Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme
CHAPITRE III
Doctrines révolutionnaires
SOMMAIRE
I.--Aspirations socialistes et anarchistes.--La famille menacée par les unes et par les autres.--Identité de but, diversité de moyens.
II.--Doctrine collectiviste.--L'indépendance de la femme future.--Notre ennemi, c'est notre maître.
III.--L'ouvrière se convertira-t-elle au socialisme?--Inconséquences du prolétariat masculin.
IV.--Doctrine anarchiste.--La liberté par la diffusion des lumières.--Le «réactionnaire» Voltaire.
V.--Encore l'instruction intégrale.--L'avenir vaudra-t-il le passé?--La femme sera-t-elle plus honnête et plus heureuse?
I
L'émancipation de la femme figure naturellement au cahier des doléances socialistes et anarchistes. A côté du féminisme bourgeois, qui s'attarde à revendiquer contre les hommes l'égalité intellectuelle et conjugale sans briser les vieux cadres de la famille monogame, le féminisme révolutionnaire, dédaigneux des demi-mesures et impatient du moindre frein, pousse l'indépendance des sexes à outrance et, bousculant les traditions reçues, violentant les règles établies, se riant des scrupules les plus honorables, proclame, avec une audace tranquille, l'émancipation de l'amour.
En tirant cette conclusion, l'anarchisme reste fidèle à son principe, qui est de rompre tous les liens gênants. Pour ce qui est du socialisme, au contraire, les mêmes revendications ne vont pas sans quelque inconséquence. Mais l'esprit de libre jouissance est si dominant à notre époque, qu'il pénètre toutes les classes et envahit toutes les écoles. Peu à peu, les vieilles doctrines françaises, qui s'inspiraient du bien public et de l'ordre familial, ont perdu le prestige dont elles bénéficiaient auprès de nos pères. L'indépendance absolue de la femme est la manifestation la plus effrénée de cet individualisme latent, que l'on retrouve plus ou moins en germination au fond des âmes contemporaines. Si donc le socialisme fait, sur tant de points, cause commune avec l'anarchisme, la raison en est dans la prédominance inquiétante des vues étroitement personnelles sur les vues largement nationales.
Pour adoucir le sort de quelques intéressantes victimes des hasards de la vie ou des fautes de leurs proches, pour prémunir celui-ci ou celui-là contre les suites dommageables de ses propres imprudences, notre époque n'hésite point à ébranler, à affaiblir tout notre édifice social. Dans l'espoir d'effacer quelques anomalies regrettables, elle trouve naturel d'infirmer toutes les règles de notre organisation civile et familiale. Désireuse de remédier à des infortunes exceptionnelles, de guérir quelques blessures pitoyables, elle ne se gêne aucunement de troubler l'existence des valides et de paralyser l'activité des vaillants. Rien de plus conforme à la pensée anarchique que de fermer obstinément les yeux aux réalités, aux nécessités, aux fins supérieures de l'ensemble et de s'abstraire, avec complaisance, dans la considération et la poursuite des vues individuelles.
Il semble pourtant que, sous peine de faillir à son nom, le socialisme, qui se fait une loi de subordonner l'«entité individuelle» à l'«entité collective», devrait se préoccuper un peu plus de l'avenir du groupe et un peu moins des satisfactions passionnelles de chacun. Mais emporté par le courant sans cesse grandissant des idées individualistes, mû par la haine de tout ce qui est religieux, hiérarchique, traditionnel, ennemi surtout de l'esprit de famille qui est le plus sûr obstacle au développement de l'esprit révolutionnaire, il s'est empressé de se mettre au service des époux mal assortis, s'offrant de jouer, auprès du peuple, le rôle d'une bonne fée capable de guérir d'un coup de baguette toutes les blessures du mariage, sans s'inquiéter de savoir si, à force de délier les serments, de relâcher les unions, de désagréger les foyers, la société humaine pourra continuer de vivre et de se perpétuer.
Il n'est point niable, en tout cas, qu'en s'appropriant, relativement à la femme, les plus extrêmes revendications du programme individualiste, le socialisme fait oeuvre d'anarchie. De plus, la condition économique de l'ouvrière est étroitement liée aux nécessités supérieures de la vie de famille; et c'est le tort commun de toutes les doctrines révolutionnaires de n'en point tenir compte. Émanciper la femme de l'autorité paternelle et de l'autorité maritale pour mieux l'affranchir de l'autorité patronale et, plus généralement, de l'autorité masculine: tel est le but qui ressort d'une lecture attentive des oeuvres socialistes et anarchistes. Je le trouve très nettement exprimé dans un livre intitulé: La Femme et le Socialisme, où l'un des chefs du collectivisme allemand, Bebel, écrivait, dès 1883, à propos de la femme de l'avenir: «Elle sera indépendante, socialement et économiquement; elle ne sera plus soumise à un semblant d'autorité et d'exploitation; elle sera placée, vis-à-vis de l'homme, sur un pied de liberté et d'égalité absolues; elle sera maîtresse de son sort.»
Mais si l'anarchisme et le socialisme sont d'accord pour promettre à la femme la maîtrise souveraine d'elles-mêmes, ils prétendent l'y élever par des moyens différents. Ce nous est une très suffisante raison de distinguer, en cette matière, l'esprit collectiviste et l'esprit libertaire.
II
Il est constant que la femme du peuple est sortie peu à peu du foyer pour s'installer dans les grands ateliers. En diminuant l'effort musculaire, «le développement de l'industrie mécanique a élargi la sphère étroite dans laquelle la femme était confinée et l'a rendue apte aux emplois industriels.» Cette constatation faite, M. Gabriel Deville, un des représentants les plus qualifiés du collectivisme, en tire cette conséquence que la femme, «arrachée au foyer domestique et jetée dans la fabrique, est devenue l'égale de l'homme devant la production 148.» Il se trouve d'ailleurs que la femme a plus de persévérance et d'obstination que l'homme. Ses travaux de couture le démontrent: ce sont des oeuvres de patience telle, que M. Lombroso,--qui ne recule point devant l'incongruité,--la compare à celle du chameau 149. A mesure donc que la machine demandera moins d'effort musculaire à celui qui la sert, mais plus d'attention, plus d'habileté, plus de souplesse, on peut conjecturer que l'ouvrière aura plus de chance d'évincer de la fabrique l'ouvrier, qui s'y regardait comme chez lui de temps immémorial.
Cette évolution servira grandement, paraît-il, l'intérêt et la dignité de la femme moderne. Aujourd'hui la femme n'est-elle pas de toutes façons l'«entretenue» de l'homme? Et naturellement l'on donne à ce mot la signification la plus déplaisante qui se puisse imaginer. Lisez plutôt: «Celles qui ne peuvent acheter un mari chargé par cela même de pourvoir à toutes les dépenses, se louent temporairement pour vivre; mariées ou non, c'est de l'homme et par l'homme qu'elles vivent 150.» Il est donc entendu que la femme nouvelle ne saurait, sans dégradation, se laisser nourrir et vêtir par son mari ou son amant. Mieux vaut qu'elle soit le propre artisan de sa fortune. Ouvrez-lui donc largement tous les emplois, toutes les carrières, toute l'industrie, la grande comme la petite. Le travail est la sauvegarde de son indépendance.
En août 1897, les nombreuses dames qui prenaient part au congrès de Zurich se sont toutes rangées du côté de M. Bebel, qui défendait l'émancipation économique de la femme contre les démocrates catholiques dirigés par M. Decurtins. Le capitalisme ayant fait entrer la femme dans la production, il n'est pas plus facile, au dire du socialiste allemand, de supprimer la main-d'oeuvre féminine que d'abolir le télégraphe ou le chemin de fer. Effrayé d'une concurrence qui se fait de plus en plus redoutable, l'homme s'apitoie hypocritement sur le sort de l'ouvrière des fabriques et réclame son expulsion des métiers mécaniques. Mais qu'arriverait-il si, d'un trait de plume, le législateur jetait dehors les millions de femmes qui y sont employées? Ce serait les vouer à la misère ou à la prostitution. Le travail domestique suffirait-il aux femmes honnêtes? Son résultat le plus certain serait de transformer la chambre familiale en atelier nauséabond. Au reste, la femme est un être humain qui doit se suffire à lui-même. Sa dignité, sa liberté sont au prix de son travail. Si dur qu'on le suppose, celui-ci vaut mieux encore que la sujétion et l'abaissement. Les misères de la femme ouvrière sont le fruit amer du capitalisme; et il n'appartient qu'au socialisme de l'en débarrasser.
C'est en effet l'opinion unanime de nos bonnes âmes révolutionnaires que ni la renaissance de la vie de famille, ni l'équitable égalité des salaires, ni les autres améliorations possibles, n'élèveront le sexe féminin à l'existence idéale qu'il ambitionne. Les collectivistes s'obstinent à considérer l'infériorité de sa condition industrielle comme la conséquence du salariat. Pour soustraire la femme à la puissance masculine, il faut supprimer le patronat et sa domination capitaliste. «L'égalité civile et civique de la femme, conclut une des fortes têtes du parti socialiste français, ne saurait être efficacement poursuivie en dehors de ce qui peut amener l'émancipation économique, à laquelle, pour elle comme pour l'homme, est subordonnée la disparition de toutes les servitudes 151.» La première prééminence qu'il importe d'abattre, c'est donc l'autorité patronale; et l'on convie les femmes à s'allier aux ouvriers pour courir sus à l'entrepreneur. «Notre ennemi, c'est notre maître!» L'ouvrière ne sera délivrée de son joug que par l'avènement du collectivisme.
III
Mais il ne semble pas jusqu'à présent que la femme brûle très fort de se faire socialiste. Deux choses retarderont vraisemblablement sa conversion. C'est d'abord la méfiance qu'inspire une nouveauté systématique qui, en dépit de ses promesses libératrices, ne pourrait s'établir et durer que par la contrainte. Impossible de concevoir l'organisation collectiviste sans violence pour la fonder, sans despotisme pour la maintenir. Si vagues que soient les programmes de la société future, ils sont pleins de menaces pour la liberté individuelle. Poussée trop loin, la surveillance préventive risque, avec les meilleures intentions du monde, de rendre la vie intolérable. Pénétrer dans les ménages, envahir les foyers, sous prétexte de réveiller la torpeur des inoccupées ou de calmer la fièvre des vaillantes, édicter lois sur lois pour obliger les fainéantes au travail et imposer le repos aux laborieuses, est un système qui, pour être imposé par les plus pures vues sociales, n'en reste pas moins un chef-d'oeuvre d'inquisition tyrannique. Croit-on faire le bonheur de toutes les femmes françaises en les plaçant sous la surveillance de la haute police? Elles ont trop de peine à supporter maintenant l'autorité d'un mari débonnaire pour accepter de vivre sous une règle conventuelle, fût-elle l'oeuvre des sept Sages de la communauté future.
Ensuite, le prolétariat d'aujourd'hui rappelle trop certains maris fantasques qui gratifient leur douce moitié de caresses et de bourrades, avec une même libéralité. Après avoir proclamé la femme «l'égale de l'homme devant la production,» et au même moment où certains syndicats lui font, par une conséquence logique, une place dans leurs conseils d'administration, il est étrange d'entendre des membres du parti ouvrier réclamer des dispositions légales, à l'effet d'interdire l'entrée des ateliers industriels aux ouvrières, qui ont le désir ou l'obligation d'y gagner leur vie. Est-il permis d'imposer, à celles qui rêvent de s'émanciper, le lourd devoir de travailler sans recourir aux bons offices du mari, et de leur refuser en même temps le droit et le bénéfice du libre travail?
Entre nous, cette contradiction, assez vilaine, s'explique par un secret désir d'empêcher les femmes d'envahir des métiers et des emplois, que les hommes ont pris l'habitude de considérer comme leur domaine exclusif. C'est ainsi qu'à diverses reprisés ceux-ci ont manifesté l'intention de les expulser des postes, des télégraphes, des imprimeries et autres ateliers, où elles menacent de leur créer une redoutable concurrence.
Et pourtant, si les socialistes, qui parlent d'émanciper la femme, voient dans ses revendications autre chose qu'une admirable matière à belles phrases et à déclamations vaines, il leur est interdit de lui ôter tout moyen pratique de gagner honnêtement sa vie. Défendre aux patrons de l'embaucher, même à prix égal, n'est-ce point permettre à d'autres de la débaucher en plus d'un cas? Je n'hésite pas à dire que des mâles, qui s'attribuent violemment le monopole d'une fabrication et l'exploitation exclusive d'un métier, poussent l'antagonisme des sexes jusqu'à la barbarie. A ce compte, la liberté du travail, qui est un des premiers principes de nos lois organiques, n'existerait pas du tout pour les femmes. Et les mettre hors des cadres du travail, n'est-ce pas en mettre beaucoup hors l'honneur ou même hors la vie? Par bonheur, ce protectionnisme masculin, qui unit l'égoïsme à la cruauté, aura quelque peine à triompher de ce vieux fond de politesse française qui est encore, chez nous, le plus ferme appui de la femme dans la lutte pour la vie. Et puisqu'on admet de moins en moins qu'il faille la tenir étroitement dans la dépendance de l'homme, le seul moyen honorable de relever sa condition est de lui faire une place au comptoir, au bureau ou à l'atelier.
IV
Les collectivistes disent aux femmes: «Voulez-vous être libres? faites avec nous la révolution socialiste.» Même refrain du côté des anarchistes: «La femme ne peut s'affranchir efficacement, écrit Jean Grave, qu'avec son compagnon de misère. Ce n'est pas à côté et en dehors de la révolution sociale qu'elle doit chercher sa délivrance; c'est en mêlant ses réclamations à celles de tous les déshérités 152.» Les femmes prolétaires ne seront donc affranchies que par l'avènement du communisme anarchiste. Et les voilà du coup fort embarrassées: quel parti suivre? Qui assurera le mieux leur bonheur, de la «dictature du prolétariat», selon le mode socialiste, ou de la «commune indépendante», suivant le programme anarchiste?
Chose curieuse: les deux écoles révolutionnaires ont une même foi dans la «diffusion des lumières» pour conquérir la femme du peuple à leurs idées, cependant si contraires. De l'avis de l'une et de l'autre, il n'est qu'un moyen de soustraire la femme à la domination masculine, quelle qu'elle soit, et c'est de l'instruire intégralement. Après avoir réclamé «l'admission de tous à l'instruction scientifique et technologique, générale et professionnelle», le commentateur de Karl Marx, M. Gabriel Deville, déclare que «l'affranchissement de la femme aussi bien que de l'homme» ne peut sortir que de «l'égalité devant les moyens de développement et d'action assurée à tout être humain sans distinction de sexe 153.» Par ailleurs, un très curieux document, attribué à M. Élie Reclus dont l'anarchisme se réclame avec fierté, abonde dans le même sens: «Les vices et les défauts qu'on a souvent reprochés à la femme, nous ne les nions pas, mais nous sommes persuadé qu'ils résultent de la condition qu'on leur a faite; nous affirmons qu'ils sont, non pas sa faute, mais son malheur, en tant que serve ou esclave. Qu'on ose donc supprimer la cause, si l'on veut abolir les effets 154!»
On a pu voir que, sans accepter cette manière de voir, nous ne trouvons point déraisonnable d'élever le niveau intellectuel de la femme et d'admettre, à cette fin, les jeunes filles aux études de haute culture scientifique. Et telle est déjà la diffusion de l'enseignement dans les classes aisées, que Jean Grave a pu dire qu'«à l'heure actuelle, la femme riche est émancipée de fait, sinon de droit 155.» En sorte qu'il n'y a plus guère que la femme pauvre qui ait à souffrir de la prétendue supériorité masculine. Et pour l'en débarrasser, anarchisme et socialisme s'entendent (nous l'avons vu) pour prôner l'instruction intégrale. Autrement dit, l'instruction doit cesser d'être un privilège de la fortune. Il faut, au voeu de Kropotkine, notamment, que la science devienne un «domaine commun», qu'elle soit la «vie de tous», que sa «jouissance soit pour tous 156.»
Nous avons fait du chemin depuis Voltaire! Pour cet ancêtre de la libre pensée, l'homme est seul capable de cultiver les lettres et les sciences. Que les bourgeoises, à la rigueur, s'instruisent et se déniaisent, la chose est de peu de conséquence, à condition toutefois que l'étude ne les détourne point de leurs devoirs de bonnes poules couveuses. A la vérité, la haute éducation ne devrait être permise qu'à celles qui, par extraordinaire, s'élèvent au-dessus du commun: à celles-là, on ne demande plus d'être honnêtes femmes; il suffit qu'elles soient d'«honnêtes gens.» Quant à la femme du peuple, Voltaire la jugeait d'une espèce inférieure et indigne de boire aux sources de la science; il abandonnait aux prêtres le soin de catéchiser «les savetiers et les servantes.» Aux hommes seulement l'orgueilleuse philosophie! Le bon Dieu n'a-t-il pas été inventé pour les bonnes femmes?
Aujourd'hui, tout le monde doit être convié, nous dit-on, à étudier, à savoir, à libérer sa raison. Et si nous objectons que les loisirs manqueront aux cuisinières et aux paysannes, les anarchistes nous rappellent que le machinisme merveilleux du XXe siècle pourra aisément les leur procurer. Prochainement, comme dans les contes de fée, d'extraordinaires mécaniques, obéissant au doigt et à l'oeil, accompliront toutes les tâches manuelles d'aujourd'hui. Et alors, les femmes et les hommes, unissant leurs forces, fraterniseront dans la paix et la lumière, par la grâce toute-puissante de la science universalisée.
V
Débarrassé même de ces espérances chimériques, le goût immodéré d'instruction, l'appétit insatiable de savoir,--que l'on retrouve au fond de toutes les doctrines féministes,--nous ménage (je m'en suis déjà expliqué) de pénibles surprises. Est-ce donc un idéal suffisant que la multiplication des diplômées et des raisonneuses? Disons plus: l'instruction affranchie de tout frein religieux, libérée de toute obligation morale, laïcisée à outrance, suivant le voeu révolutionnaire, risque tout simplement d'élever le niveau intellectuel de la galanterie. Le mot est dur, j'en conviens. Mais pourquoi nous fait-on entrevoir, dans l'avenir, le type de la féministe émancipée de tout, sauf de ses instincts et de ses vices, sans illusions, sans préjugés, sans scrupules, indépendante d'esprit et de coeur, libre en paroles, libre en morale, libre en amour, exagérant ses droits et méprisant ses devoirs. Cette femme me fait peur, et je le dis rudement.
On nous répète dans certains milieux que l'éducation, pour être franche et loyale, doit initier préventivement la jeune fille à tout ce que nous avons coutume de lui voiler par respect pour sa pudeur et sa vertu. Ainsi comprise, l'instruction intégrale est évidemment à la portée de toutes les intelligences, mais (c'est une question que j'ai déjà posée) bon nombre d'âmes n'en seront-elles point gravement déflorées? Nos écrivains révolutionnaires n'ont pas assez de mépris pour la jeune fille timide, discrète, naïve, telle qu'elle sort du giron des mères chrétiennes ou du cloître de nos pensionnats religieux. Ils trouvent stupide de ne point l'avertir de toutes choses. «Pourquoi, disent-ils, lui fermer en tremblant les fenêtres qui s'ouvrent sur le monde? Faites-lui voir en face la nature et la vie. Déniaisez vos petites nonnes, instruisez vos petites oies.»
Le malheur est que ces conseils commencent à être suivis, non pas seulement dans cette société frivole, exotique, où la modernité triomphe avec fracas, mais encore dans le monde moyen, ordinairement sage, timoré, rebelle aux nouveautés troublantes. Et nous pouvons déjà juger aux fruits qu'elle porte, l'éducation nouvelle qui déchire tous les voiles et approfondit toutes les réalités. Soit! Mettez aux mains de vos filles n'importe quel livre ou, si vous n'osez, éveillez seulement sa curiosité sur les dessous mystérieux de l'existence; usez de franchise brutale ou de prudentes réticences: vos filles pourront tout savoir, mais aurez-vous toujours lieu d'en être fiers? Ce sera miracle si toutes parviennent à conserver, à ce régime, une demi-virginité d'âme.
En seront-elles plus heureuses? Que non! C'est un dicton banal que la science ne fait pas le bonheur. Seront-elles moins exposées aux pièges de la vie? Je voudrais le croire; mais à trop savoir, à trop comprendre, on s'expose à des indulgences, à des expériences, à des périls, contre lesquels la simple candeur les eût prémunies plus sûrement. On nous réplique que les illusions, dont la jeune fille est nourrie, préparent à l'épouse et à la mère les plus attristantes déceptions. Mais est-il indispensable de tout lui apprendre positivement, de tout lui dévoiler méthodiquement, pour la mettre en garde contre les amertumes et les duretés possibles de la vie? Et puis, le rêve a cela de bon sur la terre qu'il nous empêche souvent d'apercevoir les bassesses et de croire aux turpitudes de ce monde. Ceux-là même qui prétendent que la vertu, l'amour, le dévouement sont des duperies, nous avoueront du moins que ces chimères sont bienfaisantes, puisqu'elles ont pour effet d'entretenir l'âme en paix et en sérénité, de bercer la souffrance et d'embellir la destinée. Ne bannissons point ces douces choses du coeur de la femme, car sa mission première est d'en garder le dépôt à travers les âges, afin de perpétuer parmi nous le règne de l'idéal, en croyant au bien pour nous y faire croire, en aimant ce qui est bon et pur pour nous le faire aimer.
En résumé, nous ne voulons point, pour les femmes, de l'instruction intégrale selon l'esprit révolutionnaire, la jugeant inutile, sinon préjudiciable, aux intérêts économiques non moins qu'à l'amélioration intellectuelle du plus grand nombre.
CHAPITRE IV
L'économie chrétienne
SOMMAIRE
I.--Le socialisme chrétien.--Dissentiments irréductibles entre la révolution et l'église.
II.--L'homme a la fabrique et la femme au foyer.--La famille ouvrière dissociée par la grande industrie.--Interdiction pour la femme de travailler a l'usine.
III.--Exception en faveur du travail domestique.--Cette exception est-elle justifiée?--Pourquoi les prohibitions catholiques sont malheureusement impraticables.
I
Qu'il s'agisse, en somme, des règlements collectivistes ou des procédés anarchistes, on vient de voir que les deux écoles s'entendent au moins sur ce point, qu'il faut émanciper la femme. Divisées sur la question des voies et moyens,--l'une préconisant la «commune indépendante» et l'autre, la «dictature du prolétariat»,--il reste que toutes les forces révolutionnaires poursuivent unanimement le même but, qui est la destruction des entreprises patronales par l'abolition de la propriété capitaliste. Après l'ouvrier, la femme du peuple finira-t-elle par épouser les idées de M. Jules Guesde ou celles de M. Élisée Reclus? Ou bien M. le curé aura-t-il assez d'influence pour la prémunir contre ces redoutables enjôleurs? Car je ne vois que la religion qui puisse lutter avantageusement, auprès des ouvrières, contre les tentations révolutionnaires. Dans toutes les questions qui concernent la femme, les doctrines subversives entrent en conflit avec ce vieux christianisme latent qui inspire nos lois, règle nos moeurs et gouverne encore nos familles. Aussi bien ne manquent-t-elles aucune occasion de le combattre avec fureur. C'est pourquoi j'ai l'idée que la bataille rangée du XXe siècle ne mettra guère aux prises que deux armées sérieusement organisées: l'Église et la Sociale. A moins que le clergé lui-même ne se laisse entamer par les nouveautés ambiantes et mordre par les idées d'indépendance et d'indiscipline: auquel cas, tout conspirerait au chaos.
Déjà certains ecclésiastiques sont entrés en coquetterie avec les partis avancés. De ce symptôme peu rassurant, le dernier congrès de Zurich, dont je parlais tout à l'heure, nous a donné quelques exemples significatifs. Les orateurs ont pris plaisir à rappeler le mot célèbre du P. Lacordaire: «Lorsqu'il s'agit du travail, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.» Et un Suisse catholique, l'abbé Beck, a fait cette déclaration grave: «Oui; c'est le capitalisme qui tue la famille et non le socialisme 157»
Mais quelles que soient les avances faites et les politesses échangées, il est douteux que les deux partis puissent vivre longtemps en bonne compagnie. Outre que l'un croit en Dieu, tandis que l'autre s'en moque,--ce qui constitue déjà un dissentiment irréductible,--la famille, que l'Église veut rétablir et fortifier, alors que la révolution travaille à l'affaiblir et à la ruiner, rend impossible un rapprochement durable. A ce même congrès de Zurich, M. Bebel a marqué, avec une netteté brutale, la distance qui sépare les deux points de vue: «Ce que vous voulez en réalité, a-t-il dit, c'est revenir en arrière, rétablir la société de petits bourgeois antérieure à l'avènement de la grande industrie. Comme nous, sans doute, les socialistes chrétiens condamnent la société capitaliste et en poursuivent l'abolition; mais, celle-ci obtenue, leur chemin se sépare du nôtre. Ils remontent vers le passé, tandis que les socialistes marchent à la société socialiste! Cette divergence essentielle ne nous empêchera pas d'accomplir ensemble, dans une amicale entente, la partie urgente et commune de notre programme.» L'impression qu'a laissée ce congrès, où les socialistes étrangers, à la différence des socialistes français, ont rivalisé avec les catholiques de tolérance et de courtoisie, est que révolutionnaires collectivistes et démocrates religieux tirent souvent à la même corde, mais en sens inverse.
II
Désireux de conserver la femme à la maison, les catholiques voudraient l'exclure de la fabrique. Se retranchant derrière l'autorité de Jules Simon, ils répètent après lui: «La femme est absente du foyer depuis que la vapeur l'a accaparée; il faut qu'elle y rentre et qu'elle y ramène le bonheur.» Cette parole exprime bien l'idéal essentiel, le but suprême qui s'impose au législateur et au sociologue. L'école chrétienne y adhère sans réserve. Point de repos, point d'ordre, point de joie sur terre pour l'ouvrier sans un intérieur. Si la femme passe ses journées à l'usine, comment le logement pourrait-il être propre, salubre, habitable? Comment la cuisine pourrait-elle être soignée et la table exactement servie? Qui veillera sur les enfants? Qui soignera les malades? Qui rangera, ornera, embellira de mille petits riens charmants la modeste chambre de famille? La femme au dehors, c'est le désordre et la tristesse au dedans.
Il n'est pas jusqu'au talent que la nature a mis aux doigts de la femme,--je veux parler de la couture qui est son plus bel art,--qui ne risque d'être gâté ou aboli par les rudes besognes industrielles. L'ouvrière des usines ne sait plus manier l'aiguille avec adresse, ni chiffonner une étoffe avec habileté. Dans le peuple, pourtant, la jeune femme devrait être sa propre couturière et l'habilleuse de la famille. Mais retenue à la fabrique du matin au soir, elle se néglige et néglige les siens. Que de fois père, mère et enfants, ne sont que des paquets de chiffons malpropres. On conçoit aisément qu'émus de ce triste spectacle, de bons esprits proposent à la terrible question du travail des femmes une solution radicale, à savoir que, hors des occupations domestiques, «la femme ne doit pas travailler.»
C'est ruiner le foyer, en effet, que d'admettre l'épouse aux travaux de la grande industrie. Voulez-vous qu'elle reste à la maison: fermez-lui l'entrée des usines. Point de famille possible, avec l'exploitation de la main-d'oeuvre féminine hors du logis. Peut-on songer sans tristesse à ces milliers de mères obligées de travailler debout, pendant dix heures, dans une atmosphère accablante, au milieu du fracas des machines et de la poussière des métiers? Il faut les voir à la sortie des filatures, maigres, pâles, exténuées! Quelle effrayante menace pour l'avenir de la race! Aussi a-t-on pu dire que le travail industriel de la femme est la méconnaissance monstrueuse des lois physiologiques.
Contraire à l'«ordre naturel» qui a pourvu la femme d'une complexion différente de celle de l'homme et, lui ayant refusé les mêmes forces, n'a pu lui imposer les mêmes travaux; contraire à l'«ordre social» qui veut un gardien pour le foyer et, prenant en considération la faiblesse relative de la femme, lui a confié partout le ministère de l'intérieur; contraire à l'«ordre économique» qui atteste que le salaire industriel de la femme est souvent absorbé par les dépenses d'entretien et de lessivage du linge, par le soin et la garde des enfants que l'ouvrière doit confier à des mains étrangères; contraire, enfin, à l'«ordre moral» qui souffre grandement de la promiscuité des sexes et de la désertion du foyer domestique,--le travail de la femme dans la grande industrie devrait être interdit graduellement. Répondant à M. Bebel, le chef des catholiques démocrates de Suisse, M. Decurtins, concluait en ces termes: «Depuis le berceau de l'humanité jusqu'à ce jour, sauf de rares périodes qui n'ont été que des périodes d'exception, la famille monogame a été le rocher de bronze contre lequel s'est arrêté le flot des révolutions. Nous attendons l'époque où le père suffira à l'entretien de sa famille. Voilà l'aurore des temps futurs que perçoit déjà notre esprit.»
III
Il n'est qu'un genre de travail féminin qui trouve grâce devant les chrétiens démocrates, c'est le travail domestique, le travail familial, c'est-à-dire la tâche industrielle exécutée à la maison, près des enfants, dans les moments de loisir que laissent à bien des mères les soins du ménage. Suivant quelques bons esprits, la femme mariée n'aurait pas même, en conscience, le droit de louer sa main-d'oeuvre pour un travail manufacturier accompli hors du foyer. Le cardinal Manning a exprimé cette idée avec une force extrême: «Les femmes mariées et les mères qui, par contrat de mariage, se sont engagées à fonder une famille et à élever leurs enfants, n'ont ni le droit ni le pouvoir de se lier contractuellement, pour tant d'heures par jour, en violation du premier engagement qu'elles ont pris comme épouses et comme mères. Une telle convention est, ipso facto, illégale et nulle. Car, sans vie domestique, point de nation 158.»
Bref, le grand différend, qui divise les catholiques et les socialistes, consiste en ceci, que les premiers veulent «la reconstitution de la famille chrétienne,» tandis que les seconds souhaitent «l'émancipation individuelle de la femme.» Comme conclusion, le congrès de Zurich n'a point exclu les femmes de la grande industrie; il a voté seulement sa réglementation.
On doit se demander, en effet, si la situation actuelle de l'ouvrière ne serait pas gravement empirée par les prohibitions catholiques. La société capitaliste existe: c'est un fait. Et qui peut se flatter de la détruire, ou même de la transformer, du jour au lendemain? Et puis, hélas! la femme est fréquemment dans la nécessité de grossir, par son gain, le salaire du mari pour soutenir le ménage. Et toutes les interdictions du monde ne prévaudront point contre cette triste obligation. La doctrine catholique limite au mariage la fonction naturelle et sociale de la femme. Elle voit en celle-ci le bon génie de la famille, la gardienne du foyer conjugal, prescrivant au mari de lui apporter la nourriture de chaque jour, avec le respect et l'amour. L'objection essentielle qu'on peut faire à cette conception de la vie féminine, c'est que la société contemporaine n'est point arrivée à ce point de perfection que chaque femme se puisse marier, avoir des enfants et trouver au foyer une sûreté de vie sans labeur industriel. Qu'une existence, bornée au gouvernement de son intérieur, soit pour la femme l'état le plus heureux, l'idéal de l'avenir, nous le voulons bien; seulement les nécessités du présent lui permettent rarement de s'en contenter. Il est certain que la vie au coin du feu conviendrait mieux à bien des femmes; mais les condamner au repos forcé quand le pain manque au logis, c'est les vouer irrémédiablement à la misère; et il nous est difficile d'apercevoir en cette prohibition une manifestation de fraternité chrétienne.
Certes, lorsque la femme est mariée, nous sommes d'avis que sa véritable place est au foyer conjugal: sa santé y gagnera, et sa moralité aussi. Encore est-il qu'à l'expulser des emplois qu'elle occupe, c'est la condamner souvent à mourir de faim. On parle en termes émus des soins à donner aux enfants, du pot-au-feu à surveiller, des travaux du ménage, des obligations de la maternité, des joies austères du foyer; mais lorsque la marmite est vide et la cheminée sans feu, lorsque les petits souffrent du froid ou de la faim, conçoit-on qu'une mère consente à se reposer, inactive et désolée? Cette vaillante (ceci soit dit à sa louange) ne trouve alors aucun labeur trop pénible pour nourrir son monde, les jeunes et les vieux.
Quant aux filles, aux veuves, aux femmes maîtresses d'elles-mêmes, je ne vois pas au nom de quel principe on pourrait leur refuser le droit de travailler à l'usine. Impossible de leur opposer les soucis de la maternité, cette raison ne concernant que les femmes chargées de famille. Or, les mères ne sont qu'une minorité parmi les «travailleuses» proprement dites. D'après notre dernier recensement, il existerait en France 2 622 170 filles célibataires, 2 060 778 veuves, 924 286 femmes mariées sans enfants; soit, ensemble, 5 607 234 femmes qui ne connaissent pas les soucis de la maternité. De ce nombre, beaucoup doivent et peuvent travailler pour vivre. Pourquoi les lois et les moeurs y feraient-elles opposition? N'a-t-on pas dit que les droits de chacun ne sont que des intérêts juridiquement protégés?
Objectera-t-on la faiblesse musculaire des femmes? Elle a moins d'importance depuis l'invention et le perfectionnement incessant des machines,--celles-ci exigeant plus de dextérité que de force, plus de surveillance que d'énergie. D'autre part, le travail à la maison, pour lequel on professe tant déconsidération, n'est pas exempt d'inconvénients et de périls. N'oublions pas que c'est la petite industrie, beaucoup plus que la grande, qui attire et exploite la main-d'oeuvre féminine. Bien que travaillant chez elle, à ses pièces, à prix fait, une lingère de Paris aux gages des grands tailleurs est-elle plus heureuse que l'ouvrière des fabriques? Cette exploitation du travail, que les Anglais appellent le «système de la sueur», sévit surtout sur l'ouvrière en chambre. Le sweating-system est la lèpre du travail à domicile. L'hygiène déplorable des ouvrières qui le subissent, le surmenage qu'il leur impose, l'isolement où il les tient, les maigres salaires qui le rémunèrent, sont autant de griefs contre le travail domestique. Celui-ci est-il donc si préférable au labeur collectif des grandes usines?
Il n'est pas moins vrai que la vie au foyer et les tâches simplement ménagères reviennent, par droit de nature, à l'épouse et à la mère. L'avenir verra peut-être se constituer un état social nouveau (dont il n'est point défendu de poursuivre le rêve), où l'ouvrier sera mis, plus efficacement qu'aujourd'hui, à l'abri des risques du chômage, des accidents, de la maladie et des infirmités; où le mari, plus conscient de ses devoirs, se fera un crime de détourner le fruit de son travail de sa destination légitime, qui est le soutien de la femme et des enfants; où le père, enfin, pourra subvenir, par son seul labeur, à l'entretien d'une famille que la morale et la patrie s'accordent à vouloir nombreuse.
Qui sait même si le travail industriel en chambre ne sera pas rendu, pour la femme, plus sain, plus aisé, plus rémunérateur? Qui nous dit que la force motrice ne se transportera pas un jour à domicile, aussi facilement, aussi économiquement que l'eau et le gaz? Ce que la vapeur a fait, l'électricité peut le défaire. Il est dans l'ordre des conjectures permises que, de ces vastes agglomérations humaines qui s'entassent présentement autour des usines, le progrès de l'industrie nous ramène, en une certaine mesure, à un travail familial amélioré, que chacun accomplirait dans la paix du foyer reconquis. Alors cesserait la nécessité douloureuse de la présence des femmes à l'atelier; et les mères pourraient reprendre leur place naturelle à la maison, sans être exposées à mourir de faim sur la pierre du foyer.
Sera-ce pour demain? On ne sait. Mieux vaut, en tout cas, utiliser l'heure présente à préparer ce joyeux avenir qu'à pleurer stérilement un passé irrévocablement révolu.
CHAPITRE V
Ce que les hommes pensent du travail des femmes dans l'industrie
SOMMAIRE
I.--Notre idéal pour l'avenir.--Nos concessions pour le présent.--Point de théories absolues.--Il faut vivre avant tout.
II.--Restrictions apportées au travail féminin dans l'intérêt de l'hygiène et de la race.--Théorie de la femme malade: ce qu'elle contient de vrai.
III.--Aperçu des réglementations de la loi française relatives au travail des femmes dans l'industrie.--Leurs difficultés d'application.--Leur nécessité, leur légitimité.
En ce conflit d'opinions contraires et de tendances adverses, nous proposerons une solution modeste qui, bien qu'ayant l'avantage d'être pratique, fera sourire de pitié, j'en ai peur, les réformateurs systématiques, grands partisans du «tout ou rien». Notre conviction est que le travail, avec quelque équité qu'on le puisse répartir, pèsera toujours d'un poids lourd sur l'immense majorité des femmes et des hommes. Nul système n'aura la vertu de les affranchir des humbles soins de la maison ou des rudes corvées de la vie. Il n'est donné à personne de sortir des lois de la nature et des conditions de ce monde.
I
Cela dit, nous distinguerons entre les fonctions propres de l'homme et de la femme et nous formulerons notre idéal par cette règle toute simple: «Le père à l'atelier, la mère au foyer.» En cela, nous nous rallions expressément au programme chrétien. La grande préoccupation du législateur doit être, avant tout, de rendre l'épouse à son ménage et la mère à ses enfants. La place des femmes mariées n'est pas à la fabrique, mais au logis. La renaissance de la vie de famille, voilà le but suprême. Mais n'espérons point l'atteindre ni aujourd'hui ni demain. Beaucoup de femmes devront continuer, pour vivre, à travailler au dehors. C'est pourquoi, toute mesure susceptible d'alléger le fardeau, qui pèse sur les frêles épaules d'un si grand nombre, nous paraît digne de sympathie et d'encouragement. S'il nous est impossible de supprimer la misère, tâchons au moins d'améliorer la condition des malheureuses.
En conséquence, nous nous féliciterons de tous les débouchés nouveaux, qui permettront aux femmes de gagner leur vie autrement qu'en s'usant les yeux sur des confections peu rémunératrices. Mais gardons-nous des chimères: à quelque état de progrès et de civilisation que l'humanité puisse s'élever, toutes les merveilles de l'assistance mutuelle ne dispenseront jamais la femme de peiner pour les siens. Quand l'industrie du chef de famille ne suffit pas à soutenir le ménage, il faut bien que la mère se dépense pour les vieux et les petits.
Là-dessus, les docteurs socialistes et anarchistes s'emportent. «Bête de luxe et bête de somme,» voilà, paraît-il, comment nous comprenons le rôle de la femme 159.
Ce langage est impie. Aux champs comme à la ville, la femme française n'est point, autant qu'on le dit, frivole ou surmenée, et bête encore moins. Célibataire et libre, son devoir est de travailler pour vivre, comme le commun des mortels. Le métier d'idole ne doit point lui suffire. Et notez que loin de se refuser à la loi du labeur, qui pèse sur elle comme sur nous, son âme courageuse nourrit l'espoir de disputer aux hommes les emplois industriels qu'ils occupent et les carrières libérales qu'ils encombrent. Voudrait-on les en chasser?
Si maintenant nous la supposons mariée, nous maintenons que l'obligation incombe au mari de l'«entretenir», quelque offensant que soit le mot pour des oreilles révolutionnaires. En ce cas, ce qu'elle reçoit de son homme n'est pas un don gratuit, un cadeau indu, une aumône mortifiante, mais le juste salaire de ses soins domestiques. Soit que, riche et fortunée, elle se contente de présider au gouvernement de son intérieur,--ce qui n'est pas toujours une sinécure,--soit que, pauvre et vaillante, elle prenne un métier pour accroître de ses gains le budget du ménage, la femme française n'est jamais une assistée, mais une associée. Elle collabore à l'oeuvre commune. Et pour ce qui est de l'ouvrière en particulier, elle a coutume d'apporter tant de coeur à l'ouvrage que, pour la prémunir contre les excès de son zèle, il a fallu que les lois intervinssent pour réglementer son travail dans les ateliers industriels.
A la maison d'abord, à la fabrique ensuite, telles sont les places successives que nous assignons aux femmes. Mais en reconnaissant que la première de leurs fonctions sociologiques est un rôle domestique et maternel, nous qui sommes de bonnes gens et des esprits simples, nous repoussons de toutes nos forces la conception antique et païenne de la femme esclave, de la femme enfant. C'est pourquoi il nous répugnerait de leur interdire l'entrée des usines et des ateliers, dans le but de supprimer une concurrence fâcheuse pour les hommes. Loin de nous la pensée, quelque peu cruelle, de les charger de liens pour avantager indirectement la main-d'oeuvre masculine, et de faire appel à la loi pour les obliger impérieusement à donner moins de temps à la fabrique et plus de soins au ménage. De même que nul ne s'aviserait d'empêcher les bourgeoises de cultiver les arts libéraux, d'écrire dans les journaux et dans les revues, de publier des volumes, de manier le crayon, le pinceau ou le burin, ainsi nous trouvons naturel que la femme du peuple siège au comptoir ou au magasin, dirige un métier ou surveille une machine.
Qu'elle se donne d'abord à son intérieur, à sa famille, à ses enfants, c'est son premier devoir, et nous ne cesserons de l'inviter à s'y consacrer entièrement, s'il est possible. Mais dès qu'elle doit travailler au dehors pour soutenir le ménage, qui aurait le triste courage de la ramener de force à la maison? Avant de se reposer au coin du feu, il faut vivre. Beaucoup y parviennent mal en travaillant trop; beaucoup n'y parviendraient plus en ne travaillant point. Retenons que, d'après les statistiques officielles, la France compte, en chiffres ronds, 2 700 000 travailleuses agricoles, 570 000 ouvrières de fabrique et 245 000 employées de commerce. Peut-il être question sérieusement de renvoyer cette armée de vaillantes dans leurs foyers respectifs?
Méfions-nous donc des théories abstraites, de la logique pure, de l'absolu. N'exagérons point l'indépendance de la femme; car les socialistes eux-mêmes, si attachés qu'ils soient à cette idée, sont obligés d'y mettre des limites. Ainsi, leurs congrès sont unanimes à interdire au sexe féminin les travaux insalubres et dangereux, tels que les travaux des mines et des carrières. N'exagérons point davantage l'intérêt de la famille; car, pour sauvegarder la vie du foyer, ce n'est pas seulement la grande industrie que les catholiques devraient fermer à la main-d'oeuvre féminine, mais encore les emplois les plus recherchés et les moins fatigants. Qu'une femme soit assise à un comptoir ou derrière un guichet télégraphique, qu'elle soit embauchée dans un tissage ou dans une filature, le foyer n'est-il pas également désert et l'enfant également abandonné? Essayons de donner à la femme plus de liberté, sans épuiser ses forces ni compromettre sa santé: voilà l'essentiel.
II
Le travail féminin comporte donc des restrictions nécessaires; et ces restrictions doivent lui être imposées dans l'intérêt de l'hygiène, qui se confond ici avec l'intérêt de la race. Sans distinguer entre la grande et la petite industrie, il suffit qu'un travail menace la vie ou compromette la santé de l'ouvrière, pour que le législateur ait le droit de le surveiller ou de l'interdire. Le travail manufacturier est souvent insalubre ou dangereux; sans compter que l'amour maternel peut entraîner bien des mères à accepter des tâches trop pénibles et trop prolongées. C'est pourquoi il est inévitable de réglementer le travail des femmes dans les manufactures. De fait, aucun législateur n'y a manqué; et catholiques et socialistes, quelles que soient leurs divergences doctrinales, sont unanimes à provoquer son action, à réclamer son contrôle et même à appuyer ses prohibitions. «Travaillez à la sueur de votre front, dirons-nous aux femmes, c'est votre droit; à cette condition, toutefois, que votre labeur vous apporte effectivement les moyens de vivre sans accroître démesurément vos chances de mort.» Il n'est que les économistes de l'école individualiste qui aient soutenu que la femme majeure doit être libre de se conduire comme elle l'entend; et leur voix faiblit, leur nombre décroît, leur influence diminue.
Croirait-on pourtant qu'il est des femmes qui s'irritent de la protection du Code? Nos prévenances légales ne sont-elles point l'attestation publique de leur faiblesse et, par suite, une marque d'infériorité? Les accepter équivaudrait à un aveu d'impuissance. «Comme Michelet, nous disent-elles, pensez-vous que nous soyons si débiles, si malades, si incapables de nous conduire, qu'il faille instituer autour de nous un contrôle et une sauvegarde? Vos chaînes de fleurs sont encore une façon de nous assujettir à votre domination. Un protégé est toujours subordonné, plus ou moins, à son protecteur. Nous ne voulons point de cette tutelle des lois qui ne va point sans amoindrissement pour nous. Les femmes ne sauraient agréer d'être défendues par les hommes sans s'abaisser et déchoir.»
Il n'est point prudent, comme on le voit, de s'apitoyer sur les femmes, fût-ce pour tirer de cette compassion attendrie des raisons d'indulgence et de sollicitude. Michelet en sait quelque chose: les femmes ne l'aiment point, bien qu'il les ait paternellement aimées. Expliquons-nous brièvement sur sa doctrine, puisqu'elle trouve ici sa place et aussi, peut-être, quelque application.
Au dire de Michelet, la femme est, par constitution, un être faible, précieux, délicat, voué, par intermittences, à une sorte de misère physiologique ou, du moins, à une morbidité incurable qui la rend impropre à tout travail continu, à tout effort persévérant. Pendant les périodes renouvelées de ses souffrances, elle n'est qu'une infirme passionnée, une malade; et ses crises physiques se répercutant, se prolongeant jusqu'à l'âme en troubles et en inquiétudes, doivent nous la faire tenir pour incapable, en un pareil moment, d'une responsabilité complète. C'est une pauvre énervée que le mari a le devoir de soigner, de consoler, de guérir. Michelet veut, en effet, que l'époux soit le confesseur indulgent et le médecin avisé de sa femme. En échange de la grâce, de la tendresse qu'elle lui apporte souvent, il doit lui procurer la paix et la santé.
En réalité, et sans nous occuper pour l'instant des devoirs du mari, il reste, au fond de la théorie de notre grand écrivain, un fait qui n'est point niable: c'est que l'organisme de la femme est sujet à des souffrances périodiques, à un énervement maladif, que l'homme ne connaît pas. On nous dira que, par une certaine pudeur très respectable, la femme n'aime point qu'on en parle, de même que, par discrétion et par justice, il ne convient point que l'homme en triomphe. Aussi bien n'insisterons-nous pas sur cette diversité de constitution et de tempérament, nous réservant seulement d'en tirer cette conséquence que, soumise à des assujettissements que notre sexe ignore, obligée de payer un lourd tribut à l'espèce dont la conservation dépend d'elle, la femme n'est point capable des mêmes efforts, des mêmes métiers, et que, pour le moins, la nature lui défend le labeur ininterrompu que la vie moderne nous impose. Certaines sociétés de secours mutuels ont constaté que, jusqu'à l'âge de quarante-cinq et cinquante ans, la morbidité des femmes (calculée par le nombre des journées de maladie) est une fois et demie supérieure à celle des hommes. A Lyon, notamment, la mortalité des ouvrières en soie dépasse, du triple, celle des ouvriers du même métier 160.
Aux femmes qui repoussent d'un air offensé les mesures de protection légale, sous prétexte qu'elles leur font toujours injure et souvent tort, nous pouvons maintenant répondre: «La nature ne vous permet point de travailler aussi longtemps que l'homme, ni aux mêmes tâches ni aux mêmes chantiers que l'homme. Elle a voulu que vous réserviez le meilleur de vos forces à ceux qui sont nés ou qui naîtront de vous, et vous ne pourriez gaspiller imprudemment la réserve de vigueur et de santé qu'elle vous a confiée, sans compromettre l'avenir de la race et le recrutement de l'espèce. Résignez-vous donc à être protégées, puisque vous êtes redevables de votre sang et de votre vie à l'humanité future.».
III
En fait, la loi du 2 novembre 1892, complétée par la loi du 30 mars 1900, apporte au travail des femmes majeures les notables limitations que voici: 1º interdiction de travailler plus de onze heures par jour 161; 2º interdiction de travailler plus de six jours par semaine; 3º interdiction de travailler la nuit, de neuf heures du soir à cinq heures du matin; 4º interdiction de travailler sous terre, dans les mines, minières et carrières. Au total, réduction de la journée de travail, obligation du repos hebdomadaire, prohibition des veillées prolongées et suppression des travaux souterrains, telles sont les mesures prises par la loi française pour protéger l'ouvrière contre les exigences du patronat et les entraînements de son propre courage. Cette réglementation défensive entre avec quelque peine dans nos moeurs industrielles. Pourquoi?
Nul n'ignore que la loi française s'applique de son mieux à protéger le travail des femmes et des filles mineures dans l'industrie, sans toujours y réussir. En fait, la loi du 2 novembre 1892, qui a édicté les mesures de protection ouvrière que l'on sait, soulève un concert de récriminations, la question de principe étant plus simple à trancher que la question d'application n'est facile à résoudre. Toute réglementation légale du travail féminin se heurte, en effet, à deux difficultés graves. Veut-on l'appliquer strictement, à la lettre, dans toute sa rigueur? On risque d'éliminer peu à peu les femmes de certaines professions, plus particulièrement surveillées à cause des dangers qu'elles font courir à la santé. Et alors, la loi, faite en vue de protéger la femme, protègera surtout le travail masculin, en le débarrassant de la sérieuse concurrence que lui fait, un peu partout, la main-d'oeuvre féminine.
Au contraire, les pouvoirs publics tiendront-ils compte des difficultés de la vie, des nécessités du métier? appliqueront-ils les règlements avec tolérance? accorderont-ils des autorisations avec largesse? Alors, les exceptions emporteront la règle. C'est ainsi que, dans la couture, la loi a été à peu près impuissante à protéger l'ouvrière contre le surmenage résultant de la durée excessive du travail et de la prolongation exagérée des veillées. De là, chez les patrons et même chez les ouvrières--en plus d'une hostilité à peine dissimulée à l'égard de la loi et de l'inspection,--une tranquille assurance de pouvoir tromper l'une et violer l'autre.
Sans doute, il faut bien, dans les cas d'urgence, permettre à l'atelier de travailler la nuit et même le dimanche; et les heures supplémentaires, ajoutées aux heures légales, sont acceptées le plus souvent avec joie par les apprenties, qui n'y voient qu'une occasion d'augmenter leur gagne-pain, en méritant par un surcroît de travail un surcroît de rémunération. Il reste pourtant que ces autorisations bienveillantes et ces concessions nécessaires énervent, discréditent, infirment les prescriptions légales, et que, par condescendance pour la liberté, on arrive indirectement à fausser ou à paralyser tout l'appareil protecteur du travail féminin. D'où l'on a pu dire que la loi de 1892, par exemple, avait supprimé la veillée sans la supprimer, et que les règlements postérieurs l'avaient rétablie sans la rétablir. C'est le chaos.
Mais quelles que soient les difficultés d'application, les femmes peuvent être sûres que nulle société, consciente de ses devoirs, ne s'abstiendra de protéger leur travail. Un peuple est trop directement intéressé à ce qu'elles lui fournissent de solides épouses, des mères fécondes et de bonnes nourrices, pour se décider jamais à les laisser, par amour de l'indépendance, s'anémier ou se détruire par un travail excessif en des ateliers malsains. L'État serait fou qui permettrait aux femmes de se tuer à l'ouvrage, sachant que sa population ne peut se perpétuer que par leur vie. En conséquence, il ne les admettra qu'aux professions compatibles avec leur santé physique et morale; mais il ouvrira toutes celles-ci avec largesse et impartialité, le devoir de l'homme étant de ne point aggraver l'inégalité des sexes par des prohibitions inutiles. Je ne sais point d'autre moyen d'accorder les droits individuels de la femme avec les droits supérieurs de la société 162.
CHAPITRE VI
Ce que les femmes pensent de la condition de l'ouvrière
SOMMAIRE
I.--Infériorité regrettable de certains salaires féminins.--Ses causes.--Le travail des orphelinats et des prisons.--Griefs a écarter ou a retenir.--Solutions proposées.
II.--Inégalité des salaires de l'ouvrière et de l'ouvrier.--Doléances légitimes.--A travail égal, égal salaire pour l'homme et pour la femme.
III.--Protection de la mère et de l'enfant nouveau-né.--OEuvres privées.--Intervention de l'état.--Une proposition excessive: hospitalisation forcée de la femme enceinte.
IV.--Protestation de tous les groupes féministes contre la loi de 1892.--La réglementation légale fait-elle a l'ouvrière plus de mal que de bien?
V.--Pourquoi le féminisme ne veut plus de lois de protection.--Un même régime légal est-il possible pour les deux sexes?
Nous venons d'indiquer l'esprit et la lettre de la loi de 1892,--«la loi des hommes,» comme l'appellent ces dames. Et maintenant, qu'en pensent-elles? qu'en disent-elles?
Tout le mal possible. Le féminisme reproche à nôtre législation industrielle ses lacunes et ses maladresses, l'accusant de ne point faire ce qu'elle doit et de mal faire ce qu'elle fait. Ces griefs se peuvent ranger sous trois chefs: 1º insuffisance et inégalité des salaires féminins; 2º hygiène et protection de l'ouvrière enceinte; 3º réglementation abusive et vexatoire de la main-d'oeuvre féminine.
I
En ce qui concerne les salaires féminins, tous les honnêtes gens, même les plus hostiles aux programmes des écoles révolutionnaires, éprouvent le même serrement de coeur, professent le même avis et formulent les mêmes voeux.
Que trop souvent l'ouvrière ne puisse vivre qu'avec peine du travail de ses mains, voilà un fait malheureusement hors de doute. Nous avons pris la mauvaise habitude de considérer le salaire de la femme comme un salaire d'appoint, destiné seulement à grossir celui du mari. Aussi, dès qu'elle reste fille ou devient veuve, ses gains sont insuffisants pour la faire vivre. Depuis longtemps, les statistiques des écrivains officiels et les enquêtes des économistes indépendants nous ont fixés sur l'infériorité lamentable des salaires féminins 163. L'ouvrière adulte gagne, en moyenne, deux francs dix centimes par jour en province et trois francs dans le département de la Seine. Si l'on tient compte des chômages de la morte saison, il faut reconnaître que, dans bien des cas, la couture elle-même, qui est la principale occupation des femmes, est rémunérée d'une façon dérisoire: nos belles dames ne l'ignorent pas. Les lingères ne sont pas rares qui gagnent moins d'un franc par jour. M. Charles Benoist affirme qu'à Paris, on en est venu à payer dix-huit centimes de façon pour un pantalon de toile 164.» Je sais même à Rennes, où j'enseigne, des malheureuses chargées de famille qui, peu habiles de leurs doigts, tirent l'aiguille durant douze ou quinze heures pour gagner quinze ou vingt sous. C'est à fendre le coeur.
Note 163: (retour) Paul Leroy-Beaulieu, le Travail des femmes au XIXe siècle; Paris, 1873; 1re partie: Du salaire des femmes dans l'industrie, pp. 50 et suiv.--Office du travail, Salaires et durée du travail dans l'industrie française, t. IV; Résultats généraux, p. 16.--Comte d'Haussonville, Salaires et misères des femmes.
Celles qui se résignent bravement à cette misère sont de grandes saintes. Mais quand la moralité est faible (nul n'ignore ce qu'elle est devenue dans les centres industriels), faute de pouvoir vivre d'un travail indépendant, «on se met avec quelqu'un,» suivant l'expression populaire, ajoutant aux soucis de la vie quotidienne les abaissements de la plus dure des servitudes, celle du corps. Et nous savons jusqu'où, de chute en chute, cette dégradation peut descendre: de même que, chez un grand nombre de tribus sauvages, c'est la femme qui travaille pour nourrir l'homme et les enfants, on voit dans certaines grandes villes, par un renversement innommable des rôles et des devoirs, la prostituée des boulevards extérieurs faire trafic d'elle-même pour soutenir le souteneur.
Les salaires des ouvrières de l'aiguille sont donc insuffisants: c'est un fait notoire. A qui la faute? La Gauche féministe répond avec une belle unanimité: «Aux couvents et aux prisons, qui jettent sur le marché commercial des produits payés à vil prix, et qui font de la sorte au travail libre une concurrence désastreuse 165.» Les remèdes proposés à ce mal sont bien simples: dans les ouvroirs et les couvents, «on interdira tout travail à l'enfance pour supprimer la concurrence faite à l'ouvrière libre,» et dans les prisons de femmes, «l'État imposera des prix de série fixés par l'administration, après entente avec les groupes corporatifs intéressés 166.»
La suppression du travail dans les orphelinats me paraît tout simplement abominable. Car, soyez sincères, Mesdames: décréter ici la prohibition, c'est déchaîner la persécution. Et quelle prohibition! Est-ce que le travail n'est pas moralisateur pour l'enfant comme pour le prisonnier? Et puis, dussé-je par cette affirmation heurter rudement les préventions vulgaires! j'ose dire que la plupart des communautés religieuses, qui se vouent au sauvetage de l'enfance abandonnée, ne sont pas riches. J'en connais qui, suivant le mot des pauvres gens, joignent à peine les deux bouts. Il faut pourtant bien qu'une maison, qui a tous les jours deux ou trois cents petites bouches à nourrir, s'occupe de leur trouver du pain. Quoi de plus juste qu'en échange du vivre et du couvert, du logement et du vêtement, elle emploie ses pensionnaires à des travaux de couture usuels et faciles? En vérité, il serait plus franc de fermer les couvents de femmes que d'affamer celles qui les habitent. Mais, dans les deux cas, on risquerait de rejeter à la rue et souvent au ruisseau des milliers de jeunes filles arrachées, non sans peine, à la boue des grandes villes. Et je ne puis songer à cette criminelle imprudence sans que mon coeur se soulève contre les inconscients qui la proposent.
D'autre part, les travaux, exécutés à prix réduit dans les orphelinats, ont cet avantage avéré de mettre le linge de corps à la portée des plus petites bourses. Comme consommateurs, les humbles ménages retrouvent ce qu'ils ont perdu comme producteurs. Il paraît même que la concurrence des ouvroirs n'est vraiment redoutable qu'aux lingères. Les modistes, les corsetières, les fleuristes en souffrent peu. Dans la couture surtout, les bonnes ouvrières sont rares, et les patrons y tiennent. Mme Marguerite Durand nous en donne la raison: «Le tour parisien de la couture est propre à certaines mains, à certains cerveaux, si l'on peut dire, à l'air ambiant, à la tradition de certaines maisons qui font des modes de Paris les modes du monde entier. S'imagine-t-on les modèles de la rue de la Paix sortant des ouvroirs de Saint-Vincent de Paul ou de la prison de Clermont 167?» Au fond, la modicité des salaires féminins résulte moins de la concurrence du travail congréganiste ou pénitentiaire, que de cette regrettable habitude qui attribue à l'effort manuel de la femme une importance accessoire et, par suite, une valeur inférieure au labeur de l'homme. Il y a là un jugement téméraire, une prévention coutumière, une dépréciation convenue, dont notre mentalité sociale ne se corrigera qu'à la longue.
Est-ce à dire que les orphelinats religieux soient à l'abri de tout reproche? Assurément non. Pouvant faire travailler les jeunes filles à peu de frais, puisqu'ils n'ont ni salaire, ni patente à payer, leur concurrence pèse lourdement sur les prix de la main-d'oeuvre libre. Joignez que les communautés se disputent souvent les commandes des grands magasins, et que la concurrence qu'elles font aux ouvrières s'aggrave encore de la concurrence qu'elles se font à elles-mêmes: toutes choses qui, de réduction en réduction, dépriment les prix de façon, au préjudice de la main-d'oeuvre laïque et même de la main-d'oeuvre congréganiste. Où est le remède? Dans l'action syndicale ou dans la réglementation légale?
Le syndicat est, à coup sûr, le moyen le plus digne, le plus agissant, le plus efficace, de défendre le salarié contre le salariant. Ce n'est pas nous qui déconseillerons ou découragerons les groupements professionnels, convaincu que, lorsqu'ils sont sagement inspirés, habilement dirigés, ils peuvent faire beaucoup de bien aux travailleurs. Mais, pour l'instant, les syndicats féminins sont rares. Un exemple: à Paris, la couture compte environ 60 000 ouvrières, et son syndicat, fondé par Mme Durand, comprend à peine 500 membres, dont 60 seulement, montrent quelque activité 168. L'idée syndicale fait donc péniblement son chemin parmi les femmes; et il n'est pas douteux que les lingères dispersées aux quatre coins des villes, travaillant en chambre, isolées, solitaires, sans se fréquenter, sans se joindre, sans se connaître les unes les autres, n'aient plus de peine encore à s'unir et à se concerter. Et puis, comment pourraient-elles s'entendre avec les couvents?
Il y a bien une solution que M. d'Haussonville a proposée 169: c'est à savoir que les communautés se syndiquent pour lutter contre les rabais des grands magasins et relever les prix de la main-d'oeuvre. En Amérique, ce serait déjà chose faite. Mais en France, imagine-t-on un syndicat de bonnes soeurs, une coalition de congréganistes, une grève de nonnes? Je ne conseillerai pas aux orphelinats, aux ouvroirs, aux patronages, d'en faire l'essai. Ils soulèveraient contre eux un tumulte de récriminations, le bon public les accusant sur-le-champ d'une soif de gain effrénée, d'enrichissement insatiable, d'accaparement illicite. Et si jamais leurs réclamations venaient à aboutir, le relèvement des prix de façon qui profiterait aux ouvrières libres, entraînerait du même coup une hausse des prix de vente, que les petits consommateurs ne pardonneraient jamais aux communautés.
Mais que l'opinion se rassure: on ne verra pas de sitôt un syndicat de religieuses faire la loi aux patrons. Les congrégations de femmes n'en ont sûrement ni le goût ni le moyen: elles sont trop routinières, trop timorées, trop pacifiques, pour tenter une nouveauté si hardie; et le voulussent-elles, on peut croire qu'elles en seraient empêchées, l'État les condamnant à l'impuissance par une législation draconienne qui subordonne leur droit de contracter, de plaider, d'exister même, au bon plaisir du gouvernement.
D'autre part, nous ferons grief aux orphelinats de deux choses: en général, ils pensent moins à l'enfance qu'à la communauté, moins à l'avenir qu'au présent. Il y a, je le sais, d'admirables exceptions. Néanmoins, certains ouvroirs, trop exclusivement préoccupés de faire vivre la maison,--et souvent, la nécessité les y contraint,--négligent l'instruction et l'apprentissage des jeunes filles. On me dit que les grandes doivent gagner le pain des petites. Encore est-il qu'il faudrait mettre les unes et les autres en état de travailler utilement, pour vivre dignement à leur majorité. Au lieu de cela, on les confine en un même atelier, on leur impose toujours la même tâche: aux unes les pantalons, aux autres les chemises, à celles-ci les ourlets, à celles-là les boutonnières. Ici, comme ailleurs, cette division du travail présente des avantages considérables pour le rendement du travail, qui est plus rapide et plus soigné, et de graves inconvénients pour l'éducation professionnelle des orphelines, qui reste forcément incomplète. Ajoutons que le travail des enfants est rarement payé en argent. Ce qu'elles font est retenu en compensation de ce qu'elles consomment; et les pauvres filles sortent sans un sou de l'établissement qui les a recueillies. Il est vrai que la plupart des couvents leur composent un petit trousseau; mais pourquoi ne pas essayer de leur constituer un petit pécule? Quelques menues gratifications, distribuées suivant l'ouvrage fait et déposées à la Caisse d'épargne, donneraient à cette intéressante jeunesse plus de coeur à la besogne et plus de confiance en l'avenir.
Pourquoi même n'imposerait-on pas aux établissements d'assistance privée, religieux ou laïques, l'obligation d'apprendre une profession et d'accorder, dans la mesure du possible, une certaine rémunération pécuniaire à leurs petites pensionnaires, de façon que celles-ci, mieux préparées à la vie, puissent atteindre leur majorité avec un peu d'argent dans leur poche et un bon métier dans les mains? Et ces charges légales, qui augmenteraient plus ou moins gravement les frais généraux des ouvroirs et des orphelinats, relèveraient peut-être, du même coup, le salaire des ouvrières libres, en obligeant les couvents à réclamer aux grandes maisons de confection des prix de façon plus rémunérateurs.
Quant à laisser aux syndicats féminins, comme beaucoup l'ont réclamé, la nomination des inspecteurs du travail investis du droit de visite dans les ateliers tenus par les congrégations religieuses, nous n'y souscrirons jamais. Cette fonction de surveillance est une fonction d'État. Les délégués des syndicats seraient trop enclins à traiter les orphelinats comme des rivaux qu'il est de bonne guerre de vexer, d'affaiblir ou d'abattre, et non comme des justiciables à qui l'on doit le respect et l'impartialité. Que l'État conserve donc le choix et l'investiture des fonctionnaires,--hommes ou femmes,--chargés d'inspecter les ateliers congréganistes, sauf à prendre l'avis des travailleuses elles-mêmes, puisque celles-ci ont obtenu, en 1900, l'électorat et l'éligibilité au Conseil supérieur du Travail. Libre même à l'État de faire mieux que les couvents dans les maisons qu'il dirige, c'est-à-dire dans les prisons de femmes et les refuges de l'Assistance publique. Nous l'inviterons même, pour les travaux qui le concernent, à fixer des prix de séries, afin de relever, par une sorte d'exemplarité attractive, les salaires de la main-d'oeuvre laïque et religieuse, toutes les fois, du moins, que les ressources du budget et l'intérêt des contribuables lui permettront de prendre cette généreuse initiative sans préjudice pour personne. N'est-ce pas le devoir de l'État d'être un patron modèle?
II
Par ailleurs, il n'est pas rare que la main-d'oeuvre féminine soit, à quantité et à qualité égales, moins rétribuée que la main-d'oeuvre masculine. On assure même que, dans certains cas, le salaire des femmes est inférieur de moitié au salaire des hommes. Une chose certaine, c'est qu'en général l'ouvrière est moins payée que l'ouvrier, et la cuisinière moins que le cuisinier, et la femme de chambre moins que le valet de chambre. Pourquoi ce traitement inégal, si les uns et les autres rendent les mêmes services? De telles différences de rétribution ne sauraient laisser insensible quiconque s'intéresse au relèvement économique de la femme du peuple. Et si, par hasard, elles n'avaient d'autre raison qu'une mauvaise pensée d'envie, de rancune, de dédain, pour celle qui travaille de ses mains, il faudrait dire tout crûment qu'un pareil sentiment est abominable.
C'est justice, assurément, qu'une disproportion dans l'oeuvre faite se traduise par une disproportion correspondante dans la rémunération reçue. Mais, lorsque le travail de la femme est aussi pénible, aussi prolongé, aussi productif que celui de l'homme, pourquoi la rétribution de l'un et de l'autre ne serait-elle pas la même? La raison et l'équité font un devoir au patron d'égaliser les salaires entre les travailleurs des deux sexes, dont les tâches (cela peut arriver) sont identiques comme effort et comme rendement. Si nous sommes condamnés, hélas! à voir souvent l'amour vénal mieux payé que l'honnête labeur, prenons garde, du moins, que l'infériorité des gains féminins ne soit, pour les âmes faibles, le prétexte ou l'occasion de chutes lamentables. De là cette formule de revendication: «A travail égal, égal salaire.» Le féminisme ouvrier, qui exprime de tels voeux, est-il si déraisonnable?
Savez-vous même plus belle formule et plus impressionnante vérité? En stricte équité (j'y insiste), l'équivalence de productivité entre le travail de l'ouvrière et celui de l'ouvrier emporte nécessairement l'équivalence de leurs rémunérations respectives. Pourquoi? Parce que, dans ce cas, payer la femme moins que l'homme, c'est violer la plus élémentaire justice, subordonner sans raison le sexe faible au sexe fort, provoquer l'abaissement des salaires, aviver la concurrence entre la main-d'oeuvre féminine et la main-d'oeuvre masculine, remplacer à l'atelier l'homme que l'on paie plus par la femme que l'on paie moins, créer l'antagonisme entre l'ouvrier et l'ouvrière, désunir deux forces faites pour s'aider, dissocier deux êtres nés pour s'entendre. Cela suffit, je pense, pour légitimer la péréquation des salaires masculins et féminins.
Mais cette égalité de rémunération suppose, en fait, (nous y revenons à dessein) l'égalité préalable de production. Et il arrive plus fréquemment qu'on ne le croit, que, travaillant le même temps et aux mêmes pièces que l'homme, l'ouvrière soit impuissante à fournir même valeur, même productivité, même somme d'efforts, l'ouvrier disposant, par constitution et par tempérament, de plus de muscle, de plus d'énergie, de plus d'endurance.
Et lors même que les machines viendraient à simplifier, à alléger l'effort musculaire, de manière à n'exiger pour les conduire que du soin, de l'adresse et du coup d'oeil, qualités qui se rencontrent habituellement chez la femme, il resterait contre l'ouvrière, fille ou veuve, les crises énervantes de son sexe et, lorsqu'elle est mariée, les épreuves intermittentes de la maternité. J'ai peur que le féminisme ne se débatte vainement contre ces causes naturelles d'infériorité économique. Point de doute, assurément, que les disparités actuelles ne s'atténuent graduellement. C'est l'avis de M. Paul Leroy-Beaulieu: «Nous croyons, dit-il, que la différence entre les salaires des hommes et les salaires des femmes s'affaiblira avec le temps, et que les deux niveaux se rapprocheront 170.» Mais arriveront-ils à se confondre? C'est une autre affaire. Il faudrait, pour cela, que l'ouvrière cessât d'être femme.
Maintenons, néanmoins, qu'il est bon de tendre à l'unification des gains entre les deux sexes,--la stricte équité exigeant qu'un travail égal soit payé d'un égal salaire. C'est pourquoi, prenant texte de ce principe, la Gauche féministe a émis le voeu, que «les administrations nationales, départementales, communales et hospitalières donnent l'exemple aux patrons, en rétribuant de même façon les femmes et les hommes qu'elles emploient.» A quoi une excellente femme d'humeur socialiste objecta que «les administrations étaient aussi capitalistes que les patrons.» Mais un ancien fonctionnaire fit observer philosophiquement que «les administrations ne demandent pas mieux que de payer, pourvu qu'on leur donne de l'argent.» Ce qui est la vérité même,--toutes les innovations se faisant, chez nous, avec la bourse des contribuables. Et le voeu fut adopté à l'unanimité 171.
III
Pour ce qui est de la sécurité, de l'hygiène et de la durée du travail, nous nous associons de grand coeur à toutes les innovations, équitables et pratiques, susceptibles d'améliorer le sort des travailleuses. Telle la loi du 29 décembre 1900, qui a reconnu et sanctionné le droit de s'asseoir pour les ouvrières et les employées, et l'obligation corrélative pour les patrons de mettre des sièges à la disposition des femmes qu'ils emploient; telles la réduction graduelle des heures de travail et l'extension progressive du repos hebdomadaire à toutes les occupations manuelles; telles encore les mesures capables de faciliter aux femmes du peuple l'accomplissement de ce grand devoir social qui s'appelle la maternité.
Que de progrès à réaliser, rien que sur ce dernier point! Dans l'intérêt de l'espèce et par simple devoir d'humanité, n'est-il pas urgent d'arracher la mère et l'enfant aux privations et aux souffrances, en ouvrant de nouveaux refuges à la femme enceinte? n'est-il pas de supérieure justice de mettre l'ouvrière au repos, en demi-solde, avant et après l'accouchement, tant que le médecin le juge nécessaire?
Il y a danger pour une mère de se charger de trop gros travaux dans le temps qui précède ou qui suit l'accouchement. A trop hâter l'époque des relevailles, à retourner trop tôt à la fabrique, elle risque de compromettre sa santé, de léser grièvement son organisme par des efforts prématurés. Le nouveau-né n'est pas moins à plaindre: que de fois le manque de soins, la mauvaise nourriture, la faim et l'abandon le vouent à la dégénérescence ou à la mort? Le peu d'enfants qui résistent poussent comme ils peuvent, au petit bonheur, sans connaître les douces caresses de la mère.
Mais comment permettre à l'ouvrière de garder le foyer aux époques de la maternité? Cette question devrait éveiller davantage la sollicitude des oeuvres privées et des pouvoirs publics.
Jadis, en plusieurs contrées, la femme du peuple sur le point d'être mère devait être entretenue aux frais du public, jusqu'à ce qu'elle fût en état de reprendre son travail. Il se mêlait parfois à ces prescriptions des détails charmants. Certaines vieilles coutumes permettaient de chasser ou de pêcher, même en temps prohibé, pour la jeune mère. Ailleurs, chaque vigneron était tenu, quand elle en manifestait le désir, de lui couper trois belles grappes de raisin au moins 172.
Jusqu'ici, la question d'argent a empêché l'État de prendre à sa charge l'assistance des femmes en couches. Mais si les pouvoirs publics reculent devant une obligation aussi lourde, certaines oeuvres d'initiative privée se sont montrées plus ingénieuses et plus hardies. La Couturière et la Mutualité maternelle, patronnées par les grandes maisons d'habillement, allouent à toute sociétaire qui accouche une indemnité de 50 francs, sous la condition qu'elle restera quatre semaines sans travailler; elles y joignent une prime d'allaitement dans le cas où la mère nourrit elle-même son enfant. Grâce au chômage absolu pendant la période critique, ces sociétés se font gloire d'avoir abaissé à 9 ou 10%, parmi leurs participantes, le chiffre de la mortalité infantile qui, à Paris, s'élève à 35 ou 40%. A la préservation de la santé de l'ouvrière vient s'ajouter ainsi la diminution de la mortalité des nouveau-nés. C'est double profit pour la société. Nous applaudissons de même à l'idée d'une «association des mères de famille», sortes d'inspectrices de santé à domicile qui assisteraient, avec discrétion, de leurs conseils et de leurs bons offices, les mères pauvres et les enfants malades 173.
Mais convient-il de pousser plus loin l'idée de protection? Considérant que, dans la période de gestation et d'allaitement, la femme est un véritable «fonctionnaire social,» M. Viviani a demandé la fondation d'une «Caisse de la Maternité», afin de mieux assurer aux femmes enceintes un secours pécuniaire, au moment où leurs ressources diminuent et leurs charges augmentent. Et comme on s'inquiétait de savoir où prendre l'argent nécessaire à cette dotation, il fut répondu que le budget des Cultes en ferait les frais, ce budget étant non seulement «inutile,» mais encore «préjudiciable à l'humanité tout entière 174.» Poussant même à l'extrême l'intervention de l'État, le Congrès de la Gauche féministe de 1900 a émis le voeu qu'«un séjour d'un mois, au minimum, dans les hôpitaux spéciaux ou les maisons de convalescence, fût imposé à la mère qui, après son accouchement, ne pourrait justifier de moyens d'existence pour elle et son enfant.»
Une pareille prescription ferait saigner le coeur de bien des mères. Je ne crois pas qu'il soit possible d'infliger aux ouvrières pauvres l'obligation d'accoucher à l'hôpital. Parlant en leur nom, Mme Renaud a déclaré qu'elles n'accepteraient pas cette injonction, «parce qu'une femme, qui a souci de son mari et de ses enfants, ne pourrait pas jouir tranquillement de l'air pur de la campagne, et s'en irait plutôt par la porte ou par la fenêtre rejoindre les malheureux qu'elle aurait laissés.» Et puis, les ouvrières,--comme les ouvriers, d'ailleurs,--ont horreur de l'hôpital. Il n'en est pas une qui ne préfère le dénuement de sa chambre froide et malsaine à l'hygiène savante et luxueuse d'une salle commune. Elles veulent être chez elles. Et comme si cette obligation d'hospitalisation n'était pas assez dure par elle-même, on la subordonne, en outre, à une constatation humiliante entre toutes: celle de la misère. Nous ne voulons point de réclusion forcée pour les mères pauvres.
Mais l'enfant, direz-vous, ne doit pas souffrir des préventions de la mère.--Cette objection montre que la question a deux faces et qu'on doit la trancher différemment, suivant qu'on envisage l'intérêt de la mère ou l'intérêt du nouveau-né. Ceux qui entendent protéger l'enfant, avant tout, n'hésiteront pas à imposer aux mères de famille toutes sortes de précautions, d'obligations, d'inquisitions. On leur dira que le fruit de leurs entrailles appartient non moins à la société qu'à la famille; qu'elles ne sont pas libres de remplir ou de méconnaître, à leur gré, les mesures hygiéniques requises pour la bonne venue des petits; qu'il est des heures où l'État doit forcer les gens à se soigner; bref, que la mère est débitrice, vis-à-vis de la communauté, de l'être qu'elle porte en ses flancs, et que toute imprudence, qui compromettrait son existence et sa santé, serait un crime de lèse-nature et de lèse-humanité.
Bien que j'admette l'antériorité et la primauté des droits de la famille sur les droits de la société, je ne contesterai point que celle-ci ne soit intéressée à la naissance de l'enfant et à la préservation de l'espèce. J'avouerai même que beaucoup de femmes, qui ne sont pas précisément de mauvaises mères, prendront difficilement, d'elles-mêmes, les soins et le repos qu'exige leur état. Ceux-là n'en douteront point qui ont vu, dans les crèches, quelqu'une de ces malheureuses, maigres et hâves, donner à leur enfant un sein vide ou un lait appauvri. Est-ce une raison suffisante pour aggraver d'une nouvelle charge le lourd fardeau de la maternité? Convient-il de sacrifier à la santé de l'enfant la liberté de la mère? Et lorsque celle-ci refusera de subir l'«imposition» qu'on propose de lui infliger, fera-t-on appel à la gendarmerie pour la séparer violemment des siens et la traîner à l'hôpital? Transformerons-nous les maisons de convalescence en maisons de force? Placerons-nous toutes les femmes enceintes, après vérification faite de leur pauvreté, sous la surveillance de la police? Une telle loi serait humiliante et cruelle. Je mets l'État au défi de l'appliquer.
Certes, le budget de la maternité, qu'il soit alimenté par l'assistance publique ou la charité privée, ne sera jamais assez riche. Mais si nous devons secourir largement les mères indigentes et leur pitoyable progéniture, il importe, autant que possible, de ne point arracher les enfants à leurs parents, ni les mères à leur foyer. Encore une fois, pas d'hospitalisation obligatoire. Sinon, la maternité finirait par être redoutée comme une déchéance, au lieu d'être acceptée comme un honneur. Ce n'est pas le moment d'affaiblir, dans l'esprit du pauvre, la conscience et l'amour de ses devoirs.
L'hospitalisation de la femme enceinte sera donc facultative. Et j'ajoute que l'assistance de l'État sera supplétive: ces deux choses se tiennent. Que si, en effet, la mère est, comme le socialisme l'affirme, redevable de son enfant à la communauté, celle-ci lui doit, en échange, «la nourriture, l'habitation et le repos indispensables pour faire un être de beauté aussi parfait qu'elle en est capable 175.» C'est la solution collectiviste. Mais alors je ne vois pas ce que l'État répondrait aux mères qui lui tiendraient le langage suivant: «Du moment que mon enfant est à vous autant qu'à moi et que vous m'imposez, à ce titre, un internement obligatoire dans un asile à votre choix, je prétends que, par une suite nécessaire, j'ai le droit de vous imposer la responsabilité et la charge des miens et d'exiger que mes enfants soient nourris et élevés aux frais de la collectivité.»
Du coup, le budget des Cultes n'y suffirait pas. Mais ici, la question d'argent est de peu d'importance à côté de la question de principe. Ce qu'il faut empêcher, c'est que les droits et les devoirs de l'État n'entament les droits et les devoirs de la famille. A ruiner peu à peu la responsabilité des parents, on affaiblirait, dans l'esprit des hommes, la notion même du mariage qui est la sauvegarde suprême de la femme et de l'enfant. A donner une prime à la maternité naturelle, dont les enfants seraient élevés presque toujours aux frais du public, on découragerait la maternité légitime qui, Dieu merci! s'obstine et s'épuise à élever les siens; on désapprendrait au mari les premiers devoirs de la paternité, en l'habituant à se désintéresser du sort de la mère et des petits; et finalement on préparerait la voie à l'union libre, qui nous paraît (nous le démontrerons plus loin) inséparable de l'avilissement et de l'asservissement du sexe féminin.
Que faire? Persévérer dans la direction où nos lois sont entrées. Que les femmes pauvres soient donc assistées à domicile: cette solution libérale sauvegarde à la fois l'intérêt de l'enfant et les justes susceptibilités de la mère. Dès maintenant, les femmes en couches sont assimilées aux malades et bénéficient de l'assistance médicale gratuite; elles peuvent même, en cas d'urgence, être hospitalisées, sur l'avis du médecin, aux frais de la commune, du département ou de l'État. Nous souhaitons que ces mesures de protection soient complétées au profit des domestiques, mariées ou non, dont la grossesse est souvent une causé de renvoi. Il y aurait même de grands avantages à fonder et à multiplier les «maternités secrètes» ouvertes aux filles-mères qui veulent dissimuler leur grossesse. En résumé, nous acceptons l'«assistance maternelle», aussi largement pratiquée qu'on le voudra, à la seule condition qu'elle soit supplétive pour l'État et facultative pour la mère. Ainsi comprise, quelles belles occasions d'efforts utiles et de nobles dévouements elle peut offrir aux femmes médecins de l'avenir!
IV
Quant aux réglementations légales de 1892, le féminisme n'en veut plus. Il les dénonce comme un abus et les repousse comme une insulte. C'est un fait notable que les trois Congrès de 1900 ont émis le voeu,--non sans vive discussion, il est vrai,--que «toutes les lois d'exception qui régissent le travail des femmes fussent abrogées.» Est-ce une simple bravade? Pas tout à fait. Au Congrès catholique, Mlle Maugeret s'est exprimée ainsi: «Dans le groupe que j'ai l'honneur de représenter, nous sommes tous partisans de la liberté du travail, sans autre réglementation que les forces, le courage, les besoins du travailleur, toutes choses dont lui seul est compétent. Au Féminisme chrétien, nous réprouvons la législation ouvrière à l'endroit des femmes 176.» Nous relevons dans le rapport présenté au Congrès du Centre féministe par Mme Maria Martin les mêmes déclarations péremptoires: «Nous demandons pour toute femme majeure, même pour la mère, le droit de juger des conditions qui doivent gouverner son travail. Nous voulons le travail libre dans un pays libre 177.» Enfin, Mme Marguerite Durand, au Congrès de la Gauche féministe, s'est prononcée dans le même sens, pour ce motif que «le premier devoir d'humanité doit consister à lever devant la femme travailleuse les obstacles et les difficultés,» et que «la loi, qui soi-disant la protège, les accroît et les amoncelle, et va de la sorte à l'encontre de son but 178.»
Point de doute: pour le gros des féministes, protection signifie vexation, oppression, persécution. Cet état d'esprit trouve peut-être son explication dans un fait qui a récemment défrayé la presse et occupé la justice. La Fronde est imprimée uniquement par des femmes. Or, le travail de composition d'un journal quotidien est de ceux qui ne peuvent guère se faire que la nuit. De ce chef, de nombreuses infractions furent relevées contre Mme Marguerite Durand qui, sur appel du Ministère public, fut condamnée finalement pour violation de la loi. Ce qu'il y a de plus étrange en cette réglementation, c'est que le travail de nuit, interdit aux ouvrières typographes, est permis exceptionnellement aux plieuses et aux brocheuses. Comprend-t-on une loi disant à la femme: «Tu ne pourras composer un journal de neuf heures du soir à minuit, mais tu pourras le plier de deux à quatre heures du matin?» Ces inconséquences et ces entraves furent sans doute plus vivement senties par les femmes dont nous venons de citer les noms, puisque toutes les trois touchent de près au journalisme et à l'imprimerie.
On sait que Mme Durand est directrice de la Fronde; de son côté, Mme Maria Martin a fondé le Journal des Femmes; et quant à Mlle Maugeret, non contente d'inspirer et d'imprimer le Féminisme chrétien, elle a créé une école professionnelle de typographie pour les jeunes filles, où elle a pu étudier sur le vif tous les inconvénients de la surveillance légale.
De là cette conclusion que les lois ne sont pas faites pour les femmes, mais contre les femmes; d'autant mieux que la réglementation ne s'étend qu'aux industries où l'ouvrière fournit un travail salarié. Rentrée chez elle, elle peut, si bon lui semble, travailler toute la nuit à telle besogne qu'elle voudra. Si donc le législateur lui défend, au nom de l'hygiène, de compromettre sa santé à l'atelier, il lui permet, au nom de l'inviolabilité du foyer, de la ruiner librement à son ménage.
Faut-il donc supprimer purement et simplement la loi de 1892? J'y souscrirais sans hésitation, s'il m'était démontré que la protection légale est une simple survivance des anciens préjugés qui tenaient la femme pour une éternelle mineure. Mais n'en déplaise à certaines féministes qui poussent le parti pris jusqu'à l'injustice, j'ai l'assurance que, parmi les partisans du travail réglementé, il est beaucoup d'hommes qui cherchent le bien de l'ouvrière et croient sincèrement, sans arrière-pensée de domination humiliante, servir ses intérêts en la défendant contre le surmenage et l'exploitation dont elle est souvent victime.
Je me résignerais encore à l'abrogation pure et simple des lois de protection, s'il m'était démontré qu'elles font à la femme plus de mal que de bien. Mais, quoi qu'on dise, cette preuve ne me semble pas faite. La loi de 1892 est un moyen terme, une transaction et une transition entre les nécessités du présent et les progrès de l'avenir. Elle n'est pas parfaite, et ses auteurs eux-mêmes en jugent ainsi puisqu'ils la modifient sans cesse. L'imprimerie nous a servi d'exemple, et il y en a d'autres. Je dirai même que, si savamment remaniée qu'on la suppose, cette loi fera toujours des mécontents.
C'est pourquoi je souhaite qu'on l'applique avec discrétion, là seulement où elle est susceptible de faire quelque bien. Si j'étais magistrat, je prendrais pour règle de décision, en cette matière, cette maxime de large équité: «La meilleure interprétation des lois est celle qui les plie et les adapte le mieux aux besoins présents et aux intérêts actuels des justiciables.» J'aurais donc absous Mme Durand, comme l'avaient fait ses premiers juges, par ces motifs que l'esprit de la loi n'est pas de dépouiller les femmes de leur gagne-pain et que, la composition d'un journal ne pouvant se faire que la nuit, l'imprimeur ne doit pas être inquiété pour ce fait, dès qu'il n'exige pas des ouvrières une durée ou une intensité de travail excessive. Les lois de protection sont, à mon sentiment, beaucoup moins des règles de coercition rigide que des moyens d'intimidation morale. Ce n'est pas moi qui reprocherai à l'inspection du travail de ne les faire appliquer que par intermittences ou même par exception.
Il faut se défendre contre cette monomanie autoritaire de réglementer minutieusement les moindres détails de la main-d'oeuvre industrielle. Il faut se dire qu'avec les meilleures intentions, une loi trop sévère et trop uniforme risque de ruiner et d'affamer les prolétaires que l'on veut protéger. Ceux mêmes qui voient dans la réglementation légale une arme dirigée contre le patron, beaucoup plus qu'une garantie instituée pour la femme, feront bien de réfléchir que cette arme est à deux tranchants, et qu'en frappant le capitaliste elle peut atteindre l'ouvrière. Quant aux gens d'âme plus libérale qui se sentent peu de goût pour l'intervention de l'État dans les conditions du travail, ils tiendront les lois de protection pour des lois d'indication destinées, par la crainte révérentielle qu'elles inspirent, à préparer l'avènement de meilleures moeurs industrielles.
D'autre part, nous nous refuserons à étendre leurs prohibitions aux travaux du ménage, si pénibles qu'ils puissent être. On nous dit bien que les veillées employées à réparer les vêtements du père et des enfants sont aussi fatigantes que les travaux de l'usine ou de l'atelier: nous n'en disconvenons pas. Mais le foyer nous apparaît comme l'asile sacré, le rempart auguste, le dernier refuge de la liberté. Autoriser l'inspecteur à en franchir le seuil, c'est abandonner la famille aux investigations les plus insupportables, c'est livrer nos actes, nos secrets, notre vie aux pires inquisitions. Singulière logique, en vérité, que celle de ces féministes qui, mécontentes des réglementations de l'atelier, proposent de «les étendre aux ménagères dans leurs ménages 179!» Appliquées à la famille, les lois d'exception feraient beaucoup plus de mal que de bien.
Même restreintes à l'industrie, ne sont-elles pas encore plus nuisibles qu'utiles? C'est précisément ce qu'on soutient, en affirmant que «toutes les fois qu'une loi a voulu protéger les ouvrières, celles-ci en ont été les dupes.» Cette assertion est excessive: nous en appelons au témoignage des femmes elles-mêmes. Au Congrès de la Gauche féministe, Mme Vincent, parlant au nom de la Société coopérative des ouvriers et ouvrières de l'habillement, a déclaré que «tous, hommes et femmes, sont d'accord sur ce point que le travail de nuit doit être rigoureusement interdit.» Et la même congressiste a terminé sa communication pleine de faits et d'exemples décisifs, en disant que «la fermeture à heures fixes des ateliers de couture, de lingerie et, plus généralement, de toutes les maisons qui occupent des femmes, serait une excellente mesure pour sauvegarder la santé et la moralité des jeunes ouvrières.»
Eu égard à la concurrence qui sévit particulièrement dans les travaux de l'aiguille, le patron ne connaît forcément qu'une chose: il faut que ses commandes soient exécutées. Et l'ouvrière, qui se dit que ses maigres salaires sont nécessaires pour la faire vivre, elle et ses petits, sera tentée d'accepter toutes les charges d'un surtravail accablant. C'est le rôle bienfaisant de la réglementation de mettre un frein aux exigences du patronat et aux rigueurs de la concurrence. Aimez-vous mieux que la loi se taise et que l'ouvrière se tue? Lingères, fleuristes, couturières, en un mot, toutes les femmes qui n'ont pas à redouter la concurrence du travail masculin, ne sont pas de cet avis. Pour elles, du moins, la protection a du bon 180.
Même assentiment chez tous ceux qui pensent que, par définition, l'État est le défenseur naturel des faibles et des incapables. Qui oserait effacer de la loi de 1892 les dispositions prises en faveur de la jeune fille? Impuissante à se protéger elle-même, il faut bien qu'elle soit protégée par quelqu'un. Lorsqu'il s'agit d'introduire les inspecteurs dans les couvents et les orphelinats, afin de mettre un terme à l'«exploitation cléricale» des pupilles de la charité, le féminisme libre-penseur ne manque pas d'y applaudir. C'est donc que la tutelle du bras séculier n'est pas toujours à dédaigner.
Autre exemple. Pour des raisons d'hygiène et de moralité, la loi française interdit aux femmes le travail minier. Qui trouvera cette prohibition mauvaise? Je regrette vivement, pour ma part, que les nécessités actuelles de l'industrie condamnent l'homme à ce travail dangereux et lugubre? Comme dans les anciens temps, ces travaux souterrains devraient être seulement la punition des criminels. Convient-il, par un scrupule de liberté, d'ouvrir aux femmes tous les chantiers où les hommes s'épuisent en efforts périlleux et abrutissants?
V
Malgré les belles phrases, dont ces dames honorent le «travail libre», nous croyons qu'elles obéissent, dans le secret de leur coeur, à un tout autre mobile que celui de l'indépendance du labeur et de l'autonomie de l'effort. Celles d'entre elles qui se disent incroyantes, ne veulent pas entendre parler de liberté pour les orphelinats et les couvents: ce qui n'est ni logique, ni magnanime. Et quant aux autres, si elles repoussent la protection de l'homme, c'est moins par amour de la liberté que par haine de l'inégalité. Leur fierté s'offense d'une tutelle qui prend des airs de commisération supérieure. Que ce soit bien là leur sentiment véritable, certains congrès l'ont manifesté clairement. «Nous demandons qu'il n'y ait pas deux poids et deux mesures pour les deux sexes,» déclare une congressiste. «Protégeons le père comme nous protégeons la mère,» s'écrie une autre. «Je ne suis pas contre les lois du travail, prononce une troisième, je suis contre les lois d'exception 181.» Au fond, les réglementations de l'État trouvent grâce auprès des femmes. Mme Maria Martin, elle-même, dont le rapport se termine par cette formule du plus pur libéralisme: «Le travail libre dans un pays libre,» nous fait cet aveu: «Si la loi avait été applicable aux deux sexes, nous n'aurions eu rien à dire; un bien pour la classe ouvrière, en général, en eût pu sortir 182.»
Ainsi donc, en serrant de plus en plus près la question, nous arrivons à cette double constatation que les lois, qui régissent le travail féminin, ne sont guère attaquables dans les dispositions qui régissent: 1º les travaux restés presque exclusivement aux mains des hommes, comme les travaux souterrains,--ceux-ci n'étant ni dans le tempérament ni dans les goûts des femmes; 2º les travaux restés presque exclusivement aux mains des femmes, comme les travaux de l'aiguille,--ceux-ci étant beaucoup moins dans les habitudes et dans les aptitudes de l'homme.
Restent les industries où la main-d'oeuvre féminine fait concurrence à la main-d'oeuvre masculine: telle l'imprimerie, et souvent la filature et le tissage. Il n'est pas rare que, dans une même usine, hommes et femmes dirigent les mêmes machines. C'est à propos de ces industries mixtes que le mot «protection», toujours bienveillant en apparence, peut être nuisible dans l'application, en mettant l'ouvrière en état d'infériorité vis-à-vis de l'ouvrier.
Comment voulez-vous qu'un patron accepte sur un pied d'égalité les hommes et les femmes, si les travailleuses lui causent, de par la loi, plus de tracas et plus d'obligations que les travailleurs? Or, les lois de protection du travail féminin l'assujettissent plus gravement aux visites imprévues des inspecteurs, au contrôle perpétuel des heures d'entrée et de sortie, aux vexations des enquêtes, à la surveillance de l'hygiène et du repos des ouvrières. Pour se dédommager de ces charges et de ces ennuis, rien de plus naturel que le patron paie la main-d'oeuvre féminine moins cher que la main-d'oeuvre masculine. Et voilà comment les lois de protection, suivant la démonstration de Mme Durand, ont pour résultat certain l'abaissement des salaires. On se flattait de protéger les femmes contre les hommes, et finalement on arrive à protéger les hommes contre les femmes. On voulait ménager la faiblesse de l'ouvrière, et l'on accroît l'infériorité de son labeur. Bref, en diminuant sa peine, on rationne son pain. D'où cette conclusion: «Voulez-vous l'égalité du salaire? Vous ne l'aurez que par l'égalité du travail. Et point d'égalité dans le travail sans liberté dans l'effort. Plus d'exception: le droit commun pour tous 183.» Et sur la proposition de M. Tarbouriech, le Congrès de la Gauche féministe a voté «l'application à toute la population ouvrière, et sans distinction de sexe, d'un régime égal de protection.»
Il y a dans ce voeu, si je ne m'abuse, une part de chimère et une part d'exagération. L'exagération, d'abord, sera évidente pour quiconque aura bien voulu se pénétrer des développements qui précèdent. Pourquoi, en effet, rejeter en bloc une loi de réglementation industrielle dont certaines catégories d'ouvrières,--et notamment les syndicats de la couture,--prétendent tirer profit? En maintenant même ces mesures d'exception pour les corps de métier qui en bénéficient, il n'est pas impossible de réaliser, en certains cas, l'unification des lois de protection au profit des deux sexes. Notre législateur est entré dans cette voie, en fixant le maximum de la journée de travail à onze heures pour les ouvriers et les ouvrières adultes. Par ailleurs, toutes les garanties prescrites en faveur de la sécurité et de la salubrité du travail profitent aux uns et aux autres; et nous espérons bien que le repos hebdomadaire s'imposera pareillement, avant qu'il soit longtemps, aux hommes comme aux femmes. L'égalité de protection pour les deux sexes est donc réalisable, en plus d'un point, là où ceux-ci travaillent dans les mêmes ateliers, coopèrent à la même fabrication, servent les mêmes machines.
Mais cette assimilation peut-elle être absolue? Et elle devrait l'être pour amener et justifier l'égalité des salaires.--Je n'en crois rien, et c'est ici que m'apparaît la chimère. D'abord, il arrive souvent (l'aveu en a été fait à plus d'un congrès) que le travail de la femme ne vaut pas celui de l'homme. A temps égal, l'ouvrier l'emporte sur l'ouvrière par la résistance physique et la force musculaire. Je relève, dans une communication intéressante de Mme Durand, ce passage significatif: «La régularité dans le travail, la continuité dans l'effort, sont, en général, contraires au tempérament de la femme, qui est capable plutôt d'efforts momentanés, d'accès de zèle, de ce que l'on appelle, vulgairement des coups de collier 184.» Est-il possible que cette inégalité de labeur n'engendre pas une inégalité de rémunération? La lassitude et l'excitabilité, les indispositions et les maladies, sont plus fréquentes chez les ouvrières que chez les ouvriers: c'est un fait. Est-il possible au patron de n'en point tenir compte? Rester debout, par exemple, pendant de longues heures, à la boutique ou à l'usine, offre beaucoup plus d'inconvénients pour le personnel féminin que pour le personnel masculin; et c'est pourquoi la loi du 29 décembre 1900 n'a fait bénéficier d'un siège--tabouret, chaise ou strapontin--que les ouvrières et les employées.
Dès lors, comment parler sérieusement d'égalité de protection légale entre l'homme et la femme? A peine le Congrès de la Gauche féministe avait-il voté cette assimilation que, par un hommage involontaire rendu à la vérité des choses, il s'est empressé de réclamer une protection spéciale pour l'ouvrière enceinte. Pas moyen, je pense, d'étendre aux hommes une pareille sollicitude. Or, de combien d'interruptions de travail et d'irrégularités inévitables sont cause et les grossesses, et les couches, et l'allaitement, c'est-à-dire toutes les charges de la maternité, dont c'est le propre d'exalter le coeur et aussi d'invalider momentanément les forces de la femme.
Ces inégalités de nature ne permettent guère, on le voit, d'unifier la protection pour égaliser les salaires. Ce qui revient à dire que la maternité, qui est le lot de la femme, constituera toujours (fût-elle simplement virtuelle), pour les travailleuses de l'usine, une énorme surcharge dans cette course qui s'appelle la vie. Finissons donc par un conseil. Si nous voulons améliorer efficacement le sort des ouvrières, acceptons les services de tout le monde, d'où qu'ils viennent, du patron, de l'État, de la femme elle-même. Institutions patronales, réglementations légales, oeuvres syndicales, ont un rôle à jouer dans le relèvement de la condition féminine. Tirons-en tout le bien qu'elles comportent, ne décourageons aucune bonne volonté, et surtout gardons-nous des idées absolues si contraires aux complexités de la vie et à la nature des choses!
Et maintenant, quels métiers, quelles fonctions peuvent être ouverts impunément au sexe féminin, sans détriment pour sa santé et, par suite, sans dommage pour la communauté? C'est une question d'«espèces», qu'on ne peut résoudre qu'en passant en revue les différentes carrières, auxquelles les femmes prétendent s'élever en concurrence avec les hommes. Et parmi ces prétentions nouvelles, il en est de graves et d'innocentes, de sérieuses et de risibles. Nous les traiterons, comme elles le méritent, en mariant le plaisant au sévère.
CHAPITRE VII
La concurrence féminine
SOMMAIRE
I.--La femme ouvrière ou employée.--Protection de la main-d'oeuvre féminine.--Accord des prescriptions françaises avec les déclarations papales.
II.--La femme professeur.--Répétitions au rabais.--Condition précaire et détresse cachée.
III.--La femme bureaucrate.--Emplois et fonctions qui conviennent éminemment au sexe féminin.
IV.--La femme artiste.--La carrière théâtrale.--Les beaux-arts et les arts décoratifs.
Avant d'entrer dans l'examen des carrières revendiquées aujourd'hui par les femmes, il est bien entendu, encore une fois, que nous ne reconnaissons à l'État le droit d'intervenir, avec son appareil coercitif, pour départager les deux sexes et intimer impérieusement à l'un: «Vous ferez ceci!» et à l'autre: «Vous ferez cela!» qu'autant qu'il s'agit d'une distinction d'attributions réclamée par la nature des choses et dictée manifestement par le souci des intérêts supérieurs de l'ordre public. Hors de là, nous devrons appliquer aux femmes, comme aux hommes, le principe de la liberté du travail qui, depuis la Révolution française, fait partie de notre droit public.
I
Nous ouvrons conséquemment, toutes larges, les portes de l'industrie,--de la grande et de la petite,--aux femmes qui se flattent d'y trouver leur gagne-pain. A cette liberté nous n'apportons qu'une restriction: il ne saurait convenir à l'État que, sous couleur d'indépendance ou même de nécessité, l'ouvrière risquât sa vie et compromît sa santé.
C'est pour ce motif essentiel que la loi française lui tient présentement ce langage impératif: «Jeune fille ou jeune femme, tu ne travailleras point dans les mines, sous quelque prétexte que ce soit; car il te faut de l'air pour nourrir tes poumons et du soleil pour enrichir ton sang. En toute autre occupation industrielle, tu te reposeras la nuit et le dimanche, sauf en des cas urgents et sous réserve d'une autorisation expresse; car il te faut un plein sommeil pour réparer tes forces et un jour de distraction pour détendre tes nerfs. Je tiens à ce que ta journée de travail n'excède point onze heures; et je m'efforcerai de la réduire davantage, si la chose est possible, afin que tu puisses vaquer plus facilement et plus longuement aux soins du ménage. S'il m'est défendu pour l'instant de te réserver, en cas de grossesse, avant et après les couches, une période de repos consécutif de six ou huit semaines, faute de pouvoir te payer une indemnité équivalente à ton salaire interrompu (tu n'ignores pas que nos finances sont gravement obérées), mes inspecteurs, du moins, veilleront à ce que, dans les exploitations dangereuses pour ta santé, toutes les mesures de sécurité soient prises, toutes les règles d'hygiène observées, afin d'alléger ton labeur et de protéger la vie. Que si le zèle de mes fonctionnaires te paraît un peu rude ou intempestif, songe qu'il leur est inspiré par le désir de servir efficacement tes propres intérêts, qui sont inséparables de ceux de la race et de la patrie.»
Ce petit discours, plus pratique qu'éloquent, mérite d'être approuvé. Nous savons pourtant qu'il ne le sera point par toutes les femmes. En tout cas, les bonnes chrétiennes auraient mauvaise grâce à l'incriminer, puisque les garanties tutélaires, dont la loi française entoure le travail industriel des femmes, sont conformes aux recommandations les plus instantes du Souverain Pontife.
Témoin cette citation de l'Encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers: «Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge, il ne serait pas équitable de le demander à une femme ou à un enfant. L'enfance en particulier--et ceci demande à être observé strictement--ne doit entrer à l'usine qu'après que l'âge aura suffisamment développé en elle les forces physiques, intellectuelles et morales; sinon, comme une herbe encore tendre, elle se verra flétrie par un travail précoce, et c'en sera fait de son éducation. De même, il est des travaux moins adaptés à la femme, que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques: ouvrages, d'ailleurs, qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe et répondent mieux, de leur nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille.»
Mais, si haute que soit l'autorité dont ces paroles émanent, elle s'incarne dans un homme; et les recommandations papales, non moins que les prescriptions civiles, présentent un caractère masculin de supérieure condescendance, qui risque d'offusquer l'intransigeance de nos fières et libres féministes.
Quant aux carrières bureaucratiques et libérales, disons tout de suite, pour trancher la question de principe, que nous n'apercevons aucune raison sérieuse d'en écarter les femmes. Évidemment, leur place est au foyer plutôt qu'à un bureau d'enregistrement ou à la barre d'un tribunal. Mais elles seraient mieux également à leur ménage que dans un atelier de tissage ou de filature; et personne pourtant n'oserait leur interdire d'être ouvrières. On leur permet, dans l'industrie et aux champs, les besognes les plus pénibles, parce que nulle loi humaine ne saurait les empêcher de gagner leur vie et celle de leurs enfants: de quel droit leur interdirait-on d'autres occupations beaucoup plus faciles et beaucoup plus rémunératrices? La liberté du travail est chose sacrée: en priver la femme, sans raison supérieure, est un crime de lèse-humanité.
Reste à savoir quels emplois conviennent le mieux à son sexe.
II
Depuis que l'instruction est offerte libéralement aux filles et que la conquête des brevets universitaires est facilement accessible aux mieux douées, l'enseignement a permis à l'élite de gagner son pain sans déroger. Les institutrices sont devenues légion: près de 100 000 femmes sont employées dans l'enseignement primaire et secondaire. L'éducation de leur propre sexe leur est donc à peu près exclusivement réservée. Dans les établissements de l'État, notamment, l'enseignement secondaire des jeunes filles est confié presque totalement à un personnel féminin. Une douzaine de dames pédagogues siègent même dans les Conseils de l'instruction publique. On les écoute, on les décore.
Bien plus, on réclame le droit, pour les nouvelles agrégées, de monter dans les chaires de l'enseignement supérieur. Cette nouveauté serait logique: puisque les femmes font d'excellentes institutrices, puisqu'elles fournissent des maîtresses distinguées à l'enseignement secondaire des jeunes filles, pourquoi nos Facultés les tiendraient-elles pour des recrues négligeables? Je sais bien que, présentement, l'enseignement donné par les hommes est plus solide, plus élevé, plus fructueux. Mais, s'il est bon que certains hommes instruisent les femmes, il n'est pas dit que certaines femmes ne puissent instruire utilement les hommes. Ouvrons donc à celles qui le méritent, nos chaires de lettres, de sciences, de droit, de médecine: les étudiants ne s'en plaindront pas. Il se pourrait même que le professorat féminin,--à la condition qu'il s'incarne sous des espèces jeunes et attrayantes,--fût un sûr moyen d'assurer l'assiduité aux cours les plus rébarbatifs.
Mais il n'est pas donné à toutes les femmes d'être professeurs. Et pour nous en tenir à la réalité d'aujourd'hui, on sait que l'institutrice, même munie des attestations les plus honorables, n'est pas beaucoup mieux traitée qu'une employée de magasin. Nous avons actuellement un paupérisme scolaire; et par ce mot nous désignons la misère cachée des précepteurs, instituteurs, répétiteurs des deux sexes, frères et soeurs en pédagogie ambulante, qui cachent, sous la correction et la propreté de la tenue, une âme endolorie par l'incertitude et le tourment du pain quotidien. Décidés à ne jamais tendre la main, tenant à honneur de vivre de leur cerveau, de leur parole, de ce capital intellectuel amassé à grands frais aux heures de jeunesse et d'espérance, ils sont des milliers, autour de nous, qui se disputent quelques centaines de répétitions à l'usage des enfants riches, débiles et gâtés, de courte et frêle intelligence. Ce sont les pauvres honteux de l'enseignement. On les appelle, ô dérision! les maîtres «libres». Rien de plus digne de pitié que cette petite Université dolente, besogneuse, en quête d'élèves introuvables.
La plupart de ces braves filles considèrent comme le salut de trouver enfin,--après quelles démarches et quelles tribulations!--une place dans une famille riche, avec une rétribution à peine supérieure au salaire d'une domestique. L'assurance d'être logée, couchée, nourrie, vaut mieux que l'incertitude qui pèse sur la vie des maîtresses de langue, de musique ou de dessin, qui courent le cachet dans les grandes villes. Dieu garde les jeunes filles de prendre leurs brevets pour entrer dans les carrières de l'enseignement! Des milliers de concurrentes s'en disputent l'entrée et meurent de misère.
III
Mais, dira-t-on, de quelque côté qu'elles se tournent, les jeunes filles se heurtent aux mêmes difficultés, et souvent à de pires injustices.--Oui, présentement, le choix d'une profession pour une femme est extrêmement limité. Seulement, un avenir, plus prochain qu'on ne pense, peut apporter à cette situation malaisée une solution graduelle.
Et d'abord, de tous les travaux actuels, c'est incontestablement le travail sédentaire, le travail assis, qui convient le mieux à la femme. Les fonctions bureaucratiques sont donc un débouché tout indiqué pour son sexe. Plus soigneuse, plus attentive que l'homme, elle a du reste de merveilleuses aptitudes pour les mille besognes de nos grandes et petites administrations, qui n'exigent que de l'ordre, de l'exactitude, de la patience, comme la rédaction et la délivrance des titres, le calcul et le service des coupons, le contrôle et le classement des pièces. L'expérience, tentée par diverses sociétés, a démontré que les femmes sont particulièrement propres aux mille petits détails d'écriture et de comptabilité. Pourquoi ne pas leur ouvrir plus largement nos administrations publiques et privées? Si elles en chassent les hommes, elles ne feront que les rendre à une vie plus active et plus extérieure qui rentre tout à fait dans leur office. Y a-t-il un si grand mal à diminuer l'effectif formidable de nos ronds-de-cuir? En admettant que le «fonctionnarisme» soit chez nous une manie incurable, n'est-il pas naturel que les femmes en profitent, puisque ce débouché semble fait pour elles? Ouvrons donc nos bureaux aux dames: cette place tranquille leur sied mieux qu'aux hommes.
Il n'est pourtant, jusqu'à ce jour, que certains services de l'État, comme les Postes et les Télégraphes, quelques Sociétés financières et quelques Compagnies de chemin de fer, qui aient fait appel à la collaboration du sexe féminin. La France compte à peine 50 000 employées d'administration. Nos préfectures et nos municipalités, nos trésoreries, nos recettes et nos perceptions sont généralement réfractaires à l'entrée des femmes dans leurs bureaux. C'est à peine si, à Paris, la porte de l'Assistance publique leur est entr'ouverte depuis quelque temps. Pourquoi ne pas leur ménager un accès aux fonctions de bibliothécaire et de conservateur de musée? Leur serait-il même si difficile de faire d'exacts percepteurs, et de très suffisants receveurs d'enregistrement?
Pour le moins, il est à souhaiter que nos préventions et nos habitudes administratives ne s'opposent pas trop longtemps à l'accession raisonnable des femmes aux emplois des services intérieurs de nos villes et de nos départements, la vie bureaucratique étant de celles, je le répète, qui conviennent le mieux au tempérament féminin. Pourquoi même la loi ne réserverait-elle pas expressément au sexe féminin certaines carrières administratives, où la vie est douce et le travail léger? La couture, déchargée ainsi d'un nombreux personnel, verrait peut-être se relever les prix insuffisants de sa main-d'oeuvre. Quant aux hommes évincés de leur bureau, notre domaine colonial est là qui offrirait de larges débouchés aux plus hardis et aux plus vaillants. Leur office n'est pas de sommeiller paresseusement dans un fauteuil confortable, mais de courir au grand air les mille chances de la fortune. La vie bureaucratique est une forme de la vie intérieure. Elle convient aux femmes; et tandis qu'elle atrophie les mâles, elle ferait vivre bien des mères.
IV
A côté du travail bureaucratique, mentionnons en passant le travail artistique.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les femmes sont admises à jouer un rôle sur les planches. La scène les attire. Actrices, danseuses et cantatrices paraissent, s'agitent, brillent et passent aux feux de la rampe, comme fleurs au soleil. Il y a en France près de 4 000 artistes lyriques et dramatiques. Mais à part les premiers sujets, la carrière théâtrale, si recherchée qu'elle soit, apporte plus de misère que de profit, plus d'abaissements que de triomphes.
Il se peut toutefois que le cabotinage élève quelques rares élus à une situation supérieure, dont les grandes artistes ne sont point exclues. Souvent les théâtres ont pour directeurs des directrices. Singulière coïncidence: deux métiers sont ouverts depuis longtemps aux femmes, dont l'un consiste à gouverner la scène et l'autre à gouverner l'État. Les reines de cour sont de puissantes actrices, comme les actrices sont de puissantes reines de féerie. Le sexe fort laisse volontiers les femmes diriger la comédie humaine. Et si minces sont devenus en politique les pouvoirs de notre Président, que nous pourrions, sans inconvénient, le remplacer par une Présidente. Celle-ci ne serait pas moins décorative, et elle aurait l'avantage de donner un corps et une âme à la République française, que la tradition nous représente sous les traits d'une femme austère et virile.
Mais toutes les femmes ne pouvant songer à incarner notre capricieuse démocratie, l'art leur tend les bras; et beaucoup s'y jettent éperdument. C'est leur droit. Elles sont, chez nous, environ 3 600 artistes peintres et sculpteurs. Suivre les cours de l'École des Beaux-Arts est pour les jeunes filles une cause définitivement gagnée.
Leur admission, du reste, a été fort mal accueillie par MM. les artistes. Ils étaient là chez eux, bien tranquilles, à l'aise, en famille,--une famille où il n'y avait que des hommes et, bien entendu, des hommes de génie. Et voici qu'au printemps de 1897, l'apparition de quelques poules a mis tous ces jeunes coqs en fureur. Notez que ces nouvelles recrues s'étaient masculinisées de leur mieux: pince-nez, cheveux courts, chapeaux tyroliens, jupes-tailleurs, leur mise était aussi virile que possible. Mais qu'est-ce qu'elles venaient faire à l'École? Enlever à ces MM. peintres et sculpteurs des diplômes et des médailles qui les exonèrent du service militaire. Alors, qu'on fasse porter le fusil à ces demoiselles! Non pas que nos fervents disciples de la beauté ne fussent, au fond du coeur, partisans convaincus de l'émancipation des femmes, dont ils font profession d'admirer et de reproduire les grâces; mais ils n'entendaient point que celles-ci eussent la mauvaise pensée de leur faire une injuste concurrence. Voilà pourquoi ils ont crié: au voleur! C'est ce qui nous permet de dire, pour employer un néologisme tout à fait en situation, que le rapin d'aujourd'hui n'aime pas la rapine.
Au vrai, hormis quelques places dérobées à ces Messieurs, la condition des femmes n'en sera guère améliorée. La production artistique ne nourrit son homme et ne nourrira sa femme qu'à une condition, qui est d'avoir du talent, sinon du génie. Or, ces qualités maîtresses ne courent point les rues. Ce n'est pas même dans les salles d'une école qu'on les rencontre et qu'on les acquiert. Elles s'y développent et s'y assagissent, c'est entendu; mais elles naissent ailleurs, on ne sait comment! Spiritus fiat ubi vult. Il y a mieux à faire et plus à gagner du côté des arts décoratifs; et beaucoup de femmes s'y portent avec empressement. Les impressions et dessins sur étoffes, les spécialités de l'ameublement et de l'ornementation intérieure, offrent à un dessinateur de goût et d'ingéniosité mille occasions d'utiliser avantageusement son savoir et son habileté.
Encore est-il que cette carrière suppose des aptitudes spéciales qui ne sont point le partage d'un grand nombre. Les conditions générales de la vie s'étant profondément modifiées et se modifiant rapidement chaque jour, il importe d'ouvrir aux femmes, non pas des emplois rares et difficiles, mais de larges occasions de travail rémunérateur. A côté des récriminations saugrenues et des déclarations extravagantes qui font dire à bien des gens, superficiellement informés, que le féminisme n'est qu'exagération ou puérilité, il y a des plaintes légitimes et des revendications justifiées qui méritent d'être écoutées et satisfaites. Or, c'est à peine si, en multipliant le nombre des femmes peintres, sculpteurs ou musiciens, on éveillera quelques vocations intéressantes. Il faut aux femmes intelligentes des carrières d'un accès plus facile et, si l'on peut dire, d'une exploitation plus lucrative, d'un rendement moins aléatoire.