Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme
SOMMAIRE
I.--Point de compromission avec le socialisme ou le christianisme.--Les hommes féministes.--Leurs fictions poétiques.--La femme des anciens temps.
II.--Le matriarcat.--Ce qu'en pensent les féministes; ce qu'en disent les sociologues.
III.--La femme libre d'autrefois et la dame servile d'aujourd'hui.--Opinions de quelques notables écrivains.--Leurs exagérations littéraires.
IV.--Les droits de l'homme et les droits de la femme.--Ce que la femme peut reprocher a l'homme.
I
Hostile aux tentatives d'absorption du féminisme révolutionnaire et du féminisme religieux, le féminisme indépendant veut s'appartenir, être lui-même, éviter les compromissions et les confusions. Il se considère comme une force autonome animée d'un mouvement propre. Il tient ses revendications pour une question de sexe, qui ne dépend ni des questions ouvrières ni des questions confessionnelles, et dans laquelle les hommes ne sont point admis à s'immiscer sous prétexte de révolution sociale, ni même sous couleur de prosélytisme chrétien. Qu'on les accueille à titre d'alliés: passe encore! Seulement, ils devront accepter expressément le mot d'ordre de ces dames.
Des écrivains ont accepté avec joie ces conditions; et pour mériter le vocable barbare, mais envié, d'«hommes féministes», nous les voyons se dépenser, pour la sainte cause de la «féminité souffrante», en conférences, en chroniques, en drames qui font pleurer ou en dithyrambes émus qui font sourire. Ceux-là ne s'efforcent point (pour l'instant, du moins) de détourner, au profit de leur politique ou de leur culte, un mouvement qui doit se suffire à lui-même. Ils n'admettent même pas que l'amélioration de la femme puisse être le résultat d'une collaboration sincère et confiante des deux sexes, qu'elle doive se faire avec l'homme et non contre l'homme: ce qui serait pourtant, il nous semble, plus prudent et plus sage. Ils regardent plutôt le féminisme comme un domaine réservé aux dames; et il semble que, pour se faire pardonner d'y mettre le pied, même avec les meilleures intentions du monde, ils prennent à tâche d'outrer les regrets, les doléances, les récriminations et les espoirs de l'Ève moderne. Voici des échantillons de leur langage: rapprochés des déclarations de quelques femmes hautement qualifiées dans le parti nouveau, ils nous édifieront sur l'esprit des uns et des autres.
La plupart des écoles féministes ont coutume d'opposer, avec un parti pris intrépide, les perfections idéales du passé aux lamentables déchéances du présent. C'est, du reste, l'habituelle manoeuvre de tous les novateurs qui se flattent de nous ramener à la pure noblesse de nos origines. On connaît le sophisme de Jean-Jacques Rousseau: au commencement, l'homme était libre, heureux et solitaire; la société l'a fait dépendant et misérable. Pour retrouver le bonheur, il lui faut revenir à la simple nature. C'est un peu le même conseil que l'on donne à la femme d'aujourd'hui. Sera-il mieux écouté?
A lire, par exemple, M. Jules Bois, un écrivain qui a conquis l'estime des lettrés par l'intrépidité de ses convictions et la forme ardente et colorée de ses livres, nulle férocité ne fut plus cruelle que celle de l'homme primitif. «Il communie avec le tigre énorme; il manie le meurtre et l'épouvante.» Sa volonté est «criminelle»; il rêve déjà de tout détruire «afin de rester seul 15». Voilà l'origine sanglante de «l'anthropocentrisme». Tout par l'homme et pour l'homme! Le mâle primitif fut la plus perspicace des brutes.
Sans prêter à nos premiers ancêtres d'aussi longues vues de domination ambitieuse,--car ils ne songeaient guère qu'à vivre au jour le jour et à se défendre de leur mieux contre les espèces animales qui menaçaient leur existence,--il est à croire que le portrait qu'en trace M. Jules Bois est assez ressemblant. Mais si vraisemblablement les hommes primitifs n'eurent point la main légère ni l'âme subtile, la plus simple logique nous induit à penser que leurs femmes ne furent ni plus tendres ni plus délicates. A voir ce qui se passe de nos jours chez les sauvages du centre de l'Afrique, nous avons le droit de conclure que le couple des premiers âges fut harmonieusement appareillé. Lorsque les mâles sont des brutes, il n'est pas ordinaire qu'ils aient pour compagnes d'adorables petites créatures.
Ce n'est pas ainsi, pourtant, que les féministes exaltés s'imaginent la femme primitive. Ils nous assurent même qu'elle fut tout simplement exquise, aussi douce, aussi belle, aussi suave que son compagnon fut laid, bête et grossier. Ils nous la montrent «suivie d'un cortège de colombes qui adorent sa grâce.» Ce n'est pas elle qui eût tué pour vivre! «Le respect de la vie, même la plus ignorée, même la plus obscure, est son privilège.» Jamais elle ne se fût abaissée à tordre le cou d'un pigeon, ou d'un poulet. Cueillir une rose en ce temps-là lui semblait un crime. «Elle respecte non seulement les insectes, mais les pétales éclatants et parfumés qu'elle ne réunit pas sur son coeur parce qu'ils y mourraient 16.» Et dire que cette blanche brebis qu'on nous présente parée de toutes les séductions fut la femme des cavernes! Quelle plaisante illusion! Est-il croyable qu'à l'âge de pierre, une créature à face humaine pût avoir l'âme d'un chérubin?
II
Et le matriarcat? s'écrieront tous ceux qui croient à l'originelle perfection féminine. Il fut un temps, paraît-il, où la femme, ayant toutes les supériorités intellectuelles et morales, cumula tous les pouvoirs. Sa puissance passait alors avant celle de l'homme. Elle gouvernait exclusivement l'enfance et la jeunesse. Elle commandait à la famille et inspirait la société naissante. Si, par la suite, la prééminence du père a détrôné celle de la mère, si le patriarcat a renversé le matriarcat, ce fut un triomphe de la force brutale sur la douce royauté des femmes.
A ces fictions galantes nous répondrons tout de suite,--quitte à revenir plus tard sur ce sujet avec quelque détail,--que beaucoup d'historiens, et des plus autorisés, nient la préexistence du matriarcat sur le patriarcat, c'est-à-dire l'antériorité de la puissance maternelle sur la puissance paternelle et, par suite, la primauté originaire de la femme sur l'homme. Eût-il même existé,--ce qui est en question,--le matriarcat ne serait, du reste, qu'un signe d'humiliante barbarie.
Là où l'humanité ne connaît pas le mariage, on ne saurait concevoir, en vérité, d'autre lien naturel que celui qui unit l'enfant à la mère. Aussi facilement que, dans la promiscuité du poulailler, le coq se détache de sa progéniture, le père, dans la promiscuité des premiers groupes humains voués aux hontes et aux misères de la plus inconsciente dissolution, ne pouvait être qu'indifférent ou dédaigneux à l'égard des enfants, la filiation de ceux-ci étant presque toujours douteuse ou inconnue. A défaut d'une paternité établie ou présumée,--conséquence du mariage monogame,--la mère d'autrefois devait bien s'occuper seule de sa nichée. Qu'on ne nous vante donc point le matriarcat des anciens temps: c'est la fonction actuelle des poules couveuses abandonnées par leur amant de basse-cour. Trouve-t-on cette condition si admirable?
L'idée qui nous paraît la plus proche de la vérité historique et la plus conforme aux réalités de la vie primitive, est celle-ci: les premiers hommes furent des mâles violents et batailleurs, et les premières femmes de robustes et gaillardes femelles, ayant leurs qualités et leurs vices, en proie à mille difficultés, à mille tourments, à mille souffrances que notre intelligence amollie par le bien-être ne saurait même concevoir, luttant à chaque heure du jour et de la nuit contre la concurrence d'animaux monstrueux disparus aujourd'hui, refoulant peu à peu cette bestialité environnante et essaimant par le monde leur humanité élémentaire qui, de génération en génération et de progrès en progrès, s'est développée, multipliée, moralisée, élevée, affinée, pour devenir notre société moderne si fière de son savoir, de son pouvoir, des merveilles de son industrie, de l'amoncellement de ses richesses et des splendeurs de sa civilisation. A ces lointains ancêtres,--aux hommes et aux femmes indistinctement,--le présent doit un souvenir de pieuse reconnaissance.
Mais nous sommes loin de la conception féministe qui attribue gratuitement à la femme toutes les qualités natives et lui fait honneur de tous les perfectionnements de la vie. Voici le thème: tandis que l'homme s'abandonne à la violence, au crime, à tous les débordements de la passion, la femme, méconnue dans sa grandeur, outragée dans sa grâce, persécutée pour sa vertu, maltraitée pour sa bonté, avilie surtout pour sa beauté, reste la fidèle dépositaire de tout ce qui soutient, élève, épure et embellit l'existence. A elle le dévouement, le pardon, l'idéal. La femme est le génie bienfaisant de la terre, le bon ange de la création.
Alors, chose horrible! au lieu de s'agenouiller pieusement devant tant de perfections, l'homme ancien s'en offensa; jaloux de l'évidente supériorité de sa compagne, il brutalisa l'idole que nos féministes adorent; incapable de la dominer par la puissance de l'esprit, il la dompta par la force brutale appuyée, sanctionnée, consacrée par les prescriptions de la loi et les commandements de l'Église. Et ce fut un long martyre, un perpétuel attentat à la pudeur, à la grâce, à la faiblesse, à la beauté!
Dans le passé profond, barbare et ténébreux,
Tu fus toute pitié, Femme, et tout esclavage;
Ton grand coeur ruissela sous le viril outrage
Comme sous le pressoir un fruit délicieux.
C'est ainsi que M. Jules Bois parle en prose et en vers à l'Ève nouvelle 17. Et il compte sur les «hommes nouveaux» qu'enivre «le vin de ses souffrances» pour secouer les chaînes de l'éternelle esclave.
III
Car, aujourd'hui, sachez-le bien, l'abominable sacrifice est consommé. Pour n'avoir point su ni voulu s'élever à la hauteur de la femme, l'homme, appelant à son secours les codes et les dieux, toutes les contraintes, tous les despotismes, a finalement, de sujétion en sujétion et de déchéance en déchéance, abaissé sa compagne au niveau de sa propre grossièreté originelle. Ce n'est pas assez dire: la femme contemporaine est tombée au-dessous du sexe fort. Vous n'imaginez pas ce que son vainqueur en a fait! Tandis que l'Ève des premiers âges rayonnait sur le monde par l'éclat de ses vertus et de ses charmes, la Française de notre fin de siècle n'est qu'une pitoyable dégénérée. Ce n'est plus la femme, mais la «dame 18», à laquelle on refuse toute intelligence, tout mérite, toute sensibilité, toute noblesse. Après avoir rehaussé de mille grâces la femelle d'autrefois, on accable de mille sarcasmes la femme d'aujourd'hui, passant, avec la même facilité, de la complaisance la plus excessive pour le passé à l'injustice la plus criante pour le présent.
Franchement, je ne puis voir dans toute cette littérature retentissante que des préjugés systématiques ou des illusions de visionnaire. Certes, dans les milieux excentriques où sévissent le cabotinage élégant et la mondanité dissipée, il est des femmes qui ne possèdent guère qu'un «cerveau d'autruche» et qu'une «âme de néant», êtres vains et factices, vaniteux et futiles, sortes de «poupées mécaniques» chargées de soie, de dentelles et de bijoux, dont le coeur est froid et la tête vide. Mais ce type égoïste et inutile représente-t-il toutes les femmes de France? toutes nos soeurs, toutes nos filles, toutes nos mères? La «dame» des classes riches ou des milieux aisés est-elle toujours aussi frivole, aussi sèche, aussi nulle? Voilà pourtant ce que la femme moderne serait devenue--une pitoyable dégénérée--sous l'oppression masculine appuyée de l'autorité des lois divines et humaines. De ses misères et de ses défauts la femme n'est donc point responsable. On la tient pour une pure victime. Le seul coupable, c'est l'homme.
Et de nombreux et notables écrivains mêlent leurs fortes voix au bruit aigu des récriminations féminines. C'est M. Paul Hervieu qui nous déclare que «la femme est traitée en race conquise et non en race alliée,» et que «la situation qui lui est faite encore actuellement est le reste des premiers établissements de la barbarie.» C'est M. Georges Montorgueil qui prétend que, si l'homme a affranchi l'homme, il a systématiquement oublié la femme: «Serve, elle a sa Bastille à prendre, ses droits à conquérir, sa révolution à tenter.» A son gré, l'Ève esclave nous rappelle «trop timidement» à nos principes 19. Combien de romanciers et de dramaturges ont, depuis quinze ans, exalté les droits de la femme et jeté la pierre au roi de la création? C'est dans la plupart des petits cénacles littéraires comme une levée de boucliers pour voler au secours de la toute pure et toute belle opprimée.
En vérité, les femmes sont-elles si malheureuses? Sans nier leur subordination légale, n'est-ce point justice de reconnaître que les moeurs ont grandement adouci les rudesses du code et rendu supportable cette vie dont on se plaint, en leur nom, comme d'un bagne ou d'un enfer? Même en admettant que les femmes imparfaites sont une minime exception, est-il croyable que les mauvais maris soient de règle presque universelle? Tous les hommes sont-ils de si cruels despotes et toutes leurs compagnes de si pitoyables créatures? Puisqu'on parle de servitude féminine, pourquoi ne pas reconnaître qu'elle est souvent nominale et que les inégalités qu'on objecte, en les enflant pour les besoins de la cause, sont surtout prétexte à de tendres épanchements de littérature?
Ce n'est point l'avis du Grand Catéchisme de la Femme, dont le passage suivant mérite d'être cité intégralement comme un curieux échantillon des outrances d'une âme féministe. L'auteur, M. Frank, écrit sérieusement ceci: «Aujourd'hui, la femme est moins encore que le gredin, moins que l'enfant, moins que l'aliéné: car le fripon redevient citoyen à l'expiration de sa peine; le mineur est capable au jour de sa majorité; l'aliéné, en recouvrant sa raison, est restitué dans ses droits, tandis que la femme, quelles que soient son intelligence, sa sagesse, ses vertus, subit toujours la flétrissure de sa naissance, et voit son front marqué d'un stigmate indélébile attaché à ses origines; toujours elle demeure la condamnée, la proscrite, l'éternelle mineure, la perpétuelle déchue 20.» Et renchérissant sur ces excès de langage, une Allemande de talent, Mme Boehlau, appelle la femme d'aujourd'hui «la Demi-Bête».
IV
Car les femmes éprises d'indépendance ne le cèdent en rien aux hommes féministes et s'acharnent avec la même ardeur à dénoncer le sexe fort, en un style des plus discourtois et des plus déclamatoires, comme la cause de tous leurs maux. Elles tiennent pour absolument démontré que l'homme est un tyran et un incapable qui a fait faillite à tous ses devoirs. Mme Marya Cheliga, présidente de l'Union universelle des femmes, nous dira, par exemple, le plus tranquillement du monde, que la femme n'est présentement qu'«un être inférieur, terrorisé par la brutalité masculine,» que «sa condition civile et civique est restée semblable à celle des serfs du bon vieux temps,» que cette grande humiliée est «livrée comme une proie à l'insatiable égoïsme du maître.» Qu'est-ce que le féminisme? Un mouvement «abolitionniste de l'esclavage féminin.» Les femmes n'ont point assez profité, paraît-il, de notre grande Révolution. A la Déclaration des Droits de l'Homme, il n'est que temps d'ajouter la Déclaration des Droits de la Femme. La première charte d'émancipation, pour parler encore comme Mme Marya Cheliga, «a ouvert dans le mur séculaire du privilège une brèche qui deviendra la porte triomphale» où passeront les revendications de l'éternelle opprimée 21.
On ne nous pardonne même pas que, dans tous les milieux, dans toutes les conditions, la femme moderne soit condamnée, pour vivre, à être nourrie et soutenue par l'homme. Cette situation est intolérable et indéfendable. Qu'est-ce que l'épouse elle-même, sinon une femme «entretenue» qui tient le pain qu'elle mange et la robe qu'elle porte de la bonne volonté du mari? L'apôtre du féminisme en Autriche, Mlle Augusta Fickert, en induit que «jusqu'à présent, la femme a dû mentir pour arriver à ses fins et assurer même sa conservation: le mouvement féministe doit l'affranchir de cet asservissement 22.» Et ne croyez pas que la femme riche soit mieux traitée! Confinée entre sa modiste et sa couturière, condamnée aux futilités de la toilette et aux bavardages de salon, exclusivement occupée à faire la belle, elle ne joue dans la vie prétendue aristocratique, comme dit Mme Pardo-Bazan, qu'«un rôle de simple meuble de luxe.» A qui la faute? A son seigneur et maître, dont elle partage l'oisiveté frivole et la dissipation tapageuse 23.
Par contre, les doléances de la femme nous paraissent beaucoup plus dignes de considération, lorsqu'elles visent les humiliations et les déformations que lui inflige notre littérature contemporaine. Voyez ce que les romanciers, les nouvellistes, les chroniqueurs, les dramaturges ont fait de la femme, sous quels traits ils la peignent, de quelle boue ils la pétrissent: dans le plus grand nombre de leurs oeuvres, elle apparaît comme une créature perfide et vaine, intrigante et sèche, vicieuse et malfaisante. Que de livres modernes l'ont injustement courbée sous le mépris ou traînée dans la honte! Du côté des poètes, des rêveurs, des mystiques, c'est une autre chanson. Au lieu de maudire Ève, on la plaint. Elle est l'amie frêle et languide, la malade, l'impure, la tentatrice adorable ou la charmante pécheresse, fleur délicieuse et troublante qui distille le poison avec le miel. Quelle femme ne serait profondément blessée de cette pitié soupçonneuse ou de ces imputations flétrissantes? Rappelons seulement, à titre d'exemple, cette définition d'Alexandre Dumas: «La femme est un être circonscrit, passif, instrumentaire, disponible, en expectative perpétuelle. C'est la seule oeuvre inachevée que Dieu ait permis à l'homme de reprendre et de finir. C'est un ange de rebut 24.»
Il est pourtant une misère plus douloureuse et plus infâme que notre civilisation lui réserve. Et si répugnante est cette plaie que je n'en parlerais pas, si nos féministes, que n'effraie aucun sujet, ne m'en faisaient une obligation: j'ai nommé la prostitution. De fait, la femme tombée est asservie au caprice des brutes. Et la nouvelle école enseigne que, tant qu'une malheureuse sera courbée sous le joug de cette dégradation réglementée, nulle femme honnête ne pourra se dire déliée de toute servitude. Affligée de «l'agenouillement des hommes devant la moins digne d'idolâtrie,» devant cette Circé symbolique qui les change en bêtes, blessée de l'insulte faite à ses soeurs déchues, «elle doit communier par sa conscience indignée, selon le langage hardi de M. Jules Bois, avec l'immense caste des esclaves patentées du plaisir viril 25.»
Nul outrage n'est donc épargné à la femme: tout lui est sujet d'abaissement ou d'ignominie, depuis les plaintes des faux amis jusqu'aux malédictions haineuses des misogynes, depuis les égards mortifiants de la galanterie mondaine jusqu'aux suprêmes injures de la débauche. Mme Pauline Thys en conclut, dans une langue réaliste, que «l'homme est le seul animal qui méprise sa femelle 26.»
CHAPITRE IV
Nuances et variétés du féminisme «autonome»
SOMMAIRE
I.--Les modérées et les habiles.--La droite libérale.
II.--Les intellectuelles et les propagandistes.--Le centre féministe.
III.--Les radicales et les libres-penseuses.--Le parti avancé.--L'extrême-gauche intransigeante.--Effectif total des différents groupes.
On a vu que les féministes des deux sexes s'accordent pour reprocher à la société les préjugés, les injustices et les souffrances dont l'existence des femmes est journellement affligée. Mais il ne faut pas en conclure que, né d'un même besoin de révolte contre ces préventions, ces misères et ces iniquités, le féminisme indépendant forme un bloc homogène, ayant même esprit, même programme et même but. Il se fractionne, au contraire, en plusieurs groupes distincts qui, tout en poursuivant parallèlement l'amélioration de la condition des femmes, marquent une impatience, une logique et des ambitions très inégales. Il en est d'intransigeants, de radicaux, de modérés et même de conservateurs. Réuni en assemblée, le féminisme ferait l'effet d'un Parlement très varié d'opinions et de couleurs.
I
Les moins avancées patronnent l'Avant-Courrière, qui a pour emblême «un soleil levant derrière une colline accessible.» Cette publication intéressante est dirigée par Mme Jeanne Schmahl, dont la pondération insinuante et persuasive a su conquérir à la cause féministe de nombreux et puissants auxiliaires parmi les lettrés. Voici, à titre de curiosité, un échantillon de sa manière de voir et d'écrire: «Le préjugé veut que le rôle exclusif de la femme soit d'être épouse et mère: pourtant toutes les femmes ne se marient pas et même toutes celles qui se marient ne deviennent pas mères. Et pourquoi les épouses et les mères seraient-elles moins libres que les maris et les pères? Si les femmes sont véritablement plus faibles et moins intelligentes que les hommes, si elles doivent infailliblement être vaincues dans la lutte, pour quelles raisons les hommes se défendent-ils contre elles par des lois? La femme porte en son sein l'enfant et le nourrit. Les femmes ne craignent pas la concurrence des hommes et ne demandent pas une loi pour empêcher les hommes d'usurper cette fonction. Là où les lois de la nature fixent la limite, les lois humaines sont superflues 27.»
Mme Schmahl n'a donc pas l'intention de contraindre un jour le père de famille à nourrir de son lait ses enfants nouveau-nés. Il convient de lui en savoir gré. On voit avec quelle réserve et quelle discrétion la très distinguée fondatrice de l'Avant-Courrière touche au privilège masculin. Elle a même eu l'habileté de faire accepter à Mme la duchesse d'Uzès la présidence de son groupe. Ce qui prouve que le féminisme n'est pas un produit exclusif de la libre-pensée et de la démocratie républicaine, puisqu'il se fait honneur de rallier d'aussi éminentes aristocrates.
Avouerai-je que j'en suis un peu étonné? J'entends bien qu'aux yeux de ces dames, l'homme est un monarque déchu, duquel on ne peut rien espérer. Et donc, puisque le roi est mort, vive la reine! Le malheur est que, depuis la loi salique et par une tradition ininterrompue, les femmes n'ont en France aucun droit au pouvoir royal, la couronne devant se transmettre exclusivement par les mâles. Et voilà bien encore l'incorrigible outrecuidance du sexe fort! D'où l'on peut conclure que, dans la pure doctrine féministe, une femme qui a conscience de sa dignité ne saurait être royaliste à aucun prix. S'incliner devant le roi, c'est encore s'abaisser devant un homme. Et, circonstance aggravante, on raconte que Marie-Antoinette avait coutume de répéter que «toute femme qui se mêle volontairement d'affaires au-dessus de ses connaissances et hors des bornes de son devoir est une intrigante.» Il est douteux que cette franchise et cette humilité rallient les «femmes nouvelles» à la cause monarchique. Qui sait même si déjà l'âme des plus ambitieuses,--dont c'est l'habitude de réclamer l'accession de leur sexe à tous les emplois virils,--n'aspire point secrètement à la présidence de la République? A moins qu'elle n'en rêve la suppression: ni président, ni présidente,--ce qui, à tout prendre, serait plus conforme au principe de l'égalité des sexes.
Parlons plus sérieusement: la fraction libérale du parti féministe part de cette idée très sage et très vraie que, loin de s'improviser, le progrès s'enfante laborieusement. De l'avis des femmes de caractère et de talent qui l'inspirent et la dirigent,--et parmi lesquelles je range Mme Schmahl au premier rang,--l'important est de savoir sérier les questions et attendre les résultats. A l'heure qu'il est, leur propagande s'applique à revendiquer et à conquérir l'égalité des «droits civils», en agissant sur le public par des conférences et des publications, et sur le Parlement par des requêtes et des pétitions. C'est dans cet esprit pratique et avisé que Mlle Marie Popelin, doctoresse en droit de l'Université de Bruxelles, qui a fondé un des premiers organes du Droit des Femmes--la Ligue--réclame contre les lois vieillies ou injustes, définissant le féminisme «une protestation contre un système d'exception qui, sans libérer la femme d'aucun devoir, lui enlève des droits accordés à tous les hommes 28.»
II
Telle est aussi la tactique d'une fraction voisine qui, sans être beaucoup plus avancée, nourrit pourtant des espérances plus larges, des vues plus libres, des idées plus hardies et prend une attitude de jour en jour plus militante. Avec elle, nous touchons au coeur même du féminisme, à ce foyer nouveau épris de curiosité scientifique, brûlant de savoir, de vouloir, de pouvoir, dévoré du besoin de s'élever, de se communiquer, de se dévouer, à ce centre où s'allument et s'échauffent les résolutions les plus ardentes et les vocations les plus viriles.
C'est de là qu'est sortie la Société pour l'amélioration du sort de la Femme, dont la présidente, Mme Féresse-Deraismes, une opportuniste aimable, comptera parmi les ouvrières de la première heure avec sa soeur cadette, la regrettée Maria Deraismes, à laquelle ses admirateurs ont élevé galamment, en février 1895, un monument au cimetière Montmartre. C'est dans le même esprit que s'est formé le groupe féministe français l'Égalité, dont la fondatrice, Mme Vincent, une femme d'étude et de patiente volonté, se plaît à reconstituer le rôle social que son sexe a joué dans le passé. C'est d'une semblable préoccupation qu'est née la Ligue française pour le Droit des femmes, que Mme Pognon dirige aussi habilement, aussi magistralement qu'elle a présidé, en 1896, les débats tumultueux du Congrès féministe de Paris: femme de tête et de coeur, apôtre des revendications de son sexe et surtout ardente zélatrice des oeuvres de la paix universelle, elle fait appel aux mères pour effacer les haines et réconcilier les hommes. «La guerre est une flétrissure pour l'humanité: à la femme de la supprimer. Il lui suffira de le vouloir fortement, passionnément. L'amour maternel fera ce miracle.» Dieu le veuille!
C'est encore sous la même inspiration que s'est constituée l'Union universelle des Femmes, destinée, dans la pensée de Mme Marya Cheliga qui en est l'âme, à faire oeuvre de propagande fédéraliste entre tous les peuples. Malgré ses emportements et ses outrances, il est impossible de ne point admirer cette femme que nos meilleurs écrivains ont honorée de leurs confidences, et dont chaque phrase est comme pleine d'une foi communicative. Témoin celle-ci: «Même affranchie, la femme, ainsi que l'homme, aura toujours sa part de cette souffrance que le destin implacable et mystérieux réserve à tout être vivant sur notre pauvre planète; mais, ayant acquis avec la libération toutes les possibilités de bonheur qui sont en elle, la femme atténuera l'universelle douleur et apportera un surplus de satisfaction et de joie, par tout l'élan de son coeur sensible au bien, par toute l'ardeur de son âme rénovée et fière 29.»
C'est dans le même milieu opportuniste, enfin, que deux oeuvres de publicité intéressantes ont pris naissance: le Journal des Femmes, dont Mme Maria Martin, sa distinguée directrice, résume ainsi la tendance idéale: «L'humanité est une; l'homme ne sera jamais grand tant que la dignité de la femme sera sacrifiée à son égoïsme;»--et la Revue féministe, trop tôt disparue, dont la prudence de Mme Clotilde Dissard tempérait heureusement l'esprit et les revendications. Qu'on en juge par ce fragment: «Ne demandons pas trop à la fois. Au point de vue social, la femme, sans siéger dans les parlements, peut faire oeuvre féconde et bonne; elle a à remplir une mission toute de charité et de philanthropie; elle doit s'efforcer de prévenir et d'atténuer quelques-unes des misères sociales: l'intempérance, la guerre, le vice, le vice surtout, qui crée pour la femme le pire des esclavages 30.»
Au demeurant, constatons sans malice que les publications féministes ont beaucoup moins de lectrices que les simples journaux de modes. Mais sachons reconnaître en même temps que, si, dans cette végétation d'oeuvres et d'idées, bon nombre ne sont point exemptes de présomption désordonnée ou d'audace fâcheuse, il est consolant d'y voir éclore et fleurir, avec une vigueur exubérante, les sentiments de pitié, d'amour, de dévouement qui font le plus d'honneur à la femme moderne.
III
Le féminisme avancé est en droit de revendiquer Mlle Maria Deraismes, dont j'écrivais le nom tout à l'heure. Grâce à l'appui de M. Léon Richer, un précurseur intrépide et convaincu, qui avait fondé le Droit des femmes pour défendre et propager les idées nouvelles, cette intellectuelle élégante et hardie a personnifié pendant longtemps le féminisme français; si bien qu'elle aurait pu dire, sans exagération, durant vingt années: «Le féminisme, c'est moi!» Et je ne doute point qu'elle l'ait pensé. Le féminisme était sa chose, son bien, sa vie; et finalement, cette appropriation n'a guère servi la cause des femmes. Mlle Deraismes eut le tort,--malgré ses intentions généreuses,--de l'annexer despotiquement à la libre-pensée et à la franc-maçonnerie. De là son succès auprès des partis avancés. Son intransigeance éloigna d'elle les âmes modérées et libérales. C'est moins, je pense, à l'apôtre du droit des femmes qu'à l'anticléricale frondeuse et voltairienne que le Conseil municipal de Paris a voulu rendre hommage en donnant son nom à une rue de la capitale.
A lire aujourd'hui les productions de ce féminisme radical, l'impression n'est ni douce, ni rassurante. Non content d'enfler la voix et de forcer la note, comme la plupart des organes du parti féministe,--ce qui n'est qu'un manque de mesure et une faute de goût,--cet enfant terrible pousse ses revendications jusqu'à l'extrême logique.
Tel déjà ce féminisme cosmopolite qui affiche la prétention d'étendre «la question féminine à toutes les questions humaines.» Ainsi parlait naguère l'honorable secrétaire générale de la Solidarité, Mme Eugénie Potonié-Pierre, une des plus actives propagandistes du mouvement nouveau, qui,--pas plus que son mari, d'ailleurs,--ne reculait devant les idées absolues de révolution égalitaire. «L'homme et la femme doivent être complètement égaux,» selon M. Edmond Potonié-Pierre; «hors de là, pas de salut 31.»
Tout en rêvant d'embrassement général et de paix perpétuelle entre les peuples, tout en réclamant «la justice pour tous, et aussi pour les animaux, nos frères inférieurs 32,» les manifestes de ce groupe ne parlent que de luttes, de victoires et de conquêtes, dont l'homme, cette tête de turc, ce sultan malade, doit supporter les coups et payer les frais. C'est encore Mme Potonié-Pierre qui, dans l'emportement de son zèle, reprochait un jour aux femmes d'agréer les politesses et les condescendances du sexe masculin. Il serait préférable, paraît-il, que les hommes traitassent ces dames comme ils se traitent entre eux. Plus d'humiliante galanterie: mieux vaut la rudesse égalitaire.
Que dirons-nous enfin du féminisme intransigeant, par lequel le féminisme «autonome» rejoint le féminisme «révolutionnaire»? Il s'échappe et se répand contre l'autorité masculine en violences acrimonieuses, où l'on sent moins l'ardeur de la liberté et la passion de l'indépendance qu'une sorte de basse envie et d'hostilité rageuse et impuissante. Avec lui, tout ce qu'il y a de bon dans le féminisme tourne à l'aigreur et à l'outrance. Son exaltation est faite surtout d'amertume et de jalousie. C'est un féminisme haïssant et haïssable. A l'entendre, il faut que la femme se suffise à elle-même. Plus de recours à l'assistance de l'homme: sa tutelle est dégradante.
Une Italienne, Mme Émilia Mariani, s'est écriée en plein congrès féministe de Paris: «Que la femme meure plutôt que de subir la protection de l'homme qui la lui fait payer par son esclavage ou par son déshonneur 33!» Poussée à ce point, la misanthropie devient une maladie inquiétante. Lorsqu'une femme en arrive à ce degré d'extravagance, il y a mille chances pour qu'elle réclame l'abolition du mariage et l'affranchissement de l'amour, et qu'elle se réfugie finalement dans l'union libre. Le dévergondage des idées mène tout droit au dévergondage des moeurs.
Cela se voit déjà. Il est des sujets sur lesquels la pensée d'une femme ne saurait guère se poser sans se déflorer, des mots que sa bouche ne peut articuler, semble-t-il, sans gêner sa pudeur. Certaines femmes, pourtant, se montrent inaccessibles à cette sorte de scrupules, les jugeant sans doute indignes de leur virilité artificielle. En quête d'émancipation à outrance, à la poursuite des libertés de la vie de garçon, des amazones se lèvent autour de nous, dans les cénacles littéraires particulièrement, qui ne rougissent pas plus qu'un dragon, et dont le casque à panache, porté gaillardement sur l'oreille, scandalise les bonnes mamans et amuse ces abominables hommes. N'ayez crainte: des manifestations aussi intempérantes ne feront pas avancer beaucoup leurs affaires. Ce féminisme à plumet n'est pas dangereux. Son extravagance même nous met en garde contre ses sophismes.
De cette revue générale des groupements féministes, il reste qu'ils se composent d'un centre compact, formé par le féminisme autonome, et de deux ailes opposées: le féminisme chrétien à droite et le féminisme révolutionnaire à gauche. De telle sorte que le féminisme français va du conservatisme religieux à la révolte la plus osée, en passant par le progressisme bourgeois et le radicalisme libre-penseur. Le féminisme n'est donc plus, comme jadis, le roman aventureux de quelques individualités retentissantes; il tend à devenir un mouvement collectif, dont l'amplitude croissante s'étend de proche en proche.
Quel est, en fin de compte, l'effectif total du féminisme militant? On ne sait trop. D'après Mme Dronsart, il existerait à Paris une fédération composée de dix-huit groupes comprenant 35000 membres 34. Nous sommes encore loin d'une levée en masse du sexe faible contre le sexe fort. Mais les associations féministes sont formées, paraît-il, de zélatrices ardentes et comme illuminées qui, rêvant de confesser leur foi à la face des persécuteurs et de se dévouer, corps et âme, au triomphe de l'idée nouvelle, aspirent à la paille humide des cachots et à la palme du martyre. C'est à faire trembler les plus hardis d'entre les hommes!
CHAPITRE V
Manifestations et revendications féministes
SOMMAIRE
I.--Tentatives d'association nationale et internationale.--Causes diverses de force et de faiblesse.--Les trois congrès de 1900.
II.--La droite féministe.--Congrès catholique.--Premier début du féminisme religieux.
III.--Le centre féministe.--Congrès protestant.--Moins de bruit que de besogne.
IV.--La gauche féministe.--Congrès radical-socialiste.--Tendances audacieuses.
V.--Que penser de ces divisions?--En quoi le féminisme peut être dangereux et malfaisant.--Complexité du problème féministe.--Notre devise.
I
Une chose pourtant doit nous rassurer qui ressort avec évidence des pages qu'on vient de lire: ce sont les divisions et subdivisions du féminisme. Celui-ci, en effet, manque de cohésion, d'entente, d'unité; ses tendances sont diverses et parfois contraires; il n'a pas de doctrine précise ni de programme arrêté. C'est pourquoi les congrès internationaux qu'il a tenus jusqu'ici dans les grandes capitales de l'Europe ont donné le spectacle de la discorde et de l'incohérence. Outre que, dans ces assemblées féminines comme en tout congrès dont la science ou la philanthropie est le noble prétexte, le temps s'est passé moins en travail utile qu'en distractions mondaines, réceptions, visites, excursions et banquets,--il semble bien, malgré certains dithyrambes intéressés, que la plupart des discussions se sont traînées dans le vague des théories creuses et l'exposition des thèses les plus contradictoires ou les plus étranges. Peu de solutions pratiques; point de direction concertée.
Qu'on ne croie point que j'exagère: une congressiste sincère, Miss Frances Low, nous a livré sur ce point ses impressions personnelles. «On entrait dans une section, écrit-elle à propos du congrès féministe tenu à Londres en 1899, et l'on y entendait soutenir, en langage charmant, que la constitution d'un foyer est la plus noble et la plus belle des fonctions de la femme; et cinq minutes plus tard, on affirmait, dans la même enceinte, qu'un jour viendrait où, grâce à l'évolution, la femme serait libérée, comme l'homme, des devoirs et des soucis du ménage. Ici l'on apprenait comment les femmes, opprimées par les hommes, «avaient dormi, voilées, pendant des siècles,» selon l'expression d'une dame douée d'imagination; et là, on vous racontait les merveilleuses choses accomplies par notre sexe, en littérature, depuis Sapho. Un jour, pour justifier l'entrée des femmes dans la vie publique, on vantait leur abnégation et leur désintéressement; et le lendemain, dans un travail consacré à la vie idéale des familles de l'avenir, on déclarait que la femme serait «payée» pour tous les services qu'elle rendait à son mari et à ses enfants 35.» Il n'est qu'une main féminine pour égratigner aussi joliment les «chères camarades».
Afin de remédier à cette confusion des langues que Miss Low dénonce d'une plume si acérée, on s'emploie actuellement à constituer en chaque pays un «conseil national des femmes». Ces différents groupements en voie d'organisation devront s'affilier, selon l'idée fédérale, en «conseil international», qui deviendra ainsi l'organe de l'«Union universelle des femmes». Et bien que cette vaste coalition soit à peine ébauchée, bien que l'effort de concentration et le «travail intellectuel» des groupes régionaux ait souffert de «l'invasion de l'élément mondain dans le domaine du féminisme,» Mlle Kaette Schirmacher nous assure que «la solidarité des femmes dans le monde entier, loin d'être un vain mot, est en partie déjà une réalité 36.»
Il ne paraît pas cependant que l'Exposition universelle de 1900 ait vu se former l'unité rêvée entre les différents groupes et les différentes races. Le féminisme reste divisé contre lui-même. Ouvrières et bourgeoises, protestantes et catholiques, n'ont pu s'entendre ni se réunir en un concile général. Nous avons eu trois congrès pour un. Si les discussions y ont gagné d'être plus calmes, plus sérieuses et plus pratiques, il n'en demeure pas moins que cette désunion est la plus grande cause de faiblesse qui puisse atteindre et compromettre une oeuvre de prosélytisme et de combat. Schopenhauer a dénoncé quelque part avec aigreur «la franc-maçonnerie des femmes». Il est de fait que, sans beaucoup s'aimer entre elles, elles se soutiennent; mais cette solidarité d'intérêt n'exclut pas les rivalités de personnes. On l'a bien vu aux congrès qui se sont tenus à Paris en 1900, à l'occasion de l'Exposition universelle: ce qui n'empêche point qu'ils feront époque dans l'histoire du féminisme français.
Voici, pour mémoire, les titres officiels qu'ils avaient pris: «Congrès catholique international des oeuvres de femmes»,--«Congrès des oeuvres et institutions féminines»,--«Congrès de la condition et des droits de la femme». Mais ces vocables divers marquent trop faiblement l'esprit très différent qui anima leurs discussions et inspira leurs voeux et leurs résolutions. Il était facile, d'ailleurs, à tout observateur attentif de prévoir que le féminisme latin se fractionnerait en trois groupes rivaux, sinon ennemis. Dès maintenant la coupure est faite: le féminisme français a sa droite, son centre et sa gauche.
II
Le premier congrès n'a pas caché son drapeau: il s'est dit hautement catholique, et ses séances ont prouvé qu'il méritait cette appellation. Organisé sous le patronage du cardinal Richard, archevêque de Paris, présidé par Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, dirigé par M. le vicaire général Odelin, son esprit est resté strictement confessionnel. On y a vu défiler en des rapports soignés, attendris ou pieux, l'ensemble des oeuvres religieuses de prière, d'apostolat ou de solidarité qui intéressent tous les âges et toutes les conditions, oeuvres fondées, soutenues, propagées par le coeur et l'intelligence des femmes. Ç'a été, en quelque sorte, la grande revue des forces actives de la charité chrétienne.
Jusqu'à ce jour, l'Église catholique avait regardé le féminisme d'un oeil défiant. D'aucuns même jugeaient tout rapprochement impossible entre une religion si vénérable et une nouveauté si hardie. L'alliance pourtant a été signée au congrès de Paris; et j'ai l'idée qu'elle peut être féconde en résultats imprévus. L'honneur en revient à un petit noyau de femmes distinguées, parmi lesquelles Mlle Marie Maugeret s'est fait, à force de vaillance et de talent, une place éminente. Veut-on savoir comment la directrice du Féminisme chrétien entend le rôle d'une Française aussi fermement attachée à la pratique de son culte qu'aux intérêts et aux revendications de son sexe? Voici une citation significative, qui nous renseigne en même temps sur l'attitude très nette et très franche que les femmes catholiques ont prise vis-à-vis du féminisme libre-penseur: «Si les partis s'honorent en rendant justice à leurs adversaires, vous me laisserez, Mesdames, moi à qui Dieu a fait la grâce d'être une croyante ardemment convaincue, rendre hommage à ces femmes qui, n'attendant rien de la justice de Dieu et de son règne en ce monde, ont cru à la possibilité d'une justice humaine et ont voué leur existence à en préparer l'avènement. Nous pouvons désapprouver leur symbole, blâmer plus d'un article de leur programme, déplorer les tendances irreligieuses de leurs doctrines; nous ne pouvons pas oublier que, les premières, elles sont descendues dans l'arène, qu'elles ont eu le courage de prendre corps à corps les préjugés et de braver jusqu'au ridicule, cette puissance si redoutée en France. Et c'est pourquoi, Mesdames, je vous demande la permission de les saluer avant de les combattre 37.»
Et ce langage, si courtois et si droit, fut applaudi par un auditoire composé presque exclusivement des femmes les plus titrées de l'aristocratie française, assistées de quelques hautes personnalités masculines, parmi lesquelles il convient de nommer deux académiciens, M. Émile Ollivier et M. le comte d'Haussonville.
On pense bien que ces femmes nobles, de tradition conservatrice, réfractaires à l'esprit révolutionnaire ou même simplement laïque, se sont gardées prudemment de toutes les théories excessives accueillies avec faveur en d'autres milieux féministes. Le vent d'indépendance anarchique, qui souffle un peu partout, ne pouvait agiter une assemblée de duchesses. Et cela même suffirait à démontrer l'utilité d'un féminisme chrétien, recruté parmi les femmes de naissance ou de distinction qui, femmes par toutes les fleurs de la grâce et de l'esprit, prétendent sauvegarder, contre les exagérations impies auxquelles des gens imprévoyants les convient, ce qui fait l'honneur et le charme de leur sexe. Même s'il cessait d'être aussi aristocratique qu'il s'est révélé en ses premières assises de 1900, le féminisme chrétien aurait encore à jouer, dans le mouvement des idées nouvelles, le rôle de modérateur et d'arbitre souverain. Est-il destinée plus enviable?
En somme, le premier congrès des femmes catholiques a voulu constituer l'«Internationale des oeuvres charitables.» Puis, élargissant son ordre du jour, il a évoqué à son tribunal quelques-unes des lois civiles qui règlent le plus durement le sort de la femme. Et la discussion de ces graves questions féministes,--dont nous rapporterons en lieu opportun quelques échos,--l'a tout naturellement amené à cette conclusion, qu'il était grand temps de faire entrer un peu plus d'esprit chrétien dans les commandements impérieux du code Napoléon.
Si bien que l'année 1900 aura vu l'apparition solennelle du féminisme en un milieu qui lui semblait à jamais fermé, puisque de grandes dames et de bonnes chrétiennes n'ont pu se défendre d'examiner, ni se dispenser d'accueillir avec bienveillance les doléances de leur sexe; et chose plus grave, elle aura vu, en ces premières assises des oeuvres catholiques, l'acceptation officielle du féminisme par le clergé français. L'heure était venue, au dire de Mlle Maugeret, d'«ouvrir toutes grandes les portes de l'Église» à ces altérées de justice et de progrès, que la libre-pensée «avec son langage mélangé des meilleures et des pires choses, avec son personnel non moins mélangé que ses théories,» essayait d'arracher au christianisme, en se présentant comme l'école de toutes les émancipations, à l'encontre de la religion représentée comme l'école de tous les esclavages.
Il appartient donc à l'Église de libérer la femme des liens inextricables qui l'enserrent. Car l'apôtre du féminisme chrétien a déclaré sans détour, en plein congrès catholique, que la loi française ne protège pas la femme,--au contraire! «Elle la désarme dans la vie économique; elle l'ignore dans la vie civile; elle l'asservit dans la vie conjugale 38.» Rien que cela! L'Église aura fort à faire.
III
Le Centre du féminisme, qui compte beaucoup de femmes instruites, prudentes, avisées, tend à se dégager des influences confessionnelles. Il est depuis longtemps constitué en un groupe compact où, sans trop s'enquérir des opinions religieuses de chacun, on s'occupe surtout de «la Femme pour la Femme.» La réunion qu'il a tenue au cours de l'Exposition universelle s'appelait le «Congrès des oeuvres et Institutions féminines.» On s'est accordé à le surnommer le «Congrès des Protestantes», parce que sa présidente, Mlle Sarah Monod,--une ouvrière de la première heure qui a fondé à Paris une revue féministe intéressante: la Femme,--et la plupart des dames qui composaient le comité d'organisation, appartenaient à la religion réformée. Est-ce à ce titre que le Gouvernement l'a traité comme un congrès officiel, en lui ouvrant le Palais de l'Économie sociale?
On avait nourri l'espoir d'attirer autour du centre féministe les groupes de droite et de gauche, afin de constituer l'assemblée unique et plénière du «Féminisme international.» Mais les questions de personnes, toujours si âpres entre femmes, ont fait échouer ce beau rêve. Il a fallu renoncer à réunir en un seul corps tous les soldats de la même cause, trop de dames ambitionnant de jouer les premiers rôles et de combattre au premier rang; ce qui prouve que la vanité et la jalousie ne sont pas des vices exclusivement masculins. Souhaitons même qu'on ne s'en aperçoive point trop souvent dans les associations féministes de l'avenir.
Le congrès des modérées et des habiles s'est donc déroulé sans bruit et sans éclat, sous la direction de femmes d'une compétence éprouvée. Ses séances furent graves et froides; on y fit étalage d'érudition. Certains rapports, remontant jusqu'au déluge, nous retracèrent toutes les phases de la condition des femmes, depuis la femelle des cavernes jusqu'aux pharmaciennes et doctoresses d'aujourd'hui. Sauf en ce point, la besogne fut pratique et solide. Il faut dire que les questions de législation avaient été confiées à des spécialistes, parmi lesquels il nous a plu de rencontrer les noms de quelques professeurs de droit. Nous aurons plus loin l'occasion de discuter à loisir les vues émises par les rapporteurs des deux sexes.
Là comme ailleurs, on a fait le procès des hommes avec vivacité, mais sans violence de langage. Mme Jeanne Deflou, qui dirige à Paris un «Groupe français d'études féministes», nous a dit notre fait avec un esprit qui s'aiguise en pointe acérée. En veut-on un piquant échantillon? Se demandant pourquoi «les hommes du monde, les hommes de science,» déversent leur «trop-plein philanthropique» sur les femmes de la classe inférieure et regardent comme indigne de leur attention le sort des femmes de la classe moyenne, elle écrit ceci: «Cependant ces femmes, parce qu'elles sont femmes, ont leurs misères comme les autres, misères d'autant plus aiguës qu'une éducation plus raffinée a développé chez elles une sensibilité plus délicate. Ces misères, qu'ils coudoient, qui sont celles de leurs mères, de leurs filles, de leurs épouses peut-être, comment ne s'en sont-ils pas, tout d'abord, préoccupés? Je crains que ces messieurs, qui aiment mieux regarder dans un télescope que de jeter les yeux à leurs côtés, n'obéissent au désir secret de limiter l'égalité des sexes à ce qui ne les concerne pas directement. Ils veulent bien que la femme touche son salaire: les leurs n'ont pas de salaire; ils ne veulent pas qu'elle touche à sa dot: les leurs ont une dot 39.»
A cela n'essayez point de répondre qu'il arrive souvent, dans les milieux riches ou aisés, que la dot entretient à peine le luxe effréné de madame: ce serait peine perdue. Il a été décidé, dans les groupes d'études féministes, que l'affreux mari mange toujours la fortune de sa bonne petite femme. Et le féminisme protestant se dit équitable et modéré!
IV
Que faudra-t-il penser de la Gauche féministe qui passe pour être moins timorée en ses aspirations et moins retenue en ses récriminations? Ses assises ont eu tout le retentissement désirable. L'État et la ville de Paris ont accordé au «Congrès de la condition et des droits des femmes» tous les honneurs réservés aux assemblées officielles. La presse et le public lui ont fait bon visage. Il fut brillant sans être bruyant. Symptôme caractéristique: beaucoup d'institutrices y assistèrent; beaucoup de congressistes exaltèrent les services de «la Fronde». C'est d'ailleurs sous les auspices de cet organe quotidien du féminisme militant dirigé, administré, rédigé, composé par des femmes, que le troisième congrès de l'Exposition s'est réuni et--ce qui vaut mieux,--a réussi. Pour le moment, nous n'indiquerons que les tendances générales qui s'y sont manifestées, nous réservant d'examiner, au cours de cet ouvrage, ses voeux et ses conclusions.
Sans contestation possible, ce dernier congrès,--le plus nombreux, le plus ouvert, le plus populaire,--fut aussi le plus hardi et (disons le mot) le plus révolutionnaire. On a dit de lui qu'il s'était montré radical-socialiste et libre-penseur. Je crois qu'il a mérité ces deux épithètes.
La religion, d'abord, y fut très malmenée. Dès son discours d'ouverture, Mme Pognon nous avertissait que «le règne de la charité est passé, après avoir duré de trop long siècles»; que les oeuvres religieuses ne peuvent convenir qu'à «la femme bonne, mais ignorante»; qu'au lieu de l'aumône avilissante», les véritables féministes veulent «la solidarité». C'est avec le même dédain que Mlle Bonnevial a dénoncé «ce principe négateur de tout progrès: la résignation chrétienne», et les «préjugés chrétiens» qui ont fait de la femme «la grande coupable» et du travail «une peine et une humiliation». La même a flétri vertement «les scandaleuses spéculations industrielles» des couvents qui se livrent clandestinement à «l'exploitation de l'enfance ouvrière». De son côté, Mme Marguerite Durand a fait la leçon aux riches élégantes «qui donnent, par chic, pour les réparations d'églises, le rachat des petits Chinois et autres oeuvres plus ou moins fantaisistes qui masquent simplement des opérations financières cléricales et politiques 40». Enfin Mme Kergomard a supplié toutes les femmes qui font de l'éducation, de secouer le «vieil esprit», l'«esprit du confessionnal 41».
Sans doute possible, la religion offusque ces dames. Le prêtre catholique surtout est leur bête noire. Au banquet qui a terminé le congrès, «la directrice de l'un des plus importants lycées de filles», dit la Fronde, a fait cette déclaration catégorique: «Nous voulons que notre enfant soit élevé à penser librement, sans qu'il soit marqué au front d'aucun stigmate religieux.» Et tous ces appels à l'athéisme furent salués d'applaudissements prolongés.
Même accord pour affirmer que le remède réel aux souffrances de l'ouvrière est dans «une transformation complète de la société actuelle 42.» Au dire de Mme Pognon, la misère ne saurait être supprimée que par «une juste répartition des produits du sol et de l'industrie.» C'est le devoir des femmes de s'entendre partout avec «leurs frères de misères.» Et cette entente ne doit pas s'arrêter aux frontières. Après l'Internationale des ouvriers, l'Internationale des ouvrières. «Comprenant que nos frères de l'étranger souffrent du même mal que nous, il est de notre devoir de former dans l'humanité une seule et même famille 43.»
Vainement un congressiste courageux s'exclama: «Nous sommes ici pour nous occuper des droits des femmes et non pour faire du communisme ou du socialisme.» Mlle Bonnevial l'accusa de vouloir étrangler la discussion. Par contre, une motion anarchiste fut repoussée avec perte. La formule: «Chacun donnant selon ses efforts recevra selon ses besoins,» souleva de formidables protestations 44. Au surplus, le «nationalisme» ne fut pas mieux traité par ces dames. Un orateur s'étant risqué par inadvertance à parler des «défenseurs de la patrie», souleva une telle émotion qu'il dut bien vite s'en excuser comme d'une impertinence involontaire, en déclarant, pour rassurer son monde, qu'il n'«était pas du tout nationaliste 45.»
Tout compte fait, bien que Mme Pognon se soit élevée avec force, dans son discours de clôture, contre «la haine et la lutte des classes», affirmant que l'amour seul est en puissance de fonder l'union et la solidarité entre les humains, il reste que des «paroles empreintes du plus pur socialisme, des paroles révolutionnaires mêmes,» ont été prononcées au Congrès de la Gauche féministe 46. C'est Mme Marguerite Durand qui l'avoue. D'ailleurs, M. Viviani, l'homme politique bien connu, a exercé sur cette assemblée de femmes ardentes une très grande influence, que j'attribue à son talent d'abord, et aussi à son habileté et à sa modération. De tous les articles du programme socialiste, il a eu le courage et l'adresse de faire rejeter provisoirement le plus osé, le plus choquant, le plus pernicieux: l'union libre. Et, l'on doit, pour cet acte de sagesse, lui savoir gré de son intervention.
V
Voilà donc le féminisme français coupé en trois tronçons qui auront beaucoup de peine à se rejoindre et à se ressouder, bien que de nombreux intérêts les rapprochent. A vrai dire, il n'est pas un seul groupe qui n'ait l'orgueilleuse conviction d'incarner le vrai féminisme. Catholiques et protestantes tiennent volontiers leurs soeurs de l'Extrême-Gauche pour des «révoltées», sans se dire que toute idée, bonne ou mauvaise, par cela seul qu'elle est neuve, implique une rupture, plus ou moins grave, avec les opinions courantes et l'ordre établi, et que, si nous la jugeons périlleuse, il importe moins de la combattre pour sa nouveauté que de prouver directement sa malfaisance. En revanche, les féministes chrétiennes ont été gratifiées ironiquement, par leurs rivales plus libres et plus hardies, de ce gracieux surnom: les «hermines»; ce qui ferait croire que la réputation des premières est plus immaculée que celle des secondes. Et cependant, le féminisme n'aura prise sur les honnêtes gens qu'à la condition d'être patronné, défendu, accrédité par les honnêtes femmes.
On pourrait être tenté de regretter ces rivalités et ces divisions intestines, si elles n'étaient à peu près inévitables. N'est-il pas d'expérience que ceux qui ne travaillent pas les uns avec les autres sont tentés de travailler les uns contre les autres? Chaque groupe ne tarde point à se persuader que ses voisins sont des ennemis, conformément à la maxime: «Quiconque n'est pas avec nous, est contre nous»; tandis que l'union, qui concentre et décuple les forces, va droit au but à atteindre et au droit à conquérir.
Il est fâcheux également que le féminisme ne puisse se suffire à lui-même. Beaucoup de femmes en ont conscience. Telle Mme Marguerite Durand, qui se défend, comme d'une lourde faute, d'avoir inféodé le féminisme au parti socialiste. «Nous avons besoin, dit-elle, pour l'obtention des réformes que nous souhaitons, du concours de tous, plus encore que du dévouement de quelques-uns 47.» C'est la vérité même; d'autant mieux que bon nombre de revendications féministes ne mettent nécessairement en jeu ni la politique ni la religion. Et cela même nous fait croire qu'elles aboutiront. Ce résultat pourrait être facilité par la constitution d'un «Conseil national» (le principe en a été voté), composé de neuf membres, à raison de trois déléguées pour chacun des trois congrès, et qui représenterait vraiment, au dedans et au dehors, les idées des femmes françaises 48.
On connaît maintenant les directions diverses du féminisme français, et l'esprit qui anime ses différents groupes, et l'état-major qui les prépare et les conduit à la bataille. La nature de ce livre ne permettant pas de citer tout le monde, puisqu'il s'occupe des tendances et des idées beaucoup plus que des personnes, nous nous sommes appliqué à publier seulement les noms qui nous ont paru le plus étroitement liés à l'histoire et au mouvement du féminisme contemporain,--sans nous dissimuler d'ailleurs que, pour une de nommée, il en est dix qui seront furieuses de ne point l'être. Ce n'est pas au «jardin secret» des dames féministes que fleurit le plus abondamment la discrète et suave modestie.
Bornons-nous à rappeler qu'en France, pour le moment, le féminisme militant et lettré gravite autour du journal «la Fronde», dont la rédaction est devenue un centre de ralliement--peu sympathique au grand public,--où la plupart des tendances nouvelles se rencontrent et s'unissent contre l'ennemi commun. C'est là que se concertent les coups terribles destinés à libérer la femme française des liens qui l'oppriment. C'est là que l'on jure de ne point cesser le bon combat, tant que le géant Goliath, qui figure naturellement le monstrueux despotisme des hommes, n'aura point rendu les armes ou mordu la poussière.
Sans prendre ce bruit de guerre au tragique, il faut bien reconnaître que toutes ces aspirations, toutes ces associations, toutes ces manifestations nationales ou internationales ont pour but, et pour effet, d'éveiller et d'entretenir une hostilité fâcheuse entre les deux sexes qui composent la famille humaine. Et pour nous, dès que le féminisme oublie les aptitudes et les qualités propres qui les rendent étroitement solidaires, dès qu'il cherche le bien-être de la femme dans un développement égoïste et solitaire, sans égard pour l'espèce qui ne se perpétue que par l'amour et la coopération, dès qu'il sème la suspicion et la discorde entre les deux moitiés de l'humanité,--alors que leur bonheur dépend de la communauté des sentiments, des espérances et des aspirations,--dès que le féminisme, en un mot, tend à désunir ce que la nature a voulu manifestement associer, il ne faut pas hésiter à le dénoncer comme une tentative chimérique et une mauvaise action.
Au demeurant, tous les genres de féminisme, du plus atténué au plus aigu, s'attaquent plus ou moins directement aux prérogatives actuelles de l'homme. Le temps n'est plus où le féminisme pouvait paraître à des écrivains d'esprit «une reprise dans un vieux bas bleu.» Plus moyen de croire qu'il sévit seulement parmi les vieilles demoiselles qui veulent faire le jeune homme. Nous sommes en présence d'un courant d'opinion sans cesse grossissant, qui s'applique, consciemment ou non, à fomenter un état de guerre entre les sexes. Il s'agit, pour emprunter la langue féministe, d'un «duel collectif» qui risque de mettre aux prises pour longtemps les fils d'Adam et les filles d'Ève; et cette perspective n'est rassurante ni pour la paix des foyers ni pour l'avenir de l'espèce.
D'année en année, du reste, le plan et la marche du féminisme se dessinent avec plus de précision et de fermeté. Et comme nous devons suivre pas à pas son vaste programme, il n'est pas inutile de rappeler comment les «femmes nouvelles» se plaisent à le formuler. «Si nous voulons, disent-elles, exercer une action plus décisive sur les affaires de l'État et sur la direction de la famille, haussons-nous d'abord au niveau des hommes. Prouvons-leur que nous pouvons comprendre et apprendre, travailler et produire aussi bien qu'eux. Poursuivons conséquemment notre émancipation intellectuelle et pédagogique, économique et sociale. Instruisons-nous pour être libres; gagnons notre vie pour être fortes. Cela fait, lorsque nous disputerons aux hommes avec succès les diplômes et les grades, les métiers industriels et les professions libérales, nous pourrons, avec plus de vraisemblance et d'autorité, parler de notre émancipation politique et familiale et conquérir la place qui nous est due dans le gouvernement civique et le gouvernement domestique.»
C'est donc à l'instruction que le féminisme demande l'émancipation individuelle des femmes et sur le travail indépendant qu'il fonde leur émancipation sociale, estimant avec raison que, ces améliorations réalisées, elles seront en droit de jouer un rôle plus direct et plus actif dans l'État et dans la famille. «Cherchez la vérité et la vérité vous rendra libres,» tel est le conseil suprême que le féminisme d'aujourd'hui leur adresse avec instance. On n'a pas oublié peut-être que l'Exposition de Chicago avait son Palais des Femmes. On y voyait en bonne place une peinture allégorique de Miss Cassatt, où la hardiesse conquérante de la «Femme nouvelle» faisait opposition à la basse humilité de la «Femme ancienne». La partie centrale, plus particulièrement suggestive, représentait un essaim de jolies filles, vêtues à la dernière mode, qui cueillaient à pleines mains les fruits de la science dont leur première mère n'avait timidement goûté qu'un seul. A droite, une jeune beauté, rivale de Loïe Fuller, dansait au son des harpes et des violes un pas audacieux où l'envolement des jupes multicolores resplendissait autour de son front comme une auréole. Enfin, à gauche, un choeur de femmes, la chevelure dénouée, poursuivait une Gloire ailée qui montait vers le ciel, tandis que sur leurs talons se bousculait une bande de canards affolés. Il n'y a pas de doute: c'est à nous, Messieurs, que ce dernier symbole s'adresse.
Réflexion faite, le meilleur moyen de repousser une insinuation aussi désobligeante est, croyons-nous, d'étudier et de juger la question féministe sans passion, sans faiblesse, sans préjugés, c'est-à-dire en hommes,--évitant avec le même soin l'ironie dédaigneuse et la fausse sentimentalité, s'abstenant également de toute adhésion aveugle et de toute récrimination méprisante, se tenant à mi-côte dans une attitude d'équitable impartialité, admettant des revendications féminines ce qu'elles ont de bon et de juste, et condamnant sans rémission ce qu'elles contiennent d'excessif et de périlleux pour la femme et pour l'humanité.
Il ne s'agit donc point de prendre parti pour ou contre le féminisme, de l'accepter ou de le rejeter tout entier. Traitant ce sujet en janvier 1897 au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, M. Brunetière avait donné à sa conférence ce titre significatif: «Pour et contre le féminisme.» On ne saurait trouver une meilleure formule, si l'on admet, comme nous, qu'il y a dans le mouvement féministe presque autant à prendre qu'à laisser; sans compter qu'en adoptant cette règle de libre examen et de franche critique, nous aurons quelque chance de démontrer à ces dames que, sans rien sacrifier de notre indépendance et de notre dignité, nous ne sommes pas aussi despotes, aussi apeurés, ni même aussi «canards» qu'on se l'imagine en Amérique.
LIVRE III
ÉMANCIPATION INTELLECTUELLE DE LA FEMME
CHAPITRE I
Les ambitions féminines
SOMMAIRE.
I.--La femme nouvelle veut être aussi instruite que l'homme.--L'égalité des intelligences doit conduire a l'égalité des droits.
II.--Coup d'oeil rétrospectif.--Ce que les xiie et xviiie siècles ont pensé de la femme.--Le passé lui fut dur.--Réaction du présent.
III.--Ce que sera la femme de l'avenir.--Nos principes directeurs.--La division du travail et la différenciation des sexes.--L'égalité morale dans la diversité fonctionnelle.--Subordination de l'individu au bien général de la famille et de l'espèce.
I
Je préviens celles qui seraient tentées de lire les pages suivantes, qu'il n'entre point dans mes intentions de leur débiter des madrigaux, persuadé que ces fadaises glissent sur le coeur de la «femme nouvelle» sans le toucher ni l'attendrir. Nos doctes contemporaines (leur nombre grandit tous les jours) se piquent de science et de philosophie. Elles ont des pensées profondes, des lectures graves, des conversations austères; elles ferment l'oreille à nos compliments accoutumés. Ce n'est point assez qu'on les trouve jolies et qu'on le leur dise,--même avec émotion; outre qu'elles n'en ont jamais douté, ce genre de supériorité leur agrée beaucoup moins qu'à leurs grand'mères. Elles ambitionnent d'être prises pour de fortes têtes et traitées, non comme de grands enfants et d'aimables créatures (vous leur feriez horreur!), mais comme de grands et vigoureux esprits.
Pour plaire à une femme dans le mouvement, il est essentiel de lui faire le plus sérieusement du monde des déclarations comme celles-ci: «Madame, vous êtes une étonnante psychologue.» Ou encore: «Je ne vous croyais pas aussi doctement renseignée sur la physiologie.» Ou mieux: «L'anthropologie n'a point de secrets pour vous.» Ou enfin, si vous voulez être irrésistible: «Votre élégance, à laquelle, nous autres hommes, nous ne saurions jamais atteindre, n'est que misère auprès de votre puissante dialectique; le charme et la grâce, qu'il serait vain de vous disputer, ne sont eux-mêmes que vanité auprès de vos connaissances juridiques et médicales; il n'est pas jusqu'à votre sensibilité, dont vous triomphez avec tant de raison contre nous, qui ne perde un peu de son prix et de son mérite auprès de vos capacités mathématiques, de votre transcendance intellectuelle, de votre admirable esprit scientifique.» Si, après ce bouquet, une femme n'est pas contente, vous pourrez en conclure qu'elle n'a pas l'âme vraiment féministe.
Quelque exagéré que paraisse ce langage, on m'avouera qu'il ne suffit plus à certaines jeunes filles d'aujourd'hui d'être bonnes, rieuses et tendres, d'avoir de la fraîcheur ou même de la beauté: on les veut instruites, savantes, académiques. Il leur faut un brevet,--tous les brevets. Et à cette constatation, le féminisme exulte.
Comment l'humanité enfantera-t-elle cette petite merveille qu'on appelle la «femme selon la science», l'«Ève future»? Les champions de l'émancipation féminine ont un plan très simple et une tactique très adroite. Ils s'efforcent d'établir que, soit par ses qualités morales, soit par ses facultés intellectuelles, la femme est l'égale de l'homme; et cela fait, ils en induisent qu'elle doit jouir des mêmes prérogatives civiles et politiques. Aux adversaires qui ne cessent de lui répéter: «Vous êtes charmante, la joie de nos réunions et le plaisir de nos yeux, gracieuse et chatoyante comme le papillon, mais légère et volage comme lui, changeant de toilette aussi souvent qu'il change de fleur, et changeant d'idée aussi aisément que vous changez de chapeau,»--la femme nouvelle s'applique à prouver qu'elle les vaut par l'intelligence et la raison.
Et voyez la conséquence: au physique et au moral, la femme nous surpasse déjà par la grâce et par le coeur; elle nous égale presque par l'imagination, et aussi et surtout par une souplesse d'imitation qui la porte naturellement à copier, à traduire, à interpréter, à reproduire ce qu'elle voit et ce qu'elle sait. Mettez qu'elle parvienne à démontrer qu'elle nous égale de même en capacité intellectuelle, et il ne restera plus à l'homme qu'une supériorité qui n'est pas la plus enviable: la force. Et encore, les hommes ont-ils tant de motifs de se croire forts et de s'en vanter? Si la généralité des femmes est moins robuste que notre sexe, on voudra bien remarquer que beaucoup s'adonnent consciencieusement aux exercices physiques les plus propres à tremper, à fortifier leur délicatesse. Lors même qu'il leur serait interdit (c'est ma conviction) de nous ravir le privilège de la vigueur musculaire, cette incapacité serait de peu de conséquence en un temps et en une société où les supériorités psychiques l'emportent graduellement sur les supériorités physiques. Aux anciens âges, la force brutale gouvernait le monde, et la femme, corporellement plus faible que l'homme, ne pouvait guère lui disputer la prééminence du muscle. Mais à mesure que la puissance matérielle voit décroître son prestige, et qu'inversement les influences spirituelles conquièrent peu à peu la primauté sociale, il suffit d'établir que la femme nous vaut par l'esprit pour que, se haussant du coup à notre niveau, elle soit admise au partage de notre traditionnelle royauté.
Cela étant, rien de plus serré que l'argumentation féministe, rien de plus habile que son programme. Une fois prouvé que les femmes possèdent des qualités morales et intellectuelles qui balancent les nôtres, elles deviennent recevables à se prévaloir d'une même utilité sociale que nous; et dès l'instant que cette double équivalence est démontrée, elles sont fondées, en justice et en raison, à revendiquer toutes nos prérogatives civiles et politiques. L'égalité des sexes conduit logiquement à l'égalité des droits. Est-ce clair?
Si donc nous ne parvenons pas à démontrer notre supériorité intellectuelle, sur quoi fonderons-nous notre supériorité sociale? Sur la raison du plus fort? Ce n'est pas suffisant, la force ne prouvant rien que la force. Voilà pourquoi le féminisme se flatte d'unifier et d'égaliser les têtes masculines et féminines en les coiffant d'un même bonnet--et d'un bonnet de docteur, bien entendu. La culture intellectuelle de la femme est l'article premier des revendications féminines et la condition de toutes les autres, l'égalité scolaire devant conduire à l'égalité juridique, à l'égalité économique, à l'égalité politique. Cela est une nouveauté.
II
Sans remonter très loin dans le passé, on nous concédera qu'après le christianisme naturellement, c'est à la chevalerie, aux cours d'amour et aux jeux floraux, que les femmes sont redevables d'avoir reconquis le coeur et l'hommage des hommes. En ce temps de renouveau et d'adolescence où la société eut de la jeunesse tous les enthousiasmes et toutes les folies, il fut de bon ton de porter les couleurs de sa dame. Alors on vit refleurir le culte de la femme; seulement, ce ne fut pas toujours l'épouse qui en bénéficia. La galanterie est proche voisine de la corruption. Toute société reçoit de la femme la grâce qui affine et la coquetterie qui déprave. C'est pourquoi une culture trop policée ne va point sans un affaiblissement des moeurs. De plus, si le troubadour appelait sa dame: «Mon seigneur!» ce compliment attendri ne s'adressait qu'aux charmes extérieurs et à la beauté physique. En ce temps-là, les capacités cérébrales et la puissance intellectuelle de la femme étaient de peu de considération.
Plus tard, notre grave XVIIe siècle se refroidit envers la femme; l'infériorité du sexe faible ne lui laissait aucun doute. Bossuet en a tenté une démonstration véritablement mortifiante pour la plus belle moitié de nous-mêmes: «Dieu tire la femme de l'homme même et la forme d'une côte superflue qu'il lui avait mise exprès dans le côté. Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine et, sans trop vanter leur délicatesse, songer, après tout, qu'elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu y voulut mettre.» Si théologique qu'il soit, l'argument prête à rire. Plus simplement, notre vieux jurisconsulte Pothier écrivait dans le même esprit: «Il n'appartient pas à la femme, qui est une inférieure, d'avoir inspection sur la conduite de son mari, qui est son supérieur.» Être de mince importance, de faible raison et de peu de cervelle, tel était le jugement hautain que formulaient contre les femmes et les hommes d'église et les hommes de robe du grand siècle.
Leurs héritiers du XVIIIe regardent encore l'infériorité féminine comme un principe tutélaire, comme une loi naturelle et nécessaire. Ils n'accordent guère aux femmes que le droit de plaire aux hommes,--droit souverain qu'elles exercent sur notre coeur sans notre permission. Le pouvoir de l'homme, expliquait Montesquieu, n'a «d'autre terme que celui de la raison,» tandis que l'ascendant des femmes «finit avec leurs agréments.» Le sensible Rousseau affirmait, non moins catégoriquement, la prééminence virile. «La femme est faite spécialement pour plaire aux hommes; si l'homme doit lui plaire à son tour, c'est d'une nécessité moins directe; son mérite est dans sa puissance: il plaît par cela seul qu'il est fort.» Ainsi, la raison et la force sont des attributs virils, tandis que la grâce et la faiblesse sont le propre de la femme.
On sait toutefois que, vers la fin du XVIIIe siècle, les sciences devinrent à la mode. C'est le moment où les femmes élégantes raffolent d'anatomie, d'astronomie, d'expériences, de machines; et les esprits les plus sérieux s'efforcent de rendre, à leur intention, la physique aimable et la chimie attrayante. On est loin de la maxime austère et ombrageuse de Mme de Lambert: «Les femmes doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices 49.» Nul enseignement ne leur répugne. Les études les plus viriles exercent sur elles une véritable fascination. Elles délaissent les romans et entassent les traités scientifiques sur leurs toilettes et leurs chiffonnières. Une femme du monde qui se respecte a dans son cabinet un dictionnaire d'histoire naturelle et se fait peindre dans un laboratoire, assise parmi des équerres, des mappemondes et des télescopes.
Mais cet engouement fut passager. La tourmente révolutionnaire passée, on revint à des idées plus positives. Napoléon admettait seulement qu'on enseignât dans les écoles de la Légion d'honneur un peu de botanique et d'histoire naturelle, «et encore, ajoutait-il, tout cela peut avoir des inconvénients.» Pour ce qui est de la physique, il estimait qu'«il faut se borner à ce qui est nécessaire pour prévenir une crasse ignorance et une stupide superstition.» Ce programme n'est que la paraphrase des idées que Molière a développées dans les «Femmes savantes»:
Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Inutile d'infliger plus longtemps aux dames d'aussi mortifiantes citations. Disons tout de suite, afin de les réconforter, qu'il resterait à prouver que, même pour nous plaire, l'instruction leur est toujours inutile. Je ne vois pas, pour ma part, qu'une sotte ou une ignorante trouve si facilement le chemin du coeur d'un homme d'esprit et de sens. Est-ce une raison pour tomber dans l'exagération contraire et affirmer au profit du beau sexe, comme l'a fait Stuart Mill, l'égalité complète des aptitudes, des fonctions et des droits? Cette thèse excessive relève moins de l'observation que de la galanterie. Dans la question du rôle intellectuel et social des femmes, il est sage d'éviter les opinions extrêmes, en se gardant avec le même soin de l'amoindrir et de l'exalter. Point de préventions injustes, point d'adulation aveugle. Quels seront donc, en cette matière, nos principes directeurs? C'est ce qu'il faut dire sans la moindre réticence.
III
La différenciation des fonctions est inséparable du progrès humain. Plus la séparation des occupations s'accentue entre les sexes, plus la vie devient morale, féconde et douce. Dans les sociétés sauvages, la division du travail existe à peine entre l'homme et la femme. Tous deux sont voués aux mêmes besognes, assujettis aux mêmes peines, condamnés au même sort. Ce sont deux bêtes de somme attelées aux mêmes tâches, que la misère déprime et que la promiscuité déprave. Vienne le mariage qui érige la femme en reine du foyer et réserve à l'homme le soin et le souci des affaires extérieures: l'ordre apparaît, la civilisation commence, et la famille monogame, cette cellule fondamentale de l'organisme social, est fondée.
Là-même où, de nos jours, le partage des occupations est moins parfait et la spécialisation des sexes moins avancée, dans les campagnes où le travail de la terre oblige souvent les deux époux aux mêmes efforts et aux mêmes fatigues, dans les milieux riches où les habitudes d'élégance et de désoeuvrement plient les couples à la même vie oisive et molle, il est impossible de ne point constater que la culture retarde ou recule. Soit que la femme des champs se virilise en partageant les durs travaux de son homme, soit que le mondain s'effémine en prenant les manières de ses «chères belles», le résultat est pareil: les différences s'atténuent au physique et au moral, les distances se rapprochent entre les sexes, et du même coup le niveau de la dignité sociale est en baisse.
D'où cette conséquence que, si la femme s'appliquait trop généralement à copier, à doubler l'homme en tous les ordres d'activité, le progrès risquerait de subir, suivant le mot des sociologues, une «régression» dommageable à la famille et à la société. Et nous voulons croire que les féministes avancées, qui se piquent d'être des esprits libres, des esprits scientifiques, des réalistes, des positivistes épris d'observation rigoureuse, seront sensibles à une conclusion appuyée de l'autorité d'Auguste Comte, de Darwin et de Littré, dont la mémoire leur est particulièrement chère et vénérable.
D'autant que, sans quitter le domaine des faits, la division du travail nous offre cet autre avantage que, partout où les occupations sont très spécialisées, la coopération est plus nécessaire et la solidarité mieux sentie, deux choses que les féministes ont à coeur. S'appliquant à une seule tâche pour la bien faire, nous devons compter sur autrui pour tout ce que nous ne faisons pas et tout ce que nous ferions mal. De là une sorte d'unité organique, fortement nouée par la réciprocité des échanges et la mutualité des services, qui, pour peu qu'elle associe les coeurs et les volontés aussi étroitement que les besoins et les vies, porte au plus haut point l'entente et l'harmonie. Que la femme ne s'épuise donc point à faire notre besogne, puisqu'il nous serait impossible de faire la sienne. A chacun sa tâche, et tous les rôles seront mieux remplis. Loin d'opposer les sexes l'un à l'autre, «le meilleur féminisme, pour employer un mot très juste de Mlle Sarah Monod, est celui qui sépare le moins les intérêts de l'homme des intérêts de la femme.»
Or, leur différence de fonction procède de leurs différences de nature. Même en accordant que ces dissemblances originelles aient été accentuées artificiellement par l'éducation, par la tradition, par la compression séculaire des coutumes et des lois, il faut bien admettre que la structure anatomique et l'organisme physiologique établissent entre les deux facteurs de l'espèce des diversités irréductibles. Si même la condition de la femme dans le passé a marqué d'un pli certain ses dispositions mentales, cette condition elle-même n'est pas un fait sans cause, mais une suite de sa constitution physique et de sa destination naturelle. Au lieu que ce soit l'histoire qui expliqué le sexe, c'est la raison biologique qui a été le principe du fait social.
Tous les anthropologistes s'accordent à reconnaître que la femme est moins fortement organisée, moins solidement construite, et partant moins robuste, moins résistante que l'homme. Et les différences d'armature et de vigueur transparaissent, suivant M. de Varigny, dans tous les tissus, dans tous les appareils, dans toutes les fonctions. De ce que l'habitude a, depuis des siècles, assujetti la femme à un genre de vie plus sédentaire et plus enfermé que le nôtre, on peut induire, à la rigueur, que le moindre développement de la taille, le moindre volume du corps, la moindre puissance de l'ossature et des muscles, la moindre richesse et la moindre chaleur du sang, tout, même la moindre activité cérébrale, soit, dans une certaine mesure, le résultat de la pression artificielle des moeurs et des lois. Faute de mouvement et d'exercice, il est naturel que l'organisme féminin ait perdu quelque chose de ses forces primitives. C'est une loi générale de la biologie que l'inertie diminue et appauvrit l'énergie fonctionnelle du corps.
Mais ces déformations n'empêchent point que la femme soit la femme, c'est-à-dire un être naturellement prédestiné à la maternité, un être spécialement façonné pour la gestation et l'allaitement, un être obligé de payer à l'espèce, dont la conservation dépend d'elle, un tribut de misères et de souffrances qui lui sont propres, un être assujetti à des époques d'accablement physique et d'inquiétude morale, à des crises de l'âme et des sens, à des causes d'excitation, de faiblesse et de fragilité, d'où lui vient tout ce qui la rend inférieure et supérieure à l'homme, tout ce qui nécessite le respect et la protection de l'homme.
Car, c'est précisément par les fonctions augustes et les risques terribles de la maternité que la femme se hausse au niveau de l'homme. Quoi de plus grand, quoi de plus essentiel que la perpétuation de la famille humaine, de la famille nationale? Ne parlons donc pas d'inégalité entre les sexes, l'homme étant complémentaire de la femme autant que la femme est complémentaire de l'homme. Rien n'empêche qu'elle soit notre égale, sans être notre pareille. Différence ne signifie pas infériorité. Pour égaler l'homme, la femme n'a pas besoin de l'imiter. «Cette identification contre nature serait, comme dit M. Marion, le contre-pied du progrès séculaire 50.»
Suivez le cours des âges: plus la femme devient différente de nous en action et en fait, plus elle devient notre égale en dignité et en droit. Socialement parlant, il est désirable que le sexe de la femme s'étende à son âme, à son esprit, à ses oeuvres, à sa vie tout entière. En cela, elle sera plus utile à l'humanité, et plus heureuse et plus vénérée, qu'en se fatiguant à faire, aussi bien que l'homme, des sciences ou de la littérature, de la jurisprudence ou de la médecine. La belle affaire de lutter de verbosité avec un avocat ou de doser des pilules comme un pharmacien! N'est-ce donc rien d'être la gardienne du foyer et la providence de la famille? N'est-ce donc rien de former les moeurs et, pour rappeler le mot éloquent d'Edgard Quinet, de «porter dans son giron, non seulement les enfants, mais les peuples?»
L'égalité des sexes ou, si l'on préfère, l'équivalence sociale de l'homme et de la femme, n'implique donc point la similitude des fonctions, et encore moins l'identité des aptitudes, ce qui serait contraire à l'ordre éternel des choses. A poursuivre cette péréquation factice, la femme se heurterait à l'impossible. Nulle puissance humaine ne fera que, pris dans sa généralité, le sexe féminin l'emporte sur le nôtre en force musculaire, de même que nulle puissance humaine ne nous donnera cette tendresse d'âme et cette grâce du corps qui sont le privilège charmant des femmes. Nulle réforme légale ne les rendra capables, du jour au lendemain, de tous les efforts virils, de toutes les entreprises hardies, de toutes les créations robustes, de toutes ces «grandeurs de chair», comme dit Pascal, où la vigueur musculaire est essentielle, parce que «nulle loi écrite (c'est M. Jules Lemaître qui parle) ne les empêchera d'être physiquement plus faibles que nous, d'une sensibilité plus délicate et plus capricieuse,» parce que «nulle loi ne les affranchira des maladies et des servitudes de leur sexe, de même que nulle loi ne rendra les hommes plus propres à filer la laine et à nourrir et élever les petits enfants 51.» Bref, nul article de loi ne changera le corps et l'âme des femmes. Et c'est heureux; car, cette déformation accomplie, l'humanité périrait.
Mais la diversité des fonctions ne s'oppose point à l'égalité des droits. Elle signifie seulement que l'égalité légale, l'égalité juridique, n'ayant pas le don de transformer la nature et la destination du sexe féminin, «ces droits théoriques seront souvent, pour les femmes, comme s'ils n'étaient pas.» Cette pensée de l'écrivain si français que nous citions tout à l'heure, doit être recommandée instamment à la méditation des femmes. Supposez qu'on leur ouvre toutes nos carrières, tous nos métiers, toutes nos fonctions: celles qui, perçant la cohue des hommes, parviendront à en forcer les portes, ne seront ni les plus heureuses ni les plus bienfaisantes. L'affection, le respect et la reconnaissance iront aux épouses et aux mères restées fidèles aux devoirs essentiels de leur ministère féminin. Ayant choisi la meilleure part selon la nature, elles occuperont la plus belle place dans la société humaine.
Ce qui ne veut pas dire que la question de l'égalité des droits entre l'homme et la femme soit une pure discussion verbale. Affirmer que les deux sexes sont égaux en raison, en justice et en vérité, c'est admettre que, sous la diversité de leur nature et la dissemblance de leurs fonctions, il y a entre eux unité foncière, identité morale; que l'homme et la femme, se complétant l'un l'autre, sont, dans la plus haute signification du mot, deux «personnes» qui se valent, deux coopérateurs inséparables qui constituent ensemble l'humanité, deux êtres qui, revêtus de la même dignité, soumis à la même responsabilité, ont même droit au respect, à la lumière, à la vie.
Et cette affirmation de principes est d'une portée incalculable. De là découleront, en effet, beaucoup de réformes, ou mieux, beaucoup de «réparations» que l'équité réclame, alors même que, dans la pratique, elles ne se résoudraient point nécessairement, pour la généralité des femmes, en avantages immédiats et en profits certains. Mais, au moins, la «personne» de la femme sera élevée par la loi au même niveau que la «personne» de l'homme; et cette sorte de déclaration de ses droits complétera et achèvera la déclaration des nôtres.
Seulement, les droits de l'individualité ont des limites. Ceux de la femme, par conséquent, doivent être expressément subordonnés aux intérêts supérieurs de l'espèce, de la famille, de la société. Et cette subordination des parties à l'harmonie de l'ensemble ne saurait blesser ni humilier personne. Les sexes ne sont pas faits pour lutter séparément, et encore moins pour se jalouser et se combattre en vue de satisfactions égoïstes qui mettraient en péril l'avenir de la race. A chercher leur voie en des directions antagoniques, ils tourneraient le dos au progrès et au bonheur. C'est la destinée du couple humain de collaborer, dans l'union la plus étroite, au bien général de la communauté.
Dès lors, l'oeuvre de réparation poursuivie par le féminisme ne devra jamais se départir de la règle suivante: Il faut que la femme puisse être légalement tout ce qu'elle peut être naturellement. Rien de plus, rien de moins. Il faut que la femme soit à même de réaliser en sa vie l'idéal humain aussi librement, aussi parfaitement que l'homme dans la sienne. Plus de compressions qui annulent le sexe faible; point de réactions qui découronnent le sexe fort. Ne violentons point la nature, mais obéissons à la justice. Égale personnalité, égale dignité, égale considération, égale culture morale, égal développement intellectuel s'il est possible, dans une coordination réciproque, dans la coopération voulue et recherchée, dans la solidarité acceptée et chérie, pour tout ce qui sert les fins de la famille, du mariage, de la patrie, de l'humanité, tel est notre idéal. Ainsi rapprochée de l'homme en droit et en raison, la femme, restée femme par la tendresse et la grâce, sera plus digne de son respect sans être moins digne de son amour.
CHAPITRE II
A propos de la capacité cérébrale de la femme
SOMMAIRE
I.--Les variations de l'anthropologie.--Le cerveau de la femme vaut-il celui de l'homme?--Craniométrie amusante.
II.--Les savants se réservent.--Une forte tête ne se connaît bien qu'a ses oeuvres.
Pour connaître la puissance intellectuelle de la femme, trois moyens nous sont offerts: 1º rechercher la capacité cérébrale des têtes féminines,--ce qui suppose une excursion dans le domaine des sciences biologiques; 2º envisager la production intellectuelle des deux sexes,--ce qui nécessite une étude d'histoire littéraire; 3º fixer les aptitudes mentales de la femme,--ce qui implique un essai de psychologie comparée. Nous utiliserons successivement ces trois procédés d'investigation.
Et d'abord, quelle est la capacité cérébrale de la femme? et, ce point étudié, de quel développement et de quelle culture est-elle susceptible? A cette question, le féminisme fait une réponse très simple et très catégorique: l'intelligence de la femme égale celle de l'homme et, conséquemment, l'instruction des deux sexes doit être la même. C'est ce qu'il faut apprécier avec indépendance et impartialité.
I
Au dire des anthropologistes, le problème de rivalité intellectuelle qui s'agite entre l'homme et la femme serait d'ordre cérébral, et la seule crâniologie aurait compétence pour en fournir exactement la solution. Moi, je veux bien! Quoiqu'il paraisse que le compas, la balance et le crâniomètre soient des instruments un peu grossiers pour peser l'impondérable et appréhender, mesurer, fixer l'insaisissable, il est clair, en tout cas, que l'intellectualité humaine dépend de l'organisme cérébral. C'est une question de tête. Les spécialistes se sont donc emparés du cerveau de la femme; ils l'ont tourné et retourné dans tous les sens, scrutant les lobes frontaux et les lobes latéraux, le volume, le poids, le nombre et la finesse des ramilles et des circonvolutions, la proportionnalité de leur masse à la moelle épinière et à la colonne vertébrale; et à l'heure qu'il est, nos docteurs ne savent qu'en penser. Si la femme n'est pas en agréable posture devant la science, celle-ci ne fait pas grande figure, pour l'instant, devant la femme.
Non pas que les observations acquises manquent d'intérêt. C'est ainsi qu'on a constaté que, pour la capacité crânienne, les Chinoises l'emportent sur les Parisiennes. Il paraîtrait même que, sous ce rapport, nos élégantes seraient à peine supérieures aux gorilles. Voilà qui est flatteur pour le singe. De plus, on nous assure gravement que le Parisien mâle n'a qu'une faible prééminence sur l'homme jaune. Un des plus petits crânes connus est celui de Voltaire qui n'a jamais passé pour un imbécile. Le cerveau de Lamennais et celui de Gambetta n'avaient qu'un poids inférieur à la moyenne: étaient-ce donc des pauvres d'esprit? La plus volumineuse cervelle est celle de la baleine: soutiendrez-vous que cette grosse bête a du génie? Non; la grosseur du cerveau n'est pas, à elle seule, un signe de supériorité intellectuelle. L'esprit ne se mesure pas au poids. La fourmi et l'éléphant sont intelligents à leur manière.
En effet, les plus récentes recherches semblent établir que la pesanteur et le volume du crâne importent moins en eux-mêmes que leur proportionnalité au poids et au volume du corps. Certains vont même jusqu'à insinuer que cette relativité pourrait bien être plus forte chez les femmes que chez les hommes. Quel coup de fortune pour le féminisme! Enfoncée la supériorité cérébrale du mâle!
En présence de ces découvertes palpitantes, il faut avouer que, pour caractériser la valeur intellectuelle d'un sujet, nos pères usaient de procédés véritablement enfantins: ils avaient l'ingénuité de la juger à ses oeuvres, comme on juge un arbre à ses fruits. C'est ainsi qu'en lisant de beaux vers, en écoutant de beaux discours, en applaudissant de belles pièces, ils ont estimé, le plus simplement du monde, que Lamartine et Hugo étaient de grands poètes, Lacordaire et Berryer de grands orateurs, Augier et Dumas de grands dramaturges,--sans étudier la structure, sans pénétrer l'essence de leur organisme mental. C'était puéril. Survient, par bonheur, l'anthropologie qui, souriant malicieusement de ces jugements superficiels, s'offre à les reviser souverainement: «Attendez! Il faut voir! Qu'on me passe ces cervelles de demi-dieux, et je vous dirai, en vérité, ce qu'elles sont et ce qu'elles valent.»
Comment ne pas s'amuser un peu de certains pédants, qui émettent la prétention de juger du talent d'un maître-ouvrier moins par l'oeuvre qu'il produit que par l'outil dont il se sert? S'il leur est donné, après la mort d'un personnage, de palper son crâne vide, ils entrent en joie, ils le tâtent, ils le pèsent, ils le jaugent, et leur mine s'épanouit. Ils jouent supérieurement la scène d'Hamlet et des fossoyeurs. Leur dogmatisme devient écrasant. «Prenez-moi donc cette pauvre tête: quelle légèreté!» Gardez-vous d'objecter même timidement que le défunt a fait preuve pendant sa vie de quelque intelligence: on vous répondra que c'est trop de bonté, et qu'il est impossible d'être un grand homme avec une si médiocre cervelle? Ces savants sont terribles.
On ne peut s'empêcher pourtant d'observer que les moyens d'investigation, dont l'anthropologiste dispose actuellement, ont le malheur d'être précaires et rétrospectifs, puisque ce genre d'expérimentation ne s'exerce que sur les morts. Il est naturel que l'homme ne se prête à ces manipulations posthumes que le plus tard possible; et quant aux femmes, pour si ardent que soit leur désir d'établir qu'elles ne sont pas plus écervelées que les hommes, je doute qu'elles se laissent ouvrir le crâne, de leur vivant, afin de hâter et de faciliter cette importante démonstration.
Aussi bien s'occupe-t-on de tourner la difficulté et de travailler sur le vif en simplifiant les recherches. C'est l'inoffensive manie de quelques gens très distingués de nous palper la tête et, la mesurant en hauteur, en largeur, en profondeur, de conclure d'un petit ton catégorique, moitié sirop, moitié vinaigre, que nous avons tout ce qu'il faut pour faire preuve de génie ou d'imbécillité. Sont-ils sérieux ou badins? On ne saurait le dire. Pour peu que le procédé se perfectionne et se généralise, nous ne manquerons point d'entendre bientôt, dans les salons littéraires, un monsieur qui se réclame de la science, solliciter gravement la maîtresse de maison de lui prêter sa tête pour un instant. Et, après une mensuration rapide et une auscultation adroite, ce grand homme fixera, séance tenante, comme les devins d'autrefois, le fort et le faible de l'organisation cérébrale de la patiente, proclamant, avec un sourire de circonstance, qu'elle est sérieuse ou volage, capricieuse ou raisonnée, passionnée ou réfléchie, ou plus simplement, s'il a encore de bons yeux, qu'elle est brune ou blonde, et en tout cas certainement aimable et jolie.
Les procédés actuels semblent donc impuissants à nous révéler exactement le degré d'intelligence d'un sujet. A vrai dire, il y a bien la trépanation; mais outre que cette opération est de nature à provoquer d'excusables résistances, il faudrait avoir travaillé, fureté, tracassé dans bien des crânes pour émettre un diagnostic infaillible. Mais la science nous réserve tant de surprises! Est-il donc impossible que la lumière perçante des rayons X n'éclaircisse un jour tous nos mystères cérébraux? Le temps n'est pas éloigné peut-être où, pour se connaître soi-même, il suffira de remettre sa tête entre les mains d'un spécialiste.
II
Redevenons sérieux. Bien rares sont les tentatives et les expériences, si bizarres qu'on les suppose, que la science ne puisse justifier et réaliser un jour. Si je me suis permis de plaisanter doucement l'anthropologie, c'est que je n'admets pas qu'un homme, au nom d'une école qui débute et tâtonne, traite les femmes de haut en bas et leur dise impérieusement, de ce ton aigre-doux dont Bonaparte usait envers Joséphine: «Où prendrez-vous l'intelligence nécessaire pour comprendre ce que nous comprenons? Songez que votre cerveau pèse moins que le nôtre.» Au surplus, l'anthropologie s'est déjà rectifiée. Le poids du cerveau, nous dit-on, ne fait rien à l'affaire, et son volume, pas davantage. Plus les détails des lobes sont menus et compliqués, plus les impressions doivent être vives et rapides; plus le tissu est fin et subtil, plus l'individualité doit être supérieure. Si donc nous primons la femme par les dimensions de notre cerveau, elle apprendra, non sans une vive satisfaction, que le sien l'emporte,--comme tout son être, d'ailleurs,--par la délicatesse de sa texture intime. Ses circonvolutions cérébrales sont plus fines, plus gracieuses, plus belles que les nôtres; et cette constatation remplit le coeur des féministes fervents d'une suave béatitude.
Ajoutons qu'un vrai savant, M. le Dr Manouvrier, enseigne que «la supériorité quantitative et relative n'entraîne une supériorité intellectuelle qu'à masse égale du corps.» Il lui semble que «les qualités intellectuelles liées au volume du cerveau sont ce que l'on nomme ordinairement l'étendue et la profondeur de l'intelligence» et que, si l'on s'en tient au développement cérébral quantitatif et relatif de l'homme et de la femme, «tout concourt à prouver l'égalité des sexes;» de sorte que le «préjugé de sexe» aurait fait voir et accepter aux premiers anthropologistes, dans une question d'ordre purement biologique, «le contraire de la réalité.»
En l'état présent des recherches d'anatomie comparée sur les caractères du crâne et du cerveau chez les deux sexes, la femme a donc regagné le terrain qu'elle avait perdu, et l'anthropologie incline à la proclamer l'égale de l'homme. Mais n'exagérons rien; en réalité, depuis quelques années, la science s'est beaucoup occupée de la femme, sans aboutir à une conclusion définitive, ni même à des réponses concordantes. La femme est-elle, cérébralement parlant, aussi intelligente que l'homme? Les uns disent: oui; les autres: non. Quant aux sages,--et c'est le cas de M. Manouvrier,--ils jugent prudent de surseoir à toute décision tranchante. Les plus modestes se recueillent et confessent même qu'ils ne savent rien. Faisons comme eux. Il est probable qu'on traînera la femme longtemps encore de laboratoire en laboratoire, les mystères de la capacité cérébrale n'étant pas près d'être éclaircis. Somme toute, et sans afficher un scepticisme trop désobligeant, nous devons constater qu'en ce domaine si complexe et si insuffisamment exploré, les spécialistes les plus appliqués se disputent encore dans les ténèbres 52.
On a dit et répété que «l'intelligence n'a pas de sexe.» Je veux le croire; mais j'aime mieux encore cette remarque si juste de Fourier: «Il y a des hommes qui sont femmes par le coeur et la tête, et des femmes qui sont hommes par la tête et le coeur.» En tout cas, il nous semble qu'étant donné l'état peu avancé des sciences biologiques, on abuse étrangement, pour ou contre la femme, des constatations évasives ou contradictoires de l'anthropologie comparée. Scientifiquement, la question de l'équivalence cérébrale des sexes reste ouverte. Sera-t-elle jamais close?
Lors même que tous les savants du monde nous attesteraient que l'intelligence des femmes est adéquate à celle des hommes, ce brevet ne dispenserait point le sexe faible de le démontrer lui-même au sexe fort. Et comment? Par ses oeuvres. En cela, nos petits-neveux ne seront pas beaucoup plus avancés que nos pères. La capacité des vivants ne se juge qu'à ses résultats. Vous aurez beau m'assurer que ma voisine possède, autant que mon voisin, de brillantes qualités et de merveilleuses aptitudes: je serai toujours en droit de lui demander qu'elle me le prouve par ses actes. Que si donc l'égalité intellectuelle des sexes pouvait être cérébralement établie, cette démonstration serait de peu de valeur, tant que les femmes n'auront point confirmé cette présomption par des manifestations décisives de science, d'art ou de littérature. Faites donc oeuvre d'intelligence, Mesdames. Tous les certificats des biologistes ne vous exempteront point d'avoir du talent,--et de le montrer. Les expériences les plus probantes ne viendront pas d'eux, mais de vous-mêmes. Tant que votre sexe n'aura rien produit qui vaille nos chefs-d'oeuvre, il ne sera pas prouvé que vous en êtes capables.
CHAPITRE III
S'il est vrai que les hommes aient fait preuve de supériorité intellectuelle
SOMMAIRE
I.--L'intelligence moyenne des deux sexes s'égalise et se vaut.--L'instruction peut-elle accroître les aptitudes et les capacités de la femme?--Est-il exact de dire que les âmes n'ont point de sexe?
II.--De la primauté historique de l'homme.--Le génie est masculin.--L'esprit créateur manque aux femmes.--Ou sont leurs chefs-d'oeuvre?
III.--Le génie et la beauté.--A chacun le sien.--Les deux moitiés de l'humanité.
I
Puisque les femmes n'ont aujourd'hui et n'auront demain qu'un moyen d'établir positivement que leur cerveau n'est point inférieur au nôtre,--c'est, à savoir, d'en tirer des créations et des oeuvres qui balancent ou surpassent la production masculine,--il est certain, pour le moment, que cette preuve n'est point faite. En admettant que leur constitution cérébrale n'oppose aucun obstacle à cette manifestation nécessaire et désirable, en concédant même qu'elles soient aussi bien douées que les hommes, il reste ce fait d'ordre général que le sexe masculin est en possession d'une supériorité de production intellectuelle si effective et si constante, que le sexe féminin a été impuissant jusqu'à ce jour à la lui ravir ou seulement à la lui disputer. Et voilà bien, j'imagine, une forte présomption en faveur de la prééminence de l'intellectualité virile.
Non que j'aie la moindre intention de placer l'intelligence moyenne des femmes au-dessous de l'intelligence moyenne des hommes. Si grave que puisse paraître cet aveu, je ne fais aucune difficulté de reconnaître que, dans les conditions ordinaires de la vie, hommes et femmes s'équilibrent par l'esprit, que la bourgeoise vaut ni plus ni moins que le bourgeois, et la boulangère autant que le boulanger, et la marchande autant que le marchand, et la paysanne autant que le paysan. Je me demande même si, aujourd'hui encore, dans la classe populaire, il n'y a point plus de femmes que d'hommes à savoir lire, écrire et compter. Qu'une tête féminine ne soit point exactement faite comme une tête masculine, c'est probable. Mais, non plus que les recherches biologiques, l'observation psychologique ne permet d'établir, avec certitude, une inégalité appréciable de niveau entre l'intelligence moyenne du sexe masculin et l'intelligence moyenne du sexe féminin. Si, dans le courant habituel de la vie,--et en mettant de côté les faibles d'esprit,--l'homme est susceptible d'une attention plus soutenue, d'un raisonnement plus réfléchi, d'une volonté plus hardie et plus ouverte aux prévisions, les femmes, en revanche, ont une vue plus nette et plus rapide des nécessités présentes, une conception très sûre des réalités de l'existence, plus de soin et plus de goût pour le détail, à preuve qu'elles font souvent d'habiles comptables et d'admirables commerçantes.
Restent les hautes manifestations de la pensée dans le domaine des arts, des lettres et des sciences. Peu importe que les deux sexes s'égalent par en bas; l'essentiel est de savoir s'ils s'égalent par en haut. En plaçant la question sur ce terrain, il est impossible de ne point remarquer chez les hommes de plus grandes aptitudes aux spéculations méthodiques, aux recherches idéales, aux créations élevées: ce qui nous induit à douter de l'égalité mentale des sexes.
A quoi les féministes ne se font point faute de répondre que, pour le moment,--vous entendez? pour le moment,--il semble bien, en effet, que le développement intellectuel du sexe féminin retarde un peu sur celui du sexe masculin. Mais pourquoi? Parce que les hommes, s'étant arrogé la direction des sociétés, les ont tournées à leur avantage et exploitées à leur profit. Jusqu'au temps présent, la civilisation a été ainsi faite par le sexe fort, que le sexe faible n'a pu croître intellectuellement qu'avec une extrême lenteur. L'infériorité actuelle de la femme n'est donc qu'accidentelle et passagère. Elle doit disparaître nécessairement avec la prépondérance excessive de son rival et l'influence déprimante du milieu traditionnel. Ouvrez-donc aux femmes les sources de toute culture, et vous verrez s'épanouir leur esprit comme ces fleurs languissantes, longtemps sevrées de grand air, auxquelles on rend avec largesse le soleil et la rosée. Et M. Jean Izoulet, un professeur de philosophie sociale au Collège de France, qui honore d'un même culte la phrase sonore et l'idée pure, nous prédit sur le mode lyrique que «cette flore psychique, flore d'ombre pendant tant de siècles, ne demande qu'à se lever et à s'épanouir.» Réjouissons-nous donc, gens de peu de foi, car «c'est nous qui sommes destinés à voir se ranimer et fleurir de toutes ses fleurs mystiques l'âme de la femme, ce véritable jardin secret 53.»
Cette explication n'est qu'ingénieuse. Il n'est pas donné à la femme de sortir de son être, de changer de sexe, de quitter le sien et de prendre le nôtre. Née femme, elle ne pourra jamais dépouiller entièrement la femme; elle devra plus ou moins vivre, sentir et agir en femme; et du même coup, son activité est condamnée par la nature elle-même à ne point ressembler complètement à la nôtre. Dès lors, nous autorisant logiquement de son passé et de son présent pour augurer de son avenir, nous sommes recevables à prétendre que la femme future ne sera jamais, en esprit et en oeuvre, l'égale absolue de son compagnon.
Fût-il même prouvé que le sexe féminin est aussi capable que le nôtre en toutes les choses de l'intelligence, il resterait que la femme n'en est pas moins femme, que l'homme n'en est pas moins homme, que chacun d'eux est voué à des fonctions physiologiques absolument incommunicables et muni conséquemment d'aptitudes forcément personnelles. De par la nature, l'homme a un rôle propre, la femme en a un autre; et quelles que soient les atténuations possibles de leurs différences organiques et de leurs disparités mentales, on ne saurait concevoir, fût-ce dans l'infinie profondeur des siècles, ni anatomiquement, ni intellectuellement, une parfaite égalisation des sexes. A supposer même que l'homme et la femme en arrivent un jour à ne plus former qu'un seul être, identique d'esprit et de corps,--ce qui serait monstrueux,--il faudrait en conclure qu'en ce temps-là l'humanité cessera d'exister.
Que si l'on quitte le domaine de l'hypothèse pour rentrer dans la vie réelle, il demeure vrai que le père et la mère, n'ayant point même fonction, ne sauraient avoir même constitution physique et mentale. Ce que l'homme dépense pour la transmission de la vie est peu de chose auprès de ce que la femme tire de sa propre substance pour la gestation et l'enfantement, pour la formation, l'allaitement et le dressage du nouveau-né. Alors que la conception est pour le père l'oeuvre d'un moment, la transfusion de la vie exige de la mère une dépense prolongée d'efforts et de sacrifices qui fait passer dans l'enfant le meilleur d'elle-même. Et ce passif énorme de la maternité, en expliquant les différences de conformation physiologique des sexes, établit péremptoirement, entre l'homme et la femme, des diversités naturelles de fonction et d'aptitude qui doivent réagir sur le cerveau et retentir jusqu'au plus profond de l'âme.
On nous rappelle, en faveur de l'égalité intellectuelle de l'homme et de la femme, que «les âmes n'ont point de sexe.» Cela est vrai, en ce sens que l'homme et la femme sont deux personnes morales égales en dignité. Mais leur intelligence est-elle de même nature? Sommes-nous donc des purs esprits? Et si nos âmes sont forcées d'habiter un corps, si notre esprit est nécessairement enclos en une chair souffrante et périssable, s'il est emprisonné, pendant cette brève minute que nous appelons orgueilleusement la vie, dans un habitacle de matière diversement aménagé, il faut bien conclure que le contenu n'est point sans relation ni dépendance avec le contenant.
Il est donc naturel que l'intelligence s'épanouisse différemment dans un organisme qui n'est point le même chez l'homme et chez la femme. En d'autres termes, la distinction des sexes est un fait universel et indestructible, qu'on ne supprime pas d'un trait de plume. Et cette première différence biologique a des répercussions et des prolongements nécessaires dans la psychologie des deux moitiés de l'humanité. Il serait étrange que deux êtres qui sentent diversement, s'exprimassent pareillement. N'ayant point même organisme, même constitution, comment pourraient-ils avoir mêmes sensations, mêmes impressions, s'élever au même ton, rendre le même son? Que les mille et mille influences combinées de l'éducation, des moeurs et des lois puissent accentuer ou adoucir les disparités mentales du couple humain: je l'accorde; mais pour les oblitérer, pour les niveler, pour les fondre tout à fait, il faudrait, en langage chrétien, refaire la création, ou, suivant le vocabulaire positiviste, «recommencer l'évolution sur des bases nouvelles,»--ce qui est impossible.
II
En recherchant comment le progrès humain s'est développé dans le passé, nous trouvons, en faveur de la prééminence intellectuelle de l'homme, une nouvelle considération qu'il nous paraît difficile de méconnaître ou d'affaiblir. En réalité, la civilisation humaine a été très généralement l'oeuvre des mâles. Et si le gouvernement à peu près exclusif des sociétés n'a jamais cessé d'être dirigé par des hommes, n'est-ce point que cette domination atteste une réelle suprématie de lumière et de raison?
J'entends bien que l'empire des hommes s'explique aussi par la primauté non moins incontestable de la force physique. Mais comment croire que les premiers chefs de tribus et les premiers pasteurs de peuples aient été redevables de leur puissance sociale à la seule vigueur de leurs muscles, à la seule force du poignet? Faute par eux d'ajouter à cet avantage brutal un entendement et une clairvoyance au-dessus du commun, ils n'auraient point gardé si régulièrement le sceptre du pouvoir.
Sans contester qu'il ait fallu à nos premiers ancêtres des membres robustes pour lutter contre les animaux féroces qui pullulaient dans les forêts préhistoriques, a-t-on réfléchi aux miracles de pensée et de réflexion qu'ils ont dû accomplir pour inventer les premières armes et les premiers outils? C'est ce qui explique pourquoi la reconnaissance des anciens a érigé en demi-dieux ces lointains génies qui découvrirent le feu, l'arc, la hache, le marteau, la bêche, la charrue. Non; l'esprit n'est point absent de la première domination de l'homme. Dès les âges primitifs, le gouvernement des sociétés a été dévolu à la raison la plus active, à la volonté la plus ferme et la plus éclairée, bref, à l'intelligence et à la force, c'est-à-dire à l'homme. Et cette constatation historique nous autoriserait déjà, il faut en convenir, à revendiquer le premier prix de capacité.
Mais il est une seconde observation, accessible à tout esprit cultivé, qui milite non moins victorieusement en faveur de la primauté masculine. Qu'on fasse le dénombrement des hommes et des femmes de talent, dans tous les genres de production intellectuelle, et l'on constatera que les femmes ne forment qu'une petite phalange comparativement aux bataillons profonds et serrés des savants et des poètes, des politiques et des historiens, des peintres et des sculpteurs, des orateurs et des philosophes. Nos grands esprits sont légion. Les vôtres, Mesdames, tiendraient presque dans un salon. Sans doute, vous avez eu de fortes têtes, de beaux talents, des écrivains distingués, des intelligences rares,--mais pas autant! Bien qu'on ait vu, à différentes époques de l'histoire, des femmes aussi instruites que les hommes, combien peu cependant ont brillé d'un éclat supérieur! La génialité, en tout cas, semble un phénomène masculin.
Et encore une fois, n'allez pas rejeter cette infériorité numérique sur l'insuffisance de votre éducation, sur nos moeurs réfractaires à votre émancipation, sur les résistances d'un milieu hostile, qui auraient arrêté ou retardé votre développement cérébral: ces influences ambiantes, quelque effet certain et décisif qu'elles aient sur les intelligences ordinaires et sur les esprits moyens, en ont peu ou point sur les têtes tout à fait éminentes. Nous avons dit que la priorité intellectuelle des sexes ne se peut reconnaître et mesurer par en bas, c'est-à-dire par le vulgaire, par le commun où hommes et femmes se valent et se balancent, mais par en haut, par les sommets, par les cimes, par les têtes les plus sublimes, par les supériorités éclatantes et dominatrices. Et celles-ci ne se voient que du côté masculin.
Si rare qu'on le suppose, le génie s'est toujours incarné dans un homme; il ne semble guère départi aux femmes. Et de ce chef, les antiféministes sont fondés à affirmer la prévalence et la prépotence de notre sexe. Car le génie est naturellement souverain. Il ne s'embarrasse point des obstacles, des antagonismes, des hostilités qui se dressent sur son chemin. Il les ignore ou il les brise. Il s'inquiète si peu de son milieu qu'il le devance: il anticipe sur les temps à venir. D'où vient-il? On ne sait. Il est essentiellement spontané, jaillissant, original, indépendant. «Il est, comme dit M. Fouillée, révolutionnaire et conquérant; il n'a souci ni des résistances possibles, ni des opinions reçues, ni des traditions séculaires 54.» Il éclate, il innove, il invente, il crée. Il y a en lui quelque chose du Verbe divin. L'intelligence créatrice, voilà le génie.
Or, c'est précisément l'esprit créateur qui semble manquer le plus aux femmes. Rarement elles atteignent les sommets. Le sublime leur donne le vertige. Elles s'arrêtent à mi-chemin des hauteurs. Rarement on les voit jouer les premiers rôles. Comme elles ont presque toujours de la vivacité, de la mémoire et du bon sens, leur spécialité est d'imiter, d'adapter, d'interpréter, de vulgariser les oeuvres des maîtres. Si puissante est cette tendance à l'assimilation, qu'elle les pousse même, hélas! à copier nos manières, notre langage, nos allures et jusqu'à la coupe de nos cols, de nos vestons et de nos jaquettes. Est-ce là du génie?
Bien que Proudhon soit allé trop loin en prétendant que les têtes féminines ne sont que «réceptives», encore est-il que «leurs idées (l'observation est de Michelet) n'arrivent guère à la forte réalité.» A l'homme seul l'esprit de synthèse, la grâce de la découverte, le don de l'invention. Les femmes, du moins, n'y sauraient prétendre autant que lui. C'était bien l'idée de Platon: en reconnaissant que les femmes d'élite,--celles qu'il destinait aux gardiens et aux défenseurs de sa République,--devaient être admises aussi bien que les hommes à toutes les fonctions, sans excepter les charges militaires, il tenait qu'elles les rempliraient moins bien, parce qu'«en toutes choses la femme est inférieure à l'homme,» parce que, d'un sexe à l'autre, il existe, entre les aptitudes et les capacités, «une différence du plus au moins.»
En fin de compte, le génie créateur leur manque très généralement. Où sont, leurs chefs-d'oeuvre? Je sais bien qu'un savant Anglais, qui ne manque pas d'imagination, M. Butler, a prétendu récemment que l'«Odyssée» était l'oeuvre d'une femme. Dorénavant, nos bas-bleu auront une bonne réponse à faire aux impertinents, qui leur jetteraient l'«Iliade» à la tête pour établir la faiblesse relative du cerveau féminin. Mais cette découverte anglo-saxonne n'eût pas empêché Joseph de Maistre d'observer quand même,--et c'est la vérité vraie,--que les femmes n'ont fait ni l'«Iliade», ni l'«Énéide», ni la «Jérusalem délivrée», ni «Phèdre», ni «Athalie», ni «Polyeucte», ni «Tartuffe», ni le «Misanthrope», ni le «Panthéon», ni l'«Église Saint-Pierre», ni la «Vénus de Médicis», ni l'«Apollon du Belvédère». Aucune loi, pourtant, ne leur défendait d'écrire des drames comme Shakespeare ou de composer des opéras comme Mozart. Elles n'ont pas davantage inventé le télescope, l'algèbre, le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone, ni le gaz, ni la lumière électrique, ni la photographie. Elles n'ont point trouvé le plus petit microbe; elles n'ont même pas imaginé le métier à bas ni la machine à coudre. Ont-elles même inventé le rouet et la quenouille?
Mais Joseph de Maistre ajoute, avec équité, que les femmes font quelque chose de plus grand que tout cela: «C'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excellent au monde: un homme et une femme.» Ce qui n'empêche pas que M. Faguet ait eu raison d'écrire que «l'homme seul a fait preuve de génie.» Tout ce qui a été conçu et réalisé de grand dans les domaines supérieurs de la pensée, de la littérature, de l'art, de la science, est sorti d'un cerveau masculin.
Et la raison de cette inégalité relative des sexes vient de ce que les femmes sont moins fortement armées que nous pour l'effort et pour la lutte. M. Fouillée observe à ce propos que, pour entraîner Jeanne d'Arc aux batailles, il a fallu les voix des saints et des anges. Réserve et modestie, tendresse et timidité, voilà qui explique pourquoi la femme répugne aux nouveautés, aux créations, aux hardiesses, aux longs et patients labeurs, aux emportements tumultueux du génie. «Une originalité puissante est chose rare, jusqu'à présent, dans les oeuvres des femmes, conclut le même auteur: qu'il s'agisse de la littérature ou des arts et, parmi les arts, de celui même qu'elles cultivent le plus, la musique 55.»
Nous conclurons donc, avec Michelet, que «toute oeuvre forte de la civilisation est un fruit du génie de l'homme.» On a bien fait de graver au fronton du Panthéon cette inscription équitable: «Aux grands hommes la patrie reconnaissante!» Car, hormis Jeanne d'Arc qui sort de l'humanité et confine presque au divin, les femmes ont moins contribué que les hommes à l'exaltation du nom français et à l'épanouissement du progrès humain. Il n'y a pas à dire: l'histoire atteste que l'essence supérieure de l'espèce est masculine.