Le corricolo
XXIV
Le Capucin de Resina.
Le Vésuve, dont nous nous sommes encore assez peu occupé, mais auquel nous reviendrons plus tard, est le juste milieu entre l'Etna et le Stromboli.
Je pourrais donc, en toute sécurité de conscience, renvoyer mes lecteurs aux descriptions que j'ai déjà données des deux autres volcans.
Mais, dans la nature comme dans l'art, dans l'oeuvre de Dieu comme dans le travail de l'homme, dans le volcan comme dans le drame, à côté du mérite réel il y a la réputation.
Or, quoique les véritables débuts du Vésuve dans sa carrière volcanique datent à peine de l'an 79, c'est-à-dire d'une époque où l'Etna était déjà vieux, il s'est tant remué depuis dans ses cinquante éruptions successives, il a si bien profité de son admirable position et de sa magnifique mise en scène, il a fait tant de bruit et tant de fumée, que non seulement il a éclipsé le nom de ses anciens confrères, qui n'étaient ni de force ni de taille à lutter contre lui, mais qu'il a presque effacé la gloire du roi des volcans, du redoutable Etna, du géant homérique.
Il faut aussi convenir qu'il s'est révélé au monde par un coup de maître.
Envelopper la campagne et la mer d'un sombre nuage; répandre la terreur et la nuit sur une immense étendue; envoyer ses cendres jusqu'en Afrique, en Syrie, en Égypte; supprimer deux villes telles qu'Herculanum et Pompeïa; asphyxier à une lieue de distance un philosophe tel que Pline, et forcer son neveu d'immortaliser la catastrophe par une admirable lettre; vous m'avouerez que ce n'est pas trop mal pour un volcan qui commence, et pour un ignivome qui débute.
A dater de cette époque le Vésuve n'a rien négligé pour justifier la célébrité qu'il avait acquise d'une manière si terrible et si imprévue. Tantôt éclatant comme un mortier et vomissant par neuf bouches de feu des torrens de lave, tantôt pompant l'eau de la mer et la rejetant en gerbes bouillonnantes au point de noyer trois mille personnes, tantôt se couronnant d'un panache de flammes qui s'éleva en 1779, selon le calcul des géomètres, à dix-huit mille pieds de hauteur, ses éruptions, qu'on peut suivre exactement sur une collection de gravures coloriées, ont toutes un caractère différent et offrent toujours l'aspect le plus grandiose et le plus pittoresque. On dirait que le volcan a ménagé ses effets, varié ses phénomènes, gradué ses explosions avec une parfaite entente de son rôle. Tout lui a servi pour agrandir sa renommée: les récits des voyageurs, les exagérations des guides, l'admiration des Anglais, qui, dans leur philanthropique enthousiasme, donneraient leur fortune et leurs femmes par dessus pour voir une bonne fois brûler Naples et ses environs. Il n'est pas jusqu'à la lutte soutenue avec saint Janvier, lutte, à la vérité, où le saint a remporté tout l'avantage, qui n'ait aussi ajouté à la gloire du Vésuve. Il est vrai que le volcan a fini par être vaincu, comme Satan par Dieu; mais une telle défaite est plus grande qu'un triomphe. Aussi le Vésuve n'est plus seulement célèbre, il est populaire.
On comprend, après cela, qu'il m'était impossible de quitter Naples sans présenter mes hommages au Vésuve.
Je fis donc prévenir Francesco[1] qu'il eût à tenir prêt son corricolo pour le lendemain matin à six heures, en lui recommandant bien d'être exact, et en joignant à la recommandation six carlins de pour-boire, seul moyen de rendre la recommandation efficace.
Le lendemain, à la pointe du jour, Francesco et son fantastique attelage étaient à la porte de l'hôtel. Jadin refusa de m'accompagner dans ma nouvelle ascension, prétendant que son croquis n'en serait que plus exact s'il ne quittait pas sa fenêtre, et m'engageant par toutes sortes de raisons à ne pas me déranger moi-même pour si peu de chose. A l'entendre, le Vésuve était un volcan éteint depuis plusieurs siècles, comme la Solfatare ou le lac d'Aguano; seulement le roi de Naples y faisait tirer de temps à autre un petit feu d'artifice à l'intention des Anglais. Quant à Milord, il partagea complètement l'avis de son maître: l'intelligent animal, après son bain dans les eaux bouillantes de Vulcano et son passage dans les sables brûlans de Stromboli, était parfaitement guéri de toute curiosité scientifique.
Je partis donc seul avec Francesco.
Le brave conducteur commença par s'informer très respectueusement si son excellence mon camarade n'était pas indisposé. Rassuré sur l'objet de ses craintes, il s'empressa de quitter sa tristesse de commande, reprit son air le plus joyeux, son sourire le plus épanoui, et fit claquer son fouet avec un redoublement de bonne humeur. Soit que la présence de Jadin l'eût intimidé dans nos excursions précédentes, soit qu'il eût avalé littéralement son pour-boire de la veille, Francesco déploya tout le long de la route une verve sceptique et une incrédulité voltairienne que je ne lui avais nullement soupçonnées, et qui m'étonnèrent singulièrement dans un homme de son âge, de sa condition et de son pays.
Arrivé au Ponte della Maddalena, il passa fort cavalièrement entre les deux statues de saint Janvier et de saint Antoine, affectant de siffler ses chevaux et de crier gare! à la foule, pour ne pas rendre le salut d'usage aux deux protecteurs de la ville.
Comme à la rigueur cette première irrévérence pouvait être mise sur le compte d'une distraction légitime, je fis semblant de ne pas m'en apercevoir.
Mais en traversant San Giovanni a Tudicci, village assez célèbre pour la confection du macaroni, un moine franciscain d'une santé florissante et d'une magnifique encolure, par ce droit naturel qu'ont les moines napolitains sur tous les corricoli, comme les Anglais sur la mer, héla le cocher, et lui fit signe impérieusement de l'attendre. Francesco arrêta ses chevaux avec une si parfaite bonne foi, qu'habitué d'ailleurs à de telles surprises, je m'étais déjà rangé pour faire place au compagnon que le ciel m'envoyait. Mais à peine le bon moine s'était-il approché à la portée de nos voix, que Francesco ôta ironiquement son chapeau, et lui dit avec un sourire railleur:—Pardon, mon révérend, mais je crois que saint François, mon patron et le fondateur de votre ordre, n'est jamais monté dans un corricolo de sa vie. Si je ne me trompe, il se servait de ses sandales lorsqu'il voyageait par terre, et de son manteau lorsqu'il traversait la mer. Or, vos souliers me semblent en fort bon état, et je ne vois pas le plus petit trou à votre manteau: ainsi, mon frère, si vous voulez aller à Capri, prenez votre manteau; si vous voulez aller à Sorrente, prenez vos sandales. Adieu, mon révérend.
Cette fois, l'irréligion de Francesco devenait plus évidente. Cependant, si son refus était toujours blâmable dans la forme, on pouvait en quelque sorte l'excuser au fond; car, m'ayant cédé son corricolo, il n'avait plus le droit d'y admettre d'autres passagers. Je voulus donc attendre une autre occasion pour lui exprimer mon mécontentement.
Comme nous entrions à Portici, à la hauteur d'une petite rue qui mène au port du Granatello, je remarquai une énorme croix peinte en noir, et au dessous de cette croix une inscription en grosses lettres qui enjoignait aux voitures d'aller au pas, et aux cochers de se découvrir.
Je me retournai vivement vers Francesco pour voir de quelle manière il allait se conformer à un ordre aussi simple et aussi précis: lui donnant l'exemple moi-même, plus encore, je dois le dire, par un sentiment de respect intime que par obéissance aux réglemens de Sa Majesté Ferdinand II; Francesco enfonça son chapeau sur sa tête, et fit partir ses chevaux au galop.
Il n'y avait plus de doute possible sur les intentions anti-chrétiennes de mon conducteur. Je n'avais rien vu de pareil dans toute l'Italie. Je pensai qu'il était temps d'intervenir.
—Pourquoi n'arrêtez-vous pas vos chevaux? Pourquoi ne saluez-vous pas cette croix? lui demandai-je sévèrement.
—Bah! me dit-il d'un ton dégagé qui eût fait honneur à un encyclopédiste, cette croix que vous voyez, monsieur, est la croix du mauvais larron. Les habitans de Portici l'ont en grande vénération, par une raison toute simple: ils sont tous voleurs.
L'esprit fort de cet homme renversait toutes les idées que je m'étais faites sur la foi naïve et l'aveugle superstition du lazzarone.
Néanmoins, je crus m'être trompé un instant, et j'allais lui rendre mon estime en le voyant revenir à des sentimens plus pieux. Entre Portici et Resina, au point de jonction des deux chemins, dont l'un conduit à la Favorite, et l'autre descend à la mer, s'élève une de ces petites chapelles, si fréquentes en Italie, devant lesquelles les brigands eux-mêmes ne passent pas sans s'incliner. La fresque qui sert de tableau à la petite chapelle de Resina jouit à bon droit d'une immense réputation a dix lieues à la ronde. Ce sont des âmes du purgatoire du plus beau vermillon, se tordant de douleur et d'angoisse dans des flammes si vives et si terribles, que, comparé à leur intense ardeur, le feu du Vésuve n'est qu'un feu follet.
A la vue du brasier surhumain, la raillerie expira sur les lèvres de Francesco; il porta machinalement la main à son chapeau, et jeta un long regard sur les deux chemins qui se terminaient à angle droit par la chapelle, comme s'il eût craint d'être observé par quelqu'un. Mais ce bon mouvement, inspiré soit par la peur, soit par le remords, ne dura que quelques secondes. Rassuré par son inspection rapide, Francesco redoubla de gaîté et d'aplomb, et, donnant un libre cours à ses moqueries et à ses sarcasmes, il se mit en devoir de me faire sa profession de foi, ou plutôt d'incrédulité, se vantant tout haut qu'il ne croyait ni au purgatoire, ni à l'enfer, ni à Dieu, ni au diable; et ajoutant, en forme de corollaire, que toutes ces momeries avaient été inventées par les prêtres, à l'effet de presser la bourse des pauvres gens assez simples et assez timides pour se fier à leurs promesses ou s'effrayer de leurs menaces.
Francesco me rappelait étonnamment mon brave capitaine Langlé.
J'allais arrêter ce débordement d'épigrammes émoussées et de bel-esprit de carrefour, lorsque Francesco, sautant légèrement à terre, m'annonça que nous étions arrivés.
—Comment! déjà? m'écriai-je en oubliant mon sermon.
—C'est-à-dire nous sommes arrivés à la paroisse de Resina, au pied du
Vésuve. Maintenant il ne reste plus qu'à monter.
—Et comment monte-t-on au Vésuve?
—Il y a trois manières de monter: en chaise à porteurs, à quatre pattes et à âne. Vous avez le choix.
—Ah! et laquelle de ces trois manières te semble-t-elle préférable?
—Dame! ça dépend… Si vous vous décidez pour la chaise à porteurs, vous n'avez qu'à louer une de ces petites cages peintes que vous voyez là à votre gauche: montez dedans, fermez les yeux et vous laissez faire. Au bout de deux heures, on vous déposera sur le sommet de la montagne, mais…
—-Mais quoi?
—Avec la chaise, on a une chance de plus de se casser le cou; vous comprenez, excellence… quatre jambes glissent mieux que deux.
—Allons, parlons d'autre chose.
—Si vous grimpez à quatre pattes, il est clair qu'en vous aidant des pieds et des mains, vous risquez moins de rouler en bas, mais…
—Encore, qu'y a-t-il?
—Il y a, excellence, que vous vous écorcherez les pieds sur la lave, et que vous vous brûlerez les mains dans les cendres.
—Reste l'âne.
—C'est aussi ce que j'allais vous conseiller, vu la grande habitude qu'a cet animal de marcher à quatre pattes depuis sa création, et la sage précaution qu'ont ses maîtres de le chausser de fers très solides; mais il y a aussi un petit inconvénient.
—Lequel? repris-je impatienté de ces objections flegmatiques.
—Voyez-vous ces braves gens, excellence? me dit Francesco, en me montrant du bout de son index un groupe de lazzaroni qui se tenaient sournoisement à l'écart pendant notre entretien, guettant du coin de l'oeil le moment favorable pour fondre sur leur proie.
—Eh bien?
—Ces gens-là vous sont tous indispensables pour monter au Vésuve. Les guides vous montreront le chemin; les ciceroni vous expliqueront la nature du volcan; les paysans vous vendront leur bâton ou vous loueront leur âne. Mais ce n'est pas tout que de louer un âne, il faut encore le faire marcher.
—Comment, drôle, tu crois que, quand j'aurai enfourché ma monture, et que je pourrai manier à mon aise un de ces bons bâtons de chêne, que je guigne du coin de l'oeil, je ne viendrai pas à bout de faire marcher mon âne?
—Pardon, excellence; ce n'est pas un reproche que je vous fais; mais vous aviez cru aussi pouvoir faire aller mes chevaux; et pourtant un cheval est bien moins entêté qu'un âne!…
—Quel sera donc ce prodigieux dompteur de bêtes que je dois appeler à mon secours?
—Moi, excellence, si vous le permettez. Je vais recommander la voiture à Tonio, un ancien camarade, et je suis à vos ordres.
—J'accepte, à la condition que tu me débarrasseras de tout ce monde.
—Vous êtes parfaitement libre de les laisser ici; seulement, que vous les ameniez ou non, il faudra toujours les payer.
—Voyons, tâche de t'arranger avec eux, et que je sois au moins délivré de leur présence.
En moins d'un quart d'heure, Francesco fit si bien les choses, que le corricolo était remisé, que les chevaux se prélassaient à l'écurie, que les lazzaroni avaient disparu, et que je montais sur mon âne. Tout cela me coûtait deux piastres.
Pauvre animal! il suffisait de le voir pour se convaincre qu'on l'avait indignement calomnié. Quand je me fus bien assuré de la docilité de ma bête et de la solidité de mon bâton, je voulus donner une petite leçon de savoir-vivre à mon impertinent conducteur, et j'appliquai un tel coup sur la croupe de ma monture, que je crus, pour le moins, qu'elle allait prendre le galop. L'âne s'arrêta court; je redoublai, et il ne bougea pas plus que si, comme le chien de Céphale, il eût été changé en pierre. Je répétai mon avertissement de droite à gauche, comme je l'avais fait une première fois de gauche à droite. L'animal tourna sur lui-même par un mouvement de rotation si rapide et si exact, qu'avant que j'eusse relevé mon bâton il était retombé dans sa position et dans son immobilité primitives. Indigné d'avoir été la dupe de ces hypocrites apparences de douceur, je fis alors pleuvoir une grêle de coups sur le dos, sur la tête, sur les jambes, sur les oreilles du traître. Je le chatouillai, je le piquai, j'épuisai mes forces et mes ruses pour lui faire entendre raison. L'affreuse bête se contenta de tomber sur ses genoux de devant, sans daigner même pousser un seul braiement pour se plaindre de la façon dont elle était traitée.
Haletant, trempé de sueur, je m'avouai vaincu, et je priai Francesco de venir à mon aide. Il le fit avec une modestie parfaite, c'est une justice à lui rendre.
—Rien n'est plus facile, excellence, me dit-il: règle générale, les ânes font toujours le contraire de ce qu'on leur dit. Or, vous voulez que votre âne marche en avant, il suffit de le tirer par derrière; et, joignant la pratique à la théorie, il se mit à le tirer doucement par la queue. L'âne partit comme un trait.
—Il paraît que l'animal te connaît, mon cher Francesco.
—Je m'en flatte, excellence. Avant d'être cocher, j'ai travaillé dans les ânes: aussi leur dois-je ma fortune.
—Comment cela, mon garçon?
—Oh! mon Dieu! dit Francesco avec un soupir, ce n'est pas moi qui l'ai cherchée! Et encore si j'avais pu prévoir une telle horreur, jamais au grand jamais je n'aurais voulu accepter.
—Mais enfin explique-toi; que t'est-il donc arrivé?
—Nous nous tenions, mon âne et moi, au bas de la montagne où nous avons laissé la voiture. Un jour se présentent deux Anglais qui me demandent à louer ma bête pour monter au Vésuve.—Mais vous êtes deux, milords, que je leur dis, et je n'ai qu'un seul âne.—Cela ne fait rien, qu'ils me répondent.—Au moins, vous allez monter chacun votre tour! Je tiens à ma bête, et pour rien au monde je ne voudrais l'éreinter.—Soyez tranquille, mon brave, nous ne le monterons pas du tout.
En effet, ils se mettent à marcher l'un à droite, l'autre à gauche, respectant mon âne comme s'il eût porté des reliques. Cela ne m'étonnait pas de leur part! j'avais entendu dire que les Anglais avaient un faible pour les bêtes, et il y a dans leur pays des lois très dures contre ceux qui les maltraitent… A preuve qu'un Anglais peut traîner sa femme au marché, la corde au cou, tant qu'il lui fait plaisir; mais il n'oserait pas se permettre la plus petite avanie contre le dernier de ses chats. C'est très bien vu, n'est-ce pas, excellence? Or, comme nous montions toujours, l'âne, les voyageurs et moi, voilà que les deux Anglais, après avoir causé un peu dans leur langue, un drôle de baragouin, ma foi!—Mon brave, qu'ils me disent, veux-tu nous vendre ton âne?
—C'est trop d'honneur, milords, répondis-je; je vous ai dit que je l'aimais, cet animal, comme un ami, comme un camarade, comme un frère; mais, si j'en trouvais le prix, et si j'étais sûr qu'il dût tomber entre les mains d'honnêtes gens comme vous (je les flattais les Anglais), je ne voudrais pas empêcher son sort.
—Et quel prix en demandes-tu, mon garçon?
—Cinquante ducats! leur dis-je d'un seul coup. C'était énorme! Mais je l'aimais beaucoup, mon pauvre âne, et il me fallait de grands sacrifices pour me décider à m'en séparer.
—C'est convenu, qu'ils me répondent en me comptant mon argent à l'instant même. Il n'y avait plus à s'en dédire. Je fis comprendre à mon âne que son devoir était de suivre ses nouveaux maîtres. La pauvre bête ne se le fit pas répéter deux fois, et à peine l'eus-je tirée un peu par la queue, qu'elle se mit à grimper bravement après les Anglais. Ils étaient arrivés au bord du cratère et s'amusaient à jeter des pierres au fond du volcan; l'âne baissait son museau vers le gouffre, alléché par un peu d'écume verdâtre qu'il avait prise pour de la mousse; moi, j'étais tout occupé à compter mon argent, lorsque tout à coup j'entends un bruit sourd et prolongé… Les deux mécréans avaient jeté la pauvre bête au fond du Vésuve, et ils riaient comme deux sauvages qu'ils étaient. Je vous l'avoue, dans ce premier moment, il me prit une furieuse envie de les envoyer rejoindre ma bête. Mais ça aurait pu me faire du tort, attendu que ces Anglais sont toujours soutenus par la police; et d'ailleurs, comme ils m'avaient payé le prix convenu, ils étaient dans leur droit. En descendant, j'eus la douleur de reconnaître au bas du cône, à côté d'un trou qui venait de s'ouvrir pas plus tard que la veille, mon malheureux animal, noir et brûlé comme un charbon. C'était pour voir s'il y avait une communication intérieure entre les deux ouvertures, que les brigands avaient sacrifié mon âne. Je le pleurai long-temps, excellence; mais comme, en définitive, toutes les larmes du monde n'auraient pu le faire revenir, je me mariai pour me consoler, et j'achetai avec l'argent des Anglais deux chevaux et un corricolo.
Tout en écoutant ce larmoyant récit, j'étais arrivé à l'Ermitage. Pour distraire Francesco de sa douleur, je lui demandai s'il n'y avait pas moyen de boire un verre de vin à la mémoire du noble animal, et s'il n'y aurait pas d'indiscrétion à réclamer quelques instans d'hospitalité dans la cellule de l'ermite.
A ce nom d'ermite, toute la mélancolie de Francesco se dissipa comme par enchantement, il fronça de nouveau ses lèvres par un sourire sardonique, et frappa lui-même à la porte à coups redoublés.
L'ermite parut sur le seuil, et nous reçut avec un empressement digne des premiers temps de l'Eglise. Il nous servit des oeufs durs, du saucisson, une salade et des figues excellentes; le tout arrosé de deux bouteilles de lacryma christi de première qualité. Comme je me récriais sur la générosité de notre hôte:
—Attendez la carte, me dit Francesco avec malice.
En effet, le total de cette réfection chrétienne se montait, je crois, à trois piastres; c'était quatre fois le prix des auberges ordinaires.
Après avoir remercié notre excellent ermite, je montai jusqu'à la bouche du volcan, et je descendis jusqu'au fond du cratère. Le lecteur trouvera mes expressions exactes magnifiquement rendues dans trois admirables pages de Châteaubriand, qui avait accompli avant moi la même ascension et la même descente.
Pendant tout le temps que dura notre voyage, Francesco, remis en train par la petite supercherie de notre hôte, ne cessa pas d'exercer sa bonne humeur sur les moines, sur les quêteurs, sur les ermites de toute espèce, répétant avec une nouvelle énergie qu'il se laisserait écorcher vif plutôt que de jeter une obole dans la bourse d'un de ces intrigans.
De retour à Resina, nous remontâmes dans notre corricolo, et ses déclamations reprirent de plus belle à la vue d'un sacristain qui nous souhaita le bon voyage. Je commençais à désespérer réellement de pouvoir lui imposer silence, lorsqu'au moment où nous passions devant la petite chapelle des âmes du purgatoire, je le vis s'interrompre brusquement au milieu de sa phrase; ses joues pâlirent, ses lèvres tremblèrent et il laissa tomber le fouet de sa main.
Je regardai devant moi pour tâcher de comprendre quelle pouvait être l'apparition qui causait à mon vaillant conducteur un effroi si terrible, et je vis un petit vieillard, à la barbe blanche et soyeuse, aux yeux baissés et modestes, à la physionomie douce et souriante, paraissant se traîner avec peine, et portant le costume des capucins dans toute sa rigoureuse pauvreté.
Le saint personnage s'avançait vers nous la main gauche sur la poitrine, la droite élevée pour nous présenter une bourse en ferblanc, sur laquelle étaient reproduites en miniature les mêmes âmes et les mêmes flammes qui éclataient dans les fresques. Au reste, le pauvre capucin ne prononçait pas une parole, se bornant à solliciter la charité des fidèles par son humble démarche et par son éloquente pantomime.
Francesco descendit en tremblant, vida sa poche dans la bourse du quêteur et se signa dévotement en baisant les âmes du purgatoire; puis, remontant promptement derrière la voiture, il fouetta les deux chevaux à tour de bras, comme s'il se fût agi de fuir devant tous les démons de l'enfer.
Je tenais mon incrédule.
—Qu'y a-t-il, mon cher Francesco? lui dis-je en raillant à mon tour; expliquez-moi par quel miracle ce bon capucin, sans même ouvrir la bouche, vous a si subitement converti, que dans votre ardeur de néophite vous lui avez versé dans les mains tout ce que vous aviez dans vos poches.
—Lui! un capucin! dit Francesco en se tournant en arrière avec un reste de frayeur: c'est le plus infâme bandit de Naples et de Sicile; c'est Pietro. Je croyais qu'il faisait sa sieste à cette heure; sans cela je ne me serais pas risqué à m'approcher de sa chapelle, où il dévalise les passans avec l'autorisation des supérieurs.
—Comment! ce vieillard si doux, si bienveillant, si vénérable?…
—C'est un affreux brigand.
—Prenez garde, Francesco, votre aversion pour les gens d'Église devient révoltante.
—Lui, un homme d'Église! Mais je vous jure, excellence, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, qu'il n'est pas plus moine que vous et moi. Quand je lui dis brigand, je l'appelle par son nom; c'est la seule chose qu'il n'ait pas volée.
—Mais alors par quelle métamorphose se trouve-t-il transformé en capucin?
—Le diable s'est fait ermite, voilà tout…
—Et comment, dans un pays aussi catholique et aussi religieux que
Naples, peut-on lui permettre cette indigne profanation?…
—Il s'agit bien pour lui de demander une permission! il la prend.
—Mais la police?
—Ni vu ni connu…
—Les carabiniers?
—Votre serviteur…
—Les gendarmes?
—Enfoncés.
—C'est donc un homme plus déterminé que Marco Brandi, plus rusé que
Vardarelli, plus imprenable que Pascal Bruno?
—C'est à peu près la même force, mais ce n'est plus le même genre.
—Ah! et quelle est sa spécialité à ce brave capucin?
—Les autres se contentaient de voler les hommes; lui, il vole le bon
Dieu.
—Comment! il vole le bon Dieu?
—Quand je dis le bon Dieu, c'est les prêtres que je veux dire, ça revient au même. Les autres bandits se donnent la peine de courir la campagne, d'arrêter les fourgons du roi, de se battre avec les gendarmes. Sa campagne, à lui, a toujours été la sacristie, ses fourgons l'autel, ses ennemis les évêques, les vicaires, les chanoines. Croix, chandeliers, missels, calices, ostensoirs, il n'a rien respecté. Il est né dans l'église, il a vécu aux dépens de l'église, et il veut mourir dans l'église.
—C'est donc par des vols sacriléges que cet homme a soutenu sa criminelle existence?
—Mon Dieu, oui; c'est plus qu'une habitude chez lui, c'est une vocation, c'est une second nature. Il est neveu d'un curé; sa mère l'avait naturellement placé à la paroisse en qualité de sacristain, d'enfant de choeur ou de bedeau, je ne sais pas bien ses fonctions exactes. Quoi qu'il en soit, le premier coup qu'a fait l'affreux garnement a été de voler la montre de son révérend oncle.
—Vraiment?
—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, excellence, et encore d'une drôle de manière, allez. Le curé disait la messe tous les matins au petit jour, et, pour que rien ne sortît de la famille, il se faisait servir par son neveu. Il faut vous dire que don Gregorio (c'était don Gregorio que s'appelait le curé) était un homme très exact, assez bon enfant au dehors, mais n'entendant plus la plaisanterie dès qu'il s'agissait de ses devoirs, tenant à gagner honnêtement sa vie, et incapable de faire tort à ses paroissiens d'un Ite missa est. Or, comme sa messe lui était payée trois carlins, et qu'elle devait durer trois quarts d'heure, don Gregorio posait sa montre sur l'autel, jetait un coup d'oeil sur l'Évangile, un autre sur le cadran, et à l'instant même où l'aiguille touchait à sa quarante-cinquième minute il faisait sa dernière génuflexion, et la messe était dite. Malheureusement don Gregorio avait la vue basse; aussi à côté de sa montre n'oubliait-il jamais de poser ses lunettes, d'abord pour regarder l'heure, ensuite pour surveiller ses fidèles; car je ne sais pas si je vous ai dit, excellence, que don Gregorio était curé de Portici, et que les habitans de Portici avaient une dévotion particulière pour le mauvais larron.
—Oui, oui, continue…
—Or, comme c'est l'habitude à la campagne de s'agenouiller tout près de l'autel pour mieux entendre le Memento…
—Ah! je ne savais pas cela…
—C'est tout simple, excellence; chacun donne quelque chose au prêtre pour qu'il recommande à Dieu son affaire: celui-ci sa récolte, celui-là ses troupeaux, un troisième ses vendanges; de sorte que l'on n'est pas fâché de savoir comment il s'acquitte de sa commission…
—Eh bien! que faisait don Gregorio?
—Don Gregorio, tout en lisant son missel et en regardant son heure, jetait de temps en temps un petit coup d'oeil à ses voisins pour voir s'ils ne s'approchaient pas trop de sa montre.
—Je comprends.
—Vous voyez donc, excellence, que ce n'était pas chose facile que de voler la montre de don Gregorio. Or, ce qui eût été un obstacle insurmontable pour tout le monde ne fut qu'un jeu pour le neveu du curé. Son oncle était myope; il s'agissait de le rendre aveugle, voilà tout. Que fait donc le petit brigand? Au moment où don Gregorio passait sa chasuble, il colle deux grands pains à cacheter sur les deux verres des lunettes; avec une telle rapidité et une telle adresse, que le digne curé, ne le croyant pas même dans la sacristie, l'appela deux ou trois fois pour lui demander sa barrette. On peut deviner le reste. Don Gregorio sort de la sacristie précédé de son neveu, il monte à l'autel, ouvre son Évangile, relève sa chasuble et sa soutane, tire la montre de son gousset et la pose devant lui, tout en priant ses ouailles de ne pas trop se presser; en même temps, il fouille dans l'autre poche, prend ses lunettes, et les enfourche majestueusement sur son nez.
—Jésus-Maria! s'écria le pauvre curé dans son latin, je n'y vois pas clair, je n'y vois plus du tout, je suis aveugle!
Le tour était fait: la montre était passée de l'oncle au neveu. Où chercher le voleur quand on a l'avantage d'être curé de Portici, et que soupçonner un seul c'est évidemment faire tort à tous les autres?
—En effet, la chose doit être embarrassante. Mais par quel enchaînement de circonstances le sacristain de Portici est-il devenu le capucin de Resina?
—Depuis son premier vol, sa vie entière n'a été qu'un pillage continuel de couvens, de monastères et d'églises. Le diable en personne n'aurait pu imaginer toutes les abominations qu'il a su mettre en oeuvre, et toujours avec un succès qui tenait du miracle. Croiriez-vous enfin, excellence, qu'il s'est servi des choses les plus saintes pour commettre ses crime les plus audacieux? Autant de cérémonies religieuses, autant de prétextes d'effraction et d'escalade; autant de baptêmes, d'enterremens, de mariages, autant de primes prélevées sur la bourse du prochain; autant de sacremens, autant de vols. Pour vous conter un seul de ses tours; il va se confesser un jour au trésorier de la chapelle de Saint-Janvier, qui a le privilége de donner l'absolution des péchés les plus énormes:
—Mon père, lui dit le brigand en se frappant la poitrine, j'ai commis un crime horrible.
—Mon fils, la miséricorde de Dieu est sans bornes, et je tiens de notre saint-père le pape des pouvoirs illimités pour vous absoudre; avouez-moi donc votre crime, et ayez toute confiance dans la bonté du Seigneur…
—J'ai volé un bon prêtre au moment même où j'étais agenouillé humblement à ses pieds pour me confesser.
—C'est très grave, mon fils, et vous avez encouru l'excommunication…
—Vous le voyez, mon père…
—Cependant Dieu est miséricordieux, et il veut la conversion, non pas la mort du pécheur.
—Vous croyez donc, mon père, qu'il me le pardonnera?
—Je l'espère; vous repentez-vous, mon fils?
—De tout mon coeur.
—Alors je vous absous, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
—Ainsi soit-il!—répondit le voleur en se relevant; et il s'éloigna d'un air humble et contrit.
Lorsque le brave trésorier voulut se lever à son tour pour monter dans sa chambre, il s'aperçut que les boucles d'argent qui retenaient ses souliers avaient disparu. Vous pensez si le bon prêtre en dut être furieux, et si l'archevêque de Naples a dû solliciter du roi l'arrestation du bandit.
—Et jamais on n'en est venu à bout?
—Jamais; le diable lui-même y eût perdu sa peine. Enfin le ministre de la police, désespérant de le faire arrêter, l'amnistia, à la condition qu'il eût à choisir un état, et à se conduire désormais en honnête homme. Ce fut alors qu'il demanda impudemment à se faire capucin. Mais ce n'était pas assez de la parole du ministre; il fallait l'autorisation de l'archevêque pour revêtir l'habit religieux, et l'archevêque était trop bien renseigné sur ses faits et gestes pour lui accorder une pareille autorisation.
—Diable! Et comment se tira-t-il de cette nouvelle difficulté?
—Oh! ce n'en fut pas une pour lui.—Ah! s'écria-t-il en souriant; monseigneur ne veut pas me donner la permission; eh bien! je la volerai. Comme il savait contrefaire différentes écritures, il se fabriqua d'abord un certificat en toute règle, et imita parfaitement la signature de l'archevêque. Restait le point le plus difficile: le certificat était nul sans le sceau pontifical, et ce sceau, monseigneur l'appliquait lui-même et le portait nuit et jour à son doigt, dans une bague enrichie de diamans magnifiques. Il s'agissait donc de voler cette bague. Le brigand ne fut pas long-temps à prendre son parti: il loua une petite chambre à deux pas de l'archevêché, s'étendit sur un grabat comme un homme prêt à rendre son âme, fit appeler un confesseur, et, après avoir reçu avec une humilité profonde et une dévotion exemplaire les sacremens de l'Église, il demanda en grâce que l'archevêque en personne vint lui administrer l'extrême-onction, ajoutant qu'il avait à lui confier un secret duquel dépendait le salut de son âme. Comme le cas était urgent et que le moribond paraissait n'avoir plus que quelques instans à vivre, l'archevêque s'empressa de se rendre à la prière du bandit; et, après avoir signé son front, sa bouche et sa poitrine de l'huile bénite, se baissa pour recueillir ses paroles faibles et entrecoupées déjà par le râle de l'agonie. Le mourant se leva sur ses coudes par un suprême effort, et, prenant la main de l'archevêque, murmura ces mots à l'oreille du prélat:—Courez chez vous, monseigneur; tandis que j'expire ici, mes complices mettent le feu à votre palais.
L'archevêque n'en voulut pas entendre davantage; il sauta l'escalier en trois bonds, traversa la rue d'un seul pas, et fit sonner la cloche d'alarme. Il n'y avait ni feu, ni complot, ni voleur; seulement, lorsque Son Éminence fut revenue de son effroi, elle s'aperçut que sa bague avait disparu.
Le lendemain, l'archevêque reçut une lettre conçue en ces termes:
«Monseigneur, j'ai mon certificat, et je vous rendrai votre bague à la condition que vous ne vous opposerez pas plus long-temps à ma vocation.
«Signé: Frère PIETRO le bandit.»
A dater de ce jour, personne ne songea plus à s'opposer à la vocation de Pietro: il peignit lui-même sa petite chapelle des âmes du purgatoire, et il demanda l'aumône aux voyageurs en leur mettant le couteau ou le pistolet sous la gorge.
—Mais la peur te fait divaguer, mon pauvre Francesco; cet homme me paraît vieux et infirme, et pour toute arme il ne nous a montré que sa bourse.
—Oh le scélérat! s'écria Francesco avec un nouveau frisson; mais c'est là son poignard, ce sont là ses pistolets, c'est là sa carabine. D'abord âge, infirmités, dévotion, tout cela n'est que comédie. Il vous avalerait en trois bouchées un régiment de dragons. Ensuite, rien qu'en vous montrant sa bourse, il vous dit: L'argent ou la vie; c'est sa manière. Il vous la présente d'abord du côté des âmes du purgatoire. Si vous lui faites l'aumône à cette première sommation, tout est dit, il vous remercie et vous laisse aller en paix; mais si vous le refusez, il tourne la bourse de l'autre côté: et savez-vous ce qu'il y a de l'autre côté? son propre portrait dans son ancien costume de brigand, armé d'un énorme couteau, et au bas du portrait on lit en lettres rouges: PIETRO LE BANDIT.
—Et si on ne tient pas compte des deux avis?
—Alors on peut faire son paquet et se préparer à partir pour l'autre monde. Mais cela n'est jamais arrivé. Il est trop connu dans le pays.
A ma grande satisfaction, Francesco, toujours sous l'impression de sa terreur, n'osa plus railler les moines que nous rencontrâmes sur notre route, se découvrit respectueusement devant la croix de Portici, et récita une double prière en repassant devant les statues de saint Janvier et de saint Antoine.
Honneur au capucin de Resina! Il venait de convertir le dernier voltairien de notre époque.
Note:
[1] Je m'aperçois ici que j'ai appelé notre cocher tantôt Francesco, tantôt Gaëtano. Cela tient à ce qu'il était baptisé sous l'invocation de ces deux saints, et que nous l'appelions Francesco quand nous étions de bonne humeur, et Gaëtano quand nous le boudions.
XXV
Saint Joseph.
Nous avons vu le lazzarone dans sa vie publique et dans sa vie privée; nous l'avons vu dans ses rapports avec l'étranger et dans ses rapports avec ses compatriotes; or, comme l'incrédulité de Francesco pourrait fausser le jugement de nos lecteurs à l'endroit de ses confrères, montrons maintenant le lazzarone dans ses relations avec l'Église.
Un moine prend un batelier au Môle.
—Où allons-nous, mon père?
—Au Pausilippe, dit le moine.
Et le batelier se met à ramer de mauvaise humeur; le moine ne paie jamais son passage. Par hasard il offre une prise de tabac, voilà tout. Cependant il est inouï qu'un batelier ait refusé le passage à un moine.
Au bout de dix minutes, le moine sent quelque chose qui grouille dans ses jambes.
—Qu'est cela? demande-t-il.
—Un enfant, répond le batelier.
—A toi?
—On le dit.
—Mais tu n'en es pas sûr?
—Qui est sûr de cela?
—Vous autres moins que personne.
—Pourquoi nous autres moins que personne.
—Vous n'êtes jamais à la maison.
—C'est vrai: heureusement que nous avons un moyen de nous assurer de la vérité si l'enfant est de nous.
—Lequel?
—Nous le gardons jusqu'à cinq ans.
—Après?
—A cinq ans, nous lui faisons faire une promenade en mer.
—Et puis?
—Et puis, quand nous sommes à la hauteur de Capri ou dans le golfe de
Baya, nous le jetons à l'eau.
—Eh bien?
—Eh bien, s'il nage tout seul, il n'y a pas de doute sur la paternité.
—Mais s'il ne nage pas?
—Ah! s'il ne nage pas, c'est tout le contraire. Nous sommes sûrs de la chose comme si nous l'avions vue de nos deux yeux.
—Alors que faites-vous de l'enfant?
—Ce que nous en faisons?
—Oui.
—Que voulez-vous, mon père! comme au bout du compte ce n'est pas sa faute, à ce pauvre petit, et qu'il n'a pas demandé à venir au monde, nous plongeons après lui et nous le retirons de l'eau.
—Ensuite?
—Ensuite nous le rapportons à la maison.
—Et puis?
—Et puis nous lui donnons sa nourriture; c'est ce que nous lui devons. Mais quant à son éducation, c'est autre chose; cela ne nous regarde pas. De sorte que, vous comprenez, mon père, il devient un affreux garnement sans foi ni loi, ne croyant ni à Dieu ni aux saints, maugréant, jurant, blasphémant; mais lorsqu'il a atteint sa quinzième année, quand il n'est plus bon à rien au monde, nous en faisons…
—Vous en faites quoi? Voyons, achève.
—Nous en faisons un moine, mon père.
Il ne faut cependant pas croire que le lazzarone soit voltairien, matérialiste, ou athée; le lazzarone croit en Dieu, espère en l'immortalité de l'âme, et, tout en raillant le mauvais moine, il respecte le bon prêtre.
Il y en avait un qui faisait faire aux lazzaroni tout ce qu'il voulait. Ce prêtre, c'était le célèbre padre Rocco, dont nous avons déjà parlé à propos de la prédication sur les crabes.
Padre Rocco est plus populaire à Naples que Bossuet, Fénelon et
Fléchier tout ensemble ne le sont à Paris.
Padre Rocco avait trois moyens d'arriver à son but: la persuasion, la menace, les coups. D'abord il parlait avec une onction toute particulière des récompenses du paradis; puis, si le moyen échouait, il passait au tableau des souffrances de l'enfer; enfin, si la menace n'avait pas plus de succès que la persuasion, il tirait un nerf de boeuf de dessous sa robe, et frappait à tour de bras sur son auditoire. Il fallait qu'un pécheur fût bien endurci pour résister à un pareil argument.
Ce fut Padre Rocco qui réussit à faire éclairer Naples. Cette ville, resplendissante aujourd'hui d'huile et de gaz, de réverbères et de lanternes, de cierges et de veilleuses, était, il y a cinquante ans, plongée dans les plus profondes ténèbres. Ceux qui étaient riches se faisaient éclairer la nuit par un porteur de torches; ceux qui étaient pauvres tâchaient de se trouver sur le chemin des riches, et s'ils suivaient la même route qu'eux ils profitaient de leur fanal.
Il résultait de cette obscurité que les vols étaient du double plus fréquens à cette époque qu'ils ne le sont aujourd'hui; ce qui paraît impossible, mais ce qui n'en est pas moins l'exacte vérité.
Aussi la police décida-t-elle un beau matin qu'on éclairerait les trois principales rues de Naples: Chiaja, Toledo et Forcella.
Ce n'était peut-être pas ces trois rues qu'il était urgent d'éclairer, attendu que ces trois rues étaient justement celles qui pouvaient le mieux se passer d'éclairage; mais on n'arrive pas du premier coup à la perfection, et quelque tendance naturelle qu'ait la police à être infaillible, elle est, comme toutes les autres choses de ce monde, soumise au tâtonnement du progrès.
Une cinquantaine de réverbères furent donc éparpillés dans les trois rues susdites, et allumés un beau soir, sans qu'on eût demandé aux lazzaroni si cela leur convenait.
Le lendemain, il n'en restait pas un seul; les lazzaroni les avaient cassés depuis le premier jusqu'au dernier.
On renouvela l'expérience trois fois. Trois fois elle amena les mêmes résultats.
La police en fut pour ses cent cinquante réverbères.
On fit venir padre Rocco, et on lui expliqua l'embarras dans lequel se trouvait le gouvernement.
Padre Rocco se chargea de faire entendre raison aux récalcitrans, pourvu qu'on lui permît d'opérer sur eux à sa manière.
Le gouvernement, enchanté d'être débarrassé de ce soin, donna carte blanche à padre Rocco, lequel se mit incontinent à l'oeuvre.
Padre Rocco avait compris que c'étaient les rues étroites et tortueuses qu'il fallait éclairer d'abord; et il avait avisé comme un centre la rue Saint-Joseph, qui donne d'un côté dans la rue de Tolède, et de l'autre sur la place de Santa-Medina. Il fit donc peindre sur un beau mur blanc qui se trouvait au milieu de la rue à peu près un magnifique saint Joseph.
Les lazzaroni suivirent les progrès de la peinture sur la muraille avec un plaisir visible. Nous avons oublié de dire que le lazzarone est artiste.
Quand la fresque fut achevée, padre Rocco alluma un cierge devant la fresque; il était dévot à saint Joseph, il brûlait un cierge en l'honneur du saint: il n'y avait rien à dire. D'ailleurs, le cierge jetait une fort médiocre clarté. A dix pas du cierge, on pouvait voler, tuer, assassiner; il fallait des yeux de lynx pour distinguer le voleur du volé, l'assassin de la victime, le meurtrissant du meurtri.
Le lendemain, padre Rocco alluma un second cierge; sa dévotion s'accroissait; il n'y avait rien à dire. Seulement deux cierges produisirent le double de la lumière que produisait un seul; les lazzaroni commencèrent à remarquer qu'il faisait un peu bien clair dans la rue Saint-Joseph.
Le surlendemain, padre Rocco alluma un troisième cierge. Cette fois, les lazzaroni se plaignirent, tout haut. Padre Rocco ne tint aucun compte de leurs plaintes; et comme sa dévotion à saint Joseph allait toujours croissant, le quatrième jour il alluma un réverbère.
Cette fois, il n'y avait pas à se tromper aux intentions de padre Rocco; il faisait, à minuit, clair dans la rue Saint-Joseph comme en plein jour.
Les lazzaroni cassèrent le réverbère de padre Rocco, comme ils avaient cassé les réverbères du gouvernement.
Padro Rocco annonça qu'il prêcherait le dimanche suivant sur la puissance de saint Joseph.
C'était une grande affaire qu'un sermon de padre Rocco.
Padre Rocco prêchait rarement, et toujours dans des circonstances suprêmes; ce n'était pas un faiseur de phrases, c'était un diseur de faits.
Or, comme les faits racontés par padre Rocco étaient toujours à la hauteur de l'intelligence de son auditoire, les sermons de padre Rocco produisaient habituellement une profonde impression sur ses ouailles.
Aussi, dès que le bruit se répandit que padre Rocco prêcherait, tous les lazzaroni se répétèrent-ils les uns aux autres cette importante nouvelle, de sorte qu'à l'heure indiquée pour le sermon, non seulement l'église Saint-Joseph était pleine, mais encore il y avait une queue qui bifurquait sur les marches de l'église, et qui remontait d'un côté jusqu'au Mercatello, et descendait de l'autre jusqu'à la place du Palais-Royal.
Les derniers, comme on le comprend bien, ne pouvaient rien entendre, mais ils comptaient sur l'obligeance de ceux qui entendraient pour leur répéter ce qu'ils auraient entendu.
Padre Rocco monta on chaire: il ouvrit la bouche, on fit silence.
—Mes enfans, dit-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai fait peindre le saint Joseph que vous avez pu admirer dans la rue qui porte le nom de ce grand saint.
—Nous le savons, nous le savons, dirent en choeur les lazzaroni.
Padre Rocco, au contraire d'une foule de prédicateurs qui posent d'avance la condition qu'on ne les interrompra point, padre Rocco, dis-je, provoquait ordinairement le dialogue.
—Mes enfans, continua-t-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai mis un cierge devant saint Joseph.
—Nous le savons, reprirent les lazzaroni.
—Que c'est moi qui ai mis deux cierges devant saint Joseph.
—Nous le savons encore.
—Que c'est moi qui ai mis trois cierges devant saint Joseph.
—Nous le savons toujours.
—Enfin, que c'est moi qui ai mis un réverbère devant saint Joseph.
—Mais pourquoi avez-vous mis un réverbère devant saint Joseph, puisqu'on ne met pas de réverbère devant les autres saints?
—Parce que saint Joseph, ayant plus de puissance que tout autre au ciel, doit plus que tout autre être honoré sur la terre.
—Oh! firent les lazzaroni, un instant, padre Rocco; nous avons d'abord le bon Dieu qui passe avant lui.
—J'en conviens, dit padre Rocco.
—La Madone!
—Pardon, la Madone est sa femme.
—Jésus-Christ?
—Jésus-Christ est son fils.
—Ce qui veut dire?…
—Que le mari et le père passent avant la mère et l'enfant.
—Ainsi, saint Joseph a plus de pouvoir que la Madone?
—Oui.
—Il a plus de pouvoir que Jésus-Christ?
—Oui.
—Quel pouvoir a-t-il donc?
—Il a le pouvoir de faire entrer au ciel tous ceux qui lui furent dévots sur la terre.
—Quelque chose qu'ils aient faite?
—Oh! mon Dieu, oui.
—Même les voleurs?
—Même les voleurs.
—Même les brigands?
—Même les brigands.
—Même les assassins?
—Même les assassins.
Il se fit un grand murmure de doute dans l'assemblée. Padre Rocco se croisa les bras et laissa le murmure monter, décroître et s'éteindre.
—Vous doutez? dit padre Rocco.
—Hum! firent les lazzaroni.
—Eh bien! voulez-vous que je vous raconte ce qui est arrivé, pas plus tard qu'il y a huit jours, à Mastrilla?
—A Mastrilla le bandit?
—Oui.
—Qui a été jugé à Gaëte?
—Oui.
—Et pendu à Terracine?
—Oui.
—Racontez, padre Rocco, racontez, s'écrièrent tous les lazzaroni. Padre Rocco n'attendait que cette invitation, aussi ne se fit-il point prier.
—Comme vous le savez, Mastrilla était un brigand sans foi ni loi; mais ce que vous ne savez pas, c'est que Mastrilla était dévot à saint Joseph.
—Non, c'est vrai, nous ne le savions pas, dirent les lazzaroni.
—Eh bien! je vous l'apprends, moi.
Les lazzaroni se répétèrent les uns aux autres:—Mastrilla était dévot à saint Joseph.
—Tous les jours Mastrilla faisait sa prière à saint Joseph, et il lui disait: «Grand saint, je suis un si formidable pécheur que je ne compte que sur vous pour me sauver à l'heure de ma mort, car il n'y a que vous qui puissiez obtenir du bon Dieu qu'un réprouvé comme moi puisse entrer dans le paradis. Tout autre élu y perdrait son latin. Je ne compte donc que sur vous, ô grand saint Joseph!» Voilà la prière qu'il faisait tous les jours.
—Eh bien? demandèrent les lazzaroni.
—Eh bien! répondit le prédicateur, lorsqu'il fut dans les mains du bourreau, qu'il fut sur l'échelle, qu'il eut la corde au cou, il demanda la permission de dire deux lignes de prières.—On la lui accorda. Il répéta alors son oraison habituelle, et, au dernier mot de son oraison, sans attendre que le bourreau le poussât, il sauta de l'échelle en l'air. Cinq minutes après il était pendu.
—Je l'ai vu pendre, dit un des assistans.
—Eh bien! ce que je dis est-il vrai? demanda le prédicateur.
—C'est la vérité pure, répondit le lazzarone.
—Après? après? crièrent les lazzaroni, qui commençaient à prendre un vif intérêt à la narration de padre Rocco.
—A peine Mastrilla fut-il mort qu'il vit deux routes ouvertes devant lui, une qui allait en montant, l'autre qui allait en descendant. Quand on vient d'être pendu, il est permis de ne pas savoir ce qu'on fait. Mastrilla prit la route qui allait en descendant.
Mastrilla descendit, descendit, descendit, pendant un jour, une nuit, et encore un jour; enfin, il trouva une porte. C'était la porte de l'enfer. Mastrilla frappa à la porte. Pluton parut.
—D'où viens-tu? demanda Pluton.
—Je viens de la terre, répondit Mastrilla.
—Que veux-tu?
—Je veux entrer.
—Qui es-tu?
—Je suis Mastrilla.
—Il n'y a pas de place ici pour toi; tu as passé ta vie à prier saint
Joseph; va-t'en trouver ton saint.
—Où est saint Joseph?
—Il est au ciel.
—Par où va-t-on au ciel?
—Retourne par où tu es venu, tu trouveras un chemin qui monte; une fois que tu seras sur ce chemin, va toujours tout droit: le ciel est au bout.
—Il n'y a pas à se tromper?
—Non.
—Bien obligé.
—Il n'y a pas de quoi.
Pluton ferma la porte, et Mastrilla prit le chemin du ciel.
Il monta pendant un jour, une nuit et un jour; puis monta encore pendant une nuit, un jour et une nuit, et il trouva une porte. C'était la porte du ciel. Mastrilla frappa à la porte. Saint Pierre parut.
—D'où viens-tu? demanda saint Pierre.
—Je viens de l'enfer, répondit Mastrilla.
—Que veux-tu?
—Je veux entrer.
—Qui es-tu?
—Je suis Mastrilla.
—Comment! s'écria saint Pierre, tu es Mastrilla le bandit, Mastrilla le voleur, Mastrilia l'assassin, et tu demandes à entrer au ciel!
—Dame! on ne veut pas de moi en enfer, dit Mastrilla; il faut bien que j'aille quelque part.
—Et pourquoi ne veut-on pas de toi en enfer?
—Parce que j'ai été toute ma vie dévot à saint Joseph.
—En voilà encore un! dit saint Pierre; cela ne finira donc pas! Mais tant pis, ma foi! Je suis las d'entendre toujours la même chanson. Tu n'entreras pas!
—Comment! je n'entrerai pas?
—Non.
—Et où voulez-vous que j'aille?
—Va-t'en au diable!
—J'en viens.
—Eh bien! retournes-y.
—Ah! non, non! Merci! il y a trop loin; je suis fatigué. Me voilà ici, j'y reste.
—Comment, tu y restes?
—Oui.
—Et tu comptes entrer malgré moi?
—Je l'espère bien.
—Et sur qui comptes-tu pour cela?
—Sur saint Joseph.
—Qui se réclame de moi? demanda une voix.
—Moi, moi! cria Mastrilla, qui reconnut saint Joseph, lequel, passant par hasard, avait entendu prononcer son nom.
—Allons, bon! dit saint Pierre, il ne manquait plus que cela!
—Qu'y a-t-il donc? demanda saint Joseph.
—Rien, dit saint Pierre; absolument rien.
—Comment, rien! s'écria Mastrilla; vous appelez cela rien, vous! Vous m'envoyez en enfer et vous ne voulez pas que je crie!
—Pourquoi envoyez-vous cet homme en enfer? demanda saint Joseph.
—Parce que c'est un bandit, répondit saint Pierre.
—Mais peut-être s'est-il repenti à l'heure de sa mort?
—Il est mort impénitent!
—Ce n'est pas vrai! s'écria Mastrilla.
—A quel saint t'es-tu voué en mourant? demanda saint Joseph.
—Mais à vous, grand saint, à vous en personne, à vous, et pas à un autre. Mais c'est par jalousie ce que saint Pierre en fait.
—Qui es-tu? demanda saint Joseph.
—Je suis Mastrilla.
—Comment! tu es Mastrilla, mon bon Mastrilla, qui tous les jours me faisais sa prière?
—C'est moi-même en personne.
—Et qui au moment de ta mort t'es adressé à moi, directement à moi?
—A vous seul.
—Et il veut t'empêcher d'entrer?
—Si vous n'étiez pas passé là, c'était fini.
—Mon cher saint Pierre, dit Joseph prenant un air digne, j'espère que vous allez laisser passer cet homme?
—Ma foi, non, dit saint Pierre; je suis concierge ou je ne le suis pas. Si l'on n'est pas content de moi qu'on me destitue; mais je veux être maître à ma porte, et ne tirer le cordon que quand il me plaît.
—Eh bien! alors, dit saint Joseph, vous trouverez bon que nous référions de la chose au bon Dieu. Vous ne lui contesterez pas le droit d'ouvrir le paradis à qui bon lui semble.
—Soit! allons au bon Dieu.
—Mais laissez entrer cet homme, au moins.
—Qu'il attende à la porte.
—Que dois-je faire, grand saint? demanda Mastrilla. Faut-il que je force la consigne ou faut-il que j'obéisse?
—Attends, mon ami, dit saint Joseph, et si tu n'entres pas, c'est moi qui sortirai; entends-tu?
—J'attendrai, dit Mastrilla.
Saint Pierre referma la porte, et Mastrilla s'assit sur le seuil.
Les deux saints se mirent à la recherche du bon Dieu. Au bout d'un instant ils le trouvèrent occupé à dire l'office de la Vierge.
—Encore! dit le bon Dieu en entendant le bruit que faisaient les deux saints en entrant; mais on ne peut donc pas être tranquille dix minutes! Que me veut-on? leur dit-il.
—Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph…
—Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre…
—Mais vous vous querellerez donc toujours! Mais je serai donc éternellement occupé à mettre la paix entre vous!
—Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre qui ne veut pas laisser entrer mes dévots.
—Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph qui veut faire entrer tout le monde.
—Et moi je vous dis que vous êtes un égoïste! reprit saint Joseph.
—Et vous un ambitieux! reprit saint Pierre.
—Silence! dit le bon Dieu, voyons, de quoi s'agit-il?
—Seigneur, demanda saint Pierre, suis-je concierge du paradis ou non?
—Vous l'êtes. On pourrait en trouver un meilleur, mais enfin vous l'êtes.
—Ai-je le droit d'ouvrir ou de fermer la porte à ceux qui se présentent?
—Vous l'avez; mais, vous comprenez, il faut être juste. Qui est-ce qui se présente?
—Un bandit, un voleur, un assassin.
—Oh! fit le bon Dieu.
—Qui vient d'être pendu.
—Oh! oh! Est-ce vrai, saint Joseph?
—Seigneur… répondit saint Joseph un peu embarrassé.
—Est-ce vrai? oui ou non? répondez.
—Il y a du vrai, dit saint Joseph.
—Ah! fit saint Pierre triomphant.
—Mais cet homme m'a toujours été particulièrement dévot, et je ne puis pas abandonner mes amis dans le malheur.
—Comment s'appelait-il? demanda le bon Dieu.
—Mastrilla, répondit saint Joseph avec une certaine hésitation.
—Attendez donc! attendez donc! fit le bon Dieu cherchant dans sa mémoire; Mastrilla, Mastrilla, mais je connais cela, moi.
—Un voleur, dit saint Pierre.
—Oui.
—Un brigand, un assassin.
—Oui, oui.
—Qui se tenait sur la route de Rome à Naples, entre Terracine et
Gaëte.
—Oui, oui, oui.
—Et qui pillait toutes les églises.
—Comment! et c'est cet homme-là que tu veux faire entrer ici? demanda le bon Dieu à saint Joseph.
—Pourquoi pas? dit saint Joseph; le bon larron y est bien.
—Ah! tu le prends sur ce ton-là! dit le bon Dieu, à qui ce reproche était d'autant plus sensible que c'était toujours celui que lui faisaient les saints lorsqu'on leur refusait de laisser entrer quelqu'un de leurs protégés.
—C'est celui qui me convient, dit saint Joseph.
—Bon! nous allons voir! Saint Pierre?
—Seigneur.
—Je vous défends de laisser entrer Mastrilla.
—Faites bien attention à ce que vous ordonnez là, Seigneur, reprit saint Joseph.
—Saint Pierre, je vous défends de laisser entrer Mastrilla, dit le bon Dieu. Vous entendez?
—Parfaitement, Seigneur. Il n'entrera pas, soyez tranquille.
—Ah! il n'entrera pas? dit saint Joseph.
—Non, dit le bon Dieu.
—C'est votre dernier mot?
—Oui.
—Vous y tenez?
—J'y tiens.
—Il est encore temps de revenir là-dessus.
—J'ai dit.
—En ce cas-là, adieu, Seigneur.
—Comment! adieu?
—Oui, je m'en vais.
—Où?
—Je retourne à Nazareth.
—Vous retournez à Nazareth, vous!
—Certainement. Je n'ai pas envie de rester dans un endroit où l'on me traite comme vous le faites.
—Mon cher, dit le bon Dieu, voilà déjà la dixième fois que vous me faites la même menace.
—Eh bien! je ne vous la ferai pas une onzième.
—Tant mieux!
—Ah! tant mieux! Alors vous me laissez partir?
—De grand coeur.
—Vous ne me retenez pas?
—Je m'en garde.
—Vous vous en repentirez.
—Je ne crois pas.
—C'est ce que nous allons voir.
—Eh bien, voyons!
—Réfléchissez-y.
—C'est réfléchi.
—Adieu, Seigneur.
—Adieu, saint Joseph.
—Il est encore temps, dit saint Joseph en revenant.
—Vous n'êtes pas encore parti? dit le bon Dieu.
—Non, mais cette fois je pars.
—Bon voyage!
—Merci.
Le bon Dieu se remit à ses affaires, saint Pierre retourna à sa porte, saint Joseph rentra chez lui, ceignit ses reins, prit son bâton de voyage et passa chez la Madone.
La Madone chantait le Stabat Mater de Pergolèse, qui venait d'arriver au ciel. Les onze mille vierges lui servaient de choeur; les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges et les archanges lui servaient d'instrumentistes; l'ange Gabriel conduisait l'orchestre.
—Psitt! fit saint Joseph.
—Qu'y a-t-il? demanda la Madone.
—Il y a qu'il faut me suivre.
—Où cela!
—Que vous importe?
—Mais enfin?
—Êtes-vous ma femme, oui ou non?
—Oui.
—Eh bien, la femme doit obéissance à son époux.
—Je suis votre servante, monseigneur, et j'irai où vous voudrez, dit la Madone.
—C'est bien, dit saint Joseph. Venez.
La Madone suivit saint Joseph les yeux baissés et avec sa résignation habituelle, toujours prête qu'elle était à donner l'exemple du devoir et de la vertu au ciel comme sur la terre.
—Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous?
—Je vous obéis, monseigneur.
—Vous me suivez seule?
—Je m'en vais comme je suis venue.
—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit: emmenez votre cour, emmenez! La Madone fit un signe, et les onze mille vierges marchèrent derrière elle en chantant; elle fit un autre signe, et les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges et les archanges, l'accompagnèrent en jouant de la viole, de la harpe et du luth.
—C'est bien, dit saint Joseph, et il entra chez Jésus-Christ.
Jésus-Christ revoyait l'évangile de saint Mathieu, dans lequel s'étaient glissées quelques erreurs de typographie.
—Psitt! fit saint Joseph.
—Qu'y a-t-il? demanda Jésus-Christ.
—Il y a qu'il faut me suivre.
—Où cela?
—Que vous importe!
—Mais enfin?
—Etes-vous mon fils, oui ou non!
—Oui, dit Jésus-Christ.
—Le fils doit obéissance à son père.
—Je suis votre serviteur, mon père, dit le Christ, et j'irai où vous voudrez.
—C'est bien, dit saint Joseph; venez.
Le Christ suivit saint Joseph avec cette douceur qui l'a fait si fort, et cette humilité qui l'a fait si grand.
—Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous?
—Je vous obéis, mon père.
—Vous me suivez seul?
—Je m'en vais comme je suis venu.
—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit; emmenez votre cour, emmenez. Jésus fit un signe: les apôtres se rangèrent autour de lui; Jésus éleva la voix, et les saints, les saintes et les martyrs accoururent.
—Suivez-moi, dit le Christ.
Et les apôtres, les saints, les saintes et les martyrs marchèrent à sa suite.
Il prit la tête du cortége et s'achemina vers la porte. Derrière lui venaient la Madone et toute la population du ciel.
Ils rencontrèrent le Saint-Esprit que causait avec la colombe de l'arche.
—Où donc allez-vous comme cela? demanda le Saint-Esprit.
—Nous allons faire un autre paradis, dit saint Joseph.
—Et pourquoi cela?
—Parce que nous ne sommes pas contens de celui-ci.
—Mais le bon Dieu?…
—Le bon Dieu, nous le laissons.
—Oh! il y a quelque erreur là-dessous, dit le Saint-Esprit.
Voulez-vous permettre que j'aille en conférer avec le Seigneur?
—Allez, dit saint Joseph, mais dépêchez-vous, nous sommes pressés.
—J'y vole et je reviens, dit le Saint-Esprit.
Le Saint-Esprit entra dans l'oratoire du bon Dieu et alla s'abattre sur son épaule.
—Ah! c'est vous? dit le bon Dieu. Quelle nouvelle?
—Mais une nouvelle terrible!
—Laquelle?
—Vous ne savez donc pas?
—Non.
—Saint Joseph s'en va.
—C'est moi qui l'ai mis à la porte.
—Vous, Seigneur?
—Oui, moi. Il n'y avait plus moyen de vivre avec lui; c'étaient tous les jours de nouvelles prétentions, de nouvelles exigences. On aurait dit qu'il était le maître ici.
—Eh bien! vous avez fait là une belle chose!
—Comment?
—Il emmène la Madone.
—Bah!
—Il emmène Jésus-Christ.
—Impossible!
—La Madone emmène les onze mille vierges, les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges, les archanges.
—Que me dites-vous là!
—Le Christ emmène les apôtres, les saints, les saintes et les martyrs.
—Mais c'est donc une défection!
—Générale.
—Que va-t-il donc me rester, à moi?
—Les prophètes Isaïe, Ézéchiel, Jérémie.
—Mais je vais m'ennuyer à mourir, moi!
—C'est comme cela.
—Vous vous serez trompé.
—Regardez.
Le bon Dieu regarda par cette même fenêtre où notre grand poète Béranger le vit, et il aperçut une foule immense qui se pressait du côté de la porte du paradis; tout le reste du ciel était vide, à l'exception d'un petit coin où causaient les trois prophètes.
Le bon Dieu comprit d'un seul coup d'oeil la situation critique dans laquelle il se trouvait.
—Que faut-il faire? demanda le bon Dieu au Saint-Esprit.
—Dame! dit celui-ci, je ne connais pas l'état de la question.
—Le bon Dieu lui raconta tout ce qui s'était passé entre lui et saint Joseph a propos de Mastrilla, et comme quoi il avait donné raison à saint Pierre.
—C'est une faute, dit le Saint-Esprit.
—Comment, c'est une faute! s'écria le bon Dieu.
—Eh! mon Dieu, oui. Il ne s'agit point ici du plus ou moins de mérite du protégé; il s'agit du plus ou moins de puissance du protecteur.
—Un malheureux charpentier!
—Voilà ce que c'est de lui avoir fait une position! il en abuse.
—Mais que faire?
—Il n'y a pas deux moyens: il faut en passer par ce qu'il voudra.
—Mais il est capable de m'imposer des conditions nouvelles!
—Il faut les accepter de suite. Plus vous attendrez, plus il deviendra exigeant.
—Allez donc me le chercher, dit le bon Dieu.
—J'y vais, dit le Saint-Esprit.
En un coup d'aile le Saint-Esprit fut à la porte du paradis: rien n'était changé; saint Joseph avait la main sur la clé, et tout le monde attendait qu'il ouvrît la porte pour sortir avec lui. Quant à saint Pierre, en sa qualité d'apôtre, il avait été forcé de se mettre à la suite du Christ.
—Le bon Dieu vous demande, dit le Saint-Esprit à saint Joseph.
—Ah! c'est bien heureux! dit celui-ci.
—Il est disposé à faire tout ce que vous voulez.
—Je savais bien qu'il en viendrait là.
—Vous pouvez renvoyer chacun à son poste.
—Non pas, non pas; je prie au contraire tout le monde de m'attendre ici. Si nous ne nous entendions pas, ce serait à recommencer.
—Nous attendrons, dirent la Madone et le Christ.
—C'est bien, dit saint Joseph.
Et, précédé du Saint-Esprit, il alla retrouver le bon Dieu.
—Seigneur, dit le Saint-Esprit entrant le premier, voici saint
Joseph.
—Ah! c'est bien heureux! dit le bon Dieu.
—Je vous avais prévenu, répondit saint Joseph.
—Mauvaise tête!
—Écoutez, on est saint ou on ne l'est pas; si on est saint, il faut avoir le droit de faire entrer dans le paradis ceux qui se réclament de vous; si on ne l'est pas, il faut s'en aller autre part.
—C'est bien, c'est bien; n'en parlons plus.
—Mais, au contraire, parlons-en; c'est fini pour aujourd'hui, mais cela recommencera demain.
—Que veux-tu? voyons.
—Je veux que tous ceux qui auront eu confiance en moi pendant leur vie puissent compter sur moi après leur mort.
—Diable! Sais-tu ce que tu demandes là?
—Parfaitement.
—Si je donnais un pareil privilége à tout le monde.
—D'abord, je ne suis pas tout le monde, moi.
—Voyons, transigeons.
—C'est à prendre ou à laisser.
—Le quart?
—Je m'en vais.
Et saint Joseph fit un pas.
—La moitié?
—Adieu.
Et saint Joseph gagna la porte.
—Les trois quarts?
—Bonsoir!
Et saint Joseph sortit.
—Est-ce qu'il s'en va tout de bon? demanda le bon Dieu.
—Tout de bon! répondit le Saint-Esprit.
—Il ne se retourne point?
—Pas le moins du monde.
—Il ne ralentit pas sa marche?
—Il se met à courir.
—Volez après lui, et dites-lui qu'il revienne.
Le Saint-Esprit vola après saint Joseph, et le ramena à grand peine.
—Eh bien! dit le bon Dieu, puisque le maître ici c'est vous et non pas moi, il sera fait comme vous le voulez.
—Envoyez chercher le notaire, dit saint Joseph.
—Comment, le notaire! s'écria le bon Dieu; vous ne vous en rapportez pas à ma parole.
—Verba volant, dit saint Joseph.
—Appelez un notaire, dit le bon Dieu.
Le notaire fut appelé, et saint Joseph est possesseur aujourd'hui d'un acte parfaitement en règle qui l'autorise à faire entrer dans le paradis quiconque lui est dévot.
Or, je vous le demande maintenant, un saint comme saint Joseph peut-il se contenter d'un mauvais cierge comme un saint de troisième ou de quatrième ordre, et ne mérite-t-il pas un réverbère?
—Il en mérite dix, il en mérite vingt, il en mérite cent! crièrent les lazzaroni. Vive saint Joseph! vive le père du Christ! vive le mari de la Madone! à bas saint Pierre!
Le même soir, padre Rocco fit allumer dix réverbères dans la rue Saint-Joseph. Le lendemain, il en fit allumer vingt dans les rues adjacentes; le surlendemain, il en fit allumer cent dans les environs; le tout à la plus grande gloire du saint auquel l'histoire qu'il venait de raconter avait improvisé une si grande popularité.
Ce fut ainsi que les réverbères de la rue Saint-Joseph, débordant d'un côté dans la rue de Tolède et de l'autre sur la place de Santa-Mediana, finirent à peu par se glisser, grâce au pieux stratagème de padre Rocco, dans les rues les plus sombres et les plus désertes de Naples.
DEUXIÈME PARTIE.
I
La villa Giordani.
Une violente éruption du Vésuve, miraculeusement calmée par saint
Janvier, donna lieu à un étrange épisode.
Sur le penchant du Vésuve, à la source d'une des branches du Sebetus, s'élevait une de ces charmantes villas, comme on en voit blanchir au fond des délicieux tableaux de Léopold Robert. C'était une élégante bâtisse carrée, plus grande qu'une maison, moins imposante qu'un palais, au portique soutenu par des colonnes, au toit en terrasse, aux jalousies vertes, au perron surchargé de fleurs, dont les degrés conduisaient à un jardin tout planté d'orangers, de lauriers roses et de grenadiers. A l'un des angles de cette coquette habitation s'élevait un bouquet de palmiers dont les cimes, dépassant le toit, retombaient dessus comme un panache, et donnaient à tout l'ensemble du bâtiment un petit air oriental qui faisait plaisir à voir. Toute la journée, comme c'est l'habitude à Naples, la villa muette semblait solitaire et restait fermée; mais, lorsque le soir arrivait, et avec le avec le soir la brise de la mer, les jalousies s'ouvraient doucement, pour respirer, et alors ceux qui passaient au pied de cette demeure enchantée pouvaient voir, à travers les fenêtres, des appartemens aux meubles dorés et aux riches tentures, dans lesquels passaient, appuyés au bras l'un de l'autre, et se regardant avec amour, un beau jeune homme et une belle jeune femme. C'étaient les maîtres de ce petit palais de fée, le comte Odoardo Giordani et sa jeune femme la comtesse Lia.
Quoique les deux jeunes gens s'aimassent depuis long-temps, il y avait six mois seulement qu'ils étaient unis l'un à l'autre. Ils avaient dû se marier au moment où la révolution napolitaine avait éclaté; mais alors le comte Odoardo, que sa naissance et ses principes attachaient à la cause royale, avait suivi le roi Ferdinand en Sicile, était resté à Palerme, comme chevalier d'honneur de la reine, pendant sept à huit mois; puis, au moment où le cardinal Ruffo avait fait son expédition de Calabre, le comte Odoardo avait demandé à sa souveraine la permission de partir avec lui, et, l'ayant obtenue, avait accompagné cet étrange chef de partisans dans sa marche triomphale vers Naples. Il était entré avec lui dans la capitale, avait retrouvé sa Lia fidèle, et, comme rien ne s'opposait plus à son mariage, il l'avait épousée. Fuyant alors les massacres qui désolaient la ville, il avait emporté sa jeune femme dans le paradis que nous avons essayé de décrire, qu'ils habitaient ensemble depuis six mois, et où le comte eût été, sans contredit, l'homme le plus heureux de la terre, sans un événement qui venait de lui arriver et qui troublait profondement son bonheur.
Tous les membres de sa famille n'avaient point partagé la haine qu'il portait aux Français, et qui lui avait fait quitter Naples à leur approche. Le comte avait une soeur cadette nommée Teresa, belle et chaste enfant qui s'épanouissait comme un lis à l'ombre du cloître. Selon l'habitude des familles napolitaines, l'avenir d'amour et de bonheur de la jeune fille, cet amour que Dieu a permis à toute créature humaine d'espérer, avait été sacrifié à l'avenir d'ambition de son frère aîné. Avant que la pauvre Teresa sût ce que c'était que le monde, la grille d'un couvent s'était fermée entre le monde et elle; et, lorsque son père était mort, lorsque son frère aîné, qui l'adorait, était devenu maître de sa liberté, depuis trois ans déjà ses voeux étaient prononcés.
La première parole du comte Odoardo à sa soeur, en la revoyant après la mort de son père, avait été l'offre de lui faire obtenir du saint père la rupture d'un engagement pris avant qu'elle connût la valeur du serment prononcé, et qu'elle pût apprécier l'étendue du sacrifice qu'elle allait faire; mais pour la pauvre enfant, qui n'avait vu le monde qu'à travers le voile insouciant de ses premières années, dont le coeur ne connaissait d'autre amour que celui qu'elle avait voué au Seigneur, le cloître avait son charme, et la solitude son enchantement; elle remercia donc son frère bien-aimé de l'offre qu'il lui faisait, mais elle l'assura qu'elle se trouvait heureuse et qu'elle craignait tout changement qui viendrait donner à son existence un autre avenir que celui auquel elle s'était habituée.
Le jeune homme, qui commençait à aimer, et qui savait quel changement l'amour apporte dans la vie, se retira en priant Dieu de permettre que sa soeur ne regrettât jamais la résolution qu'elle avait prise.
Quelques mois s'écoulèrent; puis arrivèrent les événemens que nous avons racontés: le comte Odoardo se retira en Sicile, comme nous l'avons dit, laissant la jeune carmélite sous la garde du Seigneur.
Les Français entrèrent à Naples, et la république parthénopéenne fut proclamée: un des premiers actes du nouveau gouvernement fut, ainsi que l'avait fait sa soeur aînée la république française, d'ouvrir les portes de tous les couvens et de déclarer que les voeux prononcés par force étaient nuls.
Puis, comme cette décision était insuffisante pour déterminer les femmes surtout à quitter l'asile où elles s'étaient habituées à vivre et où elles comptaient mourir, un décret arriva bientôt qui déclarait les ordres religieux complètement abolis.
Force fut alors aux pauvres colombes de sortir de leur nid; Teresa se retira chez sa tante, qui l'accueillit comme si elle eût été sa fille; mais la maison de la marquise de Livello (c'est ainsi que se nommait la tante de Teresa) était mal choisie pour que la jeune religieuse pût retrouver le calme qu'elle regrettait. La marquise, que sa position aristocratique, sa fortune et sa naissance attachaient de coeur à la maison de Bourbon, avait craint d'être compromise par cet attachement bien connu, et elle s'était empressée de recevoir chez elle le général Championnet et les principaux chefs de l'armée française.
Parmi ces officiers il y avait un jeune colonel de vingt-quatre ans. A cette époque, on était colonel de bonne heure. Celui-ci, sans naissance, sans fortune, était parvenu à ce grade, aidé par son seul courage. A peine eut-il vu Teresa qu'il en devint amoureux; à peine Teresa l'eut-elle vu qu'elle comprit qu'il y a d'autre bonheur dans la vie que la solitude et le repos du cloître.
Les jeunes gens s'aimèrent, l'un avec l'imagination d'un Français, l'autre avec le coeur d'une Italienne. Cependant, dès le premier retour qu'ils avaient fait sur eux-mêmes, ils avaient compris que cet amour ne pouvait être que malheureux. Comment la soeur d'un émigré royaliste pouvait-elle épouser un colonel républicain?
Les jeunes gens ne s'en aimèrent pas moins, et peut-être ne s'en aimèrent-ils que davantage. Trois mois passèrent comme un jour; puis cet ordre fatal, qui devait être le signal de si grands malheurs, arriva à l'armée française de battre en retraite, et vint réveiller les amans au milieu de leur songe d'or. Il ne s'agissait point de se quitter: l'amour des jeunes gens était trop grand pour s'arrêter un instant à l'idée d'une séparation. Se séparer c'était mourir, et tous deux se trouvaient si heureux, qu'ils avaient bonne envie de vivre.
En Italie, pays des amours instantanées, tout a été prévu pour qu'à chaque heure du jour et de la nuit un amour du genre de celui qui liait le jeune colonel à Teresa pût recevoir sa sanctification. Deux amans se présentent devant un prêtre, lui déclarent qu'ils désirent se prendre pour époux, se confessent, reçoivent l'absolution, vont s'agenouiller devant l'autel, entendent la messe et sont mariés.
Le colonel proposa à Teresa un mariage de ce genre. Teresa accepta.
Il fut convenu que pendant la nuit qui précéderait le départ des
Français, Teresa quitterait le palais de sa tante, et que les deux
jeunes gens iraient recevoir la bénédiction nuptiale dans l'église del
Carmine, située place du Mercato nuovo.
Tout se fit ainsi qu'il avait été arrêté, à une chose près. Les deux jeunes gens se présentèrent devant le prêtre, qui leur dit qu'il était tout disposé à les unir aussitôt qu'il les aurait entendus en confession. Il n'y avait rien à dire, c'était l'habitude: le colonel s'y conforma en s'agenouillant d'un côté du confessionnal, tandis que la jeune fille s'agenouillait de l'autre; et quoique sans doute son récit ne fût pas exempt de certaines peccadiles, le prêtre, qui savait qu'il faut passer quelque chose à un colonel, et surtout à un colonel de vingt-quatre ans, lui remit ses péchés avec une facilité toute patriarcale.
Mais, contre toute attente, il n'en fut pas ainsi de la pauvre Teresa. Le prêtre lui pardonna bien son amour; il lui pardonna sa fuite de chez sa tante, puisque cette fuite avait pour but de suivre son mari; mais quand la jeune fille lui apprit qu'elle avait autrefois été religieuse, qu'elle était sortie de son couvent lors du décret qui abolissait les ordres religieux, le prêtre se leva, déclarant que, déliée aux yeux des hommes, Teresa ne l'était pas aux regards de Dieu. En conséquence, il refusa positivement de bénir leur union. Teresa supplia, le colonel menaça, mais le prêtre resta aussi insensible aux menaces qu'aux prières. Le colonel avait grande envie de lui passer son épée au travers du corps, mais il réfléchit qu'il n'en serait pas mieux marié après cela, et il emporta Teresa entre ses bras, lui jurant que ce n'était qu'un retard sans importance, et qu'à peine arrivés en France ils trouveraient un prêtre moins scrupuleux que celui-là, lequel s'empresserait de réparer le temps perdu en les unissant sans aucun délai et sans aucune contestation.
Teresa aimait: elle crut et consentit à suivre son amant. Le lendemain, la marquise de Livello trouva une lettre qui lui annonçait la fuite de sa nièce. Cette nouvelle lui causa une grande douleur. Cependant cette douleur ne venait pas tout entière de la disparition de Teresa. Nous avons dit les craintes politiques de la marquise. Ces craintes, contre son opinion, avaient été jusqu'à lui faire recevoir comme amis ces Français qu'elle haïssait. Or, elle prévoyait une réaction royaliste, elle avait déjà à répondre aux bourboniens de sa facilité à fraterniser avec les patriotes: que serait-ce donc lorsqu'on apprendrait que la nièce qui lui avait été confiée, la soeur du comte Odoardo, c'est-à-dire d'un des plus ardens santa fede de la cour du roi Ferdinand, était partie de Naples avec un colonel républicain! La marquise de Livello se voyait déjà perdue, guillotinée, prisonnière, ou tout au moins proscrite. Sa résolution fut prise immédiatement: elle annonça que, depuis quelque temps, la santé de sa nièce s'affaiblissait sans cesse, et que, supposant que l'air de Naples lui était contraire, elle allait se retirer dans sa terre de Livello. Le même soir, elle partit dans une voiture fermée où elle était censée être avec Teresa, et le lendemain elle arriva dans son château, situé dans la terre de Bari, près du petit fleuve Ofanto.
C'était un château sombre, isolé, solitaire, et qui convenait parfaitement à la résolution qu'elle avait prise. Au bout d'un mois, le bruit se répandit à Naples que Teresa venait de mourir d'une maladie de langueur. Un certificat d'un vieux prêtre attaché à la maison de la marquise depuis cinquante ans ne laissa aucun doute sur cet événement. D'ailleurs, à qui le soupçon que cette nouvelle était un mensonge pouvait-il venir? On savait que la marquise adorait sa nièce, et elle avait annoncé hautement qu'elle n'aurait pas d'autre héritière; enfin la marquise avait répandu ce bruit avec d'autant plus de confiance que Teresa lui avait annoncé dans sa lettre qu'elle ne la reverrait jamais.
Le comte Odoardo fut au désespoir. Lia et sa soeur, c'était tout ce qu'il aimait au monde: heureusement Lia lui restait.
Nous avons dit comment, en rentrant à Naples avec le cardinal Ruffo, Odoardo avait retrouvé Lia plus aimante que jamais; nous avons dit comment ils avaient été unis et comment ils avaient fui Naples pour être tout entiers à leur amour. Ils habitaient donc cette charmante villa que nous avons décrite, située sur le penchant du Vésuve, et des fenêtres de laquelle on voyait à la fois le volcan, la mer, Naples, et toute cette délicieuse vallée de l'antique Campanie qui s'étend vers Acerra.
Les deux nouveaux époux recevaient peu de monde; le bonheur aime le calme et cherche la solitude. D'ailleurs, dans les premiers jours de son mariage, une des amies de la comtesse, en venant lui rendre sa visite de noce, l'avait trouvée seule, et s'était empressée de la féliciter, non seulement de son union avec le comte Odoardo, mais encore du triomphe qu'elle avait obtenu sur sa rivale, triomphe dont cette union était la preuve. Alors, sans savoir ce que signifiaient ces paroles, Lia avait pâli et avait demandé de quelle rivale on voulait parler, et de quel triomphe il était question. L'obligeante amie avait aussitôt raconté à la jeune comtesse qu'il n'avait été bruit à la cour de Palerme que de l'amour que le comte avait inspiré à la belle Emma Lyonna, la favorite de Caroline, bruit qui avait fait craindre aux amies de la future comtesse que son mariage ne fût fort aventuré; mais il n'en avait point été ainsi: le nouveau Renaud, égaré un instant, selon la visiteuse, avait enfin rompu les fers de cette autre Armide, et, quittant l'île enchantée où s'était un instant perdu son coeur, il était revenu plus amoureux que jamais à ses premières amours.
Lia avait écouté toute cette histoire le sourire sur les lèvres et la mort dans l'âme; puis, satisfaite de la douleur qu'elle avait causée, l'officieuse amie était retournée à Naples, laissant dans le coeur de la jeune épouse toutes les angoisses de la jalousie.
Aussi, à peine la porte se fut-elle refermée derrière la visiteuse, que Lia fondit en larmes. Presqu'en même temps une porte latérale s'ouvrit, et le comte entra. Lia essaya de lui cacher ses pleurs sous un sourire; mais, quand elle voulut parler, la douleur l'étouffa, et, au lieu des tendres paroles qu'elle essayait de prononcer, elle ne put qu'éclater en sanglots.
Ce chagrin était trop profond et trop inattendu pour que le comte n'en voulût pas savoir la cause. Lia, de son côté, avait le coeur trop plein pour renfermer long-temps un pareil secret: toute sa douleur déborda, sans reproches, sans récriminations, mais telle qu'elle l'avait éprouvée, pleine d'angoisses et d'amertume.
Odoardo sourit. Il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'avait raconté à Lia son obligeante amie. La belle Emma Lyonna avait effectivement distingué le comte; mais, à son grand étonnement, sa sympathie n'avait été accueillie que par la froide politesse de l'homme du monde. Enfin, l'occasion s'était présentée pour lui de quitter la Sicile avec le cardinal Ruffo; il s'était empressé de la saisir. Odoardo raconta tout cela à sa femme avec l'accent de la vérité, sans faire valoir aucunement le sacrifice qu'il avait fait, car il aimait trop Lia pour croire qu'il lui avait fait un sacrifice. Lia, rassurée par son sourire, avait fini par oublier cette aventure comme on oublie les soupçons d'amour, c'est-à-dire qu'elle n'y pensait plus que lorsqu'elle était seule.
Un matin qu'Odoardo était sorti dès le point du jour pour chasser dans la montagne, Lia, en traversant sa chambre, vit sur sa table quatre ou cinq lettres que le domestique venait de rapporter de la ville; elle y jeta machinalement les yeux; une de ces lettres était une écriture de femme. Lia tressaillit. Elle avait un trop profond sentiment de son devoir pour décacheter cette lettre; mais elle ne put résister au désir de s'assurer du genre de sensation qu'éprouverait son mari en la décachetant. Aussitôt qu'elle l'entendit rentrer, elle se glissa dans un cabinet d'où elle pouvait tout voir, et attendit, anxieuse et tremblante, comme si quelque chose de suprême allait se décider pour elle.
Le comte traversa sa chambre sans s'arrêter, et entra dans celle de sa femme; on lui avait dit que la comtesse était chez elle, il croyait l'y trouver. Il l'appela. Répondre, c'était se trahir. Lia se tut. Odoardo rentra alors dans sa chambre, déposa son fusil dans un coin, jeta sa carnassière sur un sofa; puis, s'avançant nonchalamment vers la table où étaient les lettres, il jeta sur elles un coup d'oeil indifférent; mais à peine eut-il vu cette écriture fine qui avait tant intrigué la comtesse, qu'il poussa un cri et que sans s'inquiéter des autres dépêches, il se saisit de celle-là. La seule vue de cette écriture avait causé au comte une telle émotion, qu'il fut obligé de s'appuyer à la table pour ne pas tomber; puis il resta un instant les regards fixés sur l'adresse comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Enfin il brisa le cachet en tremblant, chercha la signature, la lut avidement, dévora la lettre, la couvrit de baisers; puis il resta pensif quelques minutes et pareil à un homme qui se consulte. Enfin, ayant relu cette épître, dont l'importance n'était pas douteuse, il la replia soigneusement, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'avait point été vu, et, se croyant seul, il la cacha dans la poche de côté de sa veste de chasse, de manière que, soit par hasard, soit avec intention, la lettre se trouvait reposer sur son coeur.
Cette lettre, c'était une lettre de Teresa. A la vue de l'écriture de celle qu'il croyait morte, Odoardo avait tressailli de surprise et avait cru être le jouet de quelque illusion. C'est alors qu'il avait ouvert cette lettre avec tant d'émotion et de crainte. Alors tout lui avait été révélé. Le jeune colonel avait été tué à la bataille de Genola, et Teresa s'était trouvée seule et isolée dans un pays inconnu. Femme du colonel, elle fût rentrée en France, fière du nom qu'elle portait; mais le mariage n'avait pas encore eu lieu: elle avait droit de pleurer son amant, voilà tout. Alors elle avait pensé à son frère qui l'aimait tant; c'était à lui seul qu'elle confiait sa position; elle le suppliait de lui garder le secret, désirant aux yeux de tous continuer de passer pour morte. Du reste, elle arrivait presque aussitôt que sa lettre: un mot, qu'elle priait son frère de lui jeter poste restante, lui indiquerait où elle pourrait descendre. Là, elle l'attendrait avec toute l'impatience d'une soeur qui avait craint de ne jamais le revoir. Pour plus de sécurité, ce mot ne devait porter aucun nom et être adressé à madame ***. Elle terminait sa lettre en lui recommandant de nouveau le secret, même vis-à-vis de sa femme, dont elle craignait la rigidité et dont elle ne pourrait supporter le mépris.
Odoardo tomba sur une chaise, succombant à l'excès de sa surprise et de sa joie.
Nous n'essaierons pas même de décrire les angoisses que la comtesse avait éprouvées pendant la demi-heure qui venait de s'écouler. Vingt fois elle avait été sur le point d'entrer, d'apparaître tout à coup au comte, et de lui demander en face si c'était ainsi qu'il tenait les sermens de fidélité qu'il lui avait faits. Mais retenue chaque fois par ce sentiment qui veut que l'on creuse son malheur jusqu'au fond, elle était restée immobile et sans parole, enchaînée à place comme si elle eût été sous l'empire d'un rêve.
Cependant elle comprit que, si le comte la retrouvait là, il devinerait qu'elle avait tout vu, et par conséquent se tiendrait sur ses gardes. Elle s'élança donc dans le jardin, et par une réaction désespérée sur elle-même, elle parvint, au bout de quelques minutes, à rendre un certain calme à ses trais; quant à son coeur, il semblait à la comtesse qu'un serpent la dévorait.
Le comte aussi était descendu dans le jardin: tous deux se rencontrèrent donc bientôt, et tous deux en se rencontrant firent un effort visible sur eux-mêmes, l'un pour dissimuler sa joie, l'autre pour cacher sa douleur.
Odoardo courut à sa femme. Lia l'attendit. Il la serra dans ses bras avec un mouvement si puissant, qu'il était presque convulsif.
—Qu'avez-vous donc, mon ami? demanda la comtesse.
—Oh! je suis bien heureux! s'écria le comte.
Lia se sentit prête à s'évanouir.
Tous deux rentrèrent pour dîner. Après le dîner, pendant lequel Odoardo parut tellement préoccupé qu'il ne fit point attention à la préoccupation de sa femme, il se leva et prit son chapeau.
—Où allez-vous? demanda Lia en tressaillant.
Il y avait, dans le ton avec lequel ces paroles étaient prononcées, un accent si étrange, qu'Odoardo regarda Lia avec étonnement.
—Où je vais? dit-il en regardant Lia.
—Oui, où allez-vous? reprit Lia avec un accent plus doux et en s'efforçant de sourire.
—Je vais à Naples. Qu'y a-t-il d'étonnant que j'aille à Naples? continua Odoardo en riant.
—Oh! rien, sans doute, mais vous ne m'aviez pas dit que vous me quittiez ce soir.
—Une des lettres que j'ai reçues ce matin me force à cette petite course, dit le comte; mais je rentrerai de bonne heure, sois tranquille.
—Mais c'est donc une affaire importante qui vous appelle à Naples?
—De la plus haute importance.
—Ne pouvez-vous la remettre à demain?
—Impossible.
—En ce cas, allez.
Lia prononça ce dernier mot avec un tel effort, que le comte revint à elle; et, la prenant dans son bras pour l'embrasser au front:
—Souffres-tu, mon amour? lui dit-il.
—Pas le moins du monde, répondit Lia.
—Mais tu as quelque chose? continua-t-il en insistant.
—Moi? rien, absolument rien. Que voulez-vous que j'aie, moi? Lia prononça ces paroles avec un sourire si amer, que cette fois Odoardo vit bien qu'il se passait en elle quelque chose d'étrange.
—Écoute, mon enfant, lui dit-il, je ne sais pas si tu as quelque cause de chagrin; mais ce que je sais, c'est que mon coeur me dit que tu souffres.
—Votre coeur se trompe, dit Lia; partez donc tranquille et ne vous inquiétez pas de moi.
—M'est-il possible de te quitter, même pour un instant, lorsque tu me dis adieu ainsi?
—Eh bien! donc, puisque tu le veux, dit Lia en faisant un nouvel effort sur elle-même, va, mon Odoardo, et reviens bien vite. Adieu.
Pendant ce temps on avait sellé le cheval favori du comte, et il piétinait au bas du perron. Odoardo sauta dessus et s'éloigna en faisant de la main un signe à Lia. Lorsqu'il eut disparu derrière le premier massif d'arbres, Lia monta dans un petit pavillon qui surmontait la terrasse et d'où l'on découvrait toute la route de Naples.
De là elle vit Odoardo se dirigeant vers la ville au grand galop de son cheval. Son coeur se serra plus fort; car, au lieu que l'idée lui vînt que c'était pour être plus tôt de retour, elle pensa que c'était pour s'éloigner plus rapidement.
Odoardo allait à Naples pour retenir un appartement à sa soeur.
D'abord il eut l'idée de lui louer un palais, puis il comprit que ce n'était point agir selon les instructions qu'il avait reçues et que mieux valait quelque petite chambre bien isolée dans un quartier perdu. Il trouva ce qu'il cherchait, rue San-Giacomo, no. 11, au troisième étage, chez une pauvre femme qui louait des chambres en garni. Seulement, lorsqu'il eut fait choix de celle qu'il réservait pour Teresa, il fit venir un tapissier et lui fit promettre que le lendemain au matin les murs seraient couverts de soie et les carreaux de tapis. Le tapissier s'engagea à faire de cette pauvre chambre un petit boudoir digne d'une duchesse. Le tapissier fut payé d'avance un tiers en plus de ce qu'il demandait.
En sortant, le comte rencontra son hôtesse: elle était avec sa soeur, vieille mégère comme elle. Le comte lui recommanda tous les soins possibles pour sa nouvelle pensionnaire. L'hôtesse demanda quel était son nom. Le comte répondit qu'il était inutile qu'elle connût ce nom, qu'une femme jeune et jolie se présenterait, demandant le comte Giordani, et que c'était à cette femme que la chambre était destinée. Les deux vieilles échangèrent un sourire, que le comte ne vit même pas, ou auquel il ne fit pas attention. Puis, sans même se donner le temps d'écrire, tant il était inquiet de Lia, il reprit le chemin de la villa Giordani, pensant qu'il enverrait la lettre par un domestique.
Lia était restée dans le pavillon jusqu'à ce qu'elle eût perdu son mari de vue. Alors elle était redescendue dans sa chambre, continuant de le suivre avec les yeux inquiets et perçans de la jalousie. Son coeur était oppressé à ne plus le sentir battre; elle ne pouvait ni pleurer ni crier, c'était un supplice affreux, et il lui semblait qu'on ne pouvait l'éprouver sans mourir. Lia resta deux heures, la tête renversée sur le dos de son fauteuil, tenant à pleines mains ses cheveux tordus entre ses doigts. Au bout de deux heures, elle entendit le galop du cheval: c'était Odoardo qui revenait; elle sentit qu'en ce moment elle ne pourrait pas le voir, il lui semblait qu'elle le haïssait autant qu'elle l'avait aimé; elle courut à la porte qu'elle ferma au verrou, et revint se jeter sur son lit. Bientôt elle entendit les pas du comte qui s'approchait de la porte; il essaya de l'ouvrir, mais la porte résista. Alors il parla à voix basse, et Lia entendit ces mots venir jusqu'à elle:—C'est moi, mon enfant, dors-tu?
Lia ne répondit rien. Elle retourna seulement la tête et regarda du côté par où venait cette voix avec des yeux ardens de fièvre.
—Réponds-moi, continua Odoardo.
Lia se tut.
Elle entendit alors les pas du comte qui s'éloignait. Un instant après sa voix parvint de nouveau jusqu'à elle: il demandait à sa femme de chambre si elle savait ce qu'avait sa maîtresse; mais celle-ci, qui ne s'était aperçue de rien, répondit que sa maîtresse était rentrée dans sa chambre, et que, sans doute fatiguée de la chaleur, elle s'était couchée et endormie.
—C'est bien, dit le comte, je vais écrire. Quand la comtesse sera éveillée, prévenez-moi.
Et Lia entendit Odoardo qui rentrait dans sa chambre et qui s'asseyait devant une table. Les deux chambres étaient contiguës; Lia se leva doucement, tira la clé de la porte et regarda par la serrure. Odoardo écrivait effectivement; et sans doute la lettre qu'il écrivait répondait à un besoin de son coeur, car une expression infinie de bonheur était répandue sur tout son visage.
—Il lui écrit! murmura Lia.
Et elle continua de regarder, hésitant entre sa jalousie qui la poussait à ouvrir cette porte, à courir au comte, à arracher cette lettre de ses mains, et un reste de raison qui lui disait que ce n'était peut-être point à une femme qu'il écrivait et que mieux valait attendre.
Le comte acheva la lettre, la cacheta, mit l'adresse, sonna un domestique, lui ordonna de monter à cheval et de porter à l'instant la lettre qu'il venait d'écrire.
C'était celle que Teresa devait trouver poste restante.
Le domestique prit la lettre des mains du comte et sortit.
La comtesse courut à une petite porte de dégagement qui donnait de son cabinet de toilette dans le corridor, et descendit au jardin. Au moment où le domestique allait franchir la grille du parc, il rencontra la comtesse.
—Où allez-vous si tard, Giuseppe? demanda la comtesse.
—Porter, de la part de M. le comte, cette lettre à la poste, répondit le domestique.
Et en disant ces mots il tendit la lettre vers la comtesse; Lia jeta un coup d'oeil rapide sur l'adresse et lut:
«A madame ***, poste restante, à Naples.»
—C'est bien, dit-elle. Allez.
Le domestique partit au galop.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'était bien à une femme qu'il écrivait, à une femme qui cachait son nom sous un signe, à une femme qui, par conséquent, voulait rester inconnue. Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas en dessous quelque intrigue criminelle? Dès lors le parti de la comtesse fut arrêté. Elle résolut de dissimuler, afin d'épier son mari jusqu'au bout, et, avec une puissance dont elle se serait crue elle-même incapable, elle rentra dans sa chambre, et, ouvrant la porte qui donnait dans l'appartement du comte, elle s'avança vers Odoardo, le sourire sur les lèvres.
Le lendemain, Odoardo avait complètement oublié cette préoccupation qu'il avait remarquée la veille sur le visage de Lia, et qui l'avait un instant inquiété. Lia paraissait plus joyeuse et plus confiante dans l'avenir que jamais.
Le lendemain était un dimanche. La matinée de ce jour-là était consacrée par la comtesse à une grande distribution d'aumônes. Aussi, dès huit heures du matin, la grille du parc était-elle encombrée de pauvres.
Après le déjeûner, le comte, qui était habitué à abandonner cette oeuvre de bienfaisance à sa femme, prit son fusil, sa carnassière et son chien et s'en alla faire un tour dans la montagne.
Lia monta au pavillon; elle vit Odoardo s'éloigner dans la direction d'Avellino. Cette fois, il n'allait donc pas à Naples.
Elle respira. C'était, depuis la veille, la première fois qu'elle se retrouvait seule avec elle-même.
Au bout d'un instant, sa femme de chambre vint lui dire que les pauvres l'attendaient.
Lia descendit, prit une poignée de carlins et s'achemina vers la grille du parc. Chacun eut sa part: vieillards, femmes, enfans, chacun étendit vers la belle comtesse sa main vide et retira sa main enrichie d'une aumône.
Au fur et à mesure que s'opérait la distribution, ceux qui avaient reçu se retiraient et faisaient place à d'autres. Il ne restait plus qu'une vieille femme assise sur une pierre, qui n'avait encore rien demandé ni rien reçu, et qui, comme si elle eût été endormie, tenait sa tête sur ses deux genoux.
Lia l'appela, elle ne répondit point; Lia fit quelques pas vers elle, la vieille resta immobile; enfin Lia lui toucha l'épaule, et elle leva la tête.
—Tenez, ma bonne femme, dit la comtesse en lui présentant une petite pièce d'argent, prenez et priez pour moi.
—Je ne demande pas l'aumône, dit la vieille femme, je dis la bonne aventure.
Lia regarda alors celle qu'elle avait prise pour une pauvresse, et elle reconnut son erreur.
En effet, ses vêtemens, qui étaient ceux des paysannes de Solatra et d'Avellino, n'indiquaient pas précisément la misère; elle avait une jupe bleue bordée d'une espèce de broderie grecque, un corsage de drap rouge, une serviette pliée sur le front à la manière d'Aquila, un tablier autour duquel courait une arabesque, et de larges manches de toile grise par lesquelles sortaient ses bras nus. Sa tête, qui eût pu servir de modèle à Schnetz pour prendre une de ces vieilles paysannes qu'il affectionne, était pleine de caractère et semblait taillée dans un bloc de bistre. Les rides et les plis qui la sillonnaient étaient accusés avec tant de fermeté, qu'ils semblaient creusés à l'aide du ciseau. Toute sa figure avait l'immobilité de la vieillesse. Ses yeux seuls vivaient et semblaient avoir le don de lire jusqu'au fond du coeur.
Lia reconnut une de ces bohémiennes à qui leur vie errante a livré quelques uns des secrets de la nature et qui ont vieilli en spéculant sur l'ignorance ou sur la curiosité. Lia avait toujours eu de la répugnance pour ces prétendus sorciers. Elle fit donc un pas pour s'éloigner.
—Vous ne voulez donc pas que je vous dise votre bonne aventure, signora? reprit la vieille.
—Non, dit Lia, car ma bonne aventure, à moi, pourrait bien, si elle était vraie, n'être qu'une sombre révélation.
—L'homme est souvent plus pressé de connaître le mal qui le menace que le bien qui peut lui arriver, répondit la vieille.
—Oui, tu as raison, dit Lia. Aussi, si je pouvais croire en ta science, je n'hésiterais pas à te consulter.
—Que risquez-vous? reprit la vieille. Aux premières paroles que je dirai, vous verrez bien si je mens.
—Tu ne peux pas connaître ce que je veux savoir, dit Lia. Ainsi ce serait inutile.
—Peut-être, dit la vieille. Essayez.
Lia se sentait combattue par ce double principe dont, depuis la veille, elle avait plusieurs fois éprouvé l'influence. Cette fois encore elle céda à son mauvais génie, et se rapprochant de la vieille:
—Eh bien! que faut-il que je fasse? demanda-t-elle.
—Donnez-moi votre main, répondit la vieille.
La comtesse ôta son gant et tendit sa main blanche, que la vieille prit entre ses mains noires et ridées. C'était un tableau tout composé que cette jeune, belle, élégante et aristocratique personne, debout, pâle et immobile devant cette vieille paysanne aux vêtemens grossiers, au teint brûlé par le soleil.
—Que voulez-vous savoir? dit la bohémienne après avoir examiné les lignes de la main de la comtesse avec autant d'attention que si elle avait pu y lire aussi facilement que dans un livre. Dites, que voulez-vous savoir? le présent, le passé ou l'avenir?
La vieille prononça ces mots avec une telle confiance que Lia tressaillit; elle était Italienne, c'est-à-dire superstitieuse; elle avait eu une nourrice calabraise, elle avait été bercée par des histoires de stryges et de bohémiens.
—Ce que je veux savoir, dit-elle en essayant de donner à sa voix l'assurance de l'ironie; je désire savoir le passé: il m'indiquera la foi que je puis avoir dans l'avenir.
—Vous êtes née à Salerne, dit la vieille; vous êtes riche, vous êtes noble, vous avez eu vingt ans à la dernière fête de la Madone de l'Arc, et vous avez épousé dernièrement un homme dont vous avez été longtemps séparée et que vous aimez profondément.
—C'est cela, c'est bien cela, dit Lia en pâlissant; et voilà pour le passé.
—Voulez-vous savoir le présent? dit la vieille en fixant sur la comtesse ses petits yeux de vipère.
—Oui, dit Lia après un instant de silence et d'hésitation; oui, je le veux.
—Vous vous sentez le courage de le supporter?
—Je suis forte.
—Mais si je rencontre juste, que me donnerez-vous? demanda la vieille.
—Cette bourse, répondit la comtesse en tirant de sa poche un petit filet enrichi de perles, et dans laquelle on voyait briller, à travers la soie, l'or d'une vingtaine de sequins.
La vieille jeta sur l'or un regard de convoitise, et étendit instinctivement la main pour s'en emparer.
—Un instant! dit la comtesse, vous ne l'avez pas encore gagné.
—C'est juste, signora, répondit la vieille. Rendez-moi votre main.
Lia rendit sa main à la bohémienne.
—Oui, oui, le présent, murmura la vieille, le présent est une triste chose pour vous, signora; car voici une ligne qui va du pouce à l'annulaire, et qui me dit que vous êtes jalouse.
—Ai-je tort de l'être? demanda Lia.
—Ah! cela, je ne puis vous le dire, reprit la bohémienne, car ici la ligne se confond avec deux autres. Seulement ce que je sais, c'est que votre mari a un secret qu'il vous cache.
—Oui, c'est cela, murmura la comtesse; continuez.
—C'est une femme qui est l'objet de ce secret, reprit la bohémienne.
—Jeune? demanda Lia.
—Jeune?… oui, jeune, répondit la bohémienne après un moment d'hésitation.
—Jolie? continua la comtesse.
—Jolie? Je ne la vois qu'à travers un voile; je ne puis donc vous répondre.
—Et où est cette femme?
—Je ne sais.
—Comment, tu ne sais?
—Non! je ne sais pas où elle est aujourd'hui. Il me semble qu'elle est dans une église, et je ne vois pas de ce côté-là; mais je puis vous dire où elle sera demain.
—Et où sera-t-elle demain?
—Demain elle sera dans une petite chambre de la rue San-Giacomo, no. 11, au troisième étage, où elle attendra votre mari.
—Je veux voir cette femme! s'écria la comtesse en jetant sa bourse à la bohémienne. Cinquante sequins si je la vois.
—Je vous la ferai voir, dit la vieille; mais à une condition.
—Parle. Laquelle?
—C'est que, quelque chose que vous voyiez et que vous entendiez, vous ne paraîtrez point.
—Je te le promets.
—Ce n'est pas assez de le promettre, il faut le jurer.
—Je te le jure.
—Sur quoi?
—Sur les plaies du Christ.
—Bien. Ensuite il faudrait vous procurer un vêtement de religieuse, afin que, si vous êtes rencontrée, vous ne soyez pas reconnue.
—J'en ferai demander un au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces, dont ma tante est abbesse; ou plutôt… attends… J'irai dès le matin sous prétexte de lui faire une visite; viens m'y prendre à dix heures avec une voiture fermée, et attends-moi à la petite porte qui donne dans la rue de l'Arenaccia.
—Très bien, dit la bohémienne; j'y serai.
Lia rentra chez elle, et la vieille s'éloigna en branlant la tête et en comptant son or.
A deux heures Odoardo rentra. Lia l'entendit demander au valet de chambre si l'on n'avait pas apporté quelque lettre pour lui. Le valet de chambre répondit que non.
Lia fit semblant de n'avoir rien entendu que les pas du comte, pas qu'elle connaissait si bien, et elle ouvrit la porte en souriant.
—Oh! quelle bonne surprise! lui dit-elle. Tu es rentré plus tôt que je n'espérais.
—Oui, dit Odoardo en jetant les yeux du côté du Vésuve; oui, j'étais inquiet. Ne sens-tu pas qu'il fait étouffant? ne vois-tu pas que la fumée du Vésuve est plus épaisse que d'habitude? La montagne nous promet quelque chose!
—Je ne sens rien, je ne vois rien, dit Lia. D'ailleurs, ne sommes-nous pas du côté privilégié?
—Oui, et maintenant plus privilégié que jamais, dit Odoardo: un ange le garde.
Cette soirée se passa comme l'autre, sans que le comte conçût aucun soupçon, tant Lia sut dissimuler sa douleur. Le lendemain, à neuf heures du matin, elle demanda au comte la permission d'aller voir sa tante la supérieure du couvent de Sainte-Marie. Cette permission lui fut gracieusement accordée.
Le Vésuve devenait de plus en plus menaçant; mais tous deux avaient trop de choses dans le coeur et l'esprit pour penser au Vésuve.
La comtesse monta en voiture et se fit conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Arrivée là, elle dit à sa tante que, pour accomplir incognito une oeuvre de bienfaisance, elle avait besoin d'un costume de religieuse. L'abbesse lui en fit apporter un à sa taille. Lia le revêtit. Comme elle achevait sa toilette monastique, la vieille la fit demander: elle attendait à la porte avec la voiture fermée. Cinq minutes après, cette voiture s'arrêtait à l'angle de la rue San-Giacomo et de la place Santa-Medina.
Lia et sa conductrice descendirent et firent quelques pas à pied; puis elles entrèrent par une petite porte à gauche, trouvèrent un escalier sombre et étroit, et montèrent au troisième étage. Arrivée là, la vieille poussa une porte et entra dans une espèce d'antichambre, où une autre vieille l'attendait. Les deux bohémiennes alors firent renouveler à Lia son serment de ne jamais rien dire sur la manière dont elle avait découvert la trahison de son mari; puis ce serment fait dans les mêmes termes que la première fois, elles l'introduisirent dans une petite chambre, à la cloison de laquelle une ouverture presque imperceptible avait été pratiquée. Lia colla son oeil à cette ouverture.
La première chose qui la frappa dans cette chambre, et la seule qui attira d'abord toute son attention, fut une ravissante jeune femme de son âge à peu près, reposant tout habillée sur un lit aux rideaux de satin bleu moiré d'argent; elle paraissait avoir cédé à la fatigue et dormait profondément.
Lia se retourna pour interroger l'une ou l'autre des deux vieilles; mais toutes deux avaient disparu. Elle reporta avidement son oeil à l'ouverture.
La jeune femme s'éveillait; elle venait de soulever sa tête, qu'elle appuyait encore tout endormie sur sa main. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles de son front jusque sur l'oreiller, lui couvrant à demi le visage. Elle secoua la tête pour écarter ce voile, ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d'elle, comme pour reconnaître où elle était; puis, rassurée sans doute par l'inspection, un léger et triste sourire passa sur ses lèvres; elle fit une courte prière mentale, baisa un petit crucifix qu'elle portait au cou, et, descendant de son lit, elle alla soulever le rideau de la fenêtre, regarda long-temps dans la rue comme attendant quelqu'un, et, ce quelqu'un ne paraissant pas encore, elle revint s'asseoir.
Pendant ce temps, Lia l'avait suivie de l'oeil, et ce long examen lui avait brisé le coeur. Cette femme était parfaitement belle.
La vue de Lia se reporta alors de cette femme aux objets qui l'entouraient. La chambre qu'elle habitait était pareille à celle dans laquelle Lia avait été introduite; mais dans la chambre voisine une main prévoyante avait réuni tous ces mille détails de luxe dont a besoin d'être sans cesse accompagnée, comme une peinture l'est de son cadre, la femme belle, élégante et aristocratique; tandis que l'autre chambre, celle où se trouvait Lia, avec ses murs nus, ses chaises de paille, ses tables boiteuses, avait conservé son caractère de misère et de vétusté.
Il était évident que l'autre chambre avait été préparée pour recevoir la belle hôtesse.
Cependant celle-ci attendait toujours, dans la même pose, pensive et mélancolique, la tête penchée sur sa poitrine, celui qui sans doute avait veillé à l'arrangement du charmant boudoir qu'elle occupait. Tout à coup elle releva le front, prêta l'oreille avec anxiété et demeura soulevée à demi et les yeux fixés sur la porte. Bientôt sans doute le bruit qui l'avait tirée de sa rêverie devint plus distinct; elle se leva tout à fait, appuyant une main sur son coeur et cherchant de l'autre un appui, car elle pâlissait visiblement et semblait prête à s'évanouir. Il y eut alors un instant de silence, pendant lequel le bruit des pas d'un homme montant l'escalier arriva jusqu'à Lia elle-même; puis la porte de la chambre voisine s'ouvrit: l'inconnue jeta un grand cri, étendit les bras et ferma les yeux comme si elle ne pouvait résister à son émotion. Un homme se précipita dans la chambre et la retint sur son coeur au moment où elle allait tomber. Cet homme, c'était le comte.
La jeune femme et lui ne purent qu'échanger deux paroles:
—Odoardo! Teresa!
La comtesse n'en put supporter davantage; elle poussa un gémissement douloureux et tomba évanouie sur le plancher.
Quand elle recouvra ses sens, elle était dans une autre chambre. Les deux vieilles lui jetaient de l'eau sur le visage et lui faisaient respirer du vinaigre.
Lia se leva d'un mouvement rapide comme la pensée, et voulut s'élancer vers la porte de la chambre qui renfermait Odoardo et la femme inconnue, mais les deux vieilles lui rappelèrent son serment. Lia courba la tête sous une promesse sacrée, tira de sa poche une bourse contenant une cinquantaine de louis et la donna à la bohémienne; c'était le prix de la prophétie faite par elle, et qui s'était si ponctuellement et si cruellement accomplie.
La comtesse descendit l'escalier, remonta dans sa voiture, donna machinalement l'ordre de la conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces et rentra chez sa tante.
Lia était si pâle que la bonne abbesse s'aperçut tout aussitôt qu'il venait de lui arriver quelque chose; mais à toutes les questions de sa tante, Lia répondit qu'elle s'était trouvée mal et que ce reste de pâleur venait de l'évanouissement qu'elle avait subi.
L'amour de la supérieure s'alarma d'autant plus que, tout en lui racontant l'accident qui venait de lui arriver, sa nièce lui en cachait la cause. Aussi fit-elle tout ce qu'elle put pour obtenir de la comtesse qu'elle restât au couvent jusqu'à ce qu'elle fût remise tout à fait; mais l'émotion qu'avait éprouvée Lia n'était point une de ces secousses dont on se remet en quelques heures. La blessure était profonde, douloureuse et envenimée. Lia sourit amèrement aux craintes de sa tante, et, sans même essayer de les combattre, déclara qu'elle voulait retourner chez elle.
L'abbesse lui montra alors la cime de la montagne tout enveloppée de fumée, et lui dit qu'une éruption prochaine étant inévitable, il serait plus raisonnable à elle de faire dire à son mari de venir la rejoindre et d'attendre les résultats de cette éruption en un lieu sûr. Mais Lia lui répondit en lui montrant d'un geste cette pente verdoyante de la montagne sur laquelle, depuis que le Vésuve existait, pas le plus petit ruisseau de lave ne s'était égaré. L'abbesse, voyant alors que sa résolution était inébranlable, prit congé d'elle en la recommandant à Dieu.
La comtesse remonta en voiture. Dix minutes après, elle était à la villa Giordani.
Odoardo n'était pas encore rentré.
Là, les douleurs de Lia redoublèrent. Elle parcourut comme une insensée les appartemens et les jardins: chaque chambre, chaque bouquet d'arbres, chaque allée avait pour elle un souvenir, délicieux trois jours auparavant, aujourd'hui mortel. Partout Odoardo lui avait dit qu'il l'aimait. Chaque objet lui rappelait une parole d'amour. Alors Lia sentit que tout était fini pour elle et qu'il lui serait impossible de vivre ainsi; mais elle sentit en même temps qu'il lui était impossible de mourir en laissant Odoardo dans le monde qu'habitait sa rivale. En ce moment, il lui vint une idée terrible: c'était de tuer Odoardo et de se tuer ensuite. Lorsque cette idée se présenta à son esprit, elle jeta presque un cri d'horreur; mais peu à peu elle força son esprit de revenir à cette pensée, comme un cavalier puissant force son cheval rebelle de franchir l'obstacle qui l'avait d'abord effarouché.
Bientôt cette pensée, loin de lui inspirer de la crainte, lui causa une sombre joie; elle se voyait le poignard à la main, réveillant Odoardo de son sommeil, lui criant le nom de sa rivale entre deux blessures mortelles, se frappant à son tour, mourant à côté de lui, et le condamnant à ses embrassemens pour l'éternité. Et Lia s'étonnait qu'au fond d'une douleur si poignante une résolution pareille pût remuer une si grande joie.
Elle alla dans le cabinet d'Odoardo. Là étaient des trophées d'armes de tous les pays, de toutes les espèces, depuis le crik empoisonné du Malais jusqu'à la hache gothique du chevalier franc. Lia détacha un beau cangiar turc, au fourreau de velours, au manche tout émaillé de topazes, de perles et de diamans. Elle l'emporta dans sa chambre, en essaya la pointe au bout de son doigt, dont une goutte de sang jaillit, limpide et brillante comme un rubis, puis le cacha sous son oreiller.
En ce moment, elle entendit le hennissement du cheval d'Odoardo et comme elle se trouvait devant une glace, elle vit qu'elle devenait pâle comme une morte. Alors elle se mit à rire de sa faiblesse, mais l'éclat de son propre rire l'effraya, et elle s'arrêta toute frissonnante.
En ce moment elle entendit les pas de son mari, qui montait l'escalier. Elle courut aux rideaux des fenêtres, qu'elle laissa retomber afin d'augmenter l'obscurité et de dérober ainsi au comte l'altération de son visage.
Le comte ouvrit la porte, et, encore ébloui par l'éclat du jour, il appela Lia de sa plus douce et de sa plus tendre voix. Lia sourit avec dédain, et, se levant du fauteuil où elle était assise dans l'ombre des rideaux de la fenêtre, elle fit quelques pas au devant de lui.
Odoardo l'embrassa avec cette effusion de l'homme heureux qui a besoin de répandre son bonheur sur tout ce qui l'entoure. Lia crut que son mari s'abaissait à feindre pour elle un amour qu'il n'éprouvait plus. Un instant auparavant elle avait crut le haïr; dès lors elle crut le mépriser.
La journée se passa ainsi, puis la nuit vint. Bien souvent Odoardo, en regardant sa femme, qui s'efforçait de sourire sous son regard, ouvrit la bouche comme pour révéler un secret; puis chaque fois il retint les paroles sur ses lèvres, et le secret rentra dans son coeur.
Pendant la soirée, les menaces du Vésuve devinrent plus effrayantes que jamais. Odoardo proposa plusieurs fois à sa femme de quitter la villa et de s'en aller dans leur palais de Naples; mais à chaque fois Lia pensa que cette proposition lui était faite par Odoardo pour se rapprocher de sa rivale, le palais du comte étant situé dans la rue de Tolède, à cent pas à peine de la rue San-Giacomo. Aussi, à chaque proposition du comte, lui rappela-t-elle que le côté du Vésuve où s'élevait la villa avait toujours été respecté par le volcan. Odoardo en convint; mais il n'en décida pas moins que, si le lendemain les symptômes de la montagne étaient toujours les mêmes, ils quitteraient la villa pour aller attendre à Naples la fin de l'événement.
Lia y consentit. La nuit lui restait pour sa vengeance; elle ne demandait pas autre chose.
Par un étrange phénomène atmosphérique, à mesure que l'obscurité descendait du ciel, la chaleur augmentait. En vain les fenêtres de la villa s'étaient ouvertes comme d'habitude pour aspirer le souffle du soir, la brise quotidienne avait manqué, et, à sa place, la mer en ébullition dégageait une vapeur lourde et tiède presque visible à l'oeil, et qui se répandait comme un brouillard à la surface de la terre. Le ciel, au lieu de s'étoiler comme à l'ordinaire, semblait un dôme d'étain rougi pesant de tout son poids sur le monde. Une chaleur insupportable passait par bouffées, venant de la montagne et descendant vers la villa; et cette chaleur énervante semblait, à chaque fois qu'elle se faisait sentir, emporter avec elle une portion des forces humaines.
Odoardo voulait veiller. Ces symptômes bien connus l'inquiétaient pour Lia, mais Lia le rassurait en riant de ses frayeurs; Lia paraissait insensible à tous ces phénomènes. Quand le comte se couchait sans force et les yeux à demi fermés sur un fauteuil, Lia restait debout, ferme, roide et immobile, soutenue par la douleur qui veillait au fond de son âme. Le comte finit par croire que la faiblesse qu'il éprouvait venait d'une mauvaise disposition de sa part. Il demanda en riant le bras de Lia, s'y appuya pour gagner son lit, se jeta dessus tout habillé, lutta un instant encore contre le sommeil, puis tomba enfin dans une espèce d'engourdissement léthargique, et s'endormit la main de Lia dans les siennes.
Lia resta debout près du lit, silencieuse et sans faire un mouvement, tant qu'elle crut que le sommeil n'avait pas encore pris tout son empire. Puis, lorsqu'elle fut à peu près certaine que le comte était devenu insensible au bruit comme au toucher, elle retira doucement sa main, s'avança vers l'antichambre, donna l'ordre aux domestiques de partir à l'instant même pour Naples, afin de préparer le palais à les recevoir le lendemain matin, et rentra dans son appartement.
Les domestiques, enchantés de pouvoir se mettre en sûreté en accomplissant leur devoir, s'éloignèrent à l'instant même. La comtesse, appuyée à sa fenêtre ouverte, les entendit sortir, fermer la porte de la villa, puis la grille du jardin. Elle descendit alors, visita les antichambres, les corridors, les offices. La maison était déserte: comme la comtesse le désirait, elle était restée seule avec Odoardo.
Elle rentra dans sa chambre, s'approcha de son lit d'un pas ferme, fouilla sous son oreiller, en tira le cangiar, le sortit du fourreau, examina de nouveau sa lame recourbée et toute diaprée d'arabesques d'or; puis, les lèvres serrées, les yeux fixes, le front plissé, elle s'avança vers la chambre d'Odoardo, pareille à Gulnare s'avançant vers l'appartement de Séide.
La porte de communication était ouverte, et la lumière laissée par Lia dans sa chambre projetait ses rayons dans celle du comte. Elle s'avança donc vers le lit, guidée par cette lueur. Odoardo était toujours couché dans la même position et dans la même immobilité.
Arrivée au chevet, elle étendit la main pour chercher l'endroit où elle devait frapper. Le comte, oppressé par la chaleur, avait, avant de se coucher, ôté sa cravate et entr'ouvert son gilet et sa chemise. La main de Lia rencontra donc sur sa poitrine nue, à l'endroit même du coeur, un petit médaillon renfermant un portrait et des cheveux qu'elle lui avait donnés au moment où il était parti pour la Sicile, et qu'il n'avait jamais quittés depuis.
La suprême exaltation touche à la suprême faiblesse. A peine Lia eut-elle senti et reconnu ce médaillon, qu'il lui sembla qu'un rideau se levait et qu'elle voyait repasser une à une, comme de douces et gracieuses ombres, les premières heures de son amour. Elle se rappela, avec cette rapidité merveilleuse de la pensée qui enveloppe des années dans l'espace d'une seconde, le jour où elle vit Odoardo pour la première fois, le jour où elle lui avoua qu'elle l'aimait, le jour où il partit pour la Sicile, le jour où il revint pour l'épouser; tout ce bonheur qu'elle avait supporté sans fatigue, disséminé qu'il avait été sur sa vie, brisa sa force en se condensant pour ainsi dire dans sa pensée. Elle plia sous le poids des jours heureux; et, laissant échapper le cangiar de sa main tremblante, elle tomba à genoux près du lit, mordant les draps pour étouffer les cris qui demandaient à sortir de sa poitrine, et suppliant Dieu de leur envoyer à tous deux cette mort qu'elle craignait de n'avoir plus la force de donner et de recevoir.
Au moment même où elle achevait cette prière, un grondement sourd et prolongé se fit entendre, une secousse violente ébranla le sol, et une lumière sanglante illumina l'appartement. Lia releva la tête: tous les objets qui l'entouraient avaient pris une teinte fantastique. Elle courut à la fenêtre, se croyant sous l'empire d'une hallucination; mais là tout lui fut expliqué.
La montagne venait de se fendre sur une longueur d'un quart de lieue. Une flamme ardente s'échappait de cette gerçure infernale, et au pied de cette flamme bouillonnait, en prenant sa course vers la villa, un fleuve de lave qui menaçait de l'avoir, avant un quart d'heure, engloutie et dévorée.
Lia, au lieu de profiter du temps qui lui était accordé pour sauver Odoardo et se sauver avec lui, crut que Dieu avait entendu et exaucé sa prière, et ses lèvres pâles murmurèrent ces paroles impies: «Seigneur, Seigneur, tu es grand, tu es miséricordieux, je te remercie!…»
Puis, les bras croisés, le sourire sur les lèvres, les yeux brillans d'une volupté mortelle, tout illuminée par ce reflet sanglant, silencieuse et immobile, elle suivit du regard les progrès dévorans de la lave.
Le torrent, ainsi que nous l'avons dit, s'avançait directement sur la villa Giordani, comme si, pareille à une de ces cités maudites, elle était condamnée par la colère de Dieu, et que ce fût elle surtout et avant tout que ce feu de la terre, rival du feu du ciel, avait mission d'atteindre et de punir. Mais la course du fleuve de feu était assez lente pour que les hommes et les animaux pussent fuir devant lui ou s'écarter de son passage. A mesure qu'il avançait, l'air, de lourd et humide qu'il était, devenait sec et ardent. Long-temps devant la lave les objets enchaînés à la terre et en apparence insensibles semblaient, à l'approche du danger, recevoir la vie pour mourir. Les sources se tarissaient en sifflant, les herbes se desséchaient en agitant leurs cimes jaunies, les arbres se tordaient en se courbant comme pour fuir du côté opposé à celui d'où venait la flamme. Les chiens de garde qu'on lâchait la nuit dans le parc étaient venus chercher un refuge sur le perron, et se pressant contre le mur hurlaient lamentablement. Chaque chose créée, mue par l'instinct de la conservation, semblait réagir contre l'épouvantable fléau. Lia seule semblait hâter du geste sa course et murmurait à voix basse: Viens! viens! viens!
En ce moment, il sembla à Lia qu'Odoardo se réveillait: elle s'élança vers son lit. Elle se trompait; Odoardo, sur lequel pesait pendant son sommeil cet air dévorant, se débattait aux prises avec quelque songe terrible. Il semblait vouloir repousser loin de lui un objet menaçant. Lia le regarda un instant, effrayée de l'expression douloureuse de son visage. Mais en ce moment les liens qui enchaînaient ses paroles se brisèrent. Odoardo prononça le nom de Teresa. C'était donc Teresa qui visitait ses rêves! c'était donc pour Teresa qu'il tremblait! Lia sourit d'un sourire terrible, et revint prendre sa place sur le balcon.
Pendant ce temps, la lave marchait toujours et avait gagné du terrain; déjà elle étendait ses deux bras flamboyans autour de la colline sur laquelle était située la villa. Si à cette heure Lia avait réveillé Odoardo, il était encore temps de fuir; car la lave, battant de front le monticule et s'étendant à ses deux flancs, ne s'était point encore rejointe derrière lui. Mais Lia garda le silence, n'ayant au contraire qu'une crainte, c'était que le cri suprême de toute cette nature à l'agonie ne parvint aux oreilles du comte et ne le tirât de son sommeil.
Il n'en fut rien. Lia vit la lave s'étendre, pareille à un immense croissant, et se réunir derrière la colline. Elle poussa alors un cri de joie. Toute issue était fermée à la fuite. La villa et ses jardins n'étaient plus qu'une île battue de tous côtés par une mer de flammes.
Alors la terrible marée commença de monter aux flancs de la colline comme un flux immense et redoublé. A chaque ressac, on voyait les vagues enflammées gagner du terrain et ronger l'île, dont la circonférence devenait de plus en plus étroite. Bientôt la lave arriva aux murs du parc, et les murs se couchèrent dans ses flots, tranchés à leur base. A l'approche du torrent, les arbres se séchèrent, et la flamme, jaillissant de leur racine, monta à leur sommet. Chaque arbre, tout en brûlant, conservait sa forme jusqu'au moment où il s'abîmait en cendres dans l'inondation ardente, qui s'avançait toujours. Enfin les premiers flots de lave commencèrent à paraître dans les allées du jardin. A cette vue, Lia comprit qu'à peine il lui restait le temps de réveiller Odoardo, de lui reprocher son crime et de lui faire comprendre qu'ils allaient mourir l'un par l'autre. Elle quitta la terrasse et s'approchant du lit:
—Odoardo! Odoardo! s'écria-t-elle en le secouant par le bras;
Odoardo! lève-toi pour mourir!
Ces terribles paroles, dites avec l'accent suprême de la vengeance, allèrent chercher l'esprit du comte au plus profond de son sommeil. Il se dressa sur son lit, ouvrit des yeux hagards; puis, au reflet de la flamme, aux pétillemens des carreaux qui se brisaient, aux vacillemens de la maison que les vagues de lave commençaient d'étreindre et de secouer, il comprit tout, et s'élançant de son lit:
—Le volcan! le volcan! s'écria-t-il. Ah! Lia! je te l'avais bien dit!
Puis, bondissant vers la fenêtre, il embrassa d'un coup d'oeil tout cet horizon brûlant, jeta un cri de terreur, courut à l'extrémité opposée de la chambre, ouvrit une fenêtre qui donnait sur Naples, et voyant toute retraite fermée, il revint vers la comtesse en s'écriant, désespéré:
—Oh! Lia, Lia, mon amour, mon âme, ma vie, nous sommes perdus!
—Je le sais, répondit Lia.
—Comment, tu le sais?
—Depuis une heure je regarde le volcan! je n'ai pas dormi, moi!
—Mais si tu ne dormais pas, pourquoi m'as-tu laissé dormir?
—Tu rêvais de Teresa, et je ne voulais pas te réveiller.
—Oui, je rêvais qu'on voulait m'enlever ma soeur une seconde fois. Je rêvais que j'avais été trompé, qu'elle était bien réellement morte, qu'elle était étendue sur son lit dans sa petite chambre de la rue San-Giacomo, qu'on apportait une bière et qu'on voulait la clouer dedans. C'était un rêve terrible, mais moins terrible encore que la réalité.
—Que dis-tu? que dis-tu? s'écria la comtesse saisissant les mains d'Odoardo et le regardant en face. Cette Teresa, c'est ta soeur?
—Oui.
—Cette femme qui loge rue San-Giacomo, au troisième étage, no. 11. c'est ta soeur?
—Oui.
—Mais ta soeur est morte! Tu mens!
—Ma soeur vit. Lia; ma soeur vit, et c'est nous qui allons mourir. Ma soeur avait suivi un colonel français qui a été tué. Moi aussi je la croyais morte, on me l'avait dit, mais j'ai reçu une lettre d'elle avant-hier, mais hier je l'ai vue. C'était bien elle, c'était bien ma soeur, humiliée, flétrie, voulant rester inconnue. Oh! mais que nous fait tout cela en ce moment? Sens-tu, sens-tu la maison qui tremble; entends-tu les murs qui se fendent? O mon Dieu, mon Dieu, secourez-nous!
—Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! s'écria Lia en tombant à genoux. Oh! pardonne-moi avant que je meure!
—Et que veux-tu que je te pardonne? qu'ai-je à te pardonner?
—Odoardo! Odoardo! c'est moi qui te tue! J'ai tout vu, j'ai pris cette femme pour une rivale, et, ne pouvant plus vivre avec toi, j'ai voulu mourir avec toi. Mon Dieu! mon Dieu! n'est-il aucune chance de nous sauver? N'y a-t-il aucun moyen de fuir? Viens, Odoardo! viens! je suis forte; je n'ai pas peur. Courons!
Et elle prit son mari par la main, et tous deux se mirent à courir comme des insensés par les chambres de la villa chancelante, s'élançant à toutes les portes, tentant toutes les issues et rencontrant partout l'inexorable lave qui montait sans cesse, impassible, dévorante, et battant déjà le pied des murs qu'elle secouait de ses embrassemens mortels.
Lia était tombée sur ses genoux, ne pouvant plus marcher. Odoardo l'avait prise dans ses bras et l'emportait de fenêtre en fenêtre en criant, appelant au secours. Mais tout secours était impossible, la lave continuait de monter. Odoardo, par un mouvement instinctif, alla chercher un refuge sur la terrasse qui couronnait la maison; mais là il comprit réellement que tout était fini, et, tombant à genoux et élevant Lia au dessus de sa tête comme s'il eût espéré qu'un ange la viendrait prendre:
—O mon Dieu! s'écria-t-il, ayez pitié de nous!
A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il entendit les planchers s'abîmer successivement et tomber dans la lave. Bientôt la terrasse vacilla et se précipita à son tour, les entraînant l'un et l'autre dans sa chute. Enfin les quatre murailles se replièrent comme le couvercle d'un tombeau. La lave continua de monter, passa sur les ruines, et tout fut fini.
II
Le Môle.
Il nous restait deux endroits essentiellement populaires à visiter que nous avions déjà vus en passant, mais que nous n'avions pas encore examinés en détail: c'étaient le Môle et le Marché-Neuf. Le Môle est à Naples ce qu'était le boulevart du Temple à Paris quand il y avait à Paris un boulevart du Temple. Le Môle est le séjour privilégié de Polichinelle.
Nous avons peu parlé de Polichinelle jusqu'à présent. Polichinelle est à Naples un personnage fort important. Toute l'opposition napolitaine s'est réfugiée en lui comme toute l'opposition romaine s'est réfugiée dans Pasquin. Polichinelle dit ce que personne n'ose dire.
Polichinelle dit qu'avec trois F on gouverne Naples. C'était aussi l'opinion du roi Ferdinand, qui, nous l'avons dit, n'avait guère moins d'esprit et n'était guère moins populaire que Polichinelle. Ces trois F sont festa-farina-forca: fête-farine-potence. Dix-sept cents ans avant Polichinelle, César avait trouvé les deux premiers moyens de gouvernement: panem et circenses. Ce fut Tibère qui trouva le troisième. A tout seigneur tout honneur.
Au reste, il n'y aurait rien d'étonnant que Polichinelle eût entendu dire la chose à César et eût vu pratiquer la maxime par Tibère. Polichinelle remonte à la plus haute antiquité; une peinture retrouvée à Herculanum, et qui date très probablement du règne d'Auguste, reproduit trait pour trait cet illustre personnage, au dessous duquel est gravée cette inscription: Civis atellanus. Ainsi, selon toute probabilité, Polichinelle était le héros des Atellans. Que nos grands seigneurs viennent à présent nous vanter leur noblesse du douzième ou du treizième siècle! Ils sont de quinze cents ans postérieurs à Polichinelle. Polichinelle pouvait faire triple preuve et avait trois fois le droit de monter dans les carrosses du roi.
La première fois que j'ai vu Polichinelle, il venait de proposer de nourrir la ville de Naples avec un boisseau de blé pendant un an, et cela à une seule condition. Il se faisait un grand silence sur la place, car chacun ignorait quelle était cette condition et cherchait quelle elle pouvait être. Enfin, au bout d'un instant, les chercheurs, s'impatientant, demandèrent à Polichinelle, qui attendait les bras croisés et en regardant la foule avec son air narquois, quelle était cette condition.
—Eh bien! dit Polichinelle, faites sortir de Naples toutes les femmes qui trompent et tous les maris trompés, mettez à la porte tous les bâtards et tous les voleurs, je nourris Naples pendant un an avec un boisseau de blé, et au bout d'un an il me restera encore plus de farine qu'il ne m'en faudra pour faire une galette d'un pouce d'épaisseur et de six pieds de tour.
Cette manière de dire la vérité est peut-être un peu brutale, mais Polichinelle ne s'est pas dégrossi le moins du monde: il est resté ce bon paysan de la campagne que Dieu l'a fait, et qu'il ne faut pas confondre avec notre Polichinelle que le diable emporte, ni avec le Punch anglais que le bourreau pend. Non, celui-là meurt chrétiennement dans son lit, ou plutôt celui-là ne meurt jamais; c'est toujours le même Polichinelle, avec son costume, sa camisole de calicot, son pantalon de toile, son chapeau pointu et son demi-masque noir. Notre Polichinelle, à nous, est un être fantastique, porteur de deux bosses comme il n'en existe pas, frondeur, libertin, vantard, bretteur, voltairien, sophiste, qui bat sa femme, qui bat le guet, qui tue le commissaire. Le Polichinelle napolitain est bonhomme, bête et malin à la fois, comme on dit de nos paysans; il est poltron comme Sganarelle, gourmand comme Crispin, franc comme Gautier Garguille.
Autour de Polichinelle, et comme des planètes relevant de son système et tournant dans son tourbillon, se groupent l'improvisateur et l'écrivain public.
L'improvisateur est un grand homme sec, vêtu d'un habit noir, râpé, luisant, auquel il manque deux ou trois boutons par devant et un bouton par derrière. Il a d'ordinaire une culotte courte qui retient des bas chinés au dessus du genou, ou un pantalon collant qui se perd dans des guêtres. Son chapeau bossué atteste les fréquens contacts qu'il a eus avec le public, et les lunettes qui couvrent ses yeux indiquent que son regard est affaibli par ses longues lectures. Au reste, cet homme n'a pas de nom, cet homme s'appelle l'improvisateur.
L'improvisateur est réglé comme l'horloge de l'église de San-Egidio. Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'improvisateur débouche de l'angle du Château-Neuf par la strada del Molo, et s'avance d'un pas grave, lent et mesuré, tenant à la main un livre relié en basane, à la couverture usée, aux feuillets épaissis. Ce livre, c'est l'Orlando furioso du divin Arioste.
En Italie, tout est divin: on dit le divin Dante, le divin Pétrarque, le divin Arioste et le divin Tasse. Toute autre épithète serait indigne de la majesté de ces grands poètes.
L'improvisateur a son public à lui. A quelque chose que ce public soit occupé, soit qu'il rie aux facéties de Polichinelle, soit qu'il pleure aux sermons d'un capucin, ce public quitte tout pour venir à l'improvisateur.
Aussi l'improvisateur est-il comme les grands généraux de l'antiquité et des temps modernes, qui connaissaient chacun de leurs soldats par son nom. L'improvisateur connaît tout son cercle; s'il lui manque un auditeur, il le cherche des yeux avec inquiétude; et si c'est un de ses appassionati, il attend qu'il soit venu pour commencer, ou recommence quand il arrive.
L'improvisateur rappelle ces grands orateurs romains qui avaient constamment derrière eux une flûte pour leur donner le la. Sa parole n'a ni les variations du chant, ni la simplicité du discours. C'est la modulation de la mélopée. Il commence froidement et d'un ton sourd et traînant; mais bientôt il s'anime avec l'action: Roland provoque Ferragus, sa voix se hausse au ton de la menace et du défi. Les deux héros se préparent; l'improvisateur imite leurs gestes, tire son épée, assure son bouclier. Son épée, c'est le premier bâton venu, et qu'il arrache le plus souvent à son voisin; son bouclier, c'est son livre; car il sait tellement son divin Orlando par coeur, que tant que durera la lutte terrible il n'aura pas besoin de jeter les yeux sur le texte, qu'il allongera d'ailleurs ou raccourcira à sa fantaisie, sans que le génie métromanique des écoutans en soit choqué le moins du monde; c'est alors qu'il fait beau de voir l'improvisateur.
En effet, l'improvisateur devient acteur; qu'il ait choisi le rôle de Roland ou celui du Ferragus, chacun des coups qu'il doit recevoir ou porter, il les porte où les reçoit. Alors il s'anime dans sa victoire ou s'exalte dans sa défaite. Vainqueur, il fond sur son ennemi, le presse, le poursuit, le renverse, l'égorge, le foule aux pieds, relève la tête et triomphe du regard. Vaincu, il rompt, recule, défend le terrain pied à pied, bondit à droite, bondit à gauche, saute en arrière, invoque Dieu ou le diable, selon que, pour le moment, il est païen ou chrétien, emploie toutes les ressources de la ruse, toutes les astuces de la faiblesse; enfin, poussé par son adversaire, il tombe sur un genou; combat encore, se renverse, se tord, se roule, puis, voyant que cette lutte est inutile, tend la gorge pour mourir avec grâce, comme le gladiateur gaulois, vieille tradition que l'amphithéâtre a léguée au Môle.
S'il est vainqueur, l'improvisateur prend son chapeau, comme Bélisaire son casque, et réclame impérieusement son dû. S'il est vaincu, il se glisse jusqu'à son feutre, fait le tour de la société et demande humblement l'aumône; tant les natures du Midi sont impressionnables, tant elles ont de facilité à se transformer elles-mêmes et à devenir ce qu'elles désirent être.
Malheureusement, comme nous l'avons dit, l'improvisateur s'en va; nos pères l'ont vu, nous l'avons vu; nos fils, s'ils se pressent, le verront encore, mais, à coup sûr, nos petits-fils et nos neveux ne le verront pas.
Il n'en est pas de même de l'écrivain public, son voisin. Bien des siècles se passeront encore sans que tout le monde sache écrire, et surtout dans la très fidèle ville de Naples. Puis, lorsque tout le monde saura écrire, ne restera-t-il donc pas encore la lettre anonyme, ce poison que vend l'écrivain public en se faisant un peu prier, comme le pharmacien de Roméo et Juliette vend l'arsenic? Quant à moi, je reçois, pour mon compte seul, assez de lettres anonymes pour défrayer honorablement un écrivain public ayant femme et enfans.
Le scribe qui peut écrire sur le devant de sa table: Qui si scrive in francese, est sûr de sa fortune. Pourquoi? Apprenez-le-moi, car je n'en sais rien. La langue française est la langue de la diplomatie, c'est vrai, mais les diplomates n'échangent point leurs notes par la voie des écrivains publics.
Au reste, l'écrivain public napolitain opère en plein air, en face de de tous, coram populo. Est-ce un progrès, est-ce un retard de la civilisation?
C'est que le peuple napolitain n'a pas de secret; il pense tout haut, il prie tout haut et se confesse tout haut. Celui qui sait le patois du Môle, et qui se promènera une heure par jour dans les églises, n'aura qu'à écouter ce qui se dit à l'autel ou au confessionnal, et à la fin de la semaine il sera initié dans les secrets les plus intimes de la vie napolitaine.
Ah! j'oubliais de dire que l'écrivain public napolitain est gentilhomme, ou du moins qu'on lui donne ce titre.
En effet, interrogez l'écrivain: c'est toujours un galantuomo qui a eu des malheurs; doutez-en, et il vous montrera comme preuve un reste de redingote de drap.
On ne saurait s'expliquer l'influence du drap sur le peuple napolitain: c'est pour lui le cachet de l'aristocratie, le signe de la prééminence. Un vestido di panno peut se permettre, vis-à-vis du lazzarone, bien des choses que je ne conseillerais pas de tenter à un vestido di telo.
Cependant, le vestido di telo a encore une grande supériorité sur le lazzarone, qui, en général, n'est vêtu que d'air.
III
Le Tombeau de Virgile.
Pour faire diversion à nos promenades dans Naples, nous résolûmes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fenêtres de notre hôtel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au delà de cette grotte, que Sénèque appelle une longue prison, était le monde inconnu des féeries antiques; l'Averne, l'Achéron, le Styx; puis, s'il faut en croire Properce, Baïa, la cité de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus sûrement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes.
Nous prîmes en main notre Virgile, notre Suétone et notre Tacite; nous montâmes dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait où il devait nous conduire, nous lui répondîmes tranquillement:—Aux enfers. Notre cocher partit au galop.
C'est à l'entrée de la grotte de Pouzzoles qu'est situé le tombeau présumé de Virgile.
On monte au tombeau du poète par un sentier tout couvert de ronces et d'épines: c'est une ruine pittoresque que surmonte un chêne vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, à la place de ce chêne était un laurier gigantesque qui y avait poussé tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut. Pétrarque en planta un second qui vécut jusqu'à Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisième qui ne reprit même pas de bouture. Ce n'était pas la faute de l'auteur des Messéniennes, la terre était épuisée.
On descend au tombeau par un escalier à demi ruiné, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes; puis on arrive à la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire.
L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzième siècle. Un jour on l'enleva sous prétexte de la mettre en sûreté: depuis ce jour elle n'a plus reparu.
Après un instant d'exploration intérieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se reportèrent naturellement en arrière, et j'essayai de me faire une idée bien précise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait.
Virgile était né à Andes, près de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire lorsque César avait trente ans; et il était mort à Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-à-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois.
Il avait connu Cicéron, Caton d'Utique, Pompée, Brutus, Cassius, Antoine et Lépide; il était l'ami de Mécène, de Salluste, de Cornélius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le maître de Properce d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses Géorgiques.
Il avait vu tout ce qui s'était passé dans cette période, c'est-à-dire les plus grands événemens du monde antique: la chute de Pompée, la mort de César, l'avènement d'Octave, la rupture du triumvirat; il avait vu Caton déchirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son épée, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium.
Beaucoup ont comparé ce siècle à notre dix-septième siècle; rien n'y ressemblait moins cependant: Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV était un grand roi, Auguste fut un grand politique.
Aussi le siècle de Louis XIV ne comprend-il réellement que la première moitié de sa vie. Le siècle d'Auguste commence après Actium, et s'étend sur toute la dernière partie de son existence.
Louis XIV, après avoir été le maître du monde, meurt battu par ses rivaux, méprisé par ses courtisans, honni par son peuple, laissant la France pauvre, plaintive et menacée, et redevenu un peu moins qu'un homme, après s'être cru un peu plus qu'un dieu.
Auguste, au contraire, commence par les luttes intérieures, les proscriptions et les guerres civiles; puis, Lépide mort, Brutus mort, Antoine mort, il ferme le temple de Janus qui n'avait pas été fermé depuis deux cent six ans, et meurt presqu'à l'âge de Louis XIV, c'est vrai, mais laissant Rome riche, tranquille et heureuse; laissant l'empire plus grand qu'il ne l'avait pris des mains de César, ne quittant la terre que pour monter au ciel, ne cessant d'être homme que pour passer dieu.
Il y a loin de Louis XIV descendant de Versailles à Saint-Denis au milieu des sifflets de la populace, à Auguste montant à l'Olympe par la voie Appia au milieu des acclamations de la multitude.
On connaît Louis XIV, dédaigneux avec sa noblesse, hautain avec ses ministres, égoïste avec ses maîtresses; dilapidant l'argent de la France en fêtes dont il est le héros, en carrousels dont il est le vainqueur, en spectacles dont il est le dieu; toujours roi pour sa famille comme pour son peuple, pour ses courtisans en prose comme pour ses flatteurs en vers; n'accordant une pension à Corneille que parce que Boileau parle de lui abandonner la sienne; éloignant Racine de lui parce qu'il a eu le malheur de prononcer devant lui le nom de son prédécesseur, Scarron; se félicitant de la blessure de madame la duchesse de Bourgogne, qui donnera plus de régularité désormais à ses voyages de Marly, sifflotant un air d'opéra près du cercueil de son frère, et voyant passer devant lui le cadavre de ses trois fils sans s'informer qui les a empoisonnés, de peur de découvrir les véritables coupables dans sa maîtresse ou dans ses bâtards.
En quoi ressemble à cela, je vous le demande, l'écolier qui vient d'Apollonie pour recueillir l'héritage de César?
Voulez-vous voir Octave, ou Thurinus comme on l'appelait alors? puis nous passerons à César, et de César à Auguste, et vous verrez si ce triple et cependant unique personnage a un seul trait de l'amant de mademoiselle de La Vallière, de l'amant de madame de Montespan, et de l'amant de madame de Maintenon, qui lui aussi est un seul et même personnage.
César vient de tomber au Capitole; Brutus et Cassius viennent d'être chassés de Rome par le peuple, qui les a portés la veille en triomphe; Antoine vient de lire le testament de César qui intitule Octave son héritier. Le monde tout entier attend Octave.
C'est alors que Rome voit entrer dans ses murs un jeune homme de vingt-un ans à peine, né sous le consulat de Cicéron et d'Antoine, le 22 septembre de l'an 689 de la fondation de Rome, c'est-à-dire soixante-deux ans avant Jésus-Christ, qui naîtra sous son règne.
Octave n'avait aucun des signes extérieurs de l'homme réservé aux grandes choses; c'était un enfant que sa petite taille faisait paraître encore plus jeune qu'il n'était réellement; car, au dire même de l'affranchi Julius Maratus, quoiqu'il essayât de se grandir à l'aide des épaisses semelles de ses sandales, Octave n'avait que cinq pieds deux pouces: il est vrai que c'était la taille qu'avait eue Alexandre et celle que devait avoir Napoléon. Mais Octave ne possédait ni la force physique du vainqueur de Bucéphale, ni le regard d'aigle du héros d'Austerlitz; il avait au contraire le teint pâle, les cheveux blonds et bouclés, les yeux clairs et brillans, les sourcils joints, le nez saillant d'en haut et effilé par le bas, les lèvres minces, les dents écartées, petites et rudes, et la physionomie si douce et si charmante, qu'un jour qu'il passera les Alpes, l'expression de cette physionomie retiendra un Gaulois qui avait formé le projet de le jeter dans un précipice. Quant à sa mise, elle est des plus simples: au milieu de cette jeunesse romaine qui se farde, qui met des mouches, qui grasseye, qui se dandine; parmi ces beaux et ces trossuli, ces modèles de l'élégance de l'époque, qu'on reconnaît à leur chevelure parfumée de baume, partagée par une raie, et que le fer du barbier roule deux fois par jour en longs anneaux de chaque côté de leurs tempes; à leurs barbes rasées avec soin, de manière à ne laisser aux uns que des moustaches, aux autres qu'un collier; à leurs tuniques transparentes ou pourprées, dont les manches démesurées couvriraient leurs mains tout entières s'ils n'avaient soin d'élever leurs mains pour que ces manches, en se retroussant, laissent voir leurs bras polis à la pierre ponce et leurs doigts couverts de bagues; Octave se fait remarquer par sa toge de toile, par son laticlave de laine, et par le simple anneau qu'il porte au premier doigt de la main gauche, et dont le chaton représente un sphinx. Aussi toute cette jeunesse, qui ne comprend rien à cette excentricité qui donne à l'héritier de César un air plébéien, nie-t-elle qu'il soit, comme on l'assure, de sang aristocratique, et prétend-elle que son père Cn. Octavius était un simple diviseur de tribu ou tout au plus un riche banquier. D'autres vont plus loin, et assurent que son grand-père était meunier, et qu'il ne porte cette simple toge blanche que pour qu'on n'y voie pas les traces de la farine: Materna tibi farina, dit Suétone; et Suétone, comme on le sait, est le Tallemant des Réaux de l'époque.
Et cependant les dieux ont prédit de grandes choses à cet enfant; mais ces grandes choses, au lieu de les raconter, de les redire, de s'en faire un titre, sinon à l'amour, du moins à la superstition de ses concitoyens, il les renferme en lui-même et les garde dans le sanctuaire de ses espérances. Des présages ont accompagné et suivi sa naissance, et Octave croit aux présages, aux songes et aux augures. Autrefois, les murs de Volletri furent frappés de la foudre, et un oracle a prédit qu'un citoyen de cette ville donnerait un jour des lois au monde. En outre, un autre bruit s'est répandu, qu'Asclépiades et Mendès consigneront plus tard dans leur livre sur les choses divines: c'est qu'Atia, mère d'Octave, s'étant endormie dans le temple d'Apollon, fut réveillée comme par des embrassemens, et s'aperçut avec effroi qu'un serpent s'était glissé dans sa poitrine et l'enveloppait de ses replis; dix mois après elle accoucha. Ce n'est pas tout: le jour de son accouchement, son mari, retenu chez lui par cet événement, ayant différé de se rendre au sénat, où l'on s'occupait de la conjuration de Catilina, et ayant expliqué en y arrivant la cause de son retard, Publius Nigidius, augure très renommé pour la certitude de ses prédictions, se fit dire l'heure précise de la naissance d'Octave, et déclara que, si sa science ne le trompait pas, ce maître du monde promis par le vieil oracle de Velletri venait enfin de naître.
Voilà les signes qui avaient précédé la naissance d'Octave. Voici ceux qui l'avaient suivie:
Un jour que l'enfant prédestiné, alors âgé de quatre ans, dînait dans un bois, un aigle s'élança de la cime d'un roc où il était perché et lui enleva le pain qu'il tenait à la main, remonta dans le ciel, puis, un instant après, rapporta au jeune Octave le pain tout mouillé de l'eau des nuages.
Enfin, deux ans après, Cicéron, accompagnant César au Capitole, racontait, tout en marchant, à un de ses amis, qu'il avait vu en songe, la nuit précédente, un enfant au regard limpide, à la figure douce, aux cheveux bouclés, lequel descendait du ciel à l'aide d'une chaîne d'or et s'arrêtait à la porte du Capitole, où Jupiter l'armait d'un fouet. Au moment où il racontait ce songe, il aperçut le jeune Octave et s'écria que c'était là le même enfant qu'il avait vu la nuit précédente.
Il y avait là, comme on le voit, plus de promesses qu'il n'en fallait pour tourner une jeune tête; mais Octave était de ces hommes qui n'ont jamais été jeunes et à qui la tête ne tourne pas. C'était un esprit calme, réfléchi, rusé, incertain et habile, ne se laissant point emporter aux premiers mouvemens de sa tête ou de son coeur, mais les soumettant incessamment à l'analyse de son intérêt et aux calculs de son ambition. Dans aucun des partis qui s'étaient succédé depuis cinq ans qu'il avait revêtu la robe virile, il n'avait adopté de couleur; ce qui était une excellente position, attendu que, quelque parti qu'il adoptât, son avenir n'avait point à rompre avec son passé. Plus heureux donc qu'Henri IV en 1593 et que Louis-Philippe en 1830, il n'avait point d'engagemens pris et se trouvait à peu près dans la situation, moins la gloire passée, ce qui était encore une chance de plus pour lui, où se trouva Bonaparte au 18 brumaire.
Comme alors, il y avait deux partis, mais deux partis qui, quoique portant les mêmes noms, n'avaient aucune analogie avec ceux qui existaient en France en 99; car, à cette époque, le parti républicain, représenté par Brutus, était le parti aristocratique; et le parti royaliste, représenté par Antoine, était le parti populaire.
C'était donc entre ces deux hommes qu'il fallait qu'Octave se fît jour en créant un troisième parti, servons-nous d'un mot moderne, un parti juste-milieu.
Un mot sur Brutus et sur Antoine.
Brutus a trente-trois ou trente-quatre ans; il est d'une taille ordinaire, il a les cheveux courts, la barbe coupée à la longueur d'un demi-pouce, le regard calme et fier, et un seul pli creusé par la pensée au milieu du front: du moins, c'est ainsi que le représentent les médailles qu'il a fait frapper en Grèce avec le titre d'imperator; entendez-vous? Brutus imperator, c'est-à-dire Brutus, général. Ne prenez donc jamais le mot imperator que dans ce sens, et non dans celui que lui ont donné depuis Charlemagne et Napoléon.
Continuons.
Il descend, par son père, de ce Junius Brutus qui condamna ses deux fils à mort, et dont la statue est au Capitole au milieu de celle des rois qu'il a chassés; et, par sa mère, de ce Servilius Ahala qui, étant général de la cavalerie sous Quintus Cincinnatus, tua de sa propre main Spurius Mélius qui aspirait à la royauté. Son père, mari de Servilie, fut tué par ordre de Pompée, pendant les guerres de Marius et de Sylla; et il est neveu de ce même Caton qui s'est déchiré les entrailles à Utique. Un bruit populaire le dit fils de César, qui aurait séduit sa mère avec une perle valant six millions de sesterces, c'est-à-dire douze cent mille francs à peu près. Mais on a tant prêté de bonnes fortunes à César, qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on en dit. Jeune, Brutus a étudié la philosophie en Grèce; il appartient à la secte platonicienne, et il a puisé à Athènes et à Corinthe ces idées de liberté aristocratique qui formaient la base gouvernementale des petites républiques grecques. Officier en Macédoine sous Pompée, il s'est fait remarquer à Pharsale par son grand courage. Gouverneur dans les Gaules pour César, il s'est fait remarquer dans la province par sa sévère probité. C'est un de ces hommes qui n'agissent jamais sans conviction, mais qui, des qu'ils ont une conviction, agissent toujours; c'est une de ces âmes profondes et retirées où les dieux qui s'en vont trouvent un tabernacle; c'est un de ces coeurs couverts d'un triple acier, comme dit Horace, qui tiennent la mort pour amie, et qui la voient venir en souriant. Le regard incessamment tourné vers les vertus des âges antiques, il ne voit pas les vices des jours présens; il croit que le peuple est toujours un peuple de laboureurs; il croit que le sénat est toujours une assemblée de rois. Son seul tort est d'être né après le brutal Marius, le galant Sylla et le voluptueux César, au lieu de naître au temps de Cincinnatus, des Gracques ou des premiers Scipions. Il a été coulé tout de bronze dans une époque où les statues sont de boue et d'or. Quand un pareil homme commet un crime, c'est son siècle qu'il faut accuser et non pas lui.
Au reste, Brutus vient de faire une grande faute: il a quitté Rome, oubliant que c'est sur le lieu même où l'on a commencé une révolution qu'il faut l'accomplir.
Quant à Antoine, c'est le contraste le plus complet que le ciel ait pu mettre en opposition avec la figure calme, froide et sévère que nous venons de dessiner.
Antoine a quarante-six ans, sa taille est haute, ses membres musculeux, sa barbe épaisse, son front large, son nez aquilin. Il prétend descendre d'Hercule; et comme c'est le plus habile cavalier, le plus fort discobole, le plus rude lutteur qu'il y ait eu depuis Pompée, personne ne lui conteste cette généalogie, si fabuleuse qu'elle paraisse à quelques uns. Enfant, sa grande beauté l'a fait remarquer de Curion, et il a passé avec lui les premières années de son adolescence dans la débauche et dans l'orgie. Avant de revêtir la robe virile, c'est-à-dire à seize ans à peu près, il avait déjà fait pour un million et demi de dettes; mais ce qu'on lui reproche surtout, c'est le cynisme de son intempérance. Le lendemain des noces du mime Hippias, il s'est rendu à l'assemblée publique si gorgé de vin qu'il a été obligé de s'arrêter à l'angle d'une rue et de le rendre aux yeux de tous, quoique le mime Sergius, avec lequel il vit dans un commerce infâme, et qui a, dit-on, toute influence sur lui, essayât d'étendre son manteau entre lui et les passans. Après Sergius, sa compagnie la plus habituelle est la courtisane Cythéris, qu'il mène partout avec lui dans une litière, et à laquelle il fait un cortége aussi nombreux que celui de sa propre mère. Chaque fois qu'il part pour l'armée, c'est avec une suite d'histrions et de joueurs de flûte. Lorsqu'il s'arrête, il fait dresser ses tentes sur le bord des rivières ou sous l'ombre des forêts. S'il traverse une ville, c'est sur un char traîné par des lions qu'il conduit avec des rênes d'or. En temps de paix, il porte une tunique étroite et une cape grossière. En temps de guerre, il est couvert des plus riches armes qu'il a pu se procurer, pour attirer à lui les coups des plus rudes et des plus braves ennemis. Car Antoine, avec la force physique, a reçu le courage brutal; ce qui fait qu'il est un dieu pour le soldat, et une idole pour le peuple. Du reste, orateur habile dans le style asiatique, par un seul discours il a chassé Brutus et Cassius de Rome. Fastueux et plein d'inégalité, prétendant être le fils d'un dieu, et descendant parfois au niveau de la bête, Antoine croit imiter César en le singeant à la guerre et à la tribune. Mais entre Antoine et César il y a un abîme: Antoine n'a que des défauts, César avait des vices; Antoine n'a que des qualités, César avait des vertus: Antoine, c'est la prose; César, c'est la poésie.
Mais pour le moment, tel qu'il est, Antoine règne à Rome; car il y a réaction pour César, et Antoine représente César: c'est lui qui continue le vainqueur des Gaules et de l'Egypte. Il vend les charges, il vend les places, il vend jusqu'aux trônes; il vient pour vingt mille francs, ce qui n'est pas cher, comme on voit, de donner un diplôme de roi en Asie; car Antoine a sans cesse besoin d'argent. Cependant il n'y a pas plus de quinze jours qu'il a forcé la veuve de César de lui remettre les vingt-deux millions laissés par César; il est vrai que, des ides de mars au mois d'avril, Antoine a payé pour huit millions de dettes: mais comme on assure qu'il a pillé le trésor public, qui, au dire de Cicéron, contenait sept cents millions de sesterces, c'est-à-dire cent quarante millions de francs à peu près; si grand dépensier que soit Antoine, comme il n'a payé aucun des legs de César, il doit bien lui rester encore une centaine de millions; et un homme du caractère d'Antoine, avec cent millions derrière lui, est un homme à craindre.
A propos, nous oublions une chose: Antoine était le mari de Fulvie.
Voilà donc celui contre lequel Octave aura d'abord à lutter.
Octave comprit que le sénat, tout en votant des remerciemens à Antoine, détestait d'autant plus ce maître grossier qu'il lui obéissait plus lâchement. Octave se glissa tout doucement dans le sénat, appela Cicéron son père, demanda humblement et obtint sans conteste de porter le grand nom de César, seule portion de son héritage à laquelle, disait-il, il eût jamais aspiré; paya tout doucement, et sur sa propre fortune, les legs que César avait laissés aux vétérans et qu'Antoine leur retenait; joua le citoyen pur, le patriote désintéressé; refusa les faisceaux qu'on lui offrait, et proposa tout bas, pour faire honneur à Antoine et pour lui donner l'occasion d'achever ce qu'il avait si bien commencé, d'envoyer Antoine chasser Décimus Brutus de la Gaule Cisalpine. Antoine, enchanté d'échapper aux criailleries des héritiers de César, part en promettant de ramener Décimus Brutus pieds et poings liés. A peine est-il parti que le sénat respire. Alors Octave voit que le moment est venu: il déclare qu'il croit Antoine l'ennemi de la république, met à la disposition du sénat une armée qu'il a achetée, sans que personne s'en doute, de ses propres deniers. Alors le sénat tout entier se lève contre Antoine. Cicéron embrasse Octave, il propose de le nommer chef de cette armée; et comme cette proposition cause quelque étonnement: Ornandum tollendum, dit-il en se retournant vers les vieilles têtes du sénat. Mauvais calembourg qu'entend Octave, et qui coûtera la vie à celui qui l'a fait. Mais Octave refuse; il est faible de corps, ignorant en fait de guerre; il veut deux collègues pour n'avoir aucune responsabilité à supporter; et, sur sa demande, un décret du sénat lui adjoint les consuls Hirtius et Pansa.
Antoine a été envoyé pour combattre Décimus Brutus; Octave est envoyé pour défendre Décimus Brutus contre Antoine.
C'était un conseil d'avocat: aussi venait-il de Cicéron. On perdait ainsi à la fois Antoine et Octave: Antoine, en mettant à jour toutes ses turpitudes; Octave, en l'envoyant au secours d'un des meurtriers de son père.
Mais patience, Octave ne s'appelle plus Octave: un décret du sénat l'a autorisé à s'appeler César.
Laissons donc de côté l'enfant, voilà l'homme qui commence.
Les deux armées se rencontrent: Antoine est vaincu; les deux consuls, Hirtius et Pansa, sont tués dans la mêlée, on ne sait par qui: seulement, comme une simple blessure pourrait n'être pas mortelle et qu'il faut qu'ils meurent, ils ont été frappés tous deux par des glaives empoisonnés. César seul est sain et sauf: César est trop souffrant pour se battre, César est resté sous sa tente tandis que l'on se battait. C'est, au reste, ce qu'il fera à Philippes et à Actium: pendant toutes les victoires qu'il remportera il dormira ou sera malade.
N'importe! Antoine est en fuite, les consuls sont morts et César est à la tête d'une armée.
Pendant ce temps, Cicéron à son tour règne à Rome; il succède à Antoine comme Antoine a succédé à César. Le sénat a besoin d'être gouverné; peu lui importe que ce soit par un grand politique, ou par un soldat grossier, ou par un habile avocat.
Le sénat croit que c'est le moment de mettre en pratique le jeu de mots de Cicéron: il n'a plus besoin de cet enfant. C'est ainsi que le sénat traite maintenant Octave, et il lui refuse le consulat.
Mais, comme nous l'avons dit, l'enfant s'est fait homme, Octave est devenu César. Attendez.
Au moment où Antoine traverse les Alpes en fuyant, et où Lépide, qui commande dans la Gaule, accourt au devant de lui, un envoyé de César arrive, qui offre à Antoine l'amitié de César. Antoine accepte en réservant les droits de Lépide.
Le lieu fixé pour la conférence fut une petite île du Reno, située près de Bologne, ainsi que firent plus tard à Tilsitt Napoléon et Alexandre. Chacun y arriva de son côté: César par la rive droite, Antoine par la rive gauche. Trois cents hommes de garde furent laissés à chaque tête de pont. Lépide avait d'avance visité l'île.—En se joignant, Napoléon et Alexandre s'embrassèrent; Antoine et César n'en étaient pas là. Antoine fouilla César, César fouilla Antoine, de peur que l'un ou l'autre n'eût une arme cachée. Robert Macaire et Bertrand n'auraient pas fait mieux.
Ce dut être une scène terrible que celle qui se passa entre ces trois hommes, lorsque, après s'être partagé le monde, chacun réclama le droit de faire périr ses ennemis. Chacun y mit du sien: Lépide céda la tête de son frère; Antoine, celle de son neveu. César refusa, ou fit semblant de refuser trois jours celle de Cicéron; mais Antoine y tenait, Antoine menaçait de tout rompre si on ne la lui accordait. Antoine, brutal et entêté, était capable de le faire comme il le disait; César ne voulut point se brouiller avec lui pour si peu; la mort de Cicéron fut résolue. J'essaierais d'écrire cette scène si Shakspeare ne l'avait pas écrite.
Trois jours se passèrent pendant lesquels on chicana ainsi. Au bout de trois jours la liste des proscrits montait à deux mille trois cents noms: trois cents noms de sénateurs, deux mille noms de chevaliers.
Alors on rédigea une proclamation: Appien nous a laissé cette proclamation traduite en grec. Tous ces préparatifs hostiles, disaient les trumvirs, étaient dirigés contre Brutus et Cassius; seulement les trois nouveaux alliés, en marchant contre les assassins de César, ne voulaient pas, disaient-ils, laisser d'ennemis derrière eux.
Puis on pensa à réunir encore Antoine et César par une alliance de sang. Les mariages ont de tout temps été la grande sanction des raccommodemens politiques. Louis XIV épousa une infante d'Espagne; Napoléon épousa Marie-Louise; César épousa une belle-fille d'Antoine, déjà fiancée à un autre. Plus tard Antoine épousera une soeur d'Auguste; il est vrai que ce double mariage n'empêchera pas la bataille d'Actium.
Pendant ce temps, le bruit de la réunion de César, d'Antoine et de Lépide se répand par toute l'Italie; Rome s'émeut, le sénat tremble; Cicéron fait des discours auxquels le sénat applaudit, mais qui ne le rassurent pas. Les uns proposent de se défendre, les autres proposent de fuir; Cicéron continue de parler sur les chances de la fuite et sur les chances de la défense, mais il ne se décide ni à fuir ni à se défendre; pendant ce temps, les triumvirs entrent dans Rome.
Voyez Plutarque, in Cicerone.
Cicéron mourut mieux qu'on n'aurait dû s'y attendre de la part d'un homme qui avait passé sa vie à avocasser. Il vit qu'il ne pouvait gagner le bateau dans lequel il espérait s'embarquer: il fit arrêter sa litière, défendit à ses esclaves de le défendre, passa la tête par la portière, tendit la gorge et reçut le coup mortel.
C'était pour sa femme qu'Antoine avait demandé sa tête; on porta donc cette tête à Fulvie. Fulvie tira une épingle de ses cheveux et lui en perça la langue. Puis on alla clouer cette tête, au dessus de ses deux mains, à la tribune aux harangues.
Le lendemain, on apporta une autre tête à Antoine. Antoine la prit; mais il eut beau la tourner et la retourner, il ne la reconnut point. —Cela ne me regarde pas, dit-il, portez cette tête à ma femme. En effet, c'était la tête d'un homme qui avait refusé de vendre sa maison à Fulvie. Fulvie fit clouer la tête à la porte de la maison.
Pendant huit jours on égorgea dans les rues et le sang coula dans les ruisseaux de Rome. Velléius Parterculus écrit à ce propos quatre lignes qui peignent effroyablement cette effroyable époque: «Il y eut, dit-il, beaucoup de dévoûment chez les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu dans les esclaves, mais aucun dans les fils.» Puis il ajoute, avec cette simplicité antique qui fait frémir: «Il est vrai que l'espoir d'hériter que chacun venait de concevoir, rendait l'attente difficile.»
Ce fut le septième ou le huitième jour de cette boucherie, que Mécène, voyant César acharné sur son siége de prescripteur, lui fit passer une feuille de ses tablettes avec ces trois mots écrits au crayon: «Lève-toi, bourreau!»
César se leva, car il n'y mettait ni haine, ni acharnement; il proscrivait parce qu'il croyait utile de proscrire. Lorsqu'il reçut le petit mot de Mécène, il fit un signe de tête et se leva, Mécène se fit honneur de la clémence de César. Mécène se trompait: César avait son compte, et l'impassible arithméticien ne demandait rien de plus.
Tournons les yeux vers Brutus et Cassius, et voyons ce qu'ils font.
Brutus et Cassius sont en Asie, où ils exigent d'un seul coup le tribut de dix années; Brutus et Cassius sont à Tarse, qu'ils frappent d'une contribution de quinze cents talens; Brutus et Cassius sont à Rhodes, où ils font égorger cinquante des principaux citoyens, parce que ceux-ci refusent de payer une contribution impossible. C'est qu'il faut des millions à Brutus et à Cassius pour soutenir l'impopulaire parti qu'ils ont adopté, et pour retenir sous leurs aigles républicaines les vieilles légions royalistes de César.
Aussi les cris des peuples qu'il ruine deviennent-ils le remords incessant de Brutus. Ce remords c'est le mauvais génie qui apparaît dans ses nuits; c'est le spectre qu'il a vu à Xanthe et qu'il reverra à Philippes.
Lisez dans Plutarque ou dans Shakspeare, comme il vous plaira, les derniers entretiens de Brutus et de Cassius. Voyez ces deux hommes se séparer un soir en se serrant la main avec un sourire grave et en se disant que, vainqueurs ou vaincus, ils n'ont point à redouter leurs ennemis. C'est que César et Antoine sont là. C'est qu'on est à la veille de la bataille de Philippes. C'est que le spectre qui poursuit Brutus a reparu ou va reparaître.
En effet, le lendemain à la même heure Cassius était mort, et deux jours après Brutus l'avait rejoint. Un esclave, affranchi pour ce dernier service, avait tué Cassius: Brutus s'était jeté sur l'épée que lui tendait le rhéteur Straton.
On s'étonne de cette mort si précipitée de Brutus et de Cassius, et l'on oublie que tous deux avaient hâte d'en finir.
Les deux triumvirs avaient été fidèles à leur caractère. Nous disons les deux triumvirs, car de Lépide il n'en est déjà plus question. Antoine avait combattu comme un simple soldat. César, malade, était resté dans sa litière, disant qu'un dieu l'avait averti en songe de veiller sur lui.
Le combat fini, Lépide écarté, le partage du monde était à refaire. Antoine prit pour lui l'inépuisable Orient; César se contenta de l'Occident épuisé.
Les deux vainqueurs se séparent: l'un, pour aller épuiser toutes les délices de la vie avec Cléopâtre; l'autre, pour revenir lutter à Rome contre le sénat, qui commence enfin à le comprendre; contre cent soixante-dix mille vétérans qui réclament chacun un lot de terre et vingt mille sesterces qu'il leur a promis; contre le peuple, enfin, qui demande du pain, affamé qu'il est par Sextus Pompée, qui tient la mer de Sicile.
Laissez huit ans s'écouler, et les vétérans seront payés, ou du moins croiront l'être, et Sextus Pompée sera battu et fugitif, et les greniers publics regorgeront de farine et de blé.
Comment César avait-il accompli tout cela? En rejetant les proscriptions sur le compte d'Antoine et de Lépide; en refusant les triomphes qu'on lui avait offerts; et ayant l'air de remplir les fonctions d'un simple préfet de police; en parlant toujours au nom de la république, pour laquelle il agit, et qu'il va incessamment rétablir; enfin, sur le désir des soldats, en donnant sa soeur Octavie à Antoine: Fulvie était morte dans un accès de colère.
Au reste, c'était un rude épouseur que cet Antoine, et il tenait à prouver que de tous côtés il descendait d'Hercule: il avait épousé Fulvie, il venait d'épouser Octavie, il allait épouser Minerve; enfin il devait finir par épouser Cléopâtre.
Ce dernier mariage brouilla tout. Il y avait long-temps que César n'attendait qu'une occasion de se débarrasser de son rival; cette occasion, Antoine venait de la lui fournir. Cléopâtre avait eu de César, ou de Sextus Pompée, on ne sait pas bien lequel des deux, un fils appelé Césarion. Antoine, en épousant Cléopâtre, avait reconnu Césarion pour fils de César, et lui avait promis la succession de son père, c'est-à-dire l'Italie; tandis qu'il distribuait aux autres fils de Cléopâtre, Alexandre et Ptolémée, à Alexandre l'Arménie et le royaume des Parthes, qui, il est vrai, n'était pas encore conquis, et à Ptolémée la Phénicie, la Syrie et la Cilicie.
Rome et Octavie demandaient donc ensemble vengeance contre Antoine. La cause de César devenait la cause publique; aussi jamais guerre plus populaire ne fut entreprise.
Puis tous ceux qui arrivaient d'Orient racontaient d'étranges choses. Après s'être fait satrape, Antoine se faisait Dieu. On appelait Cléopâtre Isis, et Antoine Osiris. Antoine promettait à Cléopâtre de faire d'Alexandrie la capitale du monde quand il aurait conquis l'Occident; en attendant, il faisait graver le chiffre de Cléopâtre sur le bouclier de ses soldats, et soulevait le ban et l'arrière-ban de ses dieux égyptiens contre les dieux du Tibre.
Omnigenumque Deum monstra et latrator Anubis Contra Neptunum et Venerem contraque Minervam, dit Virgile, qui n'avait pas mis là Minerve pour la seule mesure, mais aussi comme ayant sa propre injure à venger. Minerve était, on se le rappelle, une des quatre femmes d'Antoine; il l'avait épousée à Athènes, et s'était fait payer par les Athéniens mille talens pour sa dot, c'est-à-dire près de six millions de notre monnaie actuelle.
N'est-ce pas que c'était un étrange monde que ce monde? Mais ne vous en étonnez pas trop, vous en verrez bien d'autres sous Néron.
C'était la troisième fois, dans un quart de siècle, que l'Orient et l'Occident allaient se rencontrer en Grèce, et jeter un nouveau nom de victoire et de défaite dans cette éternelle série d'actions et de réactions qui durait depuis la guerre de Troie.
Il régnait une profonde terreur à Rome: Rome ne comptait pas beaucoup sur César comme général: elle savait, au contraire, ce dont Antoine était capable une fois qu'il était armé; puis Antoine menait avec lui cent mille hommes de pied, douze mille chevaux, cinq cents navires, quatre rois et une reine.
Il y avait bien encore cent vingt ou cent trente mille Juifs, Arabes, Perses, Égyptiens, Mèdes, Thraces et Paphlagoniens qui marchaient à la suite de l'armée; mais, ceux-là, on ne les comptait pas, ils n'étaient pas soldats romains.
César avait à peu près cent mille hommes et deux cents vaisseaux. Ce n'était point tout à fait en navires et en soldats la moitié des forces de son adversaire.
La fortune était pour Octave; ou plutôt ici le destin change de nom et devient la Providence: il fallait réunir l'Occident et l'Orient dans une main puissante qui contraignît le monde de parler une seule langue, d'obéir à une seule loi, afin que le Christ en naissant (le Christ allait naître) trouvât l'univers prêt à écouter sa parole. Dieu donna la victoire à César.
On sait tous les détails de cette grande bataille; comment Cléopâtre, la déesse du naturalisme oriental, s'enfuit tout à coup avec soixante vaisseaux, quoique aucun péril ne la menaçât; comment Antoine la suivit, abandonnant son armée; comment tous deux revinrent en Egypte pour mourir tous deux: Antoine se tue en se jetant sur son épée; Cléopâtre, on ne sait trop de quelle façon: Plutarque croit que c'est en se faisant mordre par un aspic.
Cette fois, il n'y avait pas moyen d'échapper au triomphe: bon gré mal gré, il fallut que César se laissât faire. Le sénat vint en corps au devant de lui jusqu'aux portes de Rome; mais, fidèle à son système, César n'accepta qu'une partie de ce que le sénat lui offrait; à l'entendre, le seul prix qu'il demandait de sa victoire était qu'on le débarrassât du fardeau du gouvernement. Le sénat se jeta à ses pieds pour obtenir de lui qu'il renonçât à cette funeste résolution; mais tout ce qu'il put obtenir fut que César resterait encore pendant dix ans chargé de mettre en ordre les affaires de la république. Il est vrai que César se montra moins récalcitrant pour le titre d'Auguste que le sénat lui offrit, et qu'il accepta sans trop se faire prier.
Auguste avait trente ans. Depuis neuf ans qu'il avait succédé à César, il avait fait bien du chemin, comme on voit, ou plutôt il en avait bien fait faire à la république.
C'est qu'aussi on était bien las à Rome des guerres intestines, des proscriptions civiles et des massacres de partis. A partir de Marius et de Sylla, et il y avait de cela à peu près soixante ans, on ne faisait guère autre chose à Rome que de tuer ou d'être tué, si bien que depuis un quart de siècle il fallait chercher avec beaucoup de soin et d'attention pour trouver un général, un consul, un tribun, un sénateur, un personnage notable enfin, qui fût mort tranquillement dans son lit.
Il y avait plus, c'est que tout le monde était ruiné. On supporte encore les massacres, la croix, la potence; on ne supporte pas la misère. Les chevaliers avaient des places d'honneur au théâtre, mais ils n'osaient venir occuper ces places de peur d'y être arrêtés par leurs créanciers; ils avaient quatorze bancs au cirque, et leurs quatorze bancs étaient déserts. Les provinces déclaraient ne plus pouvoir payer l'impôt: le peuple n'avait pas de pain. De l'océan Atlantique à l'Euphrate, du détroit de Gades au Danube, cent trente millions d'hommes demandaient l'aumône à Auguste.
Qui donc, en pareilles circonstances, eût même eu l'idée de faire de l'opposition contre le vainqueur d'Antoine, qui était le seul riche et qui pouvait seul enrichir les autres?
Auguste fit trois parts de ses immenses richesses, que venait de quadrupler le trésor des Ptolémées: la première pour les dieux, la seconde pour l'aristocratie, la troisième pour le peuple.
Jupiter Capitolin eut seize mille livres d'or; c'étaient treize mille livres de plus que ne lui en avait volé César; et de plus, pour dix millions de notre monnaie actuelle de pierres et de pierreries.
Apollon eut six trépieds d'argent fondus à neuf, et dont le métal fut fourni par les propres statues d'Auguste.
Enfin, comme les villes envoyaient de tous côtés des couronnes d'or au vainqueur, le vainqueur les répartit entre les autres dieux.
Les dieux furent contens.
Auguste alors s'occupa de l'aristocratie.
Les legs de César furent entièrement payés. Tout ce qui avait un nom, ou tout ce qui s'en était fait un, reçut des secours; l'aristocratie tout entière devint la pensionnaire d'Auguste.
L'aristocratie fut satisfaite.
Restait le peuple.
Les prédécesseurs d'Auguste lui avaient donné des jeux, Auguste lui donna du pain. Le blé arriva en larges convois de la mer Noire, de l'Egypte et de la Sicile; en moins de trois mois, un bien-être sensible se répandit jusque dans les derniers rangs de la population.
Le peuple cria vive Auguste.
Alors, comme il lui restait encore près de deux milliards, il lança dans la circulation cette masse énorme d'argent: l'intérêt était à 12 pour 100, il descendit à 4; les terres étaient à vil prix, elles triplèrent et quadruplèrent de valeur.
Puis il s'en revint dans sa petite maison du mont Palatin, maison toute de pierres, maison sans marbres, sans peintures, sans pavés de mosaïque; maison qu'il habitait été comme hiver, et qui ne renfermait qu'une seule chose de prix, la statuette d'or de la Fortune de l'empire.
Il est vrai que cette maison ayant été brûlée dix-huit ans après, c'est-à-dire vers l'an 748 de Rome, Auguste la rebâtit plus commode, plus élégante et plus belle.
C'est là qu'Auguste vécut encore quarante-six ans, suppliant sans cesse le peuple de lui retirer le fardeau du gouvernement, et sans cesse forcé par lui d'accepter de nouveaux honneurs. Ayant beau dire qu'il n'était qu'un simple citoyen comme les autres, ayant beau se fâcher quand on l'appelait seigneur, ayant beau répéter que ses noms étaient Caïus Julius César Octavianus et qu'il ne voulait être appelé d'aucun autre nom, il lui fallut se résigner à être prince, grand pontife, consul et régulateur des moeurs à perpétuité. On avait voulu le nommer tribun, mais il avait fait observer qu'en sa qualité de patricien il ne pouvait accepter cette charge. Alors, au lieu du tribunal, il avait reçu la puissance tribunitienne. C'était bien peut-être jouer un peu sur les mots, mais il y avait de l'avocat dans Auguste, et c'était par ce côté-là très probablement que Salluste était devenu si fort son ami.
De cette façon, tout le monde était content à Rome. Les césariens avaient un roi, ou du moins quelque chose qui leur en tenait lieu. Les républicains entendaient sans cesse parler de la république, et d'ailleurs le S.P.Q.R. était partout, sur les enseignes, sur les faisceaux, sur la maison même du prince. Enfin les poètes, les peintres, les artistes avaient Mécène, à qui Auguste avait transmis ses pleins pouvoirs, et qui se chargeait de leur assurer cette aurea mediocritas tant vantée par Horace.
Au milieu de tous ces honneurs, Auguste restait toujours le même: travaillant six heures par jour, mangeant du pain bis, des figues et des petits poissons; jouant aux noix avec les polissons de Rome, et allant, vêtu des habits filés par sa femme ou par ses filles, rendre témoignage pour un vieux soldat d'Actium.
Nous avons dit que sa maison du mont Palatin brûla vers l'an 748. A peine cet accident fut-il connu, que les vétérans, les décuries, les tribus souscrivirent pour une somme considérable, car ils voulaient que cette maison, rebâtie aux frais publics, attestât de l'amour public pour l'empereur. Auguste fit venir les uns après les autres tous les souscripteurs, et, pour ne pas dire qu'il refusait leur offrande, prit à chacun d'eux un denier.
Puis, après le tour des dieux, de l'aristocratie, du peuple, du trésor, vint le tour de Rome. La ville républicaine était sale, étroite et sombre. Le Forum antiquum était devenu trop petit pour la population toujours croissante de la reine du monde, le forum de César était encombré aux jours de fêtes; Auguste fit bâtir un troisième forum entre le Capitolin et le Viminal, un temple de Jupiter tonnant au Capitole, un temple à Apolon sur le mont Palatin, le théâtre de Marcellus au Champ-de-Mars, enfin les portiques de Livie et d'Octavie, et la basilique de Lucius et de Caïus. Ce n'est pas tout, en même temps que les obélisques égyptiens s'élevaient sur les places, que des routes magnifiques, partant de la meta sudans, s'élançaient vers tous les points du monde comme les rayons d'une étoile, que soixante-sept lieues d'aqueducs et de canaux amenaient par jour à Rome deux millions trois cent dix-neuf mille mètres cubes d'eau, qu'Agrippa, tout en construisant son Panthéon, distribuait en cinq cents fontaines, en cent soixante-dix bassins et en cent trente châteaux d'eau, Balbus bâtissait un théâtre, Philippe des musées, et Pollion un sanctuaire à la Liberté.
Ainsi, en présidant à ces immenses travaux, Auguste se sentait-il pris d'un, de ces rares mouvemens d'orgueil auxquels il permettait de se produire au grand jour.—Voyez cette Rome, disait-il, je l'ai prise de brique, je la rendrai de marbre.
Auguste eut une de ces longues existences comme le ciel en garde aux fondateurs de monarchies. Il avait soixante-seize ans, lorsqu'un jour qu'il naviguait entre les îles jetées au milieu du golfe de Naples comme des corbeilles de fleurs et de verdure, il fut pris d'une douleur assez forte pour désirer relâcher au port le plus prochain. Cependant il eut le temps d'arriver jusqu'à Nole; là il se sentit si mal qu'il s'alita. Mais, loin de déplorer la perte d'une existence si bien remplie, Auguste se prépara à la mort comme à une fête; il prit un miroir, se fit friser les cheveux, se mit du rouge; puis, comme un acteur qui quitte la scène et qui, avant de passer derrière la coulisse, demande un dernier compliment au parterre:
—Messieurs, dit-il en se tournant vers les amis qui entouraient sa couche, répondez franchement, ai-je bien joué la farce de la vie?
Il n'y eut qu'une voix parmi les spectateurs.
—Oui, répondirent-ils tous ensemble; oui, certes, parfaitement bien.
—En ce cas, reprit Auguste, battez des mains en preuve que vous êtes contens.
Les spectateurs applaudirent, et, au bruit de leurs applaudissemens,
Auguste se laissa aller doucement sur son oreiller.
Le comédien couronné était mort.
Voilà l'homme qui protégea vingt ans Virgile; voilà le prince à la table duquel il s'assit une fois par semaine avec Horace, Mécène, Salluste, Pollion et Agrippa; voilà le dieu qui lui fit ce doux repos vanté par Tityre, et en reconnaissance duquel l'amant d'Amaryllis promet de faire couler incessamment le sang de ses agneaux.
En effet, le talent doux, gracieux et mélancolique du cygne de Mantoue devait plaire essentiellement au collègue d'Antoine et de Lépide. Robespierre, cet autre Octave d'un autre temps, ce proscripteur en perruque poudrée à la maréchale, en gilet de basin et en habit bleu-barbeau, à qui heureusement ou malheureusement (la question n'est pas encore jugée) on n'a point laissé le temps de se montrer sous sa double face, adorait les Lettres à Émilie sur la mythologie, les Poésies du cardinal de Bernis et les Gaillardises du chevalier de Boufflers; les lambes de Barbier lui eussent donné des syncopes, et les drames d'Hugo des attaques de nerfs.
C'est que, quoi qu'on en ait dit, la littérature n'est jamais l'expression de l'époque, mais tout au contraire, et si l'on peut se servir de ce mot, sa palidonie. Au milieu des grandes débauches de la régence et de Louis XV, qu'applaudit-on au théâtre? Les petits drames musqués de Marivaux. Au milieu des sanglantes orgies de la révolution, quels sont les poètes à la mode? Colin-d'Harleville, Demoustier, Fabre-d'Églantine, Legouvé et le chevalier de Bertin. Pendant cette grande ère napoléonienne, quelles sont les étoiles qui scintillent au ciel impérial? M. de Fontanes, Picard, Andrieux, Baour-Lormian, Luce de Lancival, Parny. Châteaubriand passe pour un rêveur, et Lemercier pour un fou; on raille le Génie du christianisme, on siffle Pinto.
C'est que l'homme est fait pour deux existences simultanées, l'une positive et matérielle, l'autre intellectuelle et idéale. Quand sa vie matérielle est calme, sa vie idéale a besoin d'agitation; quand sa vie positive est agitée, sa vie intellectuelle a besoin de repos. Si toute la journée on a vu passer les charrettes des proscripteurs, que ces proscripteurs s'appellent Sylla ou Cromwell, Octave ou Robespierre, on a besoin le soir de sensations douces qui fassent oublier les émotions terribles de la matinée. C'est le flacon parfumé que les femmes romaines respiraient en sortant du cirque; c'est la couronne de roses que Néron se faisait apporter après avoir vu brûler Rome. Si, au contraire, la journée s'est passée dans une longue paix, il faut à notre coeur, qui craint de s'engourdir dans une languissante tranquillité, des émotions factices pour remplacer les émotions réelles, des douleurs imaginaires pour tenir lieu des souffrances positives. Ainsi, après cette suprême bataille de Philippes, où le génie républicain vient de succomber sous le géant impérial; après cette lutte d'Hercule et d'Antée qui a ébranlé le monde, que fait Virgile? Il polit sa première églogue. Quelle grande pensée le poursuit dans ce grand bouleversement? Celle de pauvres bergers qui, ne pouvant payer les contributions successivement imposées par Brutus et par César, sont obligés de quitter leurs doux champs et leur belle patrie:
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva;
Nos patriam fugimus.
De pauvres colons qui émigrent, les uns chez l'Africain brûlé, les autres dans la froide Scythie.
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros;
Pars Scythiam…
Celle de pauvres pasteurs enfin, pleurant, non pas la liberté perdue, non pas les lares d'argile faisant place aux pénates d'or, non pas la sainte pudeur républicaine se voilant le front à la vue des futures débauches impériales dont César a donné le prospectus; mais qui regrettent de ne plus chanter, couchés dans un antre vert, en regardant leurs chèvres vagabondes brouter le cytise fleuri et l'amer feuillage du saule.
… Viridi projectus in antro.
………………………….
Carmina nulla canam; non, me pascente, capellae,
Florentem cytisum et salices carpetis amaras.
Mais peut-être est-ce une préoccupation du poète, peut-être cette imagination qu'on a appelée la Folle du logis, et qu'on devrait bien plutôt nommer la Maîtresse de la maison, était-elle momentanément tournée aux douleurs champêtres et aux plaintes bucoliques; peut-être les grands événemens qui vont se succéder vont-ils arracher le poète à ses préoccupations bocagères. Voici venir Actium; voici l'Orient qui se soulève une fois encore contre l'Occident; voici le naturalisme et le spiritualisme aux prises; voici le jour enfin qui décidera entre le polythéisme et le christianisme. Que fait Virgile, que fait l'ami du vainqueur, que fait le prince des poètes latins? Il chante le pasteur Aristée, il chante des abeilles perdues, il chante une mère consolant son fils de ce que ses ruches sont désertes, et n'ayant rien de plus à demander à Apollon, comment avec le sang d'un taureau on peut faire de nouveaux essaims.
Et que l'on ne croie pas que nous cotons au hasard et que nous prenons une époque pour une autre, car Virgile, comme s'il craignait qu'on ne l'accusât de se mêler des choses publiques autrement que pour louer César, prend lui-même le soin de nous dire à quelle époque il chante. C'est lorsque César pousse la gloire de ses armes jusqu'à l'Euphrate.
…. Cæsar dum magnus ad altum
Fulminat Euphraten bello, victorque volentes
Per populos dat jura, viamque affectat Olympo.
Mais aussi que César ferme le temple de Janus, qu'Auguste pour la seconde fois rende la paix au monde, alors Virgile devient belliqueux; alors le poète bucolique embouche la trompette guerrière, alors le chantre de Palémon et d'Aristée va dire les combats du héros qui, parti des bords de Troie, toucha le premier les rives de l'Italie; il racontera Hector traîné neuf fois par Achille autour des murs de Pergame, qu'il enveloppe neuf fois d'un sillon de sang; il montrera le vieux Priam égorgé à la vue de ses filles, et tombant au pied de l'autel domestique en maudissant ses divinités impuissantes qui n'ont su protéger ni le royaume ni le roi.