Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme
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Title: Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme
Author: Charles Marie Joseph Turgeon
Release date: September 17, 2009 [eBook #30009]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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LE
II
L'Émancipation politique et familiale de la Femme
PAR
Charles TURGEON
Professeur d'Économie politique à la Faculté de Droit
de l'Université de Rennes
PARIS
Librairie de la Société du Recueil général des Lois et des Arrêts
FONDÉ PAR J.-E. SIREY, ET DU JOURNAL DU PALAIS
Ancienne Maison L. LAROSE et FORCEL
22, rue Soufflot, 5e arrondt.
L. LAROSE, Directeur de la Librairie
__
1902
AVANT-PROPOS
Non content d'émanciper et de grandir individuellement la femme en réclamant pour elle une plus large accession aux trésors de la connaissance humaine, non content même de l'émanciper et de la grandir socialement en poursuivant son admission aux métiers et aux professions du sexe masculin, le féminisme entend qu'elle exerce une influence plus agissante et plus efficace sur les affaires de l'État et sur la direction du foyer.
C'est ainsi que l'émancipation individuelle et sociale conduit logiquement à l'émancipation politique et familiale. Devenue plus libre de s'instruire et de travailler, pourvue d'une culture intellectuelle plus soignée, investie de fonctions économiques plus indépendantes et plus rémunératrices qui la rehausseront infiniment à ses propres yeux et à ceux des hommes, il n'est pas possible que la femme ne cherche à accroître et à étendre son action dans la double sphère du gouvernement civique et du gouvernement domestique. La laisserons-nous faire?
Dès maintenant, à côté de l'émancipation intellectuelle; pédagogique, économique et sociale, dont nous nous sommes occupé dans nos premières études, les «femmes libres» inscrivent au cahier de leurs revendications l'émancipation électorale, civile, conjugale et maternelle;--et c'est, conformément à notre plan général 1, l'ordre même que nous suivrons en ce livre. Dès maintenant, pour parler avec plus de clarté, le féminisme dénonce avec humeur: 1º l'inégalité électorale qui accorde tout au citoyen et rien à la citoyenne; 2º l'inégalité civile qui assujettit la capacité de la femme mariée à l'autorisation préalable du mari; 3º l'inégalité conjugale qui enchaîne dans les liens du mariage légal l'épouse à l'époux; 4º l'inégalité maternelle qui soumet les enfants à la puissance du père plus étroitement qu'à celle de la mère. Dès maintenant, même, d'excellents esprits ne se font pas faute de déclarer que la condition de la femme dans la cité et dans la famille est susceptible, en plus d'un point, d'amélioration et de progrès. Devons-nous appuyer ou combattre ces nouveautés?
C'est sur quoi nous nous expliquerons, en cette seconde série d'études qui complète et achève la première, avec le souci persévérant de subordonner le préjugé à la justice et de séparer, d'un geste net et franc, la mauvaise herbe du bon grain.
Rennes, 6 juin 1901.
LIVRE I
ÉMANCIPATION ÉLECTORALE DE LA FEMME
CHAPITRE I
Pourquoi la femme serait-elle exclue des prérogatives de la puissance virile
SOMMAIRE
I.--Théorie surannée de l'«office viril».--Ses origines et ses motifs.
II.--Le témoignage de la femme.--Droit ancien, droit nouveau.
III.--La femme tutrice.--Extension désirable de sa capacité actuelle.
IV.--Droit accordé aux commerçantes d'élire les juges des tribunaux de commerce.--Sa raison d'être.
V.--Droit revendiqué par les patronnes et les ouvrières de participer a la formation des conseils de prud'hommes.--Scrupules inadmissibles.
C'est un fait d'expérience que l'émancipation économique entraîne tôt ou tard l'émancipation politique. Une fois en possession d'un rôle social plus libre et plus actif, la femme ne manquera point de réclamer sa part des prérogatives électorales. Déjà même le féminisme la revendique pour elle. A ses assises internationales de 1900, la Gauche féministe, excluant toute mesure transitoire susceptible d'affaiblir la portée de sa manifestation, a voté, par acclamation unanime, la déclaration suivante: «Le Congrès émet le voeu que les droits civils, civiques et politiques soient égaux pour les deux sexes 2.»
Point de doute que cette motion catégorique ne rende plus d'un esprit perplexe. «Si vous rabaissez trop la condition des hommes, diront les uns, les hommes se marieront moins.»--«Si vous ne relevez pas la condition des femmes, répliqueront les autres, les femmes ne se marieront plus.» Qu'on se rassure: hommes et femmes se marieront toujours. Ce n'est pas l'accession des femmes au droit de suffrage qui empêchera le commerce des sexes d'être la douce attraction que l'on sait. La femme changée en homme par la politique, par l'instruction, par la liberté, est une métamorphose qu'il ne faut pas vouloir, sans doute, parce qu'elle serait monstrueuse, mais dont il serait peu sérieux de s'effrayer outre mesure, parce qu'elle n'éloignera jamais des fins suprêmes de la nature qu'une minorité imprudente et détraquée. Il suffit donc de combattre la chimère et l'outrance, pour empêcher qu'elles n'entament et ne pervertissent la masse des honnêtes femmes. C'est un devoir auquel nous ne manquerons point. De là notre constante préoccupation de séparer ce que nous tenons pour un droit, de ce qui nous en paraît l'excès ou l'abus. Cela fait, l'extension des droits civiques au sexe féminin n'attentera point gravement aux grâces souveraines de l'amour.
D'ailleurs, si l'inégalité est la loi de la vie, l'égalité est le rêve de l'humanité. Cet idéal est noble et bon, pourvu qu'il consiste, non pas à rabaisser ce qui est en haut, mais bien à élever ce qui est en bas; car il nous permet alors, sans niveler les supériorités éminentes, d'établir entre les conditions, entre les classes, entre les sexes, un certain équilibre d'estime et de justice, qui empêche les forts de grandir sans mesure et sans frein, et les faibles de diminuer jusqu'à l'effacement et de décroître jusqu'au néant. Nous aurions tort, conséquemment, de nous épouvanter d'une évolution lente, mais continue, qui tend à introduire plus d'équité dans les relations civiles et politiques des hommes et des femmes. Et c'est à retracer ce progrès ininterrompu des moeurs et des lois que nous allons premièrement nous attacher.
I
Fidèles à l'esprit de l'ancien droit, les auteurs du Code Napoléon ont refusé de faire participer la femme à la puissance publique. Était-ce de leur part méfiance instinctive ou pensée de subordination mortifiante? Pas précisément: témoin ce passage du Discours préliminaire, où Portalis déclare contraire à l'équité toute loi de succession qui rétablirait, au profit des héritiers mâles, les anciens privilèges de masculinité. Les rédacteurs du Code civil n'étaient donc pas si hostiles qu'on le croit à l'idée de l'égalité juridique des sexes. Mais ils n'admettaient point que la pudeur permît aux femmes de se mêler à la vie des hommes: In coetibus hominum versari, comme Pothier disait autrefois.
Ce n'est donc point dans un esprit d'exclusion jalouse et despotique, mais par raison de convenance, par délicatesse, en un mot, par respect, que nos aïeux fermèrent au sexe féminin l'accès des fonctions publiques, conformément à la vieille règle romaine: Feminæ ab omnibus officiis civilibus et publicis remotæ sunt. Les rédacteurs du Code civil ont été féministes à leur manière. Mais vous pensez bien que ce n'est pas la bonne,--toute marque de déférence étant considérée aujourd'hui par les dames de la nouvelle école comme un signe d'inégalité blessante.
«Qu'à cela ne tienne! diront les gens portés aux représailles, enlevons nos gants et gardons notre chapeau!»--Nous avons mieux à faire. Outre qu'il serait affligeant de renoncer à la politesse, il nous paraît opportun et juste de renoncer simplement à la théorie surannée des «offices virils.»
Nous entendons par là certaines prérogatives, généralement peu enviables, qui ont été réservées au sexe masculin de temps immémorial. Sur la frontière indécise qui sépare le domaine civil du domaine politique, la tradition a placé un certain nombre de droits qui; que privés par nature, ont été qualifiés publics par définition et tenus, comme tels, pour inaccessibles aux femmes. Ce sont les «offices virils», dont l'idée remonte à l'antiquité romaine. Par application de cette doctrine, il était défendu, hier encore, à la femme de figurer en qualité de témoin dans un acte public, comme il lui est défendu à l'heure actuelle,--à moins d'être la mère ou l'aïeule d'un mineur,--d'exercer la tutelle ordinaire ou de faire partie d'un conseil de famille. Et par analogie, la jurisprudence l'écarté pareillement des fonctions de curatrice et de conseil judiciaire.
Quel est l'esprit de ces exclusions traditionnelles? Ont-elles pour but de grandir le rôle de l'homme et d'abaisser la condition de la femme? Les anciens auteurs leur assignent plutôt comme motifs «l'honneur et la continence du sexe.» Il leur semble qu'à se mêler trop activement des choses de la vie extérieure, 1er femmes auraient plus à perdre qu'à gagner. En tout cas, quelle que soit la pensée qui ait inspiré la théorie de l'office viril, pensée de suspicion dédaigneuse ou de déférence amicale, son résultat certain a été de diminuer l'influence des femmes dans la société en renfermant leur activité dans la maison.
Ces incapacités ont-elles aujourd'hui encore quelque raison d'être? Étudions-les une à une.
II
A l'encontre du témoignage de la femme, on a fait valoir cette considération que les témoins, ayant pour mission de solenniser un acte, sont des mandataires de la société revêtus d'un caractère officiel et investis d'une fraction de la puissance publique. Le droit qu'ils exercent relève donc, de la capacité politique; et à ce titre, la femme ne saurait y prétendre.
Que cette idée ait été celle de nos législateurs, il y a vraisemblance. Certaines déclarations des rédacteurs de 1804 nous le font croire 3. Mais n'ont-ils pas été victimes d'une illusion? Le témoin instrumentaire n'est pas une sorte de fonctionnaire, dépositaire d'une parcelle de la souveraineté nationale, mais une simple caution chargée d'assurer l'exactitude d'une déclaration reçue par un officier public. Comment voir en son intervention une mission d'ordre politique? Ce n'est pas le témoin qui rédige l'acte au bas duquel il appose sa signature; ce n'est pas le témoin qui lui confère la forme authentique ou qui lui imprime la force exécutoire. Son rôle est externe: il atteste un fait. La solennité des actes est l'oeuvre des notaires ou des officiers de l'état civil, chargés par la loi de les rédiger sur la foi des affirmations produites par le témoin. L'«office» que celui-ci remplit n'est donc point d'ordre public ou politique, mais seulement d'ordre civil, d'ordre privé. Pourquoi en exclure les femmes, qui, dans le domaine de la réalité, ont généralement de bons yeux pour «en connaître» et assez de langue pour «en témoigner?»
A défaut de cet argument de droit, il est un argument de fait qui aurait suffi à déterminer les législateurs de 1897 à valider et à généraliser le témoignage féminin.
Puisque les femmes en étaient venues à prendre pour une injure ce qui n'était qu'un hommage, notre loi aurait eu grand tort de leur refuser le droit d'être témoins dans les actes de la vie civile. En se plaçant uniquement au point de vue de l'égalité, les anciennes exclusions ne se comprenaient guère. Si le bon Pothier repoussait le témoignage des femmes, c'est qu'il les considérait comme incapables de toute fonction civique, et que le contact trop fréquent des hommes, que suppose la vie publique, lui paraissait choquant ou périlleux pour leurs grâces et leurs vertus. Mais du moment qu'elles tiennent à traiter d'égal à égal avec les hommes, il n'y avait plus de raison d'exclure leur sexe de ce modeste office, qui consiste à jouer le rôle de témoin dans les actes civils et notariés.
Vous en doutez? Voici une Française majeure dirigeant un commerce, un domaine ou une industrie, ayant sous ses ordres des ouvriers et des commis, des domestiques et des employés; voici une artiste, peintre ou sculpteur, une femme de lettres appartenant à l'élite de la société, une doctoresse en médecine ou en droit, directrice d'école normale, membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique, honorée des palmes académiques et peut-être décorée de la Légion d'honneur:--et malgré tous ses titres, cette femme, admise à jouer dans la vie un rôle utile ou prépondérant, ne serait point recevable à figurer comme témoin devant les officiers de l'état civil dans les actes de naissance, de mariage ou de décès, ni à certifier devant notaire, par sa signature, l'identité d'un comparant, d'un testateur, par exemple, fût-ce son ami ou son voisin! Ce que le premier passant venu peut faire légalement, cette femme considérable ne le pourrait pas? Avouez que l'inconséquence serait un peu forte.
Cela n'est que choquant: voici qui devient bouffon. Dans certains cas, la sage-femme ou la doctoresse en médecine reçoit de la loi l'injonction formelle de déclarer la naissance d'un enfant sous peine d'amende ou même de prison. Mais ne croyez point qu'elle eût pu affirmer, comme témoin, le fait même que le Code l'oblige à dénoncer comme déclarante. Il fallait faire appel à deux mâles quelconques, au commissionnaire et au cabaretier du coin, qui, sans rien savoir le plus souvent de l'événement qu'ils attestaient, appuyaient complaisamment l'acte de naissance de toute la solennité de leur témoignage aveugle. Du côté de la barbe est l'infaillibilité!
A vrai dire, des esprits chagrins, élargissant la question, se demandent avec anxiété si les femmes sont assez véridiques pour être crues sur parole. De fait, il leur est difficile de raconter exactement les choses qu'elles ont faites ou qu'elles ont vues. Il est rare qu'elles soient simplement et entièrement sincères. Une certaine fausseté n'est-elle pas d'obligation mondaine? Est-ce trop dire même que, chez beaucoup d'âmes féminines, la dissimulation est passée en habitude ou devenue un art duquel on tire vanité? Écoutez une conversation de salon entre femmes: que de politesses feintes! que d'amabilités mensongères! M. Lombroso attribue précisément à ce défaut de franchise, la répugnance des anciens peuples à recevoir en justice le témoignage des femmes 4. D'après la loi de Manou, «la seule affirmation d'un homme sans passion est décisive en certains cas, tandis que l'attestation d'une foule de femmes, même honnêtes, ne saurait être admise à cause de la volubilité de leur esprit.» Aujourd'hui encore, paraît-il, le code ottoman décrète que «la déposition d'un homme vaut celle de deux femmes.» Mais là, comme ailleurs, on nous assure que la valeur de la femme est en hausse 5.
Au surplus, il serait injuste de prétendre que toutes les femmes sont fausses. Notre vieille législation elle-même n'a jamais professé vis-à-vis du sexe féminin une suspicion aussi malveillante et aussi grossière. Jamais elle n'a contesté à la femme, par exemple, le droit de témoigner devant la justice criminelle et devant la justice civile, c'est-à-dire de déposer sur des faits intéressant la fortune, l'honneur et la vie des citoyens. Et alors voyez cette nouvelle inconséquence: si l'attestation d'une femme était jugée suffisante pour envoyer un homme à l'échafaud, comment expliquer que sa signature fût jugée insuffisante pour confirmer la déclaration d'un contractant ou d'un disposant?
La justice pénale ne peut se passer de la première, a-t-on dit, tandis que les officiers de l'état civil peuvent se passer de la seconde.--Peut-être; avouons cependant qu'en fait de témoignage, il n'y a pas de motif légitime pour maintenir une si grande différence entre les deux cas. C'est ce que notre Parlement a compris. La loi du 7 décembre 1897 ne fait qu'une réserve: le mari et la femme ne peuvent être témoins dans le même acte. Au cas où ils y figureraient l'un et l'autre, leurs deux témoignages seront considérés comme n'en formant qu'un seul. Et pourtant, si la valeur de la femme possède une valeur propre, elle doit avoir, semble-t-il, une autorité distincte. Notre législation a craint, sans doute, les ententes frauduleuses et les connivences coupables entre les époux. Et cette diminution atteignant le mari comme la femme, le féminisme ne saurait en prendre ombrage.
L'admission du témoignage des femmes est donc une affaire gagnée. Est-ce là une si grande victoire? Jouer le rôle de témoin dans la rédaction des actes publics et privés n'a rien d'extrêmement glorieux. Les hommes le tiennent moins pour un honneur que pour un dérangement et parfois un ennui. Mais puisque les dames voyaient en cette gêne un privilège enviable, pourquoi les en aurions-nous privées? Le Code avait jugé que cet office ne constituait point, par lui-même, une fonction assez honorifique ou assez urgente pour distraire les femmes de leurs devoirs domestiques: du moment, toutefois, que les plus susceptibles s'offensaient d'être exclues de cette corvée, la loi ne pouvait persister plus longtemps à les en affranchir.
La femme a donc le droit de témoignage; et nous devrons croire à la parole de l'«être perfide!» Attendons-nous donc à lire dans les «Notes mondaines» des journaux à la mode, qui rendent compte avec complaisance des grands mariages, les noms de femmes plus ou moins titrées, choisies comme témoins des époux à côté des traditionnels magistrats, généraux ou académiciens. Par contre, les femmes devront déférer dorénavant à l'invitation des officiers publics qui voudraient en appeler à leur témoignage. Il sera loisible aux gens facétieux de faire certifier, en cas de besoin, leur signature et leur identité par les deux plus jolies filles de leur voisinage.
En résumé, personne n'a essayé de conserver aux hommes le privilège dont le Code civil les avait investis, et qui n'avait plus de raison d'être. Ce privilège était même beaucoup moins une faveur qu'une charge. Seulement la femme «nouvelle» n'aime pas à être traitée en enfant gâtée; et puisqu'elle voulait être témoin comme les hommes, on a bien fait de lui donner cette marque de considération morale. La seule chose qui puisse attribuer quelque prix à cette concession, c'est que la tradition en avait fait--à tort, suivant nous,--une dépendance et un attribut de la capacité politique et, qu'admise à témoigner, la femme pourra souhaiter plus logiquement d'être admise à voter.
III
Du moment que la femme ne doit plus être écartée, en tant que femme, des «offices virils», il faut pour le moins, après lui avoir accordé le droit peu enviable, d'être témoin, lui accorder le droit plus important d'être tutrice. En soi, la tutelle n'est pas une charge publique, mais une institution destinée à suppléer l'autorité paternelle. Elle a pour objet l'éducation de l'enfant et l'administration de sa fortune. Elle repose sur une fiction de paternité. Ses attributs sont d'ordre purement privé. Pourquoi en écarter la femme? Habituellement les tuteurs sont d'excellents hommes d'affaires, mais d'assez pauvres éducateurs. L'enfant trouverait mieux, chez une tutrice, les qualités qui sont la raison même de la tutelle, à savoir la tendresse dans la protection. Aujourd'hui les femmes ne peuvent exercer cette fonction, qui leur conviendrait si bien, qu'à la condition d'être mères ou aïeules du pupille. Cependant il est fréquent qu'une soeur, une tante, une cousine même, soit, de toute la parenté, la plus attachée aux orphelins survivants, la plus désireuse de se dévouer à leur éducation, la plus capable d'administrer leur fortune. En refusant aux femmes, autres que les ascendantes, le droit d'exercer les fonctions tutélaires, la loi française leur inflige vraiment une incapacité injustifiée.
En cela, notre Code, loin d'innover, a subi, trop servilement peut-être, l'influence des anciens principes. Par tout le monde chrétien,--et chez nous particulièrement,--la condition légale de la femme est dominée encore par la conception latine qui, pour mieux préserver la modestie et la décence du sexe féminin, a contribué jusqu'à nos jours à l'éloigner des contacts et des compromissions de la vie extérieure. Rien de plus logique, étant donné ce point de vue, que de lui fermer l'accès des charges onéreuses et des postes difficiles. D'autant mieux que la tutelle est parfois obligatoire, les hommes n'ayant pas toujours la faculté de la décliner sans excuse valable; et il a paru excessif d'imposer cette même obligation aux femmes qui ont moins la liberté de leurs mouvements, le goût et l'habitude des affaires. Ce n'est donc pas dans un esprit d'exclusion malveillante, mais plutôt par déférence sympathique, que l'article 442 du Code civil les a écartées de la tutelle, comme aussi des conseils de famille.
Maintenant que les femmes sont moins confinées qu'autrefois dans leur intérieur et qu'elles inclinent à prendre les prévenances de l'homme pour des précautions intéressées de geôlier, on pourrait, sans inconvénient, les admettre à siéger dans les assemblées de famille et leur permettre d'assumer les devoirs de la tutelle, en leur laissant toutefois la faculté de décliner ces charges et ces responsabilités. Soyons sûrs qu'en leur ménageant ces facilités d'exemption, elles n'abuseront pas des droits nouveaux qui leur seront conférés; car elles auront tôt fait de reconnaître qu'ils constituent moins des prérogatives honorables que des fardeaux pénibles et des obligations graves. Mais du moins la tante, la bonne tante qui contribue si souvent à élever ses neveux et nièces, pourra être tutrice des petits qui se sont habitués à la regarder et à la chérir comme une seconde mère. Et de ce fait, notre loi servira utilement les fins de la nature.
IV
Où la femme contemporaine,--qui n'aime plus guère à filer la laine dans la paix et l'ombre du foyer,--se plaît encore à dénoncer la «loi de l'homme», c'est en matière d'élections professionnelles. Ouvrière ou patronne, elle entend participer à l'élection des prud'hommes qui ont mission de trancher les différends du travail; industrielle ou négociante, elle prétend prendre part à l'élection des juges consulaires qui siègent dans les tribunaux de commerce. Et pourquoi pas?
En cent industries considérables, telles que la couture, la lingerie, les modes, les fleurs, les confections, il n'y a que des femmes, ouvrières ou patronnes. En mille autres fabrications, dans les manufactures de tabac, dans les imprimeries, dans les grands magasins, la femme travaille en compagnie de l'homme, comme caissière, employée ou manoeuvre. Obligée de mener à ses côtés une sorte d'existence virile, on ne comprend plus que la loi civile ou commerciale lui impose une condition différente. Nous trouvons bon qu'ouvrière, elle vive de son travail et tienne ses engagements, que patronne, elle supporte la responsabilité de sa direction et fasse honneur à sa signature et à ses échéances, que, dans toutes les conditions, elle paie sa part d'impôts: bref, nous la traitons en homme pour tout ce qui est charge fiscale et obligation civile. Pourquoi la maintenir, relativement à ses droits, en une subordination inconséquente?
N'oublions pas que l'expérience de la vie pratique l'a rendue aussi habile et aussi vaillante, et parfois plus économe, plus ingénieuse, plus commerçante que bien des hommes. Souvenons-nous encore que l'instruction l'a dotée d'une culture moyenne que bien des ouvriers ou des marchands pourraient lui envier. Égale au sexe fort en lumières, en activité, en responsabilité, pourquoi ne jouirait-elle pas, au point de vue professionnel, des mêmes prérogatives et des mêmes garanties? Pourquoi lui refuserait-on les mêmes droits pour agir, les mêmes armes pour lutter, les mêmes appuis et les mêmes secours pour se défendre?
Disons tout de suite qu'en matière commerciale, l'égalité est faite. Depuis la loi du 23 janvier 1898, les femmes commerçantes sont admises à concourir aux élections des tribunaux de commerce. C'est justice. Du jour où le législateur avait étendu aux élections consulaires le principe du suffrage universel et considéré le droit de vote comme une conséquence légale de la patente, la raison exigeait qu'il en accordât l'exercice aux commerçants patentés des deux sexes, indistinctement. Plaidant devant des juges, à l'élection desquels elles n'avaient pas participé, les femmes étaient placées dans un état d'infériorité choquante. Choisis seulement par les hommes, les magistrats risquaient même d'être soupçonnés de partialité vis-à-vis de leurs électeurs masculins. Une fois le principe de l'élection admis, les juges de tous devaient être élus par tous.
L'égalité entre le commerçant et la commerçante a soulevé pourtant d'étranges objections. On s'est ému à la pensée que la gardienne du foyer pût quitter son comptoir, à de rares intervalles, pour déposer dans l'urne son bulletin de vote. Le scrupule était plaisant. Les hommes ne tiennent guère à l'honneur d'élire leurs juges: dix pour cent des électeurs inscrits consentent, non sans peine, à se déranger pour le renouvellement des tribunaux de commerce. C'eût été tout profit pour la magistrature consulaire, si l'admission des femmes au scrutin avait réveillé le zèle endormi des commerçants. Cet espoir a été déçu. L'expérience toute fraîche de la nouvelle loi a montré que les femmes préfèrent, autant que les hommes, la maison de famille à la salle de vote.
D'abord, les commerçantes ont mis bien peu d'empressement à se faire inscrire sur les listes; puis, au jour du scrutin, l'abstention a été générale. Même à Paris, il n'est guère que les dames de la Halle qui aient pris à coeur de déposer leur bulletin dans l'urne: ce qui prouve qu'en dehors de quelques personnalités bruyantes, pour lesquelles le féminisme est une profession ou une distraction, les Françaises, qui sont simplement femmes, se soucient médiocrement des revendications, même légitimes, autour desquelles on mène si grand tapage.
Ce n'est pas une raison de leur refuser ce qui leur est dû. Créancière, la femme a le droit de voter dans l'assemblée des créanciers, pour accorder, ou non, le bénéfice du concordat au débiteur failli; actionnaire d'une compagnie ou d'une société, la femme a le droit de participer à l'élection du conseil d'administration; et commerçante, elle n'aurait pas le droit d'élire les juges qui tiennent en leurs mains sa fortune et son honneur? Pourquoi trouverait-on si extraordinaire l'électorat consulaire de la femme, quand on trouve si naturelle la participation des institutrices à l'élection de leurs assemblées professionnelles?
Je sais l'objection: l'éligibilité suivra l'électorat. L'un ne va point sans l'autre. Erreur! Les électeurs qui n'ont pas quarante ans ne sont pas éligibles au Luxembourg; les électeurs qui n'ont pas vingt-cinq ans ne sont pas éligibles au Palais-Bourbon. Si tout le monde a le droit d'être représenté, tout le monde n'a pas le droit d'être représentant. Et c'est heureux! On sait que la femme magistrat nous inspire peu de confiance. L'impartialité n'est pas son fort, la justice n'est pas son fait. Contentons-nous, pour le moment, d'admettre les commerçantes à choisir leurs juges sans les admettre personnellement à juger. L'expérience des dernières élections montre que ce droit de vote n'a rien qui puisse effrayer les hommes.
V
Il y a même raison d'admettre les femmes à la nomination des Conseils de prud'hommes. Cette juridiction de famille est saisie fréquemment de litiges qui intéressent les ouvrières. Sur 3858 affaires jugées par elle, en une seule année, 1360 ont concerné des femmes 6. Ici donc, les réclamations féminines sont d'accord avec l'équité, le bon sens et l'utilité générale; et nous les appuyons de toutes nos forces.
Sait-on qu'en 1892, la Chambre des députés, remaniant la loi sur les Conseils de prud'hommes, s'était laissée aller à voter l'électorat des femmes? Mais après les avoir admises à élire, concurremment avec les hommes, les membres de ce tribunal professionnel, certains parlementaires trop pressés se demandèrent pourquoi les femmes ne seraient pas aussi valablement élues. A cette question, la majorité répondit par une distinction prudente et sage: «Électeurs, oui; éligibles, non.» Toutefois, le motif qui détermina surtout nos députés est le plus amusant du monde. «Proclamez, fut-il dit, non pas seulement l'électorat, mais encore l'éligibilité des femmes; faites qu'un beau jour certaines dames ou demoiselles soient élues: comment appellerez-vous ces nouveaux juges? Des femmes prud'hommes ou des prud'hommes femmes? Des prud'femmes ou des femmes prudes?» M. Floquet lui-même, qui présidait les débats, se déclara très embarrassé pour trouver un titre à la loi nouvelle. Et l'éligibilité des femmes fut enterrée sous les plaisanteries. Nos députés ont, vraiment, beaucoup d'esprit.
L'égalité a pris sa revanche au cours de la législature suivante. Si le Sénat entre dans les vues de la Chambre des députés, les femmes pourront bientôt juger les différends qui intéressent le travail. Souhaitons qu'enfermé dans ces questions d'ordre professionnel, leur esprit de justice, dont beaucoup d'hommes se méfient, donne pleine satisfaction aux justiciables des deux sexes!
Quoi qu'il en soit, le Moyen Age, qui fut souvent plus libéral que notre époque, ne s'était pas arrêté à nos scrupules de fond ou de forme. Les tisserandes de «couvre-chefs» avaient une représentation professionnelle, et les patronnes qui la composaient s'appelaient bel et bien «preudofemmes 7». Sans même les admettre à juger, il faudrait du moins les admettre à voter, puisque les femmes employées dans l'industrie peuvent, depuis la loi du 21 mars 1881, se constituer librement en syndicats ouvriers ou patronaux. Au moment où l'on s'apprête à leur ouvrir de plus en plus largement nos bureaux de bienfaisance, nos commissions scolaires et nos administrations hospitalières, on ne comprendrait pas qu'on hésitât plus longtemps à leur concéder le droit d'intervenir dans le choix de leurs juges professionnels. Nous opposera-t-on que, pour maintenir l'harmonie dans les familles, il importe de laisser la femme en dehors des luttes électorales? Mais ce souci de paix sociale n'a pas empêché notre Parlement d'accorder aux commerçantes l'électorat consulaire; et s'il n'y a pas d'inconvénient à ce que la patronne exerce le même droit que le patron, on ne voit point qu'il y ait péril à ce que l'ouvrière exerce le même droit que l'ouvrier.
Plus généralement, toutes celles qui apportent à la société leur labeur quotidien dans l'industrie, le commerce ou l'agriculture, nous paraissent également qualifiées pour élire les mandataires chargés de représenter leurs intérêts et de résoudre leurs différends. Il serait juste autant que rationnel de leur accorder l'électorat aux Conseils de prud'hommes, et même aux Chambres d'agriculture dont la création est à l'étude. Sur nos 17 435 000 paysans, on compte 7 500 000 femmes, dont beaucoup dirigent une exploitation rurale. Dans l'industrie, on trouve 20 patronnes sur 100 patrons, 35 ouvrières pour 100 ouvriers. Pourquoi ces femmes seraient-elles privées du droit de participer, avec les hommes, à l'élection de leur représentation professionnelle?
«Faites-leur cette grâce, nous dit-on enfin, et vous éveillerez en elles d'autres ambitions plus graves.»--Cet aveu nous livre le secret des résistances, que beaucoup d'esprits timorés opposent aux revendications les plus légitimes de la femme. A les entendre, l'électorat professionnel serait la préface et comme l'avant-goût de l'électorat politique. Les féministes, à vrai dire, y comptent bien. Ces craintes des uns et ces espérances des autres nous sont une transition à la grosse question des droits civiques de la femme: et l'étude de ce problème irritant nous entraînera forcément à d'assez longs développements.
CHAPITRE II
Vicissitudes et progrès du suffrage féminin
SOMMAIRE
I.--Position de la question.--Traditions juridiques et religieuses hostiles a l'Électorat politique des femmes.--La révolution a-t-elle été féministe?--Olympe de Gouges et sa déclaration des «droits de la femme et de la citoyenne.»
II.--Appels de quelques françaises au pouvoir judiciaire et au pouvoir législatif.--Les expériences américaines.--Les innovations anglaises.
En ce qui concerne le rôle politique de la femme, j'ai deux idées très arrêtées que je tiens à énoncer sur-le-champ. C'est d'abord, chez moi, une conviction solidement assise que la femme devrait être électeur au même titre que l'homme; ensuite, et si désirable que soit le droit de voter que je réclame pour elle, j'ai la ferme assurance qu'elle n'est pas près de l'obtenir en notre libre et galant pays de France.
I
Reconnaissons tout de suite que le suffrage des femmes est une de ces nouveautés hardies qu'il est naturel de trouver dangereuses et révolutionnaires, parce qu'elles se heurtent à l'opposition immémoriale des hommes. «C'est dans l'intérêt de l'ordre et des bonnes moeurs, lisons-nous dans le beau livre de M. Gide sur la Condition privée de la femme, que tous les législateurs ont, comme d'un commun accord, refusé à la femme toute participation aux droits politiques. De tout temps, l'instinct des peuples a senti que la femme, en sortant de l'ombre et de la paix du foyer pour s'exposer au grand jour et aux agitations de la place publique, perdrait quelque chose du charme qu'elle exerce et du respect dont elle est l'objet 8.» Telle est bien, en effet, l'objection traditionnelle: elle est d'ordre moral. Les stoïciens de l'ancienne Rome l'invoquèrent unanimement pour fermer aux femmes l'accès de la vie publique. Le jurisconsulte Ulpien trouvait inconvenant qu'elles exerçassent des offices virils, ne virilibus officiis fungantur mulieres. Une telle liberté s'accorderait mal avec la pudeur de leur sexe, ne contra pudicitiam sexui congruentem alienis causis se immisceant 9. Non qu'elles manquent de jugement, ajoutait le jurisconsulte Paul, non quia non habent judicium; mais la coutume s'oppose à ce qu'elles remplissent les charges civiques, sed quia receptum est ut civilibus officiis non fungantur 10.
Le christianisme n'enseigne pas autre chose. D'après saint Paul, les femmes doivent être exclues des affaires publiques; elles n'ont point à élever la voix dans les assemblées: «Qu'elles écoutent en silence et avec une pleine soumission, leur dit l'apôtre sans le moindre ménagement. Je ne leur permets pas d'enseigner ni de dominer sur les hommes; car Adam a été formé le premier, et c'est Ève qui fut cause de la prévarication 11.» On peut donc opposer au suffrage des femmes et la tradition romaine et la tradition ecclésiastique. Païens et chrétiens, juristes et canonistes, professent sur le rôle politique de la femme les mêmes sentiments peu aimables, les mêmes idées de méfiance et d'exclusion.
Et les modernes ne pensent guère autrement que les anciens. Certes, on ne peut pas dire que les scrupules juridiques et, encore moins, les objections religieuses aient embarrassé beaucoup les hommes de la Révolution; et pourtant, malgré leur fièvre d'émancipation, ils se montrèrent peu favorables à l'accession des femmes à la vie publique. Je ne vois guère que le généreux Condorcet qui, dans son Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales, paru en 1788, ait réclamé le vote politique des femmes. En tout cas, nos féministes actuels ne peuvent s'autoriser des «grands ancêtres de 93.» Un décret spécial de la Convention interdit expressément les clubs et sociétés populaires de femmes. L'excentrique Olympe de Gouges, plus renommée par sa beauté que par ses oeuvres, avait réuni autour d'elle un petit cercle de femmes «patriotes», et c'est en leur nom qu'elle adressait aux représentants de la Nation ses discours et ses brochures. Cette agitée fut la première des féministes. Elle avait de la bravoure et aimait la franchise. Elle ne ménageait point ses contemporaines, dont «la plupart, disait-elle, ont le coeur flétri, l'âme abjecte, l'esprit énervé et le génie malfaiteur.» Mais elle rêvait justement de les relever de ces infériorités morales et intellectuelles, en réclamant pour son sexe l'éducation qu'on donnait aux jeunes gens. «Qu'on nous mette des hauts-de-chausse, écrivait-elle, dès 1788, en l'un de ses romans, et qu'on nous envoie au collège: vous verrez si on ne fera pas de nous des milliers de héros.» Plus tard, elle exposa, dans une brochure dédiée à la reine, toutes les doléances féminines. En 1791, s'adressant directement à l'Assemblée nationale, elle l'invita à compléter son oeuvre par la «Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne.» Et à ce propos, elle développa, en dix-sept articles, les «droits naturels, inaliénables et sacrés de son sexe.»
Voici un échantillon de cette profession de foi qui, une fois admis les principes de la Constitution nouvelle, se recommandait par la plus parfaite logique: «La femme naît libre et égale à l'homme en droits; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.--Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, qui n'est que la réunion de l'homme et de la femme.--La loi doit être l'expression de la volonté générale; toutes les citoyennes, comme tous les citoyens, doivent concourir à sa formation personnellement ou par leurs représentants.--Elle doit être la même pour tous. Toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.--La femme a le droit de monter à l'échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la tribune 12.» La Révolution ne lui accorda que l'égalité devant la guillotine: arrêtée le 20 juillet 1793, Olympe de Gouges mourut courageusement.
En somme, la Constituante seule a fait mention des femmes dans le dernier article de sa Constitution, et ç'a été pour remettre le dépôt de son oeuvre à «la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères.» Les femmes révolutionnaires se virent rebutées même par la Commune de Paris. A une de leurs députations le doux Chaumette criait du haut de la tête: «Depuis quand est-il permis aux femmes d'abjurer leur sexe, d'abandonner les soins pieux de leur ménage et le berceau de leurs enfants, pour venir, dans la tribune aux harangues, usurper les devoirs que la nature a départis à l'homme seul 13?»
II
Depuis lors, les femmes ont sollicité vainement leur inscription sur les listes électorales. En 1880, quelques fortes têtes refusèrent de payer leurs contributions, «laissant aux hommes, qui s'arrogent le privilège de gouverner, d'ordonner et de s'attribuer le budget, le privilège de payer les impôts qu'ils votent et répartissent à leur gré.» A cette protestation ironique, le Conseil de préfecture de la Seine répondit, le plus sérieusement du monde, que les droits politiques n'étaient point le corrélatif nécessaire de l'obligation fiscale. En 1885 et en 1893, nouvelles réclamations, nouveaux refus. Une citoyenne entêtée se pourvut en Cassation, invoquant le principe du suffrage universel et la Constitution de 1848, aux termes de laquelle, «sont électeurs, tous les Français âgés de vingt et un ans et jouissant de leurs droits civils et politiques.» Cette formule masculine, disait-elle, n'est pas exclusive du sexe féminin, conformément à cette vieille règle d'interprétation: Pronunciatio sermonis in sexu masculino ad utrumque sexum plerumque porrigitur. La Cour de cassation rejeta le pourvoi, en s'appuyant sur l'esprit de la loi et la pratique constante du suffrage viril 14.
Battues devant les autorités judiciaires, les femmes se sont tournées, de guerre lasse, du côté du pouvoir législatif. Sans obtenir du Parlement la reconnaissance de leurs droits politiques,--et elles ne l'obtiendront pas de sitôt!--leur persévérance, toutefois, a été partiellement récompensée. On a vu, en effet, qu'une loi du 23 janvier 1898 avait conféré aux femmes commerçantes le droit d'élire les juges des tribunaux de commerce; et en 1901, la Chambre des députés leur a concédé une faculté analogue pour les élections des conseils de prud'hommes. Mais il est à craindre que ce projet ne reste en détresse au Sénat. A part cette double démonstration, dont la dernière est platonique, les féministes françaises n'ont pas encore,--les malheureuses,--de victoires positives à inscrire sur leur drapeau.
Comment ne pas les plaindre, quand on songe que certaines femmes américaines possèdent et exercent les droits politiques depuis un quart de siècle? Et si heureux ont été les résultats de cette réforme libérale, que la représentation du Wyoming a décidé d'en faire part au monde entier. Lisez plutôt: «Attendu que, sans l'aide d'une législation violente et oppressive, sans causer aucun dommage, le suffrage féminin a contribué à bannir de l'État la criminalité, le paupérisme et le vice; qu'il a assuré la paix et l'ordre dans les élections et donné à l'État un bon gouvernement; que, depuis vingt-cinq ans de suffrage féminin, aucun comté de l'État n'a dû établir de refuge pour les pauvres; que les prisons sont à peu près vides, et qu'à la connaissance de tous, aucun crime n'a été commis dans l'État, si ce n'est par des étrangers:--par ces motifs, le parlement de Wyoming décide que les résultats de son expérience seront transmis à toutes les assemblées législatives des nations civilisées, en les engageant à octroyer à leurs femmes les franchises politiques dans le plus bref délai possible 15.»
Ce manifeste est à méditer. Est-il croyable que l'immixtion des femmes dans les affaires publiques ait eu de si admirables effets, sans que la pudeur de leur sexe en ait été sérieusement atteinte? Que faut-il donc penser de la vieille maxime: Verecundia sexus non permittit mulieres se virorum immiscere coetibus? Ce qui fut nécessaire aux femmes d'autrefois serait-il inutile aux femmes d'aujourd'hui? Après tout, le temps marche si vite qu'il est difficile d'admettre que le monde reste en place.
Sait-on qu'à l'heure actuelle, dans la plus grande partie de l'Australie, les femmes jouissent de l'électorat politique, et que citoyens et citoyennes y votent sur un pied de complète égalité? que, plus près de nous, en Angleterre, les femmes sont électeurs pour les conseils de comté qui correspondent à nos conseils généraux, électeurs et même éligibles pour les conseils de district qui rappellent nos conseils d'arrondissement? Sans aller jusqu'au droit de représentation parlementaire, pourquoi n'admettrait-on pas chez nous, comme de l'autre côté de la Manche, la coopération de la femme lettrée aux commissions scolaires, et même la participation de la femme contribuable aux élections municipales? Bien plus, le mercredi 3 février 1897, le Parlement anglais s'est prononcé, à une majorité de 71 voix, en faveur de l'admissibilité des femmes à l'électorat politique.
Je sais bien que l'Angleterre n'est pas un pays de suffrage universel ni de service militaire obligatoire, et que ces différences de situation ne permettent pas d'étendre à la France, par simple analogie, l'initiative qu'ont prise nos voisins d'Outre-Manche. Ajoutons que la Chambre des Lords ne semble point partager les vues de la Chambre des Communes. Mais si la question de l'électorat féminin n'est pas encore résolue en Europe, elle a cessé, du moins, d'être un problème de philosophie sociale pour entrer dans les réalités vivantes de la politique.
CHAPITRE III
Le suffrage universel et l'électorat des femmes
SOMMAIRE
I.--Tactique habile des anglo-saxonnes.--En France, le suffrage universel ne remplit pas sa définition.--Pourquoi les françaises devraient être admises à voter.
II.--Exclure la femme du scrutin est irrationnel et injuste.--Égalité pour les hommes, inégalité pour les femmes.
III.--L'exemption du service militaire justifie-t-elle l'incapacité politique du sexe féminin?--Que le vote soit un droit ou une fonction de souveraineté, les femmes peuvent y prétendre.
I
La question de l'émancipation politique des femmes a été fort bien posée par les Anglaises et les Américaines; et c'est une raison de plus pour qu'elle fasse son chemin. Les Anglo-Saxonnes ont distingué d'abord entre l'électorat et l'éligibilité, se bornant sagement à réclamer le droit de voter sans prétendre, pour l'instant, au droit de représentation. En effet, beaucoup de ceux qui inclinent à laisser les femmes participer largement à nos élections, éprouvent, par contre (et c'est mon cas), toutes sortes de répugnances à les voir jouer un rôle actif dans nos assemblées délibérantes. Ensuite, procédant par une gradation méthodique, le féminisme anglo-américain s'est attaché à démontrer que les femmes ont intérêt et qualité pour prendre part aux élections communales; puis, ce premier droit acquis, il a revendiqué leur coopération aux élections provinciales; enfin, ce second point gagné, il s'est appliqué à réclamer le droit de voter pour les assemblées législatives. La question en est là. Savez-vous plus habile tactique et plus adroite diplomatie? Et il y a des gens qui prétendent que les femmes n'ont pas l'esprit politique!
Notons, en outre, que cette marche progressive, ce sens pratique des difficultés et des résistances, ce goût de l'action prudente et mesurée, n'a pas empêché la femme anglo-saxonne d'apercevoir que la commune, la province et l'État ne sont, au fond, que trois circonscriptions plus ou moins larges de la société politique, et que le droit d'électorat pour la première emporte logiquement le droit d'électorat pour les deux autres. Qu'il s'agisse donc de nos élections municipales, départementales ou législatives, la femme française n'a qu'un seul et même argument à présenter, un argument très simple, mais très fort, puisqu'elle le tire du principe le plus démocratique, le plus égalitaire de notre constitution républicaine: j'ai nommé le suffrage universel, qui gouverne aujourd'hui presque toutes nos élections politiques.
Beaucoup en gémissent; mais combien peu le discutent encore? Imagine-t-on pourtant une institution plus mal nommée? Peut-on la dire universelle sans dérision ou sans duperie, lorsqu'elle exclut la moitié des membres de la société? En réalité, notre prétendu suffrage universel d'aujourd'hui n'est qu'un suffrage restreint, un privilège viril, un monopole masculin. Avons-nous donc de bons motifs pour en réserver exclusivement la jouissance au sexe fort? Pas du tout; et voilà bien où l'argumentation féministe est embarrassante.
Si discutable qu'il soit en théorie, le suffrage universel est considéré aujourd'hui comme la base des gouvernements démocratiques. Taine en a formulé très heureusement la raison d'être dans les termes suivants: «Que je porte une blouse ou un habit, que je sois capitaliste ou manoeuvre, personne n'a le droit de disposer sans mon consentement de mon argent ou de ma vie. Pour que cinq cents personnes réunies dans une salle puissent justement taxer mon bien ou m'envoyer à la frontière, il faut que, tacitement ou spontanément, je les y autorise; or, la façon la plus naturelle de les autoriser est de les élire. Il est donc raisonnable qu'un paysan, un ouvrier, vote tout comme un bourgeois ou un noble; il a beau être ignorant, lourd, mal informé, sa petite épargne, sa vie sont à lui et non à d'autres; on lui fait tort, quand on les emploie sans le consulter de près ou de loin sur cet emploi 16.»
Si telle est bien l'idée fondamentale du suffrage universel, qui ne voit qu'elle est aussi démonstrative en faveur du droit électoral des femmes qu'en faveur du droit électoral des hommes? Qu'il s'agisse, en effet, de la commune, du département ou de l'État, il n'est pas juste que les femmes en supportent les charges sans être appelées à les consentir, sans participer conséquemment à l'élection de ceux qui les établissent; il n'est pas juste qu'elles soient privées du droit de défendre leur épargne et la vie de leurs enfants, parce qu'elles portent une robe au lieu d'une blouse ou d'un habit.
Lorsqu'une femme paie dans une commune les taxes syndicales, on l'admet à concourir à l'élection du syndicat; lorsqu'elle détient le nombre réglementaire d'actions fixé par les statuts, elle a le droit de séance et de vote aux assemblées générales de la Compagnie du Nord ou de la Banque de France 17. Et la femme possédant quelque fortune propre et inscrite au rôle des contributions, la veuve ou la célibataire maîtresse de sa personne et de ses biens, réclamera vainement,--fût-elle fixée dans la commune depuis plus de vingt ans,--son inscription sur les listes électorales! N'est-il donc pas de la plus élémentaire équité que cette femme, qui participe a toutes les charges de sa ville, concoure de même à la nomination du conseil qui l'administre?
Française, elle est justiciable du Code civil et du Code pénal; commerçante, elle doit faire honneur à sa signature sous peine de faillite; locataire, elle doit payer exactement son loyer sous peine de saisie; contribuable, elle doit supporter sa part des impôts sous peine de poursuite. Soumise, en un mot, aux obligations et aux charges sociales, pourquoi serait-elle déclarée inadmissible aux droits électoraux qui en sont le correctif et la compensation? Puisque nous la considérons comme pleinement responsable de ses actes au point de vue privé, pourquoi serait-elle traitée en incapable par la loi politique? Pourquoi la société lui imposerait-elle des devoirs sans lui conférer, par une juste réciprocité, les droits que les hommes peuvent invoquer en retour? «Puisque vous trouvez notre argent bon à prendre, diront-elles, vous devez prendre aussi notre avis. C'est un des premiers principes de votre droit public que nul n'est obligé de payer ses contributions, s'il ne les a d'abord librement discutées et consenties par l'intermédiaire de ses représentants. Faites donc que nous votions, ou nous refusons de payer nos impôts.» Qu'est-ce que les hommes peuvent bien répondre à cette argumentation pressante?
Diront-ils (c'est le raisonnement réactionnaire) que le suffrage universel est une institution malfaisante, exécrable, et qui n'existe pas encore dans tous les pays d'Europe? que, si en France on l'a concédé aux hommes, ce n'est pas une raison pour en investir les femmes, et qu'eu égard aux jolies conséquences qu'il a produites, il serait folie de l'étendre et sagesse de le restreindre? C'est un peu la façon de penser de M. Brunetière, qui ne voit aucune nécessité à remettre une arme chargée aux mains de qui ne sait point la manier.
Certes, je me déciderais facilement à refuser tout droit politique aux femmes, si je pouvais croire que le suffrage universel fût une institution de passage, une fausse divinité que les peuples brûleront après l'avoir idolâtrée. Mais puisqu'il n'est pas douteux que l'avenir est à la démocratie, comment s'imaginer qu'il ne soit pas au suffrage universel? Si absurde et si déplorable qu'il puisse paraître, le vote populaire est l'instrument nécessaire,--et d'ailleurs perfectible,--des sociétés futures. Et le jour même où la France a proclamé le suffrage universel de nom, sans le rendre universel de fait, il était à prévoir que la logique, qui est la raison des simples et la loi déterminante des foules, l'étendrait graduellement à tous les hommes et à toutes les femmes, hormis seulement les interdits et les indignes.
Et cette idée est en marche. Qu'elle progresse plus lentement dans l'ancien monde que dans le nouveau, à cela rien d'étonnant. Les Anglaises même voteront chez elles bien avant que les Françaises votent chez nous. Il n'est point de pays plus attaché que le nôtre à ses habitudes et à ses préjugés. Mais quelque lenteur qu'une idée mette à se vider de son contenu, il est inévitable que la chose tende à s'accorder avec le mot. Je crois donc, avec M. Faguet, que, suivant la loi générale du développement logique, le suffrage universel remplira tôt ou tard sa définition et sera un jour le «suffrage de tous 18». C'est une question de temps.
II
Si encore la loi française avait établi des distinctions parmi les électeurs du sexe masculin, on comprendrait, à la rigueur, qu'elle écartât les femmes du scrutin. Mais au point de vue politique, le savant et l'ignorant jouissent des mêmes privilèges: citoyens, leur titre est de même valeur; égaux, leur vote a le même poids. Tous les hommes se valent devant l'urne et devant la Constitution. C'est pour en arriver là que nous avons fait nos Révolutions! Or, estimant l'inégalité négligeable entre les hommes, pouvons-nous la juger suffisante à l'effet d'exclure toutes les femmes des droits que nous réputons «inaliénables et imprescriptibles»? Reconnaissant pour notre égal le plus médiocre, le plus obtus de nos frères, avons-nous le droit de repousser la plus distinguée, la plus illustre de nos soeurs? Admettant toutes les incapacités masculines, sommes-nous excusables d'exclure toutes les capacités féminines? «Comment! disait une femme de tête, c'est moi qui paye l'impôt foncier, et ce sont mes fermiers qui votent 19?»
Les Américaines ont su mettre à profit ces anomalies avec une ingénieuse finesse. A l'Exposition de Chicago, une lithographie tirée à des milliers d'exemplaires, représentait Miss Frances Willard, la très populaire et très zélée présidente de l'Association de tempérance, entourée d'un peau-rouge, d'un idiot, d'un forçat et d'un fou furieux, avec cette légende explicative: «La femme américaine et ses égaux en politique.» On ne saurait se trouver en plus mauvaise compagnie. Le nègre vote à toutes les élections, et la femme blanche ne le peut pas encore! Voilà qui doit révolter l'amour-propre des Américaines.
Pour revenir à l'Europe, une femme peut être reine de Grande-Bretagne ou reine de Hollande, et la plus fine, la plus intelligente, la plus instruite des Françaises n'aurait pas le droit d'exprimer une opinion politique! Il est vrai qu'en France, d'après la loi salique, les femmes seraient exclues du trône; et Mrs Fawcet voit précisément dans l'hommage rendu à la capacité féminine par la Constitution anglaise, et aussi dans l'éclat du long règne de la reine Victoria qui en a été la conséquence, une explication des développements rapides du féminisme en Angleterre. Mais, bien que vivant en République, nos Françaises ont, grâce à Dumas fils, un argument plus spirituel à faire valoir en faveur du suffrage féminin: «Quand je pense, disait ce grand prédicateur de théâtre, que Jeanne d'Arc ne pourrait pas voter pour les conseillers municipaux de Domrémy dans ce beau pays de France qu'elle aurait sauvé 20!»
Sans sortir du présent, il reste étrange que, dans un pays où le premier rustre venu est électeur, notre mère, notre soeur et notre femme ne le soient pas. En leur infligeant cette incapacité électorale, notre loi les assimile, ni plus ni moins, au failli, à l'aliéné et au criminel. Et l'on comprend que, sous le coup de cette interdiction de voter, les plus fières s'approprient, à notre endroit, cette déclaration féministe que Beaumarchais a mise dans la bouche de Marceline: «Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle, traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes, nous n'obtenons de vous qu'une considération dérisoire 21.»
Aussi bien connaissons-nous des esprits aristocratiques qui, tout en nourrissant les plus fortes préventions contre le suffrage universel, inclinent aux revendications du féminisme politique. Tel M. Paul Bourget, qui écrivait, à la date du 15 novembre 1893, à une des femmes les plus distinguées du Canada: «Je n'aperçois pas une bonne raison pour priver les femmes du droit de vote en des pays où l'on professe la théorie, qui paraîtra insensée à nos descendants, du suffrage universel. Du moment qu'un illettré vote comme un lettré, un domestique comme son maître, un paysan comme un bourgeois, puisqu'il n'est tenu compte ni des différences d'éducation, ni de celles de capacité, ni même de l'intérêt général, pourquoi la femme du paysan, celle du domestique et celle du bourgeois, n'auraient-elles pas voix au chapitre, au même titre les unes que les autres et que leurs maris. Leurs suffrages ne seraient ni plus incompétents ni plus imprudents, et peut-être leur amour pour leurs enfants et leur sens de l'économie domestique les rendraient-elles plus sages sur certains points: les lois d'éducation, par exemple, et les impôts.»
On ne saurait mieux dire. Comme l'homme, la femme fait partie d'une société civile et politique. Intéressée au bon ordre, à la paix, à la fortune de l'État, il est illogique et injuste de lui imposer les charges publiques sans lui reconnaître les prérogatives électorales. Citoyenne par les devoirs qu'on lui impose, elle mérite de l'être par la reconnaissance des droits qu'on lui refuse.
Et notez que cette reconnaissance du droit de suffrage ne serait, au fond, qu'une restitution. Le passé fut plus libéral que le présent. En vertu du principe terrien, les femmes nobles prenaient part anciennement aux élections provinciales et même à la nomination des États généraux. L'électorat féminin ne serait donc pas une si grande nouveauté, puisqu'il ne ferait que renouer et élargir une véritable tradition historique 22.
III
«Vous oubliez, me dira-t-on, que la femme est affranchie du service militaire, et que son exclusion des droits politiques est précisément la rançon de cette exemption. Si l'homme seul est électeur, c'est que seul il est soldat. Puisque vous aimez la logique, ayez le courage d'enrégimenter les femmes!»--Ce n'est pas nécessaire. On voudra bien d'abord remarquer que cette objection n'a qu'une portée toute momentanée: le service militaire obligatoire pour tous les hommes n'existe ni en Angleterre ni en Amérique. En France même, il n'a pas toujours été la loi du recrutement. Bien plus, rien ne s'oppose à ce que l'ancien système de l'armée professionnelle remplace un jour ou l'autre, quand la situation extérieure le permettra, le système actuel de la nation armée. Le temps n'est pas loin où les jeunes gens, qui pouvaient se payer un remplaçant, conservaient néanmoins leur pleine capacité électorale. Aujourd'hui encore, les prêtres, les professeurs, les instituteurs, les diplômés de certaines écoles, sont soustraits à la presque totalité du service militaire, sans que leur droit de suffrage en soit amoindri.
Est-ce que, par ailleurs, l'impôt du sang n'est point compensé, du côté des femmes, par les charges si lourdes de la maternité? Bonaparte disait un jour à la veuve du philosophe Condorcet: «Je n'aime pas que les femmes s'occupent de politique.»--«Vous avez raison, général; mais dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel qu'elles aient envie de savoir pourquoi.» La Française d'aujourd'hui pourrait ajouter: «Dans un pays où l'on prend les enfants aux mères pour les envoyer se faire tuer aux frontières ou dans les colonies, les femmes ont bien le droit de savoir pourquoi.» On leur dit: «Ne vous plaignez pas de votre incapacité politique: vous ne payez pas l'impôt du sang.» Elles ont une bonne réponse à faire: «Nous le payons dans la personne de ceux qui nous sont le plus chers, fils, frères, époux et amis: ce qui n'est pas moins dur que de l'acquitter par soi-même. Si nous sommes dispensées du service militaire, nous sommes condamnées en revanche à toutes les douleurs de l'enfantement. Si nous ne faisons pas la guerre, nous faisons des soldats!» On comprend maintenant le mot de Michelet: «Qui paie l'impôt du sang? La mère.» Inutile de transformer toutes les femmes en vivandières pour leur permettre de revendiquer valablement l'exercice du droit électoral.
Et maintenant, nous pouvons aborder, en manière de conclusion, cette vieille controverse d'école: le vote est-il une fonction ou un droit? A vrai dire, cela m'est bien égal.
Si l'on tient l'électorat pour une fonction publique, la loi doit en investir seulement les plus dignes et les plus capables de l'exercer; et partant notre constitution politique a le devoir, et de la conférer sur-le-champ aux femmes instruites qui ne peuvent que l'honorer par leur caractère et leur talent, et de l'enlever bien vite à tant d'hommes ignorants ou malhonnêtes qui en font le plus sot usage ou le plus honteux trafic.
Si l'on admet, au contraire, que l'électorat soit un droit, alors nul membre du corps social ne saurait en être dépossédé. Tant que le gouvernement a été l'apanage de quelques privilégiés, on pouvait comprendre que les femmes ne fussent point recevables à en revendiquer le bénéfice; mais du jour où la volonté générale a remplacé la volonté monarchique, du jour où les pouvoirs politiques sont devenus l'émanation et l'expression du consentement populaire, la souveraineté, procédant de tous, doit appartenir à tous.
Et alors, de deux choses l'une: ou l'électorat est une fonction de souveraineté, et cette fonction ne doit être conférée qu'aux personnes capables de l'exercer, hommes ou femmes; ou bien l'électorat est un droit de souveraineté, et ce droit doit être reconnu à tous ceux qui composent la volonté générale, hommes et femmes.
Car il n'y a pas moyen de prétendre que la souveraineté soit d'essence masculine. Sa nature est double: elle est, en quelque sorte, mâle et femelle. En d'autres termes, la souveraineté ne découle pas exclusivement, soit des hommes, soit des femmes, mais du peuple entier, de tous les membres de la nation, de l'ensemble des hommes et des femmes. D'un mot, elle est bisexuelle. Cela étant, la conclusion s'impose: tous souverains, tous électeurs!
CHAPITRE IV
Plaidoyer en faveur de la femme électrice
SOMMAIRE
I.--A-t-elle intérêt a voter?--La politique démocratique intéresse les femmes autant que les hommes.--Le bulletin de vote est l'arme des faibles.
II.--En faveur des droits politiques de la femme.--Sa capacité.--Sa moralité.--Son esprit conservateur.
III.--Opinions de quelques hommes célèbres.--Résistances intéressées.--Les femmes sont-elles trop sentimentales, et trop dévotes pour bien voter?
I
Tout concourt à justifier le droit des femmes au suffrage politique. Reste à savoir si elles ont vraiment intérêt à l'exercer. On nous objectera sans doute, à ce propos, que l'exercice des droits électoraux ne saurait être mis au rang des béatitudes; que jouer un si petit rôle officiel est de médiocre conséquence; qu'il y a de plus grandes joies et de plus pures jouissances sur la terre que d'introduire, de temps en temps, un bulletin dans l'urne sous l'oeil soupçonneux de trois citoyens vigilants appelés scrutateurs; que ce plaisir est si peu du goût de tout le monde que beaucoup d'hommes,--et des meilleurs,--y renoncent sans privation, sans souffrance; qu'en fin de compte, voter ne fait pas le bonheur. Vienne donc le jour où toutes les femmes seront électrices, il y aura quelques politiciennes de plus, et pas une mécontente de moins.
On nous dira encore, avec une grâce insinuante, que, dépourvue du droit de suffrage et placée même sous puissance de mari, la femme est maîtresse, quand elle le veut, d'exercer une certaine influence sur les affaires de sa ville ou de son pays. Souveraine de ce petit royaume qu'on appelle le ménage, elle n'est point dénuée de tout moyen d'agir sur les déterminations et le vote de son mari; et ce pouvoir modeste, sans éclat, mais sans responsabilité, fait d'une femme intelligente et fine l'Égérie du foyer. Grâce à cette influence discrète, la femme moderne, sans rien sacrifier de ses devoirs d'épouse et de mère, remplit un peu, dans les affaires politiques, l'office d'un monarque constitutionnel: elle règne, mais ne gouverne pas. Qu'elle reste donc la maîtresse de la maison et le bon génie de la famille: c'est le voeu de ceux qui professent le culte de la femme et le mépris de la politique.
Le malheur est (ce sera notre réponse) que la femme d'aujourd'hui n'a plus autant qu'autrefois le droit et le moyen de se désintéresser des choses de la politique. Depuis que le peuple émancipé a pris en main la direction de ses propres affaires, depuis que le suffrage universel a subordonné notre fortune, notre famille, notre vie, à cette force anonyme, irrésistible, irresponsable, qui est le nombre et qui s'affirme par une simple majorité si souvent précaire et instable, la politique est devenue la préoccupation et le devoir de tous. Est-ce qu'une femme de tête ou de coeur peut rester indifférente à la question de savoir si l'impôt dévorera le fruit de son travail, si une législation révolutionnaire confisquera ses biens héréditaires, si la puissance redoutable de l'État empiétera sans cesse sur les droits de la famille? Les Françaises auraient grand tort, en vérité, de se reposer sur leurs maris ou sur leurs pères du soin de conjurer ces périls. Un seul exemple: l'immense majorité des femmes de France était hostile à la laïcisation des écoles, et leurs hommes l'ont faite.
D'ailleurs, il ne faut pas croire qu'en toute chose l'intérêt des deux sexes soit identique. Actuellement, l'ouvrier et l'ouvrière de l'industrie ont des intérêts, non seulement distincts, mais absolument contraires. «Nous avons aujourd'hui mille raisons de voter, diront les femmes. D'abord, c'est par milliers que nous travaillons de nos mains pour gagner notre vie. Est-il donc inutile de plaider nous-mêmes la cause de notre labeur, de notre sexe, et de manifester nos opinions, nos besoins, nos griefs, par ce même bulletin de vote que la loi a mis précisément en ce but aux mains des hommes? Est-il superflu de prendre la défense de notre épargne contre vos gaspillages financiers, la défense de nos enfants contre votre pédagogie stupide, la défense de nos consciences contre votre intolérance sectaire?» A cela, point de réponse.
Aurons-nous enfin le triste courage de refuser le droit de voter à la femme parce qu'elle a le malheur d'être plus faible que l'homme? Ce serait aggraver une inégalité de nature par une injustice de la loi. Voter est aujourd'hui le seul moyen légal d'affirmer ses droits et de défendre ses intérêts. Plus la personne humaine est menacée, plus elle a besoin d'être protégée. Dans notre société, le bulletin de vote est l'arme des faibles et des opprimés. Dénier au sexe féminin le droit de suffrage, c'est lui refuser le droit de légitime défense. L'expérience politique et parlementaire atteste que les législateurs font surtout les lois pour ceux qui font les législateurs. L'intérêt conspire donc avec le droit en faveur de l'électorat des femmes.
II
Si chère que nous soit la logique, notre intention toutefois n'est point de lui sacrifier l'intérêt public. Que l'on nous démontre que le vote des femmes est préjudiciable à la nation ou à la famille, et nous renoncerons sans regret à leur émancipation électorale.
Invoquant d'abord l'intérêt national, on nous assure que les femmes sont moins capables que les hommes d'exercer le droit de suffrage. Elles n'ont point l'intelligence des affaires, ni le discernement réfléchi, ni le sang-froid. De complexion nerveuse et sensible, elles s'émeuvent plus facilement et plus vivement que nous. Les mouvements populaires, le fanatisme religieux ou politique, l'enthousiasme, l'effroi, la colère, exercent sur leur âme des ébranlements soudains, des entraînements regrettables. Esclaves de leurs nerfs, elles n'émettront que des votes de sentiment ou de passion. C'est pourquoi, si favorable qu'il fût à la femme, Michelet estimait que «la politique lui est généralement peu accessible,» parce qu'il y faut «un esprit généralisateur et très mâle.»
Nous pourrions répondre de suite que les femmes ont montré souvent un véritable talent de gouvernement, et que, pour ne parler que du passé, des reines comme Élisabeth d'Angleterre, Marie-Thérèse d'Autriche et la grande Catherine de Russie ont fait assez belle figure dans le monde 23. Stuart Mill 24 prétendait même que toutes les femmes mises à l'épreuve du pouvoir s'étaient montrées à la hauteur de leur tâche. Mais ne citons pas avec trop de complaisance l'administration de quelques grandes souveraines: on nous répondrait par le mot de la duchesse de Bourgogne à Mme de Maintenon: «Savez-vous, Madame, pourquoi une reine gouverne mieux qu'un roi? C'est que, sous une reine, c'est d'ordinaire un homme qui dirige, tandis que, sous un roi, c'est généralement une femme.»
Mettons que l'observation soit juste: elle n'est pas, après tout, si désavantageuse pour le sexe féminin. «L'orgueil de l'homme repousse le mérite, dit Joseph de Maistre, et l'orgueil de la femme l'appelle.» Quelle excellente disposition pour bien voter! Seriez-vous donc si surpris que le suffrage des femmes fût plus éclairé, plus prudent et plus pratique que le nôtre?
Ne faisons pas les fiers. Si les femmes ne sont pas, à l'heure qu'il est, plus intelligentes que les hommes, elles sont peut-être plus instruites. Je veux bien que, dans les classes prétendues dirigeantes, nous tenions encore la prééminence de la culture et du savoir; mais, en revanche, dans les classes populaires, il est bien difficile de refuser à l'ouvrière plus de finesse, plus d'ouverture d'esprit, plus de largeur de coeur qu'à l'ouvrier. La paysanne elle-même a l'intelligence plus éveillée, plus meublée, plus cultivée que le paysan. A la ville et surtout à la campagne, tandis que le maître commande, la maîtresse inspire et gouverne; en sorte que, dans les masses profondes du suffrage universel, notre loi a exclu précisément du vote la partie la plus clairvoyante de la population française. Voulons-nous donc avoir un corps électoral plus éclairé? Comprenons-y les deux sexes. L'adjonction des femmes, c'est l'«adjonction des capacités.»
De plus, la femme du peuple est d'une moralité supérieure à celle des hommes de sa condition. Nous avons eu déjà l'occasion de citer les statistiques criminelles, qui établissent que le nombre des délinquants mâles dépasse considérablement le chiffre des condamnations encourues par les femmes. A quelles gens le pays doit-il faire appel, de préférence à tous autres, lorsqu'il s'agit de choisir les législateurs, sinon aux membres de la société qui respectent le mieux les lois établies? Or, tandis que nous fermons l'accès du scrutin aux femmes honnêtes et vertueuses, nous y admettons,--hormis seulement les criminels,--tous les hommes sans foi ni loi, tous les débauchés, tous les alcooliques. C'est de l'insanité pure. Qu'on ne dise point, après cela, que le suffrage des femmes est contraire à la tranquillité publique, car nous serions trop manifestement autorisé à user du même argument contre le suffrage des hommes et même à réclamer l'abolition du régime parlementaire qui permet à nos faiseurs de politique de mener autour de nous un si scandaleux tapage.
III
Les hommes sont donc mal fondés à se prévaloir contre les femmes d'incapacité intellectuelle ou d'incapacité morale. Et comme elles ont le sens de l'ordre et le goût de la bonne administration, veuillez croire qu'elles tiendront un moindre compte des couleurs, des manifestes, des vociférations ou des vocalises d'un candidat que de sa valeur propre et de son honnêteté personnelle. Transportant aux affaires de l'État leurs qualités de bonnes ménagères, elles n'auront pas de peine à se montrer plus fidèles au scrutin, plus libres dans leur choix et surtout plus scrupuleuses, plus sévères que nous sur les questions d'honneur et de probité, si bien qu'il se pourrait que la bonne politicienne nous guérît du mauvais politicien.
C'était l'espérance d'Émile de Girardin qui saluait dans l'électorat des femmes «l'avènement d'une politique plus haute, plus profonde et plus large, de moins en moins révolutionnaire, et de plus en plus sociale.» L'Égale de l'homme, d'où j'extrais cette idée, fut une réponse à l'Homme-Femme d'Alexandre Dumas; et l'on peut croire que l'opuscule de Girardin ne fut pas étranger à la conversion du grand dramaturge qui, après avoir persiflé les revendications féministes, les exalta soudain dans les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent. Et nous avons aujourd'hui pour garant de leurs prévisions le progrès des moeurs politiques dans les heureux pays où fleurit, par exception, l'électorat féminin. Rendant compte des résultats de la loi du 12 décembre 1869 qui, dans l'État de Wyoming, a reconnu aux femmes le droit de vote en matière politique, le juge John Kingman conclut que «l'influence générale du suffrage féminin a été d'élever le niveau moral et intellectuel de la société et d'assurer l'élection des hommes les plus capables 25.» Et je vous prie de croire que les femmes de là-bas ne négligent rien pour faire triompher la candidature qu'elles soutiennent. «Elles ont sur nous tant d'avantages!» disait un journaliste américain 26.
Faut-il craindre, par ailleurs, que leur sentimentalisme et leur dévotion ne les entraînent à des votes et à des choix inconsidérés? «Elles seront mauvaises gardiennes de l'honneur national, a-t-on dit. Faites qu'une guerre soit juste et nécessaire: elles y refuseront leur adhésion 27.» De fait, les femmes se sont associées en grand nombre aux ligues de la paix. Leur coeur, si riche de pitié, se soulève naturellement contre les horreurs de la guerre. Beaucoup de féministes,--et des plus notoires,--sont de chaleureux adeptes de la cause humanitaire. Mais, à tout prendre, lorsqu'il s'agit de déchaîner la guerre, mieux vaut un coeur timide qu'un coeur léger. Bienheureux les pacifiques! Il n'y a pas trop de mains sur la terre pour élever au-dessus des peuples jaloux et querelleurs le rameau d'olivier.
Apôtre de la paix internationale, la femme servirait également la cause de la paix intérieure. D'esprit conservateur, ayant le sens de l'ordre et le goût de l'économie, la bonne ménagère française répugnerait à la violence des partis extrêmes; et comme son éducation chrétienne la voue très généralement à la défense des traditions sociales, elle fournirait par ses votes un appoint considérable à la politique modérée.
«Vous y êtes! interrompront certaines gens; elles ne nommeront que des curés ou des congréganistes.»--Et après? Si vous leur accordez le droit de vote, c'est, j'imagine, pour les laisser libres de voter à leur convenance et non point pour leur imposer je ne sais quel mandat impératif. Le prêtre et l'évêque ne sont point, d'ailleurs, si déplacés dans une assemblée délibérante: tout ce qui touche au culte et aux oeuvres d'éducation et d'assistance rentre au premier chef dans leur compétence et leur mission. Que si la soutane d'un candidat cachait, par hasard, plus d'ambition et d'égoïsme que de dévouement à la chose publique, la clairvoyance des électrices aurait tôt fait de le découvrir et leur confiance ne tarderait pas à se porter sur de plus dignes et de plus méritants. Il n'est pas si facile qu'on le croit de conquérir l'âme des dévotes. Beaucoup, dans le nombre, sont indépendantes et frondeuses: demandez à MM. les Curés! Les meilleures chrétiennes n'excluront point les laïques et ne voteront qu'à bon escient. Mme Marguerite Durand estime même que, si les femmes se montrent trop accessibles aux influences religieuses, ce sera pour un temps si court que l'Église, qui a la vie longue, ne tient pas, chez nous, à en faire l'expérience 28.» A qui fera-t-on croire, en tout cas, que leurs suffrages seraient moins libres que ceux de nos cantonniers et de nos ivrognes? Et puis, il n'est guère possible que leurs choix soient pires que les nôtres.
Je n'ai point, du reste, la simplicité de penser que l'esprit sectaire puisse s'accommoder de mes idées et se ranger à mes conclusions. «L'habileté avant la justice,» voilà le mot d'ordre de ceux qui placent l'intérêt de parti au-dessus des droits de la personne humaine. «Quand la Française aura nos opinions politiques, disent-ils, nous lui permettrons de voter. Pas avant!» On me pardonnera de ne point discuter cette manière de voir: je la tiens pour aussi décisive que misérable; car elle subordonne cyniquement la cause des faibles à l'utilité égoïste des forts.
CHAPITRE V
Objections des poètes et des maris
SOMMAIRE
I.--Si la vie publique risque de gâter les grâces de la femme.--Vaines appréhensions.
II.--Si l'électorat des femmes risque de désorganiser la société domestique--Craintes excessives.
III.--Comment concilier les droits politiques de la femme avec les droits politiques du mari?--Du peu de gout des Françaises pour l'émancipation électorale.
En justice et en raison, les femmes ont le droit de voter; les femmes ont intérêt à voter; les femmes ont qualité pour voter. Que peut-on bien encore leur opposer? Deux objections curieuses: celle des poètes et celle des maris.
I
Les premiers vous diront avec des larmes dans la voix: «De grâce, ne laissez pas les femmes s'approcher de l'urne électorale: vous allez nous les gâter. Ce sont des êtres charmants, des créatures délicates, qui perdraient leurs grâces et leurs qualités à se mêler des affaires publiques. Qu'elles restent neutres en politique pour conserver leur empire et leur souveraineté sur les hommes!»
A ces galants scrupules, Alexandre Dumas avait une plaisante réponse: «Croyez-vous, disait-il, que la bicyclette les rende gracieuses 29?» Ce n'est pas le scrutin, d'ailleurs, qui en fera des hommes. L'exercice du droit de citoyen n'a rien de bien rude. Il n'est pas nécessaire, pour y exceller, d'un long et pénible entraînement. Serait-ce donc qu'en se rendant à la mairie, une ou deux fois tous les trois ou quatre ans, pour déposer dans l'urne un petit carré de papier, les femmes risquent de prendre des allures de portefaix? Certes, une telle métamorphose serait haïssable, si le vote la rendait possible. Mais il n'est pas croyable qu'à choisir entre les radicaux ou les modérés et à voter pour Pierre ou pour Paul, les femmes perdent les grâces de leur sexe.
Aussi des gens plus graves, jugeant cette raison insuffisamment raisonnable, ont repris le vieil argument, suivant lequel il n'est pas bon que la femme soit mêlée au mouvement et au sans-gêne de la vie publique. Comment concilierait-elle ses devoirs de retenue, de modestie, de pudeur, avec les compromissions et les brutalités d'une campagne électorale? Est-ce dans les réunions publiques qu'elle apprendra le beau langage, l'urbanité, la douceur, toutes qualités qui sont l'honneur de son sexe? Parviendra-t-elle à bannir des luttes politiques la violence et la grossièreté que nous y mettons? N'y perdra-t-elle pas, au contraire, la décence que nous lui envions? Il est plus sûr pour elle de réserver aux siens «les trésors de sa douce et sage parole, les soins, le dévouement et les consolations dont la famille a besoin 30.»
Loin de nous la pensée de conseiller aux femmes de faire le coup de poing dans les réunions publiques. Mais on peut être électeur «sans descendre, comme dirait M. Prudhomme, dans l'arène des partis.» Une salle de vote n'est pas nécessairement un mauvais lieu. Le contact des électeurs est-il si odieux et si démoralisant? Une mondaine évaporée n'est-elle pas plus brouillée avec son foyer que ne le sera jamais une femme admise au scrutin? Que si l'on conservait des craintes pour la «respectabilité» des électrices, rien n'empêcherait de les admettre à voter par correspondance ou par procuration, à moins encore qu'on affecte au scrutin deux salles distinctes, l'une pour les dames, l'autre pour les hommes.
Mais c'est faire bien des façons pour une chose toute simple. En Amérique et en Australie, là où l'intervention des femmes dans les élections politiques est de fait et de droit, leur participation au vote n'occasionne ni embarras ni scandale. Elles s'acheminent au scrutin pour déposer leur bulletin de vote, comme elles vont chez le percepteur acquitter leur feuille d'impôts ou chez le banquier toucher leurs coupons de rente, le plus tranquillement du monde. Et tous les partis reconnaissent que leur influence a été profitable au bien public. On leur fait particulièrement honneur des améliorations apportées à la loi des pauvres, à la répression de l'alcoolisme, à l'administration des hôpitaux, des asiles, des prisons, des écoles et des établissements pénitentiaires. Pourquoi l'extension du vote électoral aux femmes françaises ne nous vaudrait-il pas les mêmes bénéfices?
Impossible, du reste, d'enfermer les femmes d'aujourd'hui dans un gynécée et de les condamner à filer la laine sous le manteau de la cheminée. Si l'on voulait interdire à leur sexe la fréquentation des hommes dans les lieux publics comme au bon vieux temps, ce n'est pas la salle de vote qu'il faudrait leur fermer, mais aussi et surtout les magasins, les usines, les bureaux, les postes et les télégraphes, toutes les fonctions industrielles et commerciales. Autant supprimer leur liberté d'aller et de venir, leur droit de vendre et d'acheter!
Il ne s'agit point, par contre, de déchaîner imprudemment le suffrage universel parmi les femmes, comme on l'a déchaîné brusquement, en 1848, parmi les hommes. On pourrait les admettre d'abord, par mesure d'acheminement, au vote municipal, quitte à étendre peu à peu leur capacité électorale. Mais quelles que soient les dispositions transitoires admises, nous ne pouvons souscrire à celle qui consisterait à réserver le droit de suffrage aux femmes veuves ou célibataires. Ce privilège offenserait la raison et la justice. Il ne faut point que les beaux titres d'épouse et de mère deviennent une cause de défaveur et d'infériorité. A trop avantager les femmes de condition indépendante qui jouissent, dans la vie, d'une plus grande somme de libertés civiles, on courrait le risque de discréditer le mariage. Et puis, les pères et les mères ne sont-ils pas plus intéressés que quiconque à la bonne gestion des affaires publiques? Comprendrait-on que les droits politiques fussent l'apanage exclusif des veufs et des vieux garçons? Plus rationnel assurément serait l'attribution d'un double suffrage aux chefs de familles, hommes ou femmes. En un pays où la population décroît, il serait fou d'avantager le célibat.
II
Nous arrivons au gros argument des maris. Il ne faut pas désorganiser la société domestique sous prétexte de mieux organiser la société politique. «Puisque la femme a un maître, a écrit Jules Simon, elle ne peut avoir dans l'État les droits de citoyen.» Et encore: «La famille a un vote: si elle en avait deux, elle serait divisée; elle périrait.» En effet, l'expérience de chaque jour atteste combien les discussions politiques creusent entre les hommes de profondes et regrettables divisions. N'appréhendez-vous point que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la politique n'introduise dans les ménages des dissentiments et des querelles qui, en exaspérant les incompatibilités d'humeur, ne manqueraient point de dissocier et de rompre bien des unions?
Supposez que l'un des conjoints soit royaliste ou conservateur, et l'autre radical ou socialiste; faites-les voter, à titre égal, aux mêmes élections: la paix du foyer en sera-t-elle affermie ou troublée? Imaginez-vous la gaieté de leurs conversations? Les voyez-vous s'exercer, en tête-à-tête, aux libertés publiques, en épuisant l'un contre l'autre toutes les richesses du langage parlementaire? N'est-il pas à craindre, même, que ces disputes conjugales ne se poursuivent jusqu'à la mairie, devant l'urne, sous les yeux du public? Entre époux quelque peu animés de l'esprit de contrariété, la vie ne sera plus tenable. Le divorce a déjà trop d'aliments pour qu'il soit prudent de lui fournir le prétexte inépuisable des dissentiments électoraux. La politique est ce qui nous divise le plus; ne l'installons pas au foyer! «Le vote des femmes ne simplifierait pas nos difficultés, écrit Marion, il les doublerait 31.» Et la paix des ménages en serait gravement troublée. Voulez-vous introduire dans le Code le divorce pour incompatibilité d'humeur électorale?
Franchement, nous ne croyons pas à cette aggravation des hostilités entre mari et femme par la malfaisance de la politique. De nos jours, les époux sont divisés sur des questions autrement graves que celles du choix d'un maire ou d'un député. Combien de fois leur dissentiment porte sur les idées fondamentales de la destinée, sur la foi à une autre vie, sur les devoirs de religion? Car il n'est pas rare de voir un libre-penseur épouser une dévote; et c'est à l'occasion de l'éducation des enfants surtout que les divergences religieuses peuvent s'aigrir et s'envenimer. Eh bien! si graves que soient ces oppositions de vues et de croyances, si troublants que soient ces malentendus de conscience et ces antagonismes de doctrine, on trouve moyen de s'arranger. Les femmes vont tranquillement à la messe, tandis que les maris vaquent à leurs affaires. Leur serait-il plus difficile de voter, l'un pour les radicaux, l'autre pour les conservateurs, sans se meurtrir ou s'invectiver?
D'autant mieux que, s'il est possible d'empêcher les femmes de voter, il n'est pas au pouvoir de la loi de les empêcher de penser. En réalité, elles se sont occupées et s'occuperont toujours de politique; elles s'en occupent et s'en préoccupent même de plus en plus; elles lisent les journaux, discutent les événements et, faute de pouvoir exercer quelque influence sur leur direction par un libre suffrage, les ambitieuses et les habiles recourent à l'intrigue pour assurer le triomphe de leurs idées ou de leurs amis. Au lieu de politiquer tortueusement dans les coulisses, n'y aurait-il pas avantage à ce qu'elles puissent manifester leurs opinions au grand jour?
On paraît craindre que la coquetterie des femmes ne soit un nouvel élément à la corruption électorale. Mais la beauté ne court pas les rues. On redoute les influences féminines, celles du regard, de la toilette, le contact de deux mains se rencontrant dans l'urne; on tremble à la seule pensée que les résultats d'un scrutin puissent dépendre du pli d'une lèvre et de la grâce d'un sourire. Mais à qui fera-t-on croire que le suffrage masculin n'obéit présentement qu'à la droite et saine raison? On assure que les femmes prendront conseil de leur confesseur, de leur époux ou de leur ami, c'est-à-dire d'un homme dont elles doubleront le suffrage. Mais nos électeurs d'aujourd'hui sont-ils insensibles aux influences de leurs parents, aux sollicitations de leurs voisins? Les promesses ou les faveurs n'ont-elles jamais prise sur leurs déterminations? J'ai l'idée que si, avant le scrutin, les femmes cherchent à éclairer leur conscience, elles songeront moins que les hommes, étant plus honnêtes, à vendre leur vote.
On nous dit encore que l'électorat des femmes ne serait sans danger qu'au cas où l'union morale serait complète, et que, revendiqué comme arme de combat, il ne peut tendre qu'à les séparer de leurs pères, de leurs frères et de leurs maris. Ou les femmes voteront pour nous, et leur suffrage sera inutile, ou bien elles voteront contre nous, et c'en sera fait de la paix sociale. Mais si l'harmonie des esprits était parfaite et le gouvernement sans défaut, le vote masculin lui-même serait superflu. Et quant à croire à une coalition monstrueuse de la totalité des femmes contre la totalité des hommes, c'est du pur enfantillage. Au surplus, toutes les objections que l'on élève actuellement contre l'électorat féminin--invasion de la politique dans les ménages, rivalités des individus et des classes, agitation, opposition, corruption,--on les a formulées jadis contre le suffrage universel des hommes. Et finalement, puisque le vote personnel est une nécessité de la démocratie, il est logique, il est juste de fournir à la femme, comme à l'homme, le moyen de défendre ses intérêts et ses droits.
Faisons remarquer, par ailleurs, à ceux qui, redoutant l'ingérence des femmes dans la politique, prophétisent les pires extravagances, qu'il n'est pas impossible que l'émulation des vues, des ambitions et des efforts mette plus d'équilibre dans la société, sans soulever pour cela plus de conflits dans la famille. Car, après tout, il n'est pas juste de présumer qu'en matière électorale le mari et la femme seront nécessairement en désaccord, et que, par suite, la politique soit la plus grande ennemie du mariage. Bien qu'admises à voter, les femmes ne cesseront point de plaire et d'aimer. Jamais l'amour de la politique ne fera renoncer une Française à la politique de l'amour.
III
Mais si l'amour persiste, que deviendra le respect de l'autorité maritale?--Je réponds: l'union de l'homme et de la femme est une alliance; et, comme toute alliance, elle ne doit comporter ni domination qui asservit, ni sujétion qui annihile. Chacun des deux alliés garde sa personnalité, sa conscience, son moi. L'épouse n'est point le satellite de l'époux, ni son reflet, ni son ombre, ni son écho,--toutes expressions qui ont été employées par les «antiféministes» pour signifier l'absorption nécessaire de la femme par le mari. Après comme avant le mariage, la femme est une personne devant l'État comme devant Dieu. En épousant un homme, elle n'abdique point son individualité. Le mari qui la traiterait en inférieure commettrait un crime de lèse-humanité. Bien qu'elle soit autre que lui, elle ne cesse point d'être, en raison et en religion, une âme égale à la sienne.
Que l'homme se persuade donc que, s'il est et doit rester le chef de la famille, il n'est pas et ne peut pas être, en politique, le maître absolu de sa femme. Ne laissons ni décapiter la puissance maritale ni annuler la personnalité féminine. De même que l'autorité morale du père n'est pas un obstacle au suffrage des fils qui ont atteint l'âge de la majorité, ainsi le mariage est incapable de faire perdre à l'épouse ses droits de citoyenneté. Nulle contradiction, conséquemment, à la laisser voter: le droit du mari électeur n'est point, en soi, la négation du droit de la femme électrice. Et qu'on ne voie point là un vote en partie double, sous prétexte que les époux ne font qu'un. Car cette unification ne saurait aller jusqu'à la suppression de la personnalité de l'épouse. L'union des vies n'est pas la confusion des âmes.
Que si, enfin, la femme a omis, pendant des siècles, de revendiquer ses droits électoraux, laissant à son compagnon la vie publique, gardant pour elle les occupations domestiques, cachant au foyer, par modestie ou par fierté, ses trésors de courage, de tendresse et de bonté, il serait injuste de triompher contre elle de son silence et de son inaction. Lentement elle a pris conscience de son rôle et de son pouvoir; lentement elle s'est aperçue qu'elle portait le monde, qu'elle l'enfantait, qu'elle relevait, et que son influence ne répondait qu'insuffisamment à sa puissance. Dès les premiers pas qu'elle a hasardés au dehors, convaincue de sa force autant que frappée de son inexpérience, elle a pensé que, si elle chancelait, c'est qu'elle était demeurée trop longtemps immobile et enfermée. Et elle s'est mise avec ardeur à cultiver son intelligence, à exercer sa liberté. Aujourd'hui, les plus hardies manifestent la volonté de participer à la vie sociale et d'agir sur la vie politique autrement que par les fils qu'elles donnent à la communauté; et elles appuient leurs prétentions du plus démonstratif des arguments, en montrant, par leurs efforts et leurs succès dans les examens qu'elles subissent et dans les emplois virils qu'elles envahissent, des aptitudes sérieuses pour la plupart des rôles que l'homme s'était jusqu'ici réservés.
En ce qui concerne la France, toutefois, il serait excessif de dire que le mouvement est général. Beaucoup d'esprits estiment que nos moeurs politiques sont trop basses et trop rudes pour qu'il soit expédient d'y associer les femmes. Et quand nous leur répliquons que l'accession de celles-ci au corps électoral lui apporterait un élément de lumière et de sagesse, ils refusent de nous croire, alléguant, non sans raison, que la très grande généralité des femmes ne réclame pas le suffrage politique. L'observation est juste. Pressées par les exigences de la vie, les Françaises aspirent moins à l'émancipation politique qu'à l'émancipation économique. Elles ont volontiers le «travail agressif»; elles se flattent de nous expulser de nos positions les plus solides, sans se douter que leur coopération électorale serait plus utile à leur cause,--et à la chose publique,--que l'envahissement, souvent inconsidéré, des professions masculines.
CHAPITRE VI
A quand le vote des Françaises?
SOMMAIRE
I.--Hostilité des uns, indifférence des autres.--Ou est la femme forte de l'Évangile?
II.--L'électorat des femmes et leur éligibilité.--Du rôle politique de la femme de quarante ans.
III.--Dangers de la vie parlementaire.--Point de femmes députés.--Le droit d'élire n'implique pas nécessairement le droit d'être élu.
Nous persistons à croire que les femmes ont une place à prendre dans notre droit public, sans amoindrissement pour les hommes, sans dommage pour elles-mêmes. Et chose curieuse, cette nouveauté, que nous jugeons la plus raisonnable, la plus utile, la plus légitime, est précisément, comme nous venons de le dire, la moins désirée par les deux sexes!
I
De cette indifférence, il est deux raisons. D'une part, les partis politiques qui disposent en ce moment du pouvoir, si convaincus qu'ils soient du bon droit des femmes, en redoutent les effets pour eux-mêmes. Faire voter les Françaises, n'est-ce point livrer la République aux catholiques? Et à cette perspective terrifiante, comme nous disait une fine dévote,--«toutes les loges maçonniques frémissent d'épouvante.» D'autre part, les conservateurs, paralysés par des siècles de préjugés et d'apathie, hésitent à prendre en main la cause de l'électorat féminin. Ils sont animés de si farouches préventions contre le suffrage universel qu'ils n'ont point le courage d'en tirer toutes les conséquences, dussent-ils les premiers bénéficier de celles-ci. Méfiance de la gauche, pusillanimité de la droite, tel est le secret du peu de goût que nos hommes politiques témoignent pour le suffrage féminin.
Mais on sent bien, de part et d'autre, que les femmes ne pourront pas être traitées longtemps comme une quantité négligeable. Leur refuser le droit de vote, c'est renier les principes de la Révolution, dont se réclame le parti avancé, ou trahir les intérêts de la conservation sociale, auquel se voue le parti modéré. Et comme pour réussir à gauche ou à droite, il faut, suivant le mot de Mirabeau, que «les femmes s'en mêlent,» nous voyons les partis en présence rivaliser de coquetterie et multiplier les avances pour les attirer et les convertir à leurs idées. Nos conservateurs attendront-ils que les femmes françaises aient cessé d'être chrétiennes, pour revendiquer en leur faveur le droit de participer aux élections communales, départementales et législatives? Mon avis est qu'ils ne feraient point une si mauvaise affaire en étendant la capacité politique de leurs mères, de leurs femmes et de leurs soeurs.
S'il leur faut des voix plus autorisées que la mienne, qu'ils veuillent bien prêter l'oreille aux déclarations des plus hauts représentants du clergé catholique à l'étranger, moins timorés en cela,--étant plus libres,--que leurs «éminentissimes collègues» de l'épiscopat français. C'est le cardinal Vaughan, primat d'Angleterre, qui acquiesce expressément à la coopération des femmes aux affaires publiques; c'est le célèbre prélat américain, Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul, qui terminait une conférence faite à Paris par ces mots: «Il ne faut pas désespérer du monde si les femmes obtiennent le droit de suffrage 32.»
Nous qui réclamons pour la femme toute la justice et rien que la justice, nous sommes convaincu que, pour peu que les Françaises veuillent fermement être électrices, elle le seront. Le voudront-elles? Tout est là. Il serait pénible de constater que la discipline catholique les a domestiquées et amollies à ce point, qu'elles ne puissent relever la tête aussi fièrement que les Anglo-Saxonnes et tenter de nous sauver de nos misères en se libérant de leur inertie et de leur infériorité. C'est trop déjà que des républicains libéraux comme Jules Simon aient pu s'étonner de l'inconcevable résignation, avec laquelle les chrétiennes de Franco ont accepté la politique des décrets et des laïcisations. Où sont donc les femmes fortes de l'Évangile?
II
Par un dernier scrupule que nous tenons à dissiper, d'aucuns inclineront peut-être à refuser aux femmes l'électorat politique dans la crainte qu'il ne soit un acheminement à leur éligibilité. «A peine mises en possession du droit de vote, dit-on, elles réclameront le droit de représentation. Dès qu'elles seront électrices, elles voudront être élues. Leur ouvrirez-vous débonnairement les mairies, les conseils généraux, le Parlement, toutes les fonctions officielles du gouvernement?»
Les Américaines n'en doutent pas. Il est quelques États où elles siègent déjà dans les assemblées communales; et l'on ne voit pas, pour le dire en passant, qu'elles s'acquittent de leurs devoirs plus mal que les hommes. On nous certifie même que leur présence n'a produit que de bons effets: plus d'ordre, plus de tenue chez leurs collègues masculins, plus d'exactitude aux séances, plus de fermeté dans la répression de l'ivresse et de la débauche 33. Ainsi Mgr Ireland nous assure que, dans l'État de Wyoming, une femme ayant été élue maire, tous les cabarets du district furent, dès le lendemain, fermés par son ordre 34. Voilà un bel exemple d'audace que je prends la liberté de recommander à nos magistrats municipaux. On comprend maintenant que l'élection d'une femme à la présidence de la République paraisse aux féministes d'Amérique la chose la plus naturelle du monde.
Sans nourrir des espérances aussi hardies, le féminisme de France n'est pas exempt de toute ambition politique. Non contentes de s'asseoir, en élèves studieuses, sur les bancs des écoles supérieures ou même de participer, en citoyennes utiles, à l'élection des juridictions professionnelles et des assemblées locales, certaines dames,--peu nombreuses du reste,--brûlent déjà de siéger au Parlement. Il faut à ces fortes têtes la tribune de la Chambre des députés. Quant au Sénat, c'est une trop vieille institution pour qu'elle puisse exciter leur envie. L'ambitionner serait avouer son âge. Il sera temps de revendiquer cette douce retraite lorsqu'on aura blanchi sous le harnais politique.
En revanche, il serait urgent, paraît-il, d'inoculer un peu de gravité féminine à notre Chambre des députés, si nous voulons opposer un contre-poids efficace à son esprit aventureux et dépensier. Est-ce que les femmes ne seront pas plus ménagères des deniers publics? Elles seraient sûrement plus décoratives. Une assemblée, qui eût compté parmi ses membres Mme Récamier ou Mme de Staël, en aurait été grandement embellie et honorée. N'a-t-on pas dit que la France, avec sa sensibilité, son enthousiasme et ses engouements idolâtres suivis d'accablements désespérés, était une nation «femelle»? Raison de plus pour admettre les femmes à la représentation nationale. Attendons-nous donc à voir un jour, dans l'agitation incohérente d'une campagne électorale, quelque noble ambitieuse se présenter comme champion du «féminisme parlementaire».
Sera-t-elle jeune et jolie? On en peut concevoir quelque doute, cette fonction ne convenant guère, d'après les féministes eux-mêmes, qu'à la femme de quarante ans. Jusque-là, les servitudes du sexe et les devoirs de la maternité retiennent l'épouse à la maison. Mais à quarante ans, la femme arrive au tournant de la vie. C'est, pour elle, l'âge critique, l'âge mûr, l'âge où l'on baille, l'âge où l'on s'ennuie. A ce moment, les petits ayant pris leur volée, rien ne l'empêchera, nous assure-t-on, de se consacrer tout entière aux affaires de son pays.
Cette conception du rôle politique de la femme sur le «retour» est nouvelle. On sait d'ailleurs que dans notre société actuelle organisée «par les hommes et au profit des hommes», la femme est appréciée surtout comme épouse et comme mère. Si elle n'a, pour beaucoup, qu'une valeur de beauté pendant la première moitié de sa vie, il lui est loisible d'acquérir, dans la seconde, une valeur propre d'intelligence et d'activité sociale. Et voilà un fruit mûr pour la députation.
Mme Edmond Adam a traité ce point avec une particulière autorité. «Ce qui m'a toujours choqué chez l'homme, dit-elle, c'est le profond dédain avec lequel il traite les femmes qui ont atteint la maturité.» Et elle remarque avec malice que c'est pourtant à cet âge qu'elles gouvernent le mieux leur maison, leur industrie, leur commerce, et leur mari par-dessus le marché. Voici sa conclusion: «Veuillez reconnaître, Messieurs les maîtres, qu'une femme qui ne tient plus à plaire et qui n'est plus absorbée par les soins de la famille, est encore bonne à quelque chose, qu'elle peut rendre des services sociaux, produire au point de vue de l'art, du métier, de l'industrie, et que ce temps, qu'elle peut employer en dehors du ménage, représente au moins les deux tiers du temps qui lui est ordinairement accordé de vivre, ce qui vaut la peine d'en parler 35.»
III
Que valent ces considérations variées en faveur de l'éligibilité de la femme quadragénaire? Pas grand'chose.
Il est vrai que, passé l'âge critique, les femmes ont chance de vivre plus longtemps que les hommes, et qu'alors, par une métamorphose assez générale, l'instinct maternel fait place en leur coeur à une raison tranquille, sérieuse et prudente, à toutes les qualités requises pour la direction d'une famille. En vieillissant, leur esprit acquiert de la netteté, de l'étendue, de la pondération, de la sûreté. Elles se donnent moins au sentiment qu'à la réflexion; et par là, elles se rapprochent vraiment de la constitution masculine. Pourquoi leur refuserions-nous, à cet âge de sagesse où elles deviennent plus aptes à remplir les offices virils, le droit de jouer un rôle politique susceptible de tourner à l'avantage du pays?
Nous voyons à cela quelques inconvénients.
D'abord, il est excessif de prétendre que la femme de quarante ans soit toujours une force disponible et mûre pour la politique. On oublie les malaises, les sujétions, les affaiblissements du retour d'âge, et les soucis, les préoccupations de l'intérieur, les grands fils à établir, les petits-enfants à gâter, la famille à présider, à soutenir, à conseiller. Est-ce là une vie de loisirs et de liberté? Par ailleurs, même en admettant que la vocation parlementaire s'éveille exactement chez la femme à quarante ans révolus, on n'imagine guère qu'elle puisse s'improviser à jour fixe femme d'État, pas plus que «préfète» ou «avocate», ingénieur ou médecin. Il faut à toutes ces fonctions une longue préparation qui n'est point compatible avec les tâches sacrées,--et combien absorbantes!--qui incombent à l'épouse et à la mère. Vous représentez-vous cette ménagère héroïque piochant le budget en allaitant son nouveau-né? Hélas! elle devra choisir entre ceci ou cela. A elle aussi, la bifurcation s'imposera de bonne heure. Ou elle délaissera la politique, ou elle négligera sa maison. Toute femme ambitieuse, ayant le sentiment ou l'illusion de sa supériorité et voulant se faire un nom dans les affaires publiques, sera perdue pour le mariage.
Et voilà bien ce qui nous inquiète le plus dans l'invasion de nos fonctions par les femmes intellectuelles. Obligé de reconnaître que les nécessités économiques les portent vers des emplois et des métiers qui ne semblent pas toujours faits pour elles, nous avons souscrit sans trop de réticences, comme on peut s'en souvenir, à l'élargissement de leur activité sociale. Mais dès qu'il nous apparaît avec évidence qu'une profession aurait pour conséquence inévitable de les éloigner de leur royaume naturel, de les détourner de leur office sacré, alors notre devoir est de leur en fermer la porte. Voilà pourquoi nous hésiterions à ouvrir le Parlement aux femmes. Si elles y pénètrent, elles feront le siège de toutes les fonctions administratives les moins conformes à leurs fonctions domestiques. Ainsi donc, point de femme éligible. On peut dire cette fois, avec M. Faguet, que «toute politicienne de plus serait une mère de moins 36.»
«Faites mieux, dira-t-on, fermez la salle de vote: l'air qu'on y respire n'est pas plus sain que celui du Parlement.»--Permettez: les deux situations ne sont pas comparables. Rien de plus absorbant, de plus démoralisant que la députation, tandis que le vote est un acte individuel et momentané. Il y a fonction continue dans le premier cas, et simple visite intermittente à la mairie dans le second. Et comme l'électorat des femmes n'implique point, dans notre pensée, leur éligibilité, l'exercice du droit de suffrage sera inoffensif, étant désintéressé. Point de danger qu'elles soient entraînées aux excès et aux bassesses de la vie parlementaire, puisqu'il ne leur sera point donné de faire tourner leur vote au profit de leurs ambitions et de leurs intérêts personnels.
Notez bien que, si nous écartons les femmes du Parlement, ce n'est point parce que nous les jugeons indignes de lui, mais parce que nous le jugeons indigne d'elles, tant le niveau moyen de notre représentation nationale nous paraît inférieur! Nous avons le pressentiment que leur sexe se trouverait mal des compromissions et des chocs de la politique militante. Qui ne sait l'action déprimante et malsaine qu'elle exerce sur les hommes? Serait-il prudent d'y exposer la décence et l'honneur des femmes? Pour ma part, je verrais à regret nos mères, nos filles, nos soeurs, entrer dans la cage aux fauves d'une assemblée législative ou descendre dans la fosse aux ours d'un conseil municipal. Nos moeurs démocratiques sont telles qu'une honnête femme ne saurait s'y mêler sans souffrance et sans amoindrissement.
Joignez que la grossièreté est contagieuse et que, les femmes étant loquaces, ardentes, opiniâtres, nos dames parlementaires seraient tenues de hurler avec les loups, au risque de s'attirer les plus vertes répliques. Au Congrès des socialistes allemands tenu à Stuttgard en octobre 1898, les femmes prirent part aux discussions avec vigueur et fracas. A un moment, elles menèrent un si terrible tapage que, pour les faire rentrer dans le silence, un congressiste dut leur crier à pleins poumons: «Allez-vous bientôt finir votre sabbat, sorcières?» En démocratie, avec le mépris grandissant de la politesse et des bienséances, les fonctions publiques deviendront de moins en moins accessibles aux honnêtes femmes. Un doux poète canadien, M. Louis Fréchette, leur a dit gentiment:
«Le poids d'un tel fardeau sur de frêles épaules
Pourrait bien les faire ployer.
Mesdames, croyez-moi, ne changeons pas de rôles:
Restez les anges du foyer 37.»
Il n'y a qu'un remède à la grossièreté qui envahit nos moeurs politiques: laissons voter les femmes. Elles sont très capables d'exiger de leurs candidats qu'ils respectent la civilité puérile et honnête.
On insiste: «Elles voteront pour elles et non pour nous. Vous ne leur ferez pas comprendre qu'elles peuvent être électrices sans pouvoir être élues.»--A cela, nous avons une réponse décisive. Sous un régime de suffrage universel, le droit de participer à l'élection des assemblées politiques n'entraîne pas nécessairement le droit de s'y faire élire. Si le principe de la souveraineté du peuple exige que tous les membres de la nation puissent se faire représenter dans ses conseils, il ne réclame aucunement que tous les électeurs puissent s'élever eux-mêmes à toutes les fonctions représentatives. Tandis que tous les citoyens doivent avoir la faculté et le moyen de voter, il est bien évident que tous ne sont pas en situation ni en droit d'être députés, sénateurs, ministres ou Président de République.
Ne réclamons donc pour les femmes que ce qui leur est dû. A outrepasser la limite des revendications permises, on compromettrait, du reste, les plus légitimes et les plus désirables réformes. Et puis, on verra plus tard! Si notre Parlement s'assagit et se civilise, si surtout il devenait un jour la véritable représentation des intérêts généraux de la nation, croyez-vous que quelques femmes de mérite et de talent n'y feraient pas bonne figure et bonne besogne?
Et maintenant, à quand la Française électrice? Pas tout de suite. Nos conservateurs, qui pourraient bénéficier de ses votes, sont trop poltrons et trop énervés pour élargir en sa faveur le suffrage universel qu'ils détestent; et nos démocrates, qui idolâtrent celui-ci à condition d'en profiter, se garderont bien de mettre le bulletin de vote aux mains des femmes par peur des couvents et des curés.
Mais,--pour conclure,--qu'on veuille bien retenir ceci, que la logique des idées est irrépressible; qu'elle agit lentement, mais inévitablement, sur l'esprit des foules; qu'il répugne à la simple raison que toute une catégorie de personnes réputées habiles à choisir librement des mandataires pour la direction de leurs affaires privées, soit déclarée inapte à élire des mandataires pour l'administration des affaires publiques, de telle sorte que la plénitude de la capacité civile se heurte en un même individu à la plus complète incapacité politique.
Qu'on veuille bien encore observer qu'il apparaîtra de plus en plus clairement à la conscience du grand nombre que la femme, ayant en soi sa fin et sa dignité, est une personne qui ne doit pas être soumise à des lois qu'elle ne fait pas, à des impôts qu'elle ne vote pas, à un gouvernement qu'elle ne consent pas; qu'en l'excluant de nos comices électoraux, il n'est pas vrai que la loi soit l'expression de la volonté générale, ni que les gouvernants soient la représentation légitime des gouvernés; bref, que, dans notre pays de suffrage universel où l'homme le plus médiocre est mieux traité que la femme la plus distinguée, rien n'est moins «universel» que le principe électif de notre démocratie républicaine.
Et choquée de ces illogismes criants, blessée de ces inégalités injustifiables, l'opinion publique finira bien un jour par se dire qu'après la suppression des privilèges de rang, de caste et de naissance, il lui reste à abolir la dernière aristocratie survivante, l'aristocratie de sexe. Qu'importe que les esprits qui s'ouvrent prématurément à ces idées ne soient aujourd'hui qu'une infime minorité? Demain, grâce à la toute-puissance de la logique que rien n'arrête, ils seront légion. «Les majorités ne sont que la preuve de ce qui est, écrivait à ce propos Alexandre Dumas; les minorités sont souvent le germe de ce qui doit être et de ce qui sera 38.»
Lors même que l'avenir, faisant retour à la sagesse, renoncerait aux incohérences aveugles du suffrage d'aujourd'hui pour confier aux plus dignes et aux plus capables la mission de choisir les représentants de la nation, le féminisme politique aurait encore sa raison d'être et devrait réclamer l'accession des femmes d'élite au corps électoral. Mais ce serait trop beau: l'avenir n'est pas aux privilèges du suffrage restreint.
Le courant égalitaire est trop violent pour revenir en arrière. A-t-on jamais vu les eaux d'un fleuve remonter vers leur source?
En tout cas, le dilemme suivant reste entier: ou le suffrage universel est une ineptie dangereuse, et l'on ne comprend pas qu'il soit étendu à tous les hommes, même les plus niais; ou bien le suffrage universel est un principe admirable et un immense bienfait, et alors il est inconcevable qu'on en ferme l'accès à toutes les femmes, même les plus éminentes.
LIVRE II
ÉMANCIPATION CIVILE DE LA FEMME
CHAPITRE I
La crise du mariage
SOMMAIRE
I.--On se marie tard, on se marie moins, on se marie mal.--Calculs égoïstes des jeunes gens.--Calculs égoïstes des jeunes filles.--Calculs égoïstes des parents.
II.--Le flirt.--Son charme.--Son danger.
III.--Instruction et célibat.--Pourquoi la jeune fille «nouvelle» doit faire une femme indépendante.--Anglaises et Françaises.
IV.--Ménages ouvriers.--Diminution des mariages et des naissances dans la classe populaire.--Les tentations de l'amour libre.
.--Raisons d'espérer.--Bonnes épouses et saintes mères.--Le féminisme parisien et l'antiféminisme provincial.