Le corricolo
Et autant Auguste l'a aimé pour ses chants pacifiques pendant la guerre, autant il l'aimera pour ses chants belliqueux pendant la paix.
Ainsi, quand Virgile mourra à Brindes, Auguste ordonnera-t-il en pleurant que ses cendres soient transportées à Naples, dont il savait que son poète favori avait affectionné le séjour.
Peut-être même Auguste était-il venu dans ce tombeau, où je venais à mon tour, et s'était-il adossé à ce même endroit où, adossé moi-même, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire.
Et voilà cependant l'illusion qu'un malheureux savant voulait m'enlever en me disant que ce n'était peut-être pas là le tombeau de Virgile!
IV
LA GROTTE DE POUZZOLES.—LA GROTTE DU CHIEN.
Pendant cette exploration, notre cocher, que notre longue absence ennuyait, était entré dans un cabaret pour se distraire. Lorsque nous redescendîmes vers Chiaja, nous le trouvâmes ivre comme auraient pu l'être Horace ou Gallus. Cette petite infraction aux règles de la tempérance retomba sur nos pauvres chevaux, qui, excités par le fouet de leur maître, nous emportèrent au triple galop vers la grotte de Pouzzoles. Nous eûmes beau dire que nous voulions nous arrêter à l'entrée de cette grotte et la traverser dans toute sa longueur: notre automédon, qui croyait son honneur engagé à nous prouver, par la manière pimpante dont il conduisait, qu'il n'était pas ivre, redoubla de coups, et nous disparûmes dans l'ouverture béante comme si un tourbillon nous emportait.
Malheureusement, à peine avions-nous fait cent pas dans ce corridor de l'enfer que nous accrochâmes une charrette. Le cocher, qui se tenait debout derrière nous, sauta par dessus notre tête, nous sautâmes par dessus celle des chevaux. Les chevaux s'abattirent; une roue du corricolo continua sa route, tandis que l'autre, engagée dans le moyeu de la charrette, s'arrêta court avec le reste de l'équipage. Je crus que nous étions tous anéantis. Heureusement le dieu des ivrognes, qui veillait sur notre cocher, daigna étendre sa protection jusqu'à nous, si indignes que nous en fussions: nous nous relevâmes sans une seule égratignure; les traits seuls du bilancino étaient cassés. On se rappelle que le bilancino est le cheval qui galope près du timonier enfermé dans les brancards.
Notre conducteur nous déclara qu'il lui fallait un quart d'heure pour remettre en ordre son attelage; nous le lui accordâmes d'autant plus volontiers qu'il nous fallait, à nous, le méme temps pour visiter la grotte.
Du temps de Sénèque, où il n'y avait pas de chemins de fer, et où par conséquent on ne perçait pas les montagnes, mais où l'on montait tout simplement par dessus, la grotte de Pouzzoles était une grande curiosité. Aussi s'en préoccupe-t-il plus que de nos jours ne le ferait le dernier ingénieur des ponts et chaussées, et, poétisant cette espèce de cave, qui n'est pas même bonne à mettre du vin, l'appelle-t-il une longue prison, et disserte-t-il sur la force involontaire des impressions. Quant à nous, je ne sais si la cabriole que nous venions de faire avait nui à notre imagination; mais, n'en déplaise à Sénèque, nous ne fûmes impressionnés que par l'abominable odeur d'huile que répandaient les soixante-quatre réverbères allumés dans ce grand terrier.
Malgré ces soixante-quatre réverbères, il y a une telle obscurité dans la grotte de Pouzzoles, que ce ne fut que guidés par la voix avinée de notre cocher que nous parvînmes à retrouver notre corricolo. Nous remontâmes dedans, notre cocher remonta derrière, et, comme pour prouver à nos malheureux chevaux que ce n'était pas lui qui avait tort, il débuta par le plus splendide coup de fouet que jamais chevaux aient reçu depuis les coursiers d'Achille, qui pleurèrent si tendrement leur maître, jusqu'aux mules de don Miguel, qui faillirent si irrespectueusement casser le cou au leur.
Le bilancino et le timonier firent un bond qui manqua démantibuler la voiture; mais, à notre grand étonnement, et quoique tous deux parussent faire des efforts inouïs pour remplir leur devoir, nous ne bougeâmes pas de la place.
Le cocher redoubla, en accompagnant cette fois le cinglement de la lanière de ce petit sifflement habituel aux cochers italiens et avec lequel ils semblent galvaniser leurs chevaux. Les nôtres, à cette double admonestation, redoublèrent de soubresauts et de piétinemens, mais ne firent ni un pas en avant ni un pas en arrière.
Cependant, comme, selon toutes les règles de la dignité humaine, ce n'est jamais aux animaux à deux pieds à céder aux animaux à quatre pattes, notre homme s'entêta et allongea à son équipage un troisième coup de fouet en accompagnant ce coup de fouet d'un juron à faire fendre le Pausilippe. L'impression fut grande sur les malheureux quadrupèdes; ils se cabrèrent, hennirent, firent des écarts à droite, firent des écarts à gauche; mais d'un seul pas en avant, il n'en fut pas question.
Il y avait évidemment quelque mystère là-dessous. J'arrêtai le bras de Gaetano, levé pour un quatrième coup de fouet, et je l'invitai à aller s'assurer à tâtons des causes qui nous enchaînaient à notre place; car de voir avec les yeux, il n'y fallait pas songer. Gaetano voulut résister et prétendit que les chevaux devaient partir et qu'ils partiraient. Mais à mon tour j'insistai en lui disant que, s'il ajoutait un mot, je l'enverrais promener lui et son attelage. Gaetano, menacé dans ses intérêts pécuniaires, descendit.
Au bout d'un instant, nous l'entendîmes pousser des soupirs, puis des plaintes, puis des gémissemens.
—Eh bien, lui demandai-je, qu'y a-t-il?
—Oh, eccellenza!
—Après?
—O malora!
—Quoi?
—Ho perduto la testa del mio cavallo.
—Comment! vous avez perdu la tête de votre cheval?
—L'ho perduta!
Et les plaintes et les gémissemens recommencèrent.
—Et duquel des deux avez-vous perdu la tête? demandai-je en éclatant de rire.
—Del povero bilancino, eccellenza.
—Ce gredin-là est ivre-mort, dit Jadin.
—Eh bien, demandai-je après un moment de silence, est-elle retrouvée?
—O non si trovera più… mai! mai! mai!
—Voyons, attendez, je vais l'aller chercher moi-même.
Je sautai à bas du corricolo; je fis a tâtons le tour de l'attelage et je trouvai mon homme qui serrait désespérément dans ses bras la croupe de son cheval. Il l'avait attaché à l'envers.
On comprend le résultat naturel de cette combinaison: à chaque coup de fouet nouveau, le porteur tirait au nord et le bilancino au midi. Or, comme c'est une règle invariable que deux forces égales opposées l'une à l'autre se neutralisent l'une par l'autre, il en résultait que, plus nos deux chevaux faisaient d'efforts pour avancer, l'un vers l'entrée de la grotte, l'autre vers la sortie, plus solidement nous restions comme amarrés à la même place.
J'annonçai à Gaetano que la tête de son cheval était retrouvée, je lui en donnai la preuve en lui mettant la main dessus, et je lui signifiai que, de peur de nouveaux accidens, nous irions à pied jusqu'à la grotte du Chien, où il était invité à nous rejoindre, si toutefois il en était capable.
Il y a cependant des jours où cette grotte est splendidement éclairée, ce sont les jours d'équinoxe; comme le soleil se couche alors exactement en face d'elle, il la transperce de son dernier rayon et la dore merveilleusement de l'une à l'autre de ses extrémités.
Il nous était arrivé tant d'encombres dans cette malheureuse grotte que ce fut avec un certain plaisir que nous retrouvâmes la lumière. Afin sans doute de dédommager le voyageur de la perte qu'il a faite momentanément, la nature, à la sortie de ce long et sombre corridor, se présente coquette, animée, et pleine de fantasques accidens. Cependant, comme un effroyable soleil dardait sur nos têtes, nous ne nous arrêtâmes pas trop à les détailler, et sur l'indication d'un passant, laissant la route, nous prîmes un petit chemin qui conduit au lac d'Agnano.
Gaetano s'était piqué d'honneur; au bout d'un instant, nous entendîmes derrière nous le bruit des roues d'une voiture et le pétillement des sonnettes de deux chevaux: c'était notre corricolo et notre cocher qui nous rejoignaient, le corricolo parfaitement rafistolé à l'aide de cordes, de ficelles et de chiffons, le cocher à peu près dégrisé.
Comme nous étions en nage, nous ne nous fîmes pas prier pour reprendre nos places; et cette fois, grâce à l'harmonie de notre attelage, nous reprîmes notre allure habituelle, c'est-à-dire que nous allâmes comme le vent.
Au bout d'un instant, deux chiens se mirent à courir devant notre corricolo, et un homme monta derrière. D'où sortaient-ils? D'une pauvre chaumière située à gauche de la route, je crois. Des deux quadrupèdes, l'un était nankin et l'autre noir.
Au bout d'un instant, le quadrupède nankin donna des signes visibles d'hésitation. Il s'arrêtait, s'asseyait, restait en arrière, puis reprenait son chemin, toujours plus lentement. Son maître commença par le siffler, puis l'appela; puis enfin, voyant des signes de rébellion marquée, descendit, le coupla avec le chien noir, et, au lieu de remonter derrière nous, marcha à pied. Je demandai alors quels étaient cet homme et ces chiens; on nous répondit que c'était l'homme qui avait la clé de la grotte et les deux chiens sur lesquels on faisait successivement les expériences, c'est-à-dire le grand-prêtre et les victimes.
Le mot successivement m'éclaira sur les terreurs du chien nankin et sur l'insouciance du chien noir. Le chien noir descendait de garde, le chien nankin était de faction. Voilà pourquoi le chien nankin voulait à toute force retourner en arrière, et pourquoi il était indifférent au chien noir d'aller en avant. A la première visite d'étrangers, les rôles changeraient.
A mesure que nous approchions, les terreurs du malheureux chien nankin redoublaient. Il opposait à son camarade une véritable résistance; et comme ils étaient à peu près de la même taille, et par conséquent de la même force, que l'un n'avait que le désir d'obéir à son maître, tandis que l'autre avait l'espérance d'y échapper, le sentiment de la conservation l'emporta bientôt sur celui du devoir, et, au lieu que ce fût le chien noir qui continuât d'entraîner le chien nankin vers la grotte, ce fut le chien nankin qui commença de ramener le chien noir vers la maison.
Ce que voyant, le propriétaire des deux animaux jugea son intervention nécessaire et se mit en marche pour les rejoindre. Mais à mesure qu'il approchait d'eux, tandis que le chien nankin redoublait d'efforts pour fuir, le chien noir, qui n'était pas bien sûr d'avoir fait tout ce qu'il pouvait pour retenir son camarade, donnait à son tour des signes d'hésitation, de sorte que, lorsque le maître étendit le bras, croyant mettre la main sur eux, tous deux partirent au grand galop, reprenant la route par laquelle ils étaient venus.
L'homme se mit à trotter après eux en les appelant; inutile de dire que, plus il les appelait, plus ils couraient vite. Au bout d'un instant, homme et chiens disparurent à un tournant de la route.
Milord avait regardé toute cette scène avec un profond étonnement: en voyant apparaître deux individus de son espèce, il avait d'abord voulu se jeter dessus pour les dévorer; mais quelques coups de pied de Jadin l'avaient calmé, et il s'était décidé, quoique avec un regret visible, à devenir simple spectateur de ce qui allait se passer.
Ce qui devait arriver arriva: les deux chiens s'arrêtèrent à la porte de leur chenil. Leur maître les y rejoignit, passa une corde au cou du chien nankin, siffla le chien noir, et, dix minutes après sa disparition, nous le vîmes reparaître précédé de l'un et traînant l'autre.
Cette fois, il n'y avait pas à s'en dédire: il fallait que la malheureuse bête accomplît le sacrifice. En arrivant à la porte de la grotte, il tremblait de tous ses membres; la porte de la grotte ouverte, il était déjà à moitié mort. A la porte de la grotte étaient cinq ou six enfans si déguenillés qu'à part les indiscrétions des vêtemens, il était fort difficile de reconnaître leur sexe: chacun tenait un animal quelconque à la main, l'un une grenouille, l'autre une couleuvre, celui-ci un cochon d'Inde, celui-là un chat.
Ces animaux étaient destinés aux plaisirs des amateurs qui ne se contentent pas de l'évanouissement et qui veulent la mort. Les chiens coûtent cher à faire mourir: quatre piastres par tête, je crois; tandis que pour un carlin on peut faire mourir la grenouille, pour deux carlins la couleuvre, pour trois carlins le cochon d'Inde, et pour quatre carlins le chat. C'est pour rien, comme on voit. Cependant un vice-roi, qui sans doute n'avait pas d'argent dans sa poche, fit entrer dans la grotte deux esclaves turcs et les vit mourir gratis.
Tout cela est bien hideusement cruel, mais c'est l'habitude. D'ailleurs, les animaux en meurent, c'est vrai, mais aussi les maîtres en vivent, et il y a si peu d'industries à Naples, qu'il faut bien tolérer celle-là.
La grotte peut avoir trois pieds de haut et deux pieds et demi de profondeur. J'introduisis la tête dans la partie supérieure, et je ne sentis aucune différence entre l'air qu'elle contenait et l'air extérieur; mais, en recueillant dans le creux de la main l'air inférieur et en le portant vivement à ma bouche et à mon nez, je sentis une odeur suffocante. En effet, les gaz mortels ne conservent leur action qu'à la hauteur d'un pied a peu près du sol. Mais là, en quelques secondes ils asphyxieraient l'homme aussi bien que les animaux.
Le tour du malheureux chien était venu. Son maître le poussa dans la grotte sans qu'il opposât aucune résistance; mais une fois dedans, son énergie lui revint, il bondit, se dressa sur ses pieds de derrière pour élever sa tête au dessus de l'air méphitique qui l'entourait. Mais tout fut inutile; bientôt un tremblement convulsif s'empara de lui, il retomba sur ses quatre pattes, vacilla un instant, se coucha, raidit ses membres, les agita comme dans une crise d'agonie, puis tout à coup resta immobile. Son maître le tira par la queue hors du trou; il resta sans mouvement sur le sable, la gueule béante et pleine d'écume. Je le crus mort.
Mais il n'était qu'évanoui: bientôt l'air extérieur agit sur lui, ses poumons se gonflèrent et battirent comme des soufflets, il souleva sa tête, puis l'avant-train, puis le train de derrière, demeura un instant vacillant sur ses quatre pattes comme s'il eût été ivre; enfin, ayant tout à coup rassemblé toutes ses forces, il partit comme un trait et ne s'arrêta qu'à cent pas de là, sur un petit monticule, au sommet duquel il s'assit, regardant tout autour de lui avec la plus prudente et la plus méticuleuse attention.
Je crus que c'était fini et que son maître ne le rattraperait jamais. Je lui fis même part de cette observation; mais il sourit de l'air d'un homme qui veut dire:—Allons, allons, vous n'êtes pas encore fort sur les chiens! Et tirant un morceau de pain de sa poche, il le montra au patient, qui parut se consulter quelques secondes, retenu entre la crainte et la gourmandise. La gourmandise l'emporta. Il accourut en remuant la queue et dévora sa pitance comme s'il avait parfaitement oublié ce qui venait de se passer.
Le chien noir avait regardé cette opération, gravement assis sur son derrière, en tournant la tête, et ayant l'air de dire à part soi, comme l'ivrogne de Charlet:—Voilà pourtant comme je serai dimanche!
Quant à Milord, il était fourré sous la banquette du corricolo, où il paraissait n'avoir qu'une crainte, celle d'être découvert.
Je demandai le nom des deux infortunés quadrupèdes dont la vie était destinée à s'écouler en évanouissemens perpétuels: ils s'appelaient Castor et Pollux, sans doute en raison de ce que, pareils aux deux divins gémeaux, ils sont condamnés à vivre et à mourir chacun à son tour.
J'eus quelque envie d'acheter Castor et Pollux. Mais je songeai que si je leur donnais la liberté, ils deviendraient enragés; et que si je les gardais, ils ne pouvaient pas manquer d'être dévorés un jour ou l'autre par Milord. Je me décidai donc à ne rien changer à l'ordre des choses, et à laisser à chacun le sort que la nature lui avait fait.
Quant à la grenouille, à la couleuvre, au cochon d'Inde et au chat, nous déclarâmes que nous n'étions aucunement curieux de continuer sur eux les expériences, et que celle que nous avions faite sur Castor nous suffisait.
Cette décision fut accompagnée d'une couple de carlins que nous distribuâmes à leurs propriétaires pour les aider à attendre patiemment des voyageurs plus anglais que nous.
V
La Place du Marché.
Nous avons dit que le Môle est le boulevart du temple de Naples; il
Mercato est sa place de Grève.
Autrefois, quand on pendait à Naples, la potence restait dressée en permanence sur la place du Marché. Aujourd'hui, que Naples est éclairée au gaz, qu'elle est pavée d'asphalte et qu'elle guillotine, on élève et l'on démonte la madaja pour chaque exécution.
L'horrible machine se dresse pendant la nuit qui précède le supplice, en face d'une petite rue par laquelle débouche le condamné, et qu'on appelle pour cette raison vico del Sospiro, la ruelle du Soupir.
C'est sur cette place que furent exécutés, le 29 octobre 1268, le jeune Conradin et son cousin Frédéric d'Autriche. Les corps des deux jeunes gens restèrent quelque temps ensevelis à l'endroit même de l'exécution, et une petite chapelle s'éleva sur leur tombe; mais l'impératrice Marguerite arriva du fond de l'Allemagne, elle apportait des trésors pour racheter à Charles d'Anjou la vie de son fils. Il était trop tard, son fils était mort. Avec la permission de son meurtrier, elle employa ces trésors à faire bâtir une église. Cette église c'est celle del Carmine.
Si l'on n'est pas conduit par un guide, on sera long-temps à trouver cette tombe pour laquelle cependant une église fut bâtie: sans doute la susceptibilité de Charles l'exila dans le coin où elle se trouve.
L'église del Carmine fut témoin d'un miracle incontestable et à peu près incontesté.
J'ai acheté à Rome un livre italien intitulé Histoire de la vingt-septième révolte de la très fidèle ville de Naples: c'est celle de Masaniello. Avec celles qui ont eu lieu depuis 1647 et qu'il faut ajouter aux révoltes antérieures, cela fait un total de trente-cinq révoltes. Ce n'est pas trop mal pour une ville fidèle.
Une de ces trente-cinq révoltes eut lieu contre Alphonse d'Aragon. Mais Alphonse d'Aragon n'était pas si bête que d'abandonner Naples, si Naples l'abandonnait. Il fit venir des galères de Sicile et de Catalogne, et, ayant mis le siége devant Naples, s'en alla établir son camp sur les bords du Sebetus, position de laquelle il commença à canonner sa très fidèle ville révoltée.
Or, un des boulets envoyés par lui à ses anciens sujets, se trompant probablement de route, se dirigea vers l'église del Carmine, fracassa la coupole, renversa le tabernacle, et allait écraser la tête du crucifix de grandeur naturelle qui, déjà avant cette époque était reconnu comme très miraculeux; le crucifix baissa sa tête sur sa poitrine et le boulet, passant au dessus de son front, alla faire son trou dans la porte, enlevant seulement la couronne d'épines dont la tête était ceinte.
Chaque année, le lendemain de Noël, le crucifix est exposé à la vénération des fidèles.
C'est sur la place du Mercato qu'éclata la fameuse révolution de Masaniello, devenue si populaire en France depuis la représentation de la Muette de Portici. Il est donc presque ridicule à moi de m'étendre sur cette révolution. Mais comme les opéras en général n'ont pas la prétention d'être des oeuvres historiques, peut-être trouverais-je encore à dire, à propos du héros d'Amalfi, des choses oubliées par mon confrère et ami Scribe.
Le duc d'Arcos était vice-roi depuis trois ans, et depuis trois ans la ville de Naples avait vu s'augmenter les impôts de telle façon que le gouverneur, ne sachant plus quelle chose imposer, imposa les fruits, qui, étant la principale nourriture des lazzaroni, avaient toujours eu leur entrée dans la ville de Naples sans payer aucun droit. Aussi cette nouvelle gabelle blessa-t-elle singulièrement le peuple de la très fidèle ville, qui commença de murmurer hautement. Le duc d'Arcos doubla ses gardes, renforça la garnison de tous les châteaux, fit rentrer dans la capitale trois ou quatre mille hommes éparpillés dans les environs, redoubla de luxe dans ses équipages, dans ses dîners et dans ses bals, et laissa le peuple murmurer.
On approchait du mois de juillet, mois pendant lequel on célèbre à Naples avec une dévotion et une pompe toute particulière la fête de Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Il était d'habitude, à cette époque et à propos de cette fête, de construire un fort au milieu de la place du Marché. Ce fort, sans doute en mémoire des différens assauts que dut subir la montagne sainte, était défendu par une garnison chrétienne et attaqué par une armée sarrasine. Les chrétiens étaient vêtus de caleçons de toile, et avaient la tête couverte d'un bonnet rouge; c'est-à-dire que les chrétiens portaient tout bonnement et tout simplement le costume des pêcheurs napolitains, qui, en 1647, n'avaient pas encore adopté la chemise. Les Sarrasins étaient habillés à la turque, avec des pantalons larges, des vestes de soie et des turbans démesurés. La dépense des costumes infidèles avait été faite on ne se rappelait plus par qui. On les entretenait avec le plus grand soin, et les combattans se les léguaient de génération en génération.
Les armes des assiégans et des assiégés étaient de longues cannes en roseau avec lesquelles ils frappaient à tour de bras sans se faire grand mal, et que leur fournissaient en abondance les terres marécageuses des environs de Naples.
Dès le mois de juin, il était d'habitude que ceux qui devaient prendre part à ce combat se rassemblassent pour se discipliner. Alors, amis et ennemis, chrétiens et Sarrasins, manoeuvraient ensemble et dans la plus parfaite intelligence; puis ils rentraient dans la ville, marchant au pas, portant leurs roseaux comme on porte des fusils, et alignés comme des troupes régulières.
Le chef des chrétiens qui devaient défendre le fort du Marché, à la fête de Notre-Dame-du-Mont-Carmel de l'an de grâce 1647, était un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d'un pauvre pêcheur d'Amalfi, et pêcheur lui-même à Naples. On le nommait Thomas Aniello, et par abréviation Masaniello.
Quelques jours auparavant, le jeune pêcheur avait eu gravement à se plaindre de la gabelle. Sa femme, qu'il avait épousée à l'âge de dix-neuf ans, et qu'il aimait beaucoup, en essayant d'introduire à Naples deux ou trois livres de farine cachée dans un bas, avait été surprise par les commis de l'octroi, mise en prison, et condamnée à y rester jusqu'à ce que son mari eût payé une somme de cent ducats, c'est-à-dire de quatre cent cinquante francs de notre monnaie. C'était, selon toute probabilité, plus que son mari n'en aurait pu amasser en travaillant toute sa vie.
La haine que Masaniello avait vouée aux commis après l'arrestation de sa femme s'étendit, le jugement rendu, des commis au gouvernement. Cette haine était bien connue, car Masaniello disait hautement par les rues de Naples qu'il se vengerait d'une manière ou de l'autre; et comme le peuple, de son côté, était mécontent, il dut sans doute à ses manifestations hostiles d'être nommé le chef de la plus importante des deux troupes.
Le nom de l'autre chef est resté inconnu.
Le premier acte d'hostilité de Masaniello contre l'autorité du vice-roi fut une étrange gaminerie. Comme il passait avec toute sa troupe devant le palais du gouvernement, sur le balcon duquel le duc et la duchesse d'Arcos avaient réuni toute l'aristocratie de la ville, Masaniello, comme pour faire honneur à tous ces riches seigneurs et à toutes ces belles dames qui s'étaient dérangés pour lui, ordonna à sa troupe de s'arrêter, la fit ranger sur une seule ligne devant le palais, lui fit faire demi-tour à gauche afin que chaque soldat tournât le dos au balcon, fit poser toutes les cannes à terre, puis ordonna de les ramasser. Le double mouvement fut exécuté avec un ensemble remarquable et d'une suprême originalité. Les dames jetèrent les hauts cris, les seigneurs parlèrent d'aller châtier les insolens qui s'étaient livrés à cette impertinente facétie avec un imperturbable sérieux; mais comme la troupe de Masaniello se composait de deux cents gaillards choisis parmi les plus vigoureux habitués du Môle, la chose se passa en conversation, et Masaniello et ses acolytes rentrèrent chez eux sans être inquiétés.
Le dimanche suivant, jour destiné à une autre revue, les deux chefs se rendirent dès le matin sur la place du Marché avec leurs troupes, afin de renouveler les manoeuvres des dimanches précédens. C'était justement à l'heure où les paysans des environs de Naples apportaient leurs fruits au marché. Pendant que les deux troupes s'exerçaient à qui mieux mieux, une dispute s'éleva, à propos d'un panier de figues, entre un jardinier de Portici et un bourgeois de Naples: il s'agissait du droit nouvellement imposé, que ni l'un ni l'autre ne voulait payer; le vendeur disant que le droit devait être supporté par l'acquéreur, et l'acquéreur disant au contraire que l'impôt regardait le vendeur. Comme cette dispute fit quelque bruit, le peuple, rassemblé pour voir manoeuvrer les Turcs et les chrétiens, accourut à l'endroit où la discussion avait lieu et fit cercle autour des discutans. Tirés de leur préoccupation par le bruit qui commençait à éclater, quelques soldats des deux troupes abandonnèrent leurs rangs pour aller voir ce qui se passait. Comme la chose prenait de l'importance, ils firent bientôt signe à leurs camarades d'accourir; ceux-ci ne se firent pas répéter l'invitation deux fois, le cercle s'agrandit alors et commença de former un rassemblement formidable. En ce moment, le magistrat chargé de la police, et qu'on nommait l'élu du peuple, arriva, et, interpellé à la fois par les bourgeois et les jardiniers pour savoir à qui appartenait de payer le droit, il répondit que le droit était à la charge des jardiniers. A peine cette décision est-elle rendue, que les jardiniers renversent à terre leurs paniers pleins de fruits, déclarant qu'ils aiment mieux les donner pour rien au peuple que de payer cette odieuse imposition. Aussitôt le peuple se précipite, se heurte, se presse pour piller ces fruits, lorsque tout à coup un homme s'élance au milieu de la foule, se fait jour, pénètre jusqu'au centre du rassemblement, impose silence à la multitude, qui se tait à sa voix, et là déclare au magistrat qu'à partir de cette heure, le peuple napolitain est décidé à ne plus payer d'impôts. Le magistrat parle de moyens coercitifs, menace de faire venir des soldats. Le jeune homme se baisse, ramasse une poignée de figues, et, toute mêlée de poussière qu'elle est, la jette au visage du magistrat, qui se retire hué par la multitude, tandis que le jeune homme, arrêtant les deux troupes prêtes à poursuivre le fugitif, se met à leur tête, fait ses dispositions avec la rapidité et l'énergie d'un général consommé, les distribue en quatre troupes, ordonne aux trois premières de se répandre par la ville, d'anéantir toutes les maisons de péage, de brûler tous les registres des gabelles, et d'annoncer l'abolition de tous les impôts, tandis qu'à la tête de la quatrième, grossie de la plus grande partie des assistans, il marchera droit au palais du vice-roi. Les quatre troupes partirent au cri de: Vive Masaniello!
C'était Masaniello, ce jeune homme qui en un instant avait refoulé l'autorité comme un tribun, avait divisé son armée comme un général, et avait commandé au peuple comme un dictateur.
Le duc d'Arcos était déjà informé de ce qui se passait; le magistrat s'était réfugié près de lui et lui avait tout raconté. Masaniello et sa troupe trouvèrent donc le palais fermé. Le premier mouvement du peuple fut de briser les portes. Mais Masaniello voulut procéder avec une certaine légalité. En conséquence, il allait faire sommer le vice-roi de paraître ou d'envoyer quelqu'un en son nom, lorsque la fenêtre du balcon s'ouvrit et que le magistrat parut, annonçant que l'impôt sur les fruits venait d'être levé. Mais ce n'était déjà plus assez: la multitude, en reconnaissant sa force et en voyant qu'on pouvait lui céder, était devenue exigeante. Elle demanda à grands cris l'abolition de l'impôt sur la farine. Le magistrat annonça qu'il allait chercher une réponse, rentra dans le palais, mais ne reparut pas.
Masaniello haussa la voix, et de toute la force de ses poumons annonça qu'il donnait au vice-roi dix minutes pour se décider.
Ces dix minutes écoulées, aucune réponse n'ayant été faite, Masaniello, d'un geste d'empereur, étendit la main. A l'instant même la porte fut enfoncée et la multitude se rua dans le palais, criant: A bas les impôts! brisant les glaces et jetant les meubles par les fenêtres. Mais, arrivée à la salle du dais, toute cette foule, sur un mot de Masaniello, s'arrêta devant le portrait du roi, se découvrit, salua, tandis que Masaniello protestait à haute voix que c'était non point contre la personne du souverain qu'il se révoltait, mais contre le mauvais gouvernement de ses ministres.
Pendant ce temps, le duc d'Arcos s'était sauvé par un escalier dérobé; il avait sauté dans une voiture et s'éloignait au grand galop dans la direction du Château-Neuf. Mais bientôt reconnu par la populace, il fut poursuivi et allait être atteint lorsque de la portière de la voiture s'échappèrent des poignées de ducats. La foule se rua sur cette pluie d'or et laissa échapper le duc, qui, trouvant le pont du Château-Neuf levé, fût forcé de se réfugier dans un couvent de minimes.
De là il écrivit deux ordonnances: l'une qui abolissait tous les impôts quels qu'ils fussent, l'autre qui accordait à Masaniello une pension de six mille ducats, s'il voulait contenir le peuple et le faire rentrer dans son devoir.
Masaniello reçoit ces deux ordonnances, les lit toutes deux au peuple du haut du balcon du duc d'Arcos, déchire celle qui lui est personnelle et en jette les morceaux à la multitude, en criant que, pour tout l'or du royaume, il ne trahira pas ses compagnons. Dès ce moment, pour la multitude, Masaniello n'est plus un chef, Masaniello n'est plus un roi, Masaniello est un Dieu.
Alors, c'est lui à son tour qui envoie une députation au duc d'Arcos; cette députation est chargée de lui dire que la révolte n'a point eu lieu contre le roi, mais contre les impôts, qu'il n'a rien à craindre s'il tient les promesses faites, et qu'il peut revenir en toute sécurité à son palais. Chaque membre de la députation répond sur sa vie de la vie du duc d'Arcos. Le vice-roi accepte la protection qui lui est offerte; mais, au lieu de rentrer dans son palais dévasté, il demande à se retirer au fort Saint-Elme. La proposition est transmise à Masaniello, qui réfléchit quelques secondes et y adhère en souriant. Le duc d'Arcos se retire au château Saint-Elme. Masaniello est seul maître de la ville.
Tout cela a duré cinq heures: en cinq heures, tout le pouvoir espagnol a été anéanti, toutes les prérogatives du vice-roi détruites; en cinq heures, un lazzarone en est venu à traiter d'égal à égal avec le représentant de Philippe IV, qui le fait roi à sa place en lui abandonnant la ville, et cette étrange révolution s'est accomplie sans qu'une goutte de sang ait été versée.
Mais là commençait pour Masaniello une tâche immense. Le pêcheur sans éducation aucune, le lazzarone qui ne savait ni lire ni écrire, le marchand de poisson qui n'avait jamais manié que ses rames et tiré que son filet, allait être chargé de tous les détails d'un grand royaume; il allait publier des ordonnances, il allait rendre la justice, il allait organiser une armée, il allait combattre à sa tête.
Rien de tout cela n'effraya Masaniello; il étendit son regard calme sur lui et autour de lui, puis aussitôt il se mit à l'oeuvre.
Le premier usage qu'il fit de son autorité fut d'ordonner la mise en liberté des prisonniers qui n'étaient détenus que pour contrebande ou pour amendes imposées par la gabelle. Au nombre de ces derniers, on se le rappelle, était la propre femme du dictateur. Ces prisonniers délivrés vinrent le joindre immédiatement au palais du vice-roi.
Alors, accompagné par eux, escorté par sa troupe, il se rendit sur la place du Marché, fit publier à son de trompe l'abolition des impôts et l'ordre à tous les hommes de Naples, depuis dix-huit jusqu'à cinquante ans, de prendre les armes et de se réunir sur la place. Cette ordonnance fut dictée par Masaniello et écrite par un écrivain public, et Masaniello, qui, comme nous l'avons dit, ne savait pas signer, appliqua au dessous de la dernière ligne, en guise de cachet, l'amulette qu'il portait au cou, et qui en ce moment devint le seing de ce nouveau souverain.
Puis, comme sa première milice était déjà divisée en quatre troupes, il donna aux trois troupes qui n'étaient pas sous son commandement des chefs pour se diriger. Ces chefs étaient trois lazzaroni de ses amis, et qui se nommaient Cataneo, Renna et Ardizzone. Ils furent chargés de se rendre chacun dans un quartier opposé, et de veiller à la sûreté de la ville. Les trois troupes se rendirent à leur poste, et Masaniello demeura sur la place du Marché, à la tête de la sienne, attendant le résultat de l'ordre qu'il avait donné pour la levée en masse.
L'exécution de cet ordre ne se fit pas attendre. Au bout de deux heures, cent trente mille hommes armés entouraient Masaniello. Chacun s'était rendu à l'appel, sans discuter un instant le droit de celui qui les appelait. Seulement la corporation des peintres avait demandé à s'organiser en compagnie particulière sous le nom de compagnie de la Mort, et comme cette demande avait été faite à Masaniello par un ancien lazzarone qu'il aimait beaucoup, cette demande fut accordée. Ce lazzarone, ami de Masaniello, qui s'était chargé de la négociation, était Salvator Rosa.
Alors Masaniello pensa que la première chose à faire dans un bon gouvernement était de vider les prisons en renvoyant les innocens et en punissant les coupables. Le chef des révoltés s'était fait général, le général venait de se faire législateur, le législateur se fit juge.
Masaniello fit dresser une espèce d'échafaud de bois, s'assit dessus en caleçon et en chemise, et appuyant sa main droite sur une épée nue, il fit comparaître tour à tour devant lui tous les prisonniers.
Pendant tout le reste de la journée il jugea: ceux qu'il proclamait innocens étaient mis à l'instant même en liberté; ceux qu'il reconnaissait coupables étaient à l'instant même exécutés. Et tel était le coup d'oeil de cet homme que, quoique son jugement n'eût, pour la plupart du temps, d'autre base que l'inspection rapide et profonde de la physionomie de l'accusé, il y avait conviction entière, parmi les assistans, que le juge improvisé n'avait condamné aucun innocent et n'avait laissé échapper aucun coupable. Seulement il n'y avait ni différence entre les jugemens ni progression entre les supplices. Voleurs, faussaires et assassins furent également condamnés à mort. Cela ressemblait fort aux lois de Dracon; mais Masaniello avait compris que le temps pressait, et il n'avait pas pris le loisir d'en faire d'autres.
Le lendemain au matin tout était fini: les prisons de Naples étaient vides et tous les jugemens exécutés.
Le développement que prenait la révolte, ou plutôt le génie de celui qui la dirigeait, épouvanta le vice-roi. Il envoya le duc de Matalone à Masaniello pour lui demander quel était le but qu'il se proposait et quelles étaient les conditions auxquelles la ville pouvait rentrer sous le pouvoir de son souverain. Masaniello nia que la ville fût révoltée contre Philippe IV, et, en preuve de cette assertion, il montra à l'ambassadeur tous les coins de rues ornés de portraits du roi d'Espagne, que, pour plus grand honneur, on avait abrités sous des dais. Quant aux conditions qu'il lui plaisait d'imposer, elles se bornaient à une seule: c'était la remise au peuple de l'original de l'ordonnance de Charles-Quint, laquelle, à partir du jour de sa date, excluait pour l'avenir toute imposition nouvelle.
Le vice-roi parut se rendre, fit fabriquer un faux titre et l'envoya à Masaniello. Mais Masaniello, soupçonnant quelque trahison, fit venir des experts et leur remit l'ordonnance. Ceux-ci déclarèrent que c'était une copie et non l'original.
Alors Masaniello descendit de son échafaud, marcha droit au duc de Matalone, lui reprocha sa supercherie; puis, l'ayant arraché de son cheval et fait tomber à terre, il lui appliqua son pied nu sur le visage, après quoi il remonta sur son trône et ordonna que le duc fût conduit en prison. La nuit suivante le duc séduisit le geôlier à force d'or et s'échappa.
Le vice-roi vit alors à quel homme il avait affaire, et, ne pouvant le tromper, il voulut l'abattre. En conséquence, il donna ordre à toutes les troupes qui se trouvaient au nord, à Capoue et à Gaëte; au midi, à Salerne et dans ses environs, de marcher sur Naples. Masaniello apprit cet ordre, divisa son armée en trois corps, envoya ses lieutenans avec un de ces corps au devant des troupes qui venaient de Salerne, marcha avec l'autre au devant des troupes qui venaient de Capoue, et laissa le troisième corps sous le commandement d'Ardizzone pour garder Naples.
On croit que ce fut pendant cette expédition, qui éloignait momentanément Masaniello de Naples, que les premières propositions de trahison furent faites à Ardizzone, avec autorisation de les communiquer à ses deux colléges, Cataneo et Renna.
Masaniello battit les troupes du vice-roi, tua mille hommes et fit trois mille prisonniers qu'il ramena en grande pompe à Naples, et auxquels il donna pleine et entière liberté sur la place du Marché. Ces trois mille hommes prirent à l'instant place parmi les milices napolitaines en criant: Vive Masaniello!
De leur côté, Cataneo et Renna avaient repoussé les troupes qui leur étaient opposées. La compagnie de la Mort, surtout, qui faisait partie de leur corps d'armée, avait fait merveille.
Le duc d'Arcos n'avait plus de ressource; il avait essayé de la ruse, et Masaniello avait découvert la trahison; il avait essayé de la force, et Masaniello l'avait battu. Il résolu donc de traiter directement avec lui; se réservant mentalement de le trahir ou de le briser à la première occasion qui se présenterait.
Cette fois, pour donner plus de poids à la négociation, il choisit pour négociateur le cardinal Filomarino. Le peuple, qui se défiait du prélat, voulut un instant s'opposer à cette nouvelle entrevue, mais Masaniello répondit du cardinal, et l'entrevue eut lieu.
Masaniello venait de donner l'ordre de brûler trente-six palais appartenant aux trente-six seigneurs les plus éminens de la noblesse espagnole et napolitaine. Le cardinal Filomarino supplia Masaniello de révoquer cet ordre, et Masaniello le révoqua.
Comme Masaniello quittait le prélat et se rendait au lieu de la conférence à la place du Marché, on tira sur lui, presque à bout portant, cinq coups d'arquebuse dont aucun ne le toucha: son jour n'était pas encore venu.
Les meurtriers furent mis en pièces par le peuple et avouèrent en mourant qu'ils avaient été payés par le duc de Matalone, lequel voulait se venger des mauvais traitemens qu'il avait reçus de Masaniello.
Le vice-roi désavoua l'assassinat, le cardinal engagea sa parole que le duc d'Arcos ignorait cette trahison, et les négociations reprirent leur cours.
Cependant la police n'avait jamais été mieux faite, et, depuis quatre jours que commandait Masaniello, pas un vol n'avait été commis dans toute la ville de Naples.
Le jour même où Masaniello avait failli être assassiné, le cardinal revint lui dire de la part du vice-roi que celui-ci désirait s'entretenir tête-à-tête avec lui des affaires de l'État, et reviendrait le lendemain avec toute sa cour au palais afin de l'y recevoir. Masaniello, qui se défiait de ces avances, voulait refuser, mais le cardinal insista tellement que force lui fut d'accepter. Alors une nouvelle discussion plus tenace que la première s'engagea encore. Masaniello, qui ne se reconnaissait pas pour autre chose que pour un pêcheur, voulait se rendre au palais en costume de pêcheur, c'est-à-dire les bras et les jambes nus, et vêtu seulement de son caleçon, de sa chemise et de son bonnet phrygien; mais le cardinal lui répéta tant de fois qu'un pareil costume était inconvenant pour un homme qui allait paraître au milieu d'une cour si brillante, et pour y traiter des affaires d'une si haute importance, que Masaniello céda encore et permit en soupirant que le vice-roi lui envoyât le costume qu'il devait revêtir dans cette grande journée. Le même soir il reçut un costume complet de drap d'argent avec un chapeau garni d'une plume et une épée à garde d'or. Il accepta le costume; mais quant à l'épée, il la refusa, n'en voulant point d'autre que celle qui lui avait servi jusque-là de sceptre et de main de justice.
Cette nuit, Masaniello dormit mal, et il dit le lendemain matin que son patron lui était apparu en songe et lui avait défendu d'aller à cette entrevue; mais le cardinal Filomarino lui fit observer que sa parole était engagée, que le vice-roi l'attendait au palais, que son cheval était en bas, et qu'il n'y avait pas moyen de manquer à son engagement sans manquer à l'honneur.
Masaniello revêtit son riche costume, monta à cheval et s'achemina vers le palais du vice-roi.
VI
Église del Carmine.
Masaniello était un de ces hommes privilégiés dont non seulement l'esprit, mais encore la personne, semblent grandir avec les circonstances. Le duc d'Arcos, en lui envoyant le riche costume que l'ex-pêcheur venait de revêtir, avait espéré le rendre ridicule. Masaniello le revêtit, et Masaniello eut l'air d'un roi.
Aussi s'avança-t-il au milieu des cris d'admiration de la multitude, maniant son cheval avec autant d'adresse et de puissance qu'aurait pu le faire le meilleur cavalier de la cour du vice-roi; car, enfant, Masaniello avait plus d'une fois dompté, pour son plaisir, ces petits chevaux dont les Sarrasins ont laissé, en passant, la race dans la Calabre, et qui, aujourd'hui encore, errent en liberté dans la montagne.
En outre, il était suivi d'un cortége comme peu de souverains auraient pu se vanter d'en posséder un: c'étaient cent cinquante compagnies, tant de cavalerie que de fantassins, organisées par lui, et plus de soixante mille personnes sans armes. Toute cette escorte criait: Vive Masaniello! de sorte qu'en approchant du palais, il semblait un triomphateur qui va rentrer chez lui.
A peine Masaniello parut-il sur la place que le capitaine des gardes du vice-roi apparut sur la porte pour le recevoir. Alors, Masaniello, se retournant vers la foule qui l'accompagnait:
—Mes amis, dit-il, je ne sais pas ce qui va se passer entre moi et monseigneur le duc; mais, quelque chose qu'il arrive, souvenez-vous bien que je ne me suis jamais proposé et ne me proposerai jamais que le bonheur public. Aussitôt ce bonheur assuré et la liberté rendue à tous, je redeviens le pauvre pêcheur que vous avez vu, et je ne demande comme expression de votre reconnaissance qu'un Ave Maria, prononcé par chacun de vous à l'heure de ma mort.
Alors le peuple comprit bien que Masaniello craignait d'être attiré dans quelque piége et que c'était à contre-coeur qu'il entrait dans ce palais. Des milliers de voix s'élevèrent pour le prier de se faire accompagner d'une garde.
—Non, dit Masaniello, non; les affaires que nous allons discuter, monseigneur et moi, demandent à être débattues en tête-à-tête. Laissez-moi donc entrer seul. Seulement, si je tardais trop à revenir, ruez-vous sur ce palais et n'en laissez pas pierre sur pierre que vous n'ayez retrouvé mon cadavre.
Tous le lui jurèrent, les hommes armés étendant leurs armes, les hommes désarmes étendant le poing vers le vice-roi. Alors Masaniello descendit de cheval, traversa une partie de la place à pied, suivit le capitaine des gardes et disparut sous la grande porte du palais. Au moment où il disparut, une si grande rumeur s'éleva que le vice-roi demanda en tressaillant si c'était quelque révolte nouvelle qui venait d'éclater.
Masaniello trouva le duc d'Arcos qui l'attendait au haut de l'escalier. En l'apercevant, Masaniello s'inclina. Le vice-roi lui dit qu'une récompense lui était due pour avoir si bien contenu cette multitude, si promptement rendu la justice, et si merveilleusement organisé une armée; qu'il espérait que cette armée, réunie à celle des Espagnols, se tournerait contre les ennemis communs, et qu'ainsi faisant, Masaniello aurait rendu, à Philippe IV le plus grand service qu'un sujet puisse rendre à son souverain. Masaniello répondit que ni lui ni le peuple ne s'étaient jamais révoltés contre Philippe IV, ainsi que le pouvaient attester les portraits du roi exposés en grand honneur à tous les coins de rue; qu'il avait voulu seulement alléger le trésor des appointemens que l'on payait à tous ces maltotiers chargés des gabelles, appointemens (Masaniello s'en était fait rendre compte) qui dépassaient d'un tiers les impôts qu'ils percevaient, et que, ce point arrêté que Naples jouirait à l'avenir des immunités accoudées par Charles-Quint, il promettait de faire lui-même et de faire faire au peuple de Naples tout ce qui serait utile au service du roi.
Alors tous deux entrèrent dans une chambre où les attendait le cardinal Filomarino, et là commença entre ces trois hommes, si différens d'état, de caractère et de position, une discussion approfondie des droits de la royauté et des intérêts du peuple. Puis, comme cette discussion se prolongeait et que le peuple, ne voyant point reparaître son chef, criait à haute voix: Masaniello! Masaniello! et que ces cris commençaient à inquiéter le duc et le cardinal tant ils allaient croissant, Masaniello sourit de leur crainte et leur dit:
—Je vais vous faire voir, messeigneurs, combien le peuple de Naples est obéissant.
Il ouvrit la fenêtre et s'avança sur le balcon. A sa vue, toutes les voix éclatèrent en un seul cri: Vive Masaniello! Mais Masaniello n'eut qu'à mettre le doigt sur sa bouche, et toute cette foule fit un tel silence qu'il sembla un instant que la cité des éternelles clameurs fût morte comme Herculanum ou Pompeïa. Alors, de sa voix ordinaire, qui fut entendue de tous, tant le silence était grand:
—C'est bien, dit-il; je n'ai plus besoin de vous; que chacun se retire donc sous peine de rébellion.
Aussitôt chacun se retira sans faire une observation, sans prononcer une parole, et cinq minutes après, cette place, encombrée par plus de cent vingt mille âmes, se trouva entièrement déserte, à l'exception de la sentinelle et du lazzarone qui tenait par la bride le cheval de Masaniello.
Le duc et le cardinal se regardèrent avec effroi, car de cette heure seulement ils comprenaient la terrible puissance de cet homme.
Mais cette puissance prouva aux deux politiques auxquels Masaniello avait affaire, que, pour le moment du moins, il ne lui fallait rien refuser de ce qu'il demandait; aussi fut-il convenu, avant que le triumvirat qui décidait les intérêts de Naples se séparât, que la suppression des impôts serait lue, signée et confirmée publiquement, en présence de tout le peuple, qui ne s'était révolté, Masaniello le répétait, que pour obtenir leur abolition.
Ce point bien arrêté, comme c'était le seul pour lequel Masaniello était venu au palais, il demanda au duc d'Arcos la permission de se retirer. Le duc lui dit qu'il était le maître de faire ce qui lui conviendrait, qu'il était vice-roi comme lui, que ce palais lui appartenait donc par moitié, et qu'il pouvait à sa volonté entrer ou sortir. Masaniello s'inclina de nouveau, reconduisit le cardinal jusqu'à son palais, chevauchant côte à côte avec lui, mais de manière cependant que le cheval du cardinal dépassât toujours le sien de toute la tête; puis, le cardinal rentré chez lui, Masaniello regagna la place du Marché, où il trouva réunie toute cette multitude qu'il avait renvoyée de la place du palais, et au milieu de laquelle il passa la nuit à expédier les affaires publiques et à répondre aux requêtes qu'on lui présentait.
Cet homme semblait être au dessus des besoins humains: depuis cinq jours que son pouvoir durait, on ne l'avait vu ni manger ni dormir; de temps en temps seulement il se faisait apporter un verre d'eau dans lequel on avait exprimé quelques gouttes de limon.
Le lendemain était le jour fixé pour la ratification du traité et la ratification de la paix dans l'église cathédrale de Sainte-Claire. Aussi, dès le matin, Masaniello vit-il arriver deux chevaux magnifiquement caparaçonnés, l'un pour lui, l'autre pour son frère. C'était une nouvelle attention de la part du vice-roi. Les deux jeunes gens montèrent dessus et se rendirent au palais.
Là ils trouvèrent le duc d'Arcos et toute la cour qui les attendaient. Une nombreuse cavalcade se réunit à eux. Le duc d'Arcos prit Masaniello à sa droite, plaça son frère à sa gauche, et, suivi de tout le peuple, s'avança vers la cathédrale, où le cardinal Filomarino, qui était archevêque de Naples, les reçut à la tête de tout son clergé.
Aussitôt chacun se plaça selon le rang qu'il avait reçu de Dieu ou qu'il s'était fait lui-même: le cardinal au milieu du choeur, le duc d'Arcos sur une tribune, et Masaniello, l'épée nue à la main, près du secrétaire qui lisait les articles, et qui, chaque article lu, faisait silence. Masaniello répétait l'article, en expliquant la portée au peuple et le commentant comme le plus habile légiste eût pu le faire; après quoi, sur un signe qu'il n'avait plus rien à dire, le secrétaire passait à l'article suivant.
Tous les articles lus et commentés ainsi, on commença le service divin, qui se termina par un Te Deum.
Un grand repas attendait les principaux acteurs de cette scène dans les jardins du palais. On avait invité Masaniello, sa femme et son frère. D'abord, comme toujours, Masaniello, pour qui tous ces honneurs n'étaient point faits, avait voulu les refuser; mais le cardinal Filomarino était intervenu, et, à force d'instances, avait obtenu du jeune lazzarone qu'il ne ferait pas au vice-roi cet affront de refuser de dîner à sa table. Masaniello avait donc accepté.
Cependant on pouvait voir sur son front, ordinairement si franc et si ouvert, quelque chose comme un nuage sombre, que ne purent éclaircir ces cris d'amour du peuple qui avaient ordinairement tant d'influence sur lui. On remarqua qu'en revenant de la cathédrale au palais il avait la tête inclinée sur la poitrine, et l'on pouvait d'autant mieux lire la tristesse empreinte sur son front, que, par respect pour le vice-roi et contrairement à son invitation plusieurs fois réitérée de se couvrir, Masaniello, malgré le soleil de feu qui dardait sur lui, tint constamment son chapeau à la main. Aussi, en arrivant au palais et avant de se mettre à table, demanda-t-il un verre d'eau mêlée de jus de limon. On le lui apporta, et comme il avait très chaud il l'avala d'un trait; mais à peine l'eut-il avalé qu'il devint si pâle que la duchesse lui demanda ce qu'il avait. Masaniello lui répondit que c'était sans doute celle eau glacée qui lui avait fait mal. Alors la duchesse en souriant lui donna un bouquet à respirer. Masaniello y porta les lèvres pour le baiser en signe de respect; mais presque aussitôt qu'il l'eut touché, par un mouvement rapide et involontaire, il le jeta loin de lui. La duchesse vit ce mouvement, mais elle ne parut pas y faire attention; et, s'étant assise à table, elle fit asseoir Masaniello à sa droite et le frère de Masaniello à sa gauche. Quant à la femme de Masaniello, sa place lui était réservée entre le duc et le cardinal Filomarino.
Masaniello fut sombre et muet pendant tout ce repas; il paraissait souffrir d'un mal intérieur dont il ne voulait pas se plaindre. Son esprit semblait absent, et lorsque le duc l'invita à boire à la santé du roi, il fallut lui répéter l'invitation deux fois avant qu'il eût l'air de l'entendre. Enfin il se leva, prit son verre d'une main tremblante; mais au moment où il allait le porter à sa bouche, les forces lui manquèrent et il tomba évanoui.
Cet accident fit grande sensation. Le frère de Masaniello se leva en regardant le vice-roi d'un air terrible; sa femme fondit en larmes, mais le vice-roi, avec le plus grand calme, fit observer qu'une pareille faiblesse n'était point étonnante dans un homme qui depuis six jours et six nuits n'avait presque ni mangé ni dormi, et avait passé toutes ses heures tantôt à des exercices violens, sous un soleil de feu, tantôt à des travaux assidus qui devaient d'autant plus lui briser l'esprit que son esprit y était moins accoutumé. Au reste, il ordonna qu'on eût pour Masaniello tous les soins imaginables, le fit transporter au palais, l'y accompagna lui-même et ordonna qu'on allât chercher son propre médecin.
Le médecin arriva comme Masaniello revenait à lui, et déclara qu'effectivement son indisposition ne provenait que d'une trop longue fatigue, et n'aurait aucune suite s'il consentait à interrompre pour un jour ou deux les travaux de corps et d'esprit auxquels il se livrait depuis quelque temps.
Masaniello sourit amèrement; puis du geste dont Hercule arracha de dessus ses épaules la tunique empoisonnée de Nessus, il déchira les habits de drap d'argent dont l'avait revêtu le vice-roi, et demandant à grands cris ses vêtemens de pêcheur, qui étaient restés dans sa petite maison de la place du Marché, il courut aux écuries à demi nu, sauta sur le premier cheval venu et s'élança hors du palais.
Le duc le regarda s'éloigner, puis lorsqu'il l'eut perdu de vue:
—Cet homme a perdu la tête, dit-il; en se voyant si grand, il est devenu fou.
Et les courtisans répétèrent en choeur que Masaniello était fou.
Pendant ce temps, Masaniello courait effectivement les rues de Naples comme un insensé, au grand galop de son cheval, renversant tous ceux qu'il rencontrait sur sa route et ne s'arrêtant que pour demander de l'eau. Sa poitrine brûlait.
Le soir, il revint place du Marché; ses yeux étaient ardens de fièvre; il avait la délire, et dans son délire il donnait les ordres les plus étranges et les plus contradictoires. On avait obéi aux premiers, mais bientôt on s'était aperçu qu'il était fou, et l'on avait cesser de les exécuter.
Toute la nuit, son frère et sa femme veillèrent près de lui.
Le lendemain, il parut plus calme; ses deux gardiens le quittèrent pour aller prendre à leur tour un peu de repos; mais à peine furent-ils sortis, que Masaniello se revêtit des débris de son brillant costume de la veille, et demanda son cheval d'une voix si impérieuse qu'on le lui amena. Il sauta aussitôt dessus, sans chapeau, sans veste, n'ayant qu'une chemise déchirée et une trousse en lambeaux, il s'élança au galop vers le palais. La sentinelle ne le reconnaissant pas voulut l'arrêter, mais il passa sur le ventre de la sentinelle, sauta à bas de son cheval, pénétra jusqu'au vice-roi, lui dit qu'il mourait de faim et lui demanda à manger; puis, un instant après il annonça au vice-roi qu'il venait de faire dresser une collation hors de la ville et l'invita à en venir prendre sa part; mais le vice-roi, qui ignorait ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans tout cela, et qui voyait seulement devant lui un homme dont l'esprit était égaré, prétexta une indisposition et refusa de suivre Masaniello. Alors Masaniello, sans insister davantage, descendit l'escalier, remonta à cheval, et sortant de la ville en fit presque le tour au galop sous un soleil ardent, de sorte qu'il rentra chez lui trempé de sueur. Tout le long de la route, comme la veille, il avait demandé à boire, et l'on calcula qu'il avait dû avaler jusqu'à seize carafes d'eau. Ecrasé de fatigue, il se coucha.
Pendant ces deux jours de folie, Ardizzone, Renna et Cataneo, qui s'étaient éclipsés pendant la dictature de Masaniello, reprirent leur influence et se partagèrent la garde de la ville.
Masaniello s'était jeté sur son lit et était bientôt tombé dans un profond assoupissement; mais vers minuit il se réveilla, et quoique ses membres musculeux fussent agités d'un dernier frissonnement, quoique son oeil brûlât d'un reste de fièvre, il se sentit mieux. En ce moment sa porte s'ouvrit, et, au lieu de sa femme ou de son frère qu'il s'attendait à voir paraître, un homme entra enveloppé d'un large manteau noir, le visage entièrement caché sous un feutre de même couleur, et s'avançant en silence jusqu'au grabat sur lequel était couché cet homme tout-puissant qui d'un signe disposait de la vie de quatre cent mille de ses semblables:
—Masaniello, dit-il, pauvre Masaniello! Et en même temps il écarta son manteau et laissa voir son visage.
—Salvator Rosa! s'écria Masaniello en reconnaissant son ami que depuis quatre jours il avait perdu de vue, occupé qu'avait été Salvator, avec la compagnie de la Mort, à repousser les Espagnols qui avaient voulu entrer à Naples du côté de Salerne.
Et les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
—Oui, oui, pauvre Masaniello! dit le pêcheur-roi en retombant sur son lit. N'est-ce pas, et ils m'ont bien arrangé, et j'ai eu raison de me fier à eux! Mais j'ai tort de dire que je m'y suis fié! jamais je n'ai cru en leurs belles paroles, jamais je n'ai eu foi dans leurs grandes promesses. C'est cet infâme cardinal Filomarino qui a tout fait et qui m'a trompé au saint nom de Dieu.
Salvator Rosa écoutait son ami avec étonnement.
—Comment! dit-il, ce que l'on m'a dit ne serait-il pas vrai?
—Et que t'a-t-on dit, mon Salvator? reprit tristement Masaniello.
Salvator se tut.
—On t'a dit que j'étais fou, n'est-ce pas? continua Masaniello.
Salvator fit un signe de la tête.
—Oui, oui, les misérables! Oh! je les reconnais bien là! Non,
Salvator, non, je ne suis pas fou, je suis empoisonné, voilà tout.
Salvator jeta un cri de surprise.
—C'est ma faute, dit Masaniello. Pourquoi ai-je mis le pied dans leurs palais! Est-ce la place d'un pauvre pêcheur comme moi? Pourquoi ai-je accepté leur repas! L'orgueil, Salvator, le démon de l'orgueil m'a tenté, et j'ai été puni.
—Comment! s'écria Salvator, tu crois qu'ils auraient eu l'infamie…
—Ils m'ont empoisonné, reprit Masaniello d'une vois plus forte encore; ils m'ont empoisonné deux fois: lui et elle; lui dans un verre d'eau, elle dans un bouquet. C'est bien la peine de se dire noble, de s'appeler duc et duchesse pour empoisonner un pauvre pêcheur plein de confiance qui croit que ce qui est juré est juré, et qui se livre sans défiance!
—Non, non, dit Salvator, tu te trompes, Masaniello: c'est ce soleil ardent, ce sont ces travaux assidus, c'est cette vie intellectuelle qui dévorent ceux-là mêmes qui y sont habitués, qui auront momentanément fatigué ton esprit et égaré ta raison.
—C'est ce qu'ils disent, je le sais bien, s'écria Masaniello; c'est ce qu'ils disent, et c'est ce que les générations à venir diront sans doute aussi, puisque toi, mon ami, toi, mon Salvator, toi qui es là, toi qui es en face de moi, tu répètes la même chose, quoique je t'affirme le contraire. Ils m'ont empoisonné dans un verre d'eau et dans un bouquet: à peine ai-je eu respiré ce bouquet, à peine ai-je eu avalé ce verre d'eau, que j'ai senti que c'en était fait de ma raison. Une sueur froide passa sur mon front, la terre sembla manquer sous mes pieds; la ville, la mer, le Vésuve, tout tourbillonna devant moi comme dans un rêve. Oh! les misérables! les misérables!
Et une larme ardente roula sur les joues du jeune Napolitain.
—Oui, oui, dit Salvator, oui, je vois bien maintenant que c'est vrai. Mais, grâce à Dieu, leur complot a échoué; grâce à Dieu, tu n'es plus fou; grâce à Dieu, le poison a sans doute cédé aux remèdes, et tu es sauvé.
—Oui, répondit Masaniello, mais Naples est perdue.
—Perdue, et pourquoi? demanda Salvator.
—Ne vois-tu donc pas, répondit Masaniello, que je ne suis plus aujourd'hui ce que j'étais avant-hier? Quand j'ordonne, le peuple hésite. On a douté de moi, Salvator, car on m'a vu agir en insensé. Puis n'ont-ils pas dit tout bas à cette multitude que je voulais me faire roi?
—C'est vrai, dit Salvator d'une voix sombre, car c'est ce bruit qui m'a amené ici.
—Et qu'y venais-tu faire? Voyons, parle franchement.
—Ce que j'y venais faire? dit Salvator. Je venais m'assurer si la chose était vraie; et si la chose était vraie, je venais te poignarder!
—Bien, Salvator, bien! dit Masaniello. Il nous faudrait six hommes comme toi seulement, et tout ne serait pas perdu.
—Mais pourquoi désespères-tu ainsi? demanda Salvator.
—Parce que, dans l'état actuel des choses, moi seul pourrais diriger ce peuple vers le but qu'il atteindra probablement un jour, et que demain, cette nuit, dans une heure peut-être, je ne serai plus là pour le diriger.
—Et où seras-tu donc?
Masaniello laissa errer sur ses lèvres un sourire profondément triste, leva un instant ses regards au ciel, et ramenant les yeux sur Salvator:
—Ils me tueront, mon ami, lui dit-il. Il y a quatre jours, ils ont essayé de m'assassiner, et ils m'ont manqué parce que mon heure n'était pas venue. Avant-hier ils m'ont empoisonné, et, s'ils n'ont pas réussi à me faire mourir, ils sont parvenus à me rendre fou. C'est un avertissement de Dieu, Salvator. La prochaine tentative qu'ils feront sur moi sera la dernière.
—Mais pourquoi, averti comme tu l'es, ne te garantirais-tu pas de leurs complots en demeurant chez toi?
—Ils diraient que j'ai peur.
—En t'entourant de gardes chaque fois que tu sortiras par la ville?
—Ils diraient que je veux me faire roi.
—Mais on ne le croirait pas.
—Tu l'as bien cru, toi!
Salvator courba son front, rougissant, car il y avait tant de douceur dans la réponse de Masaniello que sa réponse n'était pas une accusation, mais un reproche.
—Eh bien! soit, répondit-il, que la volonté de Dieu s'accomplisse.
Salvator Rosa s'assit près du lit de son ami.
—Quelle est ton intention? demanda Masaniello.
—De rester près de toi, et, bonne ou mauvaise, de partager ta fortune.
—Tu es fou, Salvator, répondit Masaniello. Que moi, que le Seigneur a choisi pour son élu, j'attende tranquillement le calice qu'il me reste à épuiser, c'est bien, car je ne puis pas, car je ne dois pas faire autrement; mais toi, Salvator, qu'aucune fatalité ne pousse, qu'aucun serment ne lie, que tu restes dans cette infâme Babylone, c'est une folie, c'est un aveuglement, c'est un crime.
—J'y resterai pourtant, dit Salvator.
—Tu le perdrais sans me sauver, Salvator, et tout dévoûment inutile est une sottise.
—Advienne que pourra! reprit le peintre. C'est ma volonté.
—C'est ta volonté? Et tes soeurs? et ta mère? C'est ta volonté! Le jour où tu m'as reconnu pour chef, tu as fait abnégation de ta volonté pour la subordonner à la mienne. Eh bien! moi, ma volonté est, Salvator, que tu sortes à l'instant même de Naples, que tu te rendes à Rome, que tu te jettes au genoux du saint-père, et que tu lui demandes ses indulgences pour moi, car je mourrai probablement sans que mes meurtriers m'accordent le temps de me mettre en état de grâce. Entends-tu? Ceci est ma volonté, à moi. Je te l'ordonne comme ton chef, je t'en conjure comme ton ami.
—C'est bien, dit Salvator, je t'obéirai.
Et alors il déroula une toile, tira d'une trousse qu'il portait à sa ceinture ses pinceaux qui, non plus que son épée, ne le quittaient jamais, et, à la lueur de la lampe qui brûlait sur la table, d'une main ferme et rapide, il improvisa ce beau portrait que l'on voit encore aujourd'hui près de la porte dans la première chambre du musée des Studi, à Naples, et où Masaniello est représenté avec un béret de couleur sombre, le cou nu et revêtu d'une chemise seulement.
Les deux amis se séparèrent pour ne se revoir jamais. La même nuit Salvator prit le chemin de Rome. Quant à Masaniello, fatigué de cette scène, il reposa la tête sur son oreiller et se rendormit.
Le lendemain, il se réveilla au son de la cloche qui appelait les fidèles à l'église; il se leva, fit sa prière, revêtit ses simples habits de pêcheur, descendit, traversa la place et entra dans l'église del Carmine. C'était le jour de la fête de la Vierge du Mont-Carmel. Le cardinal Filomarino disait la messe; l'église regorgeait de monde.
A la vue de Masaniello, la foule s'ouvrit et lui fit place. La messe finie, Masaniello monta dans la chaire et fit signe qu'il voulait parler. Aussitôt chacun s'arrêta, et il se fit un profond silence pour écouter ce qu'il allait dire.
—Amis, dit Masaniello d'une voix triste, mais calme, vous étiez esclaves, je vous ai faits libres. Si vous êtes dignes de cette liberté, défendez-la, car maintenant c'est vous seuls que cela regarde. On vous a dit que je voulais me faire roi: ce n'est pas vrai, et j'en jure par ce Christ qui a voulu mourir sur la croix pour acheter au prix de son sang la liberté des hommes. Maintenant tout est fini entre le monde et moi. Quelque chose me dit que je n'ai plus que peu d'heures à vivre. Amis, rappelez-vous la seule chose que je vous aie jamais demandée et que vous m'avez promise: au moment où vous apprendrez ma mort, dites un Ave Maria pour mon âme.
Tous les assistans le lui promirent de nouveau. Alors Masaniello fit signe à la foule de s'écouler, et la foule s'écoula; puis, quand il fut seul, il descendit, alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge et fit sa prière.
Comme il relevait la tête, un homme vint lui dire que le cardinal Filomarino l'attendait au couvent pour s'entretenir avec lui des affaires d'État. Masaniello fit signe qu'il allait se rendre à l'invitation du cardinal. Le messager disparut.
Masaniello dit encore un Pater et un Ave, baisa trois fois l'amulette qu'il portait au cou et dont il avait toujours scellé les ordonnances; puis il s'avança vers la sacristie. Arrivé là, il entendit plusieurs voix qui l'appelaient dans le cloître: il alla du côté d'où venaient ces voix; mais au moment où il mettait le pied sur le seuil de la porte, trois coups de fusil partirent et trois balles lui traversèrent la poitrine. Cette fois son heure était venue; tous les coups avaient porté. Il tomba en prononçant ces seules paroles: —Ah! les traîtres! ah! les ingrats!
Il avait reconnu dans les trois assassins ses trois amis, Calaneo,
Renna et Ardizzone.
Ardizzone s'approcha du cadavre, lui coupa la tête, et, traversant la ville tout entière cette tête sanglante à la main, il alla la déposer aux pieds du vice-roi.
Le vice-roi la regarda un instant pour bien s'assurer que c'était la tête de Masaniello; puis, après avoir fait compter à Ardizzone la récompense convenue, il fit jeter cette tête dans les fossés de la ville.
Quant à Renna à Cataneo, ils prirent le cadavre mutilé et le traînèrent par les rues de la ville sans que le peuple, qui, trois jours auparavant, mettait en pièces ceux qui avaient essayé d'assassiner son chef, parût s'émouvoir aucunement à ce terrible spectacle.
Lorsqu'ils furent las de traîner et d'insulter ce cadavre, comme en passant près des fossés ils aperçurent sa tête, ils jetèrent à son tour le corps dans le fossé, où ils restèrent jusqu'au lendemain.
Le lendemain le peuple se reprit d'amour pour Masaniello. Ce n'était que pleurs et gémissemens par la ville. On se mit à la recherche de cette tête et de ce corps tant insultés la veille: on les retrouva, on les rajusta l'un à l'autre, on mit le cadavre sur un brancard, on le couvrit d'un manteau royal, on lui ceignit le front d'une couronne de laurier, on lui mit à la main droite le bâton de commandement, à la main gauche son épée nue; puis on le promena solennellement dans tous les quartiers de la ville.
Ce que voyant, le vice-roi envoya huit pages avec un flambeau de cire blanche à la main pour suivre le convoi, et ordonna à tous les hommes de guerre de le saluer lorsqu'il passerait en inclinant leurs armes. On le porta ainsi à la cathédrale Sainte-Claire, où le cardinal Filomarino dit pour lui la messe des morts.
Le soir, il fut inhumé avec les mêmes cérémonies qu'on avait l'habitude de pratiquer pour les gouverneurs de Naples ou pour les princes des familles royales.
Ainsi finit Thomas Aniello, roi pendant huit jours, fou pendant quatre, assassiné comme un tyran, abandonné comme un chien, recueilli comme un martyr, et depuis lors vénéré comme un saint.
La terreur qu'inspira son nom fut si grande, que l'ordonnance des vice-rois qui défendit de donner aux enfans le nom de Masaniello existe encore aujourd'hui et est en pleine vigueur par tout le royaume de Naples.
Ainsi ce nom a été gardé de toute tache et conservé pur à la vénération des peuples.
VII
Le Mariage sur l'échafaud.
Un jour, c'était en 1501, on afficha sur les murs de Naples le placard suivant:
«Il sera compté la somme de quatre mille ducats à celui qui livrera, mort ou vif, à la justice, le bandit calabrais Rocco del Pizzo. ISABELLE D'ARAGON, régente.»
Trois jours après, un homme se présenta chez le ministre de la police, et déclara qu'il savait un moyen immanquable de s'emparer de celui qu'on cherchait, mais qu'en échange de l'or offert il demandait une grâce que la régente seule pouvait lui accorder: c'était donc avec la régente seule qu'il voulait traiter de cette affaire.
Le ministre répondit à cet homme qu'il ne voulait pas déranger Son Altesse pour une pareille bagatelle, qu'on avait promis quatre mille ducats et non autre chose; et que si les quatre mille ducats lui convenaient, il n'avait qu'à livrer Rocco del Pizzo, et que les quatre mille ducats lui seraient comptés.
L'inconnu secoua dédaigneusement la tête et se retira.
Le soir même, un vol d'une telle hardiesse fut commis entre Resina et
Torre del Greco, que chacun fut d'avis qu'il n'y avait que Rocco del
Pizzo qui pouvait avoir fait le coup.
Le lendemain, à la fin du conseil, Isabelle demanda au ministre de la police des explications sur ce nouvel événement. Le ministre n'avait aucune explication à donner; cette fois, comme toujours, l'auteur de l'attentat avait disparu, et, selon toute probabilité, exerçait déjà sur un tout autre point du royaume.
Le ministre alors se souvint de cet homme qui s'était présenté chez lui la veille, et qui lui avait offert de livrer Rocco del Pizzo: il raconta à la régente tous les détails de son entrevue avec cet homme; mais il ajouta que, comme la première condition imposée par lui avait été de traiter l'affaire avec Son Altesse, à laquelle, au lieu de la prime accordée, il avait disait-il, une grâce particulière à demander, il avait cru devoir repousser une pareille ouverture, venant surtout de la part d'un inconnu.
—Vous avez eu tort, dit la régente, faites chercher à l'instant même cet homme, et si vous le trouvez amenez-le-moi.
Le ministre s'inclina, et promit de mettre, le jour même, tous ses agens en campagne.
Effectivement, en rentrant chez lui, il donna à l'instant même le signalement de l'inconnu, recommandant qu'on le découvrît quelque part qu'il fût, mais qu'une fois découvert on eût pour lui les plus grands égards, et qu'on le lui amenât sans lui faire aucun mal.
La journée se passa en recherches infructueuses.
La nuit même, un second vol eut lieu près d'Averse. Celui-là était accompagné de circonstances plus audacieuses encore que celui de la veille, et il ne resta plus aucun doute que Rocco del Pizzo, pour des motifs de convenance personnelle, ne se fût rapproché de la capitale.
Le ministre de la police commença à regretter sincèrement d'avoir éloigné l'étranger d'une façon aussi absolue, et le regret augmenta encore lorsque deux fois dans la journée du lendemain la régente lui fit demander s'il avait découvert quelque chose relativement à l'inconnu qui avait offert de livrer Rocco del Pizzo. Malheureusement ce retour sur le passé fut inutile; cette journée, comme celle de la veille, s'écoula sans amener aucun renseignement sur le mystérieux révélateur.
Mais la nuit amena une nouvelle catastrophe. Au point du jour, on trouva, sur la route d'Amalfi à là Cava, un homme assassiné. Il était complètement nu et avait un poignard planté au milieu du coeur.
A tort ou à raison, la vindicte publique attribua encore ce nouveau crime à Rocco del Pizzo.
Quant au cadavre, il fut reconnu pour être celui d'un jeune seigneur connu sous le nom de Raymond-le-Bâtard, et qui appartenait, moins cette faute d'orthographe dans sa naissance, à la puissante maison des Carraccioli, ces éternels favoris des reines de Naples, et dont l'un des membres passait pour remplir alors, près de la régente, la charge héréditaire de la famille.
Cette fois le ministre fut désespéré, d'autant plus désespéré qu'une demi-heure après que le rapport de cet événement lui eut été fait, il reçut de la régente l'ordre de passer au palais.
Il s'y rendit aussitôt: la régente l'attendait le sourcil froncé et l'oeil sévère; près d'elle était Antoniello Caracciolo, le frère du mort, lequel sans doute était venu réclamer justice.
Isabelle demanda d'une voix brève au pauvre ministre s'il avait appris quelque chose de nouveau relativement à l'inconnu; mais celui-ci avait eu beau faire courir les places, les carrefours et les rues de Naples, il en était toujours au même point d'incertitude. La régente lui déclara que, si le lendemain l'inconnu n'était point retrouvé ou Rocco del Pizzo pris, il était invité à ne plus se présenter devant elle que pour lui remettre sa démission; le comte Antoniello Carracciolo ayant déclaré que Rocco del Pizzo seul pouvait avoir commis un pareil crime.
Le ministre rentrait donc chez lui, le front sombre et incliné, lorsqu'en relevant la tête il crut voir de l'autre côté de la place, enveloppé d'un manteau et se chauffant au soleil d'automne, un homme qui ressemblait étrangement à son inconnu. Il s'arrêta d'abord comme cloué à sa place, car il tremblait que ses yeux ne l'eussent trompé; mais plus il le regarda, plus il s'affermit dans son opinion; il s'avança alors vers lui, et à mesure qu'il s'avança il reconnut plus distinctement son homme.
Celui-ci le laissa approcher sans faire un seul mouvement pour le fuir ou pour aller au devant de lui. On l'eût pris pour une statue.
Arrivé près de lui, le ministre lui mit la main sur l'épaule, comme s'il eût eu peur qu'il ne lui échappât.
—Ah! enfin, c'est toi! lui dit-il.
—Oui, c'est moi, répondit l'inconnu, que me voulez-vous?
—Je veux te conduire à la régente, qui désire te parler.
—Vraiment; c'est un peu tard.
—Comment, c'est un peu tard! demanda le ministre tremblant que le révélateur ne voulût rien révéler. Que voulez-vous dire?
—Je veux dire que, si vous aviez fait, il y a trois jours, ce que vous faites aujourd'hui, vous compteriez dans les annales de Naples deux vols de moins.
—Mais, demanda le ministre, tu n'as pas changé d'avis, j'espère?
—Je n'en change jamais.
—Tu es toujours dans l'intention de livrer Rocco del Pizzo, si l'on t'accorde ce que tu demandes?
—Sans doute.
—Et tu en as encore la possibilité?
—Cela m'est aussi facile que de me remettre moi-même entre vos mains.
—Alors, viens.
—Un instant. Je parlerai à la régente?
—A elle-même.
—A elle seule?
—A elle seule.
—Je vous suis.
—Mais à une condition, cependant.
—Laquelle?
—C'est qu'avant d'entrer chez elle vous remettrez vos armes à l'officier de service.
—N'est-ce point la règle? demanda l'inconnu.
—Oui, répondit le ministre.
—Eh bien! alors, cela va tout seul.
—Vous y consentez?
—Sans doute.
—Alors, venez.
—Je viens.
Et l'inconnu suivit le ministre qui, de dix pas en dix pas, se retournait pour voir si son mystérieux compagnon marchait toujours derrière lui.
Ils arrivèrent ainsi au palais.
Devant le ministre toutes les portes s'ouvrirent, et au bout d'un instant ils se trouvèrent dans l'antichambre de la régente. On annonça le ministre, qui fut introduit aussitôt, tandis que l'inconnu remettait de lui-même à l'officier des gardes le poignard et les pistolets qu'il portait à la ceinture.
Cinq minutes après, le ministre reparut; il venait chercher l'inconnu pour le conduire près de Son Altesse.
Ils traversèrent ensemble deux ou trois chambres, puis ils trouvèrent un long corridor, et au bout de ce corridor une porte entr'ouverte. Le ministre poussa cette porte; c'était celle de l'oratoire de la régente. La duchesse Isabelle les y attendait.
Le ministre et l'inconnu entrèrent; mais quoique ce fût, selon toute probabilité, la première fois que cet homme se trouvât en face d'une si puissante princesse, il ne parut aucunement embarrassé, et, après avoir salué avec une certaine rudesse qui ne manquait pas cependant d'aisance, il se tint debout, immobile et muet, attendant qu'on l'interrogeât.
—C'est donc vous, dit la duchesse, qui vous engagez à livrer Rocco del Pizzo?
—Oui, madame, répondit l'inconnu.
—Et vous êtes sûr de tenir votre promesse?
—Je m'offre comme otage.
—Ainsi votre tête…
—Paiera pour la sienne, si je manque à ma parole.
—Ce n'est pas tout à fait la même chose, dit la régente.
—Je ne puis pas offrir davantage, répondit l'inconnu.
—Dites donc ce que vous désirez alors?
—J'ai demandé à parler à Votre Altesse seule.
—Monsieur est un autre moi-même, dit la régente.
—J'ai demandé à parler à Votre Altesse seule, reprit l'inconnu: c'est ma première condition.
—Laissez-nous, don Luiz, dit la duchesse.
Le ministre s'inclina et sortit.
L'inconnu se trouva tête-à-tête avec la régente, séparé seulement d'elle par le prie-dieu sur lequel était posé un Évangile, et au dessus duquel s'élevait un crucifix.
La régente jeta un coup d'oeil rapide sur lui. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, d'une taille au dessus de la moyenne, au teint hâlé, aux cheveux noirs retombant en boucles le long de son cou, et dont les yeux ardens exprimaient à la fois la résolution et la témérité: comme tous les montagnards, il était admirablement bien fait, et l'on sentait que chacun de ces membres si bien proportionnés était riche de souplesse et d'élasticité.
—Qui êtes-vous et d'où venez-vous? demanda la régente.
—Que vous fait mon nom, madame? dit l'inconnu; que vous importe le pays où je suis né? Je suis Calabrais, c'est-à-dire esclave de ma parole… Voilà tout ce qu'il vous importe de savoir, n'est-ce pas?
—Et vous vous engagez à me livrer Rocco del Pizzo?
—Je m'y engage.
—Et en échange qu'exigez-vous de moi?
—Justice.
—Rendre la justice est un devoir que j'accomplis, et non pas une récompense que j'accorde.
—Oui, je sais bien que c'est là une de vos prétentions, à vous autres souverains; vous vous croyez tous des juges aussi intègres que Salomon: malheureusement votre justice a deux poids et deux mesures.
—Comment cela?
—Oui, oui; lourde aux petits, légère aux grands, continua l'inconnu.
Voilà ce que c'est que votre justice.
—Vous avez tort, monsieur, reprit la régente; ma justice à moi est égale pour tous, et je vous en donnerai la preuve. Parlez: pour qui demandez-vous justice?
—Pour ma soeur, lâchement trompée.
—Par qui?
—Par l'un de vos courtisans.
—Lequel?
—Oh! un des plus jeunes, des plus beaux, un des plus nobles!—Ah! tenez, voilà que Votre Altesse hésite déjà!
—Non; seulement je désire savoir d'abord ce qu'il a fait…
—Et si ce qu'il a fait mérite la mort, aurais-je sa tête en échange de la tête de Rocco del Pizzo?
—Mais, demanda la duchesse, qui sera juge de la gravité du crime?
L'inconnu hésita un instant; puis, regardant fixement la régente:
—La conscience de Votre Altesse, dit-il.
—Donc, vous vous en rapportez à elle?
—Entièrement.
—Vous avez raison.
—Ainsi, si Votre Altesse trouve le crime capital, j'aurai sa tête en échange de celle de Rocco del Pizzo?
—Je vous le jure.
—Sur quoi?
—Sur cet Évangile et sur ce Christ.
—C'est bien. Écoutez alors, madame, car c'est tout une histoire.
—J'écoute.
—Notre famille habite une petite maison isolée, à une demi-lieue du village de Rosarno, situé entre Cosenza et Sainte-Euphémie; elle se compose de deux vieillards: mon père et ma mère; de deux jeunes gens: ma soeur et moi. Ma soeur s'appelle Costanza.
Tout autour de nous s'étendent les domaines d'un puissant seigneur, sur les terres duquel le hasard nous fit naître, et dont, par conséquent, nous sommes les vassaux.
—Comment s'appelle ce seigneur? interrompit la régente.
—Je vous dirai son crime d'abord, son nom après.
—C'est bien; continuez.
—C'était un magnifique seigneur que notre jeune maître, beau, noble, riche, généreux, et cependant avec tout cela haï et redouté; car, en le voyant paraître, il n'y avait pas un mari qui ne tremblât pour sa femme, pas un père qui ne tremblât pour sa fille, pas un frère qui ne tremblât pour sa soeur. Mais il faut dire aussi que tout ce qu'il faisait de mal lui venait d'un mauvais génie qui lui soufflait l'enfer aux oreilles. Ce mauvais génie était son frère naturel, on le nommait Raymond-le-Bâtard.
—Raymond-le-Bâtard! s'écria la régente, celui qui a été assassiné cette nuit?
—Celui-là même.
—Connaissez-vous son assassin?
—C'est moi.
—Ce n'est donc pas Rocco del Pizzo? s'écria la duchesse.
—C'est moi, répéta l'inconnu avec le plus grand calme.
—Donc vous avez commencé par vous faire justice vous-même.
—Je suis venu la demander il y a trois jours, et on me l'a refusée.
—Alors, que venez-vous réclamer aujourd'hui?
—La meilleure partie de ma vengeance, madame; Raymond-le-Bâtard n'était que l'instigateur du crime, son frère est le criminel.
—Son frère! s'écria la duchesse, son frère! mais son frère c'est
Antoniello Carracciolo.
—Lui-même, madame, répondit l'inconnu, en fixant son regard perçant sur la régente.
Isabelle pâlit et s'appuya sur le prie-dieu, comme si les jambes lui manquaient; mais bientôt elle reprit courage.
—Continuez, monsieur, continuez.
—Et le nom du coupable ne changera rien à l'arrêt du juge? demanda l'inconnu.
—Rien, répondit la régente, absolument rien, je vous le jure.
—Toujours sur cet Évangile et sur ce Christ?
—Toujours, continuez; j'écoute.
Et elle reprit la même attitude et le même visage qu'elle avait un moment avant que la terrible révélation ne lui eût été faite, et l'inconnu à son tour reprit, de la même voix qu'il l'avait commencé, le récit interrompu.
—Je vous disais donc, madame, que le comte Antoniello Caracciolo était un beau, noble, riche et généreux seigneur; mais qu'il avait un frère qui était pour lui ce que le serpent fut pour nos premiers pères, le génie du mal.
Un jour il arriva, il y a de cela six mois à peu près, madame, il arriva, dis-je, que le comte Antoniello chassait dans la portion de ses forêts qui avoisine notre maison. Il s'était perdu à la poursuite d'un daim, il avait chaud, il avait soif, il aperçut une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur son épaule un vase rempli d'eau; il sauta à bas de son cheval, passa la bride de l'animal a son bras, et vint demander à boire à la jeune fille. Cette jeune fille, c'était Costanza, c'était ma soeur.
Un frisson passa par le corps de la régente, mais l'inconnu continua sans paraître s'apercevoir de l'effet produit par ses dernières paroles:
—Je vous ai dit, madame, ce qu'était le comte Antoniello, permettez que je vous dise aussi ce qu'était ma soeur.
C'était une jeune fille de seize ans, belle comme un ange, chaste comme une madone. On voyait, à travers ses yeux, jusqu'au fond de son âme, comme, à travers une eau limpide, on voit jusqu'au fond d'un lac; et son père et sa mère, qui y regardaient tous les jours, n'avaient jamais pu y lire l'ombre d'une mauvaise pensée.
Costanza n'aimait personne, et disait toujours qu'elle n'aimerait jamais que Dieu; et, en effet, sa nature fine et délicate était trop supérieure à la matière qui l'entourait, pour que cette fange humaine souillât jamais sa blanche robe de vierge.
Mais, je vous l'ai dit, madame, et peut-être le savez-vous vous-même, le comte Antoniello est un beau, noble, riche et généreux seigneur. Costanza voyait pour la première fois un homme de cette classe; le comte Antoniello voyait pour la première, sans doute aussi, une femme de cette espèce. Ces deux natures supérieures, l'une par le corps, l'autre par l'âme, se sentirent attirées l'une par l'autre, et lorsqu'ils se furent quittés avec une longue conversation, Costanza commença à penser au beau jeune homme, et le comte Antoniello ne fit plus que rêver à la belle jeune fille.
Les lèvres de la régente se crispèrent; mais il n'en sortit pas une seule syllabe.
—Il faut tout vous dire, madame; Costanza ignorait que ce beau jeune homme fût le comte Carracciolo; elle croyait que c'était quelque page ou quelque écuyer de sa suite, qu'elle pouvait, chaste et riche, car elle est riche pour une paysanne, ma soeur, qu'elle pouvait, dis-je, regarder en face et aimer.
Ils se virent ainsi trois ou quatre jours de suite, toujours sur le chemin de la fontaine et au même endroit où ils s'étaient vus pour la première fois; mais, une après-midi, ils s'oublièrent, de sorte que mon père, ne voyant pas revenir sa fille, fut inquiet, et, jetant son fusil sur son épaule, il alla au devant d'elle.
Au détour d'un chemin, il l'aperçut assise près d'un jeune homme.
A la vue de notre père, Costanza bondit comme un daim effrayé, et le jeune homme, de son côté, s'enfonça dans la forêt. Le premier mouvement de mon père fut d'abaisser son arquebuse et de le mettre en joue, mais Costanza se jeta entre le canon de l'arme et Carracciolo. Notre père releva son arquebuse, mais il avait reconnu le jeune comte.
—Et c'était bien Antoniello Carracciolo? murmura la régente.
—C'était lui-même, dit l'inconnu.
Le même soir, notre père ordonna à sa femme et à sa fille de se tenir prêtes à partir dans la nuit: toutes deux devaient quitter notre maison et chercher un asile chez une tante que nous avions à Monteleone. Au moment de partir, mon père prit Costanza à part, et lui dit:
—Si tu le revois, je le tuerai.
Costanza tomba aux genoux de mon père, promettant de ne pas le revoir; puis, les mains jointes et les yeux pleins de larmes, elle lui demanda son pardon. Costanza partit avec sa mère, et, lorsque le jour parut, toutes deux étaient déjà hors des terres du comte Antoniello.
La régente respira.
Le lendemain, mon père alla trouver le comte. Je ne sais ce qui se passa entre eux; mais ce que je sais, c'est que le comte lui jura sur son honneur qu'il n'avait rien à craindre dans l'avenir pour la vertu de Costanza.
Le lendemain de cette entrevue, le comte, de son côté, partit pour
Naples.
—Oui, oui, je me rappelle son retour, murmura la régente. Après? après?
—Eh bien! après, madame, après?… Il continua de se souvenir de celle qu'il aurait dû oublier. Les plaisirs de la cour, les faveurs des dames de haut parage, les espérances de l'ambition, ne purent chasser de son souvenir l'image de la pauvre Calabraise: cette image était sans cesse présente à ses yeux pendant ses jours, pendant ses nuits; elle tourmentait ses veilles, elle brûlait son sommeil. Ses lettres à son frère devenaient tristes, amères, désespérées. Son frère, inquiet, partit et arriva à la cour. Il le croyait amoureux de quelque reine, à la main de laquelle il n'osait aspirer. Il éclata de rire lorsqu'il apprit que l'objet de cet amour était une misérable Calabraise.
—Tu es fou, Antoniello, lui dit-il. Cette fille est ta vassale, ta serve, ta sujette, cette fille est ton bien.
—Mais, dit Antoniello, j'ai juré à son père…
—Quoi? qu'as-tu juré, imbécile?
—J'ai juré de ne pas chercher à revoir sa fille.
—Très bien! Il faut tenir la promesse. Un gentilhomme n'a qu'une parole.
—Tu vois donc que tout est perdu pour moi.
—Tu as juré de ne pas chercher à la revoir?
—Oui.
—Mais si c'est elle qui vient te trouver?
—Elle!
—Oui, elle!
—Où cela?
—Où tu voudras. Ici, par exemple!
—Oh! non, pas ici.
—Eh bien! dans ton château de Rosarno.
—Mais je suis enchaîné ici; je ne puis quitter Naples.
—Pour huit jours?
—Oh! pour huit jours? oui, c'est possible, je trouverai quelque prétexte pour lui échapper pendant huit jours. Je ne sais pas de qui il parlait, madame, ni quelle chose le tenait en esclavage; mais voilà ce qu'il dit.
—Je le sais, moi, dit la régente en devenant affreusement pâle.
Continuez, monsieur, continuez.
—Ainsi, reprit Raymond, quand tu recevras ma lettre tu partiras?
—A l'instant même.
—C'est bien.
Les deux frères se serrèrent la main en se quittant; le comte
Antoniello resta à Naples, et Raymond-le-Bâtard partit pour la
Calabre.
Un mois après, le comte Antoniello reçut une lettre de son frère, et, il faut lui rendre justice, c'est un homme fidèle à sa promesse que le comte! Ce jour même il partit.
Voilà ce qui était arrivé. Ne vous impatientez pas, madame, j'arrive au dénouement.
—Je ne m'impatiente pas, j'écoute, répondit la régente; seulement je frissonne en vous écoutant.
—Un homme avait été assassiné près de la fontaine. Mon père, en ce moment, revenait de la chasse; il trouva ce malheureux expirant; il se précipita à son secours, et, comme il essayait, mais inutilement, de le rappeler à la vie, deux domestiques de Raymond-le-Bâtard sortirent de la forêt et arrêtèrent mon père comme l'assassin.
Par un malheur étrange, l'arquebuse de mon père était déchargée, et, par une coïncidence fatale, mais dont Raymond pourrait donner le secret s'il n'était pas mort, la balle qu'on retira de la poitrine du cadavre était du même calibre que celles que l'on retrouva sur mon père.
Le procès fut court; les deux domestiques déposèrent dans un sens qui ne permettait pas aux juges d'hésiter. Mon père fut condamné à mort.
Ma mère et ma soeur apprirent tout ensemble la catastrophe, le procès et le jugement; elles quittèrent Monteleone et arrivèrent à Rosarno, ce jour même où le comte Antoniello, prévenu par la lettre de son frère, arrivait, de son côté, de Naples.
Le comte Carracciolo, comme seigneur de Rosarno, avait droit de haute et basse justice. Il pouvait donc, d'un signe, donner à mon père la vie ou la mort.
Ma mère ignorait que le comte fût arrivé; elle rencontra Raymond-le-Bâtard, qui lui annonça cette heureuse nouvelle, et lui donna le conseil de venir solliciter avec sa fille la grâce de notre père et de son mari; il n'y avait pas de temps à perdre, l'exécution de mon père était fixée au lendemain.
Elle saisit avec avidité la voie qui lui était ouverte par ce conseil, qu'elle regardait comme un conseil ami; elle vint prendre sa fille, elle l'entraîna avec elle sans même lui dire où elle la conduisait, et, le jour même de l'arrivée du noble seigneur, les deux femmes éplorées vinrent frapper à la porte de son château.
Elle ignorait, la pauvre mère, l'amour du comte pour Costanza.
La porte s'ouvrit, comme on le pense bien, car toutes choses avaient été préparées par l'infâme Raymond pour que rien ne vint s'opposer à l'accomplissement de son projet; mais une fois entrées, la mère et la fille rencontrèrent des valets qui leur barrèrent le passage et qui leur dirent qu'une seule des deux pouvait entrer.
Ma mère entra, Costanza attendit.
Elle trouva le comte Antoniello qui la reçut avec un visage sévère; elle se jeta à ses pieds, elle pria, elle supplia; Antoniello fut inflexible: un crime avait été commis, disait-il, son mari était coupable de ce crime, il fallait que ce meurtre fût vengé; il fallait que la justice eût son cours: le sang demandait du sang.
Ma pauvre mère sortit de la chambre du comte, brisée par la douleur, anéantie par le désespoir, et criant merci à Dieu.
—Mais où donc étiez-vous pendant ce temps-là? demanda la régente à l'inconnu.
—A l'autre bout de la Calabre, madame, à Tarente, à Brindisi, que sais-je. J'étais trop loin pour rien savoir de ce qui se passait. Voilà tout.
Ma mère sortit donc désespérée et voulut entraîner sa fille, mais
Costanza l'arrêta:
—A mon tour, ma mère, dit-elle, à mon tour d'essayer de fléchir notre maître. Peut-être serai-je plus heureuse que vous.
Ma mère secoua la tête et tomba sur une chaise, elle n'espérait rien.
Ma soeur entra à son tour.
—Elle savait que cet homme l'aimait, s'écria la régente, et elle entrait chez cet homme!…
—Mon père allait mourir, madame, comprenez-vous? Isabelle d'Aragon grinça des dents, puis, au bout d'un instant:
—Continuez, continuez… dit-elle.
Dix minutes s'écoulèrent dans une mortelle anxiété, enfin un serviteur sortit un papier à la main.
—Monseigneur le comte fait grâce pleine et entière au coupable, dit-il, voici le parchemin revêtu de son sceau.
Ma mère jeta un cri de joie si profond, qu'il ressemblait à un cri de désespoir.
—Oh! merci, merci, dit-elle, et, baisant la signature du comte, elle se précipita vers la porte. Puis, s'arrêtant tout à coup:
—Et ma fille? dit-elle.
—Courez à la prison, dit le serviteur, vous trouverez votre fille en rentrant chez vous.
Ma mère s'élança, égarée de joie, ivre de bonheur; elle traversa les rues de Rosarno en criant: «Sa grâce! sa grâce! j'ai sa grâce!…» Elle arriva à la porte de la prison, où déjà elle s'était présentée deux fois sans pouvoir entrer. On voulut la repousser une troisième fois, mais elle montra le papier, et la porte s'ouvrit.
On la conduisit au cachot de mon père.
Mon père n'attendait plus que le bourreau; c'était la vie qui entrait à la place de la mort.
Il y eut au fond de cet asile de douleur un instant d'indicible joie.
Puis il demanda des détails: comment ma mère et ma soeur avaient appris l'accusation qui pesait sur lui, comment elles étaient parvenues au comte; comment, enfin, toutes choses s'étaient passées.
Ma mère commença le récit, mon père l'écouta, l'interrompant à chaque instant par ses exclamations; peu à peu il ne dit plus que quelques paroles et d'une voix tremblante, bientôt il se tut tout à fait, puis sa tête tomba dans ses deux mains, puis la sueur de l'angoisse lui monta au visage, puis la rougeur de la honte lui brûla le front; enfin, quand ma mère lui eut dit que, repoussée par le comte, elle avait permis à ma soeur de prendre sa place, il bondit en poussant un rugissement comme un lion blessé, et s'élança contre la porte, la porte était fermée.
Il prit la pierre qui lui servait d'oreiller, et la lança de toutes ses forces contre la barrière de fer qu'il croyait avoir le droit de se faire ouvrir.
Le geôlier accourut et lui demanda ce qu'il voulait.
—Je veux sortir, s'écria mon père, sortir à l'instant même.
—Impossible! dit le geôlier.
—J'ai ma grâce, cria mon père. Je l'ai, je la tiens, la voilà!
—Oui, mais elle porte que vous ne sortirez de prison que demain matin.
—Demain matin? fit le captif avec une exclamation terrible.
—Lisez plutôt, si vous en doutez, ajouta le geôlier.
—Mon père s'approcha de la lampe, lut et relut le parchemin. Le geôlier avait raison; soit hasard, soit erreur, soit calcul, le jour de sa sortie était fixé au lendemain matin seulement.
Le prisonnier ne poussa pas un cri, pas un gémissement, pas un sanglot. Il revint s'asseoir muet et morne sur son lit. Ma mère vint s'agenouiller devant lui.
—Qu'as-tu donc? demanda-t-elle.
—Rien, répondit-il.
—Mais que crains-tu?
—Oh! peu de chose.
—Mon Dieu! mon Dieu! que crois-tu, que crains-tu, que penses-tu?
—Je pense que Costanza est indigne de son père, voilà tout. Ce fut ma mère qui se leva à son tour, pâle et frissonnante.
—Mais c'est impossible.
—Impossible! et pourquoi?
—On m'a dit qu'elle allait sortir derrière moi. On m'a dit qu'elle allait nous attendre à la maison.
—Eh bien! va voir à la maison si elle y est, et, si elle y est, reviens avec elle.
—Je reviens, dit ma mère.
Et elle frappa à son tour et demanda à sortir. Le geôlier lui ouvrit.
Elle courut à la maison. La maison était déserte, Costanza n'était point reparue.
Elle courut au palais et redemanda sa fille. On lui répondit qu'on ne savait pas ce qu'elle voulait dire.
Elle revint à la maison. Costanza n'était pas rentrée.
Elle attendit jusqu'au soir. Costanza ne reparut point.
Alors elle pensa à son mari et s'achemina de nouveau vers la prison; mais, cette fois, d'un pas aussi lent et aussi morne que si elle eût suivi au cimetière le cadavre de sa fille.
Comme la première fois, les portes s'ouvrirent devant elle.
Elle retrouva son mari assis à la même place; quoiqu'il eût reconnu son pas, il ne leva même pas la tête. Elle alla se coucher à ses pieds et posa sans rien dire son front sur ses genoux.
—Comprenez-vous, madame, quelle nuit infernale fut cette nuit pour ces deux damnés!
Le lendemain, au point du jour, on vint ouvrir la prison et annoncer au condamné qu'il était libre.—Je vous l'ai déjà dit, ajouta l'inconnu en riant d'un rire terrible, oh! le comte Carracciolo est un noble seigneur, et qui tient religieusement sa parole!…
Les deux vieillards sortirent s'appuyant l'un sur l'autre. Une seule nuit les avait tous deux rapprochés de la tombe de dix ans.
En tournant le coin de la route d'où l'on aperçoit la maison, ils virent Costanza, qui les attendait agenouillée sur le seuil.
Ils ne firent pas un pas plus vite pour aller au devant de leur fille; leur fille ne se releva pas pour aller au devant d'eux.
Quand ils furent près d'elle, Constanza joignit les mains et ne dit que ce seul mot:
—Grâce!
Par un mouvement instinctif, ma mère étendit le bras entre son mari et sa fille.
Mais celui-ci l'arrêta doucement.
—Grâce, dit-il en tendant la main à Costanza, grâce, et pourquoi grâce, mon enfant? n'es-tu pas un ange? n'es-tu pas une sainte? n'es-tu pas plus que tout cela, n'es-tu pas une martyre?
Et il l'embrassa.
Puis, comme la mère, entraînant sa fille au fond de la chaumière, le laissa seul dans la pièce d'entrée, il détacha son arquebuse, la jeta sur son épaule, et s'achemina vers le château.
Il demanda à remercier le comte.
Le comte était parti depuis une heure pour Naples.
Il demanda à remercier Raymond.
Raymond était parti avec son frère.
Il revint alors vers la chaumière, accrocha son arquebuse à la cheminée. Puis Costanza et sa mère entendirent comme le bruit d'un corps pesant qui tombait; elles sortirent toutes deux et trouvèrent le vieillard étendu sans connaissance au milieu de la chambre.
Elles le posèrent sur le lit; ma soeur resta près de lui, tandis que ma mère courait chercher un médecin.
Le médecin secoua la tête; cependant il saigna mon père. Vers le soir, le vieillard rouvrit les yeux.
Comme il rouvrait les yeux, je mettais le pied sur le seuil de la porte.
Il ne vit ni ma mère ni ma soeur, il ne vit que moi.
—Mon fils, mon fils! s'écria-t-il, oh! c'est la vengeance divine qui te ramène.
Je me jetai dans ses bras.
—Allez, dit-il à ma mère et à ma soeur, et laissez-nous seuls. Ma mère obéit, mais ma soeur voulut rester.
Alors le vieillard se souleva sur son lit, et, montrant à Costanza sa mère qui s'éloignait:
—Suivez votre mère, dit-il avec un de ces gestes suprêmes qui veulent être obéis, suivez votre mère, si vous voulez que ma bénédiction vous suive.
Costanza baisa la main du moribond, se jeta à mon cou en pleurant et suivit sa mère.
Je déposai mon arquebuse, mes pistolets et mon poignard sur une table, et j'allai m'agenouiller près du lit du vieillard.
—C'est la vengeance divine qui te ramène, répéta-t-il une seconde fois. Écoute-moi, mon fils, et ne m'interromps pas; car, je le sens, je n'ai plus que quelques instans à vivre, écoute-moi.
Je lui fis signe qu'il pouvait parler.
Alors il me raconta tout.
Et, à mesure qu'il parlait, sa voix s'animait, le sang refluait à son visage, la colère remontait dans ses yeux, on eût dit qu'il était plein de force, de vie et de santé. Seulement, au dernier mot, lorsqu'il en fut au moment où, rentrant chez lui et remettant son arquebuse à sa cheminée, il avait cru qu'il lui faudrait renoncer à sa vengeance, il jeta un cri étouffé et retomba la tête sur son chevet.
Cette fois il était mort.
Je fus long-temps sans le croire, long-temps je lui secouai le bras, long-temps je l'appelai; enfin je sentis ses mains se refroidir dans les miennes, enfin je vis ses yeux se ternir.
Je fermai ses yeux, je croisai ses mains sur sa poitrine, je l'embrassai une dernière fois et je jetai par dessus sa tête son drap devenu un linceul.
Puis j'allai ouvrir la porte du fond, et faisant signe à ma mère et à ma soeur de s'approcher:
—Venez, leur dis-je, venez prier près de votre mari et de votre père mort.
Les deux femmes se jetèrent sur le lit en s'arrachant les cheveux et en éclatant en sanglots.
Pendant ce temps, je passais mes pistolets et mon poignard dans ma ceinture, et, jetant mon arquebuse sur mon épaule, je m'avançai vers la porte.
—Où vas-tu, frère? s'écria Costanza.
—Où Dieu me mène, répondis-je.
Et, avant qu'elle eût le temps de s'opposer à ma sortie, je franchis le seuil et je disparus dans l'obscurité.
Je vins droit à Naples.
On m'avait dit non seulement que vous étiez belle entre les femmes, mais encore juste entre les reines.
Je vins à Naples avec l'intention de vous demander justice.
—Comment ne vous l'êtes-vous pas faite vous-même? demanda Isabelle.
—Un coup de poignard n'était point assez pour un pareil crime, madame, c'était l'échafaud que je voulais. Antoniello Carracciolo a déshonoré ma famille, je veux le déshonneur d'Antoniello Carracciolo.
—C'est juste, murmura la régente.
—Mais, pour plus de sûreté encore, comme le long du chemin j'appris que la tête de Rocco del Pizzo était mise à prix, et comme, en arrivant à Naples, je lus, au coin du Mercato-Nuovo, le placard qui offrait quatre mille ducats à celui qui le livrerait mort ou vif; pour plus de sûreté, dis-je, je me présentai chez le ministre de la police, offrant de livrer vivant cet homme que vous cherchez partout et que vous ne pouvez trouver nulle part. Mais le ministre de la police ne voulut point m'accorder ce que je lui demandais, c'est-à-dire une audience de Votre Altesse. Alors je résolus d'arriver à mon but par un autre moyen; je volai sur la route de Résina à Torre del Greco.
—Alors c'était donc vous et non pas Rocco del Pizzo?…
—Alors je volai sur la route d'Aversa…
—C'était donc encore vous et non pas celui que l'on croyait?…
—Alors j'assassinai sur la route d'Amalfi. La mort de Raymond, c'était le commencement de ma vengeance, car j'étais résolu de recourir à la vengeance puisqu'on me refusait justice.
—C'est bien, dit la régente. Dieu a voulu que je vous retrouve, tout est donc pour le mieux.
—Tout est pour le mieux, dit l'inconnu.
—Et vous vous engagez toujours à livrer Rocco del Pizzo?
—Toujours.
—Vous savez où il est?
—Je le sais.
—Vous répondez de mettre la main dessus?
—J'en réponds.
—Et vous me le livrerez vivant?
—En échange de Carracciolo mort; vous le savez, c'est ma condition, madame.
—C'est chose dite, soyez tranquille. Mais qui me répondra de vous d'ici là?
—C'est bien simple: envoyez-moi en prison; seulement, vous me ferez conduire, par deux gardes, à quelque fenêtre d'où je puisse assister au supplice de Carracciolo. Puis, Carracciolo mort, je vous livrerai Rocco del Pizzo.
—Mais si vous ne me le livrez pas?
—Ma tête répondra pour la sienne; je l'ai déjà dit et je vous le répète.
—C'est juste, dit la régente, je l'avais oublié.
Elle frappa dans ses mains, le capitaine des gardes entra.
—Faites écrouer cet homme à la Vicairie, dit-elle.
Le capitaine remit l'inconnu aux mains de deux gardes et rentra.
—Maintenant, continua la régente, faites arrêter le comte Antoniello
Carracciolo et conduisez-le au château de l'Oeuf.
Le capitaine se présenta au palais de Carracciolo; mais, soupçonnant sans doute quelque chose du danger qui le menaçait, Carracciolo avait disparu.
La régente, en apprenant cette nouvelle qui lui confirmait la culpabilité de son favori, ordonna aussitôt aux nobles du siége de Capouan, où les Carraccioli étaient inscrits, de lui livrer le coupable, leur donnant trois jours seulement pour obtempérer à cet ordre.
Les trois jours s'écoulèrent, et comme, à la fin de la troisième journée, le comte n'avait point reparu, Naples, en se réveillant, trouva, le lendemain, cinquante ouvriers occupés à démolir le palais d'Antoniello Carracciolo, situé en face de la cathédrale.
Quand le palais fut complètement rasé, on amena une charrue, on creusa des sillons à la place où il s'était élevé, et l'on sema du sel dans les sillons.
Puis on commença de démolir le palais situé à la droite du sien: c'était le palais du prince Carracciolo son père.
Puis on commença de démolir le palais de gauche: c'était le palais du duc Carracciolo son frère aîné.
Le palais démoli, il en fut fait autant sur son emplacement qu'il en avait été fait sur l'emplacement des deux autres.
La régente ordonna qu'il en serait ainsi des palais de tous les
Carraccioli, jusqu'à ce que les Carraccioli eussent livré le coupable.
Dans la nuit qui suivit cette ordonnance, Antoniello Carracciolo se constitua de lui-même prisonnier.
Le lendemain, son père et ses deux frères se présentèrent au palais, mais la régente fit dire qu'elle n'était pas visible.
Le surlendemain, le prisonnier écrivit à la duchesse pour solliciter d'elle les faveurs d'une entrevue; mais la duchesse lui fit répondre qu'elle ne pouvait le recevoir.
Les uns et les autres renouvelèrent pendant huit jours leurs tentatives; mais ni les uns ni les autres n'obtinrent le résultat qu'ils poursuivaient.
Le matin du neuvième jour, les habitans du Mercato-Nuovo, avec un étonnement mêlé d'effroi, virent sur la place un échafaud qui n'y était pas la veille. La funèbre machine avait poussé dans l'ombre, sans que nul la vît croître, sans que personne l'entendît grandir.
Il y avait à l'une des extrémités de cet échafaud un autel, et à l'autre un billot; entre le billot et l'autel étaient, d'un côté, un prêtre, et de l'autre le bourreau.
Nul ne savait pour qui étaient cet échafaud, ce bourreau, ce prêtre, ce billot et cet autel.
Bientôt on vit arriver, par le quai qui va du môle au Mercato-Nuovo, un homme conduit par deux gardes. On crut d'abord que cet homme était le héros du drame qui allait être joué; mais il entra, suivi de ses deux gardes, dans une des maisons de la place. Un instant après, il reparut, toujours entre ses deux gardes, à la fenêtre de cette maison qui donnait en face de l'échafaud. On s'était trompé sur l'importance de cet homme, qui, selon toute probabilité, devait être simple spectateur de l'événement.
Un instant après, des cris se firent entendre à la fois sur le quai qui mène du pont de la Madalena au Mercato-Nuovo et dans la rue du Soupir. Deux cortéges s'avançaient, celui de la rue du Soupir conduisant un beau jeune homme, celui du quai conduisant une belle jeune fille. Le beau jeune homme, c'était Antoniello Carracciolo. La belle jeune fille, c'était Costanza.
Tous deux apparurent sur la place en même temps, tous deux s'approchèrent de l'échafaud du même pas, tous deux y montèrent ensemble; seulement, Costanza y monta du côté du prêtre, et Antoniello du côté du bourreau.
Arrivés sur la plate-forme, Antoniello fit un mouvement pour s'élancer vers Costanza, mais le bourreau l'arrêta; de son côté, Costanza fit un pas pour s'avancer vers Antoniello, mais le prêtre la retint.
Alors le greffier déploya un parchemin et le lut à haute voix. C'était le contrat de mariage du comte Antoniello Carracciolo avec Costanza Maselli, contrat par lequel le noble fiancé donnait à sa future épousée, non seulement tous ses titres, mais encore tous ses biens.
Quoique la place fût encombrée par la foule, quoique cette foule refluât dans les rues environnantes, quoique chaque fenêtre de la place parût bâtie de têtes, quoique les toits des maisons semblassent chargés d'une moisson vivante, il se fit, au moment où le greffier déploya le parchemin, un tel silence dans cette multitude, que pas un mot du contrat de mariage ne fut perdu.
Aussi toute cette foule, la lecture achevée, éclata-t-elle en applaudissemens. On commençait à comprendre que, malgré la différence des conditions, la régente avait ordonné que le comte rendrait à la paysanne l'honneur qu'il lui avait ôté.
Quant aux deux fiancés, qui jusque-là n'avaient probablement pas su eux-mêmes de quoi il était question, ils parurent reprendre courage; et lorsque le prêtre, qui était monté à l'autel, leur fit signe de s'approcher, ils allèrent d'un pas assez ferme s'agenouiller devant lui.
Aussitôt la messe commença, accompagnée de tous les rites du mariage. Le prêtre demanda à chacun des deux jeunes gens s'il prenait l'autre pour époux, et chacun d'eux, d'une voix intelligible, prononça le oui solennel. Puis l'homme de Dieu remit à Antoniello l'anneau nuptial, et Antoniello le passa au doigt de Costanza.
Alors tous deux s'agenouillèrent de nouveau et le prêtre les bénit. Tous les assistans pleuraient de joie et d'émotion à cet étrange spectacle et bénissaient à leur tour les deux jeunes époux, quand tout à coup le même ministre qui avait prononcé les saintes paroles du mariage entonna d'une voix sourde les prières des agonisans. A ce changement, toute cette multitude frissonna et laissa échapper un murmure de terreur, car elle comprenait qu'on n'en était encore qu'à la moitié de la cérémonie, et qu'une catastrophe terrible allait en faire le dénouement.
En effet, comme Antoniello, ignorant, ainsi que tous les autres, du destin qui l'attendait, jetait autour de lui un regard épouvanté, les deux aides de l'exécuteur s'emparèrent de lui, et, avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement pour se défendre, ils lui lièrent les mains, et, tandis que le bourreau tirait son épée hors du fourreau, ils conduisirent le condamné devant le billot qui, ainsi que nous l'avons dit, s'élevait à l'autre extrémité de l'échafaud en face de l'autel, et le forcèrent de s'agenouiller, devant lui.
Costanza voulut s'élancer vers Antoniello, mais le prêtre arrêta la jeune femme en étendant un crucifix entre elle et son époux.
Antoniello vit alors que tout était fini pour lui, et comprit qu'il était irrévocablement condamné; il ne songea donc plus qu'à bien mourir. Il releva le front, dit à haute voix une prière; puis se retournant vers Costanza à moitié évanouie:
—Au revoir dans le ciel, lui cria-t-il, et il posa son cou sur le billot.
Au même instant, l'épée de l'exécuteur flamboya comme l'éclair, et la foule, jetant un cri terrible, fit un mouvement en arrière; la tête de Carracciolo, détachée du corps d'un seul coup, avait bondi du billot sur le pavé, et roulait entre les jambes de ceux qui étaient les plus rapprochés de l'échafaud.
Deux confréries religieuses s'approchèrent alors de l'échafaud: une d'hommes, une de femmes. La première emporta le cadavre de Carracciolo décapité, la seconde emporta le corps de Costanza évanouie.
La foule s'écoula sur leurs traces, et au bout d'un instant la place se trouva vide; il n'y resta plus, solitaire, sanglante et debout, que la terrible machine, demeurée là pour attester sans doute à la population de Naples que tout ce qu'elle venait de voir était une réalité et non un rêve.
Quand la place fut vide, l'homme qui avait assisté à l'exécution entre ses deux gardes descendit avec eux et reprit le chemin du quai. Mais, au lieu de le ramener à la Vicairie, les soldats le conduisirent au palais royal.
Là, il fut introduit dans les mêmes appartemens que la première fois, et, conduit au même oratoire, il y retrouva la régente à la même place, debout près du prie-dieu et la main étendue sur les Évangiles. Les soldats entrèrent avec lui et demeurèrent de chaque côté de la porte.
—Eh bien! dit Isabelle d'Aragon, ai-je accompli mon serment?
—Religieusement, madame, répondit l'inconnu.
—Maintenant, à vous de tenir le vôtre.
—Je suis prêt.
—Où est l'homme dont la tête est à prix?
—Devant Votre Altesse.
—Ainsi, Rocco del Pizzo?…
—C'est moi, madame.
—Je le savais, dit Isabelle.
—Alors, reprit le bandit, qu'ordonne de moi Votre Altesse?
—Que vous serviez de père à l'orpheline et de protecteur à la veuve.
—-Comment, madame?… s'écria Rocco del Pizzo.
—Je ne sais faire ni justice, ni grâce à moitié, reprit la régente.
Puis se retournant vers les soldats:
—Cet homme est libre d'aller où il voudra, dit-elle: laissez-le donc sortir.
Et elle rentra dans ses appartemens d'un pas calme et assuré, d'un pas de reine.
Constanza retourna en Calabre avec son frère, car elle avait encore, comme on s'en souvient, sa pauvre mère à Rosarno.
Rocco del Pizzo la suivit.
Mais lorsque sa mère mourut, ce qui arriva la nuit suivante, elle revint à Naples, entra dans le couvent qui l'avait déjà recueillie, y paya sa dot et légua les restes de l'immense fortune qu'elle tenait de son mari à la pauvre communauté, qui se trouva enrichie d'un seul coup.
Rocco del Pizzo suivit sa soeur à Naples.
Mais le jour où elle prononça ses voeux, lorsqu'il comprit qu'elle n'avait plus besoin de lui et que le Seigneur l'avait remplacé près d'elle, il disparut, et personne ne le revit depuis, ni ne sut positivement ce qu'il était devenu.
On croit qu'il s'attacha à la fortune de César Borgia, et qu'il fut tué près de ce grand homme, en même temps que lui.
VIII
Pouzzoles.
Nous montâmes dans notre corricolo, laissant à notre droite le lac d'Agnano, sur lequel il y a peu de choses à dire; nous gagnâmes l'ancienne voie romaine qui menait de Naples à Pouzzoles, et qu'on appelait la voie Antonina. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'est bien l'ancien pavé en pierres volcaniques, tout bordé de tombeaux ou plutôt de ruines sépulcrales, deux ou trois tombeaux seulement ayant traversé les âges comme des jalons séculaires, et étant restés debout sur la route infinie du temps.
Nous nous arrêtâmes au couvent des Capucins. C'est là qu'a été transportée la pierre où saint Janvier subit le martyre; cette pierre est encore aujourd'hui tachée de sang, et, lorsque le miracle de la liquéfaction s'opère à la chapelle du trésor à Naples, le sang qui tache cette pierre, fière de celui que renferment ces deux fioles, se léquifie, dit-on, et bouillonne de même.
Cette église renferme en outre une assez belle statue du saint.
De l'église des Capucins à la Solfatare il n'y a qu'une enjambée. Nous avions été préparés à la vue de cet ancien volcan par notre voyage dans l'archipel hipariote. Nous retrouvâmes les mêmes phénomènes: ce terrain sonnant le creux et qui, à chaque pas, semble prêt à vous engloutir dans des catacombes de flammes; ces fumeroles par lesquelles s'échappe une vapeur épaisse et empestée; enfin, dans les endroits où ces vapeurs sont les plus fortes, ces tuiles et ces briques préparées pour y recevoir le sel ammoniac qui s'y sublime, et qu'on y récolte sans autres frais, chaque matin et chaque soir.
La Solfatare est le Forum Vulcani de Strabon.
A quelques pas de la Solfatare sont les restes de l'amphithéâtre appelé en même temps Carceri, nom qui a prévalu sur l'autre et qui rappelle les persécutions chrétiennes du deuxième et du troisième siècles. C'est dans cet amphithéâtre que le roi Tiridate, amené par Néron, qui lui faisait remarquer la force et l'adresse de ses gladiateurs, voulant montrer quelle était sa force et son adresse à lui, prit un javelot de la main d'un prétorien, et lançant ce javelot dans l'arène, tua deux taureaux du même coup.
C'est encore, selon toute probabilité, dans ce cirque que saint Janvier, échappé à la flamme et aux bêtes, fut décapité, ce que Dieu permit, comme nous l'avons dit, parce que c'était le cours ordinaire de la justice. Une des caves qui ont fait donner au monument le nom de Carceri, érigée en chapelle, est celle que la tradition assure avoir servi de prison au martyr.
Près du Carceri est la maison de Cicéron, ce martyr d'une petite réaction politique, tandis que saint Janvier fut celui d'une grande révolution divine.
Cette maison était la villa chérie de l'auteur des Catilinaires. Il la préférait à sa villa de Gaëte, à sa villa de Cumes, à sa villa de Pompeïa, car Cicéron avait des villa partout. En ce temps-là comme aujourd'hui, l'état d'avocat et celui d'orateur étaient parfois, à ce qu'il paraît, d'un excellent rapport.
Il est vrai qu'ils avaient aussi leurs désagrémens, comme, par exemple, d'avoir, après sa mort, la tête et les mains clouées à la tribune aux harangues et la langue percée par une aiguille. Mais enfin, cela n'arrivait pas à tous les avocats, témoin Salluste. Pourquoi diable aussi Cicéron s'était-il mêlé de ce qui ne le regardait pas et avait-il tenu des propos sur les faux cheveux de Livie? En cherchant bien, on finit d'ordinaire par découvrir que dans les grands malheurs qui nous arrivent il y a toujours un peu de notre faute.
En attendant, Cicéron passa quelques beaux et paisibles jours dans cette villa, qui touchait aux jardins de Pouzzoles, et où il composa ses Questions académiques. Il avait de là une vue magnifique que ne gênait pas à cette époque ce stupide Monte-Nuovo, poussé dans une nuit comme un champignon, pour gâter tout le paysage.
C'est de Pouzzoles qu'Auguste partit pour aller faire la guerre à
Sextus Pompée, avec lequel, deux ou trois ans auparavant, Antoine,
Lépide et lui avaient fait un traité de paix au cap Misène.
Ce fut un instant avant la signature de ce traité que, voyant les triumvirs réunis sur le vaisseau de son maître, Menas, affranchi et amiral de Sextus, se pencha à son oreille et lui dit tout bas:
—Veux-tu que je coupe le câble qui retient ton vaisseau au rivage et que je te fasse maître du monde?
Sextus réfléchit un instant: la proposition en valait bien la peine; puis, se retournant vers Menas:
—Il fallait le faire sans me consulter, répondit-il. Maintenant il est trop tard!
Et, se retournant vers les triumvirs le visage souriant et sans qu'ils se doutassent qu'ils avaient couru un grand danger, il continua de discuter ce traité qui accordait la terre à Octave, à Antoine et à Lépide; et à lui, fils de Neptune, qui avait changé son manteau de pourpre contre la robe verte de Glaucus, les îles et la mer.
Il y aurait un admirable roman à faire sur ce jeune roi de la mer, qui fut le premier amant de Cléopâtre et le dernier antagoniste d'Auguste, et qui, tandis que Rome promettait cent mille sesterces (vingt mille francs) par tête de proscrit, en promettait, lui, deux cent mille par chaque exilé qu'on amènerait sur ses vaisseaux, le seul lieu du monde où un banni pût alors être en sûreté.
Malheureusement, que font à nos lecteurs, en l'an de grâce 1842, les amours de Cléopâtre, les proscriptions d'Octave et les pirateries de Sextus Pompée, ce galant voleur qui fut à peu près le seul honnête homme de son temps?
Pouzzoles était le rendez-vous de l'aristocratie romaine. Pouzzoles avait ses sources comme Plombières, ses thermes comme Aix, ses bains de mer comme Dieppe. Après avoir été le maître du monde et n'avoir pas trouvé dans tout son empire un autre lieu qui lui plût, Sylla vint mourir à Pouzzoles.
Auguste y avait un temple que lui avait élevé le chevalier romain Calpurnius. C'est aujourd'hui l'église de saint Proclus, compagnon de saint Janvier.
Tibère y avait une statue portée sur un piédestal de marbre qui représentait les quatorze villes de l'Asie-Mineure qu'un tremblement de terre avait renversées et que Tibère avait fait rebâtir. La statue est disparue sans qu'on ait pu la retrouver. Le piédestal existe encore.
Caligula y fit bâtir ce fameux pont qui réalisait un rêve aussi insensé que celui de Xercès; ce pont partait du môle, traversait le golfe et allait aboutir à Baïa. Sa construction occasionna la suspension des transports et affama Rome. Vingt-cinq arches le soutenaient en partant du môle; et comme la mer devenait au delà trop profonde pour qu'on pût continuer d'établir des piles, on avait réuni un nombre infini de galères qu'on avait fixées avec des ancres et des chaînes; puis sur ces galères on avait établi des planches qui, recouvertes de terre et de pierres, formaient le pont.
L'empereur passa dessus, revêtu de la chlamyde, armé de l'épée d'Alexandre-le-Grand, et traînant derrière lui, à son char attelé de quatre chevaux, le jeune Darius, fils d'Arbane, que les Parthes lui avaient donné en otage.—Et tout cela, savez-vous pourquoi? Parce qu'un jour Thrasylle, astrologue de Tibère, ayant vu le vieil empereur regarder Caligula de cet oeil inquiet qu'il connaissait si bien.
—Calicula, avait-il dit, ne sera pas plus empereur qu'il ne traversera à cheval le golfe de Baïa.
Caligula traversa à cheval le golfe de Baïa, et, pour le malheur du monde, à qui Tibère eût rendu un grand service en l'étouffant, Caligula fut quatre ans empereur.
Aujourd'hui, de ces vingt-cinq arches il reste encore treize gros piliers, dont les uns s'élèvent au dessus de la surface des flots, et dont les autres sont recouverts par la mer.
Enfin le maître des dieux y avait un temple dans lequel il était adoré sous le nom de Jupiter Sérapis. Envahi, selon toute probabilité, par l'eau et enseveli en même temps sous les cendres, lors du tremblement de terre de 1538, il fut retrouvé en 1750, mais dépouillé aussitôt de toutes les choses premières qu'il contenait et qui furent envoyées à Caserte. Il ne lui reste aujourd'hui que trois des colonnes qui l'entouraient, deux des douze vases qui ornaient le monoptère, et, scellé dans son pavé de marbre grec, un des deux anneaux de bronze qui servaient à attacher les victimes au moment de leur sacrifice.
Ce tremblement de terre de 1538 dont nous venons de parler est le grand événement de Pouzzoles et de ses environs. Un matin, Pouzzoles s'est réveillée, a regardé autour d'elle et ne s'est pas reconnue. Où elle avait laissé la veille un lac, elle retrouvait une montagne; où elle avait laissé une forêt, elle trouvait des cendres; enfin, où elle avait laissé un village, elle ne trouvait rien du tout.
Une montagne d'une lieue de terre avait poussé dans la nuit, déplacé le lac Lucrèce, qui est le Styx de Virgile, comblé le port Jules, et englouti le village de Tripergole.
Aujourd'hui, le Monte-Nuovo (on l'a baptisé de ce nom, qu'il a certes bien mérité) est couvert d'arbres comme une vraie montagne, et ne présente pas la moindre différence avec les autres collines qui sont là depuis le commencement du monde.
Nous avions arrêté que nous irions dîner sur les bords de la mer, pour manger des huîtres du lac Lucrin et boire du vin de Falerne. Nous nous acheminâmes donc vers le lieu désigné, où des provisions, prudemment achetées à Naples et envoyées d'avance, nous attendaient, lorsqu'en arrivant près des ruines du temple de Vénus, nous aperçûmes un groupe de promeneurs qui s'apprêtaient à en faire autant. Nous nous approchâmes et nous reconnûmes, qui? Barbaja, l'illustre impresario; Duprez, notre célèbre artiste, et la diva Malibran, comme on l'appelait alors à Naples et comme on l'appelle maintenant par tout le monde!
C'était une bonne fortune pour nous qu'une pareille rencontre; et comme on voulut bien répondre à notre compliment par un compliment semblable, il fut arrêté à l'instant même et par acclamation que les deux dîners seraient réunis en un seul.
Ce point essentiel arrêté, comme il fallait encore un certain temps pour apprêter le banquet commun, et que nous n'étions qu'à deux cents pas des étuves Néron, où le gardien nous offrait de faire cuire nos oeufs, nous acceptâmes la proposition, nous lui mîmes à la main le panier qui les contenait, et nous marchâmes derrière lui.
Le pauvre homme ressemblait fort aux chiens de la grotte dont j'ai parlé dans un précédent chapitre. A mesure que nous approchions des étuves, son pas se ralentissait. Malheureusement la curiosité est impitoyable. Nous fûmes donc insensibles aux gémissemens qu'il poussait, et, la porte des étuves ouverte, nous nous précipitâmes dedans.
Ces étuves se composent d'abord de deux grandes salles où nous vîmes une douzaine de baignoires dégradées. Dans les intervalles de ces baignoires sont des niches vides: ces niches étaient destinées à des statues qui indiquaient de la main le nom des maladies dont ces eaux thermales guérissaient. Or, leur efficacité était encore si grande au moyen-âge qu'une vieille tradition raconte que trois médecins de Salerne, furieux de voir que les cures opérées par ces eaux nuisaient à leur clientèle, partirent de cette ville, débarquèrent pendant la nuit à Baïa, détruisirent l'établissement de fond en comble et se rembarquèrent; mais soit hasard, soit punition divine, une tempête s'étant élevée, leur bâtiment fit naufrage près de Capri, et tous trois périrent dans les flots. Il y avait dans le palais du roi Ladislas, à ce qu'assure Denis de Sarno, une inscription qui vouait à l'exécration publique les noms de ces trois médecins.
Depuis ce temps, l'eau ne vient plus dans les baignoires, et c'est aux voyageurs à l'aller chercher, ce qui n'est pas chose facile, le corridor par lequel on pénètre jusqu'aux sources donnant juste passage à un homme, et l'air y étant si chaud et si rare qu'au bout de dix pas le plus entêté de nous fut forcé de revenir.
Pendant ce temps, le gardien des étuves s'apprêtait, de l'air d'un homme qui va monter à l'échafaud; puis il prit par l'anse notre panier d'oeufs, et, nous écartant de l'ouverture du corridor, il s'y lança et disparut dans ses profondeurs.
Deux ou trois minutes se passèrent, pendant lesquelles nous crûmes que le pauvre diable était véritablement descendu jusqu'en enfer; puis, au bout de ces trois minutes, nous commençâmes à entendre des plaintes lointaines qui, à mesure qu'elles se rapprochaient, se changeaient en gémissemens; enfin nous vîmes reparaître notre messager des morts, son panier a la main, ruisselant de sueur, pâle et chancelant. Arrivé à nous, comme s'il n'avait juste eu de force que pour ce trajet, il tomba à terre et s'évanouit.
Notre peur fut grande, et si nous n'avions pas vu à la porte le fils de ce brave homme, qui, sans s'inquiéter autrement de l'évanouissement paternel, grignotait des noisettes, nous l'aurions cru mort. Nous demandâmes à l'enfant ce qu'il fallait faire pour donner du soulagement à l'auteur de ses jours.
—Ah bah! rien du tout, répondit-il. Attendez, il va revenir.
Nous attendîmes, et effectivement le bonhomme reprit ses sens. Il y avait mis de la conscience, et, comme il avait voulu que nos oeufs fussent bien cuits, il était resté sept ou huit secondes de plus qu'à l'ordinaire. Or, sept ou huit secondes sont une grande affaire quand il s'agit de respirer un air qui n'est pas respirable. Il en était résulté que, deux secondes de plus, le gardien était cuit lui-même.
Nous demandâmes à ce malheureux ce qu'il pouvait gagner par jour à l'effroyable métier qu'il faisait. Il nous répondit que, bon an mal an, il gagnait trois carlins par jour (vingt-six ou vingt-sept sous.) Son père et son grand-père avaient fait le même métier et étaient morts avant l'âge de cinquante ans; il en avait trente-huit et en paraissait soixante, tant il était maigre et décharné par l'effet de cette sueur perpétuelle qui lui découlait du corps. Le gamin que nous avions vu si parfaitement insensible à sa syncope était son fils unique, et il l'élevait au même métier que lui. De temps en temps, quand cela pouvait être agréable aux voyageurs, il prenait le moutard par la main et l'emmenait avec lui faire cuire ses oeufs. Madame Malibran causa un instant en patois napolitain avec ce jeune adepte, lequel lui demanda entre autres choses quel était l'imbécile qui avait pu inventer les poules. Le résultat de la conversation fut que le gamin ne paraissait pas avoir une grande vocation pour l'état si glorieusement exercé depuis trois générations dans sa famille.
Nous donnâmes à ce pauvre homme deux colonates, c'est-à-dire ce qu'il gagnait d'ordinaire en une semaine; puis nous voulûmes gratifier son élève d'une couple d'oeufs, mais il nous répondit dédaigneusement qu'il ne mangeait pas de pareilles ordures, et que c'était bon pour des rats d'étrangers comme nous. Ce furent les propres paroles de l'enfant.
Nous revînmes en les méditant à l'endroit où nous attendait notre dîner. Je dois dire, à la louange de Barbaja, que si l'ordinaire qu'il nous servit était celui de ses artistes, il les nourrissait parfaitement bien. A cet ordinaire on avait ajouté d'abord le nôtre, dont il ne faut point parler, puis les huîtres du lac Lucrin et le vin de Falerne tant vanté par Horace.
Les huîtres m'ont paru mériter cette réputation antique qui les a accompagnées à travers les âges; elles ressemblent beaucoup à celles de Maremmes; leur seul défaut est d'être trop grasses et trop douces. Quant au falerne, c'est un vin jaune et épais qui ressemble, pour le goût, à celui de Montefiascone. Fait par d'habiles manipulateurs, il serait excellent. Tel qu'il est, il ressemble a de bon cidre doux.
On nous apporta ensuite des fruits de Pouzzoles. Pouzzoles est le jardin potager de Naples; malheureusement, les jardiniers italiens ne sont pas plus fort que les vignerons. Il en résulte que, dans un pays où, grâce à un admirable climat, on pourrait manger les plus beaux fruits de la terre, il faut se contenter de ceux que la main de l'homme ne s'est pas encore avisée de gâter, attendu qu'ils poussent tout seuls, comme les figues, les grenades et les oranges.
Le dîner fini, les opinions se divisèrent: les uns étaient d'avis de monter à l'instant même dans la barque qui nous attendait, et d'aller faire un tour dans le golfe; les autres voulaient profiter de ce qui nous restait de jour pour visiter la grotte de la Sibylle, Cumes, la Piscine merveilleuse, les Cent-Chambres et le tombeau d'Agrippine. On alla aux voix, et, le parti archéologique l'ayant emporté sur le parti nautique, nous nous acheminâmes aussitôt vers le lac d'Averne. Jadin et moi nous étions naturellement les chefs du parti archéologique.
IX
Le Tartare et les Champs-Élysées.
Tout au contraire des choses de ce monde, l'Averne s'est fort embelli en vieillissant. S'il faut en croire Virgile, c'était du temps d'Énée un lac noir, entouré de sombres bois, au dessus duquel les oiseaux, si rapide que fût leur vol, ne pouvaient passer sans être frappés de mort. Aujourd'hui c'est un charmant lac comme le lac de Némi, comme le lac des Quatre-Cantons, comme le lac de Loch-Leven, qui fait à merveille dans le paysage, et qui semble un beau miroir mis là tout exprès pour réfléchir un beau ciel.
Notre cicerone (en Italie il n'y a pas moyen d'éviter le cicerone) nous conduisit, Barbaja, Duprez, madame Malibran, Jadin et moi, aux ruines d'un temple qu'il nous donna pour un temple d'Apollon. Comme, grâce à nos études préliminaires, nous savions à quoi nous en tenir, nous le laissâmes tranquillement barboter dans ses définitions; et nous en revînmes à Pluton, le véritable patron de la localité.
Ce temple, au reste, était fort ancien et fort célèbre. Annibal, arrêté devant Pouzzoles, où les Romains avaient envoyé une colonie sous le commandement de Quintus Fabius, alla visiter ce même temple, et, pour se rendre les habitans des environs favorables, y fit, dit Tile-Live, un sacrifice au roi des enfers.
Nous longeâmes les bords du lac en marchant de l'orient à l'occident, et bientôt nous traversâmes une tranchée antique que nous ne franchîmes qu'en sautant de pierres en pierres: c'était le lit du canal que Néron, ce désireur de l'impossible, comme dit Tacite, fit creuser en allant de Baïa à Ostie, et qui devait avoir vingt lieues de long et être assez large pour que deux galères à cinq rangs de rames pussent y passer de front. Ce canal était destiné, dit Suétone, à remplacer la navigation des côtes qui alors, comme aujourd'hui, était fort mauvaise. Néron fut un des empereurs les plus prudens qu'il y ait eu: un coup de tonnerre lui fit un jour remettre un voyage de Grèce pour lequel tout était préparé. Malheureusement, il ne put jouir de la voie qu'il avait ouverte à force de bras et d'argent. La révolution de Galba arriva, et comme le dit Néron lui-même au moment de se couper la gorge, le monde eut le malheur de perdre ce grand artiste.
Cependant nous venions de mettre le pied sur le sol que couvrait autrefois la ville de Cumes. Une seule porte est restée debout, et on l'appelle, je ne sais pourquoi, l'Arco-Felice. C'est à deux pas de cette porte qu'était le tombeau de Tarquin-le-Superbe, qui, banni de Rome, vint mourir à Cumes. Pétrarque vit ce tombeau dans son voyage à Naples, et en parle dans son itinéraire. On assure qu'il a été depuis transporté au musée. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a au musée un tombeau qu'on montre pour celui-là.
C'est aussi à Cumes que Pétrone se fit ouvrir les veines, mais en véritable sybarite qu'il était, dans un bain parfumé, en causant avec ses amis. Il se refermait les veines quand la conversation devenait plus intéressante, il les rouvrait quand elle languissait. Enfin, il fit apporter les vases Murrhins, qu'il brisa pour que Néron n'en héritât point; puis il changea de lieu, car il fallait que cette mort violente eût l'apparence d'une mort volontaire; puis il glissa, au moment de mourir, à un ami le manuscrit de Trimalcion, cet immortel monument des débauches impériales, dont il avait été le complice avant d'en être l'historien.
C'était une époque curieuse que celle-là! Le pouvoir suprême s'était tellement perfectionné que le bourreau était devenu un personnage inutile. Un signe suffisait, un geste disait tout. Le condamné comprenait la sentence, rentrait chez lui, faisait un testament où il léguait la moitié de son bien à César, pour que sa famille put hériter de l'autre moitié; remerciait l'empereur de sa clémence, faisait chauffer un bain, se couchait dedans et s'ouvrait les veines. S'ouvrir les veines était la mort à la mode; un homme comme il faut ne se servait plus de l'épée ni du poignard: c'était bon pour des stoïciens comme Caton, ou pour des soldats comme Brutus et Cassius; mais à des Romains du temps de Néron il fallait une mort voluptueuse comme la vie, une mort sans douleur, quelque chose de pareil à l'ivresse et au sommeil. Quand on appelait son barbier, il demandait avec la plus grande simplicité du monde: Faut-il prendre mes rasoirs ou ma lancette? et il était arrivé un temps où ces vénérables fraters pratiquaient plus de saignées qu'ils ne faisaient de barbes.
Puis, comme ceux à qui on ne pouvait pas faire signe de se tuer, comme à Pétrone, qui n'était qu'un riche dandy; comme à Lucain, qui n'était qu'un pauvre poète; comme à Sénèque, qui n'était qu'un beau parleur; comme à Burrhus, qui n'était qu'un vieux soldat; comme à Pallas, qui n'était qu'un misérable affranchi; pour un père qui vivait trop vieux, par exemple; pour une mère, pour un oncle, on avait Locuste, la Voisin du temps. Il y avait chez elle un assortiment de poisons comme peu de chimistes modernes en possèdent. Chez elle, on achetait de confiance. D'ailleurs, ceux qui avaient peur d'être volés essayaient sur des enfans et ne payaient que s'ils étaient contens.
Peut-on se faire une idée de ce qu'un pareil monde serait devenu si la religion chrétienne n'était pas arrivée pour le purifier!
Cependant, comme Énée, nous nous avancions vers l'antre de la Sibylle. A cinquante pas de la porte, nous trouvâmes le concierge qui vint à nous la clé à la main, tandis que des porteurs, restés en arrière, nous attendaient sur le seuil avec des torches allumées. L'appareil nous paraissait peu agréable. D'ailleurs, nous avions déjà vu tant de souterrains, de grottes et d'antres, que nous commencions à avoir assez de ces sortes de plaisanteries. Nous échangeâmes un signe qui voulait dire: Sauve qui peut! Mais il était trop tard; nous étions entourés, nous étions captifs, nous étions la chose des ciceroni; nous étions venus pour voir, nous ne devions pas nous en aller sans avoir vu. En un instant, la porte s'ouvrit, nous fûmes enveloppés, pris, poussés, et nous nous trouvâmes dedans. Il n'y avait plus moyen de s'en dédire.
Nous fîmes à peu près cent pas, non dans cette haute caverne que nous nous attendions à trouver sur la foi de Virgile: Spelunca alta fecit, mais dans un corridor assez bas et assez étroit. Ces cent pas faits, nous crûmes que nous en étions quittes, et nous voulûmes retourner en arrière. Bast! nous n'avions vu encore que le vestibule. En ce moment, Jadin, qui marchait le premier, jeta des cris de paon; il n'avait pas écouté ce que lui disait son guide, et il était tombé dans l'eau jusqu'au genou. Cette fois, nous crûmes que c'était fini et que nous avions eu assez de plaisirs; nous nous trompions encore. Comme chacun de nous était entre deux guides, l'un qui portait une torche, et l'autre qui, comme le page de M. Marlborough, ne portait rien du tout, une manoeuvre à laquelle nous ne pouvions nous attendre s'exécuta. Le guide qui était devant nous se baissa, le guide qui était derrière nous se haussa, de sorte que, par un mouvement rapide comme la pensée, chacun de nous, madame Malibran comme les autres, se trouva sur le dos d'un cicerone. Dès lors il n'y eut plus de défense possible, et nous nous trouvâmes à la merci de l'ennemi.
Hélas! ce que l'on nous fit faire de tours et de détours dans cette affreuse caverne, ce qu'on nous conta de bourdes abominables à l'endroit de cette bonne sibylle qui n'en pouvait mais, la quantité innombrable de coups qu'on nous donna à la tête contre le plafond, et aux genoux contre la muraille, Dieu seul le sait! Mais ce que je sais, moi, c'est qu'en sortant de ce guêpier j'avais une envie démesurée de rendre à qui de droit les horions que j'avais reçus. Cependant nous comprîmes que, comme on n'irait pas dans de pareils lieux de son plein gré, et qu'il est convenu qu'on doit les avoir vus, il faut bien qu'il y ait des gens qui vous y portent de force. Le résultat de ce raisonnement fut que nos porteurs se partagèrent deux piastres de pour-boire; moyennant quoi ils nous reconduisirent, les torches à la main et en nous appelant altesses, jusqu'aux bords du lac Achéron.
L'Achéron est encore une déception pour les amateurs du terrible. Les eaux en sont toujours bleu-foncé. Mais ce n'est plus ce marais de douleur qui lui a fait donner son nom; c'est, au contraire, un joli lac qui partage avec son ami, le lac Agnano, le monopole de rouir le chanvre, et avec son voisin, le lac Lucrin, le privilége d'engraisser d'excellentes huîtres que l'on va pêcher soi-même à l'aide d'une barque que manoeuvre le successeur de Caron. La seule chose qui lui soit restée de son véritable aïeul, c'est son exactitude à vous demander l'obole.
Au bord du lac est une espèce de casino (lisez guinguette) où les lions de Naples viennent faire de petits soupers dans le genre de ceux de la régence.
Des bords de l'Achéron on nous montra le Cocyte, qui nous parut moins changé que son terrible voisin. C'est toujours une mare d'eau stagnante. Je crois même qu'elle a conservé l'avantage qu'elle avait dans l'antiquité, de sentir fort mauvais.
L'antre de Cerbère est à l'extrémité du canal qui communique de l'Achéron à la mer. L'antre de Cerbère a son cicerone à lui, comme le moindre trou de cet heureux coin de la terre. Seulement on a pensé que l'antre de Cerbère n'avait pas assez d'importance pour lui donner un homme tout entier: on lui a donné un bossu auquel il manque une jambe, mais à qui heureusement il reste une langue et les deux mains. Il fit de ces deux mains et de cette langue tout ce qu'il put pour nous entraîner vers la localité qu'il exploite; mais, comme il n'osa pas nous répondre positivement que nous trouverions Cerbère chez lui, la vue de l'antre, dénué de son locataire, nous parut par trop ressembler à celle de la carpe et du lapin, père et mère de ce fameux monstre que l'on montrerait en province si M. Lacépède ne l'avait fait demander pour le Musée de Paris.
Nous offrîmes à Milord la survivance de Cerbère, mais Milord n'avait pas assez de confiance dans les grottes depuis qu'il avait vu celle du Chien, pour accepter la position, si avantageuse qu'elle fût.
Il est inutile d'ajouter que le bossu eut son carlin, comme si nous avions visité l'antre de son dogue.
Des bords du Cocyte nous fûmes en un instant aux ruines du palais de
Néron.
Ce palais s'élevait sur le point le plus ravissant du golfe de Baïa, qui, au dire d'Horace, l'emportait sur les plus doux rivages de l'univers, et où l'air, comme a Poestum, portait avec lui un tel parfum, un tel enivrement, que Properce prétendait qu'une femme était compromise rien qu'en y restant une semaine. Malgré cela, et peut-être à cause de cela, tout ce qu'il y avait de riches Romains à Rome avait sa maison à Baïa. Marius, Pompée, César, y venaient passer leur été. C'est dans la maison de ce dernier que mourut le jeune Marcellus, très probablement empoisonné par Livie, et dont la mort devait fournir à Virgile un des hémistiches à la fois les plus beaux et les plus lucratifs de son sixième chant. Byron se vantait de vendre ses poèmes une guinée le vers. Demandez à Virgile ce que lui rapporta le Tu Marcellus eris!
Mais revenons au palais de Néron, aujourd'hui á moitié écroulé dans les flots, et dont la vague emporte chaque jour quelque sanglante parcelle. C'est dans ce palais qu'il avait appelé sa mère Agrippine; c'est là qu'il voulait célébrer avec elle les fêtes de réconciliation.
Voyez, en face l'un de l'autre, la lionne et lionceau: la lionne, habituée depuis long-temps au carnage; le lionceau, qui n'a encore goûté qu'une fois le sang: il est vrai que c'est le sang de son frère.
Un coup d'oeil en passant sur ce tableau: nous promettons au lecteur que nous allons mettre sous ses yeux une des plus terribles pages qui aient été écrites sur le livre de l'histoire universelle.
D'abord faisons le tour de nos personnages: voyons ce que c'était qu'Agrippine, car le crime du fils nous a fait oublier les crimes de la mère; et, comme elle nous est apparue dans son linceul ensanglanté, nous n'avons pas pu distinguer le sang qui était à elle du sang qui appartenait aux autres.
Elle est la fille de Germanicus; sa mère est cette Agrippine, noble veuve et féconde matrone, qui abordait à Brindes, portant dans ses bras l'urne funéraire de son mari, et suivie de ses six enfans, dont quatre devaient aller promptement rejoindre leur père. Les premiers qui disparurent furent les deux aînés, Néron et Drusus (ne pas confondre ce Néron-là, dernier espoir des républicains, avec le fils de Domitius, dont nous allons parler tout à l'heure). Néron fut exilé à Pontia, où il mourut. Comment? on ne le sait pas, probablement comme on mourait alors. Quant à Drusus, il n'y a pas de doute sur lui, et la chose est des plus claires: on l'enferma un beau matin dans les souterrains du palais, et pendant neuf jours on oublia de lui porter à manger; le dixième jour, on descendit ostensiblement dans sa prison avec un plateau couvert de viande, de vins et de fruits; on le trouva expirant: il avait vécu huit jours en dévorant la bourre de son matelas.
Quant à la mère, elle fut punie pour un crime énorme: elle avait pleuré ses enfans. On l'exila ob lacrymas; elle se tua dans l'exil.
Bref, il ne restait plus de toute la race de Germanicus que notre Agrippine et Caïus Caligula, ce serpent que Tibère élevait, disait-il, pour dévorer le monde.
Tibère, qui, comme on l'a vu, s'intéressait fort à toute sa race, avait marié Agrippine à un certain Eneus Domitius, dont le vol et l'homicide étaient les moindres crimes. Comme préteur, il avait volé les jeux des courses. Un jour, en plein Forum, il avait crevé l'oeil d'un chevalier. Un autre jour, il avait écrasé sous les pieds de ses chevaux un enfant qui ne se rangeait pas assez vite. Un autre jour, enfin, il avait tué un affranchi à qui il avait donné un verre plein de vin à vider d'un seul coup, et qui, manquant de respiration, avait commis la faute de s'y reprendre à deux fois. Lors de l'agonie de Tibère, il était accusé de lèse-majesté. Tibère mourut étouffé par Macron, et Eneus Domitius fut absous.
Caligula était mort. Des six enfans de Germanicus, Agrippine restait seule. Claude régnait. Claude venait de faire tuer Messaline, sa troisième femme, qui avait eu le caprice d'épouser publiquement, toute femme de l'empereur qu'elle était, son amant Silius. Dégoûté du mariage, l'empereur avait juré à ses prétoriens de vivre désormais sans femme. Mais les affranchis de Claude avaient décidé que Claude se remarierait.
Ils étaient trois: Caliste, Narcisse et Pallas, les premiers personnages de l'État, les véritables ministres de l'empereur. Voulez-vous connaître la fortune de ces trois anciens esclaves? Pallas avait trois cents millions de sesterces (soixante millions de francs); Narcisse était plus riche du quart: il avait quatre cents millions de sesterces (quatre-vingts millions de francs); quant à Caliste, c'était le plus pauvre: le malheureux n'avait que quarante millions à peu près. Au reste, c'était l'époque des fortunes insensées. Un esclave qui avait été dispensator, titre qui répond à celui de munitionnaire général, avait, au dire de Pline, achevé sa liberté pour la bagatelle de treize millions. Vous vous rappelez le gourmand Apicius, lequel, après avoir dépensé vingt millions pour sa table, est averti par son intendant qu'il ne lui reste plus que deux millions cinq cent mille francs. Or, que croyez-vous que fera Apicius? Qu'il placera son argent à dix pour cent, taux légal de Rome, et que, des bribes de son patrimoine, il se fera deux cent cinquante mille livres de rente, ce qui est encore un fort joli denier? Point. Apicius s'empoisonne: il n'a plus assez pour vivre. Il est vrai qu'Apicius avait donné jusqu'à mille deux cents francs d'un surmulet de quatre livres et demie que faisait vendre Tibère, trouvant ce poisson trop beau pour sa table. On a de la peine à croire à de pareilles folies. Lisez pourtant Sénèque, épître 95. Mais revenons encore à nos affranchis.
Chacun d'eux avait une femme qu'il protégeait, une impératrice de sa main qu'il voulait donner à Claude, l'empereur imbécile, qui dormait à table, à qui on laçait ses sandales aux mains, à qui on chatouillait le nez avec une plume, et qui alors, à la grande joie des convives, se frottait le nez avec ses sandales. Caliste présentait Lollia Paulina, qui avait autrefois été la femme de Caligula. Narcisse présentait Elia Petina, qui avait été déjà la femme de Claude, ce qui épargnait la dépense de nouvelles noces. Enfin Pallas présentait Agrippine, dont il était l'amant, et qui apportait en dot à César un petit-fils de Germanicus. On lâcha les trois femmes après Claude. Agrippine l'emporta et fut impératrice.
Agrippine était donc enfin arrivée à une position digne d'elle.
Voyons-la à l'oeuvre.
Silanus est le fiancé d'Octavie, fille de Claude; mais Octavie est devenue un parti sortable pour le fils d'Agrippine. Silanus est dépouillé de la préture, accusé du premier crime qu'on imagine, et invité à se donner la mort; Silanus se tue.
Sa rivale Lollia Paulina, cette veuve de son frère qui avait failli l'emporter sur elle, était belle comme elle, violente comme elle, débauchée comme elle, capable de tout comme elle, mais plus riche qu'elle, ce qui lui donnait un grand avantage. Un jour, elle était venue à un souper avec une parure d'émeraudes qui valait quarante millions de sesterces (huit millions de notre monnaie). Le fortune de Lollia Paulina fut confisquée, Lollia Paulina fut envoyée en exil, et six mois après un centurion vint dans son exil annoncer à Lollia Paulina qu'il fallait mourir. Lollia Paulina mourut.
Après Lollia Paulina vint Calpurnie, dont Claude avait vanté imprudemment la beauté; après Calpurnie, Lepida, tante de Néron. Pourquoi moururent-elles toutes deux? Demandez à Pline: Mulieribus ex causis, pour des raisons de femmes; il ne vous dira pas autre chose. En effet, ces trois mots disent tout.
Nous ne parlons pas d'un Taurus qui avait une villa qu'Agrippine voulait acheter, qu'il refusa de vendre, et qui, trois mois après, mourut en la lui léguant.
Cependant Claude, qui était devenu méfiant depuis la mort de Messaline, s'apercevait de tout cela et secouait la tête. Puis, dans ses momens d'abandon, quand il réformait la langue avec ses grammairiens, ou le monde avec ses affranchis, il disait: «J'ai eu tort de me remarier, mais qu'on y prenne garde! Je suis destiné à être trompé, c'est vrai, mais je suis destiné aussi à punir celles qui me trompent!»
Claude n'avait pas tort de penser cela, mais Claude avait grand tort de le dire. Ces menaces conjugales revinrent aux oreilles d'Agrippine: le tribun qui avait tué Messaline vivait encore; il ne fallait qu'un signe de Claude, un mot de Narcisse, pour qu'il en fût de la quatrième femme de Claude comme il en avait été de la troisième. Agrippine prit les devants.
Un soir, elle jeta un voile sur sa tête, sortit du Palatin par une porte de derrière et s'en alla trouver Locuste.
Il s'agissait, cette fois, de trouver le chef-d'oeuvre des poisons, quelque chose d'agréable au goût, qui ne tuât ni trop vite ni trop lentement, qui fît mourir, voilà tout, mais sans laisser de traces. Agrippine ne regardait pas au prix.
X
Le Golfe de Baïa.
Agrippine emporta ce qu'elle était venue demander à l'empoisonneuse Locuste: c'était une espèce de pâte qu'on pouvait parfaitement délayer dans une sauce. Le lendemain, on servit à l'empereur Claude des champignons farcis; Claude adorait les champignons; il dévora le plat tout entier. Il n'y avait rien d'étonnant que Claude mourût d'indigestion, après avoir avalé à lui seul un plat de champignons qui eût pu suffire à six personnes. Mais Claude ne mourait pas; Claude sentait une grande pesanteur à l'estomac. Il fit venir son médecin, un médecin grec fort habile, ma foi, nommé Xénophon. Ce médecin lui ordonna d'ouvrir la bouche et lui frotta la gorge avec les barbes d'une plume empoisonnée. Claude mourut.
On annonça à Rome que Claude allait mieux.
Après avoir fait de Claude un dieu, il fallait faire de Néron un empereur. Voici ce que c'était que Néron: c'était, à cette époque, un enfant de quinze ans, né, au dire de Pline, les pieds en avant, ce qui était un signe de malheur; mais, signe de malheur plus certain encore, né de Domitius et d'Agrippine: c'était l'avis de son père lui-même. Comme on le félicitait de la naissance du jeune Lucius et que les courtisans voyaient d'avance en lui d'heureuses destinées pour le monde: «Vous êtes bien aimables, dit Domitius, mais je doute fort qu'il puisse naître quelque chose de bon d'Agrippine et de moi.»
Domitius ne s'était pas trompé: c'était un terrible enfant que ce jeune Néron. L'éducation ne lui avait pas manqué: au contraire, il avait près de lui Sénèque, qui lui avait appris le grec et le latin; Burrhus, qui lui avait appris la tactique militaire et l'escrime. Il chantait comme l'histrion Diodore, dansait comme le mime Pâris, conduisait un char comme Apollon. Aussi avait-il, avant toute chose, la prétention d'être artiste. Néron chanteur, Néron danseur, Néron cocher d'abord, Néron empereur ensuite.
Cela n'empêcha pas qu'il n'accueillit avec une grande joie la mort de Claude et qu'il ne fit tout ce qu'il fallait pour souffler le monde à son cousin Britannicus. Il est vrai que pour cela il n'avait pas grand'chose à faire, il n'avait qu'à laisser agir Agrippine; il se contenta, quand il apprit que le dernier plat qu'avait mangé Claude était un plat de champignons, de dire que les champignons étaient le mets des dieux. Le mot n'était pas tendre pour son père adoptif, mais il était joli: il fit fortune.
Cependant Néron était pas monté sur le trône pour faire des mots; il avait près de lui Narcisse et Tigelius, qui le poussaient a faire autre chose. Puis les passions commençaient à fermenter dans cette jeune tête, car pour son coeur elles n'en approchèrent jamais. Il avait des amours cachés, pour lesquelles Sénèque, son précepteur, lui prêtait le nom d'un de ses beaux-frères. Agrippine le sut, et cela lui donna fort à penser. Elle commençait à comprendre que la lutte serait plus opiniâtre qu'elle ne s'y était attendue d'abord; elle voulut effrayer Néron par un jeu de bascule, elle se retourna vers Britannicus.
Alors, ce fut Néron qui sortit un soir du Palatin. Avec qui? on ne sait pas; avec son ami Othon peut-être, ce futur empereur de Rome, avec lequel, dans ses orgies nocturnes, Néron allait frapper aux portes et battre les passans. Et, à son tour, il se rendit chez Locuste. Il trouva la pauvre femme toute tremblante: l'avis lui avait été donné qu'elle devait être arrêtée le lendemain. On commençait à la soupçonner de vendre du poison; et à qui ce soupçon était-il venu? A Agrippine!
Néron la rassura et lui promit sa protection; mais à condition qu'elle lui donnerait une eau qui tuerait à l'instant même.
La nuit se passa à faire bouillir des herbes; le matin, on eut deux petites fioles d'eau claire et limpide comme de l'eau de roche. Locuste proposa d'en faire l'essai sur un esclave, mais Néron fit observer qu'un homme n'avait pas la vie assez dure, et qu'il fallait chercher quelque animal de résistance. Un sanglier barbotait dans la cour: Locuste le montra à Néron. On versa une des deux fioles dans une assiette pleine de son, et l'on fit manger ce son au sanglier qui mourut comme s'il était frappé de la foudre.
Néron rentra au palais. Il mangeait ordinairement dans la même chambre que Britannicus, mais non à la même table. Chacun des deux jeunes gens avait un dégustateur qui buvait avant eux de chaque liqueur qu'on leur offrait, qui mangeait avant eux de chaque plat qui leur était servi. Britannicus buvait tiède; il était un peu souffrant. Son dégustateur, après en avoir bu le tiers à peu près, lui présenta à dessein une boisson que le jeune homme trouva trop chaude. «Remettez-moi de l'eau froide là-dedans,» dit Britannicus en tendant son verre. On lui versa l'eau préparée par Locuste. Britannicus but sans défiance. Son dégustateur ne venait-il pas de boire devant lui? Mais à peine avait-il bu qu'il poussa un cri et tomba à la renverse.
Agrippine jeta un coup d'oeil rapide sur Néron, en même temps que Néron, de son côté, jetait un coup d'oeil sur elle: ces deux regards se croisèrent comme deux glaives. La mère et le fils n'avaient plus rien à s'apprendre, la mère et le fils n'avaient plus rien à se reprocher; la mère et le fils étaient dignes l'un de l'autre.
Maintenant tout était dans cette question: Serait-ce la mère qui oserait tuer le fils? Serait-ce le fils qui oserait tuer la mère? Ni l'un ni l'autre ne l'eût osé peut-être si une troisième femme ne fût venue se mêler à cette haine.
Cette femme, c'était Sabina Poppea, la plus belle femme de Rome depuis qu'Agrippine avait fait tuer Lollia Paulina; et avec cela coquette comme si elle eût eu besoin de coquetterie; ne sortant jamais sans voile, ne levant jamais son voile qu'à demi, et, lorsqu'elle quittait Rome pour aller à Tivoli ou Baïa, se faisant suivre par un troupeau de quatre cents ânesses, lesquelles lui fournissaient les trois bains de lait qu'elle prenait chaque jour.
Sabina Poppea avait eu ce que nous appellerions, nous autres, une jeunesse orageuse. Othon la trouva momentanément mariée, dit Tacite, à un chevalier romain nommé Rufius Crispinius; Othon l'enleva à ce mari provisoire, la fit divorcer et l'épousa. Othon, nous l'avons dit, était le camarade de Néron. Celui-ci, en allant chez Othon, vit sa femme; alors il envoya Othon en Espagne. Othon partit sans regimber: il connaissait son ami Néron.
Mais ce n'était pas tout que d'éloigner Othon pour devenir l'amant de Poppée. Poppée savait être sage quand son profit y était. Lorsque Othon l'avait aimée, Othon l'avait épousée. César l'aimait, eh bien! que César en fit autant. César était marié avec Octavie: il fallait donc éloigner Octavie. Agrippine s'opposerait à cette nouvelle union: il fallait donc aussi se débarrasser d'Agrippine. D'ailleurs, Poppée ne comprenait pas comment César pouvait garder Octavie, cette pleureuse éternelle, qui ne faisait que gémir sur la mort de Claude et de Britannicus. Poppée ne comprenait pas non plus comment César supportait la domination de sa mère, qui écoutait les délibérations du sénat derrière un rideau, et continuait de régner comme si César était encore un enfant. Cela ne pouvait durer ainsi.
Agrippine était à Antium, elle reçut une lettre de son fils qui l'invitait à venir le rejoindre à Baïa.—«Il ne pouvait, disait-il, rester plus longtemps loin d'une si bonne mère: il avait des torts envers elle, il voulait les lui faire oublier.»
Un devin avait prédit à Agrippine que, si son fils devenait empereur, son fils la tuerait. Agrippine avait méprisé la prophétie du devin, et Néron régnait. Elle méprisa de même les conseils de Pallas, qui lui disait de ne pas aller à Baïa: elle y vint. Elle y trouva Néron plus tendre, plus respectueux, plus soumis que jamais. Elle se reprit à cette idée qu'elle pourrait peut-être l'emporter sur Poppée. C'était chez elle une idée fixe. Agrippine soupa avec Néron. Tous deux avaient bien pensé au poison, mais tous deux aussi avaient pensé au contre-poison.
Le souper fini, Néron dit à Agrippine qu'il ne voulait pas qu'elle retournât à Antium. Elle avait une villa à trois milles de là, près de Bauli; c'était là que Néron voulait qu'elle allât pour n'être plus éloignée de lui. Ce point était si bien arrêté dans son esprit qu'il avait fait préparer une galère pour l'y transporter. Agrippine accepta.
A dix heures, le fils et la mère se séparèrent; Néron conduisit Agrippine jusqu'au bord de la mer; des esclaves portaient des torches; les musiciens qui avaient joué pendant le souper venaient derrière eux. Arrivé sur le rivage, Néron embrassa sa mère sur les mains et sur les yeux; puis il resta non seulement jusqu'à ce qu'il l'eût vue descendre dans l'intérieur de la galère, mais encore jusqu'à ce que la galère eût levé l'ancre et fût déjà loin.
Agrippine était assise dans la cabine; Crépéréius, son serviteur favori, était debout devant elle; Aurronie, son affranchie, était à ses pieds. Le ciel était tout scintillant d'étoiles, la mer était calme comme un miroir. Tout à coup le pont s'écroule: Crépéréius est écrasé, mais une poutre soutient les débris au dessus de la tête d'Agrippine et d'Aurronie; au même moment, Agrippine sent que le plancher manque sous ses pieds, elle saute à la mer suivie d'Aurronie, criant pour qu'on la sauve: «Je suis Agrippine! Sauvez la mère de César!» A peine a-t-elle dit, qu'une rame se lève et en retombant lui fend la tête. Agrippine a tout deviné: elle plonge sans prononcer une parole, ne réparait à la surface que pour respirer, replonge encore, et, tandis que les assassins la cherchent, vivante pour l'achever, morte pour reporter son cadavre à Néron, elle nage vigoureusement vers la terre, aborde le rivage, gagne à pied sa villa, se fait reconnaître à ses esclaves et se jette sur son lit.
Pendant ce temps, on la cherche, on l'appelle de la galère; les gens qui habitent le rivage apprennent qu'Agrippine est tombée à la mer et n'est point reparue; bientôt toute la population est sur la côte avec des flambeaux; des barques sont poussées dans le golfe pour aller au secours de la mère de César; des hommes se jettent à la nage en l'appelant; d'autres, qui ne savent pas nager, descendent dans l'eau jusqu'à la poitrine; ils jettent des cordes, ils tendent les mains. Dans ce moment de danger, on s'est souvenu qu'Agrippine est la fille de Germanicus.
Agrippine voit ces témoignages d'amour; elle se rassure en se sentant au milieu d une population dévouée: elle comprend qu'elle ne pourra long-temps cacher sa présence, elle fait dire qu'elle est sauvée; la foule entoure alors la villa avec des cris de joie; Agrippine se montre, le peuple rend grâces aux dieux.
Néron a tout su presque à l'instant même; un messager d'Agrippine est venu lui dire de la part de sa maîtresse qu'elle était sauvée. Agrippine a voulu, aux yeux de son fils, avoir l'air de croire que tout cela n'était qu'un accident, auquel la volonté de Néron n'avait eu aucune part.
Que fera Néron? Néron conçoit et dirige assez bien un crime; mais si, par une circonstance quelconque, le crime avorte, Néron perd facilement la tête et il ne sait pas faire face au danger. Agrippine, les vêtemens ruisselans, les cheveux collés au visage, Agrippine racontant le meurtre auquel elle n'est échappée que par miracle, peut soulever le peuple, entraîner les prétoriens, marcher contre Néron. Au moindre bruit, Néron tremble. Seul, il ne prendra aucune décision, il ne saura qu'attendre et trembler. Il envoie chercher Sénèque et Burrhus. A eux deux, le guerrier et le philosophe lui donneront peut-être un bon conseil.
—Qui a conseillé le crime? demandent-ils après s'être consultés.
—Anicetus, le commandant de la flotte de Misène, répond Néron.
—Qu'Anicetus achève donc ce qu'il a commencé, disent Sénèque et
Burrhus.
Anicetus ne se le fait pas redire deux fois; il part avec une douzaine de soldats.
Que vous semble de ces deux braves pédagogues? Tels que vous les voyez pourtant, c'étaient, après Thraséas, les deux plus honnêtes gens de l'époque. Comment donc! on avait voulu faire Sénèque empereur—à cause de ses hautes vertus! Voyez Tacite et Juvénal.
Cependant Agrippine s'est recouchée; elle a une seule esclave près d'elle. Tout à coup les cris de la foule cessent, le bruit des armes retentit dans les escaliers, l'esclave qui est près d'Agrippine se sauve par une petite porte dérobée; Agrippine va la suivre, quand la porte de la chambre s'ouvre. Agrippine se retourne et aperçoit Anicetus.
A sa vue et à la manière dont il entre dans la chambre de son impératrice, Agrippine a tout deviné. Toutefois elle feint de ne rien craindre.
—Si tu viens pour savoir de mes nouvelles de la part de mon fils, retourne vers lui et dis-lui que je suis sauvée.
Un des soldats s'avance alors, et, tandis qu'Agrippine parle encore, la frappe d'un coup de bâton à la tête.
—Oh! dit Agrippine en levant les mains au ciel, oh! je ne croirai jamais que Néron soit un parricide.
Pour toute réponse Anicetus tire son épée.
Alors Agrippine, d'un geste sublime d'impudeur, jette loin d'elle sa couverture, et montrant ses flancs nus, ces flancs qu'elle veut punir d'avoir porté Néron:
—Feri ventrem! Frappe au ventre! dit-elle.
Et elle reçoit aussitôt quatre ou cinq coups d'épée dont elle meurt sans pousser un cri.
N'est-ce pas bien jusqu'au bout la femme que je vous ai dite, et n'est-elle pas morte comme elle a vécu?
Quant à Néron, attendez un moment encore. Néron est incomplet: il n'a encore tué que Britannicus et Agrippine; il faut qu'il tue Octavie. Mais Octavie était difficile à tuer à cause de sa faiblesse même. Agrippine luttait contre Néron; pendant la lutte, son pied a glissé dans le sang de Claude, et elle est tombée, c'est bien. Mais Octavie! comment égorgera-t-on cette douce brebis? comment étouffera-t-on cette blanche colombe? C'est la seule femme de Rome dont la calomnie n'ait jamais pu approcher.
On mit ses esclaves à la torture pour savoir si elle n'aurait pas commis quelque crime inconnu dont on pût la punir. Ses esclaves moururent sans oser l'accuser. Il fallut encore recourir à Anicetus. Au milieu d'un dîner, comme Néron, couronné de roses, marquait de la tête la mesure aux musiciens qui chantaient, Anicetus entra, se jeta aux pieds de Néron et s'écria que, vaincu par ses remords, il venait avouer à l'empereur qu'il était l'amant d'Octavie.
Octavie, cette chaste créature, la maîtresse d'un Anicetus!
Personne ne crut à cette monstrueuse accusation; mais qu'importait à César? il voulait un prétexte, voilà tout. Anicetus fut exilé en Sardaigne, et Octavie à Pandataria.
Puis, quelques jours après, on fit dire à Octavie qu'il fallait mourir.
La pauvre enfant, qui avait eu si peu de jours heureux dans la vie, s'effrayait cependant de la mort; elle se prit à pleurer, tendant les mains aux soldats, implorant Néron, non plus comme sa femme, mais comme sa soeur, adjurant sa clémence au nom de Germanicus. Mais les ordres étaient positifs: ni prières ni larmes ne pouvaient la sauver de ce crime énorme d'être coupable de trop de vertu. On lui prit les bras, on les lui raidit de force, on lui ouvrit les veines avec une lancette; puis, comme le sang, figé par la peur, ne voulait pas couler, on les lui trancha avec un rasoir. Enfin, comme le sang ne coulait pas encore, on l'étouffa dans la vapeur d'un bain bouillant.
Poppée, de son côté, avait donné ses ordres aux meurtriers; elle voulait être sûre qu'Octavie était bien morte: on lui apporta sa tête.
Alors elle épousa tranquillement Néron.
Néron, dans un moment d'humeur, la tuera quelque jour d'un coup de pied.
Nous étions sur le lieu même où le drame terrible que nous venons de raconter s'était accompli. Ces ruines, c'étaient celles qui avaient vu Agrippine assise à la même table que Néron; ce rivage, c'était celui jusqu'où César avait reconduit sa mère. Nous montâmes dans la barque: nous étions sur le golfe où Agrippine avait été précipitée, et nous suivions la route qu'elle avait suivie à la nage pour aborder à Bauli.
On montre un prétendu tombeau qui passe pour le tombeau d'Agrippine. N'en croyez rien: ce n'était pas de ce côté-ci de Bauli qu'était situé le tombeau d'Agrippine; c'était sur le chemin de Misène, près de la villa de César. Puis le tombeau d'Agrippine n'avait pas cette dimension. Ses affranchis l'enterrèrent en secret, et, après la mort de Néron, lui élevèrent un monument. Or, ce monument de tardive piété était un tout petit tombeau, levem tumulum, dit Tacite.
Le golfe de Baïa devait être une miraculeuse chose quand ses rives étaient couvertes de maisons; ses collines, d'arbres; ses eaux, de navires; puisque, aujourd'hui que ces maisons ne sont plus, que des ruines, que ses collines, bouleversées par des tremblemens de terre, sont arides et brûlées, que ses eaux sont silencieuses et désertes, Baïa est encore un des plus délicieux points du monde.
La soirée était splendide. Nous nous fîmes descendre à l'endroit même où était la villa d'Agrippine. La mer l'a recouverte; on en chercherait donc inutilement les ruines. Puis, à la lueur de la lune qui se levait derrière Sorrente, située en face de nous, de l'autre coté du golfe de Naples, nous nous engageâmes dans le chemin bordé de tombeaux qui conduit des bords de la mer au village de Boccola, l'ancienne Bauli. C'était fête, et tout ce pauvre village était en joie; on chantait, on dansait, et tout cela au milieu des ruines, au milieu des monumens funéraires d'un peuple disparu, sur cette même terre qu'avaient foulés Manlius, César, Agrippine, Néron, sur ce sol où était venu mourir Tibère.
Oui, le vieux Tibère était sorti de son île; il visitait Baïa, où peut-être il était venu prendre les eaux, lorsque le bruit lui revint que des accusés dénoncés par lui-même, avaient été renvoyés sans même avoir été entendus. Cela sentait effroyablement la révolte. Aussi Tibère se hâta-t-il de regagner Misène, d'où il comptait s'embarquer pour Caprée, sa chère île, sa fidèle retraite, son imprenable forteresse. Mais à Misène les forces lui manquèrent, et il ne put aller plus loin. L'agonie fut longue et terrible. Le moribond se cramponnait à la vie, le vieil empereur ne voulait absolument point passer dieu. Un instant Caligula le crut mort; il lui avait déjà tiré son anneau du doigt. Tibère se redresse et demande son anneau. Caligula se sauve effaré, tremblant. Tibère descend de son lit, veut le poursuivre, chancelle, appelle, et, comme personne ne répond, tombe sur le pavé. Alors Macron entre, le regarde; et comme Caligula demande à travers la porte ce qu'il faut faire:
—C'est bien simple, répondit-il, jetez-moi un matelas sur cette vieille carcasse, et que tout soit dit.
Ce fut l'oraison funèbre de Tibère.
Comme nous l'avons dit, c'était dans le port de Misène qu'était la flotte romaine. Pline commandait cette flotte lors du tremblement de terre de 79. Ce fut de Misène qu'il partit pour aller étudier le phénomène arrivé à Stabie; il y mourut étouffé.