Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme
III
Deuxièmement, la culture de la femme doit être morale. Après la formation de la raison, la formation de la conscience. Ces deux choses se tiennent. Ce serait déjà un progrès considérable de mettre en honneur, dans les pensionnats, une culture solide qui induise les jeunes filles en réflexions salutaires, une culture prévoyante qui les rende capables du travail des mains et de l'esprit, et de la substituer peu à peu, dans les familles, à cette culture superficielle ramassée négligemment dans les cours mondains, à cette culture mensongère faite de phrases apprises, de gestes convenus, de petits agréments de salon, qui cache une ignorance absolue des devoirs domestiques, de l'hygiène et de la direction du ménage, du développement physique et moral de l'enfance, de tout ce qui constitue la fonction de la femme et la dignité de la mère.
Joignons qu'une conduite irréprochable ne se conçoit guère sans un jugement droit. Apprenons à bien penser et, du même coup, nous apprendrons à bien agir. Une instruction purement décorative n'a pas de valeur éducatrice. On peut être un lettré ingénieux, subtil, orné, accessible aux raffinements de la pensée, amoureux des élégances de la forme, et n'être, malgré cela, qu'un triste sire. Les gens cultivés ne sont aucunement à l'abri des écarts et des chutes. L'instruction doit donc être soutenue et complétée par des habitudes de réflexion active, de discernement sage et de forte conviction. «Former des esprits capables de penser l'action juste et de la vouloir, tel est donc l'idéal de l'éducation moderne;» et Mlle Dugard nous assure que «c'est de lui que l'Université s'inspire dans la direction des jeunes filles 83.»
Très bien. Mais que cette nouveauté soit du goût des parents, c'est une autre affaire. Jusqu'à ce jour, la mode et la tradition préconisent, pour les filles, une éducation pusillanime et timorée qui, au lieu de développer les énergies latentes, détourne de l'action, paralyse l'effort, incline les volontés à la résignation, à l'effacement, à l'inertie. Retenues jalousement dans le giron des mères, entourées d'une sollicitude inquiète, élevées en vue de la tranquillité, du désoeuvrement et du bien-être, habituées à ne jamais faire un pas ou dire un mot sans autorisation, toujours accompagnées, surveillées, annihilées, trop nombreuses sont nos demoiselles de grande et de petite bourgeoisie qui prennent l'habitude de n'agir, de ne vouloir, de ne sentir, qu'avec l'aide et la permission d'autrui. Elles vivent par procuration. Toute responsabilité les effraie. Domestiquées par avance, elles se défient de la moindre liberté. Sans convictions éclairées, sans énergie, sans initiative, mal préparées à la vie, puisqu'elles ne connaissent le monde que par les distractions énervantes et la politesse mensongère des salons, l'âme faible et le corps anémié, elles semblent faites pour devenir la chose d'un maître. L'époux peut venir: l'esclave est prête.
Est-il sage, est-il bon que nos jeunes filles soient à la merci de la première volonté forte qu'elles rencontreront sur leur chemin? Est-il sage, est-il bon de travailler à leur diminuer l'âme, à déprimer, à étouffer ce qu'elles contiennent de force vive pour l'action utile et bienfaisante? Daignent les familles entendre et retenir ce mot de Fénelon: «Plus les femmes sont faibles, plus il est important de les fortifier!» Il y a place ici pour une émancipation pédagogique des plus louables et des plus urgentes. Qu'est-ce à dire?
Il est clair que l'éducation moderne des filles doit avoir pour but essentiel d'accroître et d'affermir en elles tout ce qui peut faire contrepoids à l'émotivité affective, à l'excitabilité capricieuse qui constitue le fond de leur nature, de manière à soumettre leur sensibilité au contrôle de la raison et à l'empire de la volonté. Son premier devoir est de tonifier leur nervosité par un régime sain et une règle large, souple et vivifiante. S'il est vrai qu'une âme bien équilibrée se plaît à habiter une chair florissante, la pratique bien entendue de certains sports leur vaudra mieux que l'énervement des bals et des soirées. Elles apporteront, de la sorte, au mariage et à la maternité plus de vigueur et de santé.
Pour être morale, l'éducation s'appliquera encore à développer en elles la franchise et la sincérité. On sait que la jeune fille est volontiers compliquée, fuyante, rusée. A lui faire perdre le goût des voies obliques, des détours habiles, des petits manèges artificieux, à lui inspirer le culte de la loyauté, l'amour de la droiture, la rectitude scrupuleuse des intentions, on lui donnera une solidité d'âme qui servira de caution à ses plus gracieuses qualités. Mais ce que l'éducation doit surtout cultiver en nos filles, c'est la volonté. De ce côté, il y a infiniment à faire: d'abord, pour la dégager du sentiment et de l'impressionnabilité qui la troublent, de l'impulsion irréfléchie et de l'entêtement obstiné qui l'aveuglent; puis, pour l'orienter vers le bien, pour la soumettre à la loi du devoir, pour la plier au frein d'une conscience droite et pure, de façon qu'alors même où tout appui viendrait à lui manquer du dehors, elle puisse tenir fermement le gouvernement de soi-même.
Le temps n'est plus où la contrainte suffisait à assurer la soumission, de la jeunesse. C'est par une adhésion réfléchie et spontanée que les enfants d'aujourd'hui doivent être amenés à la subordination, à l'obéissance, au sacrifice. La force d'âme est le viatique des faibles. C'est par elle seulement qu'ils peuvent s'élever à la virilité morale. Vivre volontairement selon le devoir est une vertu d'autant plus nécessaire aux femmes qu'elles devront la transmettre à leurs enfants. De leur culture dépend notre honnêteté. Préparer nos filles à donner des hommes à la France de l'avenir, tel est le but à poursuivre. C'est à bon escient que, sur la médaille frappée pour commémorer la fondation de l'enseignement secondaire des jeunes filles, on a gravé cette légende: Virgines, futuras virorum matres, Respublica docet.
Si austères que puissent paraître ces idées, elles ne portent pas atteinte aux grâces de la féminité. Elles les élèvent et les ennoblissent, voilà tout. Qui sait même si cette façon de prendre la vie pour ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire comme une épreuve et un devoir, ne ramènera pas notre jeunesse dorée à une conception plus exacte de la grandeur du mariage et de la dignité du foyer?
On sait quelles sont aujourd'hui les illusions de nos demoiselles les plus fortunées. Les unes, imbues des pires préjugés mondains, tiennent leur élégante frivolité pour le meilleur moyen d'attirer les épouseurs; et dédaigneuses d'un choix prudent, ignorantes des goûts et des antécédents de leur futur époux, elles consentent à agréer les ouvertures du premier venu qu'elles rencontrent dans un salon ami, sur la présentation improvisée d'un tiers complaisant. A trop se renseigner sur le caractère et la moralité d'un candidat, à vouloir se marier en connaissance de cause, à prétendre donner amour pour amour à qui seulement le mérite, elles risqueraient de passer pour «romanesques», tandis qu'en courant les risques d'un mariage de hasard où l'argent a plus de part que l'affection, elles seront souvent considérées par leur milieu (ô l'étrange aberration!) comme des jeunes filles positivement «raisonnables».
Les autres, pieuses et candides, entretenues naïvement dans les plus sottes illusions, regardent le mariage comme une revanche du paradis perdu, comme un Éden jonché de fleurs, où, appuyées sur le bras du prince Charmant qu'elles entrevoient dans leurs rêves, elles vivront le roman de leur vie dans la jouissance continue des plus ineffables délices. Derrière ce joli décor, on oublie de leur montrer les réalités de l'existence et, après les félicités de demain, les obligations d'après-demain. Aux coeurs ingénus qui escomptent aveuglément une succession ininterrompue de bien-être, de contentement et d'ivresses, l'avenir prépare de cruelles déceptions. Pareil aux années qui passent en nous vieillissant, le mariage a ses saisons et ses orages: les joies de son printemps sont brèves et fugitives; son été ne tarde guère à charger l'épouse des fruits de la maternité; puis vient l'automne, qui aggrave encore ce lourd fardeau des mille et mille soucis du ménage, de l'entretien et de l'éducation des enfants, des dépenses et des obligations croissantes de la famille, jusqu'au jour, tôt venu, où l'hiver apporte avec lui les maladies et les défaillances de la vieillesse.
«Voulez-vous donc apprendre aux jeunes filles ce qu'on a coutume, en France, de leur cacher soigneusement?»--A cette question, que me posait un jour une femme de sens avec l'intention de m'embarrasser, la prudence interdit de répondre par un précepte absolu et général. Mon idée est qu'il y a moyen d'éclairer, avec tact, la curiosité des grands enfants sans bercer leur imagination d'histoires stupides. Et même en évitant les révélations trop brusques, en procédant par gradations habiles, en s'abstenant avec soin de toute crudité de langage, en enveloppant la vérité d'un voile de précautions nécessaires, il y a peut-être, en certains cas, plus d'avantages que d'inconvénients à fournir à une jeune âme certains avertissements sur les matières les plus délicates.
Qui chargerons-nous de cette initiation progressive? Comment la mener à bonne fin? A cela, je le répète, point de règle unique. Nous ne croyons pas qu'il suffise de lever tous les voiles pour mettre toujours les jeunes filles à l'abri des dangers et des risques du monde. Ce serait trop simple. Nombreuses sont celles que vous amènerez plus sûrement jusqu'au seuil du mariage en leur fermant certains horizons, qu'en leur dévoilant tous les secrets de la vie. Combattre en elles, par des éclaircissements préventifs, les écarts éventuels, les complaisances possibles, les capitulations faciles de la femme mariée, en supprimant la barrière que nos moeurs françaises ont élevée entre les deux phases de leur vie, ne nous paraît pas un moyen infaillible de les préparer à mieux servir les intérêts de la race, à mieux remplir les devoirs du foyer.
Et pourtant, dans son livre sur «La nouvelle éducation de la femme dans les classes cultivées», Mme d'Adhémar émet hardiment l'avis qu'on renverse «la haute muraille que l'usage dresse, d'ordinaire, entre la vie de jeune fille et la vie de jeune femme,» quitte à la remplacer par «une grille transparente à travers laquelle se découvrira, petit à petit, quelque chose de l'inévitable avenir.» De deux choses l'une, dit-on encore, ou le futur mari sera honnête, ou il ne le sera pas. Dans le premier cas, le brave homme trouvera son compte à recevoir des mains d'habiles éducatrices une femme complètement élevée; dans le second, il serait criminel de confier l'achèvement de l'éducation féminine aux fantaisies d'un libertin. Plus de novices, plus de grands enfants. La jeunesse doit connaître la vie avant de la vivre.
Soit! L'ignorance n'est pas toujours une condition de vertu. Mais à tout apprendre avant l'âge, croyez-vous que toutes les jeunes filles seront plus candides? Levez seulement un coin du voile, et leur curiosité risquera souvent de tourner en tentation. Si partisan que je sois d'une éducation plus élargie, il ne me paraît pas indispensable de les instruire toutes, avant le mariage, en des cours publics, sous forme de leçons générales, d'après un programme arrêté d'avance, de «l'exercice normal des sens selon les règles établies par la morale religieuse.» J'ai quelque peine à me figurer les «Dames du Préceptorat chrétien», dont Mme d'Adhémar rêve la création, s'appliquant avec sincérité à étudier entre elles et à commenter devant leurs élèves «la dogmatique de l'amour», sous prétexte que celui-ci émane du ciel et qu'il mérite l'encens de nos coeurs. La psychologie et la physiologie du mariage sont-elles si nécessaires aux jeunes filles pour les préparer efficacement à leur mission future? Une certaine ignorance de ces choses n'a pas empêché nos aïeules et nos mères de comprendre et d'accomplir magnifiquement leurs devoirs, lorsque l'heure en fut venue.
Enfin,--et c'est le point essentiel,--n'est-il pas à craindre que «les nobles ouvertures de l'enseignement chrétien» inquiètent, agitent, échauffent certains tempéraments? Y a-t-il prudence à provoquer en toutes les âmes l'éveil des sens et la conscience du sexe? A-t-on réfléchi aux difficultés presque insurmontables d'un pareil sujet? Ou l'institutrice traitera éloquemment de l'amour divin, et voilà des pensionnaires qui s'éprendront de la vie religieuse. Ou l'institutrice expliquera, avec une chaude persuasion, les mystères de l'amour naturel, et de tels éclaircissements ne peuvent être sans danger pour les écolières, ni sans appréhension pour les parents. Gardez-vous d'effaroucher la sainte pudeur, sous prétexte de renoncer aux calculs étroits d'une pruderie imprévoyante et sotte! A vouloir délivrer radicalement nos enfants de certaines ignorances, cette pédagogie hardie fait songer (excusez le mot) aux pêches sans fraîcheur et aux jeunes filles «sans duvet» 84. Froissée trop tôt dans sa candeur par des mains rudes et indiscrètes, une âme d'adolescente peut en être meurtrie ou fanée pour la vie.
Encore une fois, la règle à suivre en ces matières infiniment graves dépend des natures et des tempéraments. Comme un caillou jeté dans une eau tranquille peut, suivant la consistance du fond, troubler, ou non, la transparence de la source entière, il est des âmes pures dont la connaissance des choses de la vie ne parvient jamais à altérer l'admirable sérénité, et des âmes troubles dont la moindre secousse remue toutes les fanges. Aux premières, dont l'honnêteté est foncière, vous pouvez tout dire; aux secondes, dont la pureté n'est que superficielle, vous ferez bien de mesurer avec discrétion la lumière et la vérité.
Au surplus, ces initiations graduelles doivent se faire par confidences particulières, et non par enseignement public. Et nous maintenons en principe qu'il appartient aux seuls parents d'explorer les dessous mystérieux du coeur de leurs enfants. Rien de plus délicat que la formation d'une conscience de jeune fille. Il en est de certains éclaircissements que nous devons lui fournir, un jour ou l'autre, sans déflorer sa pudeur, comme d'un papillon qu'il faut prendre sans faire tomber la poussière de ses ailes.
Cette tâche exige la délicatesse et l'inspiration d'une mère. Et les institutrices, religieuses ou laïques, ne sauraient suppléer celle-ci que rarement, avec l'agrément de la famille, sous forme d'avertissements intimes, en y mettant toutes sortes de précautions et de ménagements. Il y aurait imprudence à ériger en règle générale, en système pédagogique, des divulgations publiques et collectives qui ne sont que très exceptionnellement désirables ou possibles. L'éducation d'une conscience se peut faire, Dieu merci! sans qu'une maîtresse ait besoin de mettre à nu, en pleine classe, les secrets et les ressorts de l'amour charnel.
IV
Troisièmement, la culture de la femme doit être sociale. Ceci est nouveau. Nous vivons en un temps où le spectacle de l'inégalité des fortunes et des conditions éveille dans les âmes bien nées je ne sais quel malaise indéfinissable. Jamais le problème de la misère n'a excité une préoccupation si vive, une anxiété si poignante. Jamais la légitimité des plaintes, la nécessité des réformes, l'urgence des réparations, ne se sont manifestées à la conscience publique avec une force plus instante. Les cris de la souffrance humaine, d'où qu'ils viennent, se prolongent en douloureux échos jusqu'au fond de nous-mêmes. Il semble que plus le bien-être s'étend par en haut, plus le progrès illumine les sommets, et plus notre coeur s'offense du dénuement et des ténèbres d'en bas. Un appétit de justice, que les âges précédents n'avaient point connu, travaille confusément le siècle qui commence. Les plus distraits ont peine à rester indifférents devant l'imminence des questions sociales qui les pressent, devant la multitude des souffrants, des blessés, des vaincus de ce monde, qui appellent à l'aide et demandent à se relever, à travailler, à vivre. Il n'est point douteux que l'esprit de solidarité ne se propage et ne s'avive de jour en jour. Le lien de fraternité qui nous unit mystérieusement les uns aux autres est plus présent et plus sensible à nos âmes. Chacun voit mieux le devoir social qui lui incombe. Et c'est pourquoi le moment est venu de socialiser l'éducation.
Expliquons-nous. Dans le conflit des classes qui nous menace, les femmes, créatures de grâce et de bonté à qui rien d'humain ne résiste longtemps, ont un rôle à remplir, dont beaucoup ne comprennent ni l'actualité ni la grandeur. En vain le domaine de la charité s'ouvre immense aux bonnes volontés: oeuvres de relèvement à créer, foyers d'assistance à entretenir, indigents et malades à visiter, maisons de refuge et de retraite à ouvrir et à multiplier. Il y a surtout l'enfance à sauver, la vieillesse à soutenir, et plus particulièrement l'ouvrière, cette soeur du peuple si méritante et si oubliée, à préserver contre les tentations de la rue, à défendre contre les mauvais conseils de la misère. Là est le devoir. Combien de femmes s'en désintéressent parce que, jeunes filles, elles n'ont pas appris à le connaître et à le pratiquer?
Apprenons-leur donc, à l'âge où le coeur s'ouvre naturellement à tout ce qui est tendre et bon, que la destinée de la femme n'est pas dans la médiocrité du bien-être égoïste, mais plus haut, dans une vie utile, employée à combattre le mal et à diminuer la souffrance. Apprenons aux demoiselles riches, trop disposées à rêver d'une vie luxueuse et dissipée, que leurs toilettes commandées trop tard, exigées trop tôt, se traduisent en souffrances pour les ouvrières de l'aiguille ainsi condamnées, tour à tour, au travail de nuit qui les épuise et au chômage qui les affame. Apprenons aux modestes filles de la bourgeoisie que les devoirs domestiques envers le mari et les enfants ne les exonèrent point des obligations plus larges qui dépassent l'horizon familial, et qu'après avoir donné premièrement leur affection et leur peine à ceux qui leur sont le plus chers, elles doivent ouvrir leur coeur et leur bourse aux membres souffrants de la grande famille humaine. Apprenons à toutes que réparer les injustices du sort, mettre un peu de joie dans la vie des malheureux, entrer doucement dans leurs préoccupations, dans leurs épreuves, dans leurs douleurs, pour prendre sa part de leurs deuils et de leurs misères, est le seul moyen de désarmer les rancunes et les haines, en adoucissant l'amertume de certaines inégalités cuisantes. Apprenons même aux enfants gâtées des classes supérieures (il n'est que temps!) que, faute d'élever charitablement les deshérités jusqu'à elles, ceux-ci pourraient bien, un jour, les rabaisser violemment jusqu'à eux.
«Pourquoi ne pas prêcher tout de suite le socialisme à nos filles?»--L'objection ne m'atteint nullement. Ceux qui n'approuveraient pas la direction «sociale» que j'assigne à l'éducation féminine, sont priés de croire que je n'ai pas la moindre confiance dans l'efficacité du système collectiviste. La révolution est possible, mais le socialisme est irréalisable,--j'entends le vrai socialisme, celui qui implique l'abolition de la propriété privée. Si la première peut faire des ruines, le second est incapable d'une reconstruction utile et durable. J'ai la conviction, de jour en jour plus ferme et plus nette, qu'il n'est donné à aucun mécanisme politique, si savamment combiné, si fortement tendu qu'on le suppose, de soulever, d'un coup, la société tout entière pour la rétablir, de main de maître, dans la paix, la justice et la félicité. Bien plus, l'avènement du régime collectiviste n'irait pas sans une diminution de nous-mêmes, sans un amoindrissement des libertés et des énergies individuelles, sans un ralentissement ou même une régression du progrès humain. Mais si notre société ne peut être refondue en bloc, libre à nous de l'améliorer en détail. Et c'est à cette oeuvre de restauration progressive que je convie instamment les heureuses de ce monde. Elles y ont un rôle superbe à remplir.
Pour relever une âme défaillante et rappeler l'espérance qui s'envole, pour susciter l'effort de vivre chez les plus découragés et rendre la patience et le courage aux désespérés, la délicatesse féminine est incomparable. Tel qui se révolterait contre la pitié un peu froide d'un philanthrope ou d'un professionnel de la charité, sera désarmé par quelques mots compatissants tombés des lèvres d'une femme. Il est des tristesses qui ne se peuvent comprendre et partager que par un coeur de mère, des plaies qui ne peuvent être pansées que par la main souple et fine d'une amie, des vies sombres et désolées dans lesquelles une jeune fille peut seule entrer comme un rayon de soleil. Consoler, apaiser, guérir, voilà une mission vraiment féminine. Il est plus facile aux femmes qu'aux hommes de vaincre les défiances du peuple, de gagner les bonnes grâces des mères par les soins donnés aux enfants, de désarmer les préventions farouches des pères par l'intérêt témoigné à leurs ménagères. Des messagères de paix sociale, voilà ce que les femmes riches ou aisées devraient être dans nôtre société si dure et si divisée!
Or, l'éducation moderne doit instruire les jeunes filles de ce devoir et les préparer directement à cette fonction. Il vaut mieux socialiser les âmes pour rapprocher les hommes que socialiser les biens pour supprimer les classes. Et afin de joindre l'exemple au précepte, pourquoi les mères de famille et les directrices de pensionnat n'associeraient-elles pas plus fréquemment, plus étroitement, leurs enfants aux oeuvres d'assistance et de charité? Quelques visites, au cours de chaque semaine, chez les pauvres gens du voisinage, quelques douceurs portées d'une main amie à un enfant malade ou à un vieillard infirme, ouvriraient, mieux que toutes les prédications, le coeur de nos fils et de nos filles à la compassion, à la solidarité, à l'amour de nos semblables.
A cela qu'opposerez-vous, Mesdames? Direz-vous que le mal social relève de la législation et de la philanthropie officielle, et qu'il ne saurait être atténué sérieusement que par des réformes politiques qui ne vous regardent point?--Soit! Mais les lois ne sont rien sans les moeurs. Vous ne changerez point la société, si vous ne changez préalablement les coeurs. Point de réformes efficaces sans la réforme de soi-même. Faire le bien pour son compte particulier, c'est travailler au bien général de la communauté. Car l'amour appelle l'amour et la vertu propage la vertu. Soyez donc bonnes, autant que vous le pouvez, afin de répandre autour de vous la sainte contagion de la bonté. Vous aurez la joie d'en tirer double profit, l'exercice de la bienfaisance améliorant celui qui donne autant que celui qui reçoit.
Direz-vous que la souffrance et la misère sont des fatalités nécessaires, que l'ordre mystérieux des choses implique l'existence juxtaposée des riches et des pauvres?--Mais avez-vous le droit de porter un jugement si hautain et si dédaigneux, tant que vous n'aurez pas essayé d'alléger les maux d'autrui avec le zèle attentif que vous mettez à prévoir et à diminuer les vôtres? Qui sait si votre indifférence, votre luxe, votre dureté, et plus encore les fautes de la société tout entière, ne sont pas responsables, pour une large part, des épreuves, du dénuement, du vice même de ses membres inférieurs? Avant de parler d'ordre nécessaire, essayez donc de le changer. Avant de prétendre que la misère est incorrigible, faites effort pour la guérir.
Direz-vous que les organes de la charité publique et privée, que vous commanditez largement de votre bourse, font pour les pauvres tout ce qu'il est humainement possible de faire?--Erreur, s'il vous plaît! L'assistance officielle entretient la pauvreté, elle ne la guérit pas. Elle considère les indigents comme un troupeau à nourrir, et non comme une famille malheureuse à plaindre et à élever. On l'a dit cent fois: il ne suffit pas d'aller au peuple les mains pleines. Le devoir social consiste à se dépenser soi-même, à se dévouer, à «servir». Alors, quoi?
Direz-vous que vous donnez ostensiblement, généreusement, à toutes les quêtes, à toutes les oeuvres; que le bureau de bienfaisance et le curé de votre paroisse connaissent mieux que quiconque les pauvres honteux et méritants, et que l'intermédiaire des fonctionnaires de la charité atteint plus sûrement la misère cachée, leur assistance étant mieux renseignée et mieux répartie?--Mauvais prétexte. Il ne suffit point que la charité s'exerce par procuration, par délégation. Il faut aborder fraternellement l'infortune et assister, fréquenter, traiter la pauvreté comme une amie. Nulle d'entre vous ne s'aviserait de faire une simple visite de politesse par l'entremise d'un mandataire: pourquoi alors refuseriez-vous de visiter personnellement les indigents à domicile,--ce qui est, pour le riche, un devoir sacré d'humanité? L'aumône individuelle elle-même, lorsqu'elle est jetée distraitement au mendiant inconnu qui tend la main sur votre chemin, fait plus de mal que de bien; sans compter qu'elle n'est souvent qu'un geste d'égoïsme ou d'ennui, par lequel nous croyons libérer notre conscience, en débarrassant nos yeux d'un spectacle qui nous attriste ou nous accuse. Allez donc aux pauvres avec vos filles, simplement, dignement, sans condescendance affichée, sans familiarité fausse et déplacée, comme des soeurs vont à des frères affligés ou malheureux! Et surtout tâchez de les aimer pour qu'ils vous aiment!
Direz-vous enfin qu'un intérieur misérable est peu attrayant, qu'on y respire des odeurs déplaisantes, qu'on y subit des contacts désagréables, et qu'à ces visites répétées, vos filles risquent de perdre la distinction de leur langage et de leurs façons, le sentiment et la grâce des convenances mondaines?--Mais nous ne vous conseillons point de conduire vos demoiselles dans les mauvais lieux. Renseignez-vous, faites un choix, et puis-ne bornez point votre sollicitude aux pires nécessiteux. Les braves gens de votre voisinage seront si sensibles à une bonne parole dite sans fierté! Une caresse aux enfants, un conseil, un service à la mère, un vêtement chaud, une tisane aux vieux qui toussent et qui grelottent, peuvent vous conquérir leurs coeurs. Elles sont nombreuses les mansardes honnêtes et proprettes où des ouvrières de tout âge s'acharnent, du matin au soir, sur un labeur sans joie et sans répit, pour faire vivre maigrement la maisonnée. Vous y monterez gaiement, vous et les vôtres, pour peu que vous songiez que le devoir social, auquel nous vous convions, est le rachat de votre existence libre et facile, la rédemption de vos privilèges de fortune et de condition; que vous tenez uniquement vos loisirs et vos biens de l'heureux hasard de votre naissance; et qu'enfin si le sort moins clément vous avait fait naître aussi pauvres que vos pauvres, il se pourrait que vous ne les valiez pas. Et maintenant, Mesdames, craignez-vous, au contact du pauvre, de salir vos gants? Eh bien! n'en mettez pas! La poignée de main que vous échangerez avec vos amis indigents n'en sera que plus franche et plus fraternelle.
Ce programme d'éducation sociale n'est-il pas trop beau, trop fort, pour nos âmes débiles? J'en ai peur. Tant de gens demeurent obstinément fermés à ce qui dérange leurs aises ou n'atteint pas leurs intérêts présents! Par bonheur, l'enseignement universitaire s'oriente vers cet idéal. Dans un opuscule très intéressant de Mlle Dugard, une maîtresse distinguée qui paraît très éprise de «l'esprit nouveau», nous lisons ceci: «On leur enseigne que si cette oeuvre de réparation relève de toutes les volontés bonnes, elle leur appartient surtout à elles jeunes filles des classes aisées, affranchies des servitudes accablantes pour l'âme, et qu'en agissant de la sorte et en se dévouant aux autres, elles ne doivent pas croire accomplir des devoirs extraordinaires, mais simplement le devoir 85.» C'est parfait.
Du côté des filles aussi bien que du côté des garçons, il n'est que l'éducation de la responsabilité et la conscience de la solidarité qui puissent réaliser l'union des classes et fonder la paix sociale. Je compte même sur le féminisme chrétien,--d'inspiration catholique ou protestante,--pour conquérir à ces idées les familles religieuses et les établissements libres. Car ce que je viens de dire relève, il me semble, du plus pur esprit évangélique. Il suffit d'être chrétien pour traiter les malheureux en frères. Riches et pauvres sont nécessairement égaux pour qui croit à l'égalité des âmes rachetées par le même Dieu.
Et cette considération pieuse est un nouveau motif, pour les femmes dévotes, de travailler sur la terre au règne de la fraternité chrétienne. S'aimer les uns les autres: mais ce serait l'accord parfait, l'union idéale! Voilà comment la bonté et l'unité, conçues dans leur plénitude et s'engendrant l'une l'autre, découlent naturellement d'une source divine et supposent cette vieillerie nécessaire et sainte: la religion.
V
Quatrièmement, la culture de la femme doit être religieuse. Nous voulons dire que le spiritualisme nous semble le complément nécessaire de l'éducation rationnelle, morale et sociale des filles d'aujourd'hui, parce que les principes directeurs de l'Évangile permettent, mieux que tous autres, de concevoir le bien avec clarté, de le vouloir avec force et de le réaliser jusqu'à l'immolation de soi-même. Rien de plus réconfortant pour la faiblesse humaine ne se trouve ailleurs. Eu égard aux épreuves et aux servitudes qui menacent particulièrement son sexe, la femme, plus que l'homme peut-être, éprouve le besoin d'appeler Dieu à son secours.
De par la sensibilité de son être et la tendresse de son coeur (nous savons que ces deux penchants expliquent toutes les contradictions de sa nature), la femme est profondément religieuse. Et ce sentiment très vif est fait de la conscience de sa faiblesse, d'une sensation d'effroi en présence du mystère des choses, de la nécessité d'un appui et d'un consolateur au milieu des tentations, des luttes, des douleurs de ce monde. Et cet instinct sublime est élargi, spiritualisé par une sorte d'élévation de l'âme vers l'infini, par un appel au principe éternel de la vie, par une soif inextinguible de piété et d'adoration. Les femmes croient, parce qu'elles ont besoin de croire à une puissance qui relève leur faiblesse, à un amour qui emplisse leur coeur.
C'est pourquoi le sentiment religieux des femmes est si vivace et si agissant. Jamais le mystère de l'au-delà ne les laissera indifférentes. Il leur faut une solution complète aux problèmes de la vie et de la mort. La critique philosophique blesse et attriste leurs âmes. Elles traitent en ennemi quiconque alarme leur foi. «Nous pouvons dire tout ce que nous voudrons, avoue Renan, elles ne nous croiront pas et nous en sommes ravis.» Chez elles, l'esprit religieux est indestructible. C'est une raison pour l'éducation de ne point s'attaquer à leurs croyances.
A la vérité, les femmes changent bien de religion, mais elles ne peuvent point s'en passer. Même parmi les fortes têtes du féminisme, il en est plus d'une qui n'a répudié les dogmes chrétiens que pour s'affilier passionnément au spiritisme ou à la franc-maçonnerie. A défaut du culte catholique, elles se rabattent sur un simulacre, un fantôme, un semblant de religion. Celles qui vont jusqu'à la négation absolue y mettent une violence impie, une intolérance haineuse, qui fait de leur incroyance une façon de religion du néant. Il n'est pas rare qu'une libre-penseuse se voue à l'athéisme avec une sorte de piété aveugle. On a vu des jeunes filles, qui avaient perdu la foi, embrasser le nihilisme avec un enthousiasme et une ferveur mystiques.
L'éducation des filles ne doit pas, ne peut pas être irreligieuse, la religion se mêlant à tous leurs sentiments. Au reste, la morale indépendante a donné de trop pauvres fruits du côté des garçons, pour qu'il soit possible de la transporter avec avantage dans nos lycées de filles. On n'ignore point avec quelle véhémence les femmes se plaignent,--non sans raison,--de l'immoralité des hommes. Tâchons, au moins, de ne pas ébranler la vertu féminine: car, sans elle, l'honnêteté qui nous reste serait bientôt réduite à rien.
Et puis, n'est-ce pas le premier devoir de la pédagogie de mettre tout en oeuvre pour former des consciences aussi éveillées, aussi scrupuleuses que possible, des âmes pures et droites, des volontés fermes et sûres? Or, en matière d'éducation, je le répète, la religion est, aujourd'hui comme hier, la base naturelle de la morale, parce que la foi, l'espérance et la charité sont les plus augustes des préservatifs, et les plus réconfortants des viatiques, parce qu'il s'en dégage une douceur, une chaleur, une sérénité qui aide à supporter le poids et la tristesse des jours, parce qu'il s'ensuit un élargissement de notre horizon, une élévation de l'existence qui rehausse, ennoblit, sanctifie notre misérable humanité. Que les maîtres et les maîtresses, qui n'ont point le bonheur de croire, respectent donc la foi de leurs élèves. Ces égards leur sont commandés par un scrupule très délicat et très pur que Littré formula jadis en termes admirables, et dont, nous autres universitaires, nous devons, comme ce noble esprit, nous faire une loi absolue: «Je me suis trop rendu compte des souffrances et des difficultés de la vie pour vouloir ôter à qui que ce soit des convictions qui le soutiennent dans les diverses épreuves.»
Est-ce à dire que le sentiment religieux des femmes n'ait pas besoin d'être éclairé, élevé, spiritualisé par une culture intellectuelle plus forte et plus virile?--Point du tout. La foi du charbonnier ne convient plus à notre époque. Et chose grave, dont le clergé convient lui-même: jamais les pratiques religieuses ne furent aussi nombreuses qu'aujourd'hui, et jamais l'esprit chrétien n'a été plus rare ou plus débile. La religion des modernes a besoin d'être fortement raisonnée. Ce qui ne veut pas dire que notre raison doive empiéter sur le domaine de la foi et rejeter le mystère parce qu'elle n'arrive pas à comprendre l'incompréhensible, à connaître l'inconnaissable. Croire et savoir font deux. «S'il n'y avait pas de mystère dans la religion, remarque M. Brunetière, je n'aurais pas besoin de croire: je saurais!» Et l'objet de la connaissance et l'objet de la croyance étant distincts, il n'y a point de danger que la foi contredise la raison. «Elle ne s'y oppose point, poursuit le même auteur; elle nous introduit seulement dans une région plus qu'humaine, où la raison, étant humaine, n'a point d'accès; elle nous donne des lumières qui ne sont point de la raison; elle complète la raison; elle la continue, elle l'achève et, si je l'ose dire, elle la couronne 86.»
D'où suit qu'il est permis d'être un savant très libre et très hardi, sans cesser d'être un catholique convaincu et pratiquant. Tel notre grand Pasteur. Science et religion peuvent voisiner en un même homme; coexister en une même chair, sans gêne ni amoindrissement pour l'une ou pour l'autre. C'est ainsi que l'Université compte en son sein beaucoup de vrais savants qui sont de parfaits chrétiens. Et ceux-ci ne manquent point d'accueillir par un éclat de rire toutes les tirades sur l'incompatibilité de la foi et du savoir, sur la substitution de la science à la religion, et autres niaiseries énormes qui s'étalent dans les discours de certains politiciens vulgaires et malfaisants.
Mais, sans appliquer la critique aux choses qui ne la comportent point,--sans quoi la critique se résoudrait vite en négation téméraire,--l'infirmité de notre esprit a parfois surchargé, obscurci le dogme religieux d'une enveloppe de contingences matérielles, de pratiques dévotieuses, d'habitudes parasitaires, que l'Église subit à regret ou tolère avec peine, et qu'il est sage de discerner, de soulever, d'écarter pour mieux contempler l'infini, pour mieux constater l'inconnaissable, pour mieux sentir, aimer et adorer le divin. Somme toute, la raison, en limitant avec prudence le domaine supérieur de la foi, nous fournit d'excellentes raisons de croire. Et c'est aux maîtres qu'il appartient de les suggérer à l'âme de la jeunesse, au lieu de la noyer dans cet abîme de ténèbres et d'inquiétudes qui s'appelle: le doute.
«A cela, nous diront certains esprits courts et attardés, il n'y a qu'un malheur: c'est que l'instruction a fait le peuple incrédule et immoral, et qu'elle ruinera la croyance et la modestie des filles comme elle a déjà ruiné la foi et la chasteté des garçons.»--C'est trop dire. De grâce, n'attribuons pas à l'instruction religieuse, que nous réclamons pour le sexe féminin, les déviations et les ravages qu'une instruction irreligieuse a pu infliger à l'âme d'une certaine jeunesse indifférente ou impie! Il n'y a pas antinomie entre la connaissance scientifique et la croyance dogmatique. Autrement, comment expliquer qu'autour de nous, de si grands savants fassent de si bons chrétiens? Comment admettre, d'autre part, que l'ignorance des femmes soit le dernier rempart de la religion, et qu'une France mieux éclairée ne puisse être qu'une France «déchristianisée»?
A l'accroissement de la culture féminine, nous voyons même un profit réel pour le catholicisme. Par une condescendance exclusive pour sa clientèle de dévotes, l'Église romaine (j'y faisais allusion tout à l'heure) s'est peu à peu efféminée. Petites chapelles, petites dévotions, petites confréries, ont morcelé et affaibli l'admirable unité du culte. Combien de pieuses femmes s'adressent moins à Dieu qu'à ses saints? La religion est devenue de la sorte une complainte qui berce et endort, alors qu'elle devrait être un principe de force et d'action qui secoue les timides et réveille les endormis. Faites que les femmes soient plus instruites, et leur dévotion régénérée prendra, du coup, un ton plus grave et plus viril. C'est l'opinion d'excellents catholiques. Dans une conférence donnée à Besançon à la fin de novembre 1900, sous la présidence de l'archevêque, M. Étienne Lamy a développé cette idée que «la Française peut étendre son savoir sans exposer sa foi, et que l'Église, qui fut longtemps la seule amie de la femme, doit rester fidèle à sa tradition, sous peine de perdre son empire sur les âmes 87.» Ce vigoureux appel au féminisme chrétien sera-t-il entendu?
Au surplus, c'est une erreur d'éducation de croire que la culture de l'esprit soit un danger pour la foi et la piété des jeunes filles. L'ignorance n'est pas précisément une condition de vertu. Un vénérable curé de Paris m'affirmait un jour qu'au sortir des refuges et des ouvroirs, les orphelines les moins renseignées sont aussi les plus exposées aux surprises et aux défaillances. S'il est vrai qu'un homme prévenu en vaut deux, on peut dire qu'une jeune fille avertie en vaut quatre. Non qu'il faille (je me suis expliqué là-dessus) déchirer à ses yeux tous les voiles et approfondir devant elle les lois de la vie et de l'amour. L'instruction bien comprise permet à la jeunesse de tout apprendre, de tout connaître, en lui laissant deviner peu à peu ce qu'on ne dit pas à travers ce qu'on dit. Est-ce un si mince avantage?
Sans souhaiter pour Agnès une ignorance puérile et sotte, Molière estimait toutefois que l'amour lui serait, au bon moment, une révélation suffisante. Mais cette pédagogie hasardeuse ne mettrait pas les filles à l'abri des pièges, puisqu'elles n'en connaîtraient le danger qu'en y tombant. Un savoir solide et prudent saura mieux les prémunir contre la licence des moeurs et les excès de leur propre imagination, en les détournant des lectures malsaines et des séductions du mauvais luxe. Depuis que l'expérience nous a démontré qu'une «savante» n'est pas nécessairement une «pédante», il nous apparaît mieux qu'étudier, apprendre, savoir, c'est proprement éclairer, élever, fortifier son jugement, sa raison, sa volonté. A regarder la vie en face et à se dire qu'elle nous réserve, presque toujours, plus d'épreuves que de joies, les jeunes filles, sans rien perdre de leur grâce, seront mieux pourvues de sagesse et de gravité, de courage et de prudence. Ce n'est point l'habitude de réfléchir et de penser, mais l'inconscience et la légèreté, qui ouvrent le coeur aux tentations et aux folies. Inculquons à nos filles des goûts sérieux; et, sans pédantisme maussade, elles préféreront les bons livres aux romans dangereux. Simples, franches, loyales, elles sauront distinguer la pureté de la pruderie, l'aménité du bavardage, la gaieté de la dissipation. Et leur honnêteté sera plus solide et leur religion plus tolérante, puisqu'elles se seront affranchies de la routine, de l'hypocrisie et du fanatisme qui se mêlent trop souvent à la vertu et à la dévotion.
Nous dirons même que l'ouverture et la clarté de l'intelligence nous semblent inséparables d'une conscience droite, qui a l'exacte notion de ses devoirs et la ferme volonté de les accomplir. N'est-ce pas le malheur d'une instruction superficielle et d'une éducation frivole d'entretenir au coeur de la femme des illusions puériles, que les exigences de l'avenir peuvent tourner en désenchantement et en révolte contre le monde et contre Dieu? Mieux avertie des difficultés de la vie, elle ne saurait manquer d'être plus attachée à sa condition, à sa famille, à sa maison, et de mieux discerner, par delà le mirage de la jeunesse, les réalités et les obligations de l'âge mur et, au-dessus de l'Amour qui passe, le Devoir qui reste.
Il se peut toutefois que cette forte et large culture grise certaines têtes plus faibles ou échauffe certaines âmes plus troubles. Nous savons qu'il ne suffit pas toujours d'éclairer l'innocence pour la rendre incorruptible. Après la règle, l'exception.
Prenons garde, d'abord que la soif d'apprendre et l'orgueil de savoir ne détournent certaines femmes de la modestie et de la piété. Préparer la jeune fille, non pas à usurper les fonctions de l'homme, mais à remplir sa mission de femme, tel est le but que la religion et la science doivent poursuivre en se prêtant un mutuel appui. Une croyance, quelle qu'elle soit, est nécessaire à toute oeuvre d'éducation, parce qu'on ne se fait obéir de la jeunesse qu'en lui commandant au nom de Dieu, parce que l'athéisme pèse trop douloureusement sur le coeur de la femme, et qu'en assurant à nos filles le sérieux et la probité que donne la science, la modestie et le réconfort que procure la religion, nous servirons du même coup les fins les plus élevées de l'âme, qui consistent à éclairer la piété par le savoir et à fortifier la vertu par la foi.
Veillons ensuite à ne point blesser ni défraîchir la grâce de la seizième année. J'y reviens à dessein: à tout connaître avant le temps, certaines jeunes filles risqueraient d'être moins angéliques. A côté d'âmes foncièrement honnêtes auxquelles on peut tout apprendre sans altérer leur limpidité profonde, il en est d'inquiètes, dont la pureté n'est que de surface, et qu'une révélation trop brusque jetterait hors d'elles-mêmes. Nous revendiquons pour la mère française, la plus tendre et la plus admirable des mères, la délicate mission d'ouvrir doucement, sans précipitation, sans rudesse, le coeur de leurs filles, pour y verser, au moment voulu, la lumière, l'apaisement et la sécurité. Fénelon écrivait à une dame de qualité: «J'estime beaucoup l'éducation dans un bon couvent; mais j'estime plus encore celle d'une bonne mère, quand celle-ci peut s'y consacrer.»
Sous réserve du rôle essentiel de la religion et de l'intervention désirable de la mère, nous tenons pour exact de prétendre qu'une intelligence plus ouverte, plus claire, plus largement renseignée, arme les femmes d'une vertu plus volontaire et d'une piété plus forte. Et pour en finir avec ce grave sujet, nous avons la ferme conviction qu'une jeune fille, élevée d'après la méthode d'éducation dont nous venons d'indiquer l'esprit général, munie d'une culture rationnelle, morale, sociale et religieuse, sera préparée, à la vie aussi bien qu'elle peut l'être et, par suite, capable de remplir dignement sur la terre tout son devoir et toute sa destinée.
CHAPITRE III
De l'instruction intégrale
SOMMAIRE
I.--Le programme du féminisme radical.--Variantes habiles.--Instruction ou éducation?
II.--Idées collectivistes.--Idées anarchistes.--Appel a la sociale et a la mécanique.
III.--L'instruction peut-elle s'étendre a toute la jeunesse et a toute la science?--Raison d'en douter.--Ce qu'il y a de bon dans l'idéal de l'instruction pour tous.
IV.--L'instruction intégrale des femmes doit-elle être laïque? gratuite? obligatoire?--Défense des femmes chrétiennes.
V.--Illusions et dangers de l'instruction a «base encyclopédique».--L'instruction intégrale a-t-elle quelque vertu éducatrice?--La foi en la science.--La religion de la beauté.
VI.--Notre formule: l'instruction complète pour les plus capables et les plus dignes.--Point de baccalauréat pour les filles.--Conclusion.
Bien que nous attendions d'une instruction plus forte et d'une éducation plus virile les meilleurs résultats pour l'avenir du sexe féminin, soucieux avant tout de ne point appauvrir, par un surcroît d'études inconsidérées, le trésor de ses qualités propres, et estimant que ce serait payer trop cher le développement de son intellectualité que de l'acheter au prix de sa santé morale et physique, il nous est impossible d'accueillir avec complaisance les nouveautés radicales et les hardiesses exotiques, que des mains aventureuses ont la prétention d'imposer immédiatement à la jeunesse française. Sous le prétexte d'une métamorphose absolue, que nous persistons à croire fâcheuse et irréalisable, le féminisme avancé, poussant à outrance l'émancipation pédagogique des jeunes filles, préconise une série de mesures excessives qui, outre qu'elles nous paraissent peu appropriées à leur tempérament et peu profitables à leurs intérêts, ne tendent à rien moins qu'à déformer le moral et à fausser l'esprit des femmes. Qu'est-ce à dire?
I
Nous repoussons d'abord le programme de l'Extrême-Gauche féministe, si séduisant qu'il puisse paraître. Jugez donc: il faut que tous apprennent et qu'on apprenne tout. C'est ce qu'on appelle, en langage socialiste, l'«instruction intégrale.» Mlle Bonnevial ayant pris la peine de nous expliquer ce qu'il convient d'entendre par ce vocable effrayant, nous la citerons textuellement, en soulignant, après elle, les mots essentiels. «Nous voulons l'éducation, intégrale dans son objet, tous les hommes et toutes les femmes ayant également droit à leur complet développement;--nous la voulons dans la méthode de culture et dans les moyens de culture, c'est-à-dire que l'éducation doit créer un milieu qui permette au jeune humain de prendre contact avec tous les objets de la connaissance, afin d'éveiller son initiative personnelle; elle doit préserver son cerveau de toute empreinte servile, en l'habituant à l'observation, à l'expérimentation, à la déduction, à la synthèse; de telle sorte qu'il arrive à se faire sa loi morale, au lieu de la recevoir toute faite; elle doit cultiver, universaliser, par la mise en présence de la matière et des outils primordiaux, ses aptitudes, le jeu normal des muscles, l'éducation des sens, de façon à lui assurer l'indépendance économique en lui donnant les procédés généraux du travail.» Et cette bonne demoiselle,--une pédagogue, s'il vous plaît!--nous assure qu'ainsi organisée, l'éducation nationale supprimera en un tour de main «l'ignorance et la misère 88.»
Le plan est superbe. Mais, l'avouerai-je? il m'est difficile de concevoir que le «jeune humain» puisse si aisément prendre «contact avec tous les objets de la connaissance et universaliser ses aptitudes, ses sens et ses muscles.» Même aidé par les «outils primordiaux», quel homme ne se perdrait un peu dans ce programme de pédagogie intégrale et d'instruction encyclopédique? Car, enfin, nous ne pouvons pas tout apprendre ni tout savoir. J'ai le bonheur de connaître et d'approcher quelques savants, de vrais savants, qui m'affirment qu'avec l'extension indéfinie du domaine de la connaissance, il devient de plus en plus impossible à une tête, si prodigieusement douée qu'on la suppose, d'être universelle.
Et c'est le «jeune humain» qui devra, sans «empreinte servile», se mesurer avec l'infinie complexité des choses, s'habituer «à l'observation, à l'expérimentation, à la déduction, à la synthèse!» Et cela, au moment même où de bonnes âmes se répandent en lamentations sur le surmenage des jeunes générations! Récriminations prématurées: attendons, pour nous plaindre, que le «féminisme intégral», dont c'est la prétention de faire le bonheur des petits et des grands, se soit mis à l'oeuvre pour distendre et détraquer tout à fait la cervelle de nos fils et de nos filles.
Car ce n'est pas une opinion individuelle, une opinion isolée, que nous discutons ici, mais un article même du programme de la Gauche féministe voté à l'unanimité par le «Congrès de la condition et des droits de la femme.» En voici le texte littéral: «Le Congrès émet le voeu que l'éducation soit intégrale, c'est-à-dire qu'elle cultive, chez tous, toutes les manifestations de l'activité humaine.» On remarquera de suite que le mot «éducation» a pris ici la place du mot «instruction». Mais cette substitution est un trompe-l'oeil. Si j'en crois le rapport de Mlle Harlor, le programme de l'éducation intégrale comprend «l'ensemble des connaissances humaines;» il doit être à «base encyclopédique;» il porte «sur toutes les branches de l'activité humaine.» Et suivant le commentaire de Mlle Bonnevial, qui présidait, il doit cultiver en nous «toutes les manifestations physiques, intellectuelles, morales, industrielles, esthétiques, etc., en un mot, une foule de choses.» On voit que cette «culture générale» relève de l'instruction plus que de l'éducation. Allant au devant de l'objection, le rapport nous avertit, du reste, que la formation de l'esprit ne se distingue pas de la formation du coeur. On compte sur l'intelligence pour contenir «les élans de l'instinct 89.» En un mot, pour ces demoiselles, instruire les enfants, c'est les éduquer. Peu de mères seront de cet avis.
L'énumération des matières qui doivent être enseignées aux filles nous prouve mieux encore que, sous le vocable trompeur d'éducation, c'est l'instruction que l'on vise et que l'on réclame. Voici un aperçu des programmes pédagogiques de l'avenir, tels qu'on les imagine dans les petits cénacles du féminisme avancé.
L'éducation des jeunes filles comprendra: 1º l'enseignement littéraire et scientifique et même la préparation au baccalauréat, la femme devant disputer aux hommes toutes les fonctions libérales; 2º l'enseignement agricole et industriel, car il est entendu que toutes les jeunes filles, riches ou pauvres, doivent apprendre un métier ou une profession, afin que le sexe féminin tout entier puisse payer à la société «sa part en production manuelle ou intellectuelle 90;» 3º l'enseignement maternel et domestique qui mettra la femme en état de remplir, d'une manière plus rationnelle, son rôle d'épouse et de mère; 4º l'enseignement social qui initiera la jeune fille à ses devoirs de citoyenne par l'étude des oeuvres et institutions d'assistance, de prévoyance et de mutualité, toutes choses qui développeront en son esprit le sens de la solidarité civique et humaine; 5º l'enseignement du droit, afin que la femme, connaissant exactement la situation qui lui est faite par le Code, puisse défendre ses intérêts et revendiquer ses droits 91.
En ce mirifique programme des études féminines de l'avenir, nous ne relevons, pour l'instant, que la constante préoccupation d'ériger l'instruction universelle en procédé d'éducation générale. Qu'on nous parle donc d'instruction ou d'éducation, c'est tout un. Au fond, dans ce système, les mots importent peu. Ce qu'on veut, c'est une culture à «base encyclopédique;» ce qu'on poursuit, c'est l'enseignement intégral mis à la portée de tous. Et notons, pour achever de mettre en lumière le caractère et l'importance de cette idée, qu'elle n'est qu'un emprunt fait aux doctrines révolutionnaires, puisqu'elle figure expressément au programme collectiviste et même au programme anarchiste.
II
Et d'abord, les socialistes ont la prétention d'administrer militairement l'instruction intégrale à toute la jeunesse. Dans une brochure que M. Jules Guesde a honorée d'une préface, M. Anatole Baju s'en explique en termes tranchants, dont S. M. Louis XIV aurait hésité à se servir vis-à-vis de son menu peuple: «Si nous voulons une société égalitaire, nous devons la préparer. Pour cela, nous prenons tous les enfants, dès le plus bas âge, avant qu'ils aient contracté de mauvaises habitudes: nous leur donnons à tous les mêmes soins, la même nourriture, la même instruction.» En un vaste domaine, dont «l'ensemble clos par un mur d'enceinte forme une ville d'enfants, garçons et filles, mêlés sans distinction de sexes, reçoivent l'instruction intégrale, quel que soit le travail auquel on les destine 92.» Bien que M. Baju nous vante les joies de cet internat obligatoire et les prodiges de ce nivellement pédagogique, il est à craindre que l'appréhension de ces maisons de force ne procure d'innombrables recrues à l'anarchisme qui, par contre, aspire au grand air de la liberté individuelle.
L'anarchisme, en effet, pour assurer à toutes les femmes comme à tous les hommes «l'égalité du point de départ», reste fidèle à ses goûts d'indépendance et laisse chacun boire, à sa soif, aux sources communes. Il ne veut point d'une enfance enrégimentée, casernée, gavée, suivant des règles uniformes, par des pédants autoritaires. Anarchistes et socialistes,--ces frères ennemis,--ne s'entendent donc pas sur le moyen d'ouvrir à toutes les femmes l'accès des hautes études et de leur assurer une égale participation aux jouissances de l'instruction intégrale.
Il saute aux yeux que le problème n'est pas facile à résoudre. Car si frottées de science et de littérature qu'on le suppose, il faudra bien qu'un jour ou l'autre ces dames et ces demoiselles s'occupent de leur ménage. Outre qu'une belle instruction donne peu de coeur pour vaquer aux vulgaires nécessités de la vie, comment croire que les mille soins domestiques leur laisseront à toutes assez de loisir pour entretenir leurs connaissances, goûter les délices de l'étude et poursuivre en paix la culture de leur esprit?
Le collectivisme ne s'en montre pas embarrassé. Il se fait fort d'affranchir la femme de tous les soins du ménage. Sous le régime socialiste, en effet, «les travaux domestiques se transformeront graduellement en services publics.» Même la préparation des aliments deviendra un «service social 93 ». Pourquoi la cuisine ne rentrerait-elle pas, après tout, dans les attributions de l'État? Chaque famille irait chercher ses aliments à un guichet administratif, les consommerait chauds sur place ou les mangerait froids à la maison, comme cela se pratique aux fourneaux économiques. C'est un idéal des plus séduisants.
Mais on se figure moins aisément la conversion en services publics de certaines autres besognes extrêmement domestiques. Chargera-t-on une équipe de fonctionnaires de faire les lits, de balayer les planchers, de nettoyer... le reste? Ces emplois seront peu recherchés, étant de nature peu attrayante. C'est ici qu'interviendra la réquisition chère à M. Jules Guesde: chacun de nous sera chargé d'office, à tour de rôle, de pourvoir aux soins de propreté ménagère, ce qui est d'une perspective infiniment agréable--pour les femmes. C'est le régime de la corvée. Un autre point me rend perplexe: les malheureux qui seront employés, de gré ou de force, à ces besognes infimes seront détournés, pour un temps, des travaux de l'esprit et sevrés des bienfaits de l'étude. Et cette considération, jointe aux réglementations tracassières et despotiques de la société collectiviste, révolte les âmes anarchistes.
Kropotkine émet, à cette occasion, une idée qui ne manque point d'originalité. «Émanciper la femme, ce n'est pas lui ouvrir les portes de l'université, du barreau et du parlement. C'est toujours sur une autre femme que la femme affranchie rejette les travaux domestiques. Émanciper la femme, c'est la libérer du travail abrutissant de la cuisine et du lavoir 94.» On ne saurait évidemment multiplier les femmes d'étude sans multiplier du même coup les femmes de loisir. Faudra-t-il donc que les besognes inférieures soient accomplies à jamais par des domestiques volontaires ou par des corvéables réquisitionnés? Faudra-t-il que, pour relever le niveau intellectuel de quelques privilégiées, on rabaisse nécessairement les autres en les surchargeant de labeurs infimes ou rebutants? Nullement. Le problème pour la femme est de secouer au plus vite le joug du ménage et d'échapper à la servitude du foyer, sans empirer la condition d'autrui. Jusque-là, nous ne ferons des savantes qu'au prix de l'infériorité aggravée des misérables, que les nécessités de la vie condamneront à préparer la soupe, à repriser les hardes et à nettoyer la maison.
Or, continue Kropotkine, il n'appartient qu'à «la société régénérée par la Révolution» d'abolir l'esclavage domestique, «cette dernière forme de l'esclavage, et la plus ancienne et la plus tenace.» Aujourd'hui, la femme est le «souffre-douleur de l'humanité». Mais celle infériorité douloureuse commence à peser aux plus fières et aux plus dignes. L'«esclavage du tablier» les offense. Il leur répugne d'être «la cuisinière, la ravaudeuse, la balayeuse du ménage 95.» Il ne faut plus de domesticité. Dans un avenir prochain, les femmes cesseront d'être les servantes des hommes, sans qu'il soit besoin pour cela de contraindre les hommes à servir les femmes. Par quel moyen? Les femmes seront affranchies tout simplement du servage familial par les progrès de la mécanique. Au lieu de cirer les souliers et de laver la vaisselle,--et vous savez combien ce travail est «ridicule»,--des machines accompliront ces fonctions avec docilité. Lorsque la force motrice pourra être transportée à distance et distribuée à domicile sans trop de frais, la vapeur et l'électricité se chargeront de tous les soins du ménage, sans nous obliger au «moindre effort musculaire». Il est même à prévoir que la coopération s'introduira dans la vie domestique: sortant de leur isolement actuel, les ménages s'associeront pour s'offrir un calorifère commun ou un éclairage collectif 96.
Exagération à part, disons tout de suite que ces transformations sont, jusqu'à un certain point, dans l'ordre des choses possibles. Il n'est guère douteux que la machine ne parvienne à alléger le travail domestique, comme elle allège déjà le travail manufacturier, sans qu'il soit permis de croire pourtant qu'elle parvienne à supprimer un jour toute espèce de travail manuel: ce qui dépasserait la limite des conjectures permises. En revanche, on nous accordera que les perfectionnements mécaniques, quels qu'ils soient, peuvent s'accomplir sous le régime actuel, en pleine bourgeoisie, par la puissance de l'abominable capital; que les progrès et les bienfaits du machinisme ne sont nullement subordonnés à l'avènement de la Révolution sociale, et que, dès lors, ce n'est point à l'anarchisme destructeur, mais à la science créatrice qu'il convient de s'adresser pour les obtenir et les vulgariser. Est-ce donc la Commune de 1871 qui nous a dotés des merveilles de l'électricité? Jusqu'à présent, l'anarchisme n'a perfectionné et vulgarisé que les bombes explosibles et les engins meurtriers: et l'on n'aperçoit pas que ce genre de progrès ait simplifié le ménage et libéré les ménagères.
III
Nous sommes maintenant suffisamment édifiés sur l'origine et l'esprit de l'instruction dite «intégrale». En cette revendication, le féminisme penche à gauche; il fait alliance avec les partis politiques les plus avancés; il fraternise surtout avec le socialisme, dont il épouse les tendances réglementaires. Que penser de l'idée en elle-même? Ce qu'un esprit clair doit penser d'une formule obscure et ambiguë. Tous ceux qui ont horreur des expressions sonores et vaines, des vocables retentissants et vides, se méfieront de l'«instruction intégrale». Le mot est superbe, mais imprécis et vague. Impossible de le prendre au pied de la lettre, sous peine de non-sens et d'absurdité.
Pas moyen d'étendre l'intégralité de l'instruction à toute la jeunesse et à toute la science. Il faudrait se flatter de tout savoir pour convier ou contraindre les deux sexes à tout apprendre, et le plus grand savant du monde n'oserait jamais y prétendre. Au vrai, l'instruction ne peut être intégrale pour personne. Nulle cervelle, mâle ou femelle, n'y résisterait. Alors que l'encyclopédie des connaissances humaines s'accroît prodigieusement de jour en jour, il serait sot et cruel d'ingérer cette volumineuse matière, sans cesse grossissante, en toutes les têtes françaises. De grâce, soyons sérieux! On dirait vraiment que nos enfants ne sont pas déjà suffisamment gavés, gonflés, hébétés. Et pourtant, si démesurés qu'ils soient, nos programmes n'ont aucune prétention à l'universalité.
Quant à promener tous les enfants de France, filles et garçons, à travers l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, disons tout net que cette conception n'est pas moins extravagante. Sans loisir assuré, point de culture intellectuelle possible, hélas! ni pour les femmes ni pour les hommes. Il s'ensuit que, dans l'état présent de l'humanité, l'étude des sciences, des lettres et des arts ne saurait être également accessible à tous. Y admettre jeunes gens et jeunes filles indistinctement, c'est risquer de dépeupler les champs et de vider les ateliers. Un exemple, en passant: Mlle Maugeret, une des fortes têtes du féminisme chrétien, a fondé une école professionnelle d'imprimerie qui, dans sa pensée, s'adressait particulièrement aux jeunes filles brevetées, la carrière de l'enseignement ne leur offrant plus, à raison de son encombrement, qu'un débouché insuffisant. Or, bien que l'industrie typographique, plus lucrative qu'aucun autre métier de femmes, semblât tout indiquée pour les victimes du brevet, seules les filles du peuple en ont compris l'utilité. Quant aux «demoiselles» instruites, elles sont venues voir en grand nombre; et, ajoute Mlle Maugeret, «après qu'elles eurent constaté qu'on se noircissait un peu le bout des doigts, que c'était, en somme, un métier d'ouvrières et non une profession, elles ne sont point revenues 97.»
C'est le malheur de l'instruction semée à tort et à travers d'étendre dans les petites âmes, infiniment plus nombreuses que les grands coeurs, ce préjugé abominable qui voit dans le travail manuel comme une déchéance et une infériorité. Et pourtant une société pourrait, à la rigueur, se passer de savants, d'artistes, de poètes; elle ne subsisterait pas un jour sans ouvriers. Soutenir la vie de l'individu, favoriser l'avancement de la collectivité, tel est le double but du travail le plus humble et le plus relevé. Et en multipliant les déclassés, l'instruction, répandue sans prévoyance et sans mesure, risque d'alourdir d'un poids inutile la marche de la société, sans même assurer l'existence quotidienne des diplômées qui l'auront sollicitée avec avidité et reçue avec ivresse.
Seulement, lorsque les tâches industrielles et agricoles seront abandonnées, lorsque les emplois manuels seront désertés, nos demi-savants et nos demi-savantes se trouveront fort dépourvus. Si purs esprits qu'ils deviennent à force de philosopher, ils auront toujours quelques appétits matériels à satisfaire. Un pays où les lumières surabondent doit craindre d'être réduit tôt ou tard à la portion congrue. Une société n'est pas seulement intéressée à multiplier les calculateurs, les pédagogues, les esthètes, les chimistes, les physiciens et les poètes: il lui faut vivre d'abord. Et si ardemment qu'elle souhaite d'éclairer sa lanterne, elle n'est point dispensée d'emplir la huche et le garde-manger.
En tout cas, quelque confiance que l'on mette dans les inventions de la science et les progrès de l'industrie,--et notre intention n'est pas de les diminuer,--l'instruction intégrale pour tous,--en admettant qu'elle fût possible--ne serait pas de sitôt réalisable. L'accession de tous les hommes et de toutes les femmes aux loisirs studieux de la culture intellectuelle, ne sera concevable que le jour où le machinisme aura libéré l'humanité de toutes les besognes manuelles de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, de la cuisine et du ménage, besognes multiples auxquelles la nécessité de vivre nous condamne présentement sous peine de mort. Qui oserait dire que les temps sont proches? Viendront-ils jamais? Il faut avoir une foi collectiviste imperturbable pour prophétiser, à brève échéance, l'avènement de ce nouvel âge d'or. Mais il est écrit que l'évangile révolutionnaire sera fertile en miracles. Pour l'instant, du moins, l'instruction intégrale, prise dans sa formule littérale, est dénuée de sens. On peut s'en affliger, mais il faut s'y résigner: la division des travaux et des fonctions est une loi de nature et une nécessité de la vie sociale.
Aussi bien ne ferons-nous pas aux féministes l'injure de penser qu'ils puissent être dupes des mots, au point de croire à la vertu magique et au règne universel de l'instruction intégrale, telle que nous venons de la comprendre et de la combattre. Prenons cet artifice de langage pour ce qu'il vaut et n'y voyons plus qu'une formule de combat, une étiquette de propagande, destinée à éblouir et à enflammer l'imagination des masses. Mais, cela fait, demandons-nous, pour être équitable, si ce vocable excessif et impropre ne cache pas au moins une pensée, une aspiration, un voeu de justice et d'égalité, dont la démocratie puisse tirer honneur et profit. Or, la conception chimérique de l'instruction intégrale pour tous nous semble procéder d'une idée simple, infiniment généreuse et noble, qu'il nous est impossible de ne point partager.
La société est intéressée à mettre en valeur toutes les intelligences qu'elle recèle. Et présentement, l'instruction générale n'est accessible qu'aux enfants riches. L'enseignement primaire est une sorte de vestibule, dans lequel on enferme l'enfant pauvre en lui faisant défense de passer outre. Il doit rester sur le seuil du temple. On entr'ouvre devant ses yeux la fenêtre d'où lui vient une demi-clarté, sans lui permettre d'élargir ses horizons vers la pleine lumière. Est-ce juste? Est-ce sage?
Ni l'un, ni l'autre. Ce n'est pas juste, parce que l'enseignement secondaire n'est donné qu'à ceux qui ont les moyens matériels de le payer. Ce n'est pas sage, parce que l'enseignement secondaire est souvent donné à ceux qui n'ont pas les moyens intellectuels de le recevoir. Pourquoi les enfants du peuple, qui manifestent de réelles dispositions pour l'étude, doivent-ils se contenter du minimum des connaissances humaines? Pourquoi les enfants du riche, qui ne font preuve d'aucune aptitude suffisante, sont-ils condamnés à subir le maximum de la culture universitaire? Pourquoi gaver ceux-ci laborieusement? Pourquoi sevrer ceux-là prématurément? La société fait à cela double perte, en arrêtant d'abord les intelligences qui pourraient s'élever, en élevant ensuite les médiocrités qui devraient descendre. J'en conclus que l'instruction complète doit être administrée seulement aux enfants, riches ou pauvres, qui font preuve, aux différentes étapes de leurs études, de capacités réelles et d'activité soutenue: ce qui suppose une sélection à tous les degrés de l'enseignement, depuis le point initial jusqu'au point final. Comment la réaliser sans violence, sans secousse, sans coercition?
IV
J'imagine que le principe, que nous venons de poser, obtiendra l'assentiment de tous ceux qui préfèrent les idées nettes aux formules équivoques. Mais le moyen de l'appliquer ravivera les divergences et les contradictions.
Il va sans dire que, pour notre part, nous n'acceptons ni le dressage en lieu clos, suivant le régime collectiviste, ni l'élevage en plein air, suivant l'idéal anarchiste. C'est trop de contrainte ou trop d'indépendance. Point de conscription scolaire, point d'école buissonnière. Ne traitons le «jeune humain» ni comme une recrue exercée entre les quatre murs de la caserne, ni comme un poulain lâché sans bride à travers les pâturages.
Nous n'admettrons pas davantage la solution préconisée par le féminisme d'avant-garde, c'est-à-dire l'instruction laïque, gratuite et obligatoire à tous les degrés. A une séance du Congrès de 1900, Mlle Bonnevial a fait, comme présidente, la déclaration suivante: «Il est bien évident que, pour que l'instruction soit intégrale pour tous (entendez par là une instruction qui cultive, chez tous, toutes les manifestations physiques, intellectuelles et morales de l'activité humaine), il faut qu'on l'impose; et pour avoir le droit de l'imposer, il faut qu'elle soit gratuite. L'obligation et la gratuité résultent même du mot intégral 98.» Ainsi comprise, l'éducation n'est intégrale nulle part,--fort heureusement. C'est pourquoi nous prions les chrétiennes de France, catholiques ou protestantes, de bien vouloir réfléchir un instant sur la portée de ces trois mots: «laïcité, gratuité, obligation,» qui donnent, paraît-il, à l'éducation intégrale tout son sens et tout son prix.
Laïcité d'abord; car il est urgent de soustraire la jeune fille aux influences confessionnelles. Chez les dames de la Gauche féministe, cette préoccupation tourne à l'idée fixe. «Émanciper la conscience» des femmes, les «mettre à l'abri des séductions d'un mysticisme aveugle,» les prémunir contre «les défaillances de la superstition,» les amener à croire aux «forces de la raison» et au «génie de l'homme en dehors de toute intervention surnaturelle:» voilà les expressions courantes--et blessantes--dont elles usent à l'endroit des pauvres Françaises qui ont encore la faiblesse de croire en Dieu 99. Ce qu'il faut se hâter de leur inculquer, c'est «une foi lumineuse, la foi scientifique.» Un congressiste est allé jusqu'à dire que l'instruction intégrale devait avoir pour but d'ériger l'homme en Dieu 100.
Mais où a-t-on vu que les chrétiennes de France fussent dépourvues d'esprit, de droiture, de savoir, de conscience? Une femme religieuse est-elle donc un être inférieur? Est-il nécessaire de prêcher l'amour libre ou d'user du divorce, pour avoir le droit de se dire une femme de haute raison et de courageuse vertu? Quant à diviniser l'homme, il faut convenir que la demi-science peut faire naître en certaines têtes cette stupéfiante insanité, car la demi-science affole et aveugle. Par contre, les grands savants sont modestes; ils ont trop conscience du peu qu'ils sont et même du peu qu'ils savent, pour prétendre jamais à la divinité. Il n'est que les monstres, comme Néron, qui aient entrepris de se déifier. Et si, jadis, nos révolutionnaires ont encensé la Raison sur les autels de Notre-Dame, ce n'est pas sans d'étranges illusions qu'ils ont pu voir, en leur idole de chair, l'incarnation de toutes les vertus divines et humaines. Pour se croire un Dieu, il faut être ou très naïf ou très coquin. Appartient-il à l'instruction intégrale de développer en nous ces belles qualités?
Parlons maintenant de la gratuité et de l'obligation: l'une suit l'autre, et la laïcité est leur raison d'être, comme Mlle Bonnevial nous l'a dit plus haut. Dans ce système, l'enseignement secondaire des collèges et des lycées, et même l'enseignement supérieur des grandes écoles et des universités, devraient être gratuits, comme l'est déjà l'enseignement primaire. Et cette gratuité de l'instruction à tous les degrés permettrait de l'imposer à tous les enfants. En effet, du jour où les frais de l'instruction publique seraient prélevés uniquement sur la bourse des contribuables, la logique exigerait que ces dépenses faites par tout le monde profitassent à tout le monde. Assurément, cette extension de la gratuité ne sera point du goût des catholiques, ceux-ci étant forcés de payer deux fois, et pour soutenir l'enseignement libre auquel ils tiennent, et pour subventionner l'enseignement de l'État dont ils se méfient. Mais il est convenu, dans certains milieux avancés, que le catholique français doit être la bête de somme de la démocratie.
J'avouerai qu'ainsi comprise, la gratuité me choque: elle est vexatoire, puisque de nombreuses familles en pâtissent; elle est irrationnelle, car s'il est juste de l'octroyer aux pauvres, il est absurde de l'accorder aux riches. Et pourquoi l'aggraver, en faisant de l'instruction intégrale une obligation légale? Si les parents doivent assurer à leurs enfants, filles ou garçons, les bienfaits de l'enseignement élémentaire et professionnel, c'est aller trop loin que de leur imposer le devoir d'en faire des docteurs ou des licenciés, des savants ou des lettrés. Que tout enfant soit mis en état de vivre, voilà l'essentiel. Au fond, les parents n'ont qu'un devoir, qui prime et embrasse tous les autres: faire de leurs enfants d'honnêtes hommes ou d'honnêtes femmes et de courageux travailleurs. Nous n'admettons, au profit des jeunes gens des deux sexes, que le droit à l'éducation.
V
«D'accord! dira-t-on. C'est à dessein que l'on a substitué l'éducation à l'instruction, dans le programme des revendications féministes.»--Nous avons répondu d'avance en montrant que cette substitution de mots n'est qu'un simple artifice de langage. L'«éducation intégrale», selon l'esprit révolutionnaire, repose uniquement sur l'«instruction intégrale». Et cette formule, adroitement remaniée, ne dissipe aucune de nos méfiances, aucune de nos appréhensions: plus clairement, je doute de sa valeur instructive et plus encore de son action éducatrice.
Ainsi la Gauche féministe est d'accord pour assigner à l'éducation intégrale «une base encyclopédique.» Et je ne sais pas d'erreur pédagogique qui puisse faire plus de mal aux études et aux étudiants. C'est obéir, vraiment, à une préoccupation assez sotte que de contraindre les maîtres à promener hâtivement leurs élèves à travers le monde infini des connaissances humaines. Et je redoute pour les filles ce vice de méthode dont souffrent les garçons, nos programmes actuels n'ayant pas de plus grave défaut que leur ampleur encyclopédique. Lorsqu'on les allège timidement d'un côté, nous pouvons être sûrs qu'on les alourdit par ailleurs, deux fois pour une.
Contre cette manie, heureusement, la réaction commence. On se dit qu'effleurer beaucoup de choses est le contraire même de la science; qu'à vouloir tout savoir on risque de ne rien retenir, comme à vouloir tout entreprendre on risque de ne rien faire; qu'à jeter à pleines mains en une tête d'enfant les semences de toutes les connaissances, c'est s'exposer à étouffer leur croissance, à surmener, à appauvrir le fond qui les porte, à déprimer, à accabler, à hébéter le cerveau à peine formé qui les emmagasine avec effort et les assimile avec peine; bref, qu'instruire un enfant, ce n'est pas en faire, suivant l'esprit de l'«éducation intégrale», une encyclopédie vivante, mais former son intelligence, éclairer sa raison, lui apprendre à bien apprendre.
Quant à la vertu éducatrice de l'instruction intégrale, franchement, je n'y crois pas. Quel serait, en ce système, le principe éducateur? La science? C'est une entité bien vague, bien sèche et bien froide, pour une cervelle d'enfant. Si l'homme mûr parvient, après de longues et laborieuses études, à en comprendre l'austère beauté, elle n'apparaît généralement aux écoliers et aux étudiants des deux sexes que sous une forme rébarbative, avec un cortège de leçons, de pensums, d'examens, qui en font une divinité plus redoutable que bienfaisante. En tout cas, son action sur le coeur de l'enfant sera minime.
Cela est si vrai que des femmes, qui «s'interdisent toute incursion dans le domaine religieux,» se sont demandé avec inquiétude si «l'étude serait toujours suffisante pour alimenter l'imagination des jeunes filles,»--imagination d'autant plus active qu'elle sera mieux cultivée,--s'il n'était pas imprudent de les abandonner aux aspirations de leur coeur, au besoin d'aimer, aux «perfides conseils de la passion,» aux appels incessants de la «curiosité,»--curiosité d'autant plus inquiète qu'elle sera plus éveillée. Pour lutter contre l'«impérieux besoin de se satisfaire,» il convient donc de plier les jeunes âmes à l'«habitude de se maîtriser.»
Et comme ressort moral, ces dames esthètes proposent la religion de la beauté! C'est le voeu de Mme Lydie Martial, notamment, que, «pour donner pâture aux plus nobles et aux plus hautes aspirations de l'intelligence humaine, aussi bien que pour atténuer la sécheresse que la science sèmerait dans le coeur des femmes sans le remplir, on enseigne dans toutes les classes de filles et de garçons et l'on étende à l'enseignement tout entier, jusqu'aux établissements pénitentiaires pour les deux sexes, la recherche de la perfection, la connaissance, le goût et l'amour du beau 101.»
L'intention est louable, mais le viatique est maigre. Comment croire que celui-ci puisse suffire à la jeunesse pour lutter contre les épreuves de la vie et les faiblesses du coeur? L'étudiant qui prend une maîtresse, le viveur qui entretient une danseuse, nous diront qu'ils sacrifient au culte du Beau. Il faut pourtant qu'un principe d'éducation soit un principe de conduite et de vertu. Mieux vaut encore la vieille morale du devoir, fût-elle appuyée de ces «affirmations dogmatiques» qui scandalisent si fort le féminisme radical. Vainement on nous représentera sur le mode lyrique les adolescents des deux sexes travaillant côte à côte dans une intimité fraternelle, promenant gravement, par groupes sympathiques, leurs rêveries et leurs méditations sous l'oeil des pédagogues attendris, s'exerçant à vivre en force, en grâce et en allégresse, cultivant leur raison, assouplissant leurs muscles, immolant leurs passions sur l'autel de la Science ou unissant leurs coeurs devant la statue de la Beauté. Tout ce joli paganisme fait bien dans un tableau, surtout s'il est peint par un Puvis de Chavannes. Mais lorsqu'on redescend aux réalités de la vie, on s'aperçoit bien vite que cette poésie est impuissante à faire vivre honnêtement le commun des mortels.
Même intégrale, l'éducation scientifique ou esthétique ne peut manquer d'être pauvrement éducatrice, surtout si l'on ajoute que, dans le plan féministe, l'État est chargé de la distribuer officiellement et impérieusement à toute la jeunesse de France. Nous avons pourtant sur terre un excellent instrument d'éducation: la famille; et dans la famille, un être d'élection qui le sait manier avec une infinie délicatesse: la mère. Si bien tenus qu'on le suppose, les pensionnats, les collèges, tous les établissements religieux ou laïques, quels qu'ils soient, ne remplaceront jamais l'action morale des parents. Il n'est guère d'internat où l'éducation ne soit insuffisante ou nulle,--ou pire. Trop de parents abandonnent aux maîtres le soin d'élever leurs enfants, trop de mères se déchargent sur l'école de leurs devoirs de surveillance. Et comme si ce n'était pas assez de cette coupable indifférence, il semble que, depuis un quart de siècle, tous les efforts de notre démocratie tendent à affaiblir l'autorité familiale au profit de l'autorité sociale.
Et les parents acceptent sans mot dire toutes ces diminutions, comme s'ils ne savaient pas, les malheureux! que toute atteinte à leurs prérogatives est une atteinte à la liberté et à la grandeur du pays. Les pierres du foyer ne sont-elles pas les fondations mêmes de la patrie? Je porte à la famille française, autrefois si simple, si digne, si unie, si respectable, un amour désespéré. Je crois fermement que, si elle décline davantage, ç'en est fait de la puissance et de l'avenir du nom français. Et c'est pourquoi tous ceux qui aspirent, comme nous, à la sauver des oppressions qui se préparent au dehors, et de la décomposition qui l'envahit au dedans, doivent lutter contre l'ébranlement dont elle est menacée par l'effort combiné des mauvaises lois et des mauvaises moeurs.
VI
Mais nous avons reconnu que la société est intéressée à la mise en valeur des intelligences de ses membres, et nous y revenons en peu de mots. L'instruction intégrale poursuit des fins trop ambitieuses et trop difficilement réalisables. Soyons plus modestes et plus pratiques. L'instruction complète pour les plus capables et les plus dignes: telle est notre formule. Remplacer la médiocrité bourgeoise, qui encombre les collèges, par l'élite du peuple, qui mérite d'y accéder: tel est notre but. Comment l'atteindre? Lorsque le clergé paroissial distingue, parmi les enfants d'ouvriers ou de paysans, des sujets qui lui semblent remarquablement doués, il prend leur instruction à sa charge et les fait passer, avec l'assentiment des parents, de l'école au séminaire. Faisons comme lui, faisons mieux que lui. Chargeons nos professeurs de cette sélection, et poussons gratuitement jusqu'au sommet les enfants du peuple qui le méritent par leur intelligence et leurs efforts. Ainsi se fera, dans les limites du possible, sans offense à la liberté des parents, l'ascension des déshérités vers la lumière. Élargi et amélioré, le système des bourses a du bon, à condition qu'elles soient la récompense de la valeur et non le prix des recommandations.
Pour ce qui est de l'élimination des petits bourgeois qui languissent sur les bancs sans utilité pour personne, établissons, à la fin de chaque classe, un examen de passage sérieux, prudent, mais décisif. Et afin de couper court à l'obstination des parents, ayons le courage d'abolir le baccalauréat qui est devenu, peu à peu, une sorte de sacrement universitaire, sans lequel un jeune homme est disqualifié pour la vie. Une fois ce titre supprimé, il est à croire que les enfants de la bourgeoisie, qui n'ont pour les lettres ou les sciences que des aptitudes insuffisantes, se disperseront d'eux-mêmes, après quelques efforts infructueux, vers les emplois industriels, agricoles ou commerciaux. Et ce sera profit pour tout le monde.
Mais s'il est bon de mettre l'homme ou la femme à la place qui lui convient, encore faut-il qu'il y ait des places à prendre. C'est pourquoi l'accession en masse de toute la jeunesse des deux sexes à l'enseignement secondaire nous semble un rêve inquiétant, qui réserverait aux générations à venir des réveils douloureux et des déceptions cruelles. On s'écrase déjà à l'entrée de toutes les carrières libérales; que serait-ce si les femmes se précipitaient dans la mêlée?
C'est leur droit, assurément: est-ce leur intérêt? Nous aimons à croire qu'elles hésiteront à se fourvoyer dans une impasse, où il y a moins d'argent à gagner que de risques à courir et de privations à endurer. Que si quelques-unes persistent à nous disputer des professions qui nourrissent maigrement leur homme, ce n'est pas une raison de leur imposer le baccalauréat dont nous aimerions à débarrasser nos garçons. Et pour être beau joueur dans la partie qu'elles mènent contre nous, le législateur ferait galamment d'admettre que le diplôme de fin d'études, institué dans les lycées de jeunes filles, donnera directement accès aux cours et aux grades de l'enseignement supérieur. Nous serions assez payés de notre générosité si, cette brèche faite, l'enceinte fortifiée du baccalauréat pouvait s'écrouler tout entière.
En somme, ce qui est vrai aujourd'hui, ce qui le sera demain et toujours, c'est que tous les «humains» ne sauraient prétendre à une instruction intégrale, synthétique ou encyclopédique, le plus souvent irréalisable. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons droit qu'à une bonne éducation, que nous devons recevoir à l'école ou dans la famille. En admettant même, avec M. Fouillée, que l'enseignement universel soit dans les probabilités idéales de l'avenir, nous y mettrions, comme lui, cette condition expresse qu'il soit «éducatif et non pas instructif 102.» Et de plus, cette éducation, renonçant aux chimères décevantes de l'intégralité, devra poursuivre seulement des vues spéciales, c'est-à-dire favoriser l'éclosion des vocations naturelles et tendre à la formation d'individualités distinctes, au lieu de viser à modeler, à pétrir, à dresser toutes les intelligences sur un même type uniforme. A ce compte, est-il possible de soumettre les deux sexes aux mêmes méthodes, aux mêmes programmes, aux mêmes disciplines?
CHAPITRE IV
La coéducation des sexes
SOMMAIRE
I.--La coéducation intégrale préconisée par la Gauche féministe.--Coéducation familiale.--Coéducation primaire.
II.--Coéducation secondaire.--Le «collège mixte» des États-Unis.--Ce que vaut le mot, ce que vaut la chose.
III.--Côté moral.--Témoignages contradictoires.--Ce qui est possible en Amérique est-il désirable en France?--Inconvénients probables.--L'âge ingrat.--Contact périlleux.--Pour et contre la séparation des sexes.
IV.--Coté mental.--Développement inégal de la fille et du garçon.--Psychologie du jeune age.--La crise de puberté.
V.--Les programmes respectifs de l'enseignement masculin et de l'enseignement féminin.--Convient-il de les unifier?--La coéducation intégrale est un symbole féministe.--Déclarations significatives.
VI.--Coéducation supérieure et professionnelle.--Est-elle une nécessité?--Accession des jeunes filles aux cours des Universités.--Ce qu'il faut en penser.
I
Au système de l'«instruction intégrale» selon le mode révolutionnaire, devons-nous préférer le régime de la «coéducation des sexes» selon la mode américaine? La Gauche féministe semble aussi passionnément éprise de l'une que de l'autre. Témoin cette déclaration de Mme Pognon à la séance de clôture du Congrès de 1900; «Vous avez voté à l'unanimité la coéducation, et ceci est un immense pas fait en avant. J'affirme que c'est la première fois qu'un congrès féministe vote, à Paris, la coéducation, et cela même sans contestation. Voyez comme nous avons marché depuis quatre ans 103!»
La coéducation est-elle donc une si étonnante nouveauté? Pas précisément. La coéducation est même une très vieille chose. Si nous remontons aux premiers temps de l'humanité, nous voyons partout les garçons et les filles élevés en commun dans les tribus et les villages; mais personne n'osera, je l'espère, nous présenter cette coéducation barbare comme un parfait modèle d'éducation. Mieux vaut la coéducation familiale, dont les nécessités de la vie font une loi à tous les hommes. Aujourd'hui comme hier, fils et filles grandissent côte à côte, sous l'oeil plus ou moins vigilant des père et mère. Mais, ici, l'affection fraternelle est, tout à la fois, un lien qui rapproche les enfants et un frein qui les maintient à distance respectueuse les uns des autres. Encore est-il que, dans les familles d'où la moralité est absente, le contact journalier des frères et des soeurs ne va point sans de graves dangers. Depuis l'origine du monde, l'humanité fait donc de la coéducation sans le savoir.
Bien plus, afin de ménager la bourse des parents et d'alléger le budget des communes, l'école enfantine, l'école maternelle, l'école primaire, réunissent souvent les garçons et les filles sous la férule d'un même maître. En France, depuis la loi sur l'instruction obligatoire, un très grand nombre d'écoles sont mixtes, les communes au-dessous de 500 habitants ayant la faculté de n'en ouvrir qu'une seule pour les deux sexes. La coéducation de la première enfance n'est donc, chez nous, qu'une sorte de pis aller, auquel on se résigne à regret pour des raisons d'économie. C'est le régime des pauvres.
Faut-il s'en affliger? Cette vue serait vraiment trop pessimiste. J'admets la coéducation du jeune âge,--sans enthousiasme, il est vrai. La nécessité l'impose, surtout dans les campagnes. Je sais bien que le voisinage des garçons est souvent une cause de dissipation pour les filles. Par leur turbulence naturelle, ces petits démons risquent d'induire leurs compagnes de classe, plus douces et plus dociles, en tentation de paresse ou d'indiscipline: beaucoup d'instituteurs s'en plaignent. En séparant les sexes, l'ordre y gagnerait peut-être, et l'instruction aussi. Du moins, toute cette enfance peut impunément s'asseoir sur les mêmes bancs et jouer dans la même cour sans que la morale en souffre. A cet âge innocent, comme nous le disait un vieux maître d'école, on songe plus à se battre qu'à s'embrasser.
Mais convient-il d'étendre la coéducation à l'enseignement secondaire et à l'enseignement supérieur? C'est une autre affaire. Disons tout de suite que, distinguant entre ces deux enseignements, la coéducation nous paraît acceptable dans les universités et inadmissible dans les collèges.
II
Appliquée aux divers établissements d'instruction secondaire, la coéducation ne nous dit rien qui vaille. Les précédents invoqués en sa faveur sont-ils suffisamment démonstratifs? On nous oppose, avec assurance, les résultats de l'expérience américaine. De fait, les États-Unis possèdent bon nombre de collèges où jeunes gens et jeunes filles étudient en commun; et l'on nous assure que, dans ces écoles mixtes, la coéducation est sans inconvénient et la cohabitation sans conséquence. Du moins, on ne s'alarme aucunement des accidents possibles. Les jeunes filles font les mêmes études et suivent les mêmes exercices que les jeunes gens. Leur zèle d'apprendre et de savoir est extrême, paraît-il. Et vous n'avez pas idée de la somme indigeste de connaissances dont on surcharge leur esprit; nos programmes, en comparaison des leurs, sont des jeux d'enfants. Joignez qu'on ne leur cache rien, qu'on les éclaire sur toute chose, qu'on les initie même aux mystères de l'embryologie.
Comment expliquer que l'unité d'enseignement et d'éducation, le rapprochement et la fréquentation quotidienne des sexes, la satisfaction de toutes les curiosités de l'esprit, n'induisent point la jeunesse en tentations et en fautes faciles à deviner? Dans son livre Les Américaines chez elles, Mme Bentzon nous dit que, chaque fois qu'elle aborda devant celles-ci le chapitre des périls que pouvait présenter le système d'enseignement mixte, «elle ne fut pas comprise.» Cette placide camaraderie des deux sexes tient sans doute à la froideur du sang, au calme de la race, au juste équilibre du tempérament, peut-être aussi au rigorisme des moeurs et à la solidité des principes, et encore à la préoccupation de l'avenir, à la passion de l'étude, ou, enfin, à une pruderie conventionnelle, à un optimisme hypocrite qui cache le mal au lieu de l'avouer.
En tout cas, les partisans de la coéducation des sexes triomphent bruyamment des résultats de l'expérience américaine; et si nous les écoutions, il conviendrait d'inaugurer chez nous, le plus tôt possible, l'admirable système de l'éducation mixte. Un homme de lettres d'outre-mer, M. Théodore Stanton, écrit à Mme Marya Cheliga: «Si l'on pouvait appliquer en France notre système et élever les deux sexes ensemble, dès l'école primaire jusqu'à l'université inclusivement, en passant par l'enseignement secondaire, je suis sûr qu'on ferait plus pour la République et pour le bonheur de la France, que ne peuvent faire la Chambre et le Sénat pendant vingt ans 104.» M. Stanton est-il sérieux ou ironique? Car, après tout, ce n'est pas honorer l'éducation mixte d'un si gros compliment, que d'en comparer les bienfaits au labeur et à la fécondité de nos parlementaires.
«Les faits ont parlé, nous dit-on: inclinez-vous.»--Mais le langage des faits est-il si décisif qu'on le prétend? Tous ceux qui ont voyagé aux États-Unis ou au Canada nous attestent qu'au cours de leurs visites scolaires, les pédagogues et les sociologues coéducateurs leur ont assuré, avec une belle unanimité, que le rapprochement des sexes fait merveille sur les filles et les garçons. Cet accord ne me surprend point. Demandez à un inventeur ce qu'il pense de son système: il vous répondra naturellement qu'il est parfait. J'aurais plus de confiance dans le témoignage des jeunes gens soumis au régime coéducatif. Et précisément, j'ai entendu des fils de la libre Amérique, qui avaient fait toutes leurs études dans les écoles mixtes, se moquer agréablement de ces messieurs très graves venus d'Europe pour faire leur enquête sur la coéducation et qui rapportaient en France, ou ailleurs, les impressions les plus touchantes et les rapports les plus élogieux. Et puis, la coéducation ne peut invoquer chez nous, comme précédent, que l'expérience tentée à Cempuis par M. Robin, sous les auspices du conseil municipal de Paris; et vraiment, nous avons bien le droit de dire qu'elle n'est pas suffisante.
En outre, la coéducation,--comme tous les mots prétentieux qui servent d'enseigne à un parti,--exprime mal ce qu'elle veut dire. D'abord, il faut distinguer la coéducation, qui suppose l'internat, de la coinstruction, qui n'exige que l'externat. Si la première offre des dangers qui sautent aux yeux, la seconde peut se défendre plus aisément, et les États-Unis ne pratiquent guère que celle-ci. D'autre part, si favorable qu'on soit au rapprochement des garçons et des filles, on ne saurait se dispenser d'admettre que la coéducation, fût-elle poussée aussi loin que possible, comporte forcément, sous peine de dégénérer en promiscuité honteuse, une certaine séparation des sexes. A Cempuis, l'orphelinat Prévost, qu'on nous présente comme «une école modèle de coéducation 105,» comprend deux internats, un pour les garçons, un pour les filles, avec une école au milieu où les uns et les autres reçoivent un enseignement commun. Le mot «coéducation» manque donc de précision et de probité. C'est «coinstruction» qu'il faudrait dire, la coéducation n'existant vraiment que dans la famille.
Sachant ce que vaut le mot, cherchons ce que vaut la chose. Avec ou sans l'internat, la coéducation éveille en nous bien des scrupules et bien des objections.
III
Au point de vue moral, d'abord, ses partisans ne tarissent pas en éloges pompeux et en mirifiques promesses. Le malheur est que leurs dithyrambes sont souvent contradictoires. Lorsqu'on leur oppose que l'instruction donnée en commun tend à effacer les traits distinctifs des deux sexes, en efféminant les garçons, en virilisant les filles, ils répondent, avec Mme Emma Pieczynska, que, «de l'avis unanime des pédagogues et sociologues coéducateurs, l'éducation des sexes en commun favorise la différenciation de leurs génies,» que «leur seul rapprochement révèle à chacun sa place naturelle dans l'oeuvre collective,» que, «loin d'affaiblir leurs aptitudes distinctives, la communauté des études les précise et les met en relief 106;» qu'en un mot, grâce à la coéducation, les filles sont plus femmes et les garçons plus hommes. Si, maintenant, nous objectons qu'en mettant la femme et l'homme en concurrence dès l'enfance, en les préparant dans les mêmes classes aux mêmes carrières, on risque d'étendre et d'aviver entre eux les rivalités et les conflits, certains nous répondent avec M. Paul Delon, que, dans les écoles éducatives, «les rapports journaliers adoucissent les contrastes, les harmonisent, les corrigent l'un par l'autre,» que «les garçons deviennent moins brusques, moins secs, plus délicats, plus gracieux; les jeunes filles plus franches d'allure et moins légères d'esprit, moins affectées de niaiseries, moins perdues dans les chiffons,» bref, que les garçons prennent quelque chose de la femme et les filles quelque chose de l'homme. Mais que devient alors la différenciation des sexes?
Et pour aggraver notre embarras, voici M. Buisson, une autorité en matière pédagogique, qui nous assure que l'effet de l'éducation en commun a été d'inspirer aux jeunes filles américaines, au lieu d'airs pédants et hardis, une modestie, une réserve, une tenue toute féminine, sans lesquelles, elles le sentent bien, elles perdraient tout leur prestige aux yeux de leurs jeunes compagnons d'études 107.» Qui croire? Car, enfin, ce témoignage prouverait que la coéducation ne fait rien perdre aux filles des charmantes qualités de leur sexe. Et pourtant, les livres les plus récents des moralistes en voyage confirment ce que nous savions déjà par nos relations et nos renseignements personnels, à savoir que la jeune Américaine prend, à l'heure actuelle, de telles libertés d'allure et de langage, que cette extrême indépendance, lorsqu'elle n'est pas combattue et corrigée par les père et mère, relâche gravement les liens sociaux et les liens de famille. D'où il faudrait induire que, par l'effet de la coéducation, les filles d'outre-mer échangent les grâces de leur sexe contre les hardiesses du nôtre. Et cette conclusion est infiniment plus vraisemblable.
Ceci nous amène à la question la plus grave que soulève la coéducation: ce régime n'est-il pas gros de tentations pour l'adolescence, gros de périls pour la moralité?
On nous affirme que garçons et filles de tous âges, habitués à vivre côte à côte, ne sont pas plus en danger que les frères et soeurs dans la famille. Comme preuve, on allègue ce fait qu'à l'orphelinat «rationaliste» de Cempuis, «la voix des enfants ayant même atteint leur seizième année n'a pas encore mué 108.» Tous chantent dans les choeurs avec les voix angéliques que voudrait l'Église. A quoi Mlle Bonnevial ajoute que les enfants des colonies mixtes de vacances, bien que ne s'étant jamais vus, ont tôt fait de vivre en parfaite confraternité, «sans aucune sorte de gêne sexuelle 109.» Mais en admettant que la pureté des voix puisse servir de caution à la pureté des moeurs, les faits que nous venons de rapporter nous paraissent d'une valeur trop mince pour déterminer l'État à donner, en commun aux deux sexes, l'enseignement secondaire qu'il distribue à chacun d'eux séparément.
Plus sérieuse est cette observation de M. Buisson, que la coéducation éveille moins les curiosités inquiètes: «Enfants, ils ne s'étonnent pas d'avoir en commun le travail et le jeu; adolescents, ils continuent de se trouver ensemble sans surprise et sans trouble. Ainsi se trouve résolu pour l'Amérique, par la transition insensible de l'enfance à la jeunesse, un des plus graves problèmes de l'éducation morale.» En Amérique, peut-être; mais en France? Pour être aussi aimable, le commerce des sexes sera-t-il chez nous aussi candide et innocent? Autres pays, autres moeurs.
J'en appelle au témoignage de M. Paul Bourget. Nous lisons dans son beau livre Outre-Mer: «Tous ceux qui ont étudié de près les jeunes Américains s'accordent à dire qu'ils sont pareils aux jeunes Anglais, et plus froids encore 110.» Entre eux et nous, l'ardeur du tempérament n'est pas la même, l'«animalité de la race» est différente. Quant aux jeunes filles de là-bas, leur innocence avertie est comme déflorée. M. Bourget nous l'apprend d'un mot incisif: «Elles ont la dépravation chaste 111.»
Le climat et la race peuvent donc autoriser au-delà de l'Atlantique des fréquentations et des contacts qui n'iraient point ici, vu l'état des moeurs françaises, sans d'assez fâcheuses conséquences. Nos habitudes masculines sont apparemment plus tendres, ou plus impétueuses, ou plus inconvenantes, comme on voudra. Avec la chaleur du sang gaulois, avec la sensibilité du coeur et--disons le mot--l'humeur galante du tempérament latin, il est permis de croire que l'éducation mixte aurait souvent, pour nos lycéens, tant de charmes attrayants qu'il est plus sage de ne les y point exposer.
Sans nier qu'en s'ajoutant à une nature plus calme et plus platonique, le culte austère de la science puisse être aux pays d'outre-mer un préservatif souverain contre les amourettes de collège et les tentations de jeunesse, sans contester même que ce phénomène soit possible chez nous dans les relations de l'élite la plus studieuse des deux sexes, nous persistons à croire que c'est faire preuve d'un optimisme excessif que de vouloir généraliser en France la coéducation américaine. Sans doute, Mme Séverine s'est moquée spirituellement de l'«effervescence du tempérament français.» Comment accorder cette effervescence avec la dépopulation? N'est-il pas évident que notre race se refroidit, puisqu'elle fait moins d'enfants 112? Par malheur, cette plaisanterie facile ne prouve rien,--les nombreuses familles n'attestant souvent que la loyauté conjugale. La diminution des naissances ne va guère, hélas! sans une diminution de la moralité. Si notre race est moins prolifique, n'en concluons pas qu'elle est moins ardente, mais qu'elle est moins honnête. En ce moment, il est plus urgent de moraliser les enfants que de rapprocher les sexes.
«Précisément, nous réplique-t-on, la coéducation est moralisatrice.» Et pour le démontrer, on nous fait un tableau lugubre de la vie de collège. Chacun sait que la «plaie» de notre enseignement, c'est l'internat. Au dernier Congrès de la Gauche féministe, Mme Kergomard, qui siège avec distinction au Conseil supérieur de l'Instruction publique, a brodé sur ce thème une variation nouvelle: «Quand les jeunes gens sortent de ces boîtes, où ils sont presque sans air et sans lumière, où la femme n'entre jamais, ils ont pourtant besoin de voir la physionomie d'une femme; et ma foi! malheureusement, ils vont en chercher où ils en trouvent; et ce qu'ils trouvent est véritablement très désolant 113.»
D'accord. Mais cela prouve que l'internat est mauvais, et nullement que la coéducation soit bonne. Certes, lorsque des oiseaux languissent dans une cage, il n'est que d'y joindre quelques oiselles pour leur rendre la gaieté. Seulement, personne ne pousse la coéducation jusque-là. Est-ce donc en juxtaposant un internat de filles près d'un internat de garçons et en ouvrant de l'un à l'autre quelques portes de communication minutieusement surveillées, que vous aurez rendu la joie à vos pensionnaires? Il leur manquera toujours la liberté. Pourquoi emprisonner les filles, si la réclusion fait tant souffrir les garçons? Mieux vaudrait ouvrir la cage, c'est-à-dire supprimer l'internat. Mme Kergomard sera de cet avis.
Joignez que, dans un collège mixte, la surveillance est singulièrement délicate et compliquée. Dans la période intermédiaire qui sépare l'enseignement primaire de l'enseignement supérieur ou professionnel, se placent, pour les garçons la crise de puberté, pour les filles la crise de nubilité, pour les uns et pour les autres l'âge ingrat. C'est une époque critique où la personnalité se complète, l'imagination s'avive, le coeur s'émeut. Et jusqu'à ce que l'individualité sexuelle soit formée, précisée, achevée, il faut compter avec l'éveil et le trouble des sens. En cette période de transition où l'être, encore indécis, est exposé aux sollicitations inquiètes de la nature, sans avoir la pleine conscience de ses actes, ni surtout le sentiment très net des suites qu'ils comportent et des lourdes responsabilités qu'ils engendrent, il est sage de le prémunir contre les entraînements de l'instinct, il est bon de le protéger contre les pièges tendus par la nature elle-même à son ignorance et à sa faiblesse.
Je sais bien que ces scrupules et ces précautions paraîtront futiles aux esprits hardis qui pensent que la séparation des sexes est «immorale», que l'enseignement unilatéral est un «piège», une «hypocrisie», la «cause des grands vices». A cela rien à répondre, si ce n'est que l'éducation unisexuelle a fait ses preuves et que, pour une minorité de polissons réfractaires à sa discipline, on compte par millions les hommes et les femmes honnêtes qu'elle a formés depuis des siècles et qu'elle forme tous les jours. On dirait vraiment que tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles, élevés d'après les méthodes actuelles, sont de pauvres gens sans droiture, sans sincérité, sans vertu, et qu'il n'est que la coéducation pour redresser leurs déformations mentales, pour guérir leurs infirmités morales! Mme Kergomard elle-même a déclaré ceci: «Il nous faut la coéducation pour que les êtres soient moraux et sachent pourquoi 114.»
La coéducation n'a-t-elle pas au moins l'avantage de favoriser le mariage? On l'a souvent prétendu. En Amérique, la jeune fille se marie; en France, on la marie. Là-bas, le mariage est affaire d'inclination; ici, on le tient pour une affaire d'argent. Où est la moralité? Et l'on cite cette déclaration du docteur Fairchild, président du plus ancien et du plus grand collège mixte des États-Unis: «Ce serait une chose contre nature si des liaisons qui mènent au mariage ne se formaient pas entre nos élèves. Ces engagements mutuels pourraient-ils être contractés dans des conditions plus favorables, dans des circonstances offrant plus de chance de choix réfléchis et, par conséquent, plus de bonheur dans le ménage 115?»
Mais il faudrait savoir si toutes ces liaisons précoces ont le mariage pour but; et lorsqu'elles y aboutissent, on se garde bien de nous dire que ces mariages se terminent souvent par un divorce. En Amérique, le cas n'est pas rare de jeunes couples, très amoureux, mariés à vingt et un ans et désunis à vingt-cinq. L'expérience atteste que, dans tous les pays où fleurit la coéducation, le divorce sévit plus que partout ailleurs. C'est une erreur, souvent cuisante, de traiter le mariage comme une amourette. Vraiment, la coéducation intégrale, avec son programme de «vie en liberté, en joie, en beauté» et autres turlutaines, ne se comprend guère que dans une société convertie à l'union libre. Ceci appelle cela, et réciproquement.
Et ce qui aggrave nos appréhensions, c'est que la coéducation, telle que ses plus chauds partisans la conçoivent, affiche une imprévoyance, une témérité, un relâchement extrêmes. A ceux qui s'inquiètent des contacts trop fréquents et trop faciles entre les grands garçons et les grandes filles de l'enseignement secondaire, Mme Séverine répond, par exemple, que «ces petites préoccupations sont les restes d'une ancestralité et d'un servage moral, sur lesquels il vaut mieux ne pas appuyer.» Il paraît que les enfants d'aujourd'hui ne sont plus les enfants que nous avons été. «Une grande évolution s'est faite dans les cerveaux pendant ces trente dernières années.» Nul n'ignore, en effet, que, malgré les envahissements de la pornographie, les adolescents d'aujourd'hui sont de purs esprits. C'est pourquoi Mme Séverine invite tous les instituteurs à s'affranchir de «la basse et éternelle préoccupation du sexe qui est la plaie que nous portons au flanc.» Et cette préoccupation «est au fond de tout comme un reste des vieux dogmes qu'il est temps d'abolir et d'oublier.» Retenons que cette conclusion, animée du plus pur optimisme libertaire, fut couverte de bravos prolongés 116.
On voit qu'avec de pareilles idées nos enfants seraient bien gardés. Mais ils seront si sages, si savants, si purs! De petits anges libres-penseurs! Car il va sans dire que, dans les collèges mixtes, les éblouissements de la science dissiperont les vagues et obscures croyances. Plus de métaphysique, rien que des faits. Aux révélations de la religion on substituera les «révélations de la biologie». Un sociologue coéducateur nous a affirmé, d'un air sérieux, que la déclaration des Droits de l'Homme remplacerait fort avantageusement les commandements de Dieu. En tout cas, la Gauche féministe a émis le voeu que «la loi ne tolère dans aucune école les affirmations dogmatiques qui se réclament de la liberté de l'enseignement pour asservir les consciences.»
IV
Ainsi entendue, la coéducation ne peut qu'effrayer toute âme chrétienne. Aussi les catholiques n'en veulent point et les libéraux n'en veulent guère. Ce qui achèvera peut-être d'en détourner les indécis,--du moins, pour la période intermédiaire de l'enseignement secondaire,--c'est que nous ne voyons pas qu'à cet âge, ses avantages intellectuels soient mieux fondés que ses prétentions morales. D'où il suivrait que, pour ce qui est de la formation de l'esprit comme de la formation du coeur, les collèges mixtes offrent plus d'inconvénients que de profits.
En effet, la coéducation, avec un même programme d'études pour les deux sexes, est en contradiction avec un fait naturel de première importance qui est le développement inégal de la fille et du garçon. C'est ce qu'a démontré, avec beaucoup de vigueur, un congressiste de 1900, M. Kownacky, dont la ferveur «coéducative» s'est fort attiédie à la réflexion, puisqu'il répudie le collège mixte après l'avoir préconisé. Inutile de dire que son argumentation fut accueillie par la Gauche féministe avec impatience et irritation.
C'est un fait constant que la femme arrive, plus rapidement que l'homme, au plein épanouissement de ses facultés. Tous les parents, tous les maîtres peuvent attester que l'intelligence des filles est plus précoce que celle des garçons. Prenez une fillette et un garçonnet de huit ans, la première sera presque toujours en avance sur le second. De là, même dans les classes primaires, de sérieuses difficultés pour faire suivre les mêmes exercices à des enfants inégalement développés. Veut-on des exemples et des témoignages? D'après une directrice d'école maternelle, Mlle Lauriol, l'émulation scolaire, l'ambition des premières places, le goût et la recherche du succès sont plus vifs chez les filles que chez les garçons 117. Leur moi est plus précocement éveillé, leur amour-propre plus ardent, plus sensible; elles sont plus facilement jalouses de leurs compagnes, plus portées au dépit et à l'orgueil, plus compliquées, plus rusées, plus fines mouches. Suivant M. Marion, elles biaisent, elles brodent, elles inventent, elles amplifient, elles mentent même «pour l'amour de l'art» 118.
Mais, par-dessus tout, le désir de briller, d'étonner, l'émulation de réussir et de triompher, les animent si généralement que Mgr Dupanloup déclare qu'ayant fait, pendant plusieurs années, le catéchisme à 150 garçons et à 150 filles, il a toujours vu ces sentiments plus accusés chez celles-ci que chez ceux-là.
Au fond, la petite fille se développe plus tôt que le petit garçon. Les partisans les plus décidés de l'infériorité intellectuelle des femmes conviennent de cette antériorité très générale. A égalité d'âge et de travail, les filles ont plus de pénétration, plus de finesse, plus de mémoire, plus de facilité, plus de promptitude à tout saisir, à tout apprendre. «Rien de plus aisé, conclut M. Marion, que de les pousser très vite et très loin 119.» Mgr Dupanloup abonde en ce sens: «Dès cinq ou six ans on peut leur parler raison. La précocité de leur esprit est étonnante, souvent redoutable.» Tous les pères de famille sont à même de constater l'avance énorme qu'une fille de seize ans a prise sur ses frères ou ses camarades de même âge, en sérieux, en finesse, en esprit de conduite, en connaissance de la vie, pour ce simple motif que sa formation physique est plus rapide. Ce fait n'est pas niable: mentalement, la fille est mûre avant le garçon. Voilà déjà un obstacle à la coéducation des sexes.
Et ce qui aggrave encore les risques de cette précocité, c'est qu'elle éclate subitement. La maturité des filles a la soudaineté d'une éclosion spontanée. Où le garçon n'arrive qu'à la longue, pas à pas, avec une progression tranquille et régulière, la fille s'y élève d'emblée. De douze à seize ans, ces différences sont particulièrement tranchées. Et cet épanouissement de l'esprit féminin coïncide avec l'épanouissement du corps. Tandis que le jeune homme pousse si lentement qu'il n'est souvent, à dix-sept ans, qu'un adolescent frêle, gauche, en pleine croissance physique et cérébrale, la jeune fille du même âge peut déjà faire, en la majorité des cas, une charmante épouse et une bonne petite maman.
Mais cette floraison rapide du corps et de l'esprit ne se fait point sans accidents ou, du moins, sans un trouble général, hasardeux pour le présent, décisif pour l'avenir. Lorsque la femme apparaît dans l'adolescente, cette métamorphose est inséparable d'une perturbation de tout l'être, d'un ébranlement de la sensibilité, d'une secousse nerveuse qui exige des ménagements et des soins clairvoyants. C'est la crise de puberté. Si l'on veut en diminuer les risques, le calme et la paix sont nécessaires; car moins elle sera consciente, moins elle sera douloureuse. Les médecins recommandent alors de suspendre le travail de tête, de mener une vie saine et tranquille, au grand air, d'écarter les soucis d'études, d'examens, tout ce qui pourrait aggraver le trouble des sens ou l'application du cerveau. Et pour toutes ces causes de fragilité, de lassitude et d'excitabilité, qui diminuent chez la jeune fille la résistance physique et l'équilibre mental, il faut encore repousser l'éducation mixte, dont c'est l'inconvénient d'entraîner aux mêmes programmes et à la même discipline, deux sexes qui diffèrent profondément par le développement des aptitudes et l'évolution des forces.
Si enfin le développement des garçons est plus tardif, il suit, par une revanche de la nature, une progression plus durable et plus prolongée. L'évolution de la femme se fait plus vite, mais s'arrête plus tôt. Ce qui a fourni aux misogynes toutes sortes d'observations désobligeantes: «La femme n'a jamais qu'une raison de dix-huit ans bien mesurée,» prétend Schopenhauer. «Elles sont faites pour commercer avec notre folie, et non avec notre raison,» déclare à son tour Chamfort. Sans acquiescer à ces impertinences, il est certain qu'au point de vue intellectuel, beaucoup de jeunes filles promettent plus qu'elles ne tiennent.
Et cela est bien; car elles conservent de la sorte, plus longtemps que les hommes, une fraîcheur et une grâce d'esprit, une spontanéité jaillissante, une vivacité, une chaleur de coeur, sans quoi elles ne pourraient remplir, dans leur plénitude, les fonctions de leur sexe et les devoirs augustes de la maternité. Bien qu'il nous déplaise de comparer les femmes à de grands enfants, ce rapprochement contient pourtant cette part de vérité, que le plus grand nombre d'entre elles n'a pas plus besoin «d'acquérir les talents virils que d'avoir de la barbe au menton 120.» A chacun sa destinée. Pourquoi alors imposerait-on aux deux sexes mêmes études et mêmes examens, même travail et même formation?
V
Soumettre l'un et l'autre sexe aux mêmes disciplines intellectuelles, c'est donc risquer de surmener le garçon et de retarder la fille, au préjudice de l'un et de l'autre. Les partisans de la coéducation admettent eux-mêmes que les résultats de ce régime sont favorables aux filles, et que les garçons ont quelque peine à le suivre 121. On ajoute bien que l'introduction des filles dans les lycées de garçons exercera une influence salutaire sur les deux sexes, en avivant l'émulation. Mme Pieczinska estime même que cette action stimulante sera «surtout profitable aux garçons qui ont moins de goût pour l'étude, moins de vivacité d'esprit et d'ardeur au travail que leurs camarades filles 122.» Mais nous persistons à croire qu'il est antipédagogique de contredire les indications de la nature, d'accélérer, de forcer le développement cérébral de nos fils en leur donnant pour émules des intelligences plus éveillées et plus précoces. Il y a danger d'apparier deux forces inégales: ou la plus active se relâche, ou la plus faible s'épuise prématurément.
Et puis, dans ces collèges mixtes que l'on souhaite de voir entre les mains de libres-penseurs très féministes, dans ces «grandes familles» où les maîtres s'appliqueront à développer la «fraternité des sexes», il est bien entendu qu'on rompra courageusement avec les détestables habitudes des bourgeois français qui, paraît-il, «exercent leurs fils à être plus tard les tyrans de leurs femmes en les faisant d'abord les tyrans de leurs soeurs 123.» On protégera donc fermement la jeune fille contre les rudesses du jeune garçon. Nos petits hommes devront toujours céder: cela est inévitable. Et ces demoiselles, habituées à voir leurs compagnons plier devant leurs volontés (ce qui, n'en déplaise aux dames socialistes, arrive en bien des familles bourgeoises), se feront peu à peu une idée superbe et fausse de leur rôle et de leur condition, au risque d'engendrer à la longue l'égoïsme, la vanité, l'esprit d'orgueil et de domination, bref, de graves déformations morales.
Appliquée aux écoles secondaires, la coéducation est donc mauvaise pour les garçons, puisqu'elle tend à les constituer, vis-à-vis de leurs compagnes, et en état d'infériorité dans leurs études, et en état de subordination dans leurs relations. Est-elle meilleure pour les filles? Pas davantage.
Les programmes de l'enseignement secondaire sont accablants pour l'intelligence des jeunes gens. Nos belles humanités sont devenues inhumaines. C'est un surmenage cruel que, suivant M. Kownacky, «nous n'avons pas le droit d'imposer à nos fils et moins encore à nos filles.» Celles-ci, d'ailleurs, ont un enseignement secondaire qui, sans être parfait, est mieux conçu, mieux organisé, mieux adapté que celui des garçons. Ce serait folie de lui substituer les programmes encyclopédiques de nos lycées. Rien de plus sot, rien de plus vain que d'astreindre toute la jeunesse aux mêmes méthodes, aux mêmes disciplines, aux mêmes examens. Il en est des intelligences comme des fleurs: elles sont frêles ou vivaces, précoces ou tardives, robustes ou délicates. Cela est vrai surtout des deux sexes: leur mentalité ne comporte pas les mêmes soins. Pourquoi les enrégimenter sous la même férule? L'uniformité comprime et blesse. Il faudrait consulter les goûts de nos enfants, chercher, éveiller, aviver leurs aptitudes, au lieu de les jeter pêle-mêle dans le même moule éducateur.
On insiste: «Les filles ne pourront jamais arriver au baccalauréat qui ouvre toutes les carrières libérales.»--Qu'à cela ne tienne! Si l'on s'obstine à exiger des jeunes filles ce grade préliminaire (nous aimerions mieux l'abolir pour tous), il est bien simple d'instituer, dans leurs lycées, des cours facultatifs de grec et de latin pour celles qui désireraient préparer le baccalauréat classique. Pas besoin de coéducation pour permettre à l'élite d'accéder, par cette porte basse, à l'enseignement supérieur. Quant aux autres, qui sont et seront toujours la très grande majorité (je l'espère bien pour elles et pour nous), la coéducation violerait la loi fondamentale de toute pédagogie, qui est l'adaptation des diverses connaissances au rôle spécial que la femme est destinée à remplir dans la famille et dans la société. C'est dans le sens de sa nature, et non dans le sens de la nôtre, que le sexe féminin doit se développer. Dès lors, il serait illogique d'enseigner les mêmes choses, et dans la même enceinte, aux filles et aux garçons. Ce qui le prouve mieux encore, c'est que les congrès féministes réclament eux-mêmes l'adjonction aux collèges et lycées de filles d'un annexe comprenant une crèche, un atelier familial et une école ménagère; et nous y applaudissons, toutes les femmes devant apprendre l'art de tenir une maison.
Rentrent, par excellence, dans l'enseignement féminin: tout ce qui concerne l'hygiène de l'enfance et l'économie domestique, les lois et les méthodes d'éducation, la couture, la lingerie, la médecine usuelle, les notions de comptabilité, de cuisine, de floriculture; tout ce qui peut apporter au logis l'ordre, la santé, la joie et l'embellissement; tout ce qui peut préparer la jeune fille à ses fonctions et à ses devoirs de future mère de famille. D'autant mieux que la femme est merveilleusement douée pour les sciences d'observation, et même pour les sciences expérimentales, dont les applications prennent une importance croissante en ce qui concerne la salubrité du foyer et la bonne tenue du ménage. Les coéducateurs voudraient-ils, par hasard, imposer indistinctement toutes ces spécialités à nos garçons comme à nos filles? Mlle Bonnevial nous avertit que, dans un prochain avenir, les maris devront s'occuper un peu plus des «besognes de l'intérieur», surveiller le rôti, arranger les fleurs et, au besoin, cirer les bottines de leur femme 124. Simple habitude à prendre, qui ne serait pas, du reste, pour beaucoup plus d'hommes qu'on ne pense, une si grande et si extraordinaire nouveauté. Il reste toutefois que, dans son ensemble, le rôle social des deux sexes étant différent, leur préparation à la vie ne saurait être la même.
Résumons-nous. Je me résigne à la coéducation élémentaire du jeune âge; j'accepte la coéducation des études, pour ce qui est de l'enseignement supérieur; mais j'estime que, dans la période moyenne correspondant aux études secondaires, la coéducation est mauvaise, irrationnelle, antipédagogique. Loin de moi la pensée, d'ailleurs, que nos raisons puissent convaincre les fanatiques de la coéducation intégrale. Ceux-ci les tiennent communément pour de «petites barricades d'enfants», pour de «petits tas de sables», qui n'empêcheront pas l'humanité de poursuivre sa route.
Voulez-vous savoir, en fin de compte, pourquoi la coéducation tient si fort au coeur des féministes intransigeants? M. Léopold-Lacour, dont les écrits sont empreints du plus ardent féminisme, vous le dira avec autant de franchise que de vigueur: «Le séparatisme de l'enseignement, c'est l'image même d'une société où les deux sexes sont traités inégalement; c'est l'humanité coupée en deux dès l'enfance; c'est la guerre des sexes perpétuée, et c'est, de plus, le principe de l'autorité sauvegardé dans la famille contre la femme réputée inférieure, mise à part dans l'enseignement, préservée de certains pièges, comme si elle était toute faiblesse et fragilité.» La coéducation est donc, pour le féminisme radical, un symbole, c'est-à-dire «la négation immédiate, dès l'enfance, du principe d'autorité dans la famille, la transformation de la famille selon les principes de liberté, de véritable fraternité humaine.» Et ces paroles véhémentes furent longuement applaudies au Congrès de 1900.
Renchérissant même sur cet enthousiasme significatif, Mme Kergomard s'écriait quelques minutes plus tard: «Il nous faut la coéducation, si nous voulons avoir un pays digne de son passé et digne de son avenir, si nous voulons être la grande République issue de la Révolution de 1789 125.» C'est trop de lyrisme. Ceux-là penseront comme nous qui repoussent la coéducation aussi bien dans l'intérêt des filles que dans l'intérêt des garçons, convaincus que ce régime nouveau, n'ayant point fait notre passé, ne saurait mieux préparer notre avenir. C'est une grave imprudence d'imposer aux deux sexes mêmes études, mêmes examens, mêmes directions, afin de supprimer plus tard, entre les époux, toute hiérarchie, toute primauté, toute autorité, grâce à quoi la société conjugale deviendrait une sorte de monstre à deux têtes où les heurts de volonté et les conflits de pouvoir n'auraient le plus souvent d'autre résultat que la mésintelligence et d'autre solution que le divorce.