer la chasse était donc fuir inutilement; or, fuir est une lâcheté, quand la fuite n'offre pas une chance de salut. C'est ainsi du moins que pensait le capitaine. Aussi ordonna-t-il aussitôt qu'on dépouillât le bâtiment de toutes les voiles qui ne seraient pas absolument nécessaires à la manoeuvre, et qu'on attendit le vaisseau.

Mais, comme il pensa que dans cette situation critique une allocution à ses matelots ferait bien, il monta sur l'escalier du gaillard d'arrière, et, s'adressant à son équipage:

—Mes amis, dit-il, nous sommes tous flambés depuis A jusqu'à Z. Il ne nous reste maintenant qu'à mourir le mieux que nous pourrons. Souvenez-vous du Vengeur, et vive la république!

L'équipage répéta d'une seule voix le cri de: Vive la république! puis chacun courut à son poste aussi léger et aussi dispos que s'il venait d'être convoqué pour une distribution de grog.

Quant au capitaine, il se mit à siffler la Marseillaise.

Le vaisseau s'avançait toujours, et, à chaque pas qu'il faisait, ses messagers de mort devenaient de plus en plus fréquens et de plus en plus funestes; enfin il se trouva à portée ordinaire, et tournant son flanc armé d'une triple rangée de canons, il se couvrit d'un épais nuage de fumée du milieu duquel s'échappa une grêle de boulets qui vint s'abattre sur le pont de la frégate.

En pareille circonstance, mieux vaut courir au devant du danger que de l'attendre. Le capitaine ordonna de manoeuvrer sur le bâtiment anglais et de tenter l'abordage. Si quelque chose pouvait sauver la frégate, c'était un coup de vigueur qui fit disparaître la supériorité physique de l'ennemi auquel elle avait affaire, en mettant aux prises l'impétuosité française avec le courage anglican.

Mais le vaisseau anglais avait une trop bonne position pour la perdre ainsi. Avec ses canons de trente-six, la frégate pouvait l'atteindre à peine, tandis que lui, avec ses canons de quarante-huit, la foudroyait impunément. Or comme, dès qu'il vit la frégate mettre cap sur lui, ce fut lui qui manoeuvra pour la tenir toujours à la même distance, à partir de ce moment ce fut, par un étrange jeu, le plus fort qui sembla fuir, et le plus faible qui sembla poursuivre.

La situation du bâtiment français était terrible: maintenu toujours à la même distance par la même manoeuvre, chaque bordée de son ennemi l'atteignait en plein corps, tandis que les coups désespérés qu'il tirait se perdaient impuissans dans l'intervalle qui la séparait du but qu'il voulait atteindre; ce n'était plus une lutte, c'était simplement une agonie; il fallait mourir sans même se défendre, ou amener.

Le capitaine était à l'endroit le plus découvert, se jetant pour ainsi dire au devant de chaque bordée, et espérant qu'à chacune d'elles quelque boulet le couperait en deux; mais on eût dit qu'il était invulnérable; son bâtiment était rasé comme un ponton, le plancher était couvert de morts et de mourans, et lui n'avait pas une seule blessure.

Il y avait aussi le prince de *** qui était sain et sauf.

Le capitaine jeta les yeux autour de lui, il vit son équipage décimé par la mitraille, mourant sans se plaindre, quoiqu'il mourût sans vengeance; il sentit sa frégate frémissant et se plaignant sous ses pieds, comme si elle aussi eût été animée et vivante: il comprit qu'il était responsable devant Dieu des jours qui lui étaient confiés, et devant la France du bâtiment dont elle l'avait fait roi. Il donna, en pleurant de rage, l'ordre d'amener le pavillon.

Aussitôt que la flamme aux trois couleurs eut disparu de la corne où elle flottait, le feu du bâtiment ennemi cessa; et, mettant le cap sur la frégate, il manoeuvra pour venir droit à elle; de son côté, la frégate le voyait s'avancer dans un morne silence: on eût dit qu'à son approche les mourans même retenaient leurs plaintes. Par un mouvement machinal, les quelques artilleurs qui restaient près d'une douzaine de pièces encore en batterie virent à peine le bâtiment à portée, qu'ils approchèrent machinalement la mèche des canons; mais, sur un signe du capitaine, toutes les lances furent jetées sur le pont, et chacun attendit, résigné, comprenant que toute défense serait une trahison.

Au bout d'un instant, les deux bâtimens se trouvèrent presque bord à bord, mais dans un état bien différent: pas un seul homme du vaisseau anglais ne manquait au rôle de l'équipage, pas un mât n'était atteint, pas un cordage n'était brisé; le bâtiment français, au contraire, tout mutilé de sa double lutte, avait perdu la moitié de son monde, avait ses trois mâts brisés, et presque tous ses cordages flottaient au vent comme une chevelure éparse et désolée.

Lorsque le capitaine anglais fut à portée de la voix, il adressa en excellent français, à son courageux adversaire, quelques uns de ces mots de consolation avec lesquels les braves adoucissent entre eux la douleur de la mort ou la honte de la défaite. Mais le capitaine français se contenta de sourire en secouant la tête, après quoi il fit signe à son ennemi d'envoyer ses chaloupes afin que l'équipage prisonnier pût passer d'un bord à l'autre, toutes les embarcations de la frégate étant hors de service. Le transport s'opéra aussitôt. Le bâtiment français avait tellement souffert qu'il faisait eau de tout côté, et que, si l'on ne portait un prompt remède à ses avaries, il menaçait de couler bas.

On transporta d'abord les malheureux atteints le plus grièvement, puis ceux dont les blessures étaient plus légères, puis enfin les quelques hommes qui étaient sortis par miracle sains et saufs du double combat qu'ils venaient de soutenir.

Le capitaine resta le dernier à bord, comme c'était son devoir; puis, lorsqu'il vit le reste de son équipage dans la chaloupe, et que le capitaine anglais faisait mettre sa propre yole à la mer pour l'envoyer prendre, il entra dans sa chambre comme s'il eût oublié quelque chose; cinq minutes après on entendit la détonation d'un coup de pistolet.

Deux des matelots anglais et le jeune midshipman qui commandait l'embarcation s'élancèrent aussitôt sur le pont et coururent à la chambre du capitaine. Ils le trouvèrent étendu sur le parquet, défiguré et nageant dans son sang; le malheureux et brave marin n'avait pas voulu survivre à sa défaite: il venait de se brûler la cervelle.

Le jeune midshipman et les deux matelots venaient à peine de s'assurer qu'il était mort, lorsqu'un coup de sifflet se fit entendre. Au moment où le prince de *** mettait le pied à bord du vaisseau anglais, on commença de s'apercevoir que le temps tournait à la tempête; de sorte que le capitaine, voyant qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour faire face à ce nouvel ennemi, avait résolu de regagner en toute hâte le port de Livourne ou de Porto-Ferrajo.

Trois jours après, le bâtiment anglais, démâté de son mât d'artimon, son gouvernail brisé, et ne se soutenant sur l'eau qu'à l'aide de ses pompes, entra dans le port de Mahon, poussé par les derniers souffles de la tempête qui avait failli l'anéantir.

Quant à la frégate française, un instant son vainqueur avait voulu essayer de la traîner après lui, mais bientôt il avait été forcé de l'abandonner; et en même temps que le vaisseau anglais entrait dans le port de Mahon, elle allait s'échouer sur les côtes de France, avec le corps de son brave capitaine, auquel elle servait de glorieux cercueil.

Le prince de *** avait supporté la tempête avec le même bonheur que le combat, et il était descendu à Mahon sans même avoir eu le mal de mer.

XIX

La Bénédiction paternelle.

Pendant cinq ans, on ignora complètement ce que le prince de *** était devenu. Son banquier seulement lui faisait régulièrement passer des sommes considérables, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne. Enfin, un beau jour, on le vit reparaître à Naples, mari d'une jeune Anglaise qu'il avait épousée, et père de deux jolis enfans que le ciel, dans son éternel sourire pour lui, avait faits l'un garçon et l'autre fille.

Nous ne dirons qu'un mot du garçon; puis nous le quitterons pour revenir à la fille, dont les malheurs vont faire à peu près à eux seuls les frais de cet intéressant chapitre.

Le garçon était le portrait vivant de son père. Aussi, à la première vue, n'y eut-il pas de doute à Naples que le don fatal de la jettatura ne dût se continuer dans la ligne masculine du prince.

Quant à la fille, c'était une délicieuse personne, qui réunissait en elle seule les deux types des beautés italienne et anglaise: elle avait de longs cheveux noirs, de beaux yeux bleus, le teint blanc et mat comme un lis, des dents petites et brillantes comme des perles, les lèvres rouges comme une cerise.

La mère seule se chargea de l'éducation de cette ravissante enfant; elle grandit à son ombre, gracieuse et fraîche comme une fleur de printemps.

A quinze ans, c'était le miracle de Naples; la première chose qu'on demandait aux étrangers était s'ils avaient vu la charmante princesse de ***.

Il va sans dire que pendant ces quinze ans l'étoile funeste du prince était constamment restée la même; seulement à ses besicles il avait joint une énorme tabatière, ce qui doublait encore, s'il faut en croire les traditions, la maligne influence à laquelle étaient constamment soumis ceux qui se trouvaient en contact avec lui.

Au milieu de tous les jeunes seigneurs qui bourdonnaient autour d'elle, la belle Elena (c'était ainsi que se nommait la fille du prince de ***) avait remarqué le comte de F***, second fils d'un des plus riches et des plus aristocratiques patriciens de la ville de Naples. Or, comme le droit d'aînesse était aboli dans le royaume des Deux-Siciles, le comte de F*** ne se trouvait pas moins, tout puîné qu'il était, un parti fort sortable pour notre héroïne, puisqu'il apportait en mariage quelque chose comme cent cinquante mille livres de rente, un noble nom, vingt-cinq ans, et une belle figure.

Chose difficile à croire, c'était cette belle figure qui se trouvait le principal obstacle au mariage, non de la part de la jeune princesse, Dieu merci; elle, au contraire, appréciait ce don de la nature à sa valeur, et même au delà; mais cette belle figure avait tant fait des siennes, elle avait tourné tant de têtes et elle avait causé tant de scandale par la ville, que toutes les fois qu'il était question du comte de F*** devant le prince de ***, il s'empressait de manifester son opinion sur les jeunes dissipés, et particulièrement sur celui-ci, lequel, au dire du prince, avait autant de bonnes fortunes que Salomon.

Malheureusement, il arriva ce qui arrive toujours; ce fut du seul homme que n'aurait pas dû aimer Elena que la belle Elena devint amoureuse. Était-ce par sympathie ou par esprit de contrariété? Je l'ignore. Était-ce parce qu'elle en pensait beaucoup de bien ou parce qu'on lui en avait dit beaucoup de mal? Je ne sais. Mais tant il y a qu'elle en devint amoureuse non pas de cet amour éphémère qu'un léger caprice fait naître et que la moindre opposition fait mourir, mais de cet amour ardent, profond et éternel, qui s'augmente des difficultés qu'on lui oppose, qui se nourrit des larmes qu'il répand, et qui, comme celui de Juliette et de Roméo, ne voit d'autre dénouement à sa durée que l'autel ou la tombe.

Mais quoique le prince adorât sa fille, et justement même parce qu'il l'adorait, il se montrait de plus en plus opposé à une union, qui, selon lui, devait faire son malheur. Chaque jour il venait raconter à la pauvre Elena quelque tour nouveau à la manière de Faublas ou de Richelieu, dont le comte de F*** était le héros; mais, à son grand étonnement, cette nomenclature de méfaits, au lieu de diminuer l'amour de la jeune fille, ne faisait que l'augmenter.

Cet amour arriva bientôt à un point que ses belles joues pâlirent, que ses yeux, conservant le jour la trace des larmes de la nuit, commencèrent à perdre de leur éclat; enfin qu'une mélancolie profonde s'emparant d'elle, ses lèvres ne laissèrent plus passer que de ces rares sourires pareils aux pâles rayons d'un soleil d'hiver. Une maladie de langueur se déclara.

Le prince, horriblement inquiet du changement survenu chez Elena, attendit le médecin au moment où il sortait de la chambre de sa fille, et le supplia de lui dire ce qu'il pensait de son état; le médecin répondit qu'en cette circonstance moins qu'en toute autre la médecine pouvait se permettre de prédire l'avenir, attendu que la maladie de la jeune fille lui paraissait amenée par des causes purement morales, causes sur lesquelles la malade avait obstinément refusé de s'expliquer; mais que, malgré ce refus, il n'en était pas moins sûr qu'il y avait au fond de cette langueur, qui pouvait devenir mortelle, quelque secret dans lequel était sa guérison.

Ce secret n'en était pas un pour le prince. Aussi suivit-il les progrès du mal avec anxiété. Il tint bon encore deux ou trois mois; mais, au bout de ce temps, le médecin l'ayant prévenu que l'état de la malade empirait de telle façon qu'il ne répondait plus d'elle, le prince, tout en demandant pardon à Dieu et à la morale de confier le bonheur de sa fille à un pareil homme, finit par dire un beau jour à Elena que, comme sa vie lui était plus chère que tout au monde, il consentait enfin à ce qu'elle épousât le comte de F***.

La pauvre Elena, qui ne s'attendait pas à cette bonne nouvelle, bondit de joie; ses joues pâlies s'animèrent à l'instant du plus ravissant incarnat; ses yeux ternis lancèrent des éclairs; enfin sa belle bouche attristée retrouva un de ces doux sourires qu'elle semblait à tout jamais avoir oubliés. Elle jeta ses bras amaigris autour du cou de son père, et, en échange de son consentement, elle lui promit non seulement de vivre, mais encore d'être heureuse.

Le prince secoua la tête tristement, la fatale réputation de son futur gendre lui revenant sans cesse à l'esprit.

Cependant, comme sa parole était donnée, il n'en consentit pas moins à ce qu'Elena fit connaître à l'instant même à son prétendu, qui avait été sinon aussi malade, du moins aussi malheureux qu'elle, le changement inattendu qui s'opérait dans leur position.

Le comte de F*** accourut. En apprenant cette nouvelle inespérée, il avait failli devenir fou de joie.

Les deux amans se revoyant ne purent échanger une seule parole, ils fondirent en larmes.

Le prince se retira tout en grommelant: cinq secondes de plus d'un pareil spectacle, il allait pleurer comme eux et avec eux.

Les refus du prince avaient fait tant de bruit qu'il comprit lui-même que, du moment où il cessait de s'opposer à l'union des deux amans, mieux valait que le mariage eût lieu plus tôt que plus tard. Le jour de la cérémonie fut donc fixé à trois semaines; c'était juste le temps nécessaire à l'accomplissement des formalités d'usage.

Pendant ces trois semaines, le prince de *** reçut peut-être dix lettres anonymes, toutes remplies des plus graves accusations contre son futur gendre; c'étaient des Arianes délaissées qui le représentaient comme un amant sans foi; c'étaient des mères éplorées qui l'accusaient d'être un père sans entrailles; c'étaient enfin des deux parts des plaintes amères qui venaient corroborer de plus en plus la première opinion que le prince avait conçue à l'endroit du comte de F***. Mais le prince avait donné sa parole; il voyait son heureuse enfant se reprendre chaque jour à la vie en se reprenant au bonheur. Il renferma toutes ses craintes au fond de son âme, comprenant qu'après avoir cédé aux désirs d'Elena, ce serait la tuer maintenant que de lui retirer sa parole donnée.

Tout resta dans le statu quo, et, le grand jour arrivé, l'auguste cérémonie eut lieu à la grande joie des jeunes époux et à l'admiration de tous les assistans, qui déclaraient, à l'unanimité, qu'on ferait inutilement tout le royaume des Deux-Siciles pour trouver deux jeunes gens qui se convinssent davantage sous tous les rapports.

Le soir, il y eut un grand bal pendant lequel le jeune époux fut fort empressé, et la belle épouse fort rougissante; puis enfin vint l'heure de se retirer. Les invités disparurent les uns après les autres: il ne resta plus dans le palais que les nouveaux mariés, le prince et la princesse. En voyant se rapprocher ainsi l'instant d'appartenir à un autre, Elena se jeta dans les bras de sa mère, tandis que le jeune comte secouait en souriant la main du prince.

En ce moment, celui-ci, oubliant tous ses préjugés contre son gendre, le prit dans un bras, prit sa fille dans l'autre, les embrassa tous les deux sur le front en s'écriant:—Venez, chers enfans, venez recevoir la bénédiction paternelle!

A ces mots, tous deux, se laissant glisser de ses bras, tombèrent à ses genoux, et le prince, pour ne pas rester au dessous de la situation, abaissa sur leurs têtes ses mains qu'il avait levées vers le ciel; alors, ne trouvant rien de mieux à dire que les paroles que le Seigneur lui-même dit aux premiers époux:—Croissez et multipliez! s'écria-t-il.

Puis, craignant de se laisser aller à une émotion qu'il regardait comme indigne d'un homme, il se retira dans son appartement, où, au bout d'un quart d'heure, la princesse vint le joindre, en lui annonçant que, selon toute probabilité, les deux jeunes époux étaient occupés à accomplir en ce moment même les paroles de la Genèse.

Le lendemain, Elena, en revoyant son père, rougit prodigieusement; de son côté, le comte de F*** n'était pas exempt d'un certain embarras en abordant le prince; mais comme cet embarras et cette rougeur étaient assez naturels dans la position des parties, la princesse se contenta de répondre à cette rougeur par un baiser, et le prince à cet embarras par un sourire.

La journée se passa sans que le prince et la princesse essayassent d'entrer dans aucun détail sur ce qui s'était passé entre les jeunes époux hors de leur présence; seulement, comme ils comprenaient leur situation, ils les laissèrent le plus qu'ils purent en tête-à-tête, et ne furent aucunement étonnés qu'ils passassent une partie de la journée renfermés dans leurs appartmens. Néanmoins, on dîna en famille; mais comme les époux paraissaient de plus en plus contraints et embarrassés, le prince et la princesse échangèrent un sourire d'intelligence; et aussitôt le dessert achevé, ils annoncèrent à leurs enfans qu'ils avaient décidé d'aller passer quelques jours à la campagne, et que, pendant ces quelques jours, ils laissaient le palais de Naples à leur entière disposition.

Ce qui fut dit fut fait, et le même soir le prince et la princesse partirent pour Caserte, assez préoccupés tous deux des observations qu'ils avaient faites séparément, mais dont cependant ils n'ouvrirent pas la bouche pendant tout le voyage.

Trois jours après, au moment où le prince et la princesse déjeunaient en tête-à-tête, on entendit le roulement d'une voiture dans la cour du château. Cinq minutes après, un domestique arriva tout courant annoncer que la jeune comtesse venait d'arriver.

Derrière lui Elena parut; mais, au contraire de ce qu'on aurait pu attendre d'une mariée de la semaine, sa figure était toute bouleversée, et elle se jeta en pleurant dans les bras de sa mère.

Le prince adorait sa fille; il voulut donc connaître la cause de son chagrin; mais plus il l'interrogeait, plus Elena, tout en gardant le silence, versait d'abondantes larmes. Enfin une idée terrible traversa l'esprit du prince.

—Oh! le malheureux! s'écria-t-il, il t'aura fait quelque infidélité?

—Hélas! plût au ciel! répondit la jeune fille.

—Comment, plût au ciel? Mais qu'est-il donc arrivé? continua le prince.

—Une chose que je ne puis dire qu'à ma mère, répondit Elena.

—Viens donc, mon enfant, viens donc avec moi, s'écria la princesse, et conte-moi tes chagrins.

—Ma mère! ma mère! dit la jeune femme, je ne sais si j'oserai.

—Mais c'est donc bien terrible? demanda le prince.

—Oh! mon père, c'est affreux.

—Je l'avais bien dit, murmura le prince, que cet homme ferait ton malheur!

—Hélas! que ne vous ai-je cru! répondit Elena.

—Viens, mon enfant, viens, dit la princesse, et nous verrons à arranger tout cela.

—Ah! ma mère, ma mère, répondit la jeune mariée en se laissant entraîner presque malgré elle, ah! je crains bien qu'il n'y ait pas de remède.

Et les deux femmes disparurent dans la chambre à coucher de la princesse.

Là fut révélé un secret inattendu, miraculeux, inouï: le comte de F***, le Lovelace de Naples, ce héros aux mille et une aventures, cet homme dont les précoces paternités avaient causé de si grandes et de si longues terreurs au prince de ***, le comte de F*** n'était pas plus avancé près de sa femme au bout de six jours de mariage que M. de Lignolle, de charadique mémoire, ne l'était près de sa femme au bout d'un an.

Et ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est que la réputation antérieure du comte de F***, loin d'être usurpée, était encore restée au dessous de la réalité.

Mais la bénédiction paternelle portait ses fruits. Aussi, comme l'avait laissé craindre l'exclamation d'Elena, il n'y avait pas de remède.

Trois ans s'écoulèrent sans que rien au monde pût conjurer le maléfice dont le pauvre comte de F*** était victime; puis, au bout de trois ans, un bruit singulier se répandit: c'est que madame la comtesse de F***, aux termes d'un des articles du concile de Trente, demandait le divorce pour cause d'impuissance de son mari.

Une pareille nouvelle, comme on le comprend bien, ne pouvait avoir grande croyance dans la ville de Naples; les femmes surtout l'accueillaient en haussant les épaules, en assurant que de pareils bruits n'avaient pas le sens commun. Cependant un jour il fallut bien y croire: la comtesse de F*** venait de faire assigner son mari devant le tribunal de la Rota à Rome.

Alors chacun voulut entrer dans les moindres détails des événemens qui avaient suivi le bal de noces; mais nul ne pensa à révéler la fatale bénédiction du prince de *** et les termes bibliques dans lesquels il l'avait formulée, de sorte que toutes choses restèrent dans le doute, tous les hommes prenant parti pour la comtesse, toutes les femmes se rangeant du côté du comte.

Pendant trois mois, Naples fut aussi pleine de division qu'elle l'avait été aux époques des plus grandes discordes civiles. C'étaient, à propos du comte et de la comtesse de F***, d'éternelles discussions entre les maris et les femmes; les maris soutenaient à leurs femmes que non seulement le comte de F*** était impuissant, mais encore qu'il l'avait toujours été; les femmes répondaient à leurs maris qu'ils étaient des imbéciles, et qu'ils ne savaient ce qu'ils disaient.

Enfin la comtesse comparut devant un tribunal de docteurs et de sages-femmes. Les sages-femmes et les docteurs déclarèrent à l'unanimité qu'il était fort malheureux qu'Elena, comme Jeanne d'Arc, ne fût pas née dans les marches de Lorraine, attendu que, comme l'héroïne de Vaucouleurs, elle avait, en cas d'invasion tout ce qu'il fallait pour chasser les Anglais de France.

Les maris triomphèrent, mais les femmes ne se rendirent point pour si peu: elles prétendirent que les sages-femmes ne savaient pas leur métier, et que les médecins ne s'y connaissaient pas.

Les querelles conjugales s'envenimèrent ainsi, et une partie de ces dames, n'ayant pas le bonheur de pouvoir demander le divorce pour cause d'impuissance, demandèrent la séparation de corps pour incompatibilité d'humeur.

Le comte de F*** demanda le congrès: c'était son droit. Le congrès fut donc ordonné: c'était sa dernière espérance.

Nous sommes trop chaste pour entrer dans les détails de cette singulière coutume, fort usitée au moyen-âge, mais fort tombée en désuétude au dix-neuvième siècle. Au reste, si nos lecteurs avaient quelque curiosité à ce sujet, nous les renverrions à Tallemant des Beaux, Historiette de M. de Langeais. Contentons-nous de dire que, contre toute croyance, le résultat tourna à la plus grande honte du pauvre comte de F***.

Les maris napolitains se prirent par la main et dansèrent en rond, ni plus ni moins qu'on assure que le firent depuis au foyer du Théâtre-Français MM. les romantiques autour du buste de Racine; ce qui ne me parut jamais bien prouvé, attendu que le buste de Racine est appuyé contre le mur.

On crut les femmes anéanties; mais comme on le sait, lorsque les femmes ont une chose dans la tête, il est assez difficile de la leur ôter. Ces dames répondirent qu'elles demeureraient dans leur première opinion sur l'excellent caractère du comte jusqu'à preuve directe du contraire.

Mais, comme le tribunal de la Rota n'est pas composé de femmes, le tribunal décida que le mariage, n'ayant point été consommé, était comme nul et non avenu.

Moyennant lequel jugement les deux époux rentrèrent dans la liberté de se tourner le dos et de contracter, si bon leur semble, chacun de son côté, un nouvel hyménée.

Elena ne tarda point à profiter de la permission qui lui était donnée. Pendant ces trois ans d'étrange veuvage, le chevalier de T*** lui avait fait une cour des plus assidues; mais, moitié par vertu, moitié dans la crainte de fournir au comte de F*** de légitimes griefs, Elena n'avait jamais avoué au chevalier qu'elle partageait son amour. Il était résulté de cette réserve une grande admiration de la part du monde, et un profond amour de la part du chevalier de T***.

Aussi, le prononcé du jugement à peine connu, le chevalier de T***, qui n'attendait que ce moment pour se substituer aux lieu et place du premier mari, accourut-il offrir son coeur et sa main à la belle Elena: l'un et l'autre furent acceptés, et la nouvelle des noces à venir se répandit en même temps que la rupture du mariage passé.

Cette fois, le prince ne mit aucune opposition aux voeux de sa fille, qui, au reste, étant devenue majeure, avait le droit de se gouverner elle-même. Le chevalier de T*** n'avait jamais fait parler de lui que de la façon la plus avantageuse: il était d'une des premières familles de Naples, assez riche pour qu'on ne pût pas supposer que son amour pour Elena fût le résultat d'un calcul, et en outre attaché comme aide-de-camp à l'un des princes de la famille régnante: le parti était donc sortable de tout point.

On décida qu'on laisserait trois mois s'écouler pour les convenances; que pendant ces trois mois le chevalier de T*** accepterait une mission que le prince lui avait offerte pour Vienne; enfin que, ces trois mois expirés, il reviendrait à Naples, où les noces seraient célébrées.

Tout se passa selon les conventions faites: au jour dit, le chevalier de T*** fut de retour, plus amoureux qu'il n'était parti: de son côté, Elena lui avait gardé dans toute sa force le second amour aussi profond et aussi pur que le premier. Toutes les formalités d'usage avaient été remplies pendant cet intervalle, rien ne pouvait donc retarder le bonheur des deux amans. Le mariage fut célébré huit jours après l'arrivée du chevalier.

Cette fois, il n'y eut ni dîner ni bal; on se maria à la campagne et dans la chapelle du château: quatre témoins, le prince et la princesse assistèrent seuls au bonheur des nouveaux époux. Comme la première fois, après la célébration du mariage, le prince les arrêta pour leur faire une petite exhortation qu'Elena et le chevalier écoutèrent avec tout le recueillement et le respect possibles. Puis, l'allocution terminée, il voulut les bénir. Mais Elena, qui savait ce qu'avait coûté à son bonheur la première bénédiction paternelle, fit un bond en arrière, et, étendant les mains vers son père:

—Au nom du ciel! mon père, lui dit-elle, pas un mot de plus! C'est une superstition peut-être, mais, superstition ou non, ne nous bénissez pas.

Le prince, qui ne connaissait pas la véritable cause du refus de sa fille, insista pour accomplir ce qu'il regardait comme un devoir; mais, la peur l'emportant sur le respect, Elena, au grand étonnement du prince, entraîna son mari dans son appartement pour le soustraire à la redoutable bénédiction, et, d'un mouvement rapide comme la pensée, en faisant des cornes de ses deux mains, afin, s'il était besoin, de conjurer doublement l'influence perturbatrice de son père, elle referma la porte entre elle et lui et la barricada en dedans à deux verroux.

Le souvenir des orages qui avaient éclaté dès le premier jour dans le jeune ménage inspira d'abord de vives inquiétudes à la princesse, qui craignit que le maléfice de son époux troublât également ce second ménage. Ses appréhensions ne se calmèrent que lorsque le troisième jour sa fille vint rendre visite comme la première fois à ses parens, qui s'étaient retirés à la campagne. La jeune fille avait la figure si radieuse que les craintes de la mère s'évanouirent aussitôt.

En effet, Elena dit à sa mère que son nouvel époux n'avait pas cessé un seul instant de l'aimer, qu'il était bon, d'un charmant caractère, prévenant, docile même et plein d'attentions délicates pour elle; en un mot, qu'elle était parfaitement heureuse.

Le bonheur si chèrement acheté de la jeune fille s'augmenta bientôt du titre de mère. Elle donna le jour à un gros garçon. On choisit pour allaiter le nouveau-né une belle nourrice de Procida, aux boucles d'oreilles à rosette de perles, au justaucorps écarlate galonné d'or, à l'ample jupon plissé à franges d'argent, qu'on installa dans la maison et à qui tous les domestiques reçurent l'ordre d'obéir comme à une seconde maîtresse. Le bambino était l'idole de toute la maison, la princesse l'adorait, le prince en était fou; nous ne parlons pas du père et de la mère, tous les deux semblaient avoir concentré leur existence dans celle de cette pauvre petite créature.

Quinze mois s'écoulèrent: l'enfant était on ne peut plus avancé pour son âge, connaissant et aimant tout le monde, et surtout le bon papa, auquel il rendait force gentils sourires en échange de ses agaceries. De son côté, bon papa ne pouvait se passer de lui. Il se le faisait apporter à toute heure du jour, si bien que, pour ne pas quitter l'enfant, le prince fut sur le point de refuser une mission de la plus haute importance que le roi de Naples lui avait confiée pour le roi de France. Il s'agissait d'aller complimenter Charles X sur la prise d'Alger.

Cependant tous les amis du prince lui remontrèrent si bien le tort qu'il se ferait dans l'esprit du roi par un pareil refus, sa famille le supplia tellement de considérer que l'avenir de son gendre pourrait éternellement souffrir de son obstination, que le prince consentit enfin à remplir une mission que tant d'autres lui eussent enviée. Il partit de Naples dans les premiers jours de juillet 1830, arriva à Paris le 24, se rendit aussitôt au ministère des affaires étrangères pour demander son audience, et fut reçu solennellement deux jours après par le roi Charles X.

Le lendemain de cette réception la révolution de juillet éclata.

Trois jours suffirent, comme on sait, pour renverser un trône, huit pour en élever un autre. Mais le prince n'était point accrédité près du nouveau monarque. Aussi ne jugea-t-il pas à propos de rester près de la nouvelle cour; il quitta la France, sans même mettre le pied aux Tuileries, circonstance à laquelle le roi Louis-Philippe dut, selon toute probabilité, les heureux et faciles commencemens de son règne.

Le prince était guéri des voyages par mer: les combats n'étaient plus à craindre, mais les tempêtes étaient toujours à redouter. Aussi prit-il par les Alpes, et traversa-t-il la Toscane pour se rendre à Naples par Rome.

En passant par la capitale du monde, il s'arrêta pour présenter ses hommages au pape Pie VIII, qui, sachant de quelle mission de confiance le prince avait été chargé par son souverain, le reçut avec tous les honneurs dus à son rang, c'est-à-dire qu'au lieu de lui donner sa mule à baiser, comme Sa Sainteté fait pour le commun des martyrs, le pape lui donna sa main.

Trois jours après, le pape était mort.

Le prince était parti de Rome aussitôt son audience obtenue, tant il avait hâte de revenir à Naples; il voyagea jour et nuit, et arriva en vue de son palais le lendemain à onze heures du matin, précédé de dix minutes seulement par le courrier qui lui faisait préparer des chevaux sur la route; mais ces dix minutes suffirent à toute la famille pour accourir sur le balcon du premier étage, élevé, comme tous les premiers étages des palais napolitains, de plus de vingt-cinq pieds de hauteur.

La nourrice y accourut comme les autres, tenant l'enfant dans ses bras.

Malgré sa vue basse, grâce à d'excellentes lunettes qu'il avait achetées à Paris, le prince aperçut son petit-fils et lui fit de sa voiture un signe de la main. De son côté, le bambino le reconnut; et comme, ainsi que nous l'avons dit, il adorait son bon papa, dans la joie de le revoir, le pauvre petit fit un mouvement si brusque, en tendant ses deux petits bras vers lui et en cherchant à s'élancer à sa rencontre, que le malheureux enfant s'échappa des bras de sa nourrice, et, se précipitant du balcon, se brisa la tête sur le pavé.

Le père et la mère faillirent mourir de douleur; le prince fut près de six mois comme un fou; ses cheveux blanchirent, puis tombèrent, de sorte qu'il fut forcé de prendre perruque, ce qui compléta ainsi en lui la triple et terrible réunion de la perruque, de la tabatière et des lunettes.

C'est ainsi que je le vis en passant à Naples; mais j'étais heureusement prévenu. Du plus loin que je l'aperçus, je lui fis des cornes, si bien que, quoiqu'il me fît l'honneur de causer avec moi près de vingt minutes, il ne m'arriva d'autre malheur, grâce à la précaution que j'avais prise, que d'être arrêté le lendemain.

Je raconterai cette arrestation en son lieu et place, attendu qu'elle fut accompagnée de circonstances assez curieuses pour que je ne craigne pas, le moment venu, de m'étendre quelque peu sur ses détails.

Le jour même de mon départ, le prince avait été nommé président du comité sanitaire des Deux-Siciles.

Huit jours après, j'appris à Rome que le lendemain de cette nomination le choléra avait éclaté à Naples.

Depuis, j'ai su que le comte de F***, le premier époux de la belle Elena, ayant suivi l'exemple qu'elle lui avait donné, s'était remarié comme elle, avait été parfaitement heureux de son côté avec sa nouvelle épouse, et comme mari, et comme père, car il avait eu de ce second mariage cinq enfans: trois garçons et deux filles.

Au mois de mars dernier, le prince de *** est entré dans sa soixante-dix-huitième année; mais, loin que l'âge lui ait rien fait perdre de sa terrible influence, on prétend, au contraire, qu'il devient plus formidable au fur et à mesure qu'il vieillit.

Et maintenant que nous avons fini avec Arimane, passons à Oromaze.

XX

Saint Janvier, martyr de l'Église.

Saint Janvier n'est pas un saint de création moderne; ce n'est pas un patron banal et vulgaire, acceptant les offres de tous les cliens, accordant sa protection au premier venu, et se chargeant des intérêts de tout le monde; son corps n'a pas été recomposé dans les catacombes aux dépens d'autres martyrs plus ou moins inconnus, comme celui de sainte Philomèle; son sang n'a pas jailli d'une image de pierre, comme celui de la madone de l'Arc; enfin les autres saints ont bien fait quelques miracles pendant leur vie, miracles qui sont parvenus jusqu'à nous par la tradition et par l'histoire; tandis que le miracle de saint Janvier s'est perpétué jusqu'à nos jours, et se renouvelle deux fois par an, à la grande gloire de la ville de Naples et à la grande confusion des athées.

Saint Janvier remonte, par son origine, aux premiers siècles de l'Église. Évêque, il a prêché la parole du Christ et a converti au véritable culte des milliers de païens; martyr, il a enduré toutes les tortures inventées par la cruauté de ses bourreaux, et a répandu son sang pour la foi; élu du ciel, avant de quitter ce monde où il avait tant souffert, il a adressé à Dieu une prière suprême pour faire cesser la persécution des empereurs.

Mais là se bornent ses devoirs de chrétien et sa charité de cosmopolite.

Citoyen avant tout, saint Janvier n'aime réellement que sa patrie; il la protége contre tous les dangers, il la venge de tous ses ennemis: Civi, patrono, vindici, comme le dit une vieille tradition napolitaine. Le monde entier serait menacé d'un second déluge, que saint Janvier ne lèverait pas le bout du petit doigt pour l'empêcher; mais que la moindre goutte d'eau puisse nuire aux récoltes de sa bonne ville, saint Janvier remuera ciel et terre pour ramener le beau temps.

Saint Janvier n'aurait pas existé sans Naples, et Naples ne pourrait plus exister sans saint Janvier. Il est vrai qu'il n'y a pas de ville au monde qui ait été plus de fois conquise et dominée par l'étranger; mais, grâce à l'intervention active et vigilante de son protecteur, les conquérans ont disparu, et Naples est restée.

Les Normands ont régné sur Naples, mais saint Janvier les a chassés.

Les Souabes ont régné sur Naples, mais saint Janvier les a chassés.

Les Angevins ont régné sur Naples, mais saint Janvier les a chassés.

Les Aragonais ont usurpé le trône à leur tour, mais saint Janvier les a punis.

Les Espagnols ont tyrannisé Naples, mais saint Janvier les a battus.

Enfin, les Français ont occupé Naples, mais saint Janvier les a éconduits.

Et qui sait ce que fera saint Janvier pour sa patrie?

Quelle que soit la domination, indigène ou étrangère, légitime ou usurpatrice, équitable ou despotique, qui pèse sur ce beau pays, il est une croyance au fond du coeur de tous les Napolitains, croyance qui les rend patiens jusqu'au stoïcisme: c'est que tous les rois et tous les gouvernemens passeront, et qu'il ne restera en définitive que le peuple et saint Janvier.

L'histoire de saint Janvier commence avec l'histoire de Naples, et ne finira, selon toute probabilité, qu'avec elle: toutes deux se côtoient sans cesse, et, à chaque grand événement heureux ou malheureux, elles se touchent et se confondent. Au premier abord, on peut bien se tromper sur les causes et les effets de ces événemens, et les attribuer, sur la foi d'historiens ignorans ou prévenus, à telle ou telle circonstance dont ils vont chercher bien loin la source; mais, en approfondissant le sujet, on verra que, depuis le commencement du quatrième siècle jusqu'à nos jours, saint Janvier est le principe ou la fin de toutes choses; si bien qu'aucun changement ne s'y est accompli que par la permission, par l'ordre ou par l'intervention de son puissant protecteur.

Aussi cette histoire présente-t-elle trois phases bien distinctes, et doit-elle être envisagée sous trois aspects bien différens. Dans les premiers siècles, elle revêt l'allure simple et naïve d'une légende de Grégoire de Tours; au moyen-âge, elle prend la marche poétique et pittoresque d'une chronique de Froissard; enfin, de nos jours, elle offre l'aspect railleur et sceptique d'un conte de Voltaire.

Nous allons commencer par la légende.

Comme de raison, la famille de saint Janvier appartient à la plus haute noblesse de l'antiquité; le peuple, qui, en 1647, donnait à sa république le titre de sérénissime royale république napolitaine, et qui, en 1799, poursuivait les patriotes à coups de pierre pour avoir osé abolir le titre d'excellence, n'aurait jamais consenti à se choisir un protecteur d'origine plébéienne: le lazzarone est essentiellement aristocrate.

La famille de saint Janvier descend en droite ligne des Januari de Rome, dont la généalogie se perd dans la nuit des âges. Les premières années du saint sont restées ensevelies dans l'obscurité la plus profonde; il ne paraît en public qu'à la dernière époque de sa vie, pour prêcher et souffrir, pour confesser sa croyance et mourir pour elle. Il fut nommé à l'évêché de Bénévent vers l'an de grâce 304, sous le pontificat de saint Marcelin. Étrange destinée de l'évêché bénéventin, qui commence à saint Janvier et qui finit à M. de Talleyrand!

Une des plus terribles persécutions que l'Église ait endurées est, comme on sait, celle des empereurs Dioclétien et Maximien; les chrétiens furent poursuivis en 302 avec un tel acharnement, que, dans l'espace d'un seul mois, dix-sept mille martyrs tombèrent sous le glaive de ces deux tyrans. Cependant, deux ans après la promulgation de l'édit qui frappait de mort indistinctement tous les fidèles, hommes et femmes, enfans et vieillards, l'Église naissante parut respirer un instant. Aux empereurs Dioclélien et Maximien, qui venaient d'abdiquer, avaient succédé Constance et Galère; il était résulté de cette substitution que, par ricochet, un changement pareil s'était opéré dans les proconsuls de la Campanie, et qu'à Dragontius avait succédé Timothée.

Au nombre des chrétiens entassés dans les prisons de Cumes par Dragontius, se trouvaient Sosius, diacre de Misène, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu'avait duré la persécution, saint Janvier n'avait jamais manqué, au risque de sa vie, de leur apporter des consolations et des secours; et, quittant son diocèse de Bénévent pour accourir là où il croyait sa présence nécessaire, il avait bravé mainte et mainte fois les fatigues d'un long voyage et la colère du proconsul.

A chaque nouveau soleil politique qui se lève, un rayon d'espoir passe à travers les barreaux des prisonniers de l'autre règne; il en fut ainsi à l'avènement au trône de Constance et de Galère. Sosius et Proculus se crurent sauvés. Saint Janvier, qui avait partagé leur douleur, se hâta de venir partager leur joie. Après avoir récité si long-temps avec ses chers fidèles les psaumes de la captivité, il entonna le premier avec eux le cantique de la délivrance.

Les chrétiens, relâchés provisoirement, rendaient grâces au Seigneur dans une petite église située aux environs de Pouzzoles, et le saint évêque, assisté par les deux diacres Sosius et Proculus, s'apprêtait à offrir à Dieu le sacrifice de la messe, lorsque tout à coup il se fit au dehors un grand bruit, suivi d'un long silence. Les prisonniers, rendus il y avait peu d'instans à la liberté, prêtèrent l'oreille; les deux diacres se regardèrent l'un l'autre, et saint Janvier attendit ce qui allait se passer, immobile et debout devant la première marche de l'autel qu'il allait franchir, les mains jointes, le sourire aux lèvres, et le regard fixé sur la croix avec une indicible expression de confiance.

Le silence fut interrompu par une voix qui lisait lentement le décret de Dioclétien remis en vigueur par le nouveau proconsul Timothée; et ces terribles paroles, que nous traduisons textuellement, retentirent à l'oreille des chrétiens prosternés dans l'église:

«Dioclétien, trois fois grand, toujours juste, empereur éternel, à tous les préfets et proconsuls du romain empire, salut.

«Un bruit qui ne nous a pas médiocrement déplu étant parvenu à nos oreilles divines, c'est-à-dire que l'hérésie de ceux qui s'appellent chrétiens, hérésie de la plus grande impiété (valde impiam), reprend de nouvelles forces; que lesdits chrétiens honorent comme dieu ce Jésus enfanté par je ne sais quelle femme juive, insultant par des injures et des malédictions le grand Apollon et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-même, tandis qu'ils vénèrent ce même Christ, que les Juifs ont cloué sur une croix comme un sorcier; à cet effet, nous ordonnons que tous les chrétiens, hommes ou femmes, dans toutes les villes et contrées, subissent les supplices les plus atroces s'ils refusent de sacrifier à nos dieux et d'abjurer leur erreur. Si cependant quelques uns parmi eux se montrent obéissans, nous voulons bien leur accorder leur pardon; au cas contraire, nous exigeons qu'ils soient frappés par le glaive et punis par la mort la plus cruelle (morte pessima punire). Sachez enfin que, si vous négligez nos divins décrets, nous vous punirons des mêmes peines dont nous menaçons les coupables.»

Lorsque le dernier mot de la loi terrible fut prononcé, saint Janvier adressa à Dieu une muette prière pour le supplier de faire descendre sur tous les fidèles qui l'entouraient la grâce nécessaire pour braver les tortures et la mort; puis, sentant que l'heure de son martyre venait de sonner, il sortit de l'église accompagné par les deux diacres et suivi de la foule des chrétiens, qui bénissaient à haute voix le nom du Seigneur. Il traversa une double haie de soldats et de bourreaux étonnés de tant de courage, et, chantant toujours au milieu des populations ameutées qui se pressaient pour voir le saint évêque, il arriva à Nola après une marche qui parut un triomphe.

Timothée l'attendait du haut de son tribunal, élevé, dit la chronique, comme de coutume, au milieu de la place. Saint Janvier, sans éprouver le moindre trouble à la vue de son juge, s'avança d'un pas ferme et sûr dans l'enceinte, ayant toujours à sa droite Sosius, diacre de Misène, et à sa gauche Proculus, diacre de Pouzzoles. Les autres chrétiens se rangèrent en cercle et attendirent en silence l'interrogatoire de leur chef.

Timothée n'était pas sans savoir la grande naissance de saint Janvier.
Aussi, par égard pour le civis romanus, poussa-t-il la complaisance
jusqu'à l'interroger, tandis qu'il aurait parfaitement pu, dit le père
Antonio Carracciolo, le condamner sans l'entendre.

Quant à Timothée, tous les écrivains s'accordent à le peindre comme un païen fort cruel, comme un tyran exécrable, comme un préfet impie, comme un juge insensé. A ces traits, déjà passablement caractéristiques, un chroniqueur ajoute qu'il était tellement altéré de sang que Dieu, pour le punir, couvrait parfois ses yeux d'un voile sanglant qui le privait momentanément de la vue, et qui, tout le temps que durait sa cécité, lui causait les plus atroces douleurs.

Tels étaient les deux hommes que la Providence amenait en face l'un de l'autre pour donner une nouvelle preuve du triomphe de la foi.

—Quel est ton nom? demanda Timothée.

—Janvier, répondit le saint.

—Ton âge?

—Trente-trois ans.

—Ta patrie?

—Naples.

—Ta religion?

—Celle du Christ.

—Et tous ceux qui t'accompagnent sont aussi chrétiens?

—Lorsque tu les interrogeras, j'espère en Dieu qu'ils répondront comme moi qu'ils sont tous chrétiens.

—Connais-tu les ordres de notre divin empereur?

—Je ne connais que les ordres de Dieu.

—Tu es noble?

—Je suis le plus humble des serviteurs du Christ.

—Et tu ne veux pas renier ton Dieu?

—Je renie et je maudis vos idoles, qui ne sont que du bois fragile ou de la boue pétrie.

—Tu sais les supplices qui te sont réservés?

—Je les attends avec calme.

—Et tu te crois assez fort pour braver ma puissance?

—Je ne suis qu'un faible instrument que le moindre choc peut briser; mais mon Dieu tout-puissant peut me défendre de ta fureur et te réduire en cendres au même instant où tu blasphèmes son nom.

—Nous verrons, lorsque tu seras jeté dans une fournaise ardente, si ton Dieu viendra t'en tirer.

—Dieu n'a-t-il pas sauvé de la fournaise Ananias, Azarias et Mizaël?

—Je te jetterai aux bêtes dans le cirque.

—Dieu n'a-t-il pas tiré Daniel de la fosse aux lions?

—Je te ferai trancher la tête par l'épée du bourreau.

—Si Dieu veut que je meure, que sa volonté soit faite.

—Soit. Je verrai jaillir ton sang maudit, ce sang que tu déshonores en trahissant la religion de tes ancêtres pour un culte d'esclaves.

—O malheureux insensé! s'écria le saint avec un inexprimable accent de compassion et de douleur, avant que tu jouisses du spectacle que tu te promets, Dieu te frappera de la cécité la plus affreuse, et la vue ne te sera rendue qu'à ma prière, afin que tu puisses être témoin du courage avec lequel savent mourir les martyrs du Christ!

—Eh bien! si c'est un défi, je l'accepte, répondit le proconsul; nous verrons si, comme tu le dis, ta foi sera plus puissante que la douleur.

Puis, se tournant vers ses licteurs, il ordonna que le saint fût lié et jeté dans une fournaise ardente.

Les deux diacres pâlirent à cet ordre, et tous les chrétiens qui l'entendirent poussèrent un long et douloureux gémissement; car quoique chacun d'eux fût personnellement prêt à subir le martyre, cependant le coeur leur manquait à tous du moment qu'il s'agissait d'assister au supplice de leur saint évêque.

A ce cri de pitié et de douleur qui s'éleva tout à coup dans la foule, saint Janvier se tourna d'un air grave et sévère, et étendant la main droite pour imposer silence:

—Eh bien! mes frères, dit-il, que faites-vous? Voulez-vous par vos plaintes réjouir l'âme des impies? En vérité je vous le dis, rassurez-vous, car l'heure de ma mort n'est pas venue, et le Seigneur ne me croit pas encore digne de recevoir la palme du martyre. Prosternez-vous et priez cependant, non pas pour moi, que la flamme du brasier ne saurait atteindre, mais pour mon persécuteur, qui est voué au feu éternel de l'enfer.

Timothée écouta les paroles du saint avec un sourire de mépris, et fit signe aux bourreaux d'exécuter son arrêt.

Saint Janvier fut jeté dans la fournaise, et aussitôt l'ouverture par laquelle on l'avait poussé fut murée au dehors aux yeux de la population entière qui assistait à ce spectacle.

Quelques minutes après, des tourbillons de flammes et de fumée s'élevant vers le ciel avertirent le proconsul que ses ordres étaient exécutés; et se croyant vengé à tout jamais de l'homme qui avait osé le braver, il rentra chez lui plein de l'orgueil du triomphe.

Quant aux autres chrétiens, ils furent ramenés dans leur prison pour y attendre le jour de leur supplice, et la foule se dissipa sous l'impression d'une pitié profonde et d'une sombre terreur.

Les soldats, occupés jusque alors à écarter les curieux et à maintenir le bon ordre, n'ayant plus rien à faire dès que le peuple se fut écoulé, se rapprochèrent lentement de la fournaise et se mirent à causer entre eux des événemens du jour et du calme étrange qu'avait montré le patient au moment de subir une mort si terrible, lorsque l'un deux, s'arrêtant tout à coup au milieu de sa phrase commencée, fit signe à son interlocuteur de se taire et d'écouter. Celui-ci écouta en effet et imposa silence à son tour à son voisin; si bien que, le geste se répétant de proche en proche, tout le monde demeura immobile et attentif. Alors des chants célestes, partant de l'intérieur de la fournaise, frappèrent les oreilles des soldats, et la chose leur parut si extraordinaire qu'ils se crurent un instant le jouet d'un rêve.

Cependant les chants devenaient plus distincts, et bientôt ils purent reconnaître la voix de saint Janvier au milieu d'un choeur angélique.

Cette fois, ce ne fut plus l'étonnement, mais bien la frayeur qui les saisit; et voyant qu'il devenait urgent de prévenir le préfet de l'événement inattendu, quoique prédit, qui se passait sur la place, ils coururent chez lui, pâles et effarés, et lui racontèrent avec l'éloquence de la peur l'incroyable miracle dont ils venaient d'être témoins.

Timothée haussa les épaules à cet étrange récit, et menaça ses soldats de les faire battre de verges s'ils se laissaient dominer par de si puériles frayeurs. Mais alors ils jurèrent par tous leurs dieux, non seulement d'avoir reconnu distinctement la voix de saint Janvier et l'air qu'il chantait dans la fournaise, mais encore d'avoir retenu les paroles du cantique et les actions de grâces qu'il rendait au Seigneur.

Le proconsul, irrité, mais non pas convaincu par une telle obstination, donna l'ordre immédiatement que la fournaise fût ouverte en sa présence, se réservant de punir avec la dernière rigueur, après leur avoir mis sous les yeux les restes carbonisés du martyr, ces faux rapporteurs qui venaient le déranger pour lui faire de pareils récits.

Lorsque le préfet arriva sur la place, il la trouva de nouveau tellement encombrée par le peuple qu'il eut peine à se frayer un passage.

Le bruit du miracle ayant rapidement circulé dans la ville, les habitans de Nola, se pressant en tumulte sur le lieu du supplice, demandaient à grands cris la démolition de la fournaise, et menaçaient le proconsul, non point encore par des paroles ou des faits, mais par ces clameurs sourdes qui précèdent l'émeute comme le roulement du tonnerre précède l'ouragan.

Timothée demanda la parole, et lorsque le calme fut suffisamment rétabli pour qu'il pût se faire entendre, il répondit que le désir du peuple allait être satisfait sur-le-champ, et qu'il venait précisément donner l'ordre d'ouvrir la fournaise, pour offrir un éclatant démenti aux bruits absurdes répandus parmi la foule.

A ces mots, les cris cessent, la colère s'apaise et fait place à une curiosité haletante.

Toutes les respirations sont suspendues, tous les yeux sont fixés sur un point.

A un signe de Timothée, les soldats s'avancent vers la fournaise, armés de marteaux et de pioches; mais aux premières briques qui tombent sous leurs coups, un tourbillon de flammes s'échappe subitement du foyer et les réduit en cendres.

A l'instant même les murs tombent comme par enchantement, et au milieu d'une clarté éblouissante le saint évêque apparaît dans toute sa gloire. Le feu n'avait pas touché un seul cheveu de son front, la fumée n'avait pas terni la blancheur de ses vêtemens. Un essaim de petits chérubins soutenaient au dessus de sa tête une auréole éclatante, et une musique invisible, dont les accords célestes étaient réglés par la harpe des séraphins, accompagnait son chant.

Alors saint Janvier se mit à marcher de long en large sur les charbons ardens, afin de bien convaincre les incrédules que le feu de la terre ne pouvait rien sur les élus du Seigneur; puis, comme on aurait pu douter encore de la réalité du miracle, voulant prouver que c'était bien lui, homme de chair et de sang, et non pas un esprit, pas un fantôme, pas une apparition surhumaine que l'on venait de voir, saint Janvier rentra lui-même dans sa prison et se remit à la disposition du préfet.

A la vue de ce qui venait de se passer, Timothée s'était senti pris d'une telle frayeur que, craignant quelque révolte, il s'était réfugié dans le temple de Jupiter; ce fut là qu'il apprit que le saint, qui pouvait, au milieu de l'enthousiasme général dont ce miracle l'avait fait l'objet, s'éloigner et se soustraire à son pouvoir, était au contraire rentré dans sa prison, et y attendait le nouveau supplice qu'il lui plairait de lui infliger.

Cette nouvelle lui rendit toute son assurance, et avec son assurance toute sa colère.

Il descendit dans la prison du martyr pour acquérir la certitude qu'il avait bien affaire à l'évêque de Bénévent lui-même, et non point à quelque spectre que la magie eût fait survivre à son corps.

En conséquence, et pour qu'il ne lui restât aucun doute à ce sujet, après avoir tâté saint Janvier, pour s'assurer qu'il était bien de chair et d'os, il le fit dépouiller de ses vêtemens sacerdotaux, le fit lier à une colonne que la vénération des fidèles a conservée jusqu'à nos jours comme un nouveau témoin du martyre du saint, et le fit fouetter par ses licteurs jusqu'à ce que le sang jaillît. Alors il trempa dans ce sang le coin de sa toge, et s'assura que c'était bien du sang humain, et non quelque liqueur rouge qui en avait l'apparence; puis, satisfait de ce premier essai, il ordonna que le patient fût appliqué à la torture.

La torture fut longue et douloureuse; saint Janvier en sortit les chairs meurtries et les os disloqués; mais, pendant tout le temps qu'elle dura, les bourreaux ne purent lui arracher une plainte. Lorsque les souffrances devenaient insupportables, saint Janvier louait le Seigneur.

Timothée, voyant que la question n'avait d'autre résultat pour lui que de le faire souffrir, décida que saint Janvier serait jeté dans le cirque et exposé aux tigres et aux lions; seulement il hésita quelque temps pour savoir si l'exécution aurait lieu dans le cirque de Pouzzoles ou de Nola; enfin il se décida pour celui de Pouzzoles.

Un double calcul présida à cette décision: d'abord le cirque de Pouzzoles était plus vaste que celui de Nola, et par conséquent pouvait contenir un plus grand nombre de spectateurs; et puis, une telle fermentation s'était manifestée à la suite du premier miracle, qu'il pensait que les bourreaux de saint Janvier auraient tout à craindre si le martyr sortait triomphant d'une seconde épreuve.

Or, tandis que le proconsul avisait au moyen le plus sûr et le plus cruel de transporter le saint d'une ville à l'autre, on vint lui dire que saint Janvier, parfaitement guéri de la torture de la veille, pouvait faire le voyage à pied.

A cette nouvelle, une idée infernale traversa l'esprit de Timothée: il avisa que ce serait faire merveille que d'ajouter la honte à la douleur et imagina de faire traîner son char, de Nola à Pouzzoles, par le saint évêque et par ses deux compagnons, les diacres Sosius et Proculus.

Il espérait ainsi, ou que les trois martyrs tomberaient d'épuisement ou de douleur au milieu de la route, ou qu'ils arriveraient au lieu de leur supplice tellement humiliés et flétris par les huées de la populace, que leur sort n'inspirerait plus ni pitié ni regrets.

La chose fut donc exécutée comme l'avait décidé le proconsul.

On attela saint Janvier au char consulaire, entre Sosius et Proculus; et Timothée, s'y étant assis, intima à ses licteurs l'injonction de frapper de verges les trois patiens chaque fois qu'ils s'arrêteraient ou seulement ralentiraient le pas; puis il donna l'ordre du départ en levant sur eux le fouet dont lui-même était armé.

Mais Dieu ne permit même pas que le fouet levé sur les martyrs retombât sur eux. Saint Janvier, s'élançant d'un bond, entraîna avec lui ses deux compagnons, renversant sur son passage soldats, licteurs et curieux.

Beaucoup dirent alors avoir vu pousser sur les épaules des trois hommes du Seigneur de ces grandes ailes archangéliques, à l'aide desquelles les messagers du ciel traversent l'empirée avec la rapidité de l'éclair; mais la vérité est que le char s'éloigna, emporté par une telle rapidité qu'il laissa bientôt derrière lui non seulement la foule des piétons, mais les cavaliers romains, qui lancèrent inutilement leurs montures à sa poursuite, et le virent bientôt disparaître au milieu d'un nuage de poussière.

Ce n'était pas à cela que s'était attendu le proconsul; il ne s'était occupé que des moyens de pousser son saint attelage en avant et non de le retenir; aussi, se trouvant emporté avec une rapidité dont les oiseaux de l'air pouvaient à peine donner une idée, il ne songea qu'à se cramponner aux rebords du char pour ne point être renversé; mais bientôt un vertige le prit; il lui sembla que le char cessait de toucher la terre, que tous les objets, emportés d'une course égale à la sienne, fuyaient en arrière, tandis que lui s'élançait en avant. La lumière manqua à ses yeux, le souffle à sa bouche, l'équilibre à son corps; il se laissa tomber à genoux au fond du char, pâle, haletant, les mains jointes.

Mais les trois saints ne pouvaient le voir, emportés qu'ils semblaient être eux-mêmes par une puissance surhumaine. Enfin, arrivé à la colline d'Antignano, à l'endroit même où l'on trouve encore aujourd'hui une petite chapelle élevée en mémoire de ce miraculeux événement, le proconsul, rassemblant toutes les forces de son agonie, poussa un tel cri de détresse et de douleur, que saint Janvier l'entendit, malgré le bruissement des roues, et que, s'arrêtant avec ses deux compagnons et se retournant vers son juge, il lui demanda d'une voix fraîche et reposée qui ne trahissait point la moindre lassitude:

—Qu'y a-t-il, maître?

Mais Timothée resta quelque temps sans pouvoir articuler une seule parole, tandis que les deux diacres profitaient de cet instant de halte pour respirer à pleine poitrine.

Saint Janvier, au bout de quelques secondes, renouvela sa question.

—Il y a que je veux relayer ici, dit le proconsul.

—Relayons, répondit saint Janvier.

Timothée descendit de son char; mais les trois saints restèrent attachés à leur chaîne, et cependant, à l'émotion du proconsul, à la sueur qui coulait de son front, au souffle précipité qui sortait de sa poitrine, on eût pu croire que c'était lui qui avait jusque alors été attelé à la place des chevaux, et que c'étaient les trois saints qui avaient tenu la place du maître.

Mais, dès que le proconsul sentit son pied sur la terre, et que, par conséquent, il se vit hors de danger, sa haine et sa colère le reprirent, et s'avançant vers saint Janvier, le fouet levé:

—Pourquoi, lui dit-il, m'as-tu conduit de Nola ici avec une si grande rapidité?

—Ne m'avais-tu pas commandé d'aller le plus vite que je pourrais?

—Oui, mais qui allait se douter que tu irais plus vite que ceux de mes cavaliers qui étaient les mieux montés et qui n'ont pu te suivre?

—J'ignorais moi-même de quel pas j'irais, quand les anges m'ont prêté leurs ailes.

—Ainsi, tu crois que l'assistance que tu as reçue vient de ton Dieu?

—Tout vient de lui.

—Et tu persistes dans ton hérésie?

—La religion du Christ est la seule vraie, la seule pure, la seule digne du Seigneur.

—Tu sais quelle mort t'attend à l'autre bout de la route? reprit le proconsul.

—Ce n'est pas moi qui ai demandé à m'arrêter, répondit saint Janvier.

—C'est juste, répondit Timothée; aussi allons-nous repartir.

—A tes ordres, maître.

—Ainsi, je vais remonter dans mon char.

—Remonte.

—Mais écoute-moi bien.

—J'écoute.

—C'est à la condition que tu n'iras plus du train que tu as été.

—J'irai du train que tu voudras.

—Le promets-tu?

—Je le promets.

—Sur ta parole de noble?

—Sur ma foi de chrétien.

—C'est bien.

—Es-tu prêt, maître?

—Allons, dit le proconsul.

—Allons, mes frères, dit saint Janvier à ses compagnons, faisons ce qui nous est ordonné.

Et le char repartit de nouveau; mais le saint, observant scrupuleusement la promesse qu'il avait faite, ne marcha plus qu'au pas, ou tout au plus au petit trot; encore se tournait-il de temps en temps vers Timothée pour lui demander si c'était là l'allure qui lui convenait.

Ce fut ainsi qu'ils arrivèrent sur la place de Pouzzoles, où pas une âme n'attendait le proconsul; car ils avaient marché d'un tel train, que la nouvelle de leur arrivée n'avait pu les précéder. Aucun ordre n'était donc donné pour le supplice: aussi force fut à Timothée de le remettre à un autre moment. Il se fît donc purement et simplement conduire à son palais, et, appelant ses esclaves, il ordonna que les trois saints fussent dételés et conduits dans les prisons de Pouzzoles, tandis que lui se parfumait dans un bain. Après quoi, brisé de fatigue, il se reposa trois jours et trois nuits.

Le matin du quatrième jour, la foule se pressait sur les gradins de l'amphithéâtre: elle y était accourue de tous les points de la Campanie, car cet amphithéâtre était un des plus beaux de la province, et c'était pour lui qu'on réservait les tigres et les lions les plus féroces, qui, envoyés d'Afrique à Rome, abordaient et se reposaient un instant à Naples.

C'était dans ce même amphithéâtre, dont les ruines existent encore aujourd'hui, que Néron, deux cent trente ans auparavant, avait donné une fête à Tiridate. Tout avait été préparé pour frapper d'étonnement le roi d'Arménie: les animaux les plus puissans et les gladiateurs les plus adroits s'étaient exercés devant lui; mais lui était resté impassible et froid à ce spectacle, et lorsque Néron lui demanda ce qu'il pensait de ces hommes dont les efforts surhumains avaient forcé le cirque d'éclater en tonnerres d'applaudissemens, Tiridate, sans rien répondre, s'était levé en souriant, et, lançant son javelot dans le cirque, il avait percé de part en part deux taureaux d'un seul coup.

A peine le proconsul y eut-il pris place sur son trône, au milieu de ses licteurs, que les trois saints, amenés par son ordre, furent placés en face de la porte par laquelle les animaux devaient être introduits. A un signe du proconsul, la grille s'ouvrit et les animaux de carnage s'élancèrent dans l'arène. A leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie; de leur côté, les animaux étonnés répondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et tous les applaudissemens. Puis, excités par les cris de la multitude, dévorés par la faim à laquelle, depuis trois jours leurs gardiens les condamnaient, alléchés par l'odeur de la chair humaine dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commencèrent à secouer leurs crinières, les tigres à bondir et les hyènes à lécher leurs lèvres. Mais l'étonnement du proconsul fut grand lorsqu'il vit les lions, les tigres et les hyènes se coucher aux pieds des trois martyrs, pleins de respect et d'obéissance, tandis que saint Janvier toujours calme, toujours souriant, levait la main droite et bénissait les spectateurs.

Au même instant, le proconsul sentit descendre sur ses yeux comme un nuage; l'amphithéâtre se déroba à sa vue, ses paupières se collèrent, et il fut plongé tout à coup dans les ténèbres. Mais l'aveuglement n'était rien en comparaison de la souffrance, car à chaque pulsation de l'artère il semblait au malheureux qu'un fer rouge perçait ses prunelles. La prédiction de saint Janvier s'accomplissait.

Timothée essaya d'abord de dompter sa douleur et d'étouffer ses plaintes devant la multitude; mais, oubliant bientôt sa fierté et sa haine, il tendit les mains vers le saint, et le pria à haute voix de lui rendre la vue et de le délivrer de ses atroces souffrances.

Saint Janvier s'avança doucement vers lui au milieu de l'attention générale, et prononça cette courte prière:

«Mon Seigneur Jésus-Christ, pardonnez à cet homme tout le mal qu'il m'a fait, et rendez-lui la lumière afin que ce dernier miracle que vous daignerez opérer en sa faveur puisse dessiller les yeux de son esprit et le retenir encore sur le bord de l'abîme où le malheureux va tomber sans retour. En même temps, je vous supplie, ô mon Dieu! de toucher le coeur de tous les hommes de bonne volonté qui se trouvent dans cette enceinte; que votre grâce descende sur eux et les arrache aux ténèbres du paganisme.»

Puis élevant la voix et touchant de l'index les paupières du proconsul, il ajouta:

«Timothée, préfet de la Campanie, ouvre les yeux et sois délivré de tes souffrances, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.»

—Amen, répondirent les deux diacres.

Et Timothée ouvrit les yeux, et sa guérison s'opéra d'une manière si prompte et si complète qu'il ne se souvenait même plus d'avoir éprouvé aucune douleur.

A la vue de ce miracle, cinq mille spectateurs se levèrent, et d'une seule voix, d'un seul cri, d'un seul élan, demandèrent à recevoir le baptême.

Quant à Timothée, il rentra au palais, et, voyant que le feu était impuissant et les animaux indociles, il ordonna que les trois saints fussent mis à mort par le glaive.

Ce fut par une belle matinée d'automne, le 19 septembre de l'année 305, que saint Janvier, accompagné des deux diacres Proculus et Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, près d'un cratère à moitié éteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y souffrir le dernier supplice. Près de lui marchait le bourreau, tenant dans ses mains une large épée à deux tranchans, et deux légions romaines, armées de fortes pièces, précédaient ou suivaient le cortége, pour ôter au peuple de Pouzzoles toute velléité de résistance. Pas un cri, pas une plainte, pas un murmure parmi cette foule avilie et tremblant; un silence de mort planait sur la ville entière, silence qui n'était interrompu que par le piétinement des chevaux et par le bruit des armures.

Saint Janvier n'avait pas fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, où son exécution devait avoir lieu, lorsque, au tournant d'une rue, il fut abordé par un pauvre mendiant qui avait eu toutes les peines du monde à se frayer un passage jusqu'à lui, accablé qu'il était par le double malheur de la cécité et de la vieillesse. Le vieillard s'avançait en levant le menton et en étendant les bras devant lui, se dirigeant vers la personne qu'il cherchait avec cet instinct des aveugles qui les guide quelquefois avec plus de sûreté que le regard le plus clairvoyant. Dès qu'il se crut assez près de saint Janvier pour être entendu, le malheureux, redoublant d'efforts et de zèle, s'écria d'une voix haute et perçante:

—Mon père! mon père! où êtes-vous, que je puisse me jeter à vos genoux?

—Par ici, mon fils, répondit saint Janvier en s'arrêtant pour écouter le vieillard.

—Mon père! mon père! pourrais-je être assez heureux pour baiser la poussière que vos pieds ont foulée?

—Cet homme est fou, dit le bourreau en haussant les épaules.

—Laissez approcher ce vieillard, dit doucement saint Janvier, car la grâce de Dieu est avec lui.

Le bourreau s'écarta, et l'aveugle put enfin s'agenouiller devant le saint.

—Que me veux-tu, mon fils? demanda saint Janvier.

—Mon père, je vous prit de me donner un souvenir de vous; je le garderai jusqu'à la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans cette vie et dans l'autre.

—Cet homme est fou! dit le bourreau avec un sourire de mépris. Comment! lui dit-il, ne sais-tu pas qu'il n'a plus rien à lui? Tu demandes l'aumône à un homme qui va mourir!

—Cela n'est pas bien sûr, dit le vieillard en secouant la tête, ce n'est pas la première fois qu'il vous échappe.

—Sois tranquille, répondit le bourreau, cette fois il aura affaire à moi.

—Serait-il vrai, mon père? vous qui avez triomphé du feu, de la torture et des animaux féroces, vous laisserez-vous tuer par cet homme?

—Mon heure est venue, répondit le martyr avec joie; mon exil est fini, il est temps que je retourne dans ma patrie. Écoute, mon fils, interrompit saint Janvier, il ne me reste plus que le linge avec lequel on doit me bander les yeux à mon dernier moment: je te le laisserai après ma mort.

—Et comment irai-je le chercher? dit le vieillard, les soldats ne me laisseront pas approcher de vous.

—Eh bien! répondit saint Janvier, je te l'apporterai moi-même.

—Merci, mon père.

—Adieu, mon fils.

L'aveugle s'éloigna et le cortége reprit sa marche. Arrivé au forum de Vulcano, les trois saints s'agenouillèrent, et saint Janvier, d'une voix ferme et sonore, prononça ces paroles:

—Dieu de miséricorde et de justice, puisse enfin le sang que nous allons verser calmer votre colère et faire cesser les persécutions des tyrans contre votre sainte Église!

Puis il se leva, et après avoir embrassé tendrement ses deux compagnons de martyre, il fit signe au bourreau de commencer son oeuvre de sang. Le bourreau trancha d'abord les têtes de Proculus et de Sosius, qui moururent courageusement en chantant les louanges du Seigneur. Mais comme il s'approchait de saint Janvier, un tremblement convulsif le saisit tout à coup, et l'épée lui tomba des mains sans qu'il eût la force de se courber pour la ramasser.

Alors saint Janvier se banda lui-même les yeux; puis, portant la main à son cou:

—Eh bien! dit-il au bourreau, qu'attends-tu, mon frère?

—Je ne pourrai jamais relever cette épée, dit le bourreau, si tu ne m'en donnes pas la permission.

—Non seulement je te le permets, frère, mais je t'en prie.

A ces mots, le bourreau sentit que les forces lui revenaient, et levant l'épée à deux mains il en frappa le saint avec tant de vigueur, que non seulement la tête, mais un doigt aussi furent emportés du même coup.

Quant à la prière que saint Janvier avait adressée à Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agréée par le Seigneur, car, la même année, Constantin, s'échappant de Rome, alla trouver son père et fut nommé par lui son héritier et son successeur dans l'empire. Si donc tout effet doit se reporter à sa cause, c'est de la mort de saint Janvier et de ses deux diacres Proculus et Sosius que date le triomphe de l'Église.

Après l'exécution, comme les soldats et le bourreau s'acheminaient vers la maison de Timothée pour lui rendre compte de la mort de son ennemi et de ses deux compagnons, ils rencontrèrent le mendiant à la même place où ils l'avaient laissé. Les soldats s'arrêtèrent pour s'amuser un peu aux dépens du vieillard, et le bourreau lui demanda en ricanant:

—Eh bien! l'aveugle, as-tu reçu le souvenir qu'on t'avait promis?

—O impie que vous êtes! s'écria le vieillard en ouvrant les yeux brusquement et fixant sur tous ceux qui l'entouraient un regard clair et limpide, non seulement j'ai reçu le bandeau des mains du saint lui-même, qui vient de m'apparaître tout à l'heure, mais en appliquant ce bandeau sur mes yeux j'ai recouvré la vue, moi qui étais aveugle de naissance. Et maintenant, malheur à toi qui as osé porter la main sur le martyr du Christ! malheur à celui qui a ordonné sa mort! malheur à tous ceux qui s'en sont rendus complices! malheur à vous, malheur!

Les soldats se hâtèrent de quitter le vieillard, et le bourreau les devançait pour avoir la gloire de faire le premier son rapport au tyran. Mais la maison du proconsul était vide et déserte, les esclaves l'avaient pillée, les femmes l'avaient abandonnée avec horreur. Tout le monde s'éloignait de ce lieu de désolation, comme si la main de Dieu l'eût marqué d'un signe maudit. Le bourreau et son escorte, ne comprenant rien à ce qui se passait, résolurent d'avancer hardiment; mais au premier pas qu'ils firent dans l'intérieur de la maison, ils tombèrent raides morts. Timothée n'était plus qu'un cadavre informe et pourri, et les émanations pestilentielles qui s'exhalaient de son corps avaient suffi pour asphyxier d'un seul coup les misérables complices de ses iniquités.

Cependant, dès que la nuit fut venue, le mendiant s'en alla au forum de Vulcano pour recueillir les restes sacrés du saint évêque. La lune, qui venait de se lever, répandit sa lumière argentée sur la plaine jaunâtre de la Solfatare, de telle sorte qu'on pouvait distinguer le moindre objet dans tous ses détails.

Comme le vieillard marchait lentement et regardait autour de lui pour voir s'il n'était pas suivi par quelque espion, il aperçut à l'autre bout du forum une vieille femme à peu près de son âge qui s'avançait avec les mêmes précautions.

—Bonjour, mon frère, dit la femme.

—Bonjour, ma soeur, répondit le vieillard.

—Qui êtes-vous, mon frère?

—Je suis un ami de saint Janvier. Et vous, ma soeur?

—Moi, je suis sa parente.

—De quel pays êtes-vous?

—De Naples. Et vous?

—De Pouzzoles.

—Puis-je savoir quel motif vous amène ici à cette heure?

—Je vous le dirai quand vous m'aurez expliqué le but de votre voyage nocturne.

—Je viens pour recueillir le sang de saint Janvier.

—Et moi je viens pour enterrer son corps.

—Et qui vous a chargé de remplir ce devoir, qui n'appartient d'ordinaire qu'aux parens du défunt?

—C'est saint Janvier lui-même, qui m'est apparu peu d'instans après sa mort.

—Quelle heure pouvait-il être lorsque le saint vous est apparu?

—A peu près la troisième heure du jour.

—Cela m'étonne, mon frère, car à la même heure il est venu me voir, et m'a ordonné de me rendre ici à la nuit tombante.

—Il y a miracle, ma soeur, il y a miracle. Écoutez-moi, et je vous raconterai ce que le saint a fait en ma faveur.

—Je vous écoute, puis je vous raconterai à mon tour ce qu'il a fait en la mienne; car, ainsi que vous le dites, il y a miracle, mon frère, il y a miracle.

—Sachez d'abord que j'étais aveugle.

—Et moi percluse.

—Il a commencé par me rendre la vue.

—Il m'a rendu l'usage des jambes.

—J'étais mendiant.

—J'étais mendiante.

—Il m'a assuré que je ne manquerai de rien jusqu'à la fin de mes jours.

—Il m'a promis que je ne souffrirai plus ici bas.

—J'ai osé lui demander un souvenir de son affection.

—Je l'ai prié de me donner un gage de son amitié.

—Voici le même linge qui a servi à bander ses yeux au moment de sa mort.

—Voici les deux fioles qui ont servi à célébrer sa dernière messe.

—Soyez bénie, ma soeur, car je vois bien maintenant que vous êtes sa parente.

—Soyez béni, mon frère, car je ne doute plus que vous étiez son ami.

—A propos, j'oubliais une chose.

—Laquelle, mon frère?

—Il m'a recommandé de chercher un doigt qui a dû lui être coupé en même temps que sa tête, et de le réunir à ses saintes reliques.

—Il m'a bien dit de même que je trouverai dans son sang un petit fétu de paille, et m'a ordonné de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles.

—Cherchons.

—Cela ne doit pas être bien loin.

—Heureusement la lune nous éclaire.

—C'est encore un bienfait du saint, car depuis un mois le ciel était couvert de nuages.

—Voici le doigt que je cherchais.

—Voici le fétu dont il m'a parlé.

Et tandis que le vieillard de Pouzzoles plaçait dans un coffre le corps et la tête du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouillée pieusement, recueillait avec une éponge jusqu'à la dernière goutte de son sang précieux, et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait données lui-même à cet effet.

C'est ce même sang qui, depuis quinze siècles, se met en ébullition toutes les fois qu'on le rapproche de la tête du saint, et c'est dans cette ébullition prodigieuse et inexplicable que consiste le miracle de saint Janvier.

Voilà ce que Dieu fit de saint Janvier; maintenant voyons ce qu'en firent les hommes.

XXI

Saint Janvier et sa Cour.

Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les différentes pérégrinations qu'elles ont accomplies, et qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples à Bénévent, et les ramenèrent enfin de Bénévent à Naples: cette narration nous entraînerait à l'histoire du moyen-âge tout entière, et on a tant abusé de cette intéressante époque qu'elle commence singulièrement à passer de mode.

C'est depuis le commencement du seizième siècle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, dont il ne sort que deux fois l'an pour aller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire. Deux ou trois fois par hasard on dérange bien encore le saint, mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire pour le faire sortir de ses habitudes sédentaires; et chacune de ces sorties devient un événement dont le souvenir se perpétue et grandit, par tradition orale, dans la mémoire du peuple napolitain.

C'est à l'archevêché et dans la chapelle du Trésor que, tout le reste de l'année, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeois napolitains: c'est le résultat d'un voeu qu'ils firent simultanément en 1527, épouvantés qu'ils étaient par la peste qui désola cette année la très fidèle ville de Naples. La peste cessa, grâce à l'intercession du saint, et la chapelle fut bâtie comme un signe de la reconnaissance publique.

A l'opposé des votans ordinaires qui, lorsque le danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel il se sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience à remplir vis-à-vis de leur patron l'engagement pris, que dona Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer de son côté pour une somme de trente mille ducats à la confection de la chapelle, ils refusèrent cette somme, déclarant qu'ils ne voulaient partager avec aucun étranger, cet étranger fût-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l'honneur de loger dignement leur saint protecteur.

Or, comme ni l'argent ni le zèle ne manqua, la chapelle fut bientôt bâtie; il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeois avaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maître Vicenzio di Bossis, notaire public; cette obligation porte la date du 13 janvier 1527: ceux qui y ont signé s'engagent à fournir pour les frais du bâtiment la somme de 13,000 ducats; mais il parait qu'à partir de cette époque il fallait déjà commencer à se défier des devis des architectes: la porte seule couta 135,000 francs, c'est-à-dire une somme triple de celle qui était allouée pour les frais généraux de la chapelle.

La chapelle terminée, on décida qu'on appellerait, pour l'orner de fresques représentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement cette décision ne fut pas approuvée par les peintres napolitains, qui décidèrent à leur tour que la chapelle ne serait ornée que par des artistes indigènes, et qui jurèrent que tout rival qui répondrait à l'appel fait à son pinceau s'en repentirait cruellement.

Soit qu'ils ignorassent ce serment, soit qu'ils ne crussent pas à son exécution, le Dominiquin, le Guide et le chevalier d'Arpino accoururent; mais le chevalier d'Arpino fut obligé de fuir avant même d'avoir mis le pinceau à la main; le Guide, après deux tentatives d'assassinat, auxquelles il n'échappa que par miracle, quitta Naples à son tour: le Dominiquin seul, fait aux persécutions par les persécutions qu'il avait déjà éprouvées, las d'une vie que ses rivaux lui avaient rendue si triste et si douloureuse, n'écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il fit successivement la Femme guérissant une foule de malades avec l'huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier, la Résurrection d'un jeune homme, et la coupole, lorsqu'un jour il se trouva mal sur son échafaud: on le rapporta chez lui, il était empoisonné.

Alors les peintres napolitains se crurent délivrés de toute concurrence; mais il n'en était point ainsi: un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses élèves pour remplacer le Guide son maître; huit jours après, les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendît reparler d'eux; alors Gessi abandonné perdit courage et se retira à son tour; et l'Espagnolet, Corenzio, Lafranco et Stanzoni se trouvèrent maîtres à eux seuls de ce trésor de gloire et d'avenir, à la possession duquel ils étaient arrivés par des crimes.

Ce fut alors que l'Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque; Stanzoni, la Possédée délivrée par le saint; et enfin Lafranco, la coupole, à laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquin aux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.

Ce fut à cette chapelle, où l'art avait eu ses martyrs, que les reliques du saint furent confiées.

Ces reliques se conservent dans une niche placée derrière le maître-autel; cette niche est séparée par un compartiment de marbre, afin que la tête du saint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait faire arriver le miracle avant l'époque fixée, puisque c'est par le contact de la tête et des fioles que le sang figé se liquéfie. Enfin elle est close par deux portes d'argent massif sculptées aux armes du roi d'Espagne Charles II.

Ces portes sont fermées elles-mêmes par deux clés dont l'une est gardée par l'archevêque, et l'autre par une compagnie tirée au sort parmi les nobles, et qu'on appelle les députés du Trésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasser l'enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu'avec la permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvéniens, elle a bien aussi ses avantages: saint Janvier y gagne à n'être pas dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecin de village: aussi ceux qui le gardent connaissent bien la supériorité de leur position sur leurs confrères les gardiens des autres saints.

Un jour que le Vésuve faisait des siennes, et que la lave, après avoir dévoré Torre del Greco, s'acheminait tout doucement vers Naples, il y eut émeute: les lazzaroni, qui cependant avaient le moins à perdre dans tout cela se portèrent à l'archevêché, et commencèrent à crier pour qu'on sortît le buste de saint Janvier et qu'on le portât à l'encontre de l'inondation de flammes. Mais ce n'était pas chose facile que de leur accorder ce qu'ils demandaient: saint Janvier était sous double clé, et une de ces deux clés était entre les mains de l'archevêque, pour le moment en course dans la Basilicate, tandis que l'autre était entre les mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu'ils avaient de plus précieux, couraient l'un d'un côté, l'autre de l'autre.

Heureusement le chanoine de garde était un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint Janvier occupait au ciel et sur la terre: il monta sur le balcon de l'archevêché qui dominait toute la place encombrée de monde; il fit signe de la main qu'il voulait parler, et, balançant la tête de haut en bas, en homme étonné de l'audace de ceux à qui il avait affaire:

—Vous me paraissez encore de plaisans drôles, dit-il, de venir ici crier saint Janvier comme vous viendriez crier saint Crépin ou saint Fiacre. Apprenez que saint Janvier est un monsieur qui ne se dérange pas ainsi pour le premier venu.

—Tiens, dit une voix dans la foule, Jésus-Christ se dérange bien pour le premier venu; quand je demande le bon Dieu, est-ce qu'on me le refuse?

—Voilà justement où je vous attendais, reprit le chanoine: de qui est fils Jésus-Christ, s'il vous plaît? D'un charpentier et d'une pauvre fille comme vous et moi pourrions être; tandis que saint Janvier, c'est bien autre chose. Saint Janvier est fils d'un sénateur et d'une patricienne; c'est donc, vous le voyez, un bien autre personnage que Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu si vous voulez; mais quant à saint Janvier, c'est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous réunir dix fois plus nombreux que vous n'êtes, et crier quatre fois davantage, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas se déranger.

—C'est juste, dit la foule: allons chercher le bon Dieu.

Et l'on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate que saint Janvier, sortit de l'église de Sainte-Claire, et s'en vint suivi de son cortége populaire au lieu que réclamait sa miséricordieuse présence.

En effet, comme le disait le bon chanoine, saint Janvier est un saint aristocrate: il a un cortége de saints inférieurs qui reconnaissent sa suprématie, à peu près comme les cliens romains reconnaissaient celle de leurs maîtres: ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l'attendent quand il rentre: ce sont les patrons secondaires de la ville de Naples.

Voici comment se recrute cette armée de saints courtisans.

Toute confrérie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier même qui tient à faire déclarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier bien entendu, n'a qu'à faire fondre une statue d'argent massif du prix de 6 à 8,000 ducats, et l'offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une fois admise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle: à partir de ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de sa présentation en règle. Comme les saints, qui au ciel glorifient éternellement Dieu autour duquel ils forment un choeur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange de cette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la même réclusion que saint Janvier; ceux même qui en ont fait don à la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu'en déposant entre les mains d'un notaire du saint le double de la valeur de la statue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l'intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré, son identité constatée, le propriétaire, muni de son reçu, va retirer la somme. De cette façon, on est sûr que les saints ne s'égareront pas, et que, s'ils s'égarent, ils ne seront pas du moins perdus, puisque avec l'argent déposé on en pourra faire fondre deux au lieu d'un.

Cette mesure, qui paraît arbitraire au premier abord, n'a été prise, il faut le dire, qu'après que le chapitre de saint Janvier eut été dupe de sa trop grande confiance: la statue de san Gaëtano, sortie sans dépôt, non seulement ne rentra pas au jour dit, mais encore ne rentra jamais. On eut beau essayer de charger le saint lui-même, et prétendre qu'ayant toujours été assez médiocrement affectionné à saint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s'était présentée pour faire une fugue; les témoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c'était un cocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mit à la poursuite du voleur; mais comme il avait eu deux jours devant lui, il avait, selon toute probabilité, passé la frontière; et, si minutieuses que fussent les recherches, elles n'amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indélébile s'étendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui jusque-là, à Naples, comme en France, avaient disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et qui, à partir de ce moment, n'osèrent plus se faire peindre revenant au domicile de la pratique une bourse à la main. Il y a plus, si vous avez discussion avec le cocher de fiacre, et que vous croyiez que la discussion vaille la peine d'appliquer à votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV: jurez tout bonnement par san Gaëtano, et vous verrez votre ennemi attéré tomber à vos pieds pour vous demander excuse, s'il ne se relève pas, au contraire, pour vous donner un coup de couteau.

Comme on le comprend bien, les portes du Trésor sont toujours ouvertes pour recevoir les statues des saints qui désirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela sans aucune investigation de date, sans que le récipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426; la seule règle exigée, la seule condition sine qua non, c'est que la statue soit d'argent pur et qu'elle pèse le poids.

Cependant la statue serait d'or et pèserait le double, qu'on ne la refuserait point pour cela; les seuls jésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen de maintenir ou d'augmenter leur popularité, ont déposé cinq statues au Trésor dans l'espace de moins de trois ans.

Ces détails étaient nécessaires pour nous amener au miracle de saint Janvier, qui depuis plus de mille ans fait tous les six mois tant de bruit, non seulement dans la ville de Naples, mais encore par tout le monde.

XXII

Le Miracle.

Nous nous trouvions fort heureusement à Naples lors du retour de cette époque solennelle.

Huit jours auparavant, on commença à sentir la ville s'agiter, comme c'est l'habitude à l'approche de quelque grand événement: les lazzaroni criaient plus haut et gesticulaient plus fort; les cochers devenaient insolens, et faisaient leurs conditions au lieu de les recevoir; enfin, les hôtels s'emplissaient d'étrangers, qu'amenaient de Rome les diligences, ou qu'apportaient de Civita-Vecchia et de Palerme les bateaux à vapeur.

Il y avait aussi recrudescence de carillons; tout à coup une cloche se mettait à sonner hors de son heure: on courait à l'église d'où partait ce bruit pour s'informer des motifs de ce concert inattendu; le lazzarone, qui s'ébattait en pendillant au bout de sa corde, vous répondait tout bonnement que la cloche sonnait parce qu'elle était joyeuse.

Le Vésuve, de son côté, lançait une fumée plus noire le jour et plus rouge la nuit; le soir, à la base de cette colonne de vapeur qui montait en tournoyant, et qui s'épanouissait dans le ciel comme la cime d'un pin gigantesque, on voyait surgir des langues de flamme pareilles aux dards d'un serpent. Tout le monde parlait d'une éruption prochaine; et, à force de l'entendre annoncer comme inévitable, nous avions fini par compter dessus, et la classer à son endroit dans le programme de la fête.

La surveille, toutes les populations voisines commencèrent à déborder dans la ville: c'étaient les pêcheurs de Sorrente, de Resina, de Castellamare et de Capri, dans leurs plus beaux costumes; c'étaient les femmes d'Ischia, de Nettuno, de Procida et d'Averse, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diaprée, joyeuse, dorée, bruyante, passait de temps en temps une vieille femme, aux cheveux gris épars comme ceux de la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s'inquiéter des coups qu'elle donnait; entourée au reste par tout son chemin de respect et de vénération: c'était une des nourrices ou des parentes de saint Janvier: toutes les vieilles femmes, de Sainte-Lucie à Mergellina, sont parentes de saint Janvier et descendent de celle que l'aveugle guéri rencontra dans le cirque de Pouzzoles, recueillant dans une fiole le sang du saint.

Toute la nuit les cloches sonnèrent à folles volées: on eût dit qu'un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolées les unes des autres et dans une indépendance tout individuelle.

La veille du miracle, nous fûmes réveillés à dix heures du matin par une rumeur effroyable. Nous mîmes le nez à la fenêtre, les rues semblaient des canaux roulant à pleins bords la population de Naples et des environs; toute cette foule se rendait à l'archevêché pour prendre sa place à la procession. Cette procession va de la chapelle au Trésor, domicile habituel de saint Janvier, à la cathédrale de Sainte-Claire, métropole des rois de Naples; et dans laquelle le saint doit accomplir son miracle.

Nous suivîmes la foule, et nous allâmes gagner la maison de Duprez, qui demeurait justement sur le passage de la procession, et qui nous avait offert place à ses fenêtres.

Nous mîmes plus d'une heure à faire cinq cents pas.

Par bonheur, la procession, qui part de l'archevêché avant le jour, n'arrive à la cathédrale qu'à la nuit fermée: il lui faut d'ordinaire quatorze ou quinze heures pour accomplir un trajet d'un kilomètre à peu près.

Elle se compose, comme nous l'avons dit, non seulement de la ville tout entière, mais encore des populations environnantes, divisées par castes et confréries. La noblesse doit marcher la première, puis viennent les corporations. Malheureusement, grâce au caractère parfaitement indépendant de la nation napolitaine, personne ne garde ses rangs; j'étais depuis une heure à la fenêtre, demandant quand viendrait la procession à tous mes voisins, qui, étrangers comme moi, se faisaient les uns aux autres la même question, lorsqu'un Napolitain survint et nous dit que cette foule plus ou moins endimanchée, ces ouvriers poudrés à blanc, habillés de noir, de vert, de rouge, de jaune et de gorge de pigeon, avec leurs culottes courtes de mille couleurs, leurs bas chinés, escarpins à boucles, marchant par groupes de quinze ou vingt, s'arrêtant pour causer avec leurs connaissances, faisant halte pour boire à la porte des cabarets, criant pour qu'on leur apportât des tranches de cocomero et des verres de sambuco, étaient la procession elle-même.

Ce fut un trait de lumière: je regardai plus attentivement, et je vis en effet une double ligne de soldats placée sur toute la longueur de la rue, portant au bras le fusil orné d'un bouquet, et destinée comme une digue à resserrer le torrent dans son lit; mission dont, malgré toute sa bonne volonté et la rigueur de la consigne, elle ne pouvait parvenir à s'acquitter.

La procession, que je reconnaissais maintenant pour telle, s'en allait vagabonde et indépendante, comme la Durance, battant de ses flots les maisons, et de préférence la porte des cabarets; s'arrêtant tout à coup sans qu'il y eût une cause visible à cette station; se remettant en marche sans qu'on pût deviner le motif qui lui rendait le mouvement; pareille, enfin, à ces fleuves aux cours contraires, dont il est, grâce à leur double remou, presque impossible de distinguer la véritable direction.

Au milieu de tout cela, on voyait de temps en temps briller le riche uniforme d'un officier napolitain, marchant nonchalamment, un cierge renversé à la main, et escorté de quatre ou cinq lazzaroni, se heurtant, se culbutant, se renversant, pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire tombant de son cierge; tandis que l'officier, la tête haute, sans s'occuper de ce qui se passait à ses pieds, faisait largesse de sa cire, lorgnait les dames amassées aux fenêtres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l'air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, lui envoyaient leurs bouquets en échange de ses clins d'oeil.

Puis venaient, précédés de la croix et de la bannière, mêlés au peuple, dont le flot les enveloppait sans cesse en les isolant les uns des autres, des moines de tous les ordres et de toutes couleurs: capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chaussés et déchaussés; les uns au corps gras, gros, rond, court, avec une tête enluminée posée carrément sur de larges épaules: ceux-là s'en allaient causant, chantant, offrant du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, et regardant, peut-être un peu plus charnellement que ne le permettait la règle de leur ordre, les jeunes filles groupées sur les bornes ou appuyées sur l'épaule des soldats pour les voir passer; les autres, maigris par le jeûne, pâlis par l'abstinence, affaiblis par les austérités, levant au ciel leur front jaune, leurs joues livides et leurs yeux caves; marchant sans voir où le flot humain les emportait; fantômes vivans, qui s'étaient fait un enfer de ce monde, dans l'espoir que cet enfer les conduirait droit au paradis, et qui recueillaient en ce moment le fruit de leurs douleurs claustrales, par le respect craintif et religieux dont ils étaient environnés. C'était l'endroit et l'envers de la vie monastique.

De temps en temps, lorsque les stations étaient trop longues, ou lorsque le désordre était trop grand, le ceremoniere lâchait sur les traînards ses estafiers armés d'une longue baguette d'ébène, comme fait le berger en envoyant ses chiens après les moutons récalcitrans; alors, cédant à cette mesure de répression, les buveurs, les causeurs et les priseurs finissaient par reprendre tant bien que mal un rang quelconque, et la procession faisait quelques pas en avant.

Cependant, comme on le comprend bien, cette procession qui n'avait pas encore de queue avait une tête; vers les onze heures du matin cette tête arrivait à la cathédrale, entrait par la porte du milieu, et commençait à déposer ses bouquets et ses cierges devant l'autel où était exposé le buste de saint Janvier; puis, ressortant par les portes latérales, chacun s'en allait à sa besogne: les moines à leurs dîners, les officiers à leurs amours, les corporations à leur sieste, les lazzaroni à de nouveaux cierges.

Et ainsi de suite, au fur et à mesure que les masses se succédaient.

Les masses se succédèrent ainsi jusqu'à six heures du soir; à six heures du soir, la procession commença à prendre une forme un peu plus régulière.

D'abord nous vîmes paraître, précédée par des bouffées d'harmonie qui, entre toutes les rumeurs populaires, étaient déjà venues jusqu'à nous, la musique des gardes royales, exécutant les airs les plus à la mode de Rossini, de Mercadante et de Donizetti; ensuite les séminaristes en surplis, et marchant deux à deux dans le plus grand ordre; puis enfin les soixante-quinze statues d'argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l'avons dit, forment la cour de saint Janvier.

A l'approche des ces statues, un autre spectacle nous attendait; on nous l'avait réservé pour le dernier, sans doute parce qu'il était le plus curieux.

Comme nous l'avons dit, les saints qui composent le cortége de saint Janvier ne sont pas choisis dans l'aristocratie du calendrier, mais, au contraire, parmi les parvenus de la finance: il en résulte qu'il y a sur les élus de la Chaussée-d'Antin napolitaine bien des choses à dire et même des cancans de faits; et comme le peuple, ainsi que nous l'avons dit, met saint Janvier au dessus de toute chose, et ne voit rien, ni avant, ni après lui, ces saints, subordonnés à leur bienheureux patron, sont, à mesure qu'ils paraissent, exposés aux quolibets les plus piquans et les plus réitérés; ce qui ne serait pas encore trop grand'chose pour les saints; mais ce qui devient grave pour eux, c'est qu'il n'y a pas une peccadille de la vie publique ou privée ces malheureux élus qui échappe à la censure des spectateurs. On reproche à saint Paul son idolâtrie, à saint Pierre ses trahisons, à saint Augustin ses fredaines, à sainte Thérèse son extase, à saint François Borgia ses principes, à saint Antoine son usurpation, à saint Gaëtan son insouciance; et cela, en des termes, avec des cris, avec des vociférations, avec des gestes qui font le plus grand honneur au bon caractère des saints, et qui prouvent qu'à la tête des vertus qui leur ont ouvert le paradis marchaient la patience et l'humilité.

Chacune de ces statues s'avançait, portée sur les épaules de six fachini et précédée par six prêtres, et chacune d'elles soulevait tout le long de sa route le hourra toujours prolongé et toujours croissant que nous avons dit.

Puis, ainsi apostrophées, les statues arrivent enfin à l'église Sainte-Claire, font humblement la révérence à saint Janvier, qui est exposé sur le côté droit de l'autel, et se retirent.

Après les saints vient l'archevêque, porté dans une riche litière et tenant en main les fioles du sang miraculeux.

L'archevêque dépose ses fioles dans le tabernacle, puis tout est fini pour ce jour-là.

Chacun s'en retourne à ses amours, à ses plaisirs ou à ses affaires; les cloches seules n'ont point de repos et continuent de sonner arec une allégresse qui ressemble au désespoir.

Ce branle universel et continuel dura toute la nuit.

A sept heures du matin nous nous levâmes; Naples se précipitait vers l'église Sainte-Claire: il ne s'agissait, cette fois, ni de demander les chevaux ni d'appeler sa voiture; la circulation de tout véhicule était interdite. Nous descendîmes nos deux étages, nous nous arrêtâmes un instant sur la porte, puis nous nous abandonnâmes à la foule et nous laissâmes emporter par le tourbillon.

Le torrent nous mena droit à l'église de Sainte-Claire. Le vaste édifice était encombré; mais, grâce à l'ambassade française, nous avions eu des billets réservés. A la vue de nos posti distinti, les sentinelles nous firent faire place et nous gagnâmes nos tribunes.

Voici le spectacle que présentait l'église:

Sur le maître-autel étaient: d'un côté, le buste de saint Janvier; de l'autre, la fiole contenant le sang.

Un chanoine était de garde devant l'autel.

A droite et à gauche de l'autel, étaient deux tribunes;

La tribune de gauche, chargée de musiciens attendant, leurs instrumens à la main, que le miracle se fît pour le célébrer;

La tribune de droite, encombrée de vieilles femmes s'intitulant parentes de saint Janvier et se chargeant d'activer le miracle si par hasard le miracle se faisait attendre.

Au bas des marches de l'autel s'étendait une grande balustrade où venaient tour à tour s'agenouiller les fidèles; le chanoine alors prenait la fiole, la leur faisait baiser, leur montrait le sang parfaitement coagulé; puis les fidèles satisfaits se retiraient pour faire place à d'autres, qui venaient baiser la fiole à leur tour, constater de leur côté la coagulation du sang, puis se retiraient encore cédant la place a leurs successeurs, et ainsi de suite.

Les mêmes peuvent revenir trois, quatre, cinq et six fois, tant qu'ils veulent enfin; seulement ils ne peuvent pas rester deux fois de suite: une fois la fiole baisée, une fois la coagulation du sang constatée, il faut qu'ils se retirent.

Le reste de l'église forme une mer de têtes humaines, au dessus de laquelle apparaissent comme des îles chargées de femmes, d'hommes, de plumes, de crachats, de rubans, d'épaulettes et d'écharpes; la tribune des princes, la tribune des ambassadeurs et la tribune dei posti distinti.

Princes, ambassadeurs, posti distinti peuvent descendre de leur échafaudage, aller baiser la fiole, constater la coagulation du sang et revenir à leur place: seulement, pendant ce trajet, ils risquent d'être étouffés comme de simples mortels.

La première chose que nous fîmes fut de nous agenouiller à la balustrade; le chanoine de garde nous présenta la fiole, que nous baisâmes; puis il nous fit voir le sang desséché, qui se tenait collé aux parois.

Nous revîmes prendre noire place: Jadin laissa dans le trajet un pan de son habit, moi un mouchoir de poche.

Puis nous attendîmes.

Les foules se succédèrent ainsi depuis le moment de notre entrée, c'est-à-dire depuis trois heures du matin, jusqu'à huit heures de l'après-midi.

A trois heures de l'après-midi, des murmures commencèrent à se faire entendre, et quelques malintentionnés répandaient le bruit que le miracle ne se ferait pas.

Vers trois heures et demie, les murmures augmentèrent d'une façon effrayante: cela commençait par une espèce de plainte, et cela montait jusqu'aux rugissemens. Les parentes de saint Janvier jetèrent quelques injures au saint qui se faisait ainsi prier.

A quatre heures, il y avait presque émeute: on trépignait, on vociférait, on montrait des poings; le chanoine de garde (on avait renouvelé les chanoines d'heure en heure) s'approcha de la balustrade et dit:

—Il y a sans doute des hérétiques dans l'assemblée. Que les hérétiques sortent, ou le miracle ne se fera pas.

A ces mots, une clameur épouvantable s'éleva de toutes les parties de la cathédrale, hurlant:—Dehors les hérétiques! à bas les hérétiques! à mort les hérétiques!

Une douzaine d'Anglais, qui étaient aux tribunes, descendirent alors de leur échafaudage, au milieux des cris, des huées et des vociférations de la foule; une escouade de fantassins, conduite par un officier, l'épée nue à la main, les enveloppa, afin qu'ils ne fussent pas mis en pièces par le peuple, et les accompagna hors de l'église, où je ne sais pas ce qu'ils devinrent.

Leur expulsion amena un moment de silence, pendant lequel la foule, émue et soulevée, reprit le mouvement qui la reportait vers l'autel pour baiser la fiole, et s'éloignait de l'autel quand la fiole était baisée.

Une heure à peu près s'écoula dans l'attente, et sans que le miracle se fit. Pendant celle heure, la foule fut assez tranquille; mais c'était le calme qui précède l'orage. Bientôt les rumeurs recommencèrent, les grondemens se firent entendre de nouveau, quelques clameurs sauvages et isolées éclatèrent. Enfin, cris tumultueux, vociférations, grondemens, rumeurs, se fondirent dans un rugissement universel dont rien ne peut donner une idée.

Le chanoine demanda une seconde fois s'il y avait des hérétiques dans l'assemblée; mais cette fois personne ne répondit. Si quelque malheureux Anglais, Russe ou Grec se fût dénoncé en répondant à cet appel, il eût été certainement mis en morceaux, sans qu'aucune force militaire, sans qu'aucune protection humaine eût pu le sauver.

Alors les parentes de saint Janvier se mêlèrent à la partie: c'était quelque chose de hideux que ces vingt ou trente mégères arrachant leur bonnet de rage, menaçant saint Janvier du poing, invectivant leur parent de toute la force de leurs poumons, hurlant les injures les plus grossières, vociférant les menaces les plus terribles, insultant le saint sur son autel, comme une populace ivre eût pu faire d'un parricide sur un échafaud.

Au milieu de ce sabbat infernal, tout à coup le prêtre éleva la fiole en l'air, criant:—Gloire à saint Janvier, le miracle est fait!

Aussitôt tout changea.

Chacun se jeta la face contre terre. Aux injures, aux vociférations, aux cris, aux clameurs, aux rugissemens, succédèrent les gémissemens, les plaintes, les pleurs, les sanglots. Toute cette populace, folle de joie, se roulait, se relevait, s'embrassait, criant:—Miracle! miracle! et demandait pardon à saint Janvier, en agitant ses mouchoirs trempés de larmes, des excès auxquels elle venait de se porter à son endroit.

Au même instant, les musiciens commencèrent à jouer et les chantres à chanter le Te Deum, tandis qu'un coup de canon tiré au fort Saint-Elme, et dont le bruit vint retentir jusque dans l'église, annonçait à la ville et au monde, urbi et orbi, que le miracle était fait.

En effet, la foule se précipita vers l'autel, nous comme les autres. Ainsi que la première fois, on nous donna la fiole à baiser; mais, de parfaitement coagulé qu'il était d'abord, le sang était devenu parfaitement liquide.

C'est, comme nous l'avons dit, dans cette liquéfaction que consiste le miracle.

Et il y avait bien véritablement miracle, car c'était toujours la même fiole; le prêtre ne l'avait touchée que pour la prendre sur l'autel et la faire baiser aux assistans, et ceux qui venaient de la baiser ne l'avaient pas un instant perdue de vue.

La liquéfaction s'était faite au moment où la fiole était posée sur l'autel, et où le prêtre, à dix pas de la fiole à peu près, apostrophait les parentes de saint Janvier.

Maintenant, que le doute dresse sa tête pour nier, que la science élève sa voix pour contredire; voilà ce qui est, voilà ce qui se fait, ce qui se fait sans mystère, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait à la vue de tous. La philosophie du dix-huitième siècle et la chimie moderne y ont perdu leur latin: Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre à cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont usé leurs dents.

Maintenant, est-ce un secret gardé par les chanoines du Trésor et conservé de génération en génération depuis le quatrième siècle jusqu'à nous?

Cela est possible; mais alors cette fidélité, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle.

J'aime donc mieux croire tout bonnement au miracle; et, pour ma part. je déclare que j'y crois.

Le soir, toute la ville était illuminée et l'on dansait dans les rues.

XXIII

Saint Antoine usurpateur.

Maintenant, et après ce que nous venons de dire de la popularité de saint Janvier, croirait-on une chose? C'est que, comme une puissance terrestre, comme un simple roi de chair et d'os, comme un Stuart, ou comme un Bourbon, un jour vint où Saint Janvier fut détrôné.

Il est juste d'ajouter que c'était en 99, époque du détrônement général sur la terre comme au ciel; il est vrai de dire que c'était pendant cette période étrange où Dieu lui-même, chassé de son paradis, eut besoin, pour reparaître en France sous le nom de l'Être-Suprême, d'un laissez-passer de la Convention nationale signé par Maximilien Robespierre.

Ceux qui douteront de la chose pourront, en passant dans le faubourg du Roule, jeter les yeux sur le fronton de l'église Saint-Philippe; ils y liront encore cette inscription, mal effacée:

«Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être-Suprème et l'immortalité de l'âme.»

Or, comme nous le disions, ce fut en 1799, dans le seizième siècle du patronat de saint Janvier, MM. Barras, Rewbel, Gohier et autres régnant en France sous le nom de directeurs, que la chose arriva.

Voici à quelle occasion:

Le 23 janvier 1799, après une défense de trois jours, pendant lesquels les lazzaroni, armés de pierres et de bâtons seulement, avaient tenu tête aux meilleures troupes de la république, Naples s'était rendue à Championnet, et, grâce à un discours que le général en chef avait fait aux Napolitains dans leur propre langue, et par lequel il leur avait prouvé que tout ce qui s'était passé était un malentendu, l'armée républicaine avait fait son entrée dans la ville, criant:—Vive saint Janvier! tandis que de leur côté les lazzaroni criaient:—Vivent les Français!

Pendant la nuit, on enterra quatre mille morts, victimes de ce malentendu, et tout fut dit.

Cependant, comme on le pensa bien, cette entrée, toute fraternelle qu'elle était, avait amené un changement notable dans les affaires du gouvernement: le parti républicain l'emportait; il se mit donc à établir une république, laquelle prit le nom de république parthénopéenne.

Le jour où elle fut proclamée, il y eut un grand banquet que le général Championnet donna aux membres du nouveau gouvernement, dans l'ancien palais du roi, devenu palais national.

Ce banquet réjouit beaucoup les lazzaroni, qui virent dîner leurs représentans, et qui s'assurèrent que les libéraux n'étaient point des anthropophages, comme on le leur avait dit.

Le lendemain, le général Championnet, suivi de tout son état-major, se transporta en grande pompe dans la cathédrale de Sainte-Claire, pour rendre grâces à Dieu du rétablissement de la paix, adorer les reliques de saint Janvier, et implorer sa protection pour la ville de Naples, malgré son changement de gouvernement.

Cette cérémonie, à laquelle assista autant de peuple que l'église put en contenir, fut fort agréable aux lazzaroni, qui reconnurent, vu le silence du saint et le recueillement du général et de son état-major, que les Français n'étaient point des hérétiques, comme on le leur avait assuré.

Le surlendemain on planta des arbres de là Liberté sut toutes les places de Naples, au son de la musique militaire française et de la musique civile napolitaine.

Cet essai d'horticulture championnienne mit le comble à l'enthousiasme des lazzaroni, qui aiment la musique et qui adorent l'ombre.

Alors commencèrent ce que l'on appelle les réformes; ce fut la pierre d'achoppement de la nouvelle république.

On abolit les droits sur le vin, et le peuple laissa faire sans rien dire.

On abolit les droits sur le tabac, et le peuple toléra encore cette abolition.

On abolit le droit sur le sel, et le peuple commença à murmurer.

On abolit les droits sur le poisson, et le peuple cria plus fort.

Enfin, on abolit le titre d'excellence, et le peuple se fâcha tout à fait.

Bon et excellent peuple, qui regardait chaque abolition d'impôt comme un outrage fait à ses droits, et qui pourtant ne se révolta réellement que lorsqu'on abolit le titre d'excellence, qui cependant, comme il le disait lui-même, n'avait rien fait au nouveau gouvernement.

Malheureusement, le nouveau gouvernement ne tint aucun compte des réclamations des lazzaroni, et continua ses réformes, fier et fort qu'il était de l'appui de l'armée française.

Mais cet appui, comme on le comprend bien, révéla aux Napolitains qu'il y avait connivence entre l'armée française et le gouvernement qui les opprimait en leur enlevant les uns après les autres leurs impôts les plus anciens et les plus sacrés. Dès lors les Français, d'abord combattus comme des hérétiques, puis accueillis comme des libérateurs, puis fêtés comme des frères, furent regardés comme des ennemis, et le bruit commença à se répandre, du château de l'Oeuf à Capo-di-Monte, et du pont de la Maddalena à la grotte de Pouzzoles, que saint Janvier, pour punir la ville de Naples de la confiance qu'elle avait eue en eux, ne ferait point son miracle le premier dimanche du mois de mai, comme c'est son habitude de le faire depuis quatorze siècles au jour sus-indiqué.

Cette désastreuse nouvelle fit grande sensation; chacun en s'abordant se demandait:—Avez-vous entendu dire que saint Janvier ne fera pas son miracle cette année? On se répondait:—Je l'ai entendu dire; et les interlocuteurs, regardant le ciel en soupirant, secouaient la tête et se quittaient en murmurant:

—C'est la faute de ces gueux de Français!

Bientôt on commença, aux heures de l'appel, à remarquer des absences dans les rangs. Le rapport en fut fait au général Championnet, qui ne douta point un seul instant que les absens n'eussent été jetés à la mer.

Quelques jours avant celui où le miracle devait avoir lieu, on trouva trois soldats inanimés: un dans la rue Porta-Capouana, le second dans la rue Saint-Joseph, le troisième sur la place du Marché-Neuf.

Un d'eux, avait encore dans la poitrine le couteau qui l'avait tué, et au manche du couteau était attachée celle inscription:

«Meurent ainsi tous ces hérétiques de Français, qui sont cause que saint Janvier ne fera pas son miracle!»

Le général Championnet vit alors qu'il était fort important pour son salut et pour le salut de l'armée que le miracle se fit.

Il décida donc que d'une façon ou de l'autre le miracle se ferait.

A mesure que le premier dimanche de mai approchait, les démonstrations devenaient plus hostiles et les menaces plus ouvertes.

La veille du grand jour arriva: la procession eut lieu comme d'habitude; seulement, au lieu de défiler entre deux lignes de soldats napolitains, elle défila entre une haie de grenadiers français et une haie de troupes indigènes.

Toute la nuit les patrouilles furent faites, moitié par les soldats de la république parthénopéenne, et moitié par les soldats de la république française. Il y avait pour les deux nations un même mot d'ordre franco-italien.

La nuit, quelques cloches isolées sonnèrent; mais au lieu de ce joyeux carillon qui leur est habituel, elles ne jetèrent dans l'air que de lugubres volées. Ces tintemens rappelèrent au général Championnet celui des Vêpres Siciliennes et il promit de ne pas se laisser surprendre comme l'avait fait Charles d'Anjou.

Le matin, chacun s'avança vers l'église de Sainte-Claire morne et silencieux. C'était un trop grand contraste avec le caractère napolitain pour qu'il ne fût pas remarqué. Le général, à l'exception des hommes de service, consigna les soldats dans les casernes, en leur donnant l'ordre de se tenir prêts à marcher au premier appel.

La journée s'écoula sous un aspect sombre et menaçant. Cependant, comme le miracle ne s'accomplit d'ordinaire que de trois à six heures du soir, jusque-là il n'y eut encore trop rien à dire; mais cette heure arrivée, les vociférations commencèrent; seulement, cette fois, au lieu de s'adresser au saint, c'était les Français qu'elles attaquaient. Comme le général assistait à la cérémonie avec son état-major et qu'il entendait parfaitement le patois napolitain, il ne perdit pas un mot de toutes les menaces qui lui étaient faites.

A six heures, les vociférations se changèrent en hurlemens, les bras commencèrent à sortir des manteaux et les couteaux à sortir des poches. Bras et couteaux se dirigeaient vers le général et vers son état-major, qui demeuraient aussi impassibles que s'ils n'eussent rien compris ou que si la chose ne les eût point regardés.

A huit heures, c'étaient des rugissemens à ne plus s'entendre, ceux de la rue répondaient à ceux de l'église; les grenadiers regardaient le général pour savoir si eux aussi ne tireraient pas la baïonnette. Le général était impassible.

A huit heures et demie, comme le tumulte redoublait, le général se pencha vers un aide-de-camp et lui dit quelques mois à l'oreille. L'aide-de-camp descendit de l'échafaudage, traversa la double haie de soldats français et napolitains qui conduisait au choeur, se mêla à la foule des fidèles qui se pressaient pour aller baiser la fiole, arriva jusqu'à la balustrade, se mit à genoux et attendit son tour.

Au bout de cinq minutes, le chanoine prit sur l'autel la fiole renfermant le sang parfaitement coagulé; ce qui était, vu l'heure avancée, une grande preuve de la colère de saint Janvier contre les Français; la leva en l'air, pour que personne ne doutât de l'état dans lequel elle était; puis il commença à la faire baiser à la ronde.

Lorsqu'il arriva devant l'aide-de-camp, celui-ci, tout en baisant la fiole, lui prit la main. Le chanoine fit un mouvement.

—Un mot, mon père, dit le jeune officier.

—Que me voulez-vous? demanda le prêtre.

—Je veux vous dire, de la part du général en chef, reprit l'aide-de-camp, que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure vous serez fusillé.

Le chanoine laissa tomber la fiole, que le jeune aide-de-camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'eût touché la terre, et qu'il lui rendit aussitôt avec les marques de la plus profonde dévotion; puis il se leva, et revint prendre sa place près du général.

—Eh bien? dit Championnet.

—Eh bien! dit l'aide-de-camp, soyez tranquille, général, dans dix minutes le miracle sera fait.

L'aide-de-camp avait dit la vérité: seulement il s'était trompé de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, le chanoine leva la fiole en criant:—Il miracolo e fatto. Le sang était en pleine liquéfaction.

Mais au lieu de cris de joie et de transports d'allégresse qui accueillaient ordinairement cette heure solennelle, toute cette foule, déçue dans son espoir, s'écouta dans un morne silence: la promesse faite au nom de saint Janvier n'avait pas été tenue; malgré la présence des Français, le miracle s'était accompli. Saint Janvier ne les regardait donc pas comme des ennemis; c'était à n'y plus rien comprendre; et comme ni le chanoine ni le général ne révélèrent pour le moment la petite conversation qu'ils avaient eue ensemble par l'organe du jeune aide-de-camp, personne en effet n'y comprit rien.

Il en résulta que de mauvais soupçons planèrent sur saint Janvier: on l'accusa tout bas de s'être laissé séduire par de belles paroles, et de tourner tout doucement au républicanisme.

Ce bruit fut la première atteinte portée au pouvoir spirituel et temporel de saint Janvier.

Nous avons dit ailleurs comment les choses suivirent un autre cours que celui auquel on s'attendait. Les Français, battus dans l'Italie occidentale, rappelèrent les troupes qui occupaient Naples: le général Macdonald, qui avait remplacé le général Championnet, évacua la capitale, laissant la république parthénopéenne à elle-même. Trois mois après, la pauvre république n'existait plus.

Il y eut alors une réaction terrible contre tout ce qui avait subi l'influence du parti français. Nous avons raconté les supplices de Caracciolo, d'Hector Caraffa, de Cirillo et d'Éléonore Pimentale; pendant deux mois, Naples fut une vaste boucherie. Que ceux qui en ont le courage ouvrent Coletta et fassent avec lui le tour de cet effroyable charnier.

Cependant, lorsque les lazzaroni eurent tout tué ou tout proscrit, force leur fut de s'arrêter. On regarda alors de tous côtés, pour voir si l'on n'avait oublié personne, avant de déraciner les potences, de démonter les échafauds et d'éteindre les bûchers; tout était muet et désert comme une tombe; il n'y avait que des bourreaux sur les places, des spectateurs aux fenêtres, mais plus de victimes.

Quelqu'un pensa alors à saint Janvier, lequel avait fait son miracle d'une façon si anti-nationale et surtout si inattendue.

Mais saint Janvier n'était pas une de ces puissances d'un jour, à laquelle on s'attaque sans s'inquiéter de ce qu'il en résultera: saint Janvier avait vu passer les Grecs, les Goths, les Sarrasins, les Normands, les Souabes, les Angevins, les Espagnols, les vice-rois, et les rois, et saint Janvier était toujours debout; de sorte que ce fut tout bas et presque en tremblant que le premier qui accusa saint Janvier formula son accusation.

Mais, justement à cause de cette longue popularité saint Janvier avait au fond beaucoup plus d'ennemis qu'on ne lui en connaissait. Si bienveillant, si puissant, si attentif qu'il fût, il lui avait été impossible, au milieu du concert de demandes qui monte éternellement jusqu'à lui, d'entendre et d'exaucer tout le monde; il s'était donc, sans qu'il s'en doutât lui-même, fait une foule de mécontens, lesquels n'osaient rien dire tant qu'ils se croyaient isolés, mais se rallièrent immédiatement au premier accusateur qui éleva la voix; il en résulta que, contre son attente, celui-ci eut un succès auquel il ne s'était pas attendu.

Du moment qu'on n'avait pas mis l'accusateur en pièces, on l'éleva sur un pavois: aussitôt chacun fit chorus; il n'y eut pas jusqu'au plus petit lazzarone qui ne formulât sa petite accusation. Saint Janvier, d'abord soupçonné d'indifférence, fut bientôt taxé de trahison; on l'appela libéral, on l'appela révolutionnaire, on l'appela jacobin. On courut à la chapelle du Trédor, qu'on pilla préalablement; puis on prit la statue du saint, on lui attacha une corde au cou, on la traîna sur le Môle, on la jeta à la mer.

Quelques voix s'élevèrent bien parmi les pêcheurs contre cette exécution, qui sentait son 2 septembre d'une lieue; mais ces voix furent aussitôt couvertes par les vociférations de la populace, qui criait:—A bas saint Janvier! saint Janvier à la mer!

Saint Janvier subit donc une seconde fois le martyre, et fut jeté dans les flots; il est vrai que cette fois il était exécuté en effigie.

Mais saint Janvier ne fut pas plus tôt à la mer que la ville de Naples se trouva sans patron, et que, habituée comme elle l'était à une protection miraculeuse, elle sentit de la façon la plus déplorable l'isolement dans lequel elle se trouvait.

Son premier mouvement, son mouvement naturel, fut de recourir à l'un de ses soixante-quinze patrons secondaires, et de lui transmettre la survivance de saint Janvier.

Malheureusement ce n'était pas chose facile à faire; les saints supérieurs étaient occupés ailleurs: saint Pierre avait Rome, saint Paul avait Londres, saint François avait Assise, saint Charles Borromée Arona; chacun enfin avait sa ville qu'il avait toujours protégée comme saint Janvier avait protégé Naples, et il n'y avait pas lieu d'espérer que, quelque espérance d'avancement que lui donnât cette nouvelle nomination, il abandonnât son peuple pour un peuple nouveau. D'un autre côté en partageant son patronage, il y avait à craindre que le saint n'eût plus de besogne qu'il n'en pouvait faire, et n'étreignît mal pour trop embrasser.

Restaient, il est vrai, les saintes, qui, grâce à l'établissement presque général de la lui salique, ont plus de temps à elles que les saints; mais c'était un pauvre successeur à donner à saint Janvier qu'une femme, et les Napolitains étaient trop fiers pour laisser ainsi tomber le patronage de leur ville en quenouille.

Pendant ce temps, toutes sortes de brigues s'ourdissaient: chacun présentait son saint, exagérait ses mérites, doublait ses qualités, s'engageait pour lui et en son nom, répondait de sa bonne volonté; il n'y eut pas jusqu'à saint Gaëtan qui n'eût ses prôneurs. Mais on comprend que c'était un mauvais antécédent pour le saint que de s'être laissé voler lui-même, et de n'avoir pas pu se retrouver. Aussi san Gaëtan n'eut-il pas un instant de chance, et ne fut-il nommé que pour mémoire.

On résolut de faire un conclave où les mérites des prétendans seraient examinés, et d'où sortirait le plus digne. Les noms des soixante-quinze saints furent proclamés; après chaque proclamation, chacun eut la liberté de se lever et de dire en faveur du dernier nommé tout ce que bon lui semblerait; la liberté entière de vote fut accordée; et, pour que ces votes fussent essentiellement libres, on décréta que le scrutin sérait secret.

Au troisième tour de scrutin, saint Antoine fut élu.

Ce qui avait surtout plaidé en faveur de saint Antoine, c'est qu'il est patron du feu.

Or, Naples étant incessamment menacée, comme Sodome et Gomorrhe, de périr de combustion instantanée, voyait une certaine sécurité dans le choix d'un patron qui tenait particulièrement sous sa dépendance l'élément mortel et redouté.

Mais Naples n'avait pas songé à une chose, c'est qu'il y a feu et feu, comme il y a fagots et fagots. Saint Antoine était le patron du feu causé par accident, par inadvertance, par maladresse; il était souverain contre tout incendie ayant pour principe une cause humaine; mais saint Antoine ne pouvait rien contre le feu du ciel, ni contre le feu de la terre; saint Antoine était impuissant contre la foudre et contre la lave, contre les orages et contre les volcans. A part le soin avec lequel il s'était gardé jusque-là, saint Antoine n'était donc pas pour Naples un patron de beaucoup supérieur à saint Gaëtan.

Saint Antoine n'en fut pas moins proclamé patron de Naples au milieu de l'allégresse générale. Il y eut des danses, des fêtes, des joutes sur l'eau, des distributions gratis, des spectacles en plein air et des feux d'artifice; de sorte que saint Antoine se crut aussi solide à son poste que l'avaient été successivement les vingt-trois empereurs romains successeurs de Charlemagne, ou les deux cent cinquante-sept papes successeurs de saint Pierre.

Saint Antoine comptait sans le Vésuve.

Six mois s'écoulèrent sans qu'aucun événement vint porter atteinte à la popularité du nouveau patron; deux, ou trois incendies avaient même eu lieu dans la ville, qui avaient été miraculeusement réprimés par la seule présence de la châsse du saint: de sorte que non seulement on commençait d'oublier saint Janvier, mais qu'il y, avait même des courtisans du pouvoir qui proposaient de jeter bas la statue de l'ex-patron de Naples que, par oubli sans doute, on avait laissée debout à la tête du ponte della Maddalena.

Heureusement l'exaspération était calmée, et cette proposition de vengeance rétroactive n'eut aucun résultat.

Tout semblait donc marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, lorsqu'un beau matin on s'aperçut que la fumée du Vésuve s'épaississait sensiblement et montait au ciel avec uni violence et une rapidité extraordinaires. En même temps, des bruits souterrains commencèrent à se faire entendre; les chiens hurlaient lamentablement, et de nombreuses troupes d'oiseaux effrayés tournoyaient en l'air, s'abattant pour un instant, puis reprenant leur vol aussitôt, comme s'ils eussent craint de se reposer sur une chose qui avait sa racine dans la terre. De son côté, la mer présentait des phénomènes particuliers tout aussi effrayans; du bleu d'azur qui lui est habituel sous le beau ciel de Naples, elle était passée à une couleur cendrée qui lui ôtait toute sa transparence; et, quoique calme en apparence, quoique aucun vent ne l'agitât, de grosses vagues isolées montaient, bouillonnant et venaient crever à la surface en répandant une forte odeur de soufre. Parfois aussi, comme s'il y eût eu pour la mer méditerranéenne une marée pareille à celle qui agite le vieil Océan, le flot montait au dessus de son rivage, puis tout a coup reculait, laissant la plage nue, pour revenir bientôt comme il s'était éloigné. Ces présages étaient trop connus pour qu'on doutât un seul instant de ce qu'ils annonçaient: une éruption du Vésuve était imminente.

Dans tout autre moment, Naples s'en serait souciée comme de Colin-Tampon; mais au moment du danger Naples se souvint qu'elle n'avait plus saint Janvier, qui, pendant quatorze siècles, l'avait si bien gardée de son redoutable voisin, que le Vésuve avait eu beau jeter feu et flamme, l'insouciante fille de Panthénope n'avait pas moins continué de se mirer dans son golfe, comme si la chose ne l'eût regardée aucunement. En effet, la Sicile avait été bouleversée, la Calabre avait été détruite; Résina et Torre del Greco, rebâties, l'une sept fois et l'autre neuf, s'étaient autant de fois fondues dans un torrent de la lave, sans que jamais une seule des maisons enfermées dans l'enceinte des murailles de Naples eût été seulement et ébranlée. Aussi la confiance était-elle arrivée à ce point que les Napolitains ne regardaient plus le Vésuve que comme une espèce de phare à la lueur duquel ils voyaient le bouleversement du reste du monde sans qu'eux-mêmes eussent à craindre d'être bouleversés. Mais cette fois un vague instinct de malheur leur disait qu'il n'en était plus ainsi. Avec saint Janvier la sécurité avait disparu: le pacte était rompu entre la ville et la montagne.

Aussi, contre l'habitude, une certaine terreur, à la vue de ces signes menaçans, se répandit-elle dans la cité. Au lieu de se coucher aux grondemens de la montagne, les nobles et les bourgeois dans leurs lits, les pêcheurs dans leurs barques, les lazzaroni sur les marches de leurs palais, chacun resta debout et examina avec inquiétude le travail nocturne du volcan. C'était à la fois un magnifique et terrible spectacle, car à chaque instant les présages devenaient plus certains et le danger plus imminent. En effet, de minute en minute la fumée se déroulait plus épaisse, et de temps en temps de longs serpens de flamme, pareils a des éclairs, jaillissaient de la bouche du volcan et se dessinaient sur la spirale sombre qui semblait soutenir le poids du ciel. Enfin, vers les deux heures du matin, une détonation terrible se fit entendre; la terre oscilla, la mer bondit, et la cime du mont, se déchirant comme une grenade trop mûre, donna passage à un fleuve de lave ardente qui, un instant incertain de la direction qu'il devait prendre, s'arrêta comme sur un plateau; puis, comme s'il eût été conduit par une main vengeresse, abandonna son cours accoutumé et s'avança directement vers Naples.

Il n'y avait pas de temps à perdre: une fois sa direction prise, la lave s'avance avec une lente, mais impassible inflexibilité; rien ne la détourne, rien ne la fléchit, rien ne l'arrête; elle tarit les fleuves, elle comble les vallées, elle surmonte les collines; elle enveloppe les maisons, les coupe par leur base, les emporte comme des îles flottantes et les balance à sa surface jusqu'à ce qu'elles s'écroulent dans ses flots. A son approche, l'herbe su dessèche, les feuilles meurent, jaunissent et tombent; la sève des arbres s'évapore; l'écorce éclate et se soulève; le tronc fume et se plaint; la lave est à vingt pas de lui encore, que déjà il se tord, s'embrase, s'enflamme, pareil à ces ifs qu'on prépare pour les fêtes publiques; si bien que, lorsqu'elle l'atteint, le géant foudroyé n'est déjà plus qu'une colonne de cendre qui tombe en poussière, et s'évanouit comme si elle n'avait jamais existé.

La lave s'avançait vers Naples.

On courut à la chapelle du Trésor; on en tira la statue de saint Antoine; six chanoines la prirent sur leur dos, et, suivis d'une partie de la population, s'avancèrent vers l'endroit où menaçait le danger.

Mais ce n'était plus là un de ces incendies sans conséquence sur lesquels saint Antoine n'avait eu qu'à souffler pour les éteindre; c'était une mer de feu qui s'avançait, ruisselant de rocher en rocher, sur une largeur de trois quarts de lieue. Les chanoines portèrent le saint le plus près de la lave qu'il leur fut possible, et là ils entonnèrent le Dies irae, dies illa. Mais, malgré la présence du saint, malgré les chants des chanoines, la lave continua d'avancer. Les chanoines tinrent bon tant qu'ils purent, aussi y eut-il un moment où l'on crut le feu vaincu. Mais ce n'était qu'une fausse joie: saint Antoine fut contraint de reculer.

De ce moment on comprit que tout était perdu. Si le patron de Naples ne pouvait rien pour Naples, quel serait le saint assez puissant pour la sauver? Naples, la ville des délices; Naples, la maison de campagne de Rome du temps d'Auguste; Naples, la reine de la Méditerranée dans tous les temps; Naples allait être ensevelie comme Herculanum et disparaître comme Pompéia. Il lui restait encore deux heures à vivre, puis tout serait dit: Naples aurait vécu!

La lave s'avançait toujours; elle avait atteint d'un côté le chemin de Portici, et commençait à se répandre dans la mer; elle avait dépassé de l'autre le Sebetus et commençait à se répandre dans les jardins. Le centre descendait droit sur l'église de Sainte-Marie-des-Grâces, et allait atteindre le pont della Maddalena.

Tout à coup la statue de marbre de saint Janvier, qui se tenait à la tête du pont les mains jointes, détacha sa main droite de sa main gauche, et, d'un geste suprême et impératif, étendit son bras de marbre vers la rivière de flammes. Aussitôt le volcan se referma; aussitôt la terre cessa de frémir; aussitôt la mer se calma. Puis la lave, après avoir fait encore quelques pas, sentant la source qui l'alimentait se tarir, s'arrêta tout à coup à son tour. Saint Janvier venait de lui dire, comme autrefois Dieu à l'Océan:

—Tu n'iras pas plus loin!

Naples était sauvée!

Sauvée par son ancien patron, par celui qu'elle avait hué, conspué, détrôné, jeté à l'eau, et qui se vengeait de toutes ces humiliations, de toutes ces insultes, de toutes ces injures, comme Jésus-Christ s'était vengé de ses bourreaux, en leur pardonnant.

Il ne faut pas demander si la réaction fut rapide: à l'instant même les cris de: Vive saint Janvier! retentirent d'un bout de la ville à l'autre; toutes les cloches bondirent, toutes les églises chantèrent. On courut à l'endroit où l'on avait jeté la statue de saint Janvier à la mer; on l'enveloppa de filets, et l'on demanda les meilleurs plongeurs pour aller reconnaître l'endroit où gisait le précieux simulacre. Mais alors un vieux pêcheur fit signe qu'on eût à le suivre. Il conduisit toute cette foule à sa cabane; puis, y étant entré seul, il en sortit un instant après tenant la statue du saint dans ses bras.

Le même soir où elle avait été précipitée du haut du Môle, il l'avait retirée de la mer et l'avait précieusement emportée chez lui.

La statue fut aussitôt transportée à la cathédrale de Sainte-Claire, et le lendemain réintégrée en grande pompe dans la chapelle du Trésor.

Quant au pauvre saint Antoine, il fut dégradé de tous ses titres et honneurs, et, à partir de cette heure, classé dans l'esprit des Napolitains un cran plus bas que saint Gaëtan.

Depuis ce jour, la dévotion à saint Janvier, loin de subir quelque nouvelle atteinte, a toujours été en croissant.

J'ai entendu dans une église la prière d'un lazzarone: il demandait à
Dieu de prier saint Janvier de le faire gagner à la loterie.

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