Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme
VI
Désarmerons-nous nos adversaires en reconnaissant que tous ces inconvénients--uniformité des programmes et rapprochements de vie--ne se retrouvent que d'une façon très atténuée, dans l'enseignement supérieur? A dix-huit ans, chez les jeunes gens et surtout chez les jeunes filles, la crise de croissance touche à sa fin. L'organisme arrive à la plénitude de son développement. La raison est plus ferme, la conscience plus clairvoyante. C'est le moment de commencer l'apprentissage de la vie. Avec un sentiment nettement averti de ses devoirs et de ses responsabilités, la jeunesse des deux sexes peut nouer, à l'Université, des relations amicales sans trop de risques, ni trop de défaillances.
Non que je déconseille aux parents toute espèce de surveillance. La règle, que j'établis en ce moment, comporte de nombreuses exceptions. Même à vingt ans, certaines natures, certains tempéraments sont incapables de sage liberté. Ils n'aspirent à la vie que pour en mésuser. Il faut compter aussi avec les surprises du coeur; et je pourrais citer telle partie de tennis entre jeunes gens des deux sexes, à laquelle l'amour, ce terrible enjôleur, a mis une fin tragique. Encore est-il que ce n'est pas en gardant trop sévèrement la jeunesse, qu'on lui apprend toujours à se défendre d'autrui et de soi-même.
Et puis, la séparation des sexes, qui est possible pour l'enseignement primaire et secondaire, ne l'est plus autant pour l'enseignement supérieur ou professionnel. En France, les cours d'adultes sont mixtes. Infirmiers et infirmières reçoivent en commun les mêmes leçons. L'École des Beaux-Arts est ouverte aux femmes. Fonderons-nous des Universités pour demoiselles? On pourrait, à la rigueur, en faire les frais, si le nombre des étudiantes en valait la peine. On vient d'instituer à Londres une Faculté de médecine pour les jeunes filles; et il est à prévoir que cette création se développera rapidement. Dans ces derniers temps, près de 1 200 femmes ont conquis leurs grades dans les universités anglaises: 300 à Oxford, 400 à Cambridge, 500 à Londres.
Que cette fièvre soit à imiter, c'est une autre affaire. Montaigne disait aux mères de son temps: «Il ne faut qu'éveiller un peu et réchauffer les facultés qui sont dans les femmes. Si elles veulent, par curiosité, avoir part aux livres, la poésie est un amusement propre à leur besoin. Elles tireront aussi diverses commodités de l'histoire. Mais quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoin, j'entre en crainte.» Le conseil a du bon. Seulement, la jeune fille d'aujourd'hui devant être plus instruite que la jeune fille d'autrefois, et les difficultés croissantes de la vie nous faisant un devoir de lui offrir de plus larges occasions de travail et de plus nombreux moyens d'existence, notre gouvernement s'est décidé en faveur de la coéducation universitaire, moins par passion que par nécessité. Reculant devant la fondation d'écoles supérieures affectées spécialement aux étudiantes,--qui sont encore trop peu nombreuses pour justifier la création d'organismes aussi dispendieux,--il a ouvert aux jeunes filles l'accès de l'École de médecine et de l'École de droit, de la Faculté des lettres et de la Faculté des sciences. On ne saurait être plus hospitalier.
Aujourd'hui, tous les cours de l'enseignement supérieur sont accessibles au sexe féminin. Jeunes filles et jeunes hommes peuvent briguer et conquérir tous nos grades académiques, depuis le baccalauréat jusqu'à l'agrégation. Et par une conséquence naturelle, la loi du 27 février 1880 a reconnu aux femmes chargées d'une haute fonction d'enseignement le droit d'électorat et d'éligibilité au Conseil supérieur de l'Instruction publique. Citons enfin une loi du 30 octobre 1886 qui a octroyé aux institutrices les mêmes prérogatives de vote et de représentation aux Conseils départementaux de l'Instruction primaire.
En France, donc, l'émancipation scolaire des femmes est à peu près réalisée. Est-ce une victoire très méritoire pour le sexe féminin? Non. L'assaut livré aux Écoles, Facultés et autres prétendues forteresses de la science, n'a enfoncé que des portes ouvertes. En réalité, jamais nos Universités n'ont empêché les profanes de se glisser dans le sanctuaire. Nulle part leur enseignement n'était clandestin. La science est vouée à la publicité. Elle n'aime ni le mystère ni le privilège. C'est un préjugé de croire que nos professeurs poussent le verrou derrière leurs initiés et enseignent à huis clos, dans l'ombre et le secret, les rites et les gestes de la haute culture, à un petit nombre de fervents agenouillés dévotement devant leurs chaires. Lorsque les femmes, ramassant leur courage et raidissant leurs forces, se sont ébranlées pour emporter la citadelle, elles se sont aperçues avec stupéfaction que les docteurs enseignaient dans le temple, au grand jour, publiquement, pour tout le monde. De fait, nous n'excluons personne.
D'abord, quelques femmes sont entrées, timidement. Puis, en fréquentant nos amphithéâtres, elles n'ont pas tardé à faire cette autre découverte, qu'il n'est pas très difficile de s'élever à la taille d'un bachelier, d'un licencié ou d'un docteur, et que, sans grands efforts, une jeune fille bien douée est capable d'escalader les hauteurs où, juchés sur leurs diplômes, les petits camarades planaient dédaigneusement sur la platitude féminine. Mon avis (je le répète avec intention) est qu'on a trop surfait l'intelligence relative du sexe masculin et que, rationnellement parlant, la capacité moyenne des femmes vaut la capacité moyenne des hommes.
N'y a-t-il point cependant quelque inconvénient à convier la jeunesse des deux sexes au même enseignement supérieur ou professionnel? De bons esprits s'obstinent à voir en cette communauté de vie intellectuelle plus de dangers que de profits. Mais n'exagérons rien. Il est possible que, si consumé d'amour que soit le coeur de nos étudiants pour les belles-lettres, la procédure ou les mathématiques, le voisinage quotidien d'étudiantes, gracieuses ou jolies, apporte quelque distraction à leurs études ou refroidisse même leur passion pour le Code ou la philosophie. Seulement, on oublie que les étudiantes peuvent être laides, que ce fait regrettable est d'une constatation fréquente, qu'il n'est pas sans exemple que des intellectuelles, entraînées aux spéculations viriles, éveillent l'idée d'un demi-homme sans grâce et sans beauté,--auquel cas, il faudrait reconnaître que leur fréquentation serait moins, pour leurs camarades, une cause de tentation qu'un précieux antidote. Rappelons même que l'introduction de cet élément--inoffensif--dans nos écoles officielles et l'émulation qui en résultera, contribueront peut-être à secouer la torpeur de notre clientèle masculine et à relever le niveau des études et des examens.
Et puis, le travail est un dérivatif et la science un réfrigérant. Ouvrons donc largement nos «Palais universitaires» au public féminin; et il est à espérer que, parmi les étudiantes, beaucoup useront de cette permission, surtout parmi les plus âgées, pour travailler avec application et profit. Que si les plus jeunes ne se risquent point en ce lieu de perdition sans être chaperonnées par leurs mères ou leurs gouvernantes, où sera le mal? Les amphithéâtres deviendront d'agréables salles de spectacle; les cours serviront de prétexte à des réunions de famille. Cela s'est vu jadis à la Sorbonne.
Que si même le temple de la science se transforme, à de certaines heures, en salon de conversation pour les dames du «monde où l'on s'ennuie», nos étudiants auraient grand tort de s'en indigner comme d'une profanation. Car il se pourrait que les mamans, qui amèneront leurs filles aux cours, poursuivissent un but éminemment humain et que l'instruction supérieure leur fût un simple prétexte pour exhiber leur aimable progéniture en un lieu où s'assemble un grand nombre de jeunes gens à marier. Voyez-vous l'Université transformée en office matrimonial? Quel rôle charmant! On raconte que l'Université de Berlin a eu la mauvaise grâce de s'en émouvoir et que, pour faire droit aux réclamations des étudiants, elle a décidé, en 1898, de procéder sévèrement au «contrôle des dames». Précaution irritante et vaine! Est-il donc si facile de discerner une jeune fille qui brûle de se marier d'une jeune fille qui brûle de s'instruire?
Et puis, savez-vous rien de plus charmant pour un professeur que de présider aux examens et aux fiançailles de ses élèves? Nous faisons donc des voeux pour que les études de droit ou de médecine se terminent souvent par des mariages entre docteurs et doctoresses, et que l'école mixte d'enseignement supérieur ou professionnel devienne une pépinière de savants et heureux ménages. Mais nous verrons, hélas! que le mariage n'est pas précisément en faveur auprès des «femmes nouvelles».
En attendant, la perspective d'atteindre à tous nos grades littéraires et scientifiques embrase peu à peu d'une noble ardeur toutes celles qui ambitionnent le double qualificatif de «femmes savantes» et de «femmes libres». Nos Universités commencent à se peupler d'étudiantes qui aspirent (ne le prenez pas en mauvaise part) à toutes les licences. Nos grandes écoles produisent déjà des bachelières et des doctoresses. Les femmes médecins croissent en nombre et en autorité. Et croyez-vous qu'il n'y aurait pas plus de jeunes filles à faire leur droit, si la loi française les autorisait à instrumenter comme elle les a autorisées à plaider? On peut donc se demander si la France est appelée à devenir, comme l'Amérique, une vaste garçonnière, et s'il faut s'en désoler ou s'en réjouir.
CHAPITRE V
Les conflits de l'esprit et du coeur
SOMMAIRE
I.--Dangers d'une instruction inconsidérée.--La faculté de comprendre et la faculté d'aimer.--L'intellectualisme féminin et le mariage.
II.--La femme savante et les soins du ménage et du foyer.--Adieu la bonne et simple ménagère!
III.--Moins de mariages et plus de vieilles filles.--Le divorce des sexes.--Clubs de femmes.--Point de séparatisme!--Ce que l'individualisme des sexes ferait perdre a l'homme et a la femme.
IV.--L'émancipation intellectuelle et la maternité.--Instruction et dépopulation.
Sans vouloir de l'instruction intégrale comme but ni de l'enseignement mixte comme moyen, nous persistons à croire que la culture féminine doit être élargie et améliorée. C'est une nécessité qui résulte de l'exhaussement général du niveau des esprits et de l'extension croissante du domaine de la connaissance. Non toutefois que l'élévation intellectuelle de la femme ne puisse se résoudre en graves préjudices pour les deux sexes, si elle est mal comprise et mal dirigée. Il n'appartient qu'à un petit nombre d'élus d'entretenir,--et d'accroître, s'il est possible,--la flamme sacrée qui éclaire le monde. Les humains doivent apprendre et savoir pour bien faire et bien vivre, pour agir honnêtement et utilement. D'où il suit que la culture de l'esprit n'est pas un but, mais un moyen. Tout savant même qui a l'âme haute et large, ne saurait se contenter de l'instruction pour l'instruction; les femmes qui la rechercheraient dans cet esprit étroit et exclusif, ne tarderaient pas à en souffrir. Et c'est à mettre en lumière les dommages possibles de cette avidité périlleuse que nous devons maintenant nous appliquer avec franchise.
I
Les féministes se plaisent à nous représenter les époux de l'avenir également instruits, travaillant en coopération à quelque oeuvre de style ou d'érudition, traduisant un texte hébreu, grec ou latin, sous la douce clarté de la même lampe, associant leurs recherches ou leur imagination et signant le même livre de leurs deux noms réunis. L'idylle est touchante. N'en abusons pas. Sans admettre malignement que, pour l'amour de l'hébreu, du grec ou du latin, notre couple de savants puisse se chamailler unguibus et rostro, il est permis de conjecturer qu'en ce temps-là les ménages se moqueront de l'antiquité et ne feront oeuvre de collaboration matrimoniale que pour fendre l'espace en «tandem» de famille.
Mais nous avons de plus graves appréhensions à formuler. Et d'abord, n'est-il pas à craindre que l'intellectualité de la jeune fille--si elle est cultivée avec passion, avec excès,--se développe au détriment de la tendresse et que, finalement, l'esprit l'emporte sur le coeur? Cette prévision, par malheur, n'a rien d'invraisemblable. Telle est, nous assure-t-on, la fascination de la science pure dans les Universités d'Amérique, que le flirt lui-même n'y résiste pas. D'après plus d'un témoin, les femmes américaines, instruites et lettrées, ne sont pas exemptes de raideur hautaine. La culture de l'esprit ne va-t-elle point sans une certaine froideur, sans une certaine sécheresse qui, à la longue, découronnerait la femme de sa grâce émue et de sa sensibilité attendrie?
Mme Bentzon, qui nous a fait connaître «les Américaines chez elles», nous décrit finement ces «petits phalanstères, comme il en existe à New York, formés exclusivement de jeunes filles du monde, qu'enlèvent à leur milieu naturel de prétendues obsessions philanthropiques et des aspirations très vagues vers une plus haute féminité, le tout étayé par certains rêves creux d'entreprise personnelle et par la curiosité de vivre en garçon.» Vivre en garçon, voilà bien la préoccupation sécrète du féminisme! Il ne faut plus que la femme soit un reflet, mais une force libre, une énergie spontanée, se suffisant à elle-même, repoussant la main de l'homme et ne reculant point, pour sauvegarder sa très chère indépendance, devant un célibat farouche et austère.
Et puis, pour des âmes littéraires et des natures éthérées, les choses de l'amour sont si grossières! On se mariera donc le moins possible, afin d'éloigner de sa vie les vulgarités déplaisantes. Est-ce donc chose si délicate et si relevée que de faire des enfants? Et comment y réussir sans subir le contact avilissant des hommes? Poussé trop loin, l'intellectualisme féminin traite l'amour en ennemi. Dans une visite qu'elle fit au club des dames de Boston, Mme Bentzon reçut d'une amie cette confidence: «Il n'y a pas à se le dissimuler, à mesure que s'accentue la culture, beaucoup de filles ne se soucient plus de se marier; en fait de conquêtes, elles visent à l'indépendance.» Pourtant l'humanité a besoin de femmes, de simples et vraies femmes. Et voici que le féminisme nous promet à foison des docteurs, des avocats, des médecins, des hellénistes en jupons ou en culottes, sans prendre garde que déjà l'offre dépasse la demande!
A tout le moins, l'émancipation intellectuelle de la femme semble impliquer une certaine diminution des mariages. Ceux-là se trompent qui pensent que l'harmonie parfaite dans l'humanité se réalisera par l'égalité absolue des deux sexes. A devenir trop semblable à nous, la femme risque de se détourner de l'homme, et l'homme de se détacher de la femme. Chez l'un et chez l'autre, des études trop absorbantes aboutiraient à une désaffection réciproque. Une femme lettrée, sachant le grec et le latin, une savante éprise de découvertes, qui ne voit rien au-delà de la perfection du savoir et de l'affinement du sens intellectuel, n'est pas seulement exposée à rompre avec les habitudes de son sexe, mais à sortir de l'humanité même. Refroidie vis-à-vis de l'homme, il est possible qu'elle en vienne à ce point d'abstraction stérile de le considérer seulement comme un simple collègue, comme un condisciple ou un confrère.
Tout cela promet à nos petits-neveux un avenir amusant. Mais comme il est difficile d'étouffer en soi la nature, comme l'admiration est toujours, même chez les femmes instruites, une déviation du besoin d'aimer, ils verront peut-être, avec les progrès de l'instruction féminine, des vierges lettrées ou savantes s'éprendre de leurs maîtres par inclination ou par vanité. Il en résultera des unions très spirituelles. Peu importera du reste la disproportion des âges, car les doctoresses de l'avenir épouseront moins l'homme que le savant. A force de vivre dans la fréquentation des philosophes, des chimistes, des grammairiens ou des économistes, elles se prendront à rêver, dans le mystère des nuits d'été, des Berthelot, des Gaston Pâris et des Leroy-Baulieu de ce temps-là. Sûrement les jeunes filles du XXIe siècle seront moins proches de la nature que leurs aînées du XXe, qui s'en éloignent déjà tous les jours.
Il est remarquable, en effet, que les mariages disproportionnés par l'âge des époux choquent de moins en moins l'opinion courante. Voyez ce qui se passe au théâtre: un auteur met en scène un jeune homme de vingt-cinq ans et un vieillard de soixante également amoureux d'une même jeune fille; entre les deux, les spectateurs d'aujourd'hui n'hésitent guère: ils sont pour le sexagénaire. Nos critiques dramatiques ont relevé plus d'une fois ce singulier état d'âme. Qu'une demoiselle soit aimée par un homme sur le retour, riche et distingué, et qu'elle lui préfère un jeune homme honnête, rustique et pauvre, c'est ce que le public n'admet pas. Il n'y a qu'un cri: «Cette petite dinde serait bien plus heureuse avec son vieillard 126!» Et notez qu'un sexagénaire amoureux eût excité au théâtre la risée de nos grands-pères. Et le voilà maintenant transformé par l'opinion dite éclairée en «personnage sympathique»! C'est un fait: nous nous éloignons de la nature.
Si vivement que la femme savante repousse la protection et le contact familier de l'homme, disons bien vite, pour rassurer nos contemporains, qu'elle ne songe pas à rompre tout à fait avec le sexe masculin: il faut bien assurer la survivance de l'espèce et l'avenir de la race. Mais, tenant sans doute pour affligeant d'être contrainte de temps en temps à recourir à nos bons offices, elle subordonne expressément les faiblesses du sentiment à l'amour de l'indépendance et à la conscience de sa dignité. Son esprit ne fait à son coeur qu'une concession: elle ne s'interdit point d'aimer «ceux qui le mériteront par leur valeur morale et intellectuelle.» Cette fière déclaration d'une congressiste de 1896 est évidemment rassurante pour MM. les membres de l'Institut; mais voilà, du même coup, les pauvres d'esprit (il y en a dans toutes les classes) condamnés au célibat.
II
Tout cela n'est que risible: voici qui est plus grave. Non que ce soit tout à fait une plaisanterie que d'apercevoir, dans la culture intensive de l'esprit, une cause d'amoindrissement possible de la sensibilité, qui, en aggravant l'effort cérébral, risque de refroidir les sources de l'émotion et de contraindre et de resserrer les mouvements du coeur. Mais, à mesure que l'intellectualisme étouffera le sens commun, il est plus à craindre encore que la femme nouvelle ne manifeste, dans toutes les conditions, une répulsion croissante pour les besognes manuelles de la famille; d'autant plus que, pour la conquérir à leurs doctrines, les écoles révolutionnaires, entrant dans ses vues d'instruction et flattant ses aspirations d'indépendance, s'engagent, par une surenchère de promesses stupéfiantes, à l'affranchir des soucis mesquins de son intérieur.
Comment ne coûterait-il pas à une femme, qu'obsède la préoccupation de cultiver son âme et de perfectionner son moi, de mettre la main au ménage et à la cuisine, de surveiller la tenue de son mari et de ses enfants, et la sienne propre? Comment des jeunes filles, élevées ainsi que des garçons, ne dédaigneraient-elles pas l'art, si appréciable pourtant, de soigner et d'orner leur intérieur et leur personne? Comment ces créatures, très compliquées et très artificielles, ne s'offenseraient-elles point de la surveillance de l'office ou de la préparation d'un plat sucré?
On me dira que la mondaine d'aujourd'hui n'est pas plus attentive à son foyer que ne le sera la savante de demain. Il est d'évidence qu'une femme tirée à quatre épingles ne saurait, sans risquer de se tacher, mettre le pied dans sa cuisine. Trop élégante chez elle ou trop répandue au dehors, il est à prévoir qu'elle négligera plus ou moins son ménage. Mais, avec nos demoiselles brevetées ou émancipées, cet absentéisme ne fera que s'étendre et empirer. Ce qu'elles feront manger à leurs maris de singuliers fricots! Mettre le nez dans une casserole, quand on a passé tous ses examens: y pensez-vous? Adieu la cuisine bourgeoise! Si les bonnes domestiques se font rares, prenons garde qu'il n'en soit de même pour l'espèce si précieuse des «maîtresses de maison» habiles à préserver leur intérieur de la gargote et du coulage, pour le plus grand profit du père et des enfants!
Il n'est pas niable qu'une application excessive aux travaux de l'esprit, ne rende la femme indifférente aux petits soins qui embellissent et égaient l'existence quotidienne, et--ce qui est plus grave--aux mouvements naturels et spontanés du coeur, qui sont le principe de son dévouement et le charme de son sexe. Pourquoi, dès lors, l'amour lui-même, qui est le lien de l'humanité, n'y perdrait-il point de sa force et de sa chaleur? Certains le prévoient et s'en réjouissent. Grâce aux progrès de l'instruction féminine, les hommes, selon Mme Clémence Robert, «se sont avisés subitement d'un sentiment nouveau; ils ont enrichi leur âme d'une jouissance ignorée jusqu'à nos jours: l'amitié d'une femme 127.» Il ne faudrait pourtant pas que cette amitié fasse tort à l'amour!
Mais après tout, ce sentiment divin court-il de si sérieux dangers? Libre aux pures intellectuelles de nous traiter en simples camarades: s'imaginent-elles que les hommes partageront les mêmes vues calmes, neutres et froides? Lors même que la femme la plus vivante réussirait à ne voir dans l'homme que l'ami,--ce qui serait un miracle de spiritualité,--il est inévitable qu'à un moment donné, l'homme le plus sage ne pourra s'empêcher de voir la femme en l'amie. Nous pouvons espérer, d'ailleurs, que le féminisme ne changera point la nature, mais, bien au contraire, que les lois de la nature déjoueront les outrances du féminisme. Et c'est pourquoi, dans l'intérêt même de ce mouvement où l'extravagance se mêle si souvent à la vérité, nous nous obstinons à séparer l'ivraie du bon grain.
III
Que l'intellectualité de la femme se développe au détriment de la tendresse, et l'amitié au préjudice de l'amour, et le goût de l'indépendance en raison inverse de l'attachement au foyer et du dévouement au ménage, nous savons ce qu'il en adviendrait: moins de mariages et plus de vieilles filles. Le célibat n'est-il pas en faveur auprès de beaucoup d'intellectuelles? Au vrai, la recherche passionnée de la vérité et le culte des choses de l'esprit s'accommodent difficilement des obligations de la vie commune et des charges de la maternité. Il n'est pas possible, toutefois, que l'amour de la science absorbe et refroidisse toujours le coeur de la femme, au point de lui faire oublier et dédaigner l'homme. Puissent donc les mariages de convenance intellectuelle remplacer les mariages de convenance mondaine! Apparier deux esprits sympathiques vaudrait mieux qu'unir deux fortunes.
Ce qui n'empêchera pas, je le maintiens, les vierges, savantes d'être nombreuses. Et ces vierges laïques seront-elles toujours des vierges fortes? Je veux bien que celles qui tireront vanité de leur savoir et en prendront prétexte pour protester contre le mariage et même contre l'utilité du mâle, ne forment jamais qu'une minorité plus tapageuse qu'imposante. Néanmoins le féminisme avancé travaille, en conscience, à propager chez les femmes instruites une misanthropie dédaigneuse, dont il n'est pas inutile d'indiquer en passant les symptômes et les moyens d'action.
Voici d'abord une proposition émise par certaines personnalités féministes dans le but de relever devant l'opinion le célibat féminin. Pourquoi dit-on à certaines femmes: «Madame», et à d'autres: «Mademoiselle», suivant qu'elles sont mariées ou non? Faisons-nous une différence entre le mari, le veuf ou le célibataire? On lui donne du «Monsieur!» dans tous les cas. Pourquoi ne pas appeler indistinctement toute femme, jeune ou vieille, conjointe ou fille: «Madame»? Il paraît que cette petite réforme ferait avancer d'un grand pas l'émancipation des demoiselles 128. Mais, au risque d'attrister les vieilles filles, on doit leur rappeler que rien n'est plus malaisé que de changer une habitude sociale. Beaucoup de parents hésiteront à décerner à leur héritière en quête d'un mari une appellation aussi vénérable. Et pour cause! La fille est, par définition, en possession d'une intégrité physique que la femme a perdue par le fait de l'homme; et cette grave différence (en moins pour celle-ci, en plus pour celle-là) a introduit dans le langage courant des vocables spéciaux auxquels l'humanité ne renoncera pas facilement.
Autre signe des temps dont la gravité saute aux yeux: parmi les nouveautés qui ont soulevé le plus d'étonnement, de moquerie et de protestations, il faut citer les clubs de femmes. Ils sont nombreux et florissants à Londres et aux États-Unis. Paris a le sien, fondé, rue Duperré, par MMmes de Marsy. «C'est parfait, dira-t-on. Monsieur au cercle, Madame au club, les domestiques au foyer pour garder les enfants: telle sera l'intimité familiale de l'avenir.»
Il est incontestable que ces séparations de corps intermittentes ne semblent point faites pour resserrer le lien conjugal. Et que de mauvaises habitudes une femme risque de prendre dans la fréquentation quotidienne des cercles plus ou moins littéraires? Que d'excentricités cette vie mêlée favorise: cigarette, billard, apéritif et autres affectations masculines de distinction douteuse? Si, au contraire, nous l'imaginons studieux et austère, le club nous fait songer, malgré nous, à une réunion de bas-bleus à lorgnons, les yeux rougis et lassés dans les lectures tardives, la tête congestionnée de science et de littérature, sans tournure, sans grâce, sans élégance, sortes d'êtres hybrides qui ont cessé d'être femmes sans être devenus des hommes.
Il paraît cependant, d'après les relations les plus dignes de foi, que ces clubs de femmes fonctionnent aux États-Unis le plus correctement du monde, qu'ils respirent toute la «respectabilité» anglo-saxonne, et qu'après les soucis et les tracas d'une journée d'affaires, c'est une joie pour le mari de dîner en tête-à-tête avec une femme qui a «écrémé» pour lui les journaux et les revues, feuilleté les livres à la mode et recueilli les nouvelles du jour. C'est ce qu'une femme distinguée appelle le «reportage conjugal 129».
Il y a un revers, hélas! à cette jolie médaille. Ce que la «femme nouvelle» recherche et adore dans le club, c'est un salon sans hommes, une société sans mâles, une assemblée sans maîtres. Et cette innovation est la marque d'un individualisme regrettable et le prélude d'une division fâcheuse. Elle obéissait à cet égoïsme séparatiste, cette Américaine qui déclarait à M. Paul Bourget d'un ton décisif: «Nous tenons à briller pour notre propre compte!»
Comme si nos «maîtresses de maison» ne régnaient point dans leur salon! A écarter les hommes de leurs réunions, ces dames pourront apprendre à discourir, à pérorer, même à plaider les plus mauvaises causes; en revanche, elles perdront vite l'habitude de causer. Et pourtant, chez nous, la conversation, qui, hélas! languit et se meurt, est la grâce, souveraine des femmes d'esprit. Encore faut-il que les hommes soient admis à leur donner la réplique. Il en va de la causerie, qui est la lumière des salons, comme de l'électricité qui, pour jaillir en éclair, suppose le choc de deux courants contraires. Entre femmes seules, la conversation devient aisément vide ou banale. Qu'un homme intelligent s'y mêle, et elle s'avive, se relève, s'échauffe. J'en appelle à l'expérience des dames.
Faut-il rappeler que le flirt lui-même, malgré sa provenance américaine, et ses libres allures, ne trouve point grâce devant le féminisme intransigeant? On ne voit plus là qu'un amusement d'enfant, qui ne saurait convenir à des femmes versées dans les hautes études et rompues aux grandes discussions. Comment de graves personnes, qui rêvent de chimie ou de sanscrit, pourraient-elles s'intéresser à ces escarmouches spirituelles, à cette bataille de fleurs, à ce duel de salon entre gens d'esprit, où le malicieux amour dirige l'attaque et la riposte, les coups de langue et les coups d'éventail?
Il convient pourtant que les qualités propres à chaque sexe se joignent et se marient aux qualités inverses, si l'on veut qu'elles ne se tournent point en défauts. N'est-il pas à craindre que, sans le contact des hommes, la sensibilité des femmes s'affadisse en sensiblerie niaise ou s'exaspère en susceptibilité pointilleuse et maladive? Même en admettant que l'homme ait, par définition, l'avantage de l'énergie et le mérite de l'initiative agissante, ne doit-il pas chercher en un commerce délicat avec les femmes à corriger sa rudesse, à tempérer ses emportements? Pour parler net, sans nous, les femmes seraient un peu nigaudes, et sans elles, nous ferions d'insupportables brutes. Les vertus de chaque sexe ne prennent toute leur valeur qu'en se complétant les unes par les autres. Ne séparons pas ce qui doit être, par un dessein visible de la nature, incessamment uni et combiné.
Daignent les femmes nous rendre la politesse, les bonnes et les belles manières! Il n'est que temps: nous perdons le goût des nuances, de la finesse et de la mesure. La rudesse démocratique tend à chasser la galanterie française de nos relations et de nos moeurs. On ne sait plus badiner, comme autrefois, avec l'amour. Est-ce dureté? est-ce sottise? Le coeur est-il moins délicat, ou l'esprit moins affiné? Le goût du bien dire, l'ironie légère et rieuse, cette hardiesse simple et aisée qui ne dépasse jamais l'extrême limite des libertés permises, cette bonne grâce qui a été jusqu'à nos jours dans les usages de notre société et dans les traditions même de notre langue, tout cela se perd. On ne se comprend plus à demi-mot. C'est à croire que nous ne sommes plus assez bien élevés pour nous plaire aux intentions, aux délicatesses, aux élégances du langage. La distinction et le bon ton passent de mode. Nous devenons vulgaires et violents. Sans doute, la faute en est aux crudités et aux inconvenances de la triste littérature dont nous nous repaissons depuis un quart de siècle. Qui donc nous guérira de cette dépravation du goût et de la politesse, sinon la retenue et la grâce des femmes?
Et c'est au moment même où les douces et belles manières s'en vont, que des femmes systématiques se plaisent à provoquer le divorce des sexes, à diviser la société en deux camps ennemis,--côté des dames, côté des hommes,--en soufflant à ces deux moitiés de l'humanité un individualisme de plus en plus ombrageux et fermé! La plupart des associations féministes marquent un esprit d'exclusion et de séparatisme; elles ont une tendance à refuser tout pouvoir à l'élément masculin. Les clubs isolés en sont une curieuse manifestation. Non moins intolérante que l'abeille, la société féministe de l'avenir a quelque chance de ressembler à une ruche hostile aux mâles, sans qu'on puisse augurer qu'on y fera d'aussi bonne besogne.
Mais à vouloir mettre l'homme à la porte de leurs réunions, à repousser ses offres de tutelle et de protection, à le traiter en égal, en adversaire, en ennemi, les femmes risquent d'être prises au mot. Nous avons entendu, dans un congrès féministe, une apôtre imprudente nous renvoyer avec mépris cette forme de déférence protectrice et tendre, qu'on appelle encore la vieille galanterie française. Eh bien! soit! Puisque ces dames ne veulent plus de nos égards et de notre respect, elles auront la concurrence et la guerre. Tant pis pour elles si la leçon est dure. Elles seraient mal venues à s'en plaindre: les moeurs à venir seront leur fait. Lorsque le sexe fort sera las des dédains et des prétentions extravagantes du sexe faible, lorsque le féminisme, à force d'exigences et de maladresses, aura fatigué la patience et la longanimité des hommes, alors l'opinion se rebiffera et les mâles prendront brutalement leur revanche. A quand le masculinisme?
IV
L'émancipation intellectuelle de la femme poussée à outrance soulève un dernier grief, et l'on trouvera peut-être que c'est le plus grave. En admettant que l'érudition féminine soit, un jour ou l'autre, à la mode, et que les familles se piquent d'avoir des filles sublimes et des demoiselles géniales,--et sans rechercher pour l'instant si le surmenage ne coupera point court à ces sottes vanités,--on doit se demander avec appréhension si les femmes de l'avenir, qui condescendront encore au mariage, nous feront la grâce d'avoir des enfants. Le pourront-elles? le voudront-elles? La question de la maternité des femmes savantes est digne de préoccuper ceux qui ont à coeur l'avenir de la race. Or, les femmes de grand esprit sont souvent stériles; à tel point qu'on se demande s'il y a antagonisme entre l'intelligence et la prolificité.
On a vu que les femmes ne semblent point faites, ni physiquement ni intellectuellement, pour les fortes oeuvres et les grand rôles. Cela est si vrai que, dans la femme qui fait preuve d'une réelle puissance cérébrale, on trouve presque toujours, suivant le mot de M. Secrétan, un «homme caché». Les femmes de talent ne sont pas rares qui présentent des caractères virils. Celles-là sont, au pied de la lettre, de véritables confrères; il faut vraiment n'en parler qu'au masculin. De Goncourt a dit de son côté: «Il n'y a pas de femmes de génie; lorsqu'elles sont des génies elles sont des hommes.»
Les hautes études exigeant une dépense de force nerveuse, un effort de tête, une tension soutenue du cerveau, qui raidit violemment tous les ressorts de l'être pensant, il semble bien que la généralité du sexe féminin soit moins capable que l'homme de subvenir aux frais de la production intellectuelle, sans porter préjudice à la reproduction de l'espèce. Doué, au contraire, d'une énergie plus résistante, pourvu d'un organisme naturellement fait pour l'action, le sexe masculin dispose d'une réserve dynamique et d'une puissance motrice qui lui permettent d'appliquer et de soutenir plus longtemps son attention, de pousser plus avant la recherche intellectuelle et la pénétration scientifique, sans d'aussi graves dommages pour la transmission du sang et la perpétuité de la famille.
L'expérience des États-Unis confirme ces inductions. Les voix les plus autorisées y attribuent déjà la décroissance progressive de la natalité à la culture excessive ou prématurée de l'intellectualité des femmes. Par exemple, le docteur Cyrus Edson, «commissaire de santé» de l'État de New-York, déclare expressément que l'Américaine dégénère: parce que, durant les années d'adolescence, sans souci des indications et des exigences de la nature, on surmène les forces mentales de la jeune fille, et que celle-ci, se trouvant plus tard trop faible pour remplir ses devoirs de femme, ne peut plus ou ne veut plus être mère. Impuissance physique ou aberration mentale, voilà donc où conduit le fétichisme des grades et des diplômes. Et qu'il est gai de vivre avec des femmes savantes! Le docteur Edson nous en prévient charitablement: «Une jeune Américaine, élevée comme nous sommes fiers de l'élever, se marie; elle est intelligente, brillante, belle, heureuse. Elle a un enfant, deux au plus; puis elle devient méconnaissable, irritable, un fardeau pour son mari et pour elle-même: c'est une malade qui ne guérira jamais 130.» Ce tableau ne pourrait-il point s'appliquer à plus d'une Française?
Dès lors, cette conclusion s'impose que j'emprunte à M. Fouillée: «Une force et une dépense d'intelligence qui, si elles étaient générales parmi les femmes d'une société, amèneraient la disparition de cette société même, doivent être considérées comme une atteinte aux fonctions naturelles du sexe 131.» Gardons-nous donc de développer à tort et à travers l'instruction féminine: la maternité en souffrirait. Certes, il est désirable que la jeune fille puisse enrichir son esprit de toutes les lumières utiles; mais veillons à ne point l'encombrer d'une érudition vaine et prenons garde surtout, qu'en la préparant aux professions compatibles avec ses aptitudes et les vertus de son sexe, elle ne soit détournée de son rôle familial, de ses fonctions domestiques, c'est-à-dire de sa vocation d'épouse et de mère. Que si la fièvre de l'instruction «intégrale» doit émousser sa sensibilité, dessécher son coeur, tarir l'héritage de dévouement et d'amour qu'elle tient de ses aïeules; que si, la concurrence individuelle l'entraînant hors de ses fonctions traditionnelles dans la mêlée brutale des égoïsmes, elle oublie peu à peu sa maison, son mari, ses enfants, pour ne songer qu'à elle-même, on verra bientôt la moralité faiblir, l'amour se corrompre et la famille se dissoudre. La femme est le soutien des bonnes moeurs: quand elle déchoit, tout s'écroule avec elle.
CHAPITRE VI
Les infortunes de la femme savante
SOMMAIRE
I.--L'instruction et ses débouchés insuffisants.--Mécomptes et déceptions.
II.--Surmenage cérébral et débilité physique.--Inégalité des forces de l'homme et de la femme.
III.--L'instruction ne donne pas le bonheur.--Les épines de la science.--Lamentables confidences.--Le savoir et la vertu.
I
L'élévation spirituelle du sexe féminin poursuivie avec excès ne serait pas seulement dommageable à l'homme, à la famille et à la société: la femme elle-même serait la première à en pâtir, si elle n'a pas, comme nous le craignons, la force intellectuelle, la force morale et surtout la force physique, indispensables pour en profiter.
On nous sait partisan d'une plus sérieuse et plus complète instruction des femmes; on nous sait convaincu que ce développement de culture est susceptible de se résoudre en lumières et en bienfaits pour l'humanité tout entière. Seulement il y faut mettre des conditions: si par hasard ces acquisitions intellectuelles devaient détourner la femme de son rôle naturel, ou nuire à sa santé, ou compromettre sa dignité, sa moralité, sa personnalité, nous n'hésiterions pas à déclarer que le progrès, plus apparent que réel, se solderait, tout compte fait, en pertes nettes pour elle-même et pour tout le monde. Quiconque étudie le problème de l'expansion intellectuelle du sexe féminin, doit s'appliquer scrupuleusement à éviter ces écueils. Ils ne paraîtront pas imaginaires à qui voudra bien y réfléchir.
A l'heure qu'il est, amis ou ennemis s'accordent à penser qu'il est impossible de remonter le courant féministe; mais les gens prudents doivent s'opposer à ce qu'il submerge ou emporte les fondements essentiels de la famille. Si utile qu'il soit pour la femme de cultiver et d'enrichir son esprit, il faut qu'elle sache d'abord qu'à multiplier les études, les examens, les diplômes et finalement les préoccupations et les fatigues, elle ne multiplie pas nécessairement ses chances d'amélioration, de succès et d'enrichissement. Le féminisme a ceci d'imprudent et de cruel, qu'il fait luire trop souvent aux yeux des jeunes filles le mirage d'espérances et d'ambitions décevantes qui, en les détournant des métiers manuels où elles auraient trouvé peut-être à exercer plus profitablement la finesse de leur goût et la délicatesse de leur main, grossissent d'autant l'armée déjà trop nombreuse des déclassées.
A quoi sert de distribuer à profusion les brevets d'institutrices sans place et les titres d'inspectrices sans inspection? Que les Françaises aillent en masse au collège et à l'Université: elles n'auront fait, sous prétexte de libre culture, qu'augmenter les occasions de souffrir et les moyens de mourir de faim. Le meilleur outil ne sert de rien à qui ne peut le mettre en oeuvre. Que deviendront les doctoresses sans clientèle et les diplômées sans occupation? Multipliez les lettrées et les savantes: qu'en ferez-vous? Les carrières libérales sont encombrées. La science est une ambroisie qui grise le cerveau, sans assurer toujours aux estomacs affamés le morceau de pain quotidien. Pour modérer cet appétit d'apprendre, cette fringale de savoir qui pousse un nombre croissant de jeunes filles vers les hautes études, je ne leur dirai point qu'elles risquent d'accroître outre mesure le nombre des bas-bleus et des précieuses ridicules: c'est un petit malheur. Toute instruction un peu développée incline les âmes faibles aux tentations de vanité; qu'elle fasse donc, sur le nombre, des pédantes et même d'insupportables orgueilleuses, il faut s'y attendre. Chez les hommes cultivés, les «poseurs», comme l'on dit, sont-ils si rares?
Mais ce que j'appréhende surtout, c'est que l'orgueil, aigri par les déceptions probables, ne dégénère en misanthropie, en rancune, en jalousie, d'autant plus facilement que le goût de la science et la soif de l'étude procèdent, chez bon nombre de jeunes filles instruites et de jeunes femmes lettrées, d'un désir de lutte, d'un besoin de concurrence, d'une ambition d'égaler l'homme. Ajoutons que les personnes ardentes et impressionnables assignent, généralement, à l'accroissement des connaissances qu'elles convoitent, un but très individualiste: c'est, à savoir, l'émancipation de leur raison, l'expansion de leurs facultés, l'exaltation de leur moi. Ouvertes de bonne heure à toutes les curiosités, avides de connaître et d'expérimenter la vie, ambitieuses de briller, malaisées à satisfaire, envieuses des lauriers de nos savants, de nos littérateurs, de nos artistes, elles tendront avec effort toutes les fibres de leur cerveau vers le succès, vers la renommée, vers la gloire. «Tout le monde peut monter au minaret, dit un proverbe turc; mais il en est peu qui soient capables de chanter une prière.» La voix de la femme risque de se perdre sur les hauteurs.
Et si nul ne l'écoute, si l'indifférence s'obstine autour d'elle, si le succès ne vient pas, comme il est à prévoir, on verra les incomprises et les dévoyées se révolter contre l'obstacle, et de plus en plus agressives et déplaisantes à mesure qu'elles vieilliront, perdre peu à peu les grâces de la femme sans acquérir l'estime et la considération qui soutiennent et honorent les hommes. C'est alors que leurs âmes déçues et endolories s'ouvriront naturellement aux nouveautés les plus hardies et aux revendications les plus excentriques. Trop heureuses encore si, avant l'âge des désillusions et l'amertume des insuccès, elles n'ont point perdu la santé!
II
Eh oui! dans cette question du développement intellectuel des femmes, il y va de leur santé et, par conséquent, de leur vie. Si inquiétante qu'elle soit, cette perspective n'est pas nouvelle. Au XVIIIe siècle, un médecin suisse, Tissot, constatait chez les femmes la prodigieuse fréquence des maladies nerveuses: «De la bavette, dit-il, jusqu'à la vieillesse, les femmes ne sont plus occupées que de lecture; la passion des romans ne leur permet plus aucun exercice, les condamne aux veilles tardives, surexcite follement leurs nerfs; une femme qui, dès l'âge de dix ans, commence à lire, ne peut être, à vingt ans, qu'une femme à vapeurs.»
Aucune de ces causes n'a disparu. Elles se sont même aggravées. Il n'est pas rare que nous infligions le supplice de la lecture à des enfants de cinq à six ans. Et de nouveaux motifs de crainte ont surgi: c'est, avec la dégénérescence d'une race vieillie, la lecture fiévreuse et gloutonne des journaux quotidiens, et surtout la tension d'esprit de notre vie électrique qui épuise nos nerfs et brûle notre sang. La névrose est le mal du siècle. Combien de femmes elle dévore! Et comme si les victimes n'étaient pas assez nombreuses, on s'ingénie, sous prétexte d'instruction et d'émancipation intégrales, à en sacrifier de nouvelles au monstre qui les guette.
Quelque cultivée que doive être la femme moderne, il est nécessaire d'enfermer ses désirs d'apprendre et de contenir ses appétits de savoir en de sages limites. Et nous persistons à croire que ces limites ne peuvent être les mêmes pour les filles que pour les garçons. Vainement on nous objecte sans cesse que «l'esprit n'a point de sexe.» Je réponds à nouveau--et c'est le moment d'y insister,--que l'esprit s'incarne en deux êtres très distincts, qu'il se meut à travers deux organismes très différents, et que le corps de la femme est plus vite et plus gravement affecté que le corps de l'homme par l'effort intellectuel prolongé. On compare souvent l'esprit à une épée: qu'elle soit chez les deux sexes d'une pointe aussi aiguisée, aussi fine, aussi pénétrante, je le concède; mais le métal est-il aussi solide aussi résistant, aussi fortement trempé? En tout cas, la lame usera plus rapidement le fourreau chez la généralité des femmes que chez la généralité des hommes. J'en appelle à l'expérience de tous les médecins.
Je ne dis plus à ces dames qu'à nous imiter laborieusement, afin de conquérir des qualités qui ne leur sont pas foncièrement naturelles, leur copie tournera souvent à la caricature; je veux même leur accorder qu'il n'y a point, entre le cerveau féminin et le cerveau masculin, de radicales différences. Mais un fait nous est acquis: le surmenage cérébral triomphera moins facilement de notre rudesse que de leur grâce. A travail égal, elles s'usent plus vite que nous, parce que leur organisation est plus fine, plus délicate, plus fragile. Mme de Rémusat a fait cet aveu: «L'attention prolongée nous fatigue.» La nature le veut ainsi, et nul ne la violente impunément.
D'où il suit, encore une fois, que les mêmes recherches et les mêmes carrières ne peuvent être également poursuivies par les femmes et par les hommes, et qu'il est rationnel et prudent de ne point imposer aux deux sexes même instruction et même pédagogie, mêmes efforts et mêmes travaux, mêmes exercices et mêmes professions. Le sexe faible (ce qualificatif est ici tout à fait à sa place) ne saurait se vouer aux mêmes labeurs que l'homme. A chacun selon ses forces.
A cela, on pense bien que les prophètes du féminisme intégral opposent obstinément que le passé et le présent ne prouvent rien contre l'avenir: ce qui ne manque point de hardiesse. La loi de l'homme, disent-ils, a pétri et façonné un être factice qui disparaîtra au fur et à mesure de son émancipation. Condamnée à une vie sédentaire, confinée dans son ménage, sans cesse repliée sur elle-même, la femme s'est développée, comme dit M. Lourbet, dans le sens des «émotions affectives nées de sa fonction de mère.» Cet état se perpétuant à travers les siècles, l'atavisme a créé chez la femme une infériorité artificielle, transitoire, momentanée, qui, n'étant ni organique ni constitutionnelle, pourra disparaître avec les conditions de l'éducation qu'elle reçoit et les ambiances du milieu où elle se meut. Laissez-la jouir de la libre activité de son compagnon, laissez-la boire à volonté à toutes les sources vives de la science, et elle ne manquera point de se hausser rapidement à notre niveau. Écoutez ce cri de belle et fière assurance poussé par une doctoresse ès lettres, Mlle Kaethe Schirmacher: «A nous la vie intense, sans entraves, le libre développement, la forte éducation, notre part de l'héritage commun, et dans quelques siècles on verra si nous avons marché 132!»
M. Lourbet trouvera peut-être ma réponse «viciée par des sentiments égoïstes et puérils;» il m'accusera sans doute de «myopie d'esprit;» mais je ne puis croire à de si prodigieuses métamorphoses 133. Les femmes auront beau marcher,--et les siècles avec elles,--il est une chose qu'elles ne changeront point: c'est leur constitution et, par suite, leur tempérament. La question féministe a, si j'ose dire, un côté viscéral; et puisqu'on m'y oblige, j'en parlerai clairement. Sans prétendre que la femme soit une malade,--expression qui traîne après elle des insinuations désobligeantes,--il faut bien reconnaître que la nature, qui l'a faite pour être mère, lui inflige des misères, des tourments ou, du moins, des sujétions que l'homme ne connaît pas. Sa vie n'a point la régularité de la nôtre; elle est traversée de défaillances qui avivent sa sensibilité et énervent son courage. Elle restera, quoi qu'on dise, l'éternelle blessée chère à l'âme compatissante des poètes. Et n'étant point faite comme l'homme, elle ne saurait aspirer, sans grand dommage pour sa santé, à faire tout ce que font les hommes. Des indications mêmes de la nature, il résulte que le sexe féminin est prédestiné à certaines fonctions, et qu'à les négliger, à les contrarier, il s'expose aux plus périlleuses déformations, à l'épuisement prématuré, à l'enlaidissement, à la maladie, à la mort.
III
Enfin, ce n'est pas seulement la santé physique des femmes que menace un intellectualisme immodéré, c'est encore leur santé morale, leur équilibre spirituel, la paix de leurs âmes. Eu égard à leur complexion même, les femmes sont douées d'un tempérament impressionnable, sensitif, presque souffrant; elles ont, comme on dit vulgairement, une nature malheureuse. Supposez une femme aussi intelligente que possible, affinée, polie, civilisée par un concours de soins habiles, une merveille d'élégance précieuse alliant les délicatesses du sentiment à toutes les cultures de l'esprit, une savante ou une artiste: croyez-vous qu'elle goûtera le contentement du coeur avec les pures jouissances de la pensée? Non, si elle a le malheur de ne point vivre, comme c'est le cas du plus grand nombre des femmes, pour le bonheur d'un être aimé, pour l'entretien d'un foyer et la survivance de la race.
Et voici pourtant que la femme nouvelle, la femme apôtre, l'«évangéliste», nous déclare que la vierge forte demeure l'idéal de l'Ève à venir, qu'il vaut mieux s'enrôler libre dans la phalange sacrée, et que, suivant le mot d'un personnage de roman, «l'aristocratie des femmes se composera un jour de celles qui ne connurent point d'hommes 134.» On pense que l'étude sera pour ces fortes têtes un dérivatif suffisant au besoin d'aimer qui tourmente l'âme de presque toutes les femmes. Erreur! Qu'elles s'adonnent au grec et au latin, aux lettres ou aux mathématiques: rarement, très rarement, la science comblera le vide de leur coeur. Et tel est bien le problème féministe: il ne faut pas que les choses de l'esprit empiètent sur les choses du sentiment. Lorsque celui-ci est refoulé, violenté, blessé par celui-là, il est impossible qu'une femme, si instruite que vous le supposiez, ne souffre cruellement au plus profond de son être.
Nous voudrions croire à cette parole de Mme Augusta Fickert: «L'émancipation féministe, s'appuyant sur la science, conduit la femme et, par elle, l'espèce humaine entière à la liberté et au bonheur! 135» Mais combien cette affirmation est téméraire! La science ne fait pas le bonheur, parce qu'elle est moins une jouissance qu'une fièvre et un tourment. Quand l'ambition de savoir a pris possession d'une nature sensible et ardente, elle s'aiguise en faim dévorante et s'exaspère en soif inextinguible. Pour quiconque a mordu avec intempérance aux fruits de la science, toute autre nourriture paraît fade. Dès maintenant, il est des femmes sur lesquelles la petite instruction de nos grand'mères produit l'effet d'un morceau de pain sec insuffisant pour assouvir leur appétit. Elles voudraient posséder le monde entier pour connaître la saveur de toutes choses.
Et c'est ici que le châtiment commence, leur passion ne pouvant plus être rassasiée, ni leur curiosité satisfaite. Et comment la science, que notre siècle poursuit avec avidité, serait-elle capable de nourrir et de remplir le coeur d'une femme vraiment femme? Si peu haut qu'on place son idéal, nul n'est assuré de l'atteindre. Le travail de la pensée ne va point sans déceptions, sans tristesses, sans souffrances. Pour un savant heureux qui trouve, invente et triomphe, combien sont condamnés à chercher toujours sans jamais rien découvrir? Que de fronts charmants risquent de s'assombrir et de se faner prématurément sous le poids des préoccupations intellectuelles? Quand le succès ne suit pas l'effort, le découragement survient et, avec lui, la fatigue du cerveau, l'amertume de l'avortement, le pessimisme final et peut-être la sombre désespérance. Combien ont commencé par adorer la science, qui l'ont finalement maudite?
C'est l'histoire de Sophie Kovalewski, cette Russe éminente, dont les travaux mathématiques furent, en 1888, honorés du prix Bordin par l'Académie des sciences de Paris. Elle mourut à quarante ans, malheureuse et désabusée. Que nos amoureuses d'indépendance et de savoir méditent ces cris de douleur que la science et la vie lui arrachaient en plein triomphe: «Que la vie est donc une chose horrible! écrivait-elle à l'occasion d'un anniversaire de sa naissance. Qu'il est bête de continuer à vivre! J'ai trente et un ans, et il est horrible de penser qu'il m'en reste autant à vivre. Bien des personnes me font songer à des insectes dont les ailes auraient été arrachées, plusieurs articulations écrasées, les pattes brisées et qui ne se décident pas à mourir.»--«La création scientifique, disait-elle un autre jour, n'a aucune valeur, puisqu'elle ne donne pas le bonheur et ne fait pas avancer l'humanité. C'est folie que de passer les années de sa jeunesse à étudier; c'est un malheur surtout pour une femme d'avoir des vues qui l'entraînent dans une sphère où elle ne sera jamais heureuse.» Et quand les honneurs lui viennent de Paris, elle répète: «Je ne me suis jamais sentie si malheureuse, malheureuse comme un chien 136.»
Ces plaintes à fendre l'âme partent d'un coeur désespéré. C'est qu'il faut à la femme autre chose que les caresses de la gloire et l'encens de la célébrité. Qu'on la suppose comblée de tous les dons et honorée de tous les succès, il manquera quelque chose à son coeur, parce qu'elle a moins besoin de comprendre et d'être comprise que d'aimer et d'être aimée. A une âme qui a soif de tendresse, tout le génie du monde ne saurait apporter le contentement et la joie. Vainement les créations de son esprit lui attireront l'admiration des spécialistes: elles seront impuissantes à lui assurer ce qu'elle désire par-dessus tout, l'occasion de se dévouer, de rendre à qui le mérite affection pour affection et de répandre à profusion les trésors de sa tendresse sur les élus de son choix. Montaigne a écrit ceci: «Le savoir est un dangereux glaive et qui empêche et offense son maître, s'il est en main faible et qui n'en sache l'usage.» Avis à ceux qui rêvent de mettre cette arme aux mains de toutes les jeunes filles!
Voici, par exemple, une institutrice d'intelligence cultivée, une savante, pour dire le mot. Son énergie et son talent sont d'un homme. Elle n'est plus jeune: le travail de tête a fané son visage; les longues lectures ont fatigué ses yeux. Elle est sèche et raide, sans beauté, sans grâce. Elle le sait et elle en souffre. Et sous cette enveloppe disgracieuse et vieillie, brûle une âme ardente, un véritable coeur de femme, avide de rendre amour pour amour. Préservée de toute chute par l'élévation de son esprit et par l'orgueil de sa volonté, elle s'enferme en une réserve dédaigneuse et froide et se réfugie dans un labeur obstiné, afin de distraire par la fièvre de l'étude son pauvre coeur abandonné qui, à de certaines heures d'isolement, dans le vagabondage des rêveries du soir, aux demi-clartés de la petite lampe, se gonfle malgré elle de tristesse et de regret.
Alors, tout ce qui reste de la femme dans cet être artificiellement virilisé, s'échappe furieusement en révoltes et en malédictions. Que les crises alors sont douloureuses! Et combien d'institutrices les ont traversées? L'une d'elles écrivait à Francisque Sarcey: «Être étrangère partout, sans affection, sans protection: la navrante solitude! Toujours et toujours tourner dans le même cercle! Voilà tantôt vingt-deux ans que cela dure! C'est le supplice perpétuel. J'ai quarante-six ans: c'est demain la vieillesse. Oh! que j'ai peur du désespoir final! Déjà, j'ai songé à finir cette atroce vie de bagne. Un peu de chloroforme, et ce serait fini... Mais non, je crois. Et après 137?» Et si elle ne croyait pas? Décidément, le «préjugé religieux» a du bon.
Outre qu'elle ne donne pas le bonheur, comme l'on voit, la science est incapable, à elle seule, de nous rendre honnêtes et vertueux. Ce serait folie de trop attendre de l'instruction. L'intelligence la plus affinée est impuissante à remplacer la volonté. Voir juste est une chose, bien agir en est une autre. Tel, qui manifeste en esprit une raison éclairée, n'en manifeste aucune dans sa conduite. C'est le caractère qui manque le plus. Il ne suffit pas de connaître le bien pour le pratiquer, ni d'être renseigné sur le mal pour le fuir. A qui n'a pas le courage d'accomplir son devoir, toutes les lumières ne servent de rien. Sainte-Beuve rapporte d'une femme célèbre du XVIIIe siècle, plus réputée pour son intelligence que pour sa vertu, qu'«elle était destinée à être toujours sage en jugement et à faire toujours des sottises en conduite.» Jeanne d'Arc fut une héroïne et une sainte: elle ne savait pas lire, mais elle savait prier. On ne voit pas, au contraire, que tout le génie de George Sand lui ait été de quelque secours pour régler sa vie.
Nombreux sont les hommes qui savent beaucoup et qui trébuchent à chaque pas. La science n'est point une condition de vertu. Jamais la géométrie ou la médecine, le droit ou l'histoire, ne vous rendra aimant si vous êtes égoïste, doux et compatissant si vous êtes dur et brutal. Il n'est point besoin surtout d'être savante pour être vraiment femme. Lisez les discours sur les prix de vertu: vous y verrez les créatures les plus simples et les plus naïves cultiver l'héroïsme, sans soupçonner même la grandeur de leur dévouement. Donnez la même instruction à deux jeunes filles: elle fera souvent de la première un esprit juste et un coeur droit, sans corriger l'autre de sa sécheresse ou de son étourderie.
Il se peut donc qu'une femme soit très vertueuse sans être très instruite. La culture scientifique ne développe pas inévitablement la force morale. Certaines femmes de mérite ont le tort de partager le préjugé sentimental du XVIIIe siècle, qui attribuait à l'instruction toute seule une valeur éducatrice: illusion dangereuse que Taine a percée à jour. Au vrai, il n'y a point de relation nécessaire entre les lumières de l'esprit et la noblesse du caractère.
Mais pour n'être pas absolument moralisatrice, une bonne culture intellectuelle ne saurait tout de même gâter la femme plus que l'homme. Elle peut guérir l'un et l'autre de la routine et de l'intolérance et, en leur faisant mieux voir la vérité, les rendre plus capables de l'aimer et de la servir. Ouvrons donc aux jeunes filles nos établissements de haute culture académique, mais en les prévenant des épreuves et des déceptions qui les attendent. Outre qu'un petit nombre seulement sera capable d'en user pour le profit de leur sexe, pour l'avancement des sciences et l'enrichissement des lettres et des arts, il est à prévoir que l'expérience refroidira peu à peu l'enthousiasme d'apprendre, la fièvre de savoir, le feu sacré dont brûlent certaines têtes éprises de «féminisme intégral». Une sélection se fera parmi ces fières ambitieuses; et je souhaite de tout mon coeur qu'elle ne soit point trop douloureuse.
CHAPITRE VII
Instruisez-vous, mais restez femmes
SOMMAIRE
I.--Tant vaut la femme, tant vaut l'homme.--Supériorité morale du sexe féminin sur le sexe masculin.--Beauté et bonté.
II.--Ce qu'a produit la vieille éducation française.--L'antagonisme des sexes est antisocial et antihumain.
III.--Le vrai et utile féminisme.--Régénération sans révolution.
I
En souhaitant pour la femme future plus d'instruction, plus de lumière, plus de sérieux, notre grande préoccupation est que ce progrès intellectuel ne soit pas acheté par elle au prix d'une diminution morale. Nous ne voulons pas, en fin de compte, que, sous prétexte de science et de liberté, on «dénature» la femme. Toutes ses qualités de coeur, d'affection, de dévouement, nous sont nécessaires. Tant vaut la femme, dit-on, tant vaut l'homme. Le proverbe a raison: si les hommes font les lois, les femmes font les moeurs. C'est que la femme recèle des trésors de pitié, de désintéressement, de vertu, qu'il serait criminel d'appauvrir sous couleur d'autonomie individuelle. Oui; les femmes valent mieux que nous. Là est leur maîtrise, et nous la saluons en toute humilité. En veut-on des preuves?
D'abord, les statistiques établissent que la femme est moins criminelle que l'homme. Pendant l'année 1894, ont été accusés: 1 327 hommes et 377 femmes, de crimes contre les personnes; 2 007 hommes et 264 femmes, de crimes contre les biens. Sur 104 614 récidivistes, on comptait, à la même date, 95 115 hommes et seulement 9 529 femmes. De ces renseignements judiciaires, il résulte qu'il existe plus de coquins que de coquines.
Autre preuve de supériorité morale du sexe féminin sur le sexe masculin: après avoir établi que, dans tous les pays, les divorces sont généralement prononcés à la demande et au profit des femmes, le docteur Bertillon conclut qu'en règle générale, «les hommes font environ quatre fois plus souvent d'insupportables maris que les femmes ne font d'insupportables épouses.» Et pour infirmer ce témoignage, personne n'aura le mauvais goût d'insinuer que les femmes sont peut-être pour quelque chose dans la détestable humeur de leurs conjoints. Elles ne manqueraient point, du reste, d'écraser leur contradicteur sous le poids d'une autorité indiscutable: par la bouche de M. le comte d'Haussonville, l'Académie française a proclamé, dans sa séance du 26 novembre 1896, que «la proportion de la vertu académique est singulièrement favorable aux femmes.» Il est assez rare que les prix Montyon soient mérités par des hommes. La raison en est que «le dévouement est par excellence la vertu de la femme.» Et l'éminent rapporteur ajoutait: «Certaines le pratiquent avec enthousiasme, avec héroïsme, et celles-là, on nous les propose. Les autres, on ne nous les signale même pas. Il paraît toujours si naturel aux hommes que les femmes soient dévouées!»
N'en doutons point: les femmes sont meilleures que nous. Toute leur noblesse est dans l'amour; et qui dit amour, dit sacrifice. C'est leur ambition et leur joie de se donner pour ceux qu'elles aiment, frères et parents, époux et enfants, de se donner pour leurs semblables, non point au grand jour, avec fracas et ostentation, mais en détail et en secret. Et par là j'entends ce constant oubli de soi, cette succession ininterrompue de petits sacrifices obscurs et ignorés, dont se compose la vie d'une femme véritablement aimante: sacrifice de ses jours et de ses veilles, de ses goûts, de ses loisirs, de ses joies, de ses aises, toute cette immolation lente, dont une femme, appréciée en Italie pour son talent poétique, Mlle Sylvia Albertoni, a si bien dit qu'elle «s'accomplit dans le silence du foyer, des écoles, des hospices où la femme, mère, éducatrice, soeur de charité, se consacre toute au bien-être des autres, à les élever, à les sauver de la mort physique et morale 138.»
Non, ce n'est pas une exagération de prétendre que toute femme porte en ses veines un peu du sang généreux de la soeur de charité; et sans aller jusqu'à prétendre qu'elle trouve un plaisir extrême à appliquer des cataplasmes, c'est un fait, glorieux pour elle, que cette besogne d'infirmière ne répugne pas plus à sa délicatesse qu'elle n'effraie son coeur tendre et vaillant. La femme, en d'autres termes, est faite pour panser toutes les blessures. Sa résignation, sa douceur, sa compassion, sa vertu, sont des dons supérieurs que la nature refuse à beaucoup d'hommes éminents, dons aussi précieux, aussi incommunicables que leur génie. Il est doux d'entendre une femme, Mme Arvède Barine, chez laquelle le talent égale la modestie, nous dire avec une simplicité touchante: «Le meilleur de mes idées se trouve dans Pascal; le voici: «Tous les corps et tous les esprits et toutes leurs productions ne valent point le moindre mouvement de charité.» Et ce mouvement est la respiration même du coeur féminin, sa raison d'être et sa vie.
Que voilà bien la dignité et la supériorité des femmes! Les philosophes qui nous représentent le beau comme la splendeur du bien, songeaient sans doute à la femme vraiment femme, dont l'âme est bonne autant que l'enveloppe de chair est belle. En elle, l'esprit et le corps s'harmonisent délicieusement; et de même qu'elle nous surpasse en vertu, en affection, en dévouement, de même encore elle nous prime par l'agrément, la finesse et le charme. Matérielle beauté, immatérielle bonté, tels sont les titres de prééminence que l'homme ne saurait lui disputer raisonnablement. On voit que nous oublions pour l'instant (nous sommes bon prince) qu'il y a des femmes abominablement laides et méchantes; mais quelque nombreuses qu'on les suppose, il est magnanime de les tenir pour une exception. Celles-ci du moins manquent à leur mission, à leur fonction, à leur devoir social, qui est la grâce et la tendresse.
Qu'on ne nous parle plus, en tout cas, de l'égalité des sexes: chacun a ses privilèges de nature, ses qualités originelles et ses prérogatives éminentes. Dès lors, nous pouvons nous dire supérieurs aux femmes en certains points, sans rabaisser leur mérite ni blesser leur amour-propre, puisqu'elles rachètent et compensent ce qu'elles ont en moins par des avantages physiques et des qualités morales, qu'il n'est point donné aux hommes de reproduire également.
II
Mais qui les a faites ainsi vertueuses et vaillantes, sinon cette vieille éducation française, prudente et fermée, que le féminisme a coutume de railler? Il faut cependant constater, pour être juste, que la femme française est restée capable d'héroïsme, de cet héroïsme quotidien qui consiste à tenir tête obscurément à la mauvaise fortune, aux peines, aux privations, aux devoirs de chaque jour, et de cet héroïsme particulier qui, aux moments de panique, consiste à se dévouer quand de plus forts se sauvent. Il faut pourtant confesser (la démonstration en est faite) que le niveau moral des femmes est très supérieur à celui des hommes; qu'elles ont sur nous, notamment, cette primauté rare qu'elles croient encore à l'efficacité des grandes idées, au désintéressement, à l'amour, à tout ce qui élève et ennoblit l'existence, et qu'ayant foi en l'idéal, quelles que soient les amertumes et les désillusions de la vie, elles conservent dans le secret de leurs âmes le trésor des pures aspirations et des généreuses vaillances.
Et si nous voyons autour de nous tant de femmes admirables, c'est donc qu'elle n'est pas si mauvaise, si surannée, si futile, cette vieille éducation qui consiste à entourer la jeune fille de soins jaloux, à la préserver des contacts prématurés du monde, à la couver chaudement sous l'aile de la mère! On ne voit point que tant de précautions l'aient placée en un état d'infériorité avilissante. Initiée prématurément au goût de l'indépendance et à la connaissance des hommes, exposée de bonne heure aux heurts et aux complications de la vie, ne cessera-t-elle point, par contre, d'être une jeune fille «bien élevée»? A la viriliser à outrance, comme un certain féminisme le réclame, elle sera certainement moins timide; est-il sûr, en revanche, qu'elle soit plus charmante aux heures de gaieté et plus courageuse aux jours d'épreuve? Ne soyons pas injustes envers le passé, ne répudions point son héritage. Acceptons-le, au contraire, avec reconnaissance et tâchons de le compléter, de l'enrichir, de l'améliorer, nous disant que, même en cherchant le progrès, même en aspirant à plus de lumière et à plus de liberté, une société ne doit jamais rompre la chaîne de ses traditions morales.
Au point où nous en sommes, la conclusion s'impose. Du moment qu'il n'y a point de sexe qui soit absolument supérieur à l'autre, et que l'homme et la femme ont des aptitudes, des penchants, des goûts, des tempéraments propres et divers, il est logique d'affirmer que ces différences de nature les prédestinent à des fonctions distinctes. Confions donc à chacun d'eux les rôles dans lesquels ils doivent exceller de par leur constitution même. De la dissemblance des organes et des dons, nous induisons un partage d'attributions qui, ainsi que le prouvent les bienfaits de la division du travail, ne peut manquer de profiter à tous. Le bonheur des individus et le progrès de l'humanité nous font une loi de laisser l'homme et la femme à leurs places respectives.
C'est donc à tort qu'on s'efforce d'exciter la compagne contre le compagnon. De grâce, ne parlons plus du «duel des sexes»: au lieu de se traiter en rivaux et en adversaires, qu'ils se traitent en alliés! La vérité est que l'homme ne peut rien sans la femme, de même que la femme ne peut rien sans l'homme. La civilisation dépend de leur entente cordiale, de leur union. D'où il suit que le but de l'instruction et de l'éducation des femmes ne doit pas être le développement égoïste de leur «autonomie mentale». Ni la femme ni l'homme n'ont le droit de travailler ou de vivre pour soi seul. Quelques-uns rêvent de voir la femme libre «faire un solo dans le concert humain.» Cet individualisme, plus ou moins musical, serait antisocial. Je ne le crois pas même capable d'apporter la joie et le contentement à qui que ce soit. Vae soli! L'homme et la femme ne sont point nés pour chanter isolément, mais en choeur. Duellistes, non; duettistes, oui. Il faut que leurs voix se mêlent comme leurs âmes. Étant faits l'un pour l'autre, ils doivent être l'un à l'autre. Point de division, point d'antagonisme. Le peu de bonheur qui se puisse goûter sur terre réside dans l'harmonie des sexes; et s'il arrive que l'accord de deux êtres se fonde en une parfaite correspondance de pensée, d'aspiration, de goût et de volonté, alors la vie de chacun, embellie et amplifiée par la confiance et l'affection, élève le couple humain à la plus haute félicité qui se puisse atteindre ici-bas. Ne séparons pas ce que la nature, dans ses profonds desseins, veut manifestement unir pour le bien de l'espèce et la conservation de l'humanité!
III
Il est néanmoins un féminisme qui, dans le domaine du travail intellectuel, rallierait sûrement l'adhésion de tous les sages. On rencontre trop souvent des femmes purement réceptives, dont c'est la triste fonction de refléter les pensées et les sentiments d'autrui. Quoiqu'elles aient une forme humaine, une forme souvent aimable et gracieuse, quoiqu'elles parlent français comme tout le monde, c'est-à-dire ni bien ni mal, et qu'elles expriment même, de temps en temps, des apparences d'idée ou des ombres de raisonnement, ces êtres flexibles et inconsistants, véritables cires molles où le pouce du maître marque à volonté son empreinte souveraine, ne sont pas des personnes. Leur âme est somnolente et inerte. Elles ont la passivité des choses et la souplesse inconsciente des éponges; elles s'imbibent de toutes les opinions ambiantes; elles prennent le ton, l'allure, l'esprit, les goûts, les tics de leur entourage. Elles produisent un certain effet dans les salons, quand elles ont de la beauté et des manières: ce qui n'est pas rare. Elles savent, à l'occasion, sourire avec grâce ou se guinder avec noblesse. Elles font, non sans élégance, les entendues ou les offensées. Mais ne vous y trompez pas: ces figurantes jouent sans conviction un rôle appris dans le salon de leur mère. Dressées aux rites de la frivolité mondaine, elles n'ont ni volonté, ni caractère, et au lieu de penser et d'agir, elles trouvent leur bonheur à vivre dans l'inconscience stupide des choses. Il leur suffit de servir de muse aux esthètes, d'idole aux artistes et de mannequin aux couturiers.
Mettons que j'exagère. Il demeure que la frivolité des femmes est malheureusement trop fréquente. De la petite ouvrière à la grande dame, la coquetterie occupe, affolle toutes les têtes, et les dépenses de toilette rongent tous les budgets. On ne saurait trop y insister: la plus grande plaie de notre époque, c'est la démoralisation de la femme par le luxe. Eh bien! le féminisme opposé comme réactif à cette puérilité, à cet affaissement, à cette dépravation des âmes, est digne d'encouragement: c'est un féminisme modeste, sincère et généreux, qui convie la jeune fille à faire retour sur elle-même, à se pénétrer de son néant relatif, à se corriger de cette nullité élégante que beaucoup d'hommes recherchent et qui n'est pas sans plaire aux mères, à sortir, par un vigoureux effort, de l'infériorité mentale et morale où ce travers de vanité l'a mise. Ainsi compris, le féminisme aiderait la femme à se raidir, non pas contre le sexe fort, mais bien contre sa propre faiblesse, à s'insurger, non contre les vices des hommes, mais contre ses propres défauts, pour se grandir et se régénérer; il serait, suivant le mot de M. Émile Faguet, «une généreuse révolte de la femme contre elle-même, un désir impatient, impétueux même, de s'amender, de s'améliorer, de se redresser dans tous les sens du mot 139;» bref, ce féminisme serait très légitime, très sain, très digne et très vertueux. Tous les hommes de sens y applaudiraient.
Mais, au lieu de travailler à leur propre perfectionnement, les indépendantes préfèrent à ce relèvement modeste et méritoire un féminisme de protestation criarde et d'émancipation hasardeuse. C'est à qui clamera le plus haut: «Enfants, on nous réprime; jeunes filles, on nous déprime; épouses et mères, on nous opprime!» Et sous prétexte d'affranchissement, armées de leur demi-science, elles s'élancent à la conquête de toutes les professions viriles. On verra tout à l'heure que, pour leur excuse, elles y sont souvent obligées.
LIVRE V
ÉMANCIPATION ÉCONOMIQUE DE LA FEMME
CHAPITRE I
La question du pain quotidien
SOMMAIRE
I.--Aspects économiques de la question féministe.--Aggravation de la loi du travail pour la femme du peuple ou de la petite bourgeoisie.
II.--Point d'accroissement d'instruction sans accroissement d'ambition.--Il faut des places aux diplômées.
III.--Débouchés ouverts a l'activité des femmes.--Le mariage.--Le couvent.--La femme pasteur.
IV.--Plaidoyer pour les vieilles filles.--Leur condition pénible et effacée.--La dévotion leur suffit-elle?
La question féministe est, pour une large part, une question économique. Puisque tant de femmes réclament aujourd'hui le droit au travail, il faut apparemment qu'elles aient besoin de travailler pour vivre. En réalité, le temps qui passe voit s'accroître incessamment le nombre de celles qui sont forcées de gagner leur pain à la sueur de leur front. Le féminisme n'est donc pas un simple caprice de mode, un tour d'esprit, une attitude élégante, une pose. Sans nier que, dans les plus petites villes de province, des femmes existent qui, si appliquées qu'on le suppose aux affaires de leur intérieur, si curieuses même qu'elles soient des affaires de leurs voisins, commencent à s'ennuyer vaguement de leur situation présente, à rêver éperdument d'une situation meilleure; sans contester que l'activité électrique, qui nous enfièvre, entraîne l'épouse, même heureuse, vers un idéal de vie plus agissante, et qu'à mesure qu'elle s'instruit davantage et vise des buts plus élevés, elle trouve plus pénible qu'autrefois de rester confinée dans l'obscurité du ménage; sans méconnaître, enfin, que la trépidation qui nous secoue commence à l'envahir et à l'énerver, et qu'en somme, dans une société tourmentée comme la nôtre, le sexe féminin soit excusable de prétendre jouer un rôle de plus en plus indépendant et personnel,--il est moins douteux encore que, plus nombreuses d'année en année, de pauvres filles bien douées et parfois bien nées, sans ressources, sans dot, sans l'espoir de trouver un mari, sont obligées de lutter, comme les hommes et contre les hommes, pour soutenir leur existence de chaque jour.
I
Cela est vrai de l'ouvrière aussi bien que de la bourgeoise. D'après les plus récentes statistiques, on compte en France 5 381 069 femmes vivant d'une profession, contre 500 000 rentières ou propriétaires. Ce chiffre représente à peu près la moitié de la population féminine âgée de vingt ans et au-dessus. Ce qui revient à dire que la moitié des femmes françaises gagnent leur vie en travaillant.
Dans le peuple, les mères chargées d'enfants ne peuvent plus se vouer exclusivement à leur ménage; elles y mourraient de misère. En plus du besoin qui les condamne, sous peine de mort, à demander des ressources au travail extérieur, le machinisme, qui a renouvelé l'industrie, a porté un coup funeste à l'atelier domestique et jeté l'ouvrière hors du foyer, où elle vaquait à sa tâche coutumière en surveillant les enfants. La vie de famille a été si gravement modifiée par la vapeur et la mécanique, que bon nombre d'ouvrières sont dans la triste obligation de déserter la maison qui fut jadis leur domaine et leur sanctuaire, et de s'enfermer, du matin au soir, dans la promiscuité des fabriques et des usines.
Épouses et mères, telles étaient les deux fonctions de la femme, l'alpha et l'oméga de sa destinée. Maintenant, il lui faut en plus gagner son pain et, à cette fin, abandonner son intérieur pour travailler au dehors. Qu'on s'étonne, après cela, qu'elle revendique le droit à un salaire honorable! Il serait cruel de lui répondre, fût-ce avec un doux regard, qu'elle est faite pour la famille, pour le ménage, pour l'amour. Aimer, avoir des enfants et les élever, garder le foyer et filer la laine, voilà un joli rôle qui pouvait suffire aux heureuses mères d'autrefois; quant à la femme d'aujourd'hui, elle doit quitter la maison pour la fabrique et travailler durement pour vivre pauvrement.
Notre petite bourgeoisie, si digne et si intéressante, n'est pas beaucoup plus fortunée. Depuis vingt-cinq ans, la baisse de l'intérêt et les conversions de la rente ont réduit gravement son modeste budget. Et du coup, le mariage est devenu difficile pour ses filles. Beaucoup même ont dû s'éloigner de la demeure paternelle, qui n'était plus assez riche pour les nourrir et les abriter; et les plus courageuses se sont mises résolument en quête d'un gagne-pain honorable. Il n'est pas excessif de dire que, dans nos classes intermédiaires, le féminisme est né, moins des conceptions très contestables de l'égalité des sexes que de l'appauvrissement du foyer familial et des difficultés croissantes de la vie. Et comme au début les écoles étaient largement ouvertes et les positions universitaires facilement accessibles, les jeunes filles pauvres de bonne famille s'y sont précipitées.
Par malheur, les fonctions de l'enseignement, rapidement envahies et surabondamment occupées, n'ont pas suffi longtemps à l'afflux des aspirantes. Maintenant le féminisme cherche et réclame d'autres débouchés. Pour ce qui est particulièrement des femmes qui ne sont point engagées dans les liens du mariage et qui doivent, comme les filles et les veuves, subvenir par elles-mêmes à leur entretien, il est à conjecturer qu'elles s'appliqueront à forcer l'entrée des nombreuses carrières qui leur sont fermées. En quoi ce mouvement d'invasion pourrait-il blesser la plus stricte justice? Il faut bien travailler pour vivre.
II
Du jour même où l'on s'est décidé à ouvrir aux filles les collèges, les lycées et les facultés, du jour où, pour obéir aux suggestions des pédagogues, on a mis à la disposition de nos demoiselles les brevets et les diplômes, il était facile de prévoir, qu'après avoir pâli sur les livres et conquis laborieusement leurs grades, beaucoup d'entre elles ne se résoudraient point à considérer leurs titres universitaires comme des titres nus, simplement décoratifs, poursuivis avec désintéressement, ad pompam et ostentationem. Aujourd'hui la République distribue la même instruction aux deux sexes; elle équipe et exerce également les filles et les garçons pour les luttes de ce monde; elle leur met en main les mêmes armes et les soumet au même entraînement. Comment s'étonner que bon nombre d'étudiantes manifestent l'intention d'user, comme nos étudiants, des bagages et des munitions dont elles sont aussi abondamment pourvues? Puisque pour elles, comme pour nous, l'existence est un combat, n'est-il pas naturel qu'elles cherchent à tirer parti de leur instruction pour vaincre, c'est-à-dire pour vivre?
La graine de bachelières, de licenciées et de doctoresses devait logiquement s'épanouir en moisson de praticiennes décidées à envahir les bureaux, les prétoires et tous les emplois virils. Lorsqu'une jeune fille a subi le long labeur d'accablantes études et sacrifié au désir d'apprendre son repos, sa jeunesse, sa gaieté, souvent même sa grâce et sa santé, lorsqu'elle mesure la supériorité que son savoir, ses diplômes,--et aussi son orgueil,--lui assurent à rencontre du commun des mortels, comment voulez-vous qu'elle renonce à utiliser cette force patiemment accumulée? Ce serait, de sa part, héroïsme ou folie de se refuser à tirer profit de l'outil qu'elle s'est mis en main. Pourquoi la préparer à la lutte, si elle n'a pas le droit de s'y mêler? Pourquoi lui distribuer les grades et les diplômes, s'il lui est interdit d'en user? Pourquoi lui apprendre un métier, si elle n'a pas le moyen de l'exercer? A cela, l'État n'a rien à répondre. Il est bien inutile d'armer savamment les jeunes filles pour les batailles de la vie, si d'invincibles préjugés les tiennent éloignées du champ de l'action et les relèguent au foyer pour garder les malades et panser les blessés. Instruites comme l'homme, elles entendent monnayer, comme l'homme, leur savoir et leur mérite. Après avoir partagé nos labeurs, elles aspirent à partager nos bénéfices. Cette prétention est dans l'inéluctable logique des choses.
A ce propos, M. Izoulet a écrit: «L'âme féminine a conquis sa dignité mentale et morale, laquelle ne saurait manquer de se traduire tôt ou tard en accroissement de dignité légale, car le passage est irrésistible du psychique au juridique 140.» Rien de plus vrai: comme le flot pousse le flot, un accroissement de lumière engendre un accroissement de conscience; un accroissement de conscience détermine un accroissement de pouvoir; un accroissement de pouvoir provoque et entraîne finalement un accroissement de droit.
Décidée à n'être plus le satellite de l'homme, mais à briller de son propre éclat, sentant qu'elle le peut si elle le veut, il est naturel que la femme réclame le droit au libre travail. Mais ses réclamations seraient moins instantes et moins générales, si le besoin ne la chassait souvent du foyer. Ce n'est qu'en peinant courageusement au dehors que beaucoup parviennent à vivre maigrement à la maison. Qu'on approuve ou qu'on regrette cette transformation de la condition des femmes, il faut la subir. Ce n'est pas un bien, mais une nécessité; ce n'est pas un idéal, mais une fatalité.
Hors de là, quel parti la femme pourrait-elle prendre? Quelle voie pourrait-elle suivre?
III
Pour ne point parler de l'amour vénal que tout le monde doit flétrir et pleurer comme la plus lamentable diminution de soi-même, il est au besoin d'activité des femmes trois débouchés normaux: le mariage, la religion ou l'industrie.
Que le mariage soit la destination la plus conforme aux voeux de l'espèce et aux indications de la raison, c'est à quoi nul ne saurait contredire. La femme n'a pas de plus essentielle mission que d'être épouse et mère. Mais ne se marie pas qui veut. Notre population française compte plus de femmes que d'hommes: 270 000, environ. Bien que cet excédent soit inférieur à celui qu'on relève en Angleterre, il mérite cependant une sérieuse considération. D'autre part, l'effectif du célibat augmentant, le nombre va croissant de celles qui doivent vivre seules et dont l'existence tournera en banqueroute, en misère et en souffrance, si elles n'en trouvent pas l'emploi. Il ne s'agit pas ici des femmes heureuses qui jouissent de la sécurité du lendemain, ou de l'appui d'un mari et des douceurs d'un foyer. A bien des filles et à bien des veuves, il faut une carrière, un gagne-pain. Il convient donc de préparer l'opinion et d'agir sur les moeurs afin d'ouvrir des carrières honorables et lucratives à l'activité inemployée des femmes qui veulent travailler. Combien doivent lutter pour la vie--et souvent contre la vie,--depuis l'ouvrière et la servante jusqu'à la caissière et l'artiste?
Je crains fort que cet esprit nouveau ne se heurte aux scrupules, sinon même aux résistances de l'esprit chrétien. On peut ramener à trois règles la condition des femmes selon la conception de l'Évangile: 1º devant Dieu, la femme est l'égale de l'homme; 2º dans la famille, c'est à l'homme de commander et à la femme d'obéir; 3º dans la société, la femme doit veiller sur le foyer pendant que l'homme travaille au dehors. Fidèle à ce programme, l'Église tient pour désirable que le sexe féminin ne s'épuise point aux labeurs de la vie industrielle, ni ne se dépense aux offices de la vie publique.
Ce n'est pas à dire que les femmes, qui n'ont point de goût pour le mariage ou pour le monde, ne puissent rencontrer dans les institutions religieuses un refuge et un appui. En France et, plus généralement, dans les pays catholiques, l'Église offre au sexe féminin d'innombrables asiles, où filles et veuves trouvent dans la vie de communauté un aliment à leur besoin de dévouement et de charité. Depuis des siècles, l'institution de la virginité monastique a donné au féminisme une solution qu'on a pu longtemps juger suffisante. Aujourd'hui encore, il semble bien que les vocations religieuses ne soient pas en décroissance dans les communautés de femmes. Les statistiques officielles ont constaté 127 783 congréganistes, en 1877, contre 129 492, au 1er janvier 1901. Et ce dernier chiffre, qui comprend sans doute les religieuses étrangères établies sur notre sol, n'indique pas, en revanche, le nombre des religieuses françaises établies à l'étranger. Suivant le R. P. Gaudeau, notre pays compterait seulement 125 000 congréganistes françaises, mais il faudrait ajouter 34 000 soeurs missionnaires disséminées à travers le monde.
Le passé a connu même de véritables sociétés coopératives de femmes qui, sous le nom de «béguinages» ou de «fraternités», offraient aux ouvrières indigentes un réconfort pour leur vertu et une protection pour leur travail. Les membres de ces corporations se plaisaient aux douces appellations de mères, de filles et de soeurs. Certaines de ces communautés se transformèrent en ordres monastiques, en refuges ou en pénitenciers.
Actuellement, chez les catholiques, l'existence des couvents simplifie la question féministe, puisque, d'après les chiffres que nous venons de citer, plus de 160 000 Françaises y trouvent, à peu de frais, une vie honorable et une retraite assurée. Par contre, dans les pays protestants où les asiles de piété ne s'ouvrent plus guère à la femme qui n'a pas le moyen ou le goût de se marier, le malaise est devenu plus aigu. Sans soutien, sans refuge, sans ressources, certaines jeunes filles y sont comme frappées de «mort sociale 141». Que si jamais, par hypothèse, on fermait en France les couvents et les asiles ouverts dans toutes nos villes à toutes les délaissées, à toutes les misérables, aux domestiques sans place, aux malheureuses sans famille, aux femmes déchues ou abandonnées, aux pauvres et aux orphelines, il s'ensuivrait une crise douloureuse, un vide, une angoisse, que l'esprit se refuse à concevoir.
Privées des débouchés du couvent catholique, les femmes protestantes d'Amérique s'insinuent tout simplement dans le clergé méthodiste, baptiste ou unitarien. Elles se font d'emblée «ministres du Verbe divin». Lors de la dernière exposition de Chicago, on a pu voir, le jour de la Pentecôte, de charmantes «ladies» revêtues de l'habit ecclésiastique,--une ample tunique noire passée sur le costume de ville,--prêcher et officier avec une dignité, un art et une grâce qui ont ramené au temple bien des pécheurs endurcis. «Derrière les officiantes, dix-huit femmes pasteurs, nous raconte un témoin oculaire, étaient assises, régulièrement ordinées, parmi lesquelles plusieurs négresses 142.»
Il n'est pas à croire que les prêtres de l'Église catholique aient à redouter une semblable concurrence. La tradition d'abord s'y oppose. Bien que Jésus ait été suivi dans ses courses apostoliques par de pieuses femmes qui l'aidaient de leurs aumônes, on ne voit point qu'il leur ait confié jamais une mission publique. Ce n'est qu'aux disciples d'élection qu'il a dit: «Allez et prêchez l'Évangile à toute créature.» De plus, il est remarquable qu'aucune femme n'assistait à la dernière cène. Pas une parole du Christ, en somme, ne convie les femmes aux honneurs du ministère ecclésiastique. Et depuis lors, une discipline constante les a écartées de la chaire et de l'autel.
A défaut d'autres motifs d'exclusion, la confession suffirait, d'ailleurs, à éloigner les femmes du sacerdoce romain. La femme confesseur,--si agréable que puisse être cette nouveauté par plusieurs côtés très humains,--viderait peu à peu les confessionnaux de leur clientèle habituelle. Que deviendrait le secret professionnel? Comment s'imaginer qu'une femme puisse supporter longtemps d'aussi lourdes confidences sans éprouver le besoin de les épancher en des oreilles amies?
Mais, si naturel que soit le mariage et si consolante que soit la religion, il serait cruel de mettre le sexe féminin en demeure de choisir entre la vie monastique et la vie conjugale, entre Dieu et l'homme. L'Église elle-même n'y songe point. Aussi bien, entre la religieuse et l'épouse, y a-t-il la vieille fille, dont le sort mérite considération.
IV
Les vieilles filles! On ne songe pas assez à leur mélancolique destinée. Il semble que ces pauvres délaissées, qui ont senti se faner lentement leur jeunesse et parfois leur beauté, ne comptent pas dans notre société. La solitude se fait autour d'elles. Leur existence déserte et monotone s'écoule sans bruit. Au sortir de l'enfance, elles s'étaient mises en marche vers l'avenir avec de beaux rêves et de larges ambitions; et d'année en année, les espoirs déçus et les ardeurs refoulées ont creusé à leur front une ride nouvelle et déposé en leur âme une amertume plus cuisante et plus profonde. Et elles passent ainsi, tristes et inaperçues, jusqu'à ce que la mort les prenne. Elles ont manqué leur vie.
On nous dira qu'une vieille fille est rarement aimable, que sa vertu manque de douceur autant que son image, que son coeur est sec comme ses mains sont maigres, qu'elle parle avec aigreur du bonheur des autres, et que, si elle est malheureuse, elle a le tort de ne point s'y résigner avec grâce. Peut-être; mais je tiens ce portrait pour une exception. Je connais de vieilles demoiselles tout simplement exquises. Leur tendresse ingénue, leur candeur souriante, se refuse à croire au mal; mieux que cela: elles l'ignorent. Il y a longtemps qu'elles ont renoncé à chercher le bonheur pour elles-mêmes, n'ayant point d'autre préoccupation que de travailler au bonheur des autres. Elles sont de toutes les oeuvres. Pauvres et orphelins n'ont point de meilleures amies. Nul sacrifice ne les rebute. Et pour utiliser les trésors de maternité inemployée qui se sont amassés en leur coeur, elles épousent la grande famille des malheureux. C'est ainsi que ces vierges grisonnantes, sans perdre leur âme de petites filles, sont devenues, envers ceux qui souffrent autour d'elles, les plus aimantes et les plus dévouées des mères.
Encore faut-il qu'elles puissent vivre; et pour cela, bon nombre sont dans la stricte obligation de travailler. Y pensons-nous assez? Tandis que notre société prodigue la plus scandaleuse indulgence aux vieux garçons, elle réserve tous ses dédains, toutes ses rigueurs, toutes ses plaisanteries aux vieilles filles. Est-ce donc toujours leur faute si elles n'ont pu se marier? Est-il équitable de traiter comme une déclassée, comme une réfractaire, une malheureuse isolée qui, faute d'être épousée devant le maire et le curé, n'a pas le droit d'avoir des enfants? On conviendra que la société serait cruelle de la punir d'une solitude qu'elle n'a point cherchée. Seule, elle doit vivre avec honneur; seule, elle doit conséquemment travailler avec profit. Or, voyez l'ironie des choses: recherche-t-elle une profession libérale? on lui permet de s'y préparer, mais la loi ou l'opinion lui fera un crime de l'exercer; s'adonne-t-elle à un métier manuel? on lui pardonne de peiner autant qu'un homme, mais, à travail égal, on la paiera moitié moins.
A l'encontre de ces préjugés, dont la barbarie finira bien un jour par nous révolter, le féminisme n'est vraiment, pour les filles pauvres, que la revendication de leur honneur et de leur pain.
Et qu'on ne prenne point nos doléances pour une critique détournée des pratiques et des moeurs de l'Église. Outre que la religion est presque l'unique consolation des vieilles filles, nous reconnaissons volontiers que le couvent, avec ses oeuvres d'assistance pour les âmes actives et ses exercices de contemplation pour les natures mystiques, offre encore un large débouché aux ardeurs inoccupées du célibat féminin, et qu'il contribue de la sorte à adoucir l'amertume de la condition faite aux filles qui n'ont pu accéder au mariage et à la maternité. Mais la femme n'a-t-elle ici-bas d'autre raison d'être, d'autre destination naturelle que l'amour conjugal ou l'amour divin? Pourquoi le célibat laïque, honoré chez l'homme, serait-il moins respectable chez la femme? De quel côté est-il le plus vertueux, le plus digne, le plus chaste?
On voudra bien croire qu'il ne s'agit point, dans notre pensée, de laïciser les oeuvres d'apostolat et de charité: nous nous inclinons, au contraire, avec admiration et reconnaissance, devant la robe de bure de nos religieuses. Certains livres ont beau nous présenter le féminisme comme «une religion qui a ses devoirs, ses dévotions et ses voeux,» on a beau nous parler d'ériger la femme nouvelle en «gardienne des lois morales,» d'en faire «l'inspiratrice et la consolatrice de l'humanité,» ou, plus poétiquement, «la chaste prêtresse qui incarnera la moralité la plus haute et le désintéressement le plus absolu,»--on ne fera pas que les vierges de roman puissent remplacer jamais les vierges du sanctuaire. Le mobile de celles-là ne vaut pas l'idéal de celles-ci.
Qu'une fille instruite et clairvoyante, s'exagérant l'égoïsme et les brutalités de l'homme, l'assujettissement et les humiliations de la femme, prenne l'amour en suspicion et le mariage en dégoût, et que, par peur ou par horreur du masculin, elle s'enferme pour la vie dans une virginité farouche et intangible; que, nourrie de lectures hostiles au sexe fort, entraînée, brûlée par le désir ardent de se dévouer au relèvement de la condition féminine, «chaste épouse de l'Idée», elle se détache de la chair et s'enflamme d'un amour spiritualisé qui l'incline à dépenser au profit de l'humanité la tendresse vacante de son coeur, cela se voit beaucoup plus souvent dans les livres que dans la vie. Ce féminisme insexuel, mystique et douloureux, est un féminisme d'imagination, un féminisme de roman. Si rare pourtant que puisse être cette sorte de «religion laïque», nous devons la saluer respectueusement; d'autant mieux que certaines fonctions briguées et poursuivies par la femme moderne ne semblent compatibles qu'avec le célibat. Il ne serait pas impossible, par exemple, que le siècle présent vît naître (je parle sans rire) la vierge médecin.
Là encore, toutefois, nos doctoresses devront subir la concurrence des ordres charitables. Je sais des soeurs de la Miséricorde et de la Charité auxquelles il ne manque, en fait de science médicale, que les brevets et les diplômes. Pourquoi leur serait-il défendu de les conquérir? Après les soeurs gardes-malades, qui aident les petits à naître, pourquoi n'aurions-nous pas un jour les soeurs-médecins, qui aideront les grands à se guérir? Pour être vierge laïque, il suffit de s'éprendre d'un idéal terrestre. Mais si l'amour de l'humanité peut faire des héroïnes, l'amour de Dieu fait des saintes. Au vrai, le féminisme de nos libres vestales, éprises de chasteté orgueilleuse et savante, n'est qu'un emprunt inconscient au vieux christianisme qu'elles méconnaissent, à la loi impérissable du Décalogue et du Sermon sur la montagne qu'elles oublient.
Et pourtant, il faut bien le dire et même s'en réjouir, la dévotion ne suffit point à de certaines âmes, même religieuses, que travaille de plus en plus le besoin d'agir. Nombreuses sont les filles et les femmes qui, par une conception nouvelle de leurs devoirs, revendiquent le droit de s'occuper des grands problèmes sociaux dont notre époque est tourmentée, estimant qu'il leur appartient, sans entrer en religion, de panser les plaies rebutantes, de soulager, sinon de guérir, les misères du pauvre, de combattre, en un mot, les maux innombrables dont leur conscience est scandalisée et leur âme endolorie. A ces femmes de volonté et d'action, la prière ne saurait être le but exclusif de la vie; car elles n'admettent point la foi sans les oeuvres. Et ces oeuvres ne sont pas seulement celles de miséricorde et de charité; aux oeuvres religieuses, elles entendent joindre les oeuvres laïques. Est-ce un bien? est-ce un mal? Il faut répondre à cette question.
CHAPITRE II
Du rôle social de la femme
SOMMAIRE
I.--Charité religieuse et charité laïque.--Le féminisme philanthropique.
II.--Fonctions d'assistance qui reviennent de droit au sexe féminin.--Le relèvement de la femme par la femme.
III.--La question des domestiques.--Doléances des maîtres.--Doléances des servantes.
IV.--L'ouvrière des villes et la mutualité.--Misère a soulager, moralité a sauvegarder.--Aide-toi, la charité t'aidera!
V.--Appel aux riches.--L'assistance publique et l'assistance privée.--Les devoirs de l'heure présente: le devoir social et le devoir patriotique.
I
Non moins que ses devancières, la femme d'aujourd'hui aime à goûter la douceur de se dévouer. Elle préfère encore, Dieu merci! les joies du sacrifice, les tendres inquiétudes de la maternité, les exquises souffrances de l'amour, aux émotions lucratives de la profession d'avocat, à l'orgueilleuse possession d'un siège de magistrat, ou même aux jouissances supérieures d'un mandat de conseiller municipal. Il en est toutefois qui, sans songer à sortir de leurs attributions naturelles, s'impatientent d'une existence obscure et fermée, et qui aspirent à l'action. Si elles tendent à se viriliser, c'est avec la volonté de nous mieux aider. Substituant l'amour de l'humanité à l'amour de l'homme, elles entendent se vouer au service de tous au lieu de se vouer au bonheur d'un seul.
On dira que nos soeurs de charité en font tout autant depuis des siècles. J'en conviens, et ce n'est pas moi qui chercherai à diminuer ce qu'a d'utile et d'admirable l'élargissement de la maternité dans une âme de vierge. Cependant il m'est impossible de croire que les oeuvres d'assistance et de relèvement appartiennent en propre aux congrégations religieuses, et que, hors d'elles, la femme laïque doit vivre pour son plaisir ou pour son intérêt. En France, malheureusement, la plupart des bonnes oeuvres sont confessionnelles, c'est-à-dire catholiques, protestantes ou juives. Par réaction, les autres--et elles sont rares--se disent neutres et sont le plus souvent athées. De là une gêne de conscience pour la femme qui voudrait s'adonner à la charité toute simple, sans s'affilier à une congrégation ni s'enrôler dans un parti.
Or, loin de s'épuiser follement à faire éclore en la femme des virilités inouïes, le féminisme mériterait d'être béni, s'il encourageait seulement à l'activité charitable les femmes embarrassées de loisirs ennuyés et de forces stériles. Puisse-t-il se borner à des leçons d'apostolat! Présentement, les femmes inoccupées sont légion; et le premier but du féminisme doit être de constituer les veuves et les filles indépendantes en associations secourables et de les mobiliser, pour la campagne de moralisation et d'assistance, que nécessite impérieusement le malheur des temps. En se consacrant à cette grande oeuvre humanitaire, sans abdiquer leurs privilèges de charme et de séduction, les femmes peuvent préparer un monde meilleur à nos descendants. Soeur de charité sans la cornette, voilà un rôle digne de tenter une grande âme.
Sans viser ni si haut ni si loin, il est encore au besoin d'activité qui dévore bien des femmes, d'autres emplois plus modestes auxquels suffisent des vocations laïques et des goûts purement séculiers. En ce qui concerne l'instruction primaire et la direction ou le contrôle des oeuvres charitables, pour ce qui est de l'administration des bureaux de bienfaisance ou de la surveillance des services hospitaliers, bref, en tout ce qui a trait à la défense et au soutien de l'enfance et de la vieillesse,--les deux causes qui sont le plus chères au coeur féminin,--nous sommes persuadé que l'on pourrait étendre le cercle de leurs attributions. Pourquoi même (c'est un avis que nous donnons en passant) ne pas leur permettre de grossir la liste des «Amis» de nos «Universités»? Leur patronage ne serait ni moins affectueux ni moins efficace que celui de leurs maris ou de leurs frères.
Et à l'exemple des femmes d'Angleterre et d'Amérique, les femmes françaises feraient bien de chercher dans l'association le moyen de résoudre les problèmes qui intéressent leur sexe et le nôtre. Leurs groupements littéraires, philanthropiques ou professionnels pourraient déterminer, non sans profit pour tous, plus d'un mouvement de réforme dans les directions les plus diverses: instruction publique, inspection du travail, patronages ouvriers, protection de l'enfance, surveillance des nouveau-nés et des nourrices.
Nous voudrions même qu'elles prissent en main les questions des logements insalubres, de l'ornementation des places, des promenades et des rues, de la protection des arbres et de l'embellissement des jardins et des musées. Tout ce qui tient à la beauté et à la salubrité des villes relève de leur compétence et de leur goût. Il n'est pas une «agitation» locale à laquelle les femmes américaines ne prennent part avec entrain. A leur suite, les Françaises pourraient étendre peu à peu leur influence bienfaisante sur les écoles publiques, les bibliothèques populaires, les expositions artistiques et les fêtes urbaines. Leur bonne grâce a quelque chance de relever et d'embellir notre vie sociale, ne fût-ce qu'en rappelant aux hommes les règles souvent méconnues de la douce tolérance et de la civilité puérile et honnête.
Pourquoi surtout (j'y insiste à dessein) ne pas ouvrir largement à leur action les commissions scolaires et les comités de surveillance des asiles, des crèches, des ouvroirs, des refuges, des hôpitaux et des maisons d'éducation correctionnelle? Pourquoi ne pas confier à leur vigilance l'inspection du travail féminin et la tutelle des enfants assistés? Pourquoi ne pas souhaiter que, par imitation de leurs soeurs d'Amérique, les femmes et les jeunes filles de la bourgeoisie riche ou aisée entreprennent de courageuses croisades contre le vice, l'intempérance et l'ivrognerie?
Des oeuvres existent déjà qu'il ne s'agit plus que de propager: l'Union française pour le sauvetage de l'enfance, l'Union française des femmes pour la tempérance, l'Union internationale des amies de la jeune fille, et nos deux Sociétés de secours aux blessés des armées de terre et de mer, et bien d'autres institutions qui manifestent avec éclat la rayonnante bonté féminine. Que les femmes de France se dévouent donc, sans respect humain, à toutes les tentatives de bienfaisance, de moralisation et de solidarité même les plus hardies, et qu'elles laissent dire les routiniers, les poltrons et les pharisiens: ce féminisme chevaleresque est celui des saintes.
II
D'une façon générale, tout ce qui concerne l'assistance publique et les oeuvres de préservation et de relèvement, c'est-à-dire tout le département de la charité, devrait être aux mains des femmes. Leur domaine est là où l'on souffre. Elles sont admirablement douées pour toutes les oeuvres de consolation, de rédemption, de pacification; elles sont plus douces que nous et plus pitoyables; elles ont plus que nous la vocation de la charité. «Une société bien ordonnée confierait à des femmes tous les offices de la bienfaisance.» Cette conclusion de M. Jules Lemaître a reçu du Congrès international d'assistance publique une consécration solennelle. Ce congrès, où trente-six États étaient représentés, a émis le voeu qu'une plus large place fût faite aux femmes dans l'administration de toutes les institutions de bienfaisance publique 143.
Où la police, l'hygiène, la réglementation et la science des hommes échouent, les femmes ont chance de réussir. L'aumône distraite, bruyante ou vaniteuse, pas plus que l'assistance officielle et bureaucratique, ne suffit à réconcilier le pauvre avec le riche. Le coeur doit s'ouvrir avec la bourse. Pour bien donner, il faut se donner. Dans la main qu'on lui tend, il faut que le misérable sente la main d'un ami qui fait le bien pour le bien. La charité supérieure est dictée moins par la pitié que par la justice. Sans faire à l'aumône un crime de poursuivre parfois un mobile intéressé, de calculer avec Dieu, d'escompter les récompenses futures de l'au-delà, encore faut-il que, pour être féconde, elle soit animée d'un appétit de dévouement, d'une tendresse intelligente, d'un élan de maternité morale, où l'on sente non seulement le devoir, mais le besoin et le plaisir de donner.
Telles ces femmes d'Amérique qui ont entrepris une véritable croisade contre l'alcoolisme, la misère et la déchéance légale des femmes avilies, et qui prêchent la décence et la sobriété sur les places publiques, pénétrant dans les brasseries et les cabarets, et appuyant au besoin leurs discours de douces violences pour arracher l'ivrogne à son vice et la prostituée à sa dégradation. Telle, chez nous, l'OEuvre des libérées de Saint-Lazare, fondée par Mme Bogelot, pour préserver la femme en danger de se perdre et fournir à celle qui est tombée le moyen de se réhabiliter. Est-il charité plus admirable? Protéger la jeune fille et relever la femme déchue, rendre aux créatures les plus décriées le respect d'elles-mêmes, visiter infatigablement les hôpitaux, les refuges et les prisons, braver les épidémies et s'installer au chevet des malades pauvres, joindre au don d'argent, qui nourrit et réchauffe le corps, la bonne parole qui rapproche, console et pacifie les âmes, verser généreusement à toutes les misères qui se cachent et sur toutes les plaies honteuses le pur lait de la fraternité humaine: voilà l'instante mission qui sollicite et attend la femme nouvelle.
Nos congrégations n'y suffisent point, de quelque vertu qu'elles soient capables. Et puis leur action est trop circonscrite, trop fermée, trop cloîtrée. Nos admirables soeurs de charité elles-mêmes sont trop exilées de l'humanité. Le mal est au milieu du monde, dans la rue, dans les mansardes. C'est là qu'il faut aller le surprendre et le soigner. Allez-y donc, mesdames, les mains pleines et le coeur jaillissant! Empiétez hardiment sur le domaine de la philanthropie masculine, si sèche et si imprévoyante! Tant que le féminisme ne commettra pas d'autre usurpation, il ne comptera que des alliés parmi les hommes. C'est votre droit d'être associées au soulagement de toutes les souffrances et au redressement de toutes les iniquités.
III
Il est,--à titre d'exemple,--une question très grave que les congrès féministes ont hésité longtemps à évoquer dans leurs assemblées: c'est la question des domestiques (elles sont 650 000 en France), question que les femmes riches ou aisées peuvent résoudre sans sortir de chez elles. Tous ceux qui ont à coeur la paix sociale devraient s'émouvoir de l'abîme qui se creuse de plus en plus entre les maîtresses et les servantes.
Notre intention, bien entendu, n'est pas de plaider ici, auprès des bons maîtres, la cause des mauvais domestiques; et les premiers ne sont pas moins nombreux que les seconds: ce qui n'est pas peu dire. Il n'en est pas moins vrai que la domesticité est une sujétion pénible, dont souvent les supérieurs abusent et les inférieurs pâtissent. C'est ainsi que certaines femmes du monde affichent pour les filles attachées à leur personne un dédain, une raideur, un mépris capables de froisser, de rebuter, d'irriter les meilleures natures. La raison en est d'abord dans l'aversion que ces dames professent pour les travaux du ménage. Comment attendre d'une domestique, qu'elle accomplisse avec exactitude une tâche que sa maîtresse considère comme dégradante? Cela étant, il est logique qu'on tienne pour des êtres inférieurs les serviteurs, que les rigueurs du sort ont condamnés aux humbles besognes de la cuisine ou de la basse-cour.
Chez d'autres mondaines, il y a même, vis-à-vis de la domestique, comme une survivance des abominables sentiments de la matrone païenne pour l'esclave antique. Telle cette parole atroce d'une Parisienne élégante: «Je n'aime pas le pauvre: c'est de la chair à domestique.» Cette femme sans entrailles méritait d'être servie par des furies.
Rien de plus triste encore que la situation des pauvres filles arrivées de la campagne, sans protection, sans argent, qui entrent au service de petits bourgeois peu aisés, chez lesquels la nourriture est mesurée avec parcimonie, tandis que le travail est imposé sans trêve ni sans mesure. Quand elles ont atteint leur majorité, elles peuvent se défendre, et elles n'y manquent pas. Mais comment ne point s'apitoyer sur le sort de la petite bonne de quinze à seize ans, jetée loin des siens sur le pavé des grandes villes et qui, dépourvue d'appui et de conseil, connaissant à peine son métier, accepte tout ce qu'on lui propose, se plie à toutes les corvées qu'on lui inflige. Je recommande aux bonnes âmes la petite bonne à tout faire: elle est presque toujours digne d'intérêt.
On me dira que les domestiques d'aujourd'hui n'ont pas les qualités des serviteurs d'autrefois; que les idées d'égalité et d'indépendance ont surexcité en eux l'égoïsme et l'envie; qu'elles sont d'un autre âge, ces servantes probes et dévouées qui épousaient, en quelque sorte, la famille de leurs maîtres et lui rendaient en fidélité et en respect ce qu'ils recevaient en sollicitude et en affection. A quoi je répondrai que, si vraies qu'elles soient, ces réflexions confirment le mal social dont nous souffrons,--sans le guérir. Et puis, les maîtres n'ont-ils pas fréquemment les domestiques qu'ils méritent? Prennent-ils un soin attentif de leur moralité, de leur santé, de leur avenir? Si l'inférieur a des devoirs, le supérieur a les siens. Voulez-vous que vos domestiques s'attachent à votre maison: montrez-leur, par vos paroles et par vos actes, que vous n'êtes pas indifférents à leur existence.
Encore une fois, nous ne défendons point (on voudra bien le remarquer) les drôlesses, sans conduite et sans honnêteté, qui pillent et rançonnent la maison où elles sont entrées par ruse ou sur la foi de quelque recommandation mensongère. Les maîtres qu'elles exploitent ne font qu'user du droit de légitime défense en se débarrassant au plus vite de ce fléau domestique.
Mais pour combien de pauvres filles honnêtes la domesticité est-elle l'unique moyen de subvenir aux frais de l'existence? Pendant que madame traîne dans l'oisiveté une vie à peu près inutile, ceux qui la servent lui donnent l'exemple du travail continu et soumis. Puisse-t-elle se rappeler que, sans rompre absolument avec les agréments de la société joyeuse qui l'entoure, elle a quelque chose de mieux à faire que de promener à travers les salons sa grâce précieuse et parée! Témoigner à nos soeurs inférieures de l'attachement et de la sympathie est la meilleure façon, pour les privilégiés de la fortune, d'atténuer l'injustice du sort.
On voit qu'à la question des domestiques, nous n'admettons qu'une solution d'ordre moral. Faisant appel aux maîtres et surtout aux maîtresses, nous les prions de se mieux pénétrer de cette idée chrétienne et humaine, que leurs domestiques sont leurs égaux devant Dieu et devant la nature, des êtres qui pensent comme eux, qui souffrent comme eux, et que les progrès de l'instruction et de l'égalité rendent de plus en plus sensibles à l'injustice, à la dureté, à l'humiliation. Ayons le courage de nous dire qu'il leur faut plus de patience et de résignation pour nous servir qu'à nous pour les supporter. Il n'est qu'une réforme de notre mentalité,--la réforme de nous-mêmes,--qui puisse améliorer graduellement la condition de nos inférieurs. Et comme toute révolution morale, cette oeuvre d'éducation ne se fera pas en un jour.
Déjà, cependant, il existe à Paris, et dans les grandes villes, une «Société des amis de la jeune fille», qui ne manquera pas, je l'espère, de prendre sous sa protection les petites bonnes mineures, éloignées de leur famille et dénuées de ressources. Quant aux majeures, elles commencent, un peu partout, à s'unir et à se syndiquer; et nous verrons peut-être un jour les mauvais maîtres mis en interdit par la «fédération» des domestiques et, à titre de revanche, les mauvais domestiques mis en quarantaine par la «coalition» des maîtres.
Pourtant, ces moyens extrêmes nous répugnent. Mieux vaut l'entente que la lutte. Que dire alors des mesures excessives proposées par la Gauche féministe? Celle-ci n'hésite point à mobiliser contre les maîtres toutes les forces coercitives de l'État, réclamant qu'une loi et des règlements fixent le travail des bonnes, les heures de service et les heures de sortie, ou, du moins, que «le travail des domestiques soit assimilé à celui des ouvriers et des employés quant aux conditions d'hygiène et de repos.» Vainement on ferait remarquer qu'en ce qui concerne même les bonnes mineures, il existe un protecteur naturel, la famille, et qu'il serait excessif de lui substituer l'État, d'autant mieux que rien n'oblige une domestique à rester dans une maison où elle se trouve mal payée ou mal traitée: il est entendu que les inspecteurs et les inspectrices du travail auront le droit de contrôler ce qui se passe dans les cuisines. Ne dites pas qu'il faudra créer toute une armée de fonctionnaires pour procéder à ces incessantes visites domiciliaires: il suffira, répond-on, que les bonnes déposent une plainte chez l'inspecteur. Et voyez l'ingénieux détour: la dénonciation tortueuse et lâche remplacera l'inquisition à domicile 144. On ne saurait vraiment imaginer rien de plus libéral: ou l'espionnage ou la délation. Avec un pareil régime, le shah de Perse lui-même se déciderait à cirer ses bottes. Si jamais cette savante réglementation est votée, une loi s'imposera d'urgence pour défendre les maîtres contre la tyrannie des domestiques.
IV
Il est urgent, par ailleurs, que nos élégantes, qui ont le rare privilège de pouvoir soigner leur intelligence et leur beauté, se disent et se persuadent que le sort de la femme qui peine est entre les mains de la femme qui dépense. Rappelons aux dames riches qu'il y a, en France, 950 000 couturières et 30 000 modistes, dont elles utilisent plus ou moins les services. Comme M. Charles Benoist avait raison de dédier son excellente étude sur les ouvrières, à l'aiguille: «A celles qui font travailler, pour qu'elles prennent pitié de celles qui travaillent!» Les patrons subissent le caprice de leur clientèle. Les intermittences de presse et de chômage proviennent de l'irrégularité des commandes. N'est-ce pas pour satisfaire l'intérêt et l'humeur des acheteuses, pour attirer ou retenir leurs clientes si susceptibles et si instables, que chaque magasin, chaque fabricant, s'ingénie à réduire ses prix de vente, en réduisant ses prix de façon? Nous aurions tort de lui en faire un crime: c'est une nécessité qu'il subit à regret. Seulement, comme il n'est pas de limites à la misère, il se rencontre toujours des malheureuses prêtes à travailler à plus bas prix que d'autres moins malheureuses. A cela, quel remède?
Puisque les moeurs règlent le travail plus que les lois, serait-il si difficile à nos belles dames de se concerter entre elles, le confesseur ou le prédicateur aidant, pour aviser aux moyens d'atténuer cet avilissement de la main-d'oeuvre? Il dépend de tout le monde que le travail s'abrège et s'améliore. Faites vos commandes à temps, et bien des veillées seront évitées. Interdisons-nous d'acheter le dimanche, et le repos dominical sera plus facilement respecté. Ce n'est pas assez. La femme riche a le devoir de prendre en main les intérêts de la femme pauvre. Il faut qu'il s'établisse de plus fréquentes et de plus amicales relations entre les rentières du premier étage et leurs soeurs pauvres des mansardes. Voilà une bonne occasion pour le féminisme de montrer ce qu'il peut et ce qu'il vaut. La paix sociale est à ce prix. Si les heureux de ce monde ne se soucient point de secourir la femme du peuple, le socialisme la prendra; et «quand il aura l'ouvrière, nous déclare M. Benoist, nous ne pourrons même plus tenter de lui disputer l'ouvrier.» C'est pourquoi nous souhaitons qu'il s'établisse bien vite, entre les patriciennes du luxe et les déshéritées de la terre, un féminisme de solidarité fraternelle qui pacifie les hommes en réconciliant les épouses et les mères.
C'est surtout à l'ouvrière des grandes villes qu'il importe de tendre une main secourable. Moralement abandonnée au milieu de la foule indifférente, en butte aux embûches et aux plaisanteries des compagnes perverties qui s'appliquent à la déniaiser, en proie aux angoisses du chômage, se brûlant les yeux au travail de nuit, maigrement nourrie, maigrement payée, poursuivie dans la rue par les propositions les plus éhontées, on ne saura jamais à quelles difficultés de vie, à quels héroïsmes de vertu elle doit se condamner pour rester honnête et pure. C'est à peine si les plus économes, en se privant d'un plat, d'une robe ou d'une paire de chaussures, peuvent se payer le luxe d'un livret à la Caisse d'épargne. La plupart vivent au jour le jour. Vienne la morte-saison ou la maladie, elles s'endettent; et quand les infirmités arrivent, c'est l'hôpital qui les attend. Que l'on joigne à cela l'inconstance d'humeur, l'imprévoyance, la légèreté et la coquetterie de la jeunesse, et l'on s'expliquera pourquoi si peu d'ouvrières participent aux bienfaits de la mutualité. Contre 5 326 sociétés de secours mutuels composées exclusivement d'hommes, nous ne relevons, sur les statistiques officielles, que 227 sociétés de femmes. Pourquoi l'adjonction de dames honoraires ne viendrait-elle pas grossir et compléter, par la bienfaisance, les trop faibles apports des membres participants? La mutualité entre femmes, plus encore que la mutualité entre hommes, ne saurait vivre actuellement sans la charité.
L'idée, du reste, fait son chemin. Des oeuvres fonctionnent à Paris, sous le patronage de femmes intelligentes et généreuses qui ont au coeur la religion de la souffrance humaine. Certaines sociétés, comme le «Syndicat mixte de l'aiguille», la «Couturière» et l'«Avenir», ont fondé une caisse de prêts gratuits; et cette entreprise hardie a donné d'étonnants résultats. Ces petites ouvrières, à l'air évaporé, sont des emprunteuses loyales et exactes, qui font honneur à leur signature et se montrent très capables de fidélité dans les engagements et de régularité dans les paiements. Pourquoi les congrégations de femmes, assistées d'un comité de dames patronnesses, n'essaieraient-elles pas de grouper les ouvrières de leur quartier en sociétés d'assistance mutuelle? Pourvu qu'elles aient le bon esprit de séculariser un peu leurs procédés et d'alléger avec mesure les exercices de piété, les communautés sont tout indiquées pour devenir le siège social où les adhérentes se retrouveraient chaque dimanche en famille.
Outre la misère à soulager, il y a chez l'ouvrière la moralité à sauvegarder. Que de tristes exemples la pauvre fille trouve souvent dans sa propre famille! Exténués par une longue journée de travail, les pères et les frères ne se préoccupent guère de leurs filles ou de leurs soeurs. Beaucoup même ne se gênent point pour étaler au logis leur inconduite et leur grossièreté. Vienne alors un de ces ouvriers hardis et blagueurs, prompts aux entreprises, sans retenue, sans honnêteté, dont l'espèce abonde dans les grands centres, et les malheureuses, pour peu qu'elles soient coquettes et curieuses, ne lui feront qu'une faible résistance. Les bonnes amies, d'ailleurs, ne manquent point de les encourager aux pires défaillances. Les scrupules? Des bêtises! Une fille vertueuse est une sotte! Quand on ne peut pas se payer ce que l'on veut, il est simple de se faire offrir ce que l'on désire! «C'est un fait, conclut M. Charles Benoist, que le plus souvent l'ouvrière tombe par l'ouvrier. Il n'est pas d'ouvrier qui n'attaque l'ouvrière; il n'en est pas qui la défende.»
Pour prévenir ces tentations et ces chutes, je ne sais que l'association mixte des patronnes et des ouvrières, assistée, conseillée, commanditée par les dames riches, qui puisse soutenir ou relever les filles du peuple, en leur procurant l'appui moral d'une famille professionnelle 145. C'est ce que M. le comte d'Haussonville appelle, en un livre plein de coeur, «rapprocher celles qui portent les robes de celles qui les font 146.»
En définitive, le mouvement mutualiste ne peut naître et se développer qu'en prenant pour devise: «Aide-toi, la charité t'aidera.» C'est en se conformant à cette règle, que certaines oeuvres sociales sont aujourd'hui en pleine activité: tels les restaurants féminins et les patronages de jeunes ouvrières. Que les femmes riches ou aisées s'enrôlent donc dans cette croisade d'assistance et de moralisation de leurs soeurs malheureuses: le temps presse. Il n'est que la pénétration réciproque des différentes classes de la société pour effacer nos divisions et apaiser nos querelles. La charité officielle et automatique des hommes a un malheur: elle connaît les maladies sans connaître les malades. Si bien qu'un abîme s'est creusé peu à peu entre les petits et les grands, abîme qui ne se peut combler qu'avec plus de sacrifice, plus d'amour et plus de pitié. Mieux entendue, mieux organisée, l'«assistance de la femme par la femme» est seule capable de faire ce miracle, en rapprochant peu à peu, dans une entente fraternelle, la richesse et la pauvreté.
V
Que le coeur de la femme riche ou aisée s'ouvre donc de plus en plus à la bienfaisance et à la charité, et les questions sociales, qui nous affligent et nous inquiètent, perdront peut-être de leur acuité menaçante.
Aux pauvres gens, nés sous une mauvaise étoile, pour lesquels la destinée est, dès le berceau, pleine de pièges et d'amertume, aux malheureux et aux abandonnés que les inclinations d'une hérédité perverse, les tentations d'un milieu corrompu et la contagion des mauvais exemples guettent au foyer, à l'atelier, dans la rue, à tous ceux que mille périls et mille entraînements vouent à la misère, à la souffrance, à la chute, il faut que les heureux de ce monde (ceci soit dit pour les hommes aussi bien que pour les femmes) apportent une tendresse de plus en plus compatissante. Ne disons point que certaines maladies sociales sont incurables, pour nous dispenser d'en chercher les remèdes. Reconnaissons que la vie est inclémente pour les faibles, que le monde est dur aux petits, que les conditions de fortune sont trop inégales, que les compartiments où nous vivons sont séparés par de trop hautes barrières, que les uns ont trop de peines et les autres trop de joies. N'ayons point l'égoïsme ou la lâcheté de nous accommoder des injustices du sort, de nous résigner aux infortunes imméritées d'autrui. Ouvrons notre coeur à plus de pitié, afin de faire régner en ce monde plus de justice et plus de solidarité.
Sans cela, nul système, nul changement, nulle réforme ne servira utilement la cause du progrès et de l'humanité. Bien qu'il soit nécessaire, à mesure que le temps marche et que la société se transforme, de reviser les lois devenues trop dures ou trop étroites, l'expérience atteste que le législateur intervient moins dans l'intérêt des minorités souffrantes que des majorités saines et puissantes. C'est une sorte d'hygiéniste qui se préoccupe surtout de faire la part du mal, d'enrayer la contagion, d'isoler ou de punir ceux qui menacent la santé ou la moralité publiques. La prison et l'hôpital, voilà ses armes et ses remèdes. Que si, d'aventure, il s'alarme de quelque plaie sociale, sa main est trop lourde pour la panser, trop maladroite pour la guérir. Ses lois opèrent par coercition générale, sans se plier à l'infinie variété des maladies et des misères. Il réprime et il frappe de haut, en appliquant à tous même formule et même traitement. Faute de se pencher avec compassion sur chaque infortune, l'État est presque toujours impuissant à l'adoucir. Qui ne sait que, pour soulager vraiment une souffrance, il n'est que de la plaindre? Point d'amélioration sociale sans bonté. Voulons-nous que notre société soit plus hospitalière et notre monde meilleur: soyons humains. Or, ce progrès de la tendresse et de la pitié, sans quoi toutes les lois seraient vaines, est subordonné à l'active coopération de la femme, dont les poètes ont vanté de tout temps «les paroles de grâce et les yeux de douceur.» Sans elle, nulle plaie n'est guérissable. Afin donc de faire entrer dans cette vie plus de justice, plus d'harmonie et plus de beauté, l'obligation incombe à la femme d'élargir nos coeurs,--et le sien, premièrement. Là est, pour elle, le «devoir social» qui, au temps où nous vivons, se complète et se complique, pour chacun de nous, d'un «devoir patriotique». Nous permettra-t-on d'insister sur ces deux grands devoirs? Ce nous sera seulement l'occasion d'un petit sermon en deux points.
L'aurore du XXe siècle émeut d'on ne sait quel trouble, mêlé de crainte et d'espérance, nos âmes inquiètes et impatientes. L'heure présente est triste et rude, l'avenir obscur et menaçant. C'est le rôle de la Française d'aujourd'hui d'empêcher que les soucis de la vie et les préoccupations du monde ne courbent trop bas le front de l'homme vers la terre. C'est sa mission de nous éclairer d'un rayon d'idéal à travers les voies étroites et pénibles de la «cité humaine».
Sur le terrain des oeuvres d'assistance, toutes les femmes de bonne volonté peuvent, Dieu merci! se rapprocher et s'entendre. Qu'il s'agisse de charité évangélique ou de solidarité démocratique, toutes peuvent saluer d'un même coeur la fraternité de l'avenir. A celles surtout qui ont foi en une direction supérieure des événements et des sociétés, aux chrétiennes qui se croient et se sentent les collaboratrices obscures de Dieu, il est facile de voir dans les travailleurs, non des inférieurs, mais des coopérateurs, des compatriotes, des amis, des frères. Pour quiconque sait la puissance de la fortune, et que l'homme doit en être le maître et non l'esclave, et que le riche ne peut mieux s'en servir qu'en la faisant servir à l'amélioration du sort de ceux qui peinent et qui souffrent, c'est une vérité de salut et un précepte de conscience que, pour remuer et conquérir le coeur des déshérités, il faut leur apporter un peu de confiance et d'amour; que ce n'est pas assez de donner ce qu'on possède, qu'il est nécessaire de se donner soi-même; qu'après avoir ouvert largement sa bourse, il importe d'ouvrir largement son coeur, afin d'opposer à la misère qui redouble un redoublement de douceur et de compatissante générosité. A ce compte seulement, nous serons les amis de l'humanité.
Et nous en serons récompensés au centuple, puisque, par un retour des choses qui est la justification humaine de la moralité, nous ressentirons nous-mêmes le bienfait des bienfaits que nous aurons répandus, la joie des joies que nous aurons causées: ce qui fait qu'en améliorant les autres, nous sommes assurés de nous améliorer nous-mêmes, et qu'en cherchant le bien d'autrui, nous aurons l'avantage de travailler à notre propre bien.
Mais l'humanité souffrante ne doit pas nous faire oublier la patrie. Une nation organisée comme la nôtre, une nation qui a un passé, une histoire, des traditions, une nation qui a le respect d'elle-même et la conscience de ce qu'elle est, de ce qu'elle a été et de ce qu'elle doit être, une nation qui se tient et qui veut se tenir debout, la tête haute, la voix ferme et le bras vaillant, a pour premier droit de vivre et pour premier devoir de durer.
Au lieu de cela, il semble que, par instants, notre pays ne croie plus à rien, pas même à son rôle, à sa vitalité, à son avenir, et que, las de soutenir le rude combat pour l'existence, il ait pris le parti de finir gaiement, c'est-à-dire follement, et que, soucieux surtout de s'amuser, «il se donne à lui-même, selon le mot hardi de M. René Doumic, le spectacle de sa décomposition,» préférant mourir en riant que mourir en combattant. Plus de vaillantes ardeurs, plus de fortes ambitions. On ne sait plus vouloir, on ne rougit plus de déchoir. L'effort soutenu nous épouvante. Notre caractère est de ne plus avoir de caractère. On se laisse aller, on s'abandonne. On assiste, en témoin ironique ou larmoyant, à la déroute de la conscience publique, à l'effondrement de la puissance nationale. C'est un suicide lent, un suicide collectif 147.
Et pourtant, j'affirme qu'il est des Français qui ne veulent pas mourir. Et c'est à secouer notre vieille nation fatiguée par tant d'efforts infructueux, énervée par tant de révolutions, épuisée de sang par un siècle de guerres et d'épreuves, que nous convions toutes les femmes de France.
Qu'on ne nous objecte point nos divisions, et que des hommes de toutes classes et de toutes opinions ne se peuvent dévouer longtemps à la même tâche, sans bruit, sans heurt, sans schisme? A cela je répondrai que l'unisson n'existe nulle part, pas même dans les meilleurs ménages. Ce qui n'empêche point les époux de s'unir pour la vie, malgré leur diversité de goûts et d'humeur. Et leur alliance offensive et défensive n'a point de fin, pour peu que l'amour la soutienne et la vivifie. Ainsi, quelles que soient nos divergences de vues, d'idées et de croyances, un même amour doit nous rapprocher et nous unir: l'amour de la patrie, amour puissant, fécond et durable, amour fraternel, qui nous fait oublier nos dissentiments et nos antagonismes, nos préférences et nos antipathies, pour nous rappeler seulement que nous sommes Français, c'est-à-dire enfants de la même mère, unanimement résolus à mettre à son service tout ce que nous pouvons, tout ce que nous valons, pour la rendre plus unie, plus forte, plus prospère, plus redoutable aux rivaux qui la jalousent et aux ennemis qui la détestent.
Voilà les sentiments que je voudrais voir fleurir au coeur des femmes de France, pour qu'elles les transmettent à leurs enfants et les communiquent à leurs hommes. Grâce à quoi, plus respectueux de la solidarité humaine et plus soucieux de notre avenir national, ouverts en même temps aux espérances d'un monde meilleur et d'une patrie plus florissante, nous aurions peut-être le bonheur de voir, par un miracle de la toute-puissance féminine, s'épanouir, sur le vieil arbre de nos traditions françaises, une nouvelle frondaison d'espérances et de nouveaux fruits de bénédiction.
A cet exposé du rôle social de la femme, les socialistes ne manqueront point de sourire. Ils ont un moyen plus simple et plus sûr d'abolir la misère et de renouveler le monde: c'est le collectivisme. Parlons-en.