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Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme

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The Project Gutenberg eBook of Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme

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Title: Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme

Author: Charles Marie Joseph Turgeon

Release date: September 17, 2009 [eBook #30008]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Pierre Lacaze, Rénald Lévesque and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FÉMINISME FRANÇAIS I: L'ÉMANCIPATION INDIVIDUELLE ET SOCIALE DE LA FEMME ***


LE

I

L'Émancipation individuelle et sociale
de la Femme

PAR

Charles TURGEON

Professeur d'Économie politique à la Faculté de Droit
de l'Université de Rennes

PARIS

Librairie de la Société du Recueil général des Lois et des Arrêts
FONDÉ PAR J.-E. SIREY, ET DU JOURNAL DU PALAIS
Ancienne Maison L. LAROSE et FORCEL
22, rue Soufflot, 5e arrondt.
L. LAROSE, Directeur de la Librairie

__

1902



AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Si je ne craignais d'attribuer à ce livre une importance exagérée, je le dédierais volontiers à celles des Françaises d'aujourd'hui qui songent, qui peinent ou qui souffrent, persuadé qu'il répond aux secrètes préoccupations d'un grand nombre de nos contemporaines.

Le féminisme, en effet, est devenu d'actualité universelle. Il n'est plus permis aux juristes, aux économistes, aux moralistes, d'ignorer ce que les femmes pensent de la condition qui leur est faite, et les voeux qu'elles formulent, et les réformes qu'elles proposent. En me décidant à étudier ce problème sous ses différents aspects,--au début d'un siècle où il semble plus opportun de rechercher ce qu'a été la Femme du XIXe et ce que peut et doit être la Femme du XXe,--j'ai voulu témoigner de la haute considération qu'il mérite, sans me dissimuler du reste les difficultés et les périls d'une si présomptueuse entreprise.

Outre que le débat institué bruyamment sur l'égalité des sexes et l'égalité des époux met en jeu la constitution même de la famille et risque d'agiter, de troubler même, bien des générations, le malheur est que, dans ce procès irritant où le plaidoyer traditionnel des hommes se heurte à l'âpre et ardent réquisitoire des femmes, tous, demandeurs et défendeurs, sont forcés d'être juges et parties dans leur propre cause. Il conviendrait d'en induire que, pour trancher le litige avec quelque impartialité, les avocats des deux sexes ne doivent toucher à un problème si épineux qu'avec d'infinis ménagements.

Or, loin d'obéir à cette suggestion d'élémentaire sagesse, nous voyons tous les jours des gens, excités et excitants, se jeter éperdument dans la discussion: les uns (je parle des hommes) avec un dédain manifestement réactionnaire; les autres (je parle des femmes) avec un fracas véritablement révolutionnaire. Est-il donc impossible d'éviter ces excès, en interrogeant avec modestie la saine et droite raison, en s'adonnant avec loyauté à la recherche de ce qui est juste et vrai? Je ne sais, pour ma part, nul autre moyen de réconcilier deux plaideurs qui, bien qu'acharnés à se combattre, ne peuvent, Dieu merci! se passer l'un de l'autre.

M'excuserai-je maintenant de l'ampleur que cet ouvrage a prise malgré moi? Plus d'un lecteur trouvera que c'est beaucoup de deux volumes pour exposer le fort et le faible du féminisme contemporain. Mais à mesure qu'on avancera dans ces études, on verra mieux que le féminisme, tel seulement qu'il se manifeste en France, est tout un monde, et qu'à trop restreindre ou à trop condenser l'examen de ses revendications, notre travail eût encouru le reproche d'être incomplet ou superficiel. Si même j'éprouve un regret, c'est de n'avoir pu consacrer à tous les articles du programme féministe une place plus large et des développements plus détaillés. Mais qui ne sut se borner ne sut jamais finir.

Quelque imparfait que puisse être cet ouvrage, il aura du moins l'avantage de permettre au public français d'embrasser, dans une vue d'ensemble, les aspects nombreux de la question féministe, la suite et la gradation des problèmes qu'elle soulève, le lien et l'enchaînement des idées qu'elle agite et des solutions qu'elle comporte. En un sujet qui s'étend, comme le nôtre, à toutes les manifestations de la vie sociale, l'important est moins de dire tout ce que l'on sait que de bien dire ce que l'on pense. C'est à quoi je me suis appliqué de mon mieux, en me faisant une loi de traiter les personnes avec respect et les doctrines avec indépendance; d'autant plus que si je dois à mon sexe d'exposer la thèse féministe avec une mâle franchise, je dois au vôtre, Mesdames, de la discuter avec la plus conciliante aménité. J'essaierai, en conscience, de ne point faillir trop gravement à cette double obligation.

Rennes, 19 mars 1901.






LIVRE I

TENDANCES ET ASPIRATIONS FÉMINISTES





CHAPITRE I

L'esprit féministe

SOMMAIRE

I.--Ce que le féminisme pense de l'assujettissement et de l'imperfection de la femme moderne.--A qui la faute?--Symptômes d'émancipation.

II.--Genèse de l'esprit féministe en France.--Son but.--Rêves d'indépendance.

III.--Les doléances du féminisme et «les droits de la femme».--Notre plan et notre division.

I

Depuis quelque vingt-cinq ans, certaines femmes, des plus notoires et des mieux douées, se sont avisées que leur sexe n'était point parfait. Dire que jamais pareille idée n'était venue aux hommes, serait pure hypocrisie. Ils en avaient tous, à la vérité, quelque vague pressentiment. D'aucuns même, dans l'épanchement d'une familière franchise, avaient pu le faire remarquer vivement à leur compagne. Mais, si l'on met à part un petit groupe de pessimistes lamentables, l'audace masculine n'était jamais allée jusqu'à englober le sexe féminin tout entier dans une réprobation générale. Au sentiment des hommes (était-ce simplicité ou malice?) il n'existait guère qu'une femme véritablement inférieure; et l'on devine que c'était la leur. Toutes les autres avaient d'admirables qualités qu'ils étaient surpris et désolés de ne point trouver dans l'épouse de leur choix. Conclusion foncièrement humaine, mais inexacte. Car si chaque mari trouve tant d'imperfections à sa femme, c'est, hélas! qu'il la connaît bien; et s'il juge les autres si riches de mérites et de vertus, c'est apparemment qu'il les connaît mal. Et là, dit-on, est la vérité. Comparée à la femme idéale, à la femme «en soi», à la femme de l'avenir, la femme du temps présent,--la Française particulièrement,--n'est pas, au sentiment dès féministes les plus qualifiés, ce qu'elle devrait être; et l'heure est venue de la rendre meilleure.

«Comment? La Française est à refaire?»--Il paraît: ces dames l'affirment. Que l'on reconnaît bien à cet aveu l'admirable modestie des femmes! Là-dessus, pourtant, les hommes auraient tort de triompher trop vite. Si, en effet, l'Ève moderne est affligée d'une douloureuse insuffisance, il n'y a point de doute que la faute, toute la faute, en incombe à son souverain maître. Ignorante, esclave et martyre, voilà ce que les hommes l'ont faite par une pression assujettissante habilement prolongée de siècle en siècle. Cette iniquité a trop duré. Il n'est que temps d'affranchir, de relever, d'illuminer, de magnifier la femme, fallût-il, pour atteindre cet idéal, refaire les codes, violenter les moeurs et retoucher la création. L'«Ève nouvelle», qu'il s'agit de donner au monde, sera l'égale de l'homme et, comme telle, intelligente, fière, cultivée, libre et heureuse, parée de toutes les grâces de l'esprit et de toutes les qualités du coeur,--une perfection.

Ce langage sonne encore étrangement à bien des oreilles. En France, notamment, dans nos classes moyennes, si laborieuses et si rangées, qui sont la force et l'honneur de notre pays, dans la douce paix de nos habitudes provinciales, dans l'atmosphère tranquille et légèrement somnolente de nos milieux bourgeois où la femme, religieuse d'instinct, attachée à ses dévotions et appliquée à ses devoirs, fidèle à son mari, dévouée à ses enfants, aimante et aimée, s'enferme en une vie simple, modeste, utile et finalement heureuse, puisqu'elle met son bonheur à faire le bonheur des siens,--on a peine à concevoir cette fièvre de nouveauté et cette passion d'indépendance qui, ailleurs, animent et précipitent le mouvement féministe contre les plus vieilles traditions de famille. Je sais des mères, instruites et prudentes, qui, à la lecture d'un de ces livres récents où s'étalent, trop souvent avec emphase et crudité, les doléances, les protestations et les convoitises de l'école nouvelle, n'ont pu retenir ce cri du coeur: «Mais ces femmes sont folles!»

Pas toutes, Mesdames. A la vérité, c'est le propre des mouvements d'opinion d'outrepasser inconsciemment la mesure du bon sens et du bon droit; et conformément à cette loi, le féminisme ne saurait échapper à certains sursauts désordonnés, à des excentricités risibles, à l'excès, à la chimère. Point de flot sans écume. Gardons-nous d'en conclure cependant que tous les partisans de l'émancipation féminine sont des extravagantes dévorées d'un besoin malsain de notoriété tapageuse. La plupart se sont vouées à cette cause avec une pleine conviction et un parfait désintéressement. Quelques-unes même ont donné des preuves d'un réel talent; et en ce qui concerne les initiatrices du mouvement et les directrices de la propagande, elles se recommandent pour le moins à l'attention publique par des prodiges de volonté agissante et infatigable. Rien ne les rebute. Elles ont la foi des apôtres.

II

Nous sommes donc en présence, non d'une simple agitation de surface, mais d'un courant profond qui, se propageant de proche en proche et s'élargissant de pays en pays, pousse les jeunes filles et les jeunes femmes vers les sphères d'élection,--études scientifiques et carrières indépendantes,--jusque-là réservées au sexe masculin. Et pour peu que nous cherchions sans parti pris les origines de cet ébranlement général, nous n'aurons point de peine à lui reconnaître dès maintenant deux causes principales: il procède d'abord d'exigences nouvelles, de nécessités pressantes, de conditions douloureuses, d'une gêne, d'une détresse que nos mères n'ont point connues, et qui nous font dire que la revendication de plus larges facilités, de culture et d'une plus libre accession aux emplois virils est, pour un nombre croissant de jeunes filles, une façon très digne de réclamer le pain dont elles ont besoin pour vivre; il procède ensuite d'aspirations vagues et inquiètes à une vie plus extérieure, à une activité plus indépendante, d'un besoin mal défini d'expansion et de mouvement, d'une sourde impatience de liberté, qui font que, par l'effet même du développement de leur instruction, beaucoup de jeunes femmes, non des plus déshéritées, non des moins intelligentes, commencent à souffrir de la place subordonnée qui leur est assignée par les lois et les moeurs dans la famille et dans la société. Et voilà pourquoi, non contentes d'inspirer l'homme avec douceur et de le guider adroitement par la persuasion, toutes celles qui s'abandonnent à la pente des idées nouvelles rêvent, sinon de le diriger avec hauteur, du moins de le traiter en égal. Il semble qu'il ne leur suffise plus d'être aimées pour leur grâce et leur bonté: elles revendiquent une part de commandement. Et à mesure qu'elles se sentent ou se croient plus savantes,--et nous savons combien cette illusion est facile!--leur ton devient plus décisif, leur parole plus impérieuse et plus tranchante.

En deux mots, ces dames et ces demoiselles s'éprennent de science pour élever la femme dans la société et s'attaquent plus ou moins franchement au mariage pour abaisser l'homme dans la famille. Tout le féminisme est là. En quelque sentiment qu'on le tienne, quelque inquiétude qu'il éveille dans les esprits attachés aux traditions, quelque défiance même qu'il excite dans les âmes chrétiennes, il se propage, s'affirme et s'accentue dans nos idées et dans nos moeurs. Le Français, né malin, y trouve naturellement une occasion d'épigrammes faciles où sa verve se délecte innocemment. Mais sans rien perdre de ses droits, l'esprit gaulois est forcé lui-même de prendre le féminisme au sérieux. Plus moyen de l'enterrer sans phrases. Très garçon d'allure, de goût et de langage, il crie, pérore et se démène comme un beau diable. Depuis quelque temps surtout, il multiplie les conférences, les publications, les groupements, les associations et les congrès. Nous avons aujourd'hui une propagande féministe, une littérature féministe, des clubs féministes, un théâtre féministe, une presse féministe et, à sa tête, un grand journal, la Fronde, dont les projectiles sifflent chaque jour à nos oreilles et vont tomber avec fracas dans le jardin de Pierre et de Paul, sans égard pour la qualité ou la condition du propriétaire. On sait enfin que le féminisme a ses syndicats et ses conciles, et que, chaque année, il tient ses assises plénières dans une grande ville de l'ancien ou du nouveau monde. Il est devenu international.

III

Puisque les revendications féministes menacent de troubler gravement l'ordre social et familial, nous avons le droit et le devoir de demander nettement aux «femmes nouvelles» ce qu'elles attendent de nous, ce qu'elles préparent contre nous. N'ayons en cela nul souci de les embarrasser: loin de cacher leur programme, elles l'affichent. Résumons-le sans plus tarder, en lui conservant, autant que possible, sa forme vive et ingénument imagée. Aussi bien est-ce le plan général de cet ouvrage que nous tracerons de la sorte, notre dessein étant de consacrer une étude particulière à chacune des revendications qui suivent. On aura ainsi sous les yeux, dès le début de ce livre, et le cahier des doléances féministes, et l'économie générale de notre travail.

Et donc, les temps sont venus d'une ascension vers la lumière, vers la puissance et la liberté. Enfin l'esclave se redresse devant son maître, réclamant une égale place au soleil de la science et au banquet de la vie. Depuis trop longtemps, la femme est écrasée par la prépondérance masculine dans tous les domaines où son activité brûle de s'étendre et de s'épanouir.

1º Elle souffre d'une infériorité intellectuelle; car les jeunes filles ne sont pas aussi complètement initiées que les jeunes gens aux choses de la vie et aux clartés du savoir.

2º Elle souffre d'une infériorité pédagogique, parce que l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, et les carrières qui leur servent de débouchés, sont d'un accès plus difficile pour elle que pour l'homme.

3º Elle souffre d'une infériorité économique, puisque le travail de la femme n'est nulle part aussi libre et aussi rémunérateur que le travail masculin.

4º Elle souffre d'une infériorité électorale, parce que, citoyenne ayant les mêmes intérêts que le citoyen à l'ordre politique et à la prospérité publique, elle n'a pas le droit de faire entendre sa voix dans les conseils de la nation.

5º Elle souffre d'une infériorité civile, puisque la capacité de la femme mariée est étroitement subordonnée à l'autorisation maritale.

6º Elle souffre d'une infériorité conjugale, l'épouse étant, depuis des siècles, assujettie par le mariage légal et religieux à la domination souveraine de l'époux.

7º Elle souffre enfin d'une infériorité maternelle, si l'on songe que les enfants qu'elle donne au pays sont soumis à la puissance du père avant d'être soumis à la sienne.

Toutes ces inégalités, la «femme nouvelle» les tient pour injustifiables. C'était pour nos pères une vérité passée en proverbe que «la poule ne doit point chanter devant le coq.» Et voici que l'aimable volatile jette un cri de guerre et de défi à son seigneur et maître; et le poulailler en est tout ému et révolutionné! Pour parler moins irrévérencieusement, il appartient à notre époque de faire une «femme meilleure», une «sainte nouvelle». Et ce chef-d'oeuvre accompli, lorsque les conquêtes de la femme seront achevées et les privilèges de l'homme abolis, «ce jour-là, toute la société, sans miracle, sera subitement transformée--et je veux croire--régénérée.» Et à cet acte de foi, le fervent écrivain que nous venons de citer, et dont l'oeuvre résume avec magnificence toutes les ambitions du féminisme, ajoute un acte d'ineffable espérance: «Des merveilles sont réservées aux siècles futurs, qui connaîtront seuls la splendeur complète d'une âme de femme 1

Note 1: (retour) Jules Bois, La Femme nouvelle. Revue encyclopédique du 28 novembre 1890, pp. 834, 835, 836 et 840, passim.

On nous assure même que, pour gratifier l'humanité de cette nouvelle rédemption, des femmes héroïques appellent le martyre et sont prêtes à marcher au calvaire.

Lyrisme à part, toutes ces manifestations de révolte, tous ces bruits de combat trahissent un état d'âme et un trouble d'esprit auxquels il serait vain d'opposer une dédaigneuse indifférence. A Jersey, sur la tombe de Louise Jullien, proscrite comme lui, Victor Hugo a prononcé, en 1853, cette phrase célèbre: «Le XVIIe siècle a proclamé les Droits de l'homme, le XIXe siècle proclamera les Droits de la femme.» Reportons au XXe, si vous le voulez, la réalisation de cette prophétie: il n'en est pas moins à conjecturer que le siècle qui commence verra d'étonnantes choses. On prête à Ibsen cette autre parole: «La révolution sociale qui se prépare en Europe gît principalement dans l'avenir de la femme et de l'ouvrier.» Sans croire que la question féminine et la question ouvrière soient d'égale importance,--et, pour ma part, je mets celle-ci bien au-dessus de celle-là,--il n'en est pas moins vrai que les revendications de la femme sont entrées dans les préoccupations de notre époque, et qu'il faut, coûte que coûte, y prêter une oreille attentive et les soumettre à un sérieux examen.

En réalité, le programme de l'émancipation féminine, que nous étudierons, article par article, suivant l'ordre dans lequel nous venons de l'énoncer, peut se ramener, pour plus de clarté, à deux directions générales qui correspondent à nos deux séries d'études.

Dans la première, la femme poursuit: 1º son émancipation individuelle, en réclamant une plus large et plus libre accession aux lumières de la science; 2º son émancipation sociale, en revendiquant une plus large et plus libre admission aux métiers et professions des hommes.

Dans la seconde, la femme entend réaliser: 1º son émancipation politique, en conquérant le droit de suffrage; 2º son émancipation familiale, en obtenant au foyer plus d'indépendance et d'autorité.

Ainsi donc, d'une part, droits de la femme en matière d'instruction et de travail: voilà pour son émancipation individuelle et sociale; d'autre part, droits de la femme dans les affaires de l'État et du ménage: voilà pour son émancipation politique et familiale.

Et du même coup, nous avons justifié la distribution de toutes les controverses féministes en deux suites d'études qui s'enchaînent et se complètent. Mais avant d'aborder l'examen critique des revendications formulées en ces derniers temps par le féminisme français, nous tenons à convaincre les sceptiques et les indifférents de la gravité de ce mouvement d'opinion; et, à cette fin, nous indiquerons préalablement, avec quelque détail, ses tendances et ses aspirations, ses groupements et ses manifestations, l'expérience démontrant qu'une nouveauté mérite d'autant plus de considération qu'elle apparaît et se propage en des milieux plus variés et plus étendus.



CHAPITRE II

Tendances d'émancipation de la femme ouvrière


SOMMAIRE

I.--D'où vient le féminisme?--Son origine américaine.--Ses tendances diverses.

II.--Affaiblissement de la moralité du peuple.--L'ouvrier ivrogne et débauché.--Pauvre épouse, pauvre mère.

III.--Difficultés croissantes de la vie.--La main-d'oeuvre et l'épargne de l'ouvrière.


I

Impossible de le nier: le féminisme est dans l'air. D'où vient-il? Que veut-il? Où va-t-il? Ce n'est point simple curiosité de chercher une réponse à ces questions: l'avenir du pays nous en fait un devoir, le problème de l'émancipation des femmes touchant aux principes mêmes sur lesquels reposent depuis des siècles la famille et la société.

Dans le féminisme il y a le mot et la chose. Le mot est né en France; on l'attribue à Fourier qui, dans son «système» subordonnait tous les progrès sociaux à «l'extension des privilèges de la femme 2». Depuis lors, un usage universel a consacré ce néologisme, bien que l'Académie ne lui ait pas encore ouvert son dictionnaire. Quant à la chose, elle est plutôt d'origine américaine. Ce mouvement hardi ne pouvait naître que sur une terre jeune, débordante de sève, riche de ferments généreux et de forces indisciplinées, naturellement accessible à toutes les nouveautés et propice à toutes les audaces. Bien que le féminisme n'ait excité chez nous que des répercussions tardives, il commence à communiquer aux sphères les plus diverses de notre société un ébranlement confus et un vague malaise dont je voudrais tout d'abord analyser les symptômes et reconnaître la gravité.

Note 2: (retour) Théorie des Quatre Mouvements, 2e édit. 1841. Librairie sociétaire, p. 195.

Depuis un demi-siècle, la personnalité de la femme moderne s'est accrue en dignité, en liberté, en autorité. Mais, non contente de ces conquêtes, notre compagne manifeste, quelle que soit sa condition, des velléités d'indépendance et d'égalité qui, agitant plus d'une tête, risquent de troubler plus d'un foyer. Notre conviction est que le féminisme n'existe pas seulement dans les discours et les livres de ses adeptes militants: en même temps qu'il s'épanouit dans les idées, il s'accrédite lentement dans les moeurs. Ce n'est d'ailleurs qu'après une germination plus ou moins cachée, qu'un mouvement d'opinion arrive à la pleine conscience de ses forces et même à la claire vision de son but. A côté du féminisme qui prêche et s'affiche, il y a donc un féminisme qui sommeille et s'ignore. Et c'est pourquoi nous n'exposerons les doctrines du premier, qu'après avoir dégagé les tendances du second, tenant pour sagesse d'étudier le terrain avant la plante qu'il porte, nourrit et féconde; car plus les tendances seront générales et profondes, plus les doctrines auront chance de pousser, de croître et de fleurir.

Or, envisagé comme tendance, le féminisme est un état d'esprit incertain, latent, obscur, une sorte d'atmosphère flottante qui nous enveloppe et nous pénètre jusqu'à l'âme. Il y a beaucoup de féministes sans le savoir; et cela dans toutes les classes de la société, chez les pauvres comme chez les riches, parmi les illettrés aussi bien que dans les milieux instruits et cultivés. La même aspiration se manifeste ici et là: du côté des hommes, par la désuétude ou l'abdication des prérogatives masculines; du côté des femmes, par l'impatience ou le dénigrement de la supériorité virile. D'où il suit qu'une disposition d'esprit, qui a le rare privilège de recruter des adhérents dans les catégories sociales les plus diverses, ne saurait être tenue pour un phénomène négligeable.

En fait, il existe déjà, autour de nous, un féminisme ouvrier, un féminisme bourgeois, un féminisme mondain, un féminisme professionnel, dont la physionomie complexe s'accuse par des traits plus ou moins saillants. Leurs mobiles varient; mais de quelque grief qu'ils soient animés contre le sexe fort, toutes leurs ambitions secrètes convergent au même but, qui est l'amoindrissement de la prééminence masculine. La maîtrise de l'homme, voilà l'ennemie.

II

Et tout d'abord, la femme du peuple est vaguement lasse ou mécontente des prérogatives de son conjoint.

C'est une illusion très humaine d'attribuer mille qualités aux malheureux. L'infortune nous paraissant un gage de supérieure honnêteté, l'usage s'est introduit de dire tant de bien de la famille ouvrière que l'habitude se perd d'en voir les défauts et les vices. Tandis que les avocats du peuple nous représentent, avec emphase, le ménage du prolétaire comme le dernier refuge de toutes les vertus, nous inclinons nous-mêmes si naturellement à plaindre les classes besogneuses, nous compatissons si généralement à leurs labeurs, à leurs misères, nous essayons, avec une bonne volonté si unanime, de les consoler, de les éclairer, de les assister,--sans toujours y réussir,--que notre raison est devenue peu à peu la dupe de notre coeur. Et finalement égarés par les déclamations, plus généreuses qu'impartiales, d'une démocratie qui prête toutes sortes de défauts aux riches et toutes sortes de qualités aux pauvres, abusés par nos propres complaisances envers nos frères déshérités, nous avons oublié le mal vers lequel ils descendent pour ne voir que le bien vers lequel nous voudrions les élever.

Or, la femme ouvrière se charge de nous rappeler au sentiment des réalités; car elle en souffre, elle en pleure. C'est un fait d'observation à peu près générale que la femme du peuple, quels que soient les trésors de courage, de dévouement et de résignation dont son coeur déborde, commence à se prendre de lassitude et d'impatience à peiner pour un ivrogne, un paresseux ou un débauché. Elle réclame avec instance le droit de disposer de ses économies, de les placer, de les défendre, de les arracher aux folles prodigalités du mari. Elle n'a plus foi dans son homme. A qui la faute?

Ce m'est une joie de reconnaître qu'un ménage de bons travailleurs doit être salué de tous les respects des honnêtes gens. Pour ma part, je le trouve simplement admirable. L'ouvrier rangé, bon époux et bon père, est un sage, un philosophe en blouse, un héros sans le savoir, une sorte de saint obscur et caché. Il fait honneur à l'espèce humaine. Mais en tenant cette élite pour aussi nombreuse qu'on le voudra, est-il possible de soutenir que les masses populaires comprennent de mieux en mieux la dignité du travail et le mérite de la sobriété, l'efficacité rédemptrice de l'effort et du renoncement? Quand on compare l'ouvrier d'aujourd'hui à l'ouvrier d'autrefois,--qu'il s'agisse de l'ouvrier des champs ou de l'ouvrier des villes,--est-il croyable que le moderne l'emporte sur l'ancêtre? S'est-il donc enrichi de vertus nouvelles ou corrigé de quelque ancien vice? Est-il plus laborieux, plus soucieux de ses devoirs, plus conscient de ses véritables intérêts, plus attaché à sa patrie, plus fidèle à sa femme, plus dévoué à ses enfants? S'il est plus instruit, est-il plus moral? Bien que soutenu et honoré par l'opinion, est-il moins envieux? Encore que mieux payé, est-il plus économe et plus prévoyant? A vrai dire, la fièvre de jouissance, dont cette fin de siècle est comme brûlée, pousse l'ouvrier aux folles dépenses, le détournant peu à peu de ses habitudes d'épargne et de ses obligations de famille. Et l'épouse se lasse de la dissipation du mari; et la mère s'irrite de l'égoïsme du père. Que d'argent laissé sur le comptoir des marchands de vin! Que de salaires dévorés dans les rigolades des mauvais lieux! Est-ce trop dire que, dans nos grands centres industriels, la famille ouvrière est en train de mourir d'intempérance et d'immoralité?

Et que personne ne triomphe de cette affligeante constatation: le mal est aussi grand dans les hautes que dans les basses classes. A ce triste point de vue, les extrêmes se touchent et se ressemblent; c'est l'égalité des bêtes. Se griser avec du champagne de nos grands crus ou du vin de Suresne de maigre qualité, entretenir une gueuse des boulevards extérieurs ou une actrice des grands théâtres, s'acoquiner aux décavés de la grande vie ou aux louches habitués des barrières, faire la fête en habit noir ou en blouse bleue, en robe de soie, ou en cotillon fané, c'est toujours l'humanité qui se dégrade et s'encanaille.

III

Mais la femme ouvrière souffre plus particulièrement de ces folies et de ces excès; car ma conviction est que, dans le peuple, la femme vaut mieux que l'homme. Quel malheur pour elle que d'être mariée à un indigne! Malgré tous ses prodiges d'ordre et de parcimonie, comment soutenir le ménage et nourrir les enfants, si le père dépense au cabaret ce qu'il gagne à l'atelier? Ne nous étonnons point qu'elle murmure, récrimine ou se fâche. Il lui faut la disposition de ses économies. Elle veut être maîtresse de ses propres ressources afin de pouvoir, s'il le faut, serrer fortement les cordons de la bourse commune.

Joignez que la femme ouvrière travaille, dès maintenant, à équilibrer le budget domestique. Le renchérissement de la vie s'ajoutant à la dissipation du mari, on voit de ces vaillantes dont nul labeur, si rude soit-il, ne rebute le courage, envahir les bureaux, les ateliers, les magasins, les usines, pour y supplanter, autant qu'elles peuvent, la main-d'oeuvre masculine. Et les ouvriers s'effraient de cette concurrence et parfois s'en indignent. Qu'y faire? Sans doute, ces femmes viriles seraient mieux au foyer domestique: mais le besoin les en chasse. Sans doute, la place de la mère est à la maison: encore faut-il y joindre les deux bouts. On lui conseille de soigner le pot-au-feu: mais que mettra-t-elle dans la marmite? En tout cas, il ne peut être question de renvoyer à leur ménage et les femmes sans enfants et les veuves sans soutien et les filles sans famille. Impossible de les exproprier de leur gagne-pain pour conserver aux hommes le monopole du travail industriel; cette exclusion cruelle les vouerait à la misère ou au désordre. Mieux vaut prendre un métier qu'un amant et faire marché de sa main-d'oeuvre que trafic de son corps.

Les fautes de l'homme, d'une part, les exigences de la vie, d'autre part, poussent donc l'ouvrière à disputer à l'ouvrier les carrières, les professions et les travaux que, jadis, il occupait en maître. Et cette tendance nous conduit insensiblement à une plus grande égalité des sexes, dans les moeurs et devant les lois, qui suppose elle-même,--je le crains fort,--un affaiblissement de l'esprit de famille et l'ébranlement des règles mêmes du mariage.



CHAPITRE III

Tendances d'émancipation de la femme bourgeoise


SOMMAIRE

I.--Portraits d'aïeules.--Nos grand'mères et nos filles.--La Parisienne et la Provinciale.

II.--Les émancipées sans le savoir.--La faillite du mari.

III.--Les jeunes filles de la petite et de la haute bourgeoisie.--Soucis d'avenir des premières, goûts d'indépendance des secondes; hardiesse et précocité des unes et des autres.

IV.--Les fautes de l'homme.--La femme lui prend ses idées d'indépendance.


I

Bien que la femme de nos classes moyennes se montre des moins accessibles à la contagion des nouveautés ambiantes, bien que la bourgeoise de France soit la mieux avertie de ses devoirs et la plus fidèle à ses obligations, il n'est pas sérieusement contestable qu'elle a subi, depuis un demi-siècle, au moral et au physique, de très appréciables déformations. Ouvrez un album de famille et rapprochez les photographies de nos mères de celles de leurs petites-filles: le contraste est frappant. Il s'accentuera encore si vous comparez l'image de nos jeunes contemporaines aux vieux portraits de nos bonnes et simples aïeules d'il y a quatre-vingts ans. Impossible de ne point remarquer combien l'attitude de celles-ci est humble et leur regard modeste. On lit dans la plupart de ces physionomies douces et paisibles, dans les yeux baissés, dans ces apparences discrètes, le goût de l'obéissance, la crainte du bruit, l'habitude de la soumission. Tout autre est la jeune femme, et surtout la jeune fille d'aujourd'hui: le buste droit, la tête haute, le regard direct et sûr, un air de volonté, d'indépendance et de commandement, révèlent en leur âme quelque chose de masculin qui n'aime pas à céder et qui se flatte de conquérir.

Si doucement que cette métamorphose se soit opérée, la bourgeoise d'aujourd'hui ne ressemble plus tout à fait à la bourgeoise d'autrefois qui, timide, réservée, ingénue, élevée simplement avec des précautions jalouses, moins pour elle-même que pour son futur mari, s'habituait dès l'enfance à une vie cachée, réglée, disciplinée, toute de paix intérieure et de recueillement domestique. Ses parents lui inculquaient de bonne heure tous les respects: le respect de la famille, le respect du temps, le respect de l'ordre et aussi (ne riez pas!) le respect du pain, et même le respect du linge que parfois l'aïeule avait filé de ses mains tremblantes, que la fille en se mariant héritait de sa mère, qu'on lessivait à la maison, qu'on reprisait avec soin, et dont les piles, parfumées de lavande et attentivement surveillées, s'étageaient avec une impeccable régularité, dans les grandes armoires en coeur de chêne sculpté, sortes d'arches saintes où les nouveaux ménages gardaient, avec les vieilles reliques du passé, un peu du souvenir embaumé des ancêtres.

Que nous sommes loin de ces calmes habitudes et de ces douces images! Nos classes moyennes n'ont point échappé à la fièvre du siècle finissant. Sont-elles si rares--à Paris surtout,--ces jeunes femmes de la meilleure bourgeoisie qui, victimes de notre malaise social, ayant dépouillé l'ignorance naïve de leurs aînées, sans acquérir l'énergie virile qu'elles ambitionnent et qui les fuit, tour à tour impatientes d'action et alanguies par le rêve, sollicitées tantôt par le scepticisme auquel les incline leur demi-science, tantôt par les pieuses croyances auxquelles les ramène un secret penchant de leur coeur, ambitieuses d'apprendre et de savoir, inquiètes de comprendre et de douter, anémiées par l'étude, éprises d'une vie plus résolue, plus libre, plus agissante, et troublées par les risques probables et les accidents possibles de l'inconnu qui les attire, hésitent, se tourmentent et, s'énervant à chercher leur voie dans les ténèbres, perdent inévitablement la paix de l'âme et compromettent souvent la paix du foyer? L'époque où nous vivons est l'âge critique de la femme intellectuelle.

On me dira que la provinciale est plus tranquille et plus sage. Il n'y a point de doute: ces curiosités et ces inquiétudes d'esprit ne hantent que les têtes déjà grisées par les vapeurs capiteuses de l'esprit nouveau. On m'assure pourtant que, dans les milieux élégants, il ne suffit plus à l'ambition des femmes de mériter la réputation de bonnes ménagères, expertes aux choses de la cuisine, habiles à tourner un bouquet, à orner un salon, à composer même quelque chef-d'oeuvre sucré, crème, liqueur ou confitures. Les plus indépendantes ne se résignent point, sans quelque souffrance mal dissimulée, au simple rôle de mères tendres, dévouées, robustes et fécondes, surveillant l'office et gouvernant leur intérieur. Nos grand'mères se trouvaient bien de cette fonction modeste,--et nos grands-pères aussi. A vrai dire, le passé n'en concevait point d'autre. La femme à son ménage, le mari à son travail; et la famille était heureuse. Tout cela prend aux yeux de certaines femmes riches et dédaigneuses un air de vulgarité misérable. Et pour peu qu'elles aient l'humeur altière et l'âme dominatrice, on peut être sûr qu'elles feront bon marché de l'autorité maritale.

II

Nombreuses sont les femmes qui ne tarissent point en récriminations indignées contre les tendances d'émancipation féminine, et qui pourtant ne se font aucun scrupule de trancher souverainement toutes les questions du ménage. Combien même repoussent la lettre du féminisme et en pratiquent l'esprit dans leur intérieur avec une admirable sérénité? Ne leur parlez point d'une femme médecin ou avocat: elles hausseront les épaules avec mépris. A exercer de pareilles fonctions, elles vous diront qu'une femme abdique les qualités de son sexe. Mais que leur mari élève la voix pour émettre une opinion ou donner un conseil, le malheureux sera mal reçu. Ces dames ont la prétention de prendre toutes les décisions et toutes les initiatives; elles imposent leurs vues, dictent leurs volontés, et finalement n'abandonnent le gouvernement de la cuisine que pour mieux régenter le père et les enfants. L'égalité des droits de la femme et du mari est un sujet qui les offense; et elles ne se doutent pas qu'elles vont beaucoup plus loin dans la pratique de leur vie, en subordonnant l'autorité maritale à leur autorité propre. Pour elles, le féminisme est sans objet, car leur petite révolution est faite. Elles ont pris déjà la place du maître.

On rapporte même que bon nombre de femmes chrétiennes conspirent, de coeur, avec leurs soeurs les plus émancipées. Non qu'elles ne soient un peu gênées par la condamnation que Dieu lui-même a portée contre notre première mère: «Tu seras assujettie à l'homme.» Mais ces arrière-petites-filles d'Ève se persuadent sans trop de peine que, l'homme ayant généralement failli aux devoirs de protection, d'amour et de fidélité que Dieu lui avait prescrits, la femme a bien le droit de rompre un contrat si mal observé et de revendiquer, à titre de dédommagement, et la disposition de sa dot, si souvent compromise par les gaspillages du mari, et la direction de la famille parfois si mal gouvernée par le père. Ne pouvant réformer l'homme, n'est-il pas juste de transformer la femme? Puisque le maître s'abaisse, il faut bien que l'esclave s'élève. Si donc le sexe fort ne veille pas à donner plus de satisfaction au sexe faible, l'homme doit s'attendre à voir sa femme, si bonne dévote qu'elle soit, réclamer pour elle-même, avec une insistance croissante, l'autorité dont il use si mal. Qui quitte sa place la perd.

A toutes ces mécontentes, il convient d'ajouter enfin les incomprises, qui deviennent légion. Croiriez-vous qu'il est encore des maris assez barbares pour traiter leurs femmes comme des domestiques à tout faire et qui, oubliant qu'elles jouent du piano comme un premier prix du conservatoire ou font de l'aquarelle comme un lauréat des beaux-arts, la confinent dans leur ménage avec obligation de soigner le menu et de surveiller les mioches? Croiriez-vous qu'il en est même d'assez vaniteux pour choyer, parer, orner, gâter leur femme, moins pour elle-même que pour la satisfaction égoïste du maître, comme un pacha en use avec une beauté de son harem, et qui, la tenant pour une chose de prix, pour un meuble de luxe, ne se gênent pas de la renvoyer, quand elle se mêle de politique ou de littérature, à son journal de mode, à sa couturière et à ses chiffons? Et Monsieur qui est commerçant ou industriel, n'a pas le plus petit diplôme! Et Madame a son brevet supérieur! Est-ce tolérable? Adam a-t-il reçu Ève des mains de Dieu pour en faire une cuisinière surmenée ou une oisive assujettie? Ni femme de ménage ni poupée de salon, tel est le voeu secret de plus d'une de nos contemporaines. Que sera-ce lorsqu'elles seront bachelières, licenciées ou doctoresses? Elles ne voudront plus épouser que des académiciens.

Pour rester sérieux, je ne crois pas outrepasser la vérité en disant que beaucoup de femmes modernes, dans les conditions les plus diverses, se jugent très supérieures à leurs maris. De là, un malaise, un dépit, une soumission mal supportée, où j'ai le droit de voir un germe de révolte future qui ne peut, hélas! que se développer rapidement au coeur des générations nouvelles.

III

Si, en effet, je considère d'abord la jeune fille de petite bourgeoisie, je constate que, faute de trouver des occasions de mariage aussi faciles qu'autrefois, les exigences économiques la poussent de plus en plus à rechercher les emplois virils pour se créer une existence indépendante. Combien de jeunes gens appartenant aux classes moyennes, qui, raisonnant leur vie et calculant leur avenir, ne se sentent pas assez riches pour suffire au luxe d'une jeune fille dont la dot est mince et les goûts sont ruineux? D'autres, que le libertinage effraie moins que la paternité, se disent qu'il est plus économique d'entretenir une maîtresse que d'élever une famille. Et voilà pourquoi tant d'honnêtes demoiselles restent filles. Et comme il faut bien que ces isolées gagnent leur vie, nous les voyons assiéger les portes de toutes les «administrations» et s'épuiser à la conquête de tous les diplômes. Ne vaut-il pas mieux s'acharner à un travail honorable que s'abandonner aux tentations de la «vie facile»?

Quant à la jeune fille de la riche bourgeoisie, sans vouloir en parler trop malignement, il serait puéril de cacher qu'elle est en train de perdre, en certains milieux, la fraîcheur d'âme, la réserve ingénue, le parfait équilibre de ses devancières. Aura-t-elle l'esprit aussi droit, la santé aussi ferme, le coeur aussi vaillant? L'anémie l'a déjà touchée, et la névrose la guette. Non que la jeune fille d'autrefois n'existe plus en province: on en trouverait des milliers même à Paris. Beaucoup sont aussi sévèrement élevées que le furent leurs grand'mères. On ne les voit point au théâtre; elles ne sortent jamais sans être accompagnées; elles savent qu'il est de mauvais ton de danser plus de trois fois avec le même jeune homme. Toutes ces «convenances», d'ailleurs, leur semblent parfaitement ennuyeuses. Mais les moeurs sont trop routinières en France pour que ces recluses se puissent transformer rapidement en évaporées.

Et pourtant, ne vous est-il jamais arrivé de rencontrer dans un salon, de ces charmantes petites personnes, précocement développées, instruites et malicieuses, ne doutant de rien et parlant de tout avec une hardiesse tranquille qui déconcerte les vieilles gens et amuse les jeunes, joignant la coquetterie à l'assurance et l'impertinence à la séduction, sortes de roses de salon, prématurément écloses, dont le charme attirant ne cache point assez les épines? Très positives et très renseignées, ces demoiselles «Sans-gêne» ont déjà, semble-t-il, l'expérience de la vie.

N'en marquons point de surprise: nous traitons nos enfants en camarades. Sous prétexte de franchise et de sincérité, nous n'épargnons pas à leurs oreilles les libres propos et les conversations hardies; nous laissons traîner sur la table de famille les livres les moins propres à entretenir la retenue et la modestie; bref, nous perdons peu à peu le respect de l'enfance. Si bien que nos imprudences mêmes, jointes à une instruction plus avancée, ouvrent leur imagination à mille choses qu'on s'appliquait jadis à leur cacher soigneusement. De là, ce type nouveau de jeune fille indépendante, moqueuse, à l'intelligence vive et inquiétante, qui commence à nous apparaître, même en province. Et comme, suivant la très sage remarque de Mme Arvède Barine, «les audaces de pensée mènent sûrement les natures faibles ou impressionnables aux audaces de conduite», je me demande, en vérité, si cette jeune fille, élevée à jouir de la vie pour son propre compte,--sans faire une «émancipée» dans le sens défavorable du mot,--sera plus tard aussi docile que ses aînées aux conseils et aux directions de son mari, aussi fidèle à son intérieur et, chose plus grave, aussi dévouée aux tâches sacrées de la maternité.

IV

Après avoir constaté que les réalités du présent et les prévisions de l'avenir nous révèlent, chez la bourgeoise d'aujourd'hui et surtout chez la bourgeoise de demain, une tendance à secouer la suprématie masculine, il est temps d'observer, à leur décharge, que les hommes n'ont point le droit de s'en laver les mains. Est-ce donc à la femme qu'incombe la responsabilité de l'effondrement des vieilles traditions et des vieilles croyances? Quel sexe a ébranlé les assises de la famille? Tout ce qui faisait jadis la femme respectueuse de l'autorité maritale, tout ce qui justifiait le droit de commander pour l'époux et le devoir d'obéir pour l'épouse, c'est-à-dire les antiques notions d'ordre, de hiérarchie, de sujétion, les sentiments de modestie, de patience et de résignation, nos moralistes, dramaturges, romanciers ou politiciens l'ont dénoncé comme un tissu de préjugés surannés et accablants dont il importait d'alléger les épaules de la femme moderne. Ils ont si bien revendiqué l'égalité civile et politique, que le goût du nivellement s'est insinué dans tous les esprits et jusque dans les ménages. Et nous nous étonnons que la plus belle moitié du genre humain traite la subordination de son sexe de non-sens et d'iniquité! Prenez donc garde, mes amis, que nous l'avons convaincue de l'humiliation qu'entraîne toute obéissance! Quoi de plus naturel qu'elle se rebiffe contre son seigneur et maître? Nous en avons fait nous-mêmes une insoumise. Si donc le respect de l'ordre ancien en impose de moins en moins à la femme contemporaine, la faute en revient à ceux d'entre nous qui l'ont imprudemment décrié.

Et comme il est d'opinion courante que, faites seulement par les hommes, les lois n'ont en vue que l'intérêt particulier des hommes, nous voyons des audacieuses,--encouragées d'ailleurs dans leurs velléités de révolte par nos meilleurs écrivains,--qui se lèvent de toutes parts et, sous prétexte qu'elles souffrent de la place subordonnée que nos codes leur ont faite impérieusement, somment le législateur de reviser la constitution économique et sociale de la famille française. Liberté, égalité, fraternité, voilà leur devise. Elles nous l'ont prise. Elles entendent être libres, c'est-à-dire maîtresses de leurs biens, de leurs actes, de leur vie. Elles veulent être les égales de l'homme, en fait et en droit, de par les moeurs et les lois. Grâce à quoi, la fraternité fera du mariage une aimable camaraderie. Pourvu que le mari ne traite pas sa femme en subalterne, celle-ci lui fera la grâce de l'aimer comme un frère!

Aux hommes débonnaires qui ne s'offusqueraient point de cette révolution, je me contenterai de rappeler le mot de Caton: «Nos pères ont voulu que les femmes fussent en la puissance de leurs pères, de leurs frères, de leurs maris. Aussitôt qu'elles auront seulement commencé d'être vos égales, elles seront devenues vos supérieures.»



CHAPITRE IV

Tendances d'émancipation de la femme mondaine


SOMMAIRE

I.--Les outrances du théâtre et du roman.--Le monde où l'on s'amuse.--Le féminisme exotique et jouisseur.

II.--La femme oisive et dissipée.--Ce qu'est la mère, ce que sera la fille.

III.--Demi-vierge et demi-monstre.--Où est l'éducation familiale d'autrefois?


I

Tandis que les classes moyennes, prises dans leur généralité, restent attachées au foyer et, s'enfermant dans une vie active, honnête, toute remplie des devoirs quotidiens courageusement acceptés, persistent à placer dans la dignité et l'indissolubilité du mariage la force et le bonheur de la famille, il est malheureusement trop certain que, dans les régions dites «élevées» de la société parisienne, la curiosité de jouir et la passion de l'amusement s'exaspèrent en une fièvre croissante, qui s'impatiente de toutes les digues opposées au libre plaisir par l'habitude morale et par le frein combiné de la religion et des lois. Si nous admettions même,--et c'est un préjugé courant--que la littérature, le roman et le théâtre sont les fidèles reflets de l'âme d'un peuple, il faudrait conclure de tout ce qui s'est écrit sur les moeurs françaises depuis vingt-cinq ans que, du haut en bas, notre pauvre société tombe en décomposition et en pourriture. Et c'est bien ce que l'étranger, qui n'est pas en situation de ramener le mal à ses justes proportions, nous fait l'injure de croire. De grâce, n'élargissons point nos plaies, n'aggravons point nos vices à plaisir! Puissent nos écrivains renoncer aux élégances perverses du roman «distingué» où chaque salon ressemble à un mauvais lieu! Toute la société française ne tient pas, Dieu merci! en ce monde exotique luxueusement installé dans les somptueux quartiers de l'Arc-de-Triomphe, où «nos toutes belles» traînent une existence vide, factice, dissipée, au milieu d'un décor digne des Mille et une Nuits, s'occupant à cultiver avec effort, dans leurs propos, et leurs liaisons, la psychologie du libre amour, le dévergondage et l'adultère. Ces fleurs de perversion sont des raretés. Cette vie est en dehors des lois communes de la vie.

Même dans les milieux les plus fastueux, la passion n'a point coutume de se déchaîner aussi généralement, aussi scandaleusement. En fait, les nécessités de la famille et les tracas de la profession, l'obsession de l'avenir à préparer, de la fortune à maintenir, les soucis d'argent, d'ambition, d'avancement, dominent la fougue des entraînements et contrarient le goût du plaisir et l'expansion des jouissances. Il n'est pas dans les conditions ordinaires de l'existence de faire si facilement la fête. Ne jugeons donc point de la vie par le roman. Gardons-nous surtout d'étendre à toutes nos classes élevées la réprobation que mérite seulement la corruption d'une minorité tapageuse.

Mais, si exceptionnel que soit le monde où l'on s'amuse, quels détestables exemples il donne au monde où l'on travaille! Car il faut bien reconnaître que, dans ce milieu élégant, léger, subtil, agité, qui, voulant jouir de la vie, retentit d'un perpétuel éclat de rire, l'émancipation est de bon ton. C'est là que règne et s'épanouit ce que j'appelle le «féminisme mondain», un féminisme évaporé qui semble prendre à tâche d'oublier que la femme est, par fonction, la gardienne des moeurs et le bon génie du foyer. C'est là qu'on rencontre ces jeunes femmes et ces jeunes filles, impatientes de toutes les contraintes, éprises de vie indépendante et d'expansion aventureuse, qui se flattent d'incarner à nos yeux la «femme libre». Leur plus grand plaisir est de jouer avec le feu. Par un mépris hautain du danger, et peut-être aussi par l'attrait piquant du fruit défendu, elles se font un amusement de côtoyer les abîmes. Gare aux chutes! Un accident est si vite arrivé! Mais elles s'en moquent, en attendant qu'elles en pleurent.

II

Ce type très moderne qui, par bonheur, n'existe pas encore à de nombreux exemplaires, est facilement reconnaissable, grâce aux malicieuses esquisses qu'en ont tracées avec complaisance nos chroniqueurs, nos dramaturges et nos romanciers. C'est un joli bijou parisien, une créature très fine et très parée, qui met un masque d'hypocrite honnêteté à sa frivolité d'âme comme à ses audaces de pensée et à ses écarts de conduite. Sous le vernis de politesse mondaine qu'ont déposé sur son visage et dans ses manières toutes les fréquentations de salon, se cache une petite nature très primitive, féline et rusée, décidée à s'amuser, coûte que coûte, aux dépens d'autrui. A l'entendre causer, elle se départit rarement, sauf dans les réunions tout à fait intimes, du ton de la bonne compagnie; elle a le respect extérieur des convenances et des règles sociales. C'est une femme bien élevée,--quand elle le veut,--qui répète avec exactitude les gestes qu'on lui a minutieusement appris. Son langage ne blesse aucun préjugé. Elle a des usages; elle sait vivre. Ses grâces sont infiniment séduisantes. C'est une chatte distinguée.

Mais s'il nous était donné de descendre dans son âme, quel contraste! Disciplinée pour la forme et par le dehors, cette créature n'est, en dedans, qu'une «libertaire» qui s'ignore et cache au monde et à elle-même, sous des manières polies et raffinées, toutes sortes d'énormités morales. Tandis que son éclat et son charme nous la font prendre pour une exquise merveille de la civilisation, elle n'a que les apparences d'un être civilisé. Sa tête est vide de toute pensée grave. Si elle va encore à la messe, c'est par désoeuvrement, comme elle va au bal par distraction; car sa foi est aussi frivole que sa raison. Elle ne songe guère qu'à ses toilettes, à ses visites, à ses intrigues. Son coeur lui-même ne s'échauffe qu'aux hasards d'une aventure amoureuse. C'est un être artificiel, dupe de ses appétits de plaisir, égoïste et inconscient, qui ne tient plus à la vie que par les rites et les grimaces du monde. Au fond, elle se rit de tout, de la vertu et du code, de son mari et de son confesseur; et il faudrait peu de chose, une tentation, une occasion, pour faire éclater son âme de révoltée.

Telle mère, telle fille. Ce n'est pas assez dire, car il est à craindre que les filles ne dépassent les mères. Dans ces sphères oisives et dissipées du beau monde, où l'on cherche à tromper l'ennui des heures inoccupées par un marivaudage des moins innocents, une singulière génération grandit qui a la prétention de s'affranchir de toutes les conventions sociales à force d'impertinence et d'audace. Là, dans une atmosphère luxueuse et trépidante, au milieu de fêtes ininterrompues, s'épanouissent les «demi-vierges», fleurs de salon trop tôt respirées, qui mettent leur honneur à s'émanciper franchement de tout ce qui les gêne. Déjà moins retenues que leurs mères, elles affectionnent les allures viriles et raffolent de tous les sports, de toutes les hardiesses, de toutes les excentricités. Inconséquentes autant que jolies, portées aux coups de tête et aux fantaisies d'enfant gâté, elles ne reculent devant aucune imprudence. Il semble que leur élégance doive tout excuser, que leur grâce puisse tout absoudre; car elles ont l'admiration d'elles-mêmes. Elles entendent mettre en valeur et en vue leur jeunesse et leur beauté, et elles les affichent complaisamment dans les salons cosmopolites de la capitale ou les promènent, en des toilettes savantes, à travers les casinos des plages à la mode. Que deviendront ces jolis monstres, si jamais ils se marient?

III

Cette jeunesse troublante est le produit d'une culture mondaine très affinée et d'une culture morale trop négligée. Elle fait profession de ne rien ignorer, et elle le prouve sans le moindre embarras. On assure même que les demoiselles les plus lancées de cette belle société n'ont point de secret pour les petits jeunes gens de leur entourage, et que ceux-ci en rougissent quelquefois. Elles ne s'effarouchent d'aucun langage, d'aucune lecture, d'aucun spectacle. Toutes les extravagances nouvelles les attirent; seul, l'effort méritoire les épouvante. Passe encore de cultiver le symbolisme vaporeux ou le monologue inédit, de fabriquer des vers décadents ou de la peinture impressionniste, et avec quel talent! vous le savez. Mais si les petits arts d'agrément trouvent grâce devant leur fatuité dédaigneuse, en revanche, le travail sérieux les ennuie autant que l'austère vérité les assomme. Il est évident qu'elles ont résolu de se soustraire, du mieux qu'elles pourront, aux devoirs naturels qui pèsent sur le vulgaire.

J'ai hâte de dire que cette corruption n'est pas tout à fait d'origine française. Il faut y voir, suivant le mot de M. André Theuriet, un curieux exemple de «contagion par infiltration». Depuis plusieurs années, les jeunes filles anglo-américaines pullulent dans nos villes d'eaux et dans les salons parisiens, et nos demoiselles du monde se sont empressées de copier les allures hardies et le sans-gêne émancipé de leurs soeurs étrangères. Seulement, débarrassées de la retenue qu'impose au bon moment la froideur protestante des pays d'Outre-Mer, ces libertés ont vite dégénéré, dans nos milieux français où le sang est plus vif et la tête plus chaude, en excentricités provocantes. Et la logique du mal veut, hélas! (c'est M. Marcel Prévost qui le confesse textuellement dans la préface de son fameux livre) que «pour la fillette d'honnête bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collégien.»

Il reste qu'à Paris comme en province, chez les riches comme chez les pauvres, il n'est qu'une éducation chastement familiale pour soutenir et perpétuer la pure tradition des bons ménages et le renom de la vieille honnêteté française. Mais les pères et les mères auront-ils la sagesse et le courage de défendre leurs enfants, par des habitudes de vie plus simples et plus sévères, contre la contagion des mauvais exemples?



CHAPITRE V

Tendances d'émancipation de la femme «nouvelle»


SOMMAIRE

I.--Les professionnelles du féminisme sont de franches révoltées.--Le prolétariat intellectuel des femmes.

II.--Nouveautés inquiétantes de langage et de conduite.--La femme «libre».--État d'âme anarchique.


I

On trouvera peut-être que je n'ai point su parler toujours sans irrévérence des tendances diverses du féminisme ouvrier, bourgeois et mondain. Que va-t-on dire de la franchise avec laquelle je me propose de juger les aspirations du féminisme «professionnel?» Mais j'ai trop le respect de la femme pour hésiter à lui dire toute la vérité.

Les professionnelles du féminisme sont, d'esprit et de coeur, de franches révoltées. Par cette appellation, j'entends cette fraction avancée qui, sans distinguer entre les revendications féminines, va droit au libre amour par la suppression du mariage et le renversement de la famille; ce groupe d'audacieuses, sorte d'avant-garde tumultueuse et indisciplinée, qui fait heureusement plus de bruit que de mal; ce petit bataillon de femmes exaltées qui proclament l'égalité absolue des sexes et, victimes assourdissantes, font tout le tapage qu'elles peuvent pour nous convaincre des infortunes de l'«éternelle esclave» et de l'«inéluctable révolution» de la femme moderne. A cet effet, elles professent le féminisme «intégral».

Ce qui perce à travers la propagande qu'elles mènent, c'est, avec le mauvais goût de la déclamation, une avidité impatiente de réclame, un goût effréné de notoriété bruyante. Il semble qu'entraînées par le bel exemple que nous leur avons donné, ces fortes têtes soient en joie de succomber aux tentations de publicité à outrance qui compromettent si gravement, de nos jours, la vie de famille et la tranquillité des honnêtes gens. La poule meurt d'envie de chanter comme le coq; et c'est à qui s'époumonera pour mettre sa petite personne en évidence sur le plus haut perchoir du poulailler. Après le politicien, voici qu'apparaît la politicienne. Il faut aux femmes «nouvelles» une scène pour s'y affirmer et s'y afficher à tous les regards. Et dans le nombre, il pourrait bien se révéler tôt ou tard d'admirables comédiennes.

Que le nombre des émancipées excentriques ait chance de se grossir à l'avenir d'importantes recrues, il y a vraisemblance. Jusque-là, nos couvents de femmes avaient recueilli la plupart des déshéritées et des vaincues de la vie. Mais l'extension rapide d'une instruction plus libre et plus large ne manquera point de susciter, parmi les générations qui montent, un nombre croissant de jeunes filles diplômées, d'intelligence ardente et éveillée, curieuses de vivre et ambitieuses de réussir, auxquelles j'ai peur que l'existence n'offre point les débouchés qu'elles attendent. Bien qu'on ne puisse raisonnablement s'opposer au développement intellectuel de la femme, comment ne pas voir que les carrières pédagogiques sont déjà surabondamment encombrées, et que nombreuses sont les jeunes filles instruites, munies de tous leurs brevets, qui se morfondent dans une inaction misérable? Trop savantes et trop fières pour se plier aux besognes manuelles, on les voit déjà traîner dans les grandes villes une vie désenchantée et se disputer avec âpreté quelques maigres leçons, tandis qu'elles couvent en leur coeur d'amères rancunes contre l'imprévoyante société qui leur a ouvert une voie sans issue. N'est-il pas à craindre que certaines de ces malheureuses, que leur demi-science exalte sans les nourrir, prêtent l'oreille aux suggestions de l'esprit de révolte et s'enrégimentent dans cette annexe de l'armée révolutionnaire qu'on appelle déjà «le prolétariat intellectuel des femmes?»

Sorties des classes moyennes, incomprises, isolées, déclassées, avec des goûts, des aspirations, des besoins qu'elles ne pourront satisfaire, quoi de plus naturel que leur âme, aigrie ou désabusée, s'ouvre aux idées d'indépendance qui flottent dans l'air, et qu'entraînées par ces prédications excessives qui exagèrent les droits et atténuent les devoirs de leur sexe, elles se persuadent aisément qu'elles sont des victimes et des sacrifiées? Détournées de leurs traditionnelles professions par une instruction inconsidérée, elles assiégeront en foule grossissante les carrières masculines et, devant les difficultés de s'y faire une place et un nom, elles crieront à l'oppression, réclamant l'égalité absolue et l'indépendance totale.

II

Entre ces mécontentes, qui peuvent devenir légion, une sorte de franc-maçonnerie de sexe est en voie de s'organiser qui, sous prétexte d'émanciper les femmes de la tutelle néfaste des hommes, aborde sans scrupule les sujets les plus déplaisants et les questions les plus scabreuses. Il semble que les hardiesses inquiétantes de langage fleurissent tout naturellement sous la plume ou sur les lèvres de certains féministes. A les entendre parler des choses du mariage avec une impudence sereine, on croirait que ces zélateurs et ces zélatrices de la croisade des «temps nouveaux» n'ont pas eu de parents à aimer et à bénir, puisque c'est au foyer seulement que s'éveille et s'entretient la douce religion de la famille. Aussi bien le féminisme est-il, pour quelques demoiselles, comme une revanche de vieilles filles. Celles qui jettent si bruyamment leur bonnet par-dessus les moulins, risquent même de faire croire aux esprits malveillants qu'elles nourrissent la secrète espérance de le voir ramasser par un passant. Lorsqu'une tête féminine mal équilibrée entre en ébullition, on peut s'attendre aux pires extravagances.

Dans la pensée de ces intransigeantes, l'«Ève nouvelle» doit évincer le vieil homme, comme une réserve fraîche remplace un corps de troupes affaiblies et fourbues. Leur prétention est de parler et de penser par elles-mêmes, de s'exprimer et de se vouloir elles-mêmes. Elles ne souffrent plus que l'homme leur serve de conscience et d'interprète. Voici la confession d'une jeune émancipée que M. Jules Bois a reçue avec complaisance: «Depuis trop longtemps nous plions sous l'intelligence de l'homme. Il suffit qu'il soit l'homme pour que nous admirions son cerveau, comme autrefois l'aïeule des premiers jours s'agenouillait sous la brutalité du muscle. Eh bien! je ne m'inclinerai ni devant la tête ni devant le bras du mâle. Ne suis-je pas, moi aussi, intelligente et forte? Je travaillerai; je serai médecin, avocat, poète, savant, ingénieur; je serai sa concurrente, amie ou ennemie, comme il voudra 3

Note 3: (retour) L'Ève nouvelle, p. 152.

Que si nous voulons à ce texte un commentaire, il nous sera répondu que le temps est passé où l'on condamnait la jeune fille au huis clos familial,--comme on élève un merle blanc dans une cage dorée,--pour mieux la livrer sans défense, inerte et passive, aux mains d'un mari gâteux ou brutal; qu'il ne faut plus de ces ingénues abêties dont le roman et le théâtre ont fait naguère un si attendrissant usage et qui, cousues aux jupes de leurs mères ou emprisonnées dans les minuties soupçonneuses et maussades du couvent, vouées au piano à perpétuité ou à des lectures d'une sottise ineffable, jouent avec résignation, jusqu'à la veille de leurs fiançailles, à la poupée, symbole mortifiant de leur prochaine domestication destiné, sans doute, à faire comprendre à ces pauvres âmes que leur naturelle fonction est d'être mères au lieu d'être libres. Est-il possible d'imaginer, je vous le demande, une éducation plus dégradante?

Dorénavant, l'adolescent et l'adolescente seront admis aux mêmes études, astreints aux mêmes exercices, soumis aux mêmes disciplines. Instruite de bonne heure de tous les secrets de la vie, la jeune fille se mariera en pleine connaissance de cause. Et si les conseils de sa famille lui déplaisent, après avoir proclamé fièrement son indépendance, elle épousera l'élu de son choix à la face du ciel et de la terre, les prenant à témoins des droits du libre amour. Une femme qui se respecte ne doit subir d'autre loi que celle de son coeur et de sa volonté.

Au vrai, et si gros que le mot puisse paraître, ce féminisme outré implique sûrement un état d'âme anarchique, que des gens alarmés considèrent comme le germe d'un mouvement révolutionnaire où la famille française risque de se dissoudre et de périr. Mais n'exagérons rien: cette fermentation malsaine est trop nettement insurrectionnelle pour être facilement contagieuse. Pas plus que la nature, d'ailleurs, la société ne procède par sursauts. Dans ses profondeurs, tout n'est que modifications lentes et gradations insensibles. La vie n'admet point de métamorphoses instantanées, de changements brusques, de renouvellement intégral, de rupture complète avec le passé. Il est plus difficile qu'on ne croit de faire acte d'indépendance, de briser le réseau des habitudes et des préjugés qui nous enserre, de se soustraire à la lourde pesée des moeurs et des opinions. Si profondes que puissent être les transformations de l'avenir, elles ne seront certainement ni totales ni soudaines.

C'est ce qui faisait dire à Alexandre Dumas, non sans quelque outrance: «L'émancipation de la Femme par la Femme est une des joyeusetés les plus hilarantes qui soient nées sous le soleil. Émancipation de la Femme, rénovation de la Femme, ces mots dont notre siècle a les oreilles rebattues, sont pour nous vides de sens. La Femme ne peut pas plus être émancipée qu'elle ne peut être rénovée 4.» Conclusion excessive: la femme moderne ne ressemble point à la femme primitive, et les changements passés nous sont un sûr garant des changements à venir. Mais il ne suffit point de proclamer la «faillite de l'homme,» pour que l'«Ève nouvelle» soit à la veille de détrôner le «roi de la création.»

Note 4: (retour) Préface de l'Ami des femmes. Théâtre complet, t. IV, p. 29.


CHAPITRE VI

Modes et nouveautés féministes


SOMMAIRE

I.--Le féminisme opportuniste.--Son programme.--Sports virils.--Ce qu'on attend de la bicyclette.

II.--La question de la culotte et du corset.--Pourquoi le costume féminin se masculinise.--Exagérations fâcheuses.

III.--La femme a tort de copier l'homme.--Qu'est-ce qu'une belle femme?


I

Plus adroite et plus efficace est la tactique de certaines femmes supérieures qui, bien que nourrissant peut-être au fond du coeur des espérances aussi révolutionnaires, se gardent prudemment de les avouer et, modérées de ton, correctes d'allure, diplomates consommées, opportunistes insinuantes, montrent patte de velours à l'éternel ennemi qu'elles se flattent de désarmer et d'affaiblir, d'autant plus facilement qu'elles l'auront moins effarouché.

Pour l'instant, ce brillant état-major, convaincu de l'impossibilité de révolutionner effectivement les croyances et les lois, se contente de révolutionner les moeurs et les coutumes, ce qui est plus habile. Par application de ce plan, la consigne est donnée aux femmes éprises des grandes destinées que l'avenir réserve à leur sexe, de ceindre leurs reins, d'exercer leurs muscles et d'endurcir leurs membres. Le conseil a du bon: il n'est guère d'âme valeureuse en un corps débile. A qui brigue l'honneur de nous disputer les emplois dont nous détenons le monopole, il faut bien, pour égaliser la lutte, égaliser préalablement les forces. Émule de l'homme par l'énergie morale, aspirant à l'atteindre et à le contre-balancer par la puissance intellectuelle, la femme est obligée, sous peine de faillir à ses espérances, de s'appliquer d'urgence à développer sa vigueur physique pour accroître sa résistance et ses moyens d'action offensive. Rien de plus logique. Les travaux de tête, qui surmènent déjà trop souvent les garçons, auraient vite fait d'épuiser les filles, si celles-ci ne fortifiaient leur tempérament et ne trempaient virilement leur organisme.

Ces dames ont donc la prétention de nous arracher même le privilège de la force musculaire. Et leur sexe conspire avec elles: jeunes femmes et jeunes filles s'adonnent avec passion aux exercices violents. Elles excellent dans tous les sports à la mode. Elles nagent comme des sirènes et ferraillent comme des amazones; elles chassent, comme Diane, le petit et le gros gibier; elles font de l'équitation, de la gymnastique, de la bicyclette surtout.

La bicyclette! Parlons-en,--bien qu'on abuse peut-être du cyclisme dans les conversations. Cette nouveauté a ses dévots qui en disent tout le bien imaginable, et ses détracteurs qui l'accusent de tout le mal possible. Quoique j'aie peine à voir dans la bicyclette tant de choses considérables, il faut pourtant reconnaître, sans verser dans l'hyperbole, que le féminisme fonde de grandes espérances sur cette petite mécanique. Au théâtre et dans le roman, la bicyclette nous est présentée comme le symbole et le véhicule de l'émancipation féminine. Et ce qui est plus décisif, nous avons entendu l'honorable présidente d'un congrès féministe, qui ne passe point pour une évaporée, recommander chaudement, dans son discours de clôture, l'usage fréquent de la bicyclette, ajoutant qu'elle est un «moyen mis à la disposition des femmes pour se rapprocher économiquement du sexe masculin.» En termes plus clairs, on espère que la pédale libératrice contribuera efficacement à l'abolition de la domestication des femmes.

Et de fait, l'habitude de courir par les grands chemins et de vagabonder sur les plages affranchira vraisemblablement ces dames d'un grand nombre d'entraves que leur impose encore notre état social suranné. Il n'y a pas à dire: la bicyclette est un admirable instrument d'indépendance. Avec elle, pour peu qu'on ait le coeur sensible, il y a mille chances de tomber, un jour ou l'autre, du côté où l'on penche, dans les bras d'un ami complaisant ou d'une amie charitable. Je conseillerai donc, en passant, à tous les ménages de pédaler de compagnie. C'est au mari qu'il appartient de relever sa femme. Hors de sa présence, les chutes pourraient être plus graves. Point de doute, en tout cas, que la bicyclette ne permette à l'Ève future de se décharger sur des mercenaires des soins du ménage, de la surveillance des enfants et de la garde du foyer. Et comme un nourrisson à élever est un bagage assez gênant pour une mère nomade, on s'appliquera de son mieux à prévenir la surabondance des mioches importuns. Le cyclisme n'est pas précisément un remède à la dépopulation.

Mais il autorise et nécessite de si libres mouvements et de si viriles toilettes! Et le féminisme s'en réjouit. Car la femme a quelque chance de se rapprocher de l'homme, en prenant ses allures et en copiant ses costumes. S'il était permis d'user de néologismes barbares, je dirais même qu'il n'est que de «masculiniser» la mode pour «garçonnifier» la femme. Un honnête homme du grand siècle eût écrit, en meilleur style, que les habits ont une action sur les bienséances et que les dehors peuvent corrompre les moeurs.

II

On voudra bien m'excuser d'aborder, à ce propos, une question dont il est facile de saisir l'intérêt considérable: je veux parler de la culotte et du corset. Les professionnelles du féminisme nous font une obligation de traiter ces graves problèmes. Pour peu qu'on y réfléchisse, d'ailleurs, personne n'aura de peine à reconnaître que ces deux notables échantillons de l'habillement moderne sont éminemment symboliques. Tout le mouvement féministe s'y révèle par son aversion pour le costume féminin et par son goût pour le costume masculin.

Il n'est pas impossible même que les femmes vraiment libres fassent un jour de la culotte un emblème et un drapeau. Avez-vous remarqué l'allure décidée et les airs triomphants de la cycliste vraiment émancipée? A la voir porter si crânement la culotte bouffante, on la prendrait de loin pour un zouave échappé d'un régiment d'Afrique. En Angleterre, les féministes militantes ont adopté un «costume rationnel». Il est pratique, mais peu gracieux. Les cheveux sont coupés courts; une jaquette correcte ouvre sur une chemisette au col masculin orné d'une petite cravate noire. La jupe est taillée en vue de la marche. C'est un peu le costume de nos charmantes cyclistes. La franchise, toutefois, me fait un devoir de reconnaître que, dans ma pensée, ce compliment ne s'adresse qu'à une minorité: pour dix jolies femmes que ce costume avantage, ou mieux, qui avantagent ce costume, il en est vingt parfaitement ridicules.

En 1896, à une séance de la «Société des réformes féminines» de Berlin, l'assemblée condamnait à l'unanimité l'usage du corset (beaucoup de médecins hygiénistes sont du même avis) et proclamait le prochain avènement de la culotte. Pour ce qui est de la France, je ne crois pas du tout que nous soyons à la veille d'une si grave révolution. Non que le corset ne soit un tyran relativement moderne: les Grecques n'en connaissaient point l'étroit assujettissement. En soi, il est immoral, puisque l'allaitement et la maternité peuvent en souffrir. Qu'il s'assouplisse et se perfectionne, il est bienséant de le souhaiter; mais je doute qu'il disparaisse. Si de la théorie les Allemandes passent à la pratique, celles que la nature a trop richement pourvues (on dit qu'elles sont nombreuses) pourront se vanter de donner aux rues de Berlin un aspect tout à fait réjouissant.

Quant aux Françaises qui, très généralement, ont le sens du beau et l'horreur du ridicule, elles s'affranchiront difficilement de la servitude du corset. Cet appareil n'est pas commode; on le dit même meurtrier; mais c'est un si précieux artifice d'élégance! A quel mari n'est-il pas arrivé d'entendre sa femme affirmer avec crânerie qu'il faut souffrir pour être belle? Ce corset ne disparaîtra que le jour où les grâces de la femme n'auront plus besoin d'être soutenues ou corrigées. Prenons patience.

J'imagine, de même, que la culotte aura peine à détrôner la jupe. Il y a quelques années, pourtant, le congrès féministe de Chicago a recommandé aux femmes soucieuses de leur dignité sociale l'emploi du «vêtement dualiste». Ce vêtement dualiste est ce que nous appelons grossièrement un pantalon. Mais cette résolution mémorable ne semble pas avoir produit jusqu'ici grand effet.

A Paris, la Gauche féministe s'est contentée d'émettre le voeu que les ouvrières soient autorisées à porter la jupe courte, dans un intérêt d'hygiène et de sécurité: ce qui n'est pas si déraisonnable, le port de la robe longue offrant de réels dangers dans la fabrication mécanique. Et sous prétexte que les ouvrières n'osent pas se singulariser, certaines dames autoritaires voulaient même inviter les syndicats féminins à «exiger de leurs membres l'application immédiate du nouveau costume rationnel.» Par bonheur, Mme Séverine veillait, et grâce à son intervention, la question de toilette est restée sous la loi de liberté 5.

Note 5: (retour) La Fronde du 7 septembre 1900.

Soyez donc assurés que la jupe courte ne sera goûtée que de celles qui ont un joli pied. Emprunter au vêtement masculin ce qu'il a de pratique, sans lui prendre sa laideur, s'habiller plus librement sans renoncer à l'élégance: telle est la constante recherche des modes nouvelles. La coquetterie des femmes saura bien rejeter ce qui les gêne et retenir ce qui leur sied. N'en déplaise aux gros bonnets du féminisme, (je prie celles de ces dames qui meurent d'envie de coiffer nos casquettes et nos chapeaux, de ne point s'offenser de cette appellation), je ne puis croire qu'au prochain siècle il n'y ait plus à porter la robe que les avocats, les professeurs et les juges. Les femmes de goût ne se résoudront point à ce retranchement; leur grâce en souffrirait trop. Et pourtant le règne exclusif de la culotte serait d'une grande économie pour le ménage: les robes coûtent si cher! Seulement, cette économie ne manquerait point de tourner souvent à la mortification du mari: tandis que les hommes accepteraient d'user les pantalons de leurs dames, il est à craindre que celles-ci ne consentissent jamais à porter les culottes de leurs hommes. En tout cas, M. Marcel Prévost a pu écrire que le temps est passé où les maris ramenaient leurs femmes à l'obéissance par ces mots d'amicale supériorité: «Allons! soyez sages! pas de nerfs! pas de bruit! On vous donnera de belles robes!» Il paraît que cela ne prend plus.

Exagération et plaisanterie à part, il reste qu'une transformation s'opère lentement dans les modes, dans les goûts et jusque dans les allures et les attitudes, qui marque, d'une façon visible à tous les yeux, les modifications profondes et secrètes qui travaillent les moeurs et les idées de la femme moderne. C'est ainsi que la toilette féminine se masculinise de plus en plus. Le dolman est à la mode avec ses broderies, ses soutaches et ses brandebourgs; le drap remplace le velours et le satin; nos élégantes arborent avec une raideur altière le plastron blanc et le col droit avec la cravate et l'épingle du sportsman.

Et ces modifications du costume sont le signe et comme le symbole d'un changement dans les idées et les aspirations. Pour celles que les nécessités de leur condition poussent à l'assaut des professions masculines, on a l'impression vague qu'au milieu du combat qu'elles soutiennent pour la vie, les vertus purement féminines sont de moins en moins suffisantes; qu'il leur faut, pour réussir, un peu du courage, de la hardiesse et de la désinvolture des hommes; que, pour être fortes, en un mot, elles doivent renoncer aux délicatesses charmantes qui font leur grâce et aussi leur faiblesse.

Quant aux demoiselles des classes riches, véritable jeunesse dorée dont les désirs sont des ordres pour papa et maman, on leur a si souvent répété que ce qu'il y a de meilleur dans la femme, c'est l'homme, qu'elles s'empressent de copier les mauvaises manières de Messieurs leurs frères. Non contentes d'arborer des vestes-tailleurs, des chapeaux-canotiers ou des casquettes-marines, elles prennent nos allures et s'approprient notre langage. Chacune ambitionne, comme un éloge suprême, qu'on dise d'elle: «C'est un bon garçon!» Et nos demoiselles s'appliquent consciencieusement à mériter cette flatteuse appellation.

Pour ce qui est enfin des femmes franchement émancipées, elles n'ont pas d'autre préoccupation que de nous copier dans nos costumes, dans nos défauts et dans nos brutalités pour se hausser à notre niveau. Lasse d'être notre compagne, la «femme nouvelle» aspire à devenir notre compagnon. Elle se fait homme, autant qu'elle peut. C'est elle qui secoue, avec de grandes phrases, la contrainte déprimante du corset et revendique le droit de porter l'habit et la culotte. Il ne lui manque plus que la moustache,--et encore!

Que ne peut-elle changer de sexe! Retenons qu'en dépit des difficultés, elle y travaille de son mieux. A voir l'Anglo-Saxonne en cheveux courts et en jaquette virile, on croirait assister, suivant un mot de Mme Arvède Barine, à «la naissance d'un troisième sexe». Telles, chez nous, ces détraquées, rares encore, Dieu merci! qui ont perdu les grâces de la femme sans acquérir les compensations de l'homme. N'ayant plus rien de son sexe, sans qu'il lui soit donné de le changer, incapable de s'élever à la puissance virile après avoir perdu ce qui lui restait de séduction féminine, ni garçon ni fille, ni homme ni femme, ni mâle ni femelle, l'affranchie des temps futurs sortira de la nature. Une anomalie, une insexuée, à peine une personne, presque un monstre, voilà donc le troisième type de l'humanité à venir! On conçoit que cet être vague dont la pudeur ne s'alarme de rien, et qui s'acharne à perdre les signes extérieurs de la féminité (tant pis pour nous!) sans parvenir à s'approprier la puissance dominatrice de la masculinité (tant pis pour elles!) se moque du mariage et de la famille. Fasse le ciel que cette demi-personne ne s'incarne pas en de trop nombreux exemplaires! car sa multiplication ne laisserait point d'être inquiétante pour l'honnêteté, la santé et l'avenir de la société française.

III

Contre cette masculinité d'emprunt, contre cette caricature de l'homme, il est urgent de protester au nom de la beauté et des intérêts même de la femme.

Aimez-vous le travesti au théâtre? Il me gêne ou m'afflige. Je le trouve choquant ou laid: il déforme l'actrice et intervertit les sexes. Et ces dames voudraient le généraliser! Quelle imprudence! Pourquoi la «femme nouvelle» s'exerce-t-elle à imiter servilement notre costume et à nous prendre nos cols, nos coiffures et nos jaquettes? Aura-t-elle plus de talent, plus de vigueur, plus d'inspiration, en exhibant des cravates viriles et de mâles vestons? Le vêtement masculin est-il donc d'une coupe si délectable pour que les féministes les plus ardentes s'empressent d'y asservir leurs grâces en s'appropriant nos platitudes? Comme si nos plastrons valaient leurs corsages! Il faut laisser cela aux Anglaises!

Et puis, quelle étrange idée de supposer que le bonheur des femmes est subordonné à leur ressemblance avec les hommes? Sommes-nous donc, par le caractère aussi bien que par l'habit, au moral comme au physique, de si jolis modèles, qu'il faille nécessairement nous copier pour goûter la félicité suprême? Les femmes devraient craindre,--au lieu de l'envier,--tout ce qui les fait ressembler aux hommes. Ignorent-elles donc qu'à trop nous imiter, leur influence risque de s'amoindrir? «Le rôle social des femmes n'est grand, a écrit Henry Fouquier avec son admirable bon sens, que parce qu'il est autre que celui des hommes. Si elles avaient la tribune, elles perdraient le salon; si elles avaient le club, elles perdraient le foyer 6.» A vivre d'une vie trop masculine, la femme dépouillerait même ce qui fait son charme, à savoir la retenue et la grâce, l'élégance et la pudeur. Et le jour où elle serait aussi laide, aussi brutale et aussi grossière que nous (suis-je assez modeste?) son règne serait fini et son sexe découronné.

Note 6: (retour) Les Femmes gui votent. Annales politiques et littéraires du 15 avril 1896.

J'en appelle au témoignage peu suspect des femmes clairvoyantes qui ont épousé plus ou moins les idées nouvelles. C'est d'abord Mme Nelly Lieutier, poète et romancière, à laquelle j'emprunte cette curieuse pensée: «La femme qui se masculinisera pour prouver son égalité avec l'homme, manque absolument son but, en prouvant qu'elle ne se croit pas égale à ce dernier en restant femme. Pour prouver cette égalité absolument réelle, elle doit rester femme et montrer ainsi sa valeur en l'utilisant au profit de tous.» C'est ensuite Mme Jeanne Rival, une journaliste, qui déclare ceci: «Savoir, jusque dans nos revendications et l'exercice des professions viriles, demeurer parfaitement femmes par le caractère, les manières et même et surtout la toilette, là est le secret de notre réussite. En une lutte où nous avons besoin de tous nos moyens, pourquoi dédaigner ce puissant auxiliaire que la nature nous donna: le charme 7

Note 7: (retour) La Femme moderne par elle-même. Revue encyclopédique du 28 novembre 1896, pp. 873 et 883.

Faisons des voeux pour que, docile à ces conseils, la femme reste femme par l'élégance de ses manières et la délicatesse de sa nature, comme elle l'est par la tendresse de son âme, par la sensibilité émue et la douce pitié qui l'inclinent vers la douleur, par ce besoin de dévouement et de sacrifice qui verse un baume sur toutes les blessures. Qu'elle se dise que ce n'est point affranchir et améliorer son sexe que d'en faire une contrefaçon et une caricature de l'homme. Qu'elle nous prenne ce que nous avons de bon, qu'elle nous laisse ce que nous avons de laid. Qu'elle se rappelle ces paroles de La Bruyère: «Un beau visage est le plus beau des spectacles.»--«Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus délicieux: l'on trouve en elle tout le mérite des deux sexes.» Ceux qui aiment sincèrement la femme ne lui tiendront jamais un autre langage.




LIVRE II

GROUPEMENTS ET MANIFESTATIONS FÉMINISTES




CHAPITRE I

Le féminisme révolutionnaire


SOMMAIRE

I.--Les groupements féministes d'aujourd'hui.--Prétentions collectivistes.--Point d'émancipation féministe sans révolution sociale.

II.--Schisme entre les prolétaires et les bourgeoises.--Les intérêts de l'ouvrier et les intérêts de l'ouvrière.


I

C'est un fait établi que, dans la classe ouvrière comme dans la classe bourgeoise, dans les milieux mondains et «distingués» non moins que dans les milieux excentriques et tapageurs, il se manifeste des besoins d'indépendance et des désirs d'émancipation qui, nés de causes multiples et aspirant à des fins diverses, travaillent sourdement la femme de toutes les conditions, percent à travers son langage et ses allures, transparaissent dans son costume et dans ses goûts. Rien d'étonnant que ces tendances, vaguement ressenties par le plus grand nombre, se soient peu à peu dessinées, précisées, formulées en quelques têtes plus raisonneuses et plus ardentes. Et la nébuleuse a pris corps; et les aspirations se sont muées en doctrines systématiques qui, dès maintenant, se partagent avec une suffisante netteté en trois grands courants d'opinion. Ce sont: le féminisme révolutionnaire, le féminisme chrétien et le féminisme indépendant.

Par l'esprit qui l'anime, la charte des revendications féminines n'est donc pas une, mais triple, suivant qu'elle émane des féministes révolutionnaires, des féministes chrétiens ou des féministes indépendants, ces derniers refusant de s'inféoder aux partis religieux et politiques. Tous ont bien en vue un accroissement de liberté et de dignité pour la femme, ou du moins ce qu'ils croient tel, mais ils le cherchent en des directions opposées ou s'y acheminent par des voies différentes. Il suffira pour l'instant de fixer ces orientations générales.

Dans les anciens temps, le sexe féminin n'a joui nulle part d'une grande faveur. La naissance d'une fille passait même très généralement pour une calamité, tandis qu'on attribuait au fils nouveau-né la puissance de délivrer la famille des influences mauvaises. C'est que lois et religions déclaraient la femme impure, dangereuse et perverse. D'après le polythéisme, tous les maux qui affligent l'humanité sont sortis de la boîte de Pandore. Pour le christianisme, Ève est l'initiatrice du péché et la cause de notre perdition. Mais si, d'une part, notre religion abaisse la femme, en lui imputant la chute originelle, il semble qu'elle l'ennoblisse de l'autre, en élevant le mariage monogame à la dignité de sacrement et en installant pour la vie l'épouse et l'époux, la mère et le père, dans une fonction également nécessaire au développement de la famille unifiée.

Telle n'est point cependant l'opinion des écrivains révolutionnaires qui tiennent le christianisme pour aussi coupable envers la femme que les cultes les plus barbares et les législations les plus cruelles. C'est ainsi que M. Élie Reclus professe que, sauf quelques sectes qui se montrèrent compatissantes à la femme, «toutes les civilisations, toutes les religions à nous connues qui envahirent la scène du monde pour s'entre-déchirer, ne s'accordèrent que sur un point: la haine et le mépris de la femme. Brahmanes, Sémites, Hellènes, Romains, chrétiens, mahométans jetèrent à la malheureuse chacun sa pierre; tous se firent une page dans cette histoire de honte et de douleur, de souffrance et de tyrannie. Nous le disons très sérieusement: sur ce point, notre humanité, si vaine de sa culture, se ravala au-dessous de la plupart des espèces animales 8.» Il s'agit donc d'arracher la femme au christianisme qui l'a conquise presque universellement et qui, aujourd'hui encore, l'opprime, l'exploite et l'hypnotise.

Note 8: (retour) Les Hommes féministes. Revue encyclopédique du 28 novembre 1896, p. 828.

A un point de vue plus général, les partis révolutionnaires ne peuvent qu'être les alliés naturels du féminisme, l'esprit de révolte qui inspire ses revendications méritant toutes leurs sympathies. C'est pourquoi socialistes et anarchistes prêchent à la femme que, dans le partage des droits et des devoirs, elle joue le rôle de dupe. M. Lucien Descaves, qui pourtant n'est pas un fanatique, lui dira que, «victime de la loi de l'homme qui lui commande l'obéissance, victime de la religion qui lui prêche la résignation, victime de la société qui l'entretient dans la servitude, elle est la perpétuelle exploitée.» Qu'elle n'attende donc point de la bonne volonté des législateurs le démantèlement des codes et des institutions dont les hommes ont fortifié leur position supérieure: elle y perdrait son temps. Révoltez-vous, mes soeurs; car «vous ne serez affranchies que par la Révolution.» Le vieux conspirateur russe, Pierre Lawroff, parle dans le même sens. «Pour le moment actuel, nous, socialistes impénitents, nous nous permettons d'affirmer que ce n'est qu'en se rattachant aussi intimement que possible à la grande question sociale, à la lutte du travail contre le capital, que la question féministe a des chances de faire quelques pas vers sa révolution rationnelle dans un avenir plus ou moins éloigné.»

Et quel appoint pour le triomphe de «la Sociale», si les femmes passaient résolument du foyer familial à la place publique! M. Jules Renard, qui dirige la Revue socialiste, en fait l'aveu: «Le jour où les femmes auront su mettre au service de la transformation sociale leur douceur puissante et leur passion communicative, le jour où elles voudront être les inspiratrices et les auxiliaires des constructeurs de la cité future, les résistances intéressées qui entravent encore la marche de l'humanité ne dureront pas longtemps 9.» Je crois bien! N'est-ce pas au coeur de la femme que s'allume toute vie et d'où se répand toute flamme? Révolutionnons l'épouse et la mère: nous aurons du coup révolutionné la famille; et cela fait, ce ne sera qu'un jeu de révolutionner le monde. Les partis extrêmes ne font que rendre hommage à la toute-puissance du prestige féminin, en rivalisant de zèle pour détourner à leur profit le courant féministe et l'associer à «la lutte des classes».

Note 9: (retour) Revue encyclopédique, loc. cit., pp. 827 et 830.

Comme preuve de cette tendance d'accaparement, je citerai cette déclaration faite, en 1896, au congrès de Gotha: «La femme prolétaire n'étant pas pour l'homme une concurrente, mais une camarade de combat, l'agitation féministe doit rester dans le cadre de la propagande socialiste.» De là, un groupe féministe plus ou moins inféodé aux partis révolutionnaires, dans lequel, après Mlle Louise Michel, Mmes Paule Mink, Léonie Rouzade, Aline Valette et Coutant, ont tenu ou tiennent encore les premiers rôles. Dernièrement, Mlle Bonneviale affirmait à nouveau que «le mouvement féministe doit être socialiste» ou qu'«il ne sera pas». Inutile d'insister davantage sur ces tendances extrêmes: nous les rencontrerons souvent sur notre chemin.

II

Notons seulement que de ces prétentions intolérantes, un schisme est né qui ne fera que s'accentuer vraisemblablement. A Paris et à Berlin, les femmes prolétaires ont refusé de faire cause commune avec les femmes bourgeoises, sous prétexte que «si des deux côtés on veut souvent la même chose, on le veut toujours d'une façon très différente, le féminisme bourgeois croyant encore aux réformes pacifiques, lorsque le féminisme ouvrier n'a plus foi que dans la révolution.»

Et ce dissentiment s'affirme déjà par des congrès rivaux. Dès maintenant, le féminisme est divisé contre lui-même. Alors que certaines femmes émettent la ferme et fière résolution de mener le bon combat sans alliés masculins, pour elles-mêmes et par elles-mêmes, le parti socialiste international,--un parti aussi barbu que possible,--tient leurs revendications pour une dépendance de la question sociale, s'en approprie l'examen et s'en réserve la solution. Mais cette prétention soulève d'assez vives résistances, et dans le camp fortifié des féministes indépendants, et dans les rangs plus clairsemés des féministes chrétiens.

Se recrutant dans un milieu plus élevé et plus instruit, le féminisme indépendant, le pur, le vrai féminisme, s'efforce de soustraire sa cause à l'action absorbante du socialisme. Une femme qui fait grande figure en cette phalange, Mme Marya Cheliga, s'applique particulièrement à sauvegarder son autonomie. «Bien que lié indissolublement à la question sociale, écrivait-elle récemment, le féminisme ne doit pas être confondu avec le mouvement socialiste ni subordonné à ses différentes écoles.» Tout en n'hésitant point à regarder les hommes comme des «patrons», c'est-à-dire comme les exploiteurs naturels des femmes, elle maintient que, les revendications de son sexe n'étant pas exclusivement économiques, le mouvement féministe ne saurait être un épisode de la lutte des classes, par cette raison qu'il n'est véritablement aucune catégorie sociale, de la plus pauvre à la plus riche, «où la femme ne soit pas assujettie à l'homme.» D'ailleurs, l'exemple de tous les jours démontre qu'un homme, tout socialiste qu'il soit, «conserve ses velléités despotiques, surtout envers sa femme 10

Note 10: (retour) Revue encyclopédique, loc. cit., p. 825.

Voilà une remarque pleine d'observation et de sens. Je la recommande aux bonnes âmes qui s'imaginent, sur la foi des prophètes, que le collectivisme nous gratifiera d'un monde parfait, où les femmes ne seront point battues ni les maris trompés.

Et de fait, à voir le peuple de près, on a vite constaté qu'il est beaucoup plus voisin que le monde riche de l'égalité des sexes. Dans le peuple, la femme peine de ses bras autant que l'homme, avec cette différence,--qui fait aussi son excellence et sa supériorité,--qu'elle va moins chercher au cabaret la distraction de ses soucis et l'oubli de ses devoirs. Dans le peuple, on se tutoie et s'injurie, de mari à femme, à bouche que veux-tu; et tandis que, dans les classes plus cultivées, on ne peut giffler sa conjointe ou son conjoint sans passer pour un malotru, les ménages ouvriers ont le droit--dont ils abusent quelquefois--de se cogner avec la plus entière réciprocité.

C'est donc moins pour la rendre l'égale de son homme que pour l'entraîner à l'assaut des classes riches, que les partis révolutionnaires essaient d'embrigader l'ouvrière comme ils ont enrégimenté l'ouvrier. Le prolétariat voit dans la femme pauvre une «camarade de combat», une alliée nécessaire, une recrue qui doit grossir l'armée socialiste. Et qui oserait dire que l'ouvrière fermera toujours l'oreille à la propagande révolutionnaire? Je ne sais que l'influence rivale de la religion qui puisse disputer à l'anarchisme et au collectivisme cette précieuse et si intéressante clientèle.



CHAPITRE II

Le féminisme chrétien


SOMMAIRE

I.--La Bible des hommes et la Bible des femmes.--L'esprit catholique et l'esprit protestant.

II.--Rudesses des Pères de l'Église envers l'Ève pécheresse.--Le Christ fut compatissant aux femmes.--Sa religion les réhabilite et les ennoblit.

III.--Le féminisme intransigeant est un renouveau de l'esprit paien.--L'égalité humaine et la hiérarchie conjugale.

IV.--Double courant des idées chrétiennes.--Tendances catholiques et protestantes favorables a la femme.--Féminisme qu'il faut combattre, féminisme qu'il faut encourager.--Organes du féminisme chrétien.


Peut-il y avoir un féminisme chrétien? Cet accouplement de mots sonne mal à nos oreilles. Qu'est-ce que la religion vient faire dans un mouvement d'indépendance qui menace tout ce qui lui est cher? L'Église serait-elle donc favorable à l'émancipation des femmes? Conçoit-on que le christianisme puisse encourager le féminisme, ou même que le féminisme puisse s'autoriser en quoi que ce soit du christianisme? A la vérité, l'enseignement des Écritures et des Pères se prête aux interprétations les plus diverses, et sur les relations des sexes et sur les relations des époux.

I

Pour parler d'abord de la condition respective des sexes, il faut avouer que l'Ancien et le Nouveau Testament témoignent plus de faveur et de considération aux fils d'Adam qu'aux filles d'Ève. C'est pourquoi le champion vénérable de l'émancipation féminine aux États-Unis, Mme Élisabeth Stanton, s'en prend à la Bible de l'infériorité persistante de son sexe. Même en souvenir des admirables figures de femmes qui apparaissent çà et là au cours du récit biblique--telles Judith, Suzanne, Esther, la fille de Jephté, la mère des Machabées et tant d'autres!--elle ne lui pardonne pas d'avoir établi, pour des siècles, la supériorité du masculin sur le féminin.

Les Livres saints nous apprennent, dit-elle en substance, que la première femme a causé la chute du genre humain en apportant au monde le péché et la mort; qu'elle a été accusée, convaincue et condamnée par Dieu, avant les assises générales du jugement dernier; que, depuis lors, en exécution de la sentence prononcée, elle enfante dans les larmes et dans la douleur; que le mariage est pour elle une sorte de servage, et la maternité une période de souffrance et d'angoisse. Bien plus, la Genèse rapporte que «la femme a été faite après l'homme, tirée de lui et créée pour lui.» Quoi de plus naturel que la Foi et la Loi, «le droit canon et le droit civil, les prêtres et les législateurs, les Écritures et les Constitutions, les confessions religieuses et les partis politiques, s'accordent avec une touchante unanimité à la proclamer son inférieure et son sujet?» Prescriptions, formes et usages de la société civile, pratiques, disciplines et cérémonies de la société religieuse, tout sort de là. Pour avoir été formée d'une côte d'Adam, d'un «os surnuméraire», comme dit Bossuet, et surtout pour avoir induit notre premier père en tentation grave, Ève a été condamnée à la sujétion perpétuelle. Et avec une docilité aveugle, l'État n'a fait que souscrire aux suspicions et aux jugements de l'Église 11.

Note 11: (retour) La Femme moderne par elle-même. Revue encyclopédique, loc. cit., p. 889.

Il y a du vrai dans ce raisonnement. Mais admirez la conclusion: sous prétexte que les traductions en usage font tort au sexe faible, Mme Stanton, aidée d'une commission de dames hébraïsantes, a décidé de reviser les textes sacrés et d'opposer, à l'aide de commentaires appropriés, la Bible des femmes à la Bible des hommes. En voici un fragment relatif au rôle qu'Ève a joué dans le drame de l'Eden: «Soit qu'on regarde Ève comme un personnage mythique, soit qu'on la prenne pour l'héroïne d'une histoire véritable, quiconque voit les choses sans parti pris, doit admirer le courage, la dignité et la noble ambition de la femme. D'ailleurs, le tentateur a bien vite reconnu sa valeur. Il n'a pas essayé de la séduire avec des bijoux, des toilettes, des plaisirs mondains, mais avec la promesse de la connaissance de la Sagesse divine; il a fait appel à la soif inextinguible de savoir qui tourmente la femme et qu'Ève ne trouvait point à satisfaire en cueillant des fleurs ou en bavardant avec Adam.»

Avis aux hommes qui s'imaginent plaire aux femmes en leur offrant un bouquet ou un bijou: il est plus séant de leur parler de la quadrature du cercle, en souvenir d'Ève qui, la première, eut le courage de cueillir les fruits de l'arbre de la science. Car il est avéré qu'Adam n'osait pas y toucher: ce pourquoi Mme Stanton n'hésite pas à le traiter de «grand poltron». Fermez donc, après cela, les Académies aux femmes! Bien plus, quand le moment de la pénitence arrive, Adam, confus et larmoyant, s'abrite derrière la faible créature que Dieu lui a donnée: «La femme, dit-il à l'Éternel, m'a présenté le fruit et j'en ai mangé.» O honte! ô lâcheté! Le récit biblique, ainsi interprété, ne tourne pas à l'honneur du roi de la création, qui, pétri du limon de la terre, était sans doute d'une nature trop épaisse pour percevoir les subtiles objurgations du serpent tentateur.

Et pourtant, de l'aveu même de Mme Stanton, «ces Messieurs» sont appelés dans le texte sacré les «fils de Dieu», tandis que «ces Dames» y sont dédaigneusement dénommées «les filles des hommes». Et cette inégalité lamentable s'aggrave en monstrueuse injustice, si l'on se réfère à un texte de l'Ecclésiaste--peu flatteur, j'en conviens,--où il est dit que «la malice d'une femme surpasse la malice de tous les hommes.» Mais nous pouvons être sûrs que la Bible féministe, qui ne manque ni d'audace ni de gaieté, saura trouver à ce document sévère une signification favorable.

A cela même, on reconnaît bien cette hardiesse anglo-saxonne sans laquelle, peut-être, le féminisme ne serait pas né. Si, en tout cas,--pour le dire en passant--ce mouvement s'est, premièrement et rapidement, développé en Angleterre et en Amérique, la raison en est, sans doute, que le protestantisme incline et façonne les esprits au libre examen et, par suite, à l'indépendance de la pensée, et que, dans ces pays, les choses de la religion étant laissées à l'interprétation individuelle,--d'où la diversité infinie des sectes réformées,--le champ est plus largement ouvert aux nouveautés et aux audaces que chez les peuples d'esprit catholique, traditionnellement prédisposés à la discipline et à la subordination hiérarchiques.

II

Il est en France d'excellentes femmes qui, pour avoir entendu répéter à l'église autant que dans les salons, que l'homme leur est supérieur en intelligence et en jugement, que leur pudeur, leur modestie et leur honorabilité risquent d'être gravement altérées par les contacts de la vie extérieure et que, par conséquent, leur existence doit être recueillie et leur activité soumise et enfermée, ont fini, suivant le mot de Mme Marie Dronsart, «par accepter leur infériorité comme un dogme et leur effacement comme un devoir.»

C'est que la tradition catholique ne s'est point fait faute d'affirmer la primauté du sexe fort sur le sexe faible. Nous devons même reconnaître que certains Pères de l'Église, émus des suites du péché originel ou épris d'ascétisme monastique, se sont échappés quelquefois en récriminations amères contre la charmante perfidie des femmes. Tel compare leur voix au «sifflement du serpent», leur langue au «dard du scorpion». Nul ne pardonne à Ève la chute d'Adam et la perte du paradis. Tous lui attribuent la fatalité de nos misères. «Souveraine peste, s'écrie saint Jean Chrysostome, c'est par toi que le diable a triomphé de notre premier père.» Les homélies ne sont pas rares où se pressent, à l'adresse de la plus belle moitié du genre humain, des qualifications comme celles-ci: «Auteur du péché, fille de mensonge, pierre du tombeau, chemin de l'iniquité, porte de l'enfer, vase d'impureté, larve du démon,» et autres aménités qui manquent évidemment de galanterie.

La raison de cette mauvaise humeur se trouve dans un réquisitoire de Tertullien: «Femme, tu es la cause du mal; la première, tu as violé la loi divine en corrompant celui que Satan n'osait attaquer en face, et ta faute a fait mourir Jésus-Christ.» C'est pourquoi, au dire du même docteur,--dont le rigorisme, d'ailleurs, n'a point trouvé grâce devant l'Église,--«la voir est mal, l'écouter est pire et la toucher est chose abominable, quam videre malum, audire pejus, tangere pessimum.» Cet anathème rappelle le cri désespéré de l'Ecclésiaste: «J'ai trouvé la femme plus amère que la mort. Elle est semblable au filet des chasseurs; son coeur est un piège et ses mains sont des entraves.»

Il faut croire aussi que bon nombre de ces apostrophes véhémentes s'adressaient moins aux femmes honnêtes qu'aux courtisanes qui pullulaient dans les grandes villes d'Orient. En tout cas, ce langage est franchement antiféministe. Il semble que la femme, en elle-même, ait été, pour les premiers chrétiens, un objet, sinon de réprobation, du moins de terreur sacrée. C'est à ce sentiment qu'obéissait sans doute Tertullien lorsqu'il souhaitait que «la femme, à tout âge, cachât son visage, toujours et partout.» On a prétendu même que certains théologiens des anciens âges se demandaient sérieusement si la femme avait une âme, autrement dit, si elle appartenait à l'humanité; mais, vérification faite, cette assertion, maintes fois réfutée, nous paraît une plaisanterie absurde ou une ânerie malveillante 12.

Note 12: (retour) Le Concile de Mâcon et l'âme des femmes. Revue du Féminisme chrétien du 10 avril 1896, p. 33.

Depuis lors, le clergé s'est humanisé, je ne dis pas féminisé. Il ne tolère pas encore que les femmes se présentent en cheveux à l'église,--ce dont il fait aux hommes une rigoureuse obligation. Mais il n'exige plus des dames qu'elles se voilent la face pour assister aux offices. Il se pourrait même que nos prêtres fussent désolés de cette pudeur rigoriste,--et je n'ai pas le courage de les en blâmer.

Bien plus, sera-t-il permis à un laïque de bonne volonté d'insinuer modestement qu'en dépit des imprécations misogynes de quelques prédicateurs austères, le catholicisme ne nourrit point contre la femme de si hostiles préventions? En faisant de la Vierge Marie la mère de Dieu, en la plaçant sur nos autels, en la proposant à nos hommages, en nous assurant de son patronage et de ses intercessions, en l'entourant d'un cortège de saintes et de martyres qui trônent, sur un pied d'égalité fraternelle, avec les apôtres et les confesseurs, il me semble que la religion catholique a véritablement ennobli et magnifié la femme. Nos féministes, si épris de culture intellectuelle, ne peuvent qu'être flattés de voir une femme, sainte Catherine d'Alexandrie, regardée par les écoles ecclésiastiques comme la patronne des philosophes. Ils ne doivent pas oublier que saint Jérôme a travaillé toute sa vie à la transformation et à l'élévation de la femme latine. Qu'ils prennent seulement le calendrier: ils y verront que les bienheureuses balancent les bienheureux en nombre et en honneurs. Vraiment, les femmes n'ont pas été maltraitées par l'Église; et elles lui en témoignent très généralement une fidèle reconnaissance.

A s'en tenir à l'esprit de l'Évangile et aux exemples du Maître, on voit moins encore qu'elles aient été sacrifiées au sexe fort. Dans le sens le plus pur du mot, le Christ fut l'«Ami des femmes». Il boit à l'amphore de la Samaritaine; il condescend avec tendresse au repentir de Madeleine; et l'affection des saintes veuves qui s'étaient vouées à sa doctrine et attachées à ses pas lui demeure fidèle jusqu'au tombeau. Le Christ préfère même à la bruyante activité de Marthe l'immobilité contemplative de Marie qui, assise à ses pieds, suspendue à ses lèvres, recueille pieusement les paroles de vie. A la rigueur, Marie pourrait symboliser le féminisme croyant et méditatif. Nos chrétiennes élégantes que rebutent les soucis vulgaires du foyer domestique et qui aiment à promener leur pensée à travers les abstractions sublimes de la vie dévote, ne manquent point de se flatter d'avoir «choisi la meilleure part». Il faut pourtant bien, entre nous, que le ménage soit fait.

Point de doute: la femme est devant Dieu l'égale de l'homme. Et à défaut de tout autre témoignage de faveur, sa réhabilitation résulterait, je le maintiens, de la seule maternité de Marie qui fut saluée «pleine de grâce» par l'ange Gabriel et jugée digne d'enfanter le Fils de Dieu. L'Immaculée Conception peut être considérée comme la revanche et la glorification du sexe féminin. Car, si ce dernier fut cause, par le péché d'Ève, de notre chute originelle, il a été, par l'intermédiaire de la Vierge, l'instrument de notre Rédemption. C'est bien ainsi que le comprenait Schopenhauer qui, dans sa haine de la femme, ne pardonnait pas à la religion chrétienne de l'avoir relevée de l'«heureux état d'infériorité» dans lequel l'antiquité païenne l'avait maintenue. Ce n'est donc pas sans raison qu'une catholique ardente a pu écrire que le féminisme chrétien était né «le jour où le Fils de Dieu, qui n'eut point de père ici-bas, appela l'humble Vierge de Nazareth à l'incomparable honneur d'être sa mère 13

Note 13: (retour) Rapport de Mlle Marie Maugeret sur la situation légale de la femme. Le Féminisme chrétien du mois de mai 1900, p. 139.

Au surplus, les femmes ont l'âme foncièrement religieuse. Elles ont joué un rôle prépondérant dans l'établissement et la propagation de l'Église naissante. «La religion, écrit Renan, puise sa raison d'être dans les besoins les plus impérieux de notre nature, besoin d'aimer, besoin de souffrir, besoin de croire. Voilà pourquoi la femme est l'élément substantiel de toutes les fondations religieuses. Le christianisme a été, à la lettre, fondé par les femmes.» Aujourd'hui encore, ce sont elles qui soutiennent, plus que les hommes, le culte et les oeuvres du catholicisme. On a raison d'appeler le sexe féminin: le sexe dévot. En plus de la foi qu'il pratique, il a, sinon créé, du moins organisé la charité. De là, ces congrégations féminines,--une des plus pures gloires de l'Église,--qui sont, depuis des siècles, le refuge des abandonnés, la consolation des affligés, le secours des pauvres et la providence des malades. Il n'est pas d'institution charitable qui puisse naître et durer sans le zèle pieux des femmes. Somme toute, l'Église, malgré ses rudesses de langage, a eu le mérite d'ouvrir au besoin de dévouement, dont leur coeur est dévoré, un dérivatif admirable et une destination sublime.

III

Les adeptes de l'émancipation féminine ont donc tort de lui imputer à crime la réprobation que plusieurs de ses docteurs ont vouée à l'Ève pécheresse et tentatrice,--comme si, de tout temps, la religion n'avait pas tendu à la femme une main compatissante, et amie! A les entendre, toutefois, c'est moins dans la question des sexes que dans les relations des époux que le christianisme aurait professé son peu de goût pour la «préexcellence du sexe féminin». Et c'est le moment de montrer qu'il y a au fond du féminisme contemporain un regain de paganisme latent.

Oui; il est des «femmes nouvelles» qui préfèrent franchement le polythéisme antique au christianisme actuel. On raconte qu'au congrès féministe de 1896, Mme Hilda Sachs a jeté, d'une voix tremblante de colère, ces mots significatifs: «Depuis que je suis en France, j'entends toujours les femmes se vanter d'être mères, fatiguer tout le monde par l'exhibition de leurs enfants. Moi, j'ai des enfants, mais je ne m'en vante pas. C'est une fonction naturelle qui n'est pas autrement flatteuse. Peut-être êtes-vous trop hantées par l'image de la Madone portant comme un ostensoir son Fils entre ses bras. Moi, je préfère la Vénus de Milo; je la trouve plus belle, plus adorable, quoiqu'elle n'ait pas de bras du tout.» A votre aise, Madame! S'il nous était donné cependant de revivre la vie grecque, je ne sais guère que les grandes courtisanes qui pourraient s'en féliciter. Hormis cette exception, les femmes honnêtes ont plus profité que souffert de l'instauration des moeurs chrétiennes.

Chose curieuse: le paganisme qui couve au fond des révoltes féminines est mêlé plus ou moins, suivant les tempéraments, de sensualisme et de religiosité. M. Jules Bois nous avise qu'il a été conduit au féminisme par le mysticisme. Cela ne nous étonne point de l'auteur du Satanisme et de la Magie. Son Ève nouvelle, livre étrange et ardent, n'est qu'un long acte de foi, d'espérance et d'amour en la femme de l'avenir. L'auteur aurait pu lui donner pour devise ce verset qu'il attribue à Zoroastre: «Le champ vaut mieux que la semence, la fille vierge vaut mieux que l'homme vierge: la mère vaut dix mille pères.» Ce féminisme exalté, voluptueux et dévot, remet le salut du monde aux mains de la femme émancipée.

Certes, l'Olympe païen ne manquait point de femmes; le malheur est qu'il s'en dégage comme une odeur de mauvais lieu. Le polythéisme déifia le beau sexe surabondamment. Ses bonnes et agréables déesses personnifiaient indistinctement nos vertus et nos vices, nos grandeurs et nos faiblesses. Certaines avaient des moeurs déplorables. Il n'était pas jusqu'à Jupiter et Junon qui ne manquassent à l'occasion de prestige et de tenue. Leurs querelles de ménage n'étaient point d'un bon exemple pour les humbles mortels. A voir là-haut les maris si volages et les femmes si faciles, le mariage si peu respecté et l'union libre si ouvertement tolérée, les humains ne pouvaient, sans irrévérence, se mieux conduire que leurs dieux. C'est pourquoi le sensualisme païen ne fut point très profitable à la moralité publique et privée;--et l'expérience atteste que la femme est la première à souffrir des mauvaises moeurs. Asservie aux appétits du mâle, elle devient chair à caprice ou chair à souffrance.

Que nous voilà donc loin des conceptions chrétiennes! Toute l'antiquité a vécu sur cette idée que la femme est inférieure à l'homme en force, en intelligence et en raison; et les relations privées des époux, comme les relations sociales des sexes, impliquèrent partout la subordination plus ou moins humiliante de l'épouse au mari. Survient le christianisme; et, si ses premiers docteurs ne peuvent se défendre parfois d'incriminer dans la femme l'Ève curieuse et perfide qui, pour avoir induit en tentation notre premier père, voua toute sa descendance à la corruption du péché et rendit par là nécessaire le sacrifice du Dieu fait Homme, tout l'esprit de sa doctrine tend à la réhabilitation de l'épouse et à la glorification de la mère.

Non pas que la tradition chrétienne soit favorable à l'égalité de la femme et du mari. Témoin ce texte de saint Paul: «Le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l'Église. De même que l'Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent l'être en toutes choses à leurs maris.» Saint Augustin va jusqu'à faire honneur à sa mère d'avoir «obéi aveuglément à celui qu'on lui fit épouser.» A ses amies qui se plaignaient des brutalités de leur époux, sainte Monique avait coutume de répondre: «C'est votre faute, ne vous en prenez qu'à votre langue. Il n'appartient pas à des servantes de tenir tête à leurs maîtres.»

Mais en maintenant la hiérarchie conjugale, le christianisme a su transformer, par ses vues idéales d'universelle fraternité, le désordre païen en unité harmonique. «Il n'y a plus ni citoyens ni étrangers, ni maîtres ni esclaves, ni hommes ni femmes. Vous êtes tous un en Jésus-Christ.» Cette parole de saint Paul est la charte fondamentale du mariage chrétien. Désormais la femme est confiée à la protection du mari; et celui-ci est tenu pour responsable devant Dieu du bien-être et de la dignité de l'épouse qui est la chair de sa chair et l'âme de son âme. Le couple chrétien est si étroitement uni de coeur, de sentiment, d'intérêt, les deux époux sont si bien l'un à l'autre, l'unité qui s'incarne en leurs personnes est si parfaite, que l'Église tient leur mariage pour indestructible. L'homme n'a pas le pouvoir de séparer ce que Dieu a indissolublement uni.

En somme, et pour revenir à un langage plus simple et à des vues plus terrestres, voulons-nous connaître la raison secrète des moeurs sociales et des déterminations humaines, et quel est le niveau de l'honnêteté dans un pays, et aussi et surtout ce que deviennent les traditions de famille et la moralité du peuple: cherchons la femme. En fait, celle-ci peut être la cause de beaucoup de bien ou de beaucoup de mal. Car, dans toutes les actions louables ou répréhensibles de l'homme, la femme a quelque part. Elle est le bon ou le mauvais génie du foyer; et suivant qu'elle est ange ou démon, il est concevable que l'homme soit porté naturellement à la maudire ou à la glorifier. Les Pères de l'Église n'ont pas fait autre chose: leurs contradictions ne sont qu'apparentes.

IV

Pour ce qui est de la position prise par les communions chrétiennes vis-à-vis du féminisme, elle n'est pas très nette. Deux courants se dessinent entre lesquels les âmes religieuses se partagent et oscillent présentement.

Certains, voyant dans le féminisme un retour offensif de l'esprit païen, un symptôme de relâchement et de décadence qui menace de démoraliser les consciences et d'affaiblir les liens de famille, tiennent pour suffisant d'opposer l'antique et pure discipline chrétienne à ce renouveau de paganisme, en remettant «l'Évangile dans la loi», suivant la belle parole de Lamartine. Le christianisme, à leur idée, en a vu bien d'autres! Que de fois il a replacé la société sur ses véritables bases, rappelant sans se lasser à l'homme et à la femme leurs droits et leurs devoirs! S'il est un vrai et salutaire féminisme, c'est la religion du Christ qui en conserve la mystérieuse formule. Nul besoin de modifier sa tactique; elle n'a qu'à prêcher aujourd'hui ce qu'elle prêchait hier, sans concession aux goûts du jour. Sa vieille morale suffit à tout. Qu'on la respecte, et la paix renaîtra entre les sexes et entre les époux.

Sans doute, répondent d'excellents esprits tournés plus volontiers vers l'avenir que vers le passé, la pureté chrétienne a guéri plus d'une fois la corruption des hommes et le dévergondage des femmes. Mais, sans nier qu'elle soit capable de rendre l'honnêteté à notre vieux monde, il paraît bien qu'à une crise qui se produit sous des formes nouvelles, il soit nécessaire d'opposer un traitement nouveau. Et comme, à côté de revendications malfaisantes, le féminisme en formule d'autres dont la justice n'est guère contestable, les hommes de sens doivent faire le départ entre ceci et cela, rejeter ce qui est condamnable, accepter ce qui est légitime. Rien n'empêche le christianisme de maintenir sa doctrine essentielle en l'adaptant aux temps nouveaux. Le secret de son immortalité est précisément dans la grâce qui lui a été donnée de toujours se rajeunir sans varier jamais.

Il est à croire que cette seconde tendance, plus jeune et plus hardie, l'emportera chez nous comme elle l'emporte en Angleterre. Beaucoup de prêtres français, nous assure-t-on, se montrent des plus favorables à l'extension du rôle et à l'élargissement de l'action des femmes. Que de maux elles pourraient guérir, que de douleurs du moins elles pourraient soulager, disent-ils, par une intervention plus effective dans les oeuvres de bienfaisance et de moralisation! Il n'est pas jusqu'à l'influence politique dont elles ne soient capables d'user, un jour ou l'autre, au profit de l'ordre social.

C'est pourquoi le cardinal Vaughan, qui jouit en Angleterre d'une haute situation, assurait dernièrement Mme Fawcett, présidente de la «Société britannique pour le suffrage des femmes», qu'il verrait avec faveur les Anglaises obtenir le vote parlementaire, persuadé que leur intervention aurait la plus heureuse action sur la conduite des affaires et la confection des lois. Et l'archevêque de Canterbury, chef de l'Église anglicane, a fait la même déclaration et émis les mêmes espérances. Catholiques et protestants d'outre-Manche ne redoutent point l'immixtion de la femme dans la vie publique, et pour cause! Donnez aux Françaises, dont beaucoup sont bonnes chrétiennes, le droit de participer à l'élection des députés et des sénateurs: croyez-vous qu'elles voteront pour des francs-maçons ou des libres-penseurs?

Les chrétiennes de France sont en possession d'une puissance, éparse et latente, dont elles ne paraissent pas se douter elles-mêmes. Pour mettre cette force en mouvement, il ne lui manque qu'une organisation et une discipline. Jules Simon ne comprenait pas que les femmes françaises n'aient pas entrepris une croisade plus énergique contre «l'école sans Dieu». C'est peut-être que, dans notre pays, le catholicisme a été, depuis le commencement du siècle, plutôt un frein qu'un excitant, plutôt un narcotique doucereux qu'un tonique vivifiant. Certes, la femme forte de l'Évangile n'est pas un mythe; mais elle se fait rare.

Le féminisme chrétien secouera-t-il cette torpeur qui engourdit les dévotes et paralyse même les dévots? Il se pourrait. Le monde catholique français est en voie de rajeunissement et d'émancipation. Dans son livre: Les religieuses enseignantes et les nécessités de l'apostolat, Mme Marie du Sacré-Coeur ne veut pas admettre que la congréganiste française ait «un tempérament moral inférieur à celui de la jeune protestante américaine.» Elle propose en conséquence d'établir dans nos monastères «un courant de choses de l'esprit, une vie de l'intelligence.» Son espoir est que «mieux armées pour la lutte, plus vivantes, plus modernes,» ses soeurs feront oeuvre sociale plus efficacement que par le passé; et elle conclut que «dans un avenir peut-être prochain, plus d'un couvent sera obligé d'apporter de grandes modifications à la vie claustrale.»

Disons tout de suite que cet esprit nouveau a éveillé dans le monde religieux de naturelles appréhensions et de vives controverses. Certains l'ont dénoncé comme une sorte d'«américanisme féministe» qui ne pourrait fleurir que dans un couvent «fin de siècle» habité par des religieuses «fin de cloître». Point de doute cependant qu'un esprit de nouveauté, de hardiesse, parfois même d'indépendance, ne travaille et ne remue le clergé et ses ouailles, les pasteurs et les brebis. Laissez passer quelques années, et nos saintes femmes seront moins scandalisées des libres tendances du féminisme contemporain.

Pour le moment, à celles de leurs soeurs audacieuses qui, missionnaires d'affranchissement, leur viennent dénoncer le despotisme marital, beaucoup de femmes n'ont qu'une réponse très simple: «Laissez-nous tranquilles: s'il nous plaît d'être battues!» Sans nier que cette patience magnanime ait du bon, puisque le Christ a recommandé aux femmes, aussi bien qu'aux hommes, de tendre l'autre joue à qui les soufflète, en signe de paix et de pardon, nous prendrons la liberté de rappeler qu'à côté d'un féminisme incohérent, qui s'en prend à tous les fondements du foyer chrétien et qu'il convient de fustiger d'importance si l'on veut sauver la famille de ses atteintes, il est, par contre, un féminisme raisonnable qui mérite l'approbation et l'encouragement des laïques et même du clergé.

En tout cas, il nous faut constater que, pour l'instant, le féminisme chrétien est surtout une force conservatrice qui se propose de défendre le mariage et la société contre les audaces révolutionnaires. A celles qui marquent un penchant sympathique pour les licences du paganisme ou qui rêvent d'une «péréquation» absolue entre les sexes, il s'efforce de prouver qu'un tel mouvement ne saurait se dessiner et s'élargir sans un grave préjudice pour l'honnêteté des moeurs, pour la paix des ménages et la dignité de la femme.

C'est donc en vue de canaliser, de diriger ou d'amortir un courant qu'il n'est plus en notre puissance d'enrayer, que le féminisme chrétien s'organise sous l'oeil bienveillant des différentes Églises. Il compte aujourd'hui deux organes: La Femme, bulletin des protestantes rédigé par Mlle Sarah Monod, et le Féminisme chrétien, publication catholique dirigée par Mlle Marie Maugeret et Mme Marie Duclos, qui président également la Société des féministes chrétiennes. L'esprit de ce dernier groupement ressort nettement de la déclaration suivante: «Le féminisme chrétien est l'adversaire résolu du féminisme libre-penseur. Si le XXe siècle doit être, comme on le pronostique, le siècle de la femme, il faut qu'il soit, par excellence, le siècle de la femme catholique 14

Note 14: (retour) Rapport de Mlle Marie Maugeret sur la situation légale de la Femme envisagée au point de vue chrétien. Le Féminisme chrétien, mai 1900, pp. 142 et 148.

Soustraire la femme du peuple aux utopies subversives et la détourner des révoltes sociales en l'attachant plus étroitement au foyer, en augmentant sa sécurité, en fortifiant sa dignité, en la confirmant dans son rôle de plus en plus respecté d'épouse et de mère: tel est donc l'objet actuel du féminisme chrétien. C'est un féminisme assagi, expurgé, édulcoré, un préservatif homéopathique, un vaccin inoffensif qui, tournant le poison en remède, immunisera, croit-on, la pieuse clientèle de nos grandes et petites chapelles. Ses adeptes espèrent qu'en inoculant avec prudence aux femmes de toute condition ce virus atténué, il sera plus facile de les préserver de la contagion du féminisme aigu et délirant. Cela suffit-il? Nous savons des femmes généreuses qui souhaitent au féminisme chrétien des vues plus libres, des desseins plus fermes et des ambitions plus hardies.



CHAPITRE III

Le féminisme indépendant

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