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Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme

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C'est une heureuse nécessité pour la femme, aussi bien que pour l'homme, de préférer les douces fins de l'amour et les intérêts suprêmes de l'existence aux calculs et aux soucis de la politique. A l'entrée de la vie libre et agissante, l'apprentissage terminé ou l'instruction reçue, lorsque l'heure est venue de gagner son pain et d'assurer son avenir, ce qu'il faudrait aux jeunes filles sérieuses qui n'ont pas le désir d'exposer leur vertu à d'inquiétantes aventures, c'est moins un sénateur ou un député à élire, qu'un brave homme à épouser. Mieux vaut courir à deux les chances périlleuses de l'existence que de traîner son indépendance et son isolement à travers le monde, sans consolateur et sans appui. Mais contrariées par les hasards du sort, pressées par les exigences de leur condition ou déclassées par leur éducation même, nos demoiselles trouveront-elles un compagnon sortable à l'heure opportune? Cette question est de nature à faire battre douloureusement bien des coeurs.

Actuellement, le mariage présente des difficultés que nos pères n'ont pas connues. On se marie tard, on se marie moins, on se marie mal.

I

C'est un fait constant que nos contemporains de France se marient tard. L'âge des chimères est passé très généralement quand ils entrent en ménage. Il s'ensuit que la raison, plus que l'amour, préside aux unions d'aujourd'hui. Est-ce un bien? Est-ce un mal?

Il est assez rare, au moins, que les nouveaux époux éprouvent l'un pour l'autre une folle passion. Le romanesque ne s'épanouit que dans les coeurs jeunes et dans lès âmes tendres. Un mariage d'inclination n'est possible qu'entre gens qui ne connaissent point trop la vie. Il faut être un peu écervelé pour croire à l'éternité de l'amour. La sagesse consiste à ne demander à ce monde que le bonheur qu'il peut donner. Celui-là seul a chance d'être heureux en ménage qui, disposé à se contenter d'une félicité relative, rencontre chez son conjoint le même caractère indulgent et les mêmes ambitions modestes. Seulement cette modération est un fruit de l'expérience, et les jeunes gens n'en ont guère. Est-ce pour ce motif qu'ils ont pris l'habitude de réfléchir si longtemps avant de se marier?

Des unions tardives, aujourd'hui si nombreuses, il est de meilleures explications. C'est d'abord l'encombrement des carrières. Que de difficultés pour se faire de bonne heure une «situation»! Avec l'obligation du service militaire et le stage préparatoire aux professions libérales, un jeune homme ne peut guère songer que vers la trentaine à fonder une famille, s'il veut avoir l'assurance de la nourrir et de l'élever convenablement.

Ces préoccupations n'ont rien, en soi, que de parfaitement honorable. Le malheur est qu'on les exagère. Au lieu même de songer aux enfants à naître, jeunes gens et jeunes filles ne songent souvent qu'à eux-mêmes. Dans leurs soucis, le présent tient plus de place que l'avenir; et leurs inquiétudes familiales se transforment en calculs égoïstes. D'aucunes, qui se sentent au coeur le besoin d'aimer, ne reculeraient point sans doute devant un mariage modeste et accepteraient de faire le bonheur d'un honnête homme plus riche de courage que d'argent, si la crainte de l'opinion, la peur du monde et de ses critiques, n'avaient pris sur les âmes faibles un empire tyrannique. Telle femme qui, dans l'intimité du ménage, abdique toute coquetterie et toute vanité, se prend à souffrir d'une robe mal taillée, quand elle aperçoit sur sa voisine un corsage fait à la dernière mode.

Et, circonstance aggravante, les parents encouragent fréquemment cette faiblesse. Dés qu'ils voient leur fille chargée des devoirs sacrés de la maternité et privée peu à peu des douceurs et des gâteries dont ils ont entouré sa jeunesse, ils la plaignent comme une sacrifiée et accusent tout bas le mari de l'avoir rendue malheureuse.

Où est la simplicité de nos grands-parents? Les appétits de jouissance nous font prendre en terreur ou en aversion les obligations essentielles de l'existence. Combien peu savent modérer leurs désirs! Combien perdent jusqu'à l'habitude d'équilibrer leur budget! À mesure que les dépenses augmentent, les revenus diminuent. Plus grands sont les besoins, plus chère est la vie. Nos jeunes bourgeois ont de si grands goûts qu'ils appréhendent de voir un jour la misère s'asseoir à leur foyer; et ils s'attardent dans l'isolement égoïste du célibat. Les mariages précoces deviennent de plus en plus rares. Nos petits-neveux auront quelque peine à fêter leurs noces d'or.

De braves gens leur disent: «Mariez-vous! c'est la loi de nature.» Ils répondent: «Attendons! c'est la loi de sagesse.» Et l'opinion est ainsi faite qu'elle leur permet de satisfaire à la fois la prudence et l'instinct. Il faut bien que jeunesse se passe! Ceux qui connaissent les tristes dessous de la vie, assure-t-on, n'en feront pas moins d'excellents maris. Avec trop de retenue, un grand garçon devient un grand nigaud.

C'est stupide; c'est immoral. Et tandis que l'opinion ferme les yeux avec indulgence sur la conduite du jeune homme, elle les ouvre avec méfiance sur les moindres actions de la jeune fille. On surveille ses démarches, on suspecte ses relations, on lui impose la réserve et l'ignorance, alors qu'on accorde à l'«autre» la liberté jusqu'à la licence. Tolérance aveugle pour celui-ci, sévérité rigoureuse pour celle-là: voilà l'équité du monde!

II

En attendant qu'on se marie le plus tard possible pour faire une fin honorable, on se livre dans la belle société à un flirt étourdissant. Triste compensation! Si l'on marivaude davantage, on s'épouse moins. Où est le profit? Comme nos esthètes mystiques cultivent la piété sans la foi, ainsi nos élégants et nos élégantes poursuivent l'émotion sans l'amour. On sait que le propre du flirt est de rester à moitié chemin du désir, de tempérer les attachements du coeur par le détachement de l'esprit, de jouer avec le tendre amour comme on joue avec une rose dont l'éclat nous attire et le parfum nous grise, au risque de se piquer les doigts aux épines. Il n'est point de jeu plus passionnant pour une coquette. Songez donc: se laisser courtiser sans espérance, sourire aux compliments sans les payer de trop graves complaisances, provoquer les galanteries en refrénant les audaces, goûter les joies de la séduction en se moquant du séducteur, en deux mots, s'offrir sans se donner: voilà ce qui s'appelle «flirter». Entre parenthèses, pourquoi ne dirions-nous pas «fleureter»? Le mot serait plus joli, étant moins anglais. A-t-on oublié que nos pères faisaient leur cour en contant fleurettes?

Mais ces petits exercices ont leur danger. Non pas, j'imagine, que le flirt soit un passe-temps désagréable entre jeunes femmes qui ont de la grâce et jeunes hommes qui ont de l'esprit. Je conseillerai toutefois aux mères de famille de le surveiller du coin de l'oeil. A ce jeu captivant, plus d'une joueuse risque de perdre sa fraîcheur d'âme, surtout lorsque le partenaire est un peu lourd; et cette espèce n'est pas rare.

Et puis, il ne faut pas badiner avec le flirt. Cette parodie de l'amour peut se transformer, grâce aux familiarités du «cyclisme» et du «lawn-tennis», en sentiment sérieux. Il est si facile de dépasser les limites, assez mal tracées, de ce badinage mondain! Un beau jour, le coeur se trouve pris, et la comédie de l'amour, commencée dans un éclat de rire, se terminera, comme un drame de passion, dans les sanglots et les larmes.

Mais les fortes têtes vouées au féminisme se flattent d'échapper à ces défaillances puériles et de pratiquer largement envers les hommes l'indépendance du coeur. Amantes de la science, elles ne connaîtront point les trahisons et les douleurs des amours humaines. Pauvre vieux mariage! Il est impossible que le flirt le remplace, et il est douteux que l'instruction le favorise.

III

A la vérité, ce qu'on appelle pompeusement l'«ascension intellectuelle de la femme» semble incompatible avec les obligations de l'épouse et de la mère. Dès l'enfance, on initie la future compagne de l'homme aux connaissances les plus indigestes. On accable de mépris la bonne et tendre éducation de famille. Il est tout simple qu'après plusieurs années d'un pareil entraînement cérébral, ces demoiselles préfèrent les exercices de la pensée à toutes les autres joies de la vie, et surtout les libertés douteuses du célibat aux devoirs austères de la famille. Quand elles ont pris goût à l'étude et à l'indépendance, la moindre obligation leur apparaît comme un amoindrissement d'elles-mêmes. Ne leur parlez point de mariage: une créature, qui tient à son autonomie, ne saurait accepter d'être la servante d'un homme, une repasseuse, une cuisinière, une gardeuse d'enfants. Car la femme dans le mariage reste, à leurs yeux, le type de la bonne à tout faire. Une de ces orgueilleuses célibataires écrivait à M. Hugues Leroux: «J'ai vingt-huit ans. Je ne suis pas mariée; je n'ai pas voulu l'être. Je m'aperçois qu'un peu d'argent, un peu de culture, la passion de la musique, le goût du voyage, la certitude que les hommes ne sont pas une humanité supérieure ni les femmes une humanité inférieure, forment comme la chaîne d'un paratonnerre qui met à l'abri d'un coup de foudre 39.» C'est entendu: l'Extrême-Gauche féministe nourrit peu d'inclination pour le mariage.

Note 39: (retour) Nos filles, IX: Simplicité et snobisme. Le Figaro du jeudi 7 octobre 1897.

Quant aux jeunes filles qui aspirent simplement et sincèrement à fonder une famille, elles n'y apportent plus, elles aussi, les mêmes dispositions d'esprit que leurs devancières. Elles ont l'intelligence plus curieuse, plus précoce, mieux renseignée sur des choses qu'il était de règle jadis de leur celer jusqu'au mariage. Les conversations de salon, la lecture des journaux, le commerce de leurs frères, les bruits qui circulent autour d'elles, joints à tout ce qu'elles entrevoient et à tout ce qu'elles devinent, les ont déniaisées avant l'âge des justes noces. Notre monde est peu favorable à la conservation de l'innocence. Les petites «oies blanches» se font rares.

En même temps que le milieu ouvre prématurément l'intelligence des jeunes filles, l'instruction qu'elles reçoivent les rend plus confiantes en elles-mêmes, et aussi plus personnelles, plus combatives, plus ambitieuses. Que peut bien être le mariage aux yeux de ces petites délurées? Basé sur l'esprit de soumission au mari et de dévouement aux enfants, il choque leurs idées d'indépendance et de domination. C'est en vain que le sacrement garde officiellement son aspect de sacrifice et que, même à la mairie, la nouvelle mariée est remise aux mains de l'époux avec des engagements d'obéissance. Les droits du mari font rire, à l'heure qu'il est, bien des femmes. Le nombre croît tous les jours, même dans les meilleurs ménages, de celles qui, secrètement convaincues de l'égalité des époux, s'embarrassent fort peu de l'autorité du chef de famille.

Symptôme curieux: le mariage est envisagé par la plupart des jeunes filles comme un état de liberté. Elles n'y voient que l'affranchissement de la tutelle maternelle, le droit de sortir seules et de faire acte de maîtresses de maison.

A ce propos, je ne sais guère de contraste plus frappant que celui de la jeune fille française et de la jeune fille anglaise: la première, retenue dans la famille, surveillée par le père; couvée par la mère; la seconde, libre de ses mouvements, de ses sorties, de ses amitiés, de son coeur. Survient le mariage: changement de rôles. La jeune fille anglaise passe sous la dépendance du mari; elle devient la gardienne du foyer, les moeurs l'assujettissant à un rôle modeste. Devenue femme, au contraire, la jeune fille française conquiert mille et mille libertés; si bien qu'on peut dire que les jeunes filles anglaises se rangent en se mariant, tandis que les nôtres ne songent, en prenant un mari, qu'à s'émanciper de leur mieux. Cette aspiration atteste éloquemment que le joug marital, en France, n'est pas très pénible à supporter. Elle sert à expliquer, du même coup, pourquoi le féminisme s'est développé beaucoup plus rapidement en Angleterre que dans notre société française.

En somme, la jeune femme se dédommage chez nous de la contrainte que les moeurs imposent à la jeune fille. Combien peu envisagent, en se mariant, les responsabilités et les charges du futur ménage, les peines et les devoirs de la future famille! Quelle mère a le courage d'avertir sa fille des épreuves qui l'attendent? Sans l'éloigner du mariage, qui reste la condition normale de la femme, on ne devrait pas lui laisser l'idée qu'on se marie seulement pour s'amuser. Combien de demoiselles ne prennent un mari que par espoir de jouissance et de liberté? C'est une fâcheuse illusion. Car, les déceptions venues, la mésintelligence éclate et les divorces se multiplient.

IV

Si des classes riches, où se manifestent ces préoccupations de luxe et ces velléités d'indépendance, nous descendons aux classes laborieuses, les symptômes d'anarchie et de décomposition ne nous paraîtront ni moins nombreux, ni moins tristes. Il est vrai que, soustraites par leur misère même aux calculs des ménages plus fortunés, les petites gens de la ville et des champs se marient plus souvent par convenance personnelle et par simple attraction. En revanche, ces unions sont fréquemment troublées par l'inconduite de la femme ou la brutalité du mari. Que de ménages ouvriers qui affichent le mépris le plus lamentable de la dignité humaine! Que de prolétaires avinés qui crient volontiers: «Mort aux tyrans!» et battent leur femme sans miséricorde! Je ne sais rien de plus triste et de plus cruel que la condition de l'ouvrière obligée de disputer à l'ivrognerie du mari, par des prodiges de patience, de câlinerie ou de fermeté, l'argent du ménage et le pain des enfants, trop heureuse si, en le poursuivant de cabaret en cabaret, elle réussit par instants à ramener son homme à la conscience de ses devoirs!

Constatation plus grave encore: les unions illégitimes se multiplient dans les basses classes. Après s'être dispensé des formalités religieuses, on se désintéresse des formalités légales. Toutes ces solennités sont coûteuses ou gênantes: à quoi bon s'imposer un dérangement inutile? Et l'on s'habitue, dans le peuple, à s'accoupler sans cérémonie.

Ce désordre tend même à se généraliser par suite de l'émigration des campagnes vers les villes. Pour ne citer qu'un chiffre, 655 000 jeunes gens des deux sexes ont, pendant dix ans, de 1882 à 1891, quitté leur village pour aller chercher fortune dans les grands centres 40. Combien de ces déracinés ont grossi le nombre des déclassés, des malades, des mendiants, des criminels et des prostituées? Cet exode est une cause incessante de démoralisation: moins de mariages, moins de naissances. Un enfant est un malheur qu'on essaie de prévenir systématiquement. D'où il suit que, les campagnes se dépeuplant et les villes se dépravant, la natalité rurale diminue sans que la natalité urbaine augmente.

Note 40: (retour) Henri Lannes, Revue politique et parlementaire de février 1895.

Or, voici qu'aux pauvres femmes déçues et ulcérées, qui pleurent leurs espérances évanouies et leur indépendance perdue, le féminisme révolutionnaire se présente avec des paroles de liberté, leur montrant l'affranchissement de la passion comme l'idéal et la condition même de l'affranchissement de leur sexe. Point de femme libre sans l'amour libre. Et de fait, l'émancipation absolue de l'être féminin est incompatible avec les anciennes moeurs et les anciennes institutions, qui servent encore de soutien à la famille contemporaine. Et qui oserait dire que, tombant sur des âmes aigries et mûres pour la révolte, ces mauvaises semences ne lèveront pas en moissons de haine et d'anarchie?

Femmes de France, sachez donc où l'on vous mène: bien que l'abolition du mariage vous fasse encore hausser les épaules, veuillez retenir qu'elle est l'aboutissement logique du féminisme avancé. On vous dira que le mariage est une invention de la tyrannie masculine; qu'en affirmant la «suprématie du mâle sur la femelle», il assure la domination du fort sur le faible; qu'en liant la femme pour la vie à son seigneur et maître, il est destructif de la spontanéité des sentiments, il viole les droits de la personne humaine et condamne l'épouse domestiquée au mensonge et à l'asservissement. On vous dira que ce contrat inique et absurde, dernière survivance de la barbarie antique qui faisait de la femme une proie, un bétail, une chose, a été fort habilement consacré par le Code et fort complaisamment béni par l'Église; qu'en nature et en raison, la femme n'appartient pas à l'homme, mais à elle-même; que, si la loi et la religion l'ont injustement livrée à un despote, elle a toujours le droit de se reprendre; qu'ayant un coeur, elle peut en user; qu'ayant une intelligence et une volonté, elle doit les exercer; en un mot, que le mariage est indigne d'un être libre. Vous devinez la conclusion: il est temps que les jeunes filles ne se laissent plus traîner à l'autel comme des brebis à l'abattoir. A elles de proclamer l'émancipation de l'amour!

V

Puisque nous sommes obligé de constater que, soit dans les milieux élégants et mondains, soit dans les agglomérations populaires et urbaines, l'opinion devient hostile ou indifférente aux antiques formes du mariage; puisque, du haut en bas de l'échelle sociale, les liens de la famille légitime tendent à se relâcher ou à se rompre, devons-nous en conclure que l'institution du mariage court des risques sérieux?

A notre avis, il serait excessif de parler d'un «krach» du mariage, tant que notre bourgeoisie provinciale, catholique ou protestante, restera fermement attachée à la tradition chrétienne. Qu'il y ait crise, soit! Mais prononcer le mot de faillite, c'est trop dire. Entre le luxe démoralisant de l'aristocratie d'argent et l'avilissement inconscient des malheureux, au-dessous des somptuosités de la surface et au-dessus des bas-fonds de la misère, il existe, à Paris même et dans les grandes villes, une réserve immense de familles honnêtes, fortes et unies, où, grâce à la survivance des moeurs d'autrefois, la femme reste la gardienne des coutumes, du respect des ancêtres, de l'esprit même de la race. Vouée à toutes les tâches de fidélité, elle se dit qu'«étant la plus aimable, elle doit être, en même temps, suivant le mot de Portalis, la plus vertueuse.»

Là où le foyer apparaît comme un sanctuaire, c'est que la femme en est demeurée la chaste prêtresse, attentive à développer et à perpétuer ce que l'homme crée, c'est-à-dire le sang et les qualités de la famille, le génie et la conscience de la nation. Or, ils sont légion, dans notre France bourgeoise et rurale, les braves gens qui, indifférents aux revendications féministes, suivent instinctivement la loi de la vie et continuent de croître et de multiplier. Comme les autres, ils ont leurs difficultés et leurs épreuves; mais ils les affrontent avec résolution et les supportent avec courage. Si parfois l'on se querelle de mari à femme, le désaccord est sans fiel, sans haine, sans rancune. Ceux même qui se disputent du matin au soir se réconcilient du soir au matin. Ce sont encore ces ménages simples, francs, robustes, moins exempts de rudesse que de mélancolie, qui nous offrent les plus nobles exemples de soumission au devoir quotidien.

Les petites maîtresses, auxquelles le moindre froissement de l'existence arrache des cris lamentables et dont les entrailles se refusent à porter la vie, véritables courtisanes qui usurpent devant la loi et devant l'Église l'auguste nom d'épouses, devraient prendre pour modèle ces femmes vaillantes, de condition modeste, qui, dans leurs flancs, vigoureux et féconds, portent avec joie l'espérance de la future humanité et, fidèles au mari, dévouées aux enfants, savent être épouses et mères et se tuent à la peine, obscurément, allègrement, religieusement, par esprit de devoir et par amour du sacrifice. Le monde les ignore, et elles soutiennent le monde. Elles sont dignes de vénération, et le féminisme extrême s'en moque ou s'en offusque. Quand on a tant de droits individuels à exercer, tant de devoirs sociaux à remplir, est-il séant de s'enfermer étroitement au foyer et de circonscrire son activité aux vulgaires occupations du ménage, de borner son ambition à la pratique des traditionnelles vertus de famille? Le féminisme avancé n'a guère que du dédain pour la femme d'intérieur qui, du reste, le lui rend bien.

Cela même est tout à fait rassurant. Vivre en toute indépendance avec intensité et avec fracas, afficher et ébruiter son existence au lieu de la transmettre, telle est la préoccupation suprême des féministes à la mode. Ces créatures ont perdu le sens de la modestie. Elles sont indiscrètement orgueilleuses; elles ne peuvent se résigner à vivre comme tout le monde; et cette soif de paraître et ce besoin de briller sont tout naturellement surexcités par l'air malsain et surchauffé de Paris.

Mais en province, dans cette bourgeoisie laborieuse où la famille est plus honnête et plus unie, où l'on prend la vie comme elle vient, de bonne grâce, au jour le jour, sans aigreur, sans rancoeur, le féminisme excessif des intellectuelles et des névrosées n'a pas la moindre raison d'être. Comment pourrait-il s'acclimater dans un air aussi pur, dans un milieu aussi sain? Il faut à cette plante maladive l'atmosphère chaude des salons et le fumier des grandes villes. Qu'il pousse et fructifie à Paris, rien de plus naturel: la corruption ambiante facilite sa germination et son épanouissement. Mais dans le terroir épais et lourd de nos provinces, au grand soleil, au plein vent, dans le sillon profond où les fortes générations de France jettent gaiement la graine féconde qui doit nourrir le monde, cette fleur de décadence n'a aucune chance de lever et de grandir. On a donc eu raison de dire que la bonne terre de province, où font souche nos familles bourgeoises et rurales, ne convient pas du tout à la culture du féminisme «libertaire». Là est le salut.



CHAPITRE II

Pour et contre l'autorité maritale


SOMMAIRE

I.--Des pouvoirs du mari sur la femme.--Ce qu'ils sont en droit et en fait.--L'homme s'agite et la femme le mène.

II.--A quoi tient l'affaiblissement du prestige marital.--Bonté, naïveté, vulgarité ou pusillanimité des hommes.--Qu'est devenue l'élégance virile?

III.--La puissance du mari est d'origine chrétienne.--Doctrine de la bible et des pères de l'église.--Égalité spirituelle et hiérarchie temporelle des époux.

IV.--Déclarations de Léon XIII.--Le dogme chrétien a inspiré notre droit coutumier et notre droit moderne.


Sans aller jusqu'à l'union libre qui les écoeure, sans même acquiescer au divorce qui les effraie, beaucoup de femmes mariées honnêtes et éclairées, des bourgeoises sérieuses, des mères de famille, des chrétiennes même, commencent à réclamer à leur profit la revision de leur constitution matrimoniale. Elles acceptent pleinement le mariage indissoluble, convaincues que celui-ci est encore la seule source de bonheur pour leur sexe. Elles se plaignent seulement des pouvoirs excessifs que la loi accorde au mari sur leur personne et sur leurs biens; elles protestent contre l'autorité maritale et réclament la libre disposition de leur fortune. Ces revendications portent, comme on le voit, sur deux points connexes qui sont: 1° les pouvoirs du mari sur la femme; 2° les pouvoirs du mari sur la dot. Pour plus de clarté, nous les discuterons séparément.

I

C'est un propos courant chez les femmes que l'autorité maritale est un pouvoir abusif; que l'homme, en se mariant, n'a qu'un but: former, façonner, dresser la compagne de son choix, détruire en elle les manières et les habitudes qui lui déplaisent, insuffler à son idole une âme conforme à la sienne, bref, la faire ou la refaire à son image et à sa ressemblance.

Pour jouer ainsi au créateur, il faut que l'homme puisse traiter la femme de main de maître. C'est pourquoi les lois, qu'il a faites à son profit exclusif, l'ont armé des prérogatives redoutables de la puissance maritale. Si l'on en croyait ces dames, Shakespeare aurait exprimé dans la «Mégère apprivoisée» le rêve secret de tous les maris, lorsqu'il met dans la bouche de Petruchio ces paroles impérieuses: «Catherine, allons! n'ayez pas l'air grognon. Je veux être maître de ce qui m'appartient. Catherine est mon bien. Elle est ma maison, mon mobilier, mon champ, ma grange, mon cheval, mon âne, ma chose.» L'esprit masculin rapporte tout à soi, et l'autorité maritale ramène tout à l'homme. Que devient, à ce compte, la dignité de la femme? Ainsi compris et pratiqué, le mariage est la domestication de la femme par le mari.

Cela, je le nie absolument. Prenons le mariage tel qu'il est, dans l'immense majorité des cas: est-ce que la femme est si asservie et le mari si despotique? Est-ce que, dans la vie réelle, la toute-puissance est nécessairement du côté de la barbe? Est-il si rare que l'épouse fasse la loi à son homme? De fait, en bien des ménages, la femme exerce tous les attributs du pouvoir et cumule tous les avantages de la souveraineté. Elle est un maire du palais qui régente, d'une main ferme, son roi fainéant. Et cela est si vrai que M. Jean Grave,--dont on connaît l'âme anarchiste si prompte à s'alarmer des moindres abus d'autorité,--ne prend pas au sérieux la puissance maritale; il la juge plus nominale que réelle 41. Combien il a raison!

Note 41: (retour) La Société future, chap. XXII, p. 328.

A qui fera-t-on croire que les «prérogatives masculines» sont universellement oppressives pour la femme? Le mari d'aujourd'hui est devenu si conciliant, si débonnaire, son autorité s'est,--particulièrement dans la classe riche,--si adoucie et si relâchée, qu'il serait vraiment excessif de prétendre que l'épouse végète et tremble et plie sous un joug intolérable. En combien de foyers le mari n'a-t-il gardé que le simulacre du pouvoir, image du monarque constitutionnel qui règne et ne gouverne pas? Nos moeurs conjugales sont ainsi faites, en bien des milieux, que les femmes pourraient prendre officiellement la couronne sans que leur empiétement cause la moindre révolution. Elles exercent déjà la réalité du commandement. Elles ont usurpé la place du maître. Elles prennent toutes les décisions, elles tranchent toutes les questions avec un ton de souveraineté qui n'admet pas de réplique, ne laissant au père de leurs enfants que la ressource d'agréer leurs volontés impératives. L'homme s'agite et la femme le mène.

Oui; l'autorité maritale est, plus souvent qu'on ne pense, une pure fiction décorative. Savez-vous comment les Normands, qui passent pour avoir l'esprit fin et clairvoyant, définissent le mariage: «Une femme de plus et un homme de moins.» Chez eux, l'épouse s'appelle la «bourgeoise», ou encore la «maîtresse»; et je vous prie de croire qu'elle ne se laisse pas marcher sur le pied. En général, il n'est plus guère de Françaises qui se soumettent docilement à l'adoration aveugle du principe masculin en la personne du fiancé ou du mari. Mme Necker a eu raison de dire: «Ce qui prouve en faveur des femmes, c'est qu'elles ont tout contre elles, et les lois et la force, et que, cependant, elles se laissent rarement dominer 42

Note 42: (retour) Opinions des femmes sur la femme. Revue encyclopédique du 28 novembre 1896, p. 840.

II

Ce changement dans les idées et dans les moeurs tient à deux causes: à la bonté et à la faiblesse de l'homme. Je vous prie, Mesdames, de ne point jeter les hauts cris: ceci n'est pas un paradoxe.

Avec la meilleure foi du monde, les femmes s'imaginent détenir le monopole de la bonté. Pure exagération! Nous admettons qu'elles sont plus tendres que nous, étant plus impressionnables et plus sensibles. Et en cela, elles marquent sur notre sexe une véritable supériorité. Mais la bonté n'est pas impossible aux hommes. Il y a mieux: quand un homme se mêle d'être bon, il l'est pleinement, il l'est sottement. Dites d'un de vos amis dans un salon: «Ah! quel brave garçon! C'est la crème des hommes!» Il est rare qu'il ne se trouve pas quelque femme pour vous répliquer: «Ne m'en parlez pas: il est si bon qu'il en est bête! Sa femme le mène par le bout du nez.» Ce qui prouve deux choses: d'abord, que certaines femmes ne sont pas dignes des excellents maris qu'elles ont et qu'elles bousculent; ensuite, qu'une trop grande bonté chez l'homme est, aux yeux du beau sexe, un signe de faiblesse et d'abdication.

On me dira peut-être que le mari est un niais de se laisser régenter par sa femme.--Pas toujours. Il est des cas où, la lutte étant impossible, la soumission vaut mieux dans l'intérêt des enfants. Lorsqu'une femme autoritaire a usurpé irrémédiablement le pouvoir marital et pris, envers et contre tous, l'habitude du commandement, le mari fait preuve de haute sagesse et d'abnégation admirable,--tant que cet effacement, bien entendu, est compatible avec les intérêts et la dignité de la famille,--en acceptant un rôle modeste et une attitude subalterne. Il faut que la douceur ait son représentant au foyer. Puisque la mère tranche du maître, il est désirable que le père joue, auprès des enfants, le rôle de mansuétude et de conciliation qu'elle abdique malheureusement. Et même, lorsque cette fonction de paix et d'union est remplie avec tact par un homme d'esprit, elle donne, aux yeux du public, à celui qui s'y résigne et s'y dévoue un charme qui rehausse infiniment sa valeur personnelle. «Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre!»

Mais il arrive souvent que la bonté dégénère en mollesse et en pusillanimité. Malheur aux maris qui, non contents d'être bons comme le pain blanc, sont tout en pâte, tout en mie! Ceux-là sont destinés, les pauvres! à être mangés. Avec l'habitude de l'homme moderne de ne vivre que pour la femme, de n'agir que par la femme, avec la hantise de la beauté et l'adoration de la chair qui ont pris possession des têtes les plus intellectuelles, il faut s'attendre à voir se multiplier le mari-vassal qui, pris d'une sorte de crainte révérentielle en présence de son idole, l'interroge du regard, et avant de parler, pour savoir s'il doit ouvrir la bouche, et avant de se taire, pour savoir s'il doit la fermer. Et cet innocent est convaincu que la femme n'est pas encore assez libre, assez souveraine; il a comme un remords de se tenir debout devant elle; il prosternerait volontiers aux pieds de sa «maîtresse» toute sa dignité, toute sa volonté, toute sa virilité.

Certes, il est bon d'avoir l'âme chevaleresque et de prendre à coeur les intérêts de la femme. Mais il ne faudrait pas que, pour remplir cette galante mission, l'homme renonçât à toute fierté, à toute autorité. Défendez les droits de la femme, si vous voulez, mais ne sacrifiez pas les nôtres. N'ayez pas surtout la mauvaise idée de briser son prétendu joug en nous forgeant des chaînes plus lourdes et plus humiliantes. Ces exagérations nous aliéneraient les sympathies et le respect des femmes, au lieu de nous les conquérir.

A qui revient, en effet, la responsabilité du mouvement féministe? A l'homme, sans doute. Il y a sur ce point une belle unanimité contre nous. Mais lequel de nos actes l'a motivé? Ici, l'on ne s'entend plus. Les uns invoquent les progrès de la démocratie hostile à tous les privilèges et follement éprise d'égalité. D'aucuns avancent qu'appelée à produire les preuves de sa légitimité, la suprématie de l'homme a paru aux femmes trop mince et trop discutable pour mériter les droits qu'on lui confère. Suivant d'autres, enfin, la véritable cause du mouvement d'émancipation auquel nous assistons, serait moins le mauvais usage de notre puissance que la volontaire abdication de notre autorité. Et c'est l'avis de beaucoup de femmes distinguées. «Il n'en coûterait point à notre sexe d'être soumis, disent-elles, s'il avait l'assurance d'être efficacement protégé. Mais dans la classe riche comme dans la classe pauvre, la puissance virile est incapable de nous donner la sécurité ou l'agrément.» Qu'est-ce à dire?

Depuis que le machinisme a mis fin au vieux système patriarcal, l'ouvrier a trouvé moins facile de pourvoir à l'entretien de sa femme; et avouant son impuissance à la faire vivre, il a souffert qu'elle quitte le ménage et entre à la fabrique. De là, une atteinte grave au prestige du mari. Dans les milieux bourgeois ou élégants, l'homme n'a pas mieux su jouer son rôle et soutenir son personnage. Absorbé dans la préoccupation de ses aises, il s'est laissé envahir par la vulgarité, la rudesse, la grossièreté; il est sans goût et sans grâce; il est plat, lourd, maussade, inélégant. Ce pitoyable souverain a renoncé même à relever son titre par la distinction et l'éclat du costume; il s'habille d'une façon ridicule. Par une coïncidence digne de remarque, il a perdu les façons galantes d'autrefois en même temps qu'il perdait le goût des chamarrures somptueuses. Est-il possible que la femme considère l'homme comme un héros, s'il renonce aux apparences, aux manières d'un héros?

La guerre des sexes a-t-elle donc pour cause l'invasion de la triste redingote et du veston déplaisant? Point d'autorité possible, après tout, si elle n'est rehaussée par le prestige de la couleur et l'élégance des formes. C'est la loi de nature. Est-ce que, chez nos frères les animaux, le mâle ne se met pas en frais de coquetterie pour en imposer à la femelle? Et nous nous étonnons que les femmes marquent une si vive inclination pour le pantalon rouge et les épaulettes de nos officiers! Quel malheur que les pauvres civils ne puissent revêtir leurs anatomies d'étoffes esthétiques et variées! S'ils manquent d'autorité, c'est qu'ils manquent de panache.

Il n'est qu'une conclusion à ces récriminations mi-sérieuses, mi-plaisantes: soyons justes, bons, chevaleresques, mais sans faiblesse et sans platitude. Veillons à garder notre prestige; n'abdiquons point notre autorité. Les femmes ne nous sauraient aucun gré d'un aussi lâche abandon. Au surplus, la puissance maritale, bien comprise, peut leur être utile autant qu'à nous. Il ne s'agit que de s'entendre sur son principe et ses limites. C'est à quoi nous allons nous appliquer sans jactance et sans partialité.

III

En ce qui concerne la puissance du mari sur la femme, notre législation, simple reflet des idées religieuses, est la consécration laïque du mariage chrétien.

Au sens évangélique, le mérite spirituel d'un homme n'est pas supérieur à celui de la femme. Si hautes que soient les fonctions auxquelles notre sexe est appelé, si merveilleuses que soient ses entreprises et ses oeuvres, il se peut que l'humble besogne d'une pauvre servante vaille mille fois plus aux yeux de Dieu que les découvertes d'un savant ou les exploits d'un héros. La sainteté est la seule chose qui compte au tribunal du Christ. Au point de vue de la conscience, il ne saurait y avoir de différence entre l'homme et la femme; car tous deux, pris individuellement, participent de la même manière aux bienfaits de la création et de la rédemption, aux trésors de la grâce et aux promesses du salut. On connaît la belle parole de saint Paul: «Vous êtes tous enfants de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Il n'y a plus ni Juif ni Grec; il n'y a plus ni esclave ni homme libre; il n'y a plus ni homme ni femme; car vous êtes tous un en Jésus-Christ 43.» Ainsi, mariée ou veuve, esclave ou libre, la femme vaut l'homme; et c'est par l'affirmation de cette égalité de valeur spirituelle que le christianisme l'a relevée dans l'esprit des peuples civilisés.

Note 43: (retour) Épître aux Galates, III, 26 et 28.

Mais ce relèvement s'est accompli doucement, sans secousse, sans bouleversement, sans faire violence à la nature, sans rompre brusquement avec les coutumes humaines, en conservant à la femme sa vocation d'auxiliaire et au mari la suprématie de direction. Le christianisme a toujours répugné à l'égalité terrestre des époux; il la remet à plus tard, ou mieux, il ne l'admet qu'entre les âmes, en ce qui regarde l'oeuvre du salut et la conquête du ciel. C'est à quoi saint Pierre fait allusion en ces termes: «Vous, maris, demeurez avec vos femmes en toute sagesse, les traitant avec honneur comme le sexe le plus faible, puisqu'elles hériteront comme vous de la grâce qui donne la vie 44

En outre, pour ce qui est de la société ecclésiastique et de la société civile, l'Église tient l'égalité absolue pour un péril. De fait, elle a toujours repoussé l'ingérence des femmes dans le sacerdoce, se rappelant,--bien que le concours des premières chrétiennes ait contribué puissamment à la diffusion de l'Évangile,--que le Christ ne leur a pas dit comme aux hommes: «Allez! Enseignez les nations!» Le prince des Apôtres se préoccupait lui-même de modérer leur zèle. «Soyez soumises à vos maris, leur disait-il, afin que, s'ils ne croient point à la parole, la conduite de leurs femmes les gagne sans la parole, lorsqu'ils viendront à considérer la pureté de vos moeurs jointe au respect que vous aurez pour eux. Telle Sarah, dont vous êtes les filles, obéissait à Abraham, l'appelant son seigneur 45

Note 44: (retour) Ire Épître de saint Pierre, III, 7.
Note 45: (retour) Ibid., III, 1, 2 et 6.

A cette hiérarchie dans le ménage, qui implique la prééminence de l'homme et la subordination de la femme, les docteurs assignent les plus lointaines origines. En ordonnant que la femme soit voilée, pour mieux marquer la suprématie de l'homme, saint Paul s'exprime ainsi: «Adam a été créé le premier; ensuite, ce n'est point Adam, mais Eve qui a été séduite par le serpent.» Aux yeux des canonistes, ces deux raisons établissent l'infériorité temporelle du sexe féminin.

Retenons, d'abord, le récit de la création. Après avoir tiré le corps d'Adam du limon de la terre, Dieu dit: «Il n'est pas bon que l'homme soit seul; donnons-lui une aide semblable à lui.» On a bien lu? Une «aide», c'est-à-dire une auxiliaire. Puis Dieu prend une côte d'Adam pour en former la femme. Et le premier homme s'écrie: «Voilà l'os de mes os, la chair de ma chair!» Et le texte ajoute: «Elle s'appellera Virago parce qu'elle a été tirée de l'homme; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme; et ils seront deux en une seule chair.»

Ces fortes images expriment admirablement les rapports des sexes, tels que Dieu les a voulus. L'homme sort des mains du Créateur, et la femme sort de l'homme par une opération divine. Ils ont même origine: l'acte d'un Dieu. Ils ont même destinée sur la terre et même récompense après la mort. Leur dignité, leur valeur, leur spiritualité est égale. Nulle différence de corps ni d'âme, puisqu'ils sont vraiment une seule chair ceux qui n'ont qu'un même coeur. Et se retrouvant en Ève, Adam ne pouvait manquer de l'aimer. «Que le mari rende donc à sa femme la bonne volonté qui lui est due, écrit saint Paul, et que la femme en use de même envers son mari.» Car ils s'appartiennent devant Dieu. «La femme n'a pas son propre corps en sa puissance, mais il est en celle du mari; et le mari de même n'a pas en sa puissance son propre corps, mais il est en celle de la femme 46.» Seulement, l'apôtre ajoute: «La femme vient de l'homme et non l'homme de la femme 47.» Créée de Dieu, la femme conserve donc l'individualité de son être et la responsabilité de sa conscience; elle possède la plénitude de la nature humaine. Mais, sortie de l'homme, elle doit à son époux une affectueuse subordination. Égaux devant Dieu, les deux sexes ont été marqués d'un signe distinct et investis d'une vocation différente.

Note 46: (retour) Ire Épître aux Corinthiens, VII, 3 et 4.

La chute originelle n'a fait qu'aggraver ces distinctions et ces disparités. Adam a péché par Ève, l'amour de la femme ayant prévalu en son coeur sur la loi du Créateur. Satan, au dire des théologiens, savait l'homme moins crédule et partant moins faillible; aussi s'adressa-t-il à la femme. Celle-ci, en persuadant le premier homme, enseigna le mal; et c'est pour ce motif que l'apôtre saint Paul interdit aux femmes d'enseigner dans l'Église. Donnée à l'homme pour l'aider dans le bien, la femme l'induit en tentation et l'entraîne au péché. Destinée à être son auxiliaire, elle devient son mauvais génie. Et Dieu porte contre elle cette sentence: «Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominerai 48.» La révolte des sens et les turpitudes de la chair, les chaînes de l'amour et les douleurs de l'enfantement, tels seront les châtiments.

Note 48: (retour) Genèse, III, 16.

Heureusement que le mal, qui, suivant le mot de Tertullien, «était entré dans le monde par la femme comme par une porte ouverte,» devait être réparé par la Vierge de qui naîtrait le Sauveur des hommes. Témoin cette parole de Jéhovah au serpent: «Je mettrai l'inimitié entre toi et la femme, entre sa race et la tienne; elle t'écrasera la tête et tu chercheras à lui mordre le talon 49.» Dès lors, à la femme régénérée, l'homme devra le respect et la justice; car elle est le coeur de la famille, si l'homme en est la tête. Il ne faut pas séparer ce que l'Éternel a uni. «Dieu, suivant saint Jean Chrysostome, ne charge point l'homme de tout le fardeau de la vie et ne fait pas dépendre de lui seul la perpétuité du genre humain. La femme aussi a reçu un grand rôle, afin qu'elle soit estimée.» Saint Paul avait déjà dit, avec sa netteté habituelle: «Il n'y a point de femme sans l'homme, ni d'homme sans la femme, et tous deux viennent de Dieu 50

Note 49: (retour) Ibid., III, 13.
Note 50: (retour) Ire Épître aux Corinthiens, XI, 11-12.

Cette doctrine des Pères impose une borne à l'orgueil masculin et couvre d'un rempart la faiblesse féminine. Saint Jean Chrysostome en induit les attributions diverses des deux sexes: «Le partage est sagement établi, de manière que l'homme vaque aux affaires du dehors et la femme à celles du dedans; dès que cet ordre est interverti, tout se trouble, tout est bouleversé.» Saint Paul en a tiré de même les règles qui doivent présider aux rapports des époux. Après avoir reconnu que «l'homme est le chef de la femme, comme Jésus-Christ est le chef de l'Église,» et que «l'homme est l'image de la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l'homme 51,» le grand Apôtre veut que «la femme obéisse au mari comme au Seigneur,» et aussi que «le mari aime sa femme comme le Christ aime son Église 52.» Et ailleurs: «Que la femme soit soumise à son mari, comme il convient. Et vous, maris, aimez vos femmes, et ne soyez point rigoureux envers elles 53

Note 51: (retour) Ibid., XI, 3 et 7.
Note 52: (retour) Epître aux Ephésiens, V, 22-25.
Note 53: (retour) Epître aux Colossiens, III, 18 et 19.

IV

De saint Pierre à Léon XIII, la doctrine des papes sur la dignité spirituelle et le rôle auxiliaire de la femme n'a point varié. Sans doute, l'homme s'est efforcé bien souvent de faire tourner sa suprématie en domination. Mais contre les abus de la puissance maritale, l'Église n'a jamais cessé de protester avec fermeté. Je n'en veux pour preuve qu'un fragment de sermon, d'une curieuse forme populaire, que j'emprunte au franciscain Berthold de Ratisbonne, qui vivait au XIIIe siècle. Pour mieux initier son auditoire aux obligations du mariage chrétien, le frère missionnaire suppose qu'un assistant lui adresse cette objection: «Frère Berthold, tu prétends que les femmes doivent être soumises à leur mari; donc je puis faire de la mienne ce que bon me semble et la traiter comme il me plaît?»--«Non, non, réplique le moine, si tu veux entrer dans le royaume des cieux! Ton couteau est à toi: t'en serviras-tu pour te percer la gorge? Ton jambon est à toi: en manges-tu le vendredi? Ainsi de ta ménagère: elle est à toi, tu es à elle; mais vous ne devez point offenser ensemble la loi divine, car vous seriez bannis du Paradis 54

Note 54: (retour) Sermons du franciscain Berthold, édition Gabel, t. III, pp. 1 et suiv.

Avec plus d'élévation de langage, le grand pape Léon XIII ne conçoit pas autrement les devoirs respectifs des époux. On lit dans l'Encyclique du 10 février 1880: «L'homme est le prince de la famille, le chef de la femme; mais celle-ci, chair de sa chair, os de ses os, ne doit pas le servir comme une esclave; elle est sa compagne soumise, mais respectée. Si l'homme s'applique à imiter le Christ et si la femme sait imiter l'Église, leur tâche, à tous deux, sera rendue facile par le secours de l'amour divin qui les soutiendra.»

Ces idées ont passé successivement dans notre législation coutumière et dans notre législation civile. Pothier, notre vieux jurisconsulte classique, tenait pour «contraire à la bienséance publique que l'homme, constitué par Dieu le chef de la femme, vir est caput mulieris, ne fût pas le chef de la communauté des biens.» Et plus près de nous, un commentateur du Code civil, Marcadé, formule l'esprit de nos institutions matrimoniales en termes à peu près identiques: «L'épouse doit soumission au mari, selon le précepte de saint Paul: Mulieres viris suis subditae sint.» Le dogme chrétien a donc inspiré l'ancien et le nouveau droit français.

Que faut-il penser de cette législation traditionnelle? L'excellent Condorcet n'hésitait pas à la regarder comme un abus de la force. «Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l'entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu'elle favorise.» A parler franchement, l'égalité absolue appliquée aux droits respectifs des époux me paraît d'un optimisme chimérique, et je vais, sans plus tarder, m'en expliquer de mon mieux.



CHAPITRE III

Point de famille sans chef


SOMMAIRE

I.--L'article 213 du Code civil.--Son fondement rationnel.--Pourquoi les femmes s'insurgent contre l'autorité maritale.--Curieux plébiscite féminin.

II.--Le fort et le faible des maris.--La maîtrise de la femme vaudrait-elle la maîtrise de l'homme?--La Femme-homme.

III.--L'égalité de puissance est-elle possible entre mari et femme?--Point d'ordre sans hiérarchie.--L'égalité des droits entre époux serait une source de conflits et d'anarchie.

IV.--Répartition naturelle des rôles entre le mari et la femme.--Puissance de celle-ci, pouvoir de celui-là.--La volonté masculine.--A propos du domicile marital.--La «maîtresse» de maison.

V.--Le secret des bons ménages.--Par quelles femmes l'autorité maritale est encore agréée et obéie.--Avis aux hommes.


I

Sans que nous soyons animé d'une dévotion superstitieuse à l'égard de notre loi écrite, il nous est impossible de ne point reconnaître qu'elle a du bon. D'après l'article 213 du Code civil, «le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari.» De ces deux obligations corrélatives, dont l'une est la condition de l'autre, Portalis, un des rédacteurs du Code Napoléon, donne l'interprétation suivante: «Ce ne sont point les lois, c'est la nature même qui a fait la loi de chacun des deux sexes. La femme a besoin de protection parce qu'elle est plus faible; l'homme est plus libre parce qu'il est plus fort. La prééminence de l'homme est indiquée par la constitution même de son être qui ne l'assujettit pas à autant de besoins. L'obéissance de la femme est un hommage rendu au pouvoir qui la protège, et elle est une suite de la société conjugale qui ne pourrait subsister si l'un des époux n'était subordonné à l'autre.»

Ainsi, d'après le texte même de l'article 213 et le commentaire du plus autorisé de ses auteurs, le devoir d'obéissance n'est imposé à la femme qu'en vue du devoir de protection imposé au mari; ou, plus clairement, si le mari a le droit d'être obéi, c'est parce que la femme a le droit d'être protégée. Nos obligations de défense sont donc la condition et la mesure de nos pouvoirs de commandement.

Cela est-il si déraisonnable? Nous reconnaissons que la soumission risque d'être pénible, lorsqu'elle est requise au profit d'un mari que la femme juge moins intelligent qu'elle, ou moins noble, ou moins riche, ou seulement moins distingué; nous voulons bien qu'il lui soit difficile de voir en cet inférieur un guide, un conseil, un appui.--Mais, Madame, à qui la faute? Il fallait mieux choisir. N'accusez pas le Code, mais vous-même, ou plutôt papa et maman, qui n'ont point su trouver pour leur fille un prince charmant.

Que l'obéissance soit quelque peu mortifiante pour une femme qui se sent supérieure à son seigneur et maître; qu'elle soit, au contraire, naturelle et facile et douce pour l'épouse qui trouve en l'époux de son choix une certaine prééminence intellectuelle et morale: encore une fois, cela est vraisemblable. Par malheur, pour faire bon ménage, la supériorité, même évidente, de l'homme ne suffit pas. Il faut encore que sa compagne la reconnaisse et l'accepte; et cette clairvoyance modeste et cette soumission sage sont moins communes qu'on ne le pense.

Nous n'en voulons pour preuve qu'un plébiscite organisé en 1896 par une revue de famille. Interrogées sur cette question de la sujétion légale de la femme mariée, 6 512 lectrices ont répondu; et, sur ce total, 963 seulement ont acquiescé au devoir d'obéissance que notre loi leur impose. Il s'en est trouvé 5 549 pour protester contre l'observation de l'article 213. Mais, tandis que 740 ont préconisé la rébellion ouverte (scènes, cris, larmes, évasion du domicile conjugal) pour se soustraire à une aussi affligeante humiliation, les autres, au nombre de 2 934, ont recommandé les moyens diplomatiques (souplesse, ruse, ténacité, feinte douceur et longue patience) pour atteindre le même but. Sans prendre au pied de la lettre cette consultation plus ou moins sérieuse, il s'en dégage néanmoins une certaine répugnance à l'obéissance et, corrélativement, une aspiration vague et hasardeuse à l'émancipation conjugale qui n'est pas faite pour nous rassurer sur l'état d'âme des femmes mariées 55.

Note 55: (retour) Annales politiques et littéraires du 9 août 1896, p. 86.

II

C'est le moment de confesser avec humilité que, même en exceptant les monstres (ces dames nous feront-elles la charité de tenir ceux-ci pour une minorité?) le caractère des hommes n'est point exempt d'aspérités, de brusquerie, de rudesse, d'âpreté même, qui peuvent blesser les délicatesses et les susceptibilités féminines. Mais sous ces apparences rébarbatives, sous cette raideur de verbe et d'allure, sous cette écorce dure et sèche, est-il donc impossible de trouver un fond de loyauté, de franchise, de sincérité, de noblesse, de générosité, capable de faire oublier, avec un peu d'amour, les rugosités de l'enveloppe? Nous sommes impatients et autoritaires: c'est entendu. Si nous supportons vaillamment l'infortune, en revanche, nous faiblissons étrangement devant la douleur physique. Une fièvre nous abat, un malaise nous effraie. Ce nous est un supplice d'entendre gémir ou pleurer autour de nous. Quel homme pourrait veiller au chevet d'un enfant ou d'un malade comme la mère de famille ou la soeur de charité?

Mais l'homme ne reprend-il point sa supériorité dans les longs efforts, dans les labeurs pénibles du corps et de l'esprit? Nous ne sommes point parfaits, soit! Mais les femmes le sont-elles? Que celles qui inclineraient trop facilement à voir en l'homme un être égoïste et méchant, prennent la peine d'observer qu'il travaille, qu'il peine, qu'il lutte pour le foyer. Même dans le peuple, sont-ils si rares ceux qui, sûrs de trouver chez eux un ménage propre et réjouissant, une femme avenante et gaie, préfèrent leur famille à l'auberge et au cabaret?

Voudrait-on, par hasard, intervertir les rôles et remplacer la maîtrise de l'homme par la maîtrise de la femme? Le remède serait pire que le mal. Une femme autoritaire ne l'est jamais à demi. C'est un tyranneau domestique. Rien de plus déplaisant que cette créature d'humeur dominante et de caractère impérieux, qui usurpe, en son intérieur, le rôle du père. Ses éclats de voix et ses grands airs blessent comme une anomalie. Nous associons si étroitement la douceur à la grâce féminine, la rudesse et l'emportement lui sont si contraires, qu'une parole dure et brutale dans la bouche d'une femme nous choque autant qu'un blasphème sur les lèvres d'une dévote. Et pourtant, c'est une tristesse de le dire, il y a des femmes revêches et acariâtres. La moindre contradiction les offense et les irrite. Personnelles, orgueilleuses, violentes, on les voit ramener insensiblement à elles toutes les choses du ménage, tous les intérêts de la famille, apostrophant les domestiques, secouant les enfants, maltraitant le mari.

Le pauvre homme, chassé peu à peu de toutes ses attributions, décapité de son prestige, commandé comme un inférieur, humilié devant les siens, quand il n'est pas malmené en public, prend souvent le parti héroïque de se taire et de s'effacer en considération des enfants qu'une rupture blesserait pour la vie, trop heureux si son silence n'est pas interprété comme une injure et sa longanimité prise pour de la pure sottise! Devenue maîtresse absolue de son intérieur, madame tranche, gronde, crie. C'est un frelon dans la ruche. Donnez-lui toutes les qualités que vous voudrez, de l'ordre, de la décision, de l'économie; supposez-la charitable aux pauvres, secourable aux malheureux: son esprit de domination contre nature lui fera perdre tous ses mérites aux yeux du monde. Et c'est justice; car elle fait le malheur des siens. S'en rend-elle compte? On peut en douter. Son moi s'épanouit avec une sorte d'inconscience. Admettons qu'elle opprime son mari et tyrannise ses gens sans le vouloir, sans le savoir. Il n'en reste pas moins que découronnée des grâces de la douceur, cette femme, moins rare qu'on ne le pense, a quelque chose d'hybride: on dirait un être hors nature qui n'est plus «Madame» et n'est pas encore «Monsieur». C'est la femme-homme. Dieu vous en garde!

Et le féminisme avancé tend précisément à multiplier ce type insupportable. Voici une jeune fille à marier: elle a tous ses brevets; elle parle couramment l'anglais ou l'allemand, et à peu près le français; elle excelle dans la musique et cultive l'aquarelle. Tous les sports lui sont familiers: elle valse à ravir, monte comme un hussard, nage comme un poisson et pédale infatigablement sur tous les chemins. Mais la jeunesse passe et Mademoiselle s'ennuie. Il faudrait lui trouver un bon mari; c'est, à savoir, un brave garçon qui sache tenir un ménage, surveiller la cuisine, soigner les enfants et, au besoin, raccommoder les bas. Où trouverez-vous cet imbécile? Plus la jeune fille se virilise imprudemment, moins elle se mariera facilement.

«Vous vous méprenez, me dira-t-on, sur les tendances du féminisme conjugal. Il ne s'agit point de subordonner l'homme à la femme, pas plus que la femme ne doit être subordonnée à l'homme. Ce que nous demandons, c'est l'égalité.»--Je n'en disconviens pas; mais est-elle possible? La chose paraîtra douteuse à quiconque voudra bien rechercher l'esprit de ce nivellement de puissance entre les époux.

III

D'après les idées nouvelles, les époux sont deux unités indépendantes, moins unies que juxtaposées. Entre ces deux souverains autonomes, comment l'entente, la paix, la vie seraient-elles durables. C'est un fait d'expérience qu'entre deux forces également éprises de leur liberté, les conflits aboutissent à la guerre intestine. Le dualisme n'a jamais produit que la lutte et le désordre. En politique, il conduit les peuples au schisme et à la sécession; appliqué au mariage, il multiplierait entre les époux les causes de rupture et les occasions de divorce. Voyez-vous ces deux êtres rivaux ayant mêmes droits devant la loi et attachés l'un à l'autre par une même chaîne? «L'amour la rendra légère,» nous dit-on.--Mais l'amour passe et, privés de ce doux trait d'union, il est à prévoir que les conjoints, demeurés face à face sans vouloir désarmer, finiront par se tourner le dos pour mieux sauvegarder leur très chère indépendance.

Il n'y a pas d'ordre possible sans une certaine hiérarchie. Mettez que les père et mère aient sur leurs enfants les mêmes prérogatives: si l'accord cesse, c'est la confusion, le conflit aigu, la guerre s'installant au foyer; c'est la vie commune rendue impossible; c'est la paix du ménage irrévocablement troublée. Quand deux individus, qui se croient égaux en droit et en force, se disputent et se heurtent, le duel est terrible. Pour éviter les coups et les violences, il n'est plus qu'un moyen: se séparer.

Mme Arvède Barine a très bien vu ce danger. «Comment le mariage pourrait-il subsister quand personne, dans un ménage, n'aura le dernier mot? quand deux époux seront deux puissances égales, dont aucune ne pourra contraindre l'autre à capituler?» C'est une belle chose de se révolter contre les servitudes du mariage sans amour; mais, pour se prémunir contre les collisions inévitables de l'égalité conjugale, il faut être prêt à se réfugier dans l'union libre. Là, du moins, dès qu'on ne s'entend plus, on se lâche sans cérémonie.

Le «féminisme matrimonial» marque donc, de la part de la femme, une tendance à oublier son sexe pour établir entre les conjoints, non pas l'union à laquelle les convie naturellement leur diversité, mais une égalité séparatiste, un isolement hautain, dont ne sauraient bénéficier ni la confiance ni l'amour. Il n'y a pas à s'y méprendre: c'est une guerre de sécession qui commence. Que le rêve des libertaires vienne à se réaliser, et le mariage sera le rapprochement ou plutôt le conflit de deux forces égales, avec plus d'orgueilleuse raideur chez la femme et moins d'affectueuse condescendance du côté de l'homme. Et quand ces deux forces, rapprochées par une inclination passagère, se heurteront en des luttes que nulle autorité supérieure ne pourra trancher, il faudra bien rompre, puisque personne ne voudra céder. Pauvres époux! pauvres enfants! pauvre famille!

A ce triste régime égalitaire, le mari gagnera-t-il, du moins, de voir diminuer ses charges et ses responsabilités? Pas le moins du monde. L'esprit de la femme est ainsi fait qu'elle gardera les honneurs et les réalités du pouvoir, sans vouloir en assumer les ennuis et les dommages. Dés qu'une opération entreprise par son initiative aura mal tourné, soyez sûrs qu'elle en rejettera tous les torts sur le mari. «Tu me l'avais conseillée.»--«Allons donc!»--«Il fallait m'avertir, alors!» Toute l'équité féminine tient en ces propos ingénieux. Les femmes veulent être maîtresses de leurs actes, avec l'espoir d'en garder tout le profit, s'ils réussissent, et d'en répudier toute la responsabilité, s'ils échouent.

L'égalité de puissance entre mari et femme? j'en nie la possibilité même. C'est l'équilibre instable. Allez donc bâtir là-dessus une maison et une famille! En toute association conjugale, il y a communément un des époux qui suggestionne l'autre, et l'intimide et le gouverne. N'en soyons point surpris: cette hiérarchie des forces est voulue par la nature. Il est des caractères doux et faibles dont c'est le partage, et souvent même l'agrément, d'obéir. Aux autres, c'est-à-dire aux énergiques, aux sanguins, aux violents, appartient le commandement. Si vous le leur refusez, ils le prennent, en accompagnant, au besoin, leur ordre souverain d'un geste décisif. Ce sont les dépositaires de 1' «impératif catégorique».

Tout est pour le mieux, quand le plus puissant des deux, mari ou femme, est en même temps le plus capable et le plus digne. Mais combien il est déplaisant de voir l'intelligence réduite en tutelle, et quelquefois en servage, par la volonté tranchante d'un conjoint qui tient son autorité du tempérament plus que de la raison! Et pourtant, si cet intérieur n'est rien moins qu'idéal, encore peut-il se soutenir et durer, puisqu'il a un maître. En réalité, l'union la plus malheureuse est celle où ni le mari ni la femme ne veulent céder. C'est une lutte de tous les instants.

Et voilà précisément où nous conduirait l'égalité des droits entre les époux! Malheur au ménage où il n'y a ni meneur ni mené, ni volonté prééminente ni volonté subordonnée, où les deux conjoints ont la prétention de commander toujours et de ne jamais obéir! On s'y dispute d'abord, on se sépare ensuite. La rupture est fatale. Ainsi l'égalité des époux, fondée sur l'égalité des droits, nous mènerait directement à des conflits douloureux et à un divorce inéluctable. Sans doute, cette égalité de puissance serait d'une réalisation difficile, parce que l'inégalité est partout dans les forces, dans les tempéraments, dans les caractères. Mais là où elle parviendrait à opposer les époux l'un à l'autre, elle aboutirait à l'anarchie. Je la tiens conséquemment pour deux fois malfaisante, en ce qu'elle contrarie la nature et en ce qu'elle dissout la famille.

IV

Quels sont donc, en raison et en justice, les principes qui doivent présider aux relations respectives des époux?

La femme n'est ni supérieure ni inférieure à l'homme; elle n'est pas davantage son égale: elle est autre. Et puisque la loi a pour objet de garantir à chacun les moyens de développer régulièrement sa personnalité, afin de lui permettre de remplir utilement sa destinée,--aux différences de complexion organique qui distinguent naturellement l'homme de la femme, doit correspondre une différence de fonction engendrant une différence de droit entre les époux.

Or, considérés en leur condition normale qui est le mariage, l'homme et la femme n'y tiennent point de la nature mêmes rôles et mêmes attributions. Au sexe fort, la charge des lourds travaux, de la défense commune et des relations extérieures; au sexe féminin, l'administration du ménage et le gouvernement du foyer: telle est l'organisation rationnelle de la famille. Celle-ci est une sorte de petit État, qui ne se comprend pas sans un ministre des affaires étrangères et sans un ministre de l'intérieur. L'ordre est à ce prix. Confinée dans les choses de la maison, la femme mariée n'en exerce pas moins un rôle si essentiel, qu'en élevant ses enfants on peut dire qu'elle forme les hommes et prépare l'avenir de la nation. C'est en cela même qu'elle est, suivant le mot de Sénèque, toute-puissante pour le bien, ou pour le mal, mulier reipublicae damnum aut salus.

Mais, si net que soit le partage des fonctions entre les deux pouvoirs masculin et féminin, des conflits sont possibles. Qui aura le dernier mot? Il ne nous paraît pas vraisemblable qu'en un sujet si pratique, le monde entier se soit trompé en attribuant la prééminence au mari. Dans les questions domestiques, si menues et si compliquées, qui doivent être tranchées rapidement et à toute heure sous peine de chaos, il ne suffit pas de déclarer que le mari sera maître en ceci et la femme souveraine en cela, chacun ayant sa part d'autorité limitée minutieusement par le contrat ou par la loi. Il y a mille questions connexes et indivisibles qui surgissent chaque jour entre les époux et qui ne relèvent pas, en elles-mêmes, de l'un plutôt que de l'autre. En ces matières mixtes, le principe de la séparation des pouvoirs n'est plus de mise, sans compter qu'ici la séparation du commandement affaiblirait la famille. N'est-il pas écrit que toute maison divisée contre elle-même périra? Il faut donc au gouvernement conjugal un «président du conseil»; et, pour ce poste prééminent, l'universelle tradition désigne le mari. Nous pensons qu'elle est sage.

Pourquoi? Parce que la volonté de la femme est moins ferme que celle de l'homme. Sans doute, cette raison psychologique a parfois été fort exagérée. «La femme est plutôt destinée à l'homme, et l'homme destiné à la société; la première se doit à un, le second à tous.» Cette pensée d'Amiel est excessive. Si la nature faisait un devoir à la femme de se perdre dans le rayonnement de l'homme de son choix, il s'ensuivrait que, hors du mariage, elle ne compte pas: conclusion cruelle pour celles qui n'ont point rencontré d'homme au cours de leur vie solitaire. Sont-elles si coupables, si inutiles, les isolées, les dédaignées, qui n'ont pu connaître les joies et les épreuves du mariage? Et puis, même mariée, la femme a mieux à faire que d' «absorber sa vie dans l'adoration conjugale». Et pourvu que l'homme ait un peu de coeur ou d'esprit, il ne lui demandera point un pareil anéantissement. Concevoir la femme comme un simple reflet de l'homme, obliger l'épouse à marcher obscurément dans l'ombre de son seigneur et maître, c'est témoigner vraiment à la personnalité féminine une médiocre confiance et une plus médiocre estime.

Par bonheur pour le sexe féminin (c'est une remarque déjà faite), la bonté,--pas plus que la justice,--n'est étrangère au sexe masculin. Je dirai plus: un homme doux et fort, brave et bon, me paraît le plus bel exemplaire de l'humanité supérieure. Mais, observation intéressante: les femmes nous sont plus reconnaissantes de la fermeté que de la douceur. George Éliot a écrit qu' «elles n'aiment pas à la passion l'homme dont elles font tout ce qu'elles veulent,» parce qu'elles sentent bien qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.

En réalité, la femme veut moins fermement que l'homme. Même quand elle échappe à l'empire des mobiles passionnels, des impressions et des impulsions instinctives, même quand elle obéit à des motifs conscients, raisonnés, réfléchis, elle a besoin d'une volonté amie qui la soutienne. Au cas où ses idées et ses décisions ne lui sont pas inspirées par son milieu, par l'opinion ambiante, par la coutume, par la tradition, elle va souvent les demander à un parent, à un prêtre, à un confident. Les plus fortes ont besoin d'être aidées. A de certains moments, il leur faut un appui moral, une volonté, une autorité qui décide pour elles. C'est surtout quand le père vient à disparaître, qu'elles sentent et qu'elles confessent leur faiblesse. Alors, elles rendent hommage à la puissance maritale. Les plus vaillantes, observe Marion, «font le grand effort de vouloir par elles-mêmes, de conduire seules toute leur maison, toute leur vie; mais c'est là une suprême fatigue, et elles en font l'aveu touchant dans l'intimité, pendant que le monde admire leur courage 56.» A défaut du mari, combien de mères sont impuissantes à diriger leurs grands enfants? Qui n'a reçu leurs confidences éplorées? L'autorité de l'homme a du bon. Seulement, le principe posé, il faut avoir le courage d'en tirer les conséquences. Prenons un exemple.

Note 56: (retour) Psychologie de la femme, p. 229-230.

Beaucoup s'offensent de ce que la loi française oblige les femmes à n'avoir qu'un domicile: celui du mari. L'article 214 du Code civil dispose, en effet, que «la femme est obligée d'habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider.» Mais du moment que celui-ci est le chef du ménage, il faut bien que l'épouse demeure sous son toit et loge à la même enseigne. C'est logique et c'est décent. D'autant plus que la loi ajoute, à titre de compensation, que «le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état.»

Voudrait-on, par hasard, imposer au mari le domicile de sa femme? Mais la question serait moins résolue que renversée. Après avoir subordonné l'épouse à l'époux, on assujettirait l'époux à l'épouse. C'est le système des représailles. Nous n'en voulons point. Les conjoints pourront-ils se choisir deux domiciles distincts? Mais ce serait là vraiment une séparation de corps anticipée. Sans compter qu'un ménage divisé contre lui-même est condamné à périr. L'éloignement des parents détruirait immanquablement l'unité du foyer. Enfin les enfants seront-ils domiciliés chez le père ou chez la mère? Et pour n'avantager ni l'un ni l'autre, auront-ils, eux aussi, un domicile séparé? Pauvres petits!

Conclusion: la loi a été sage en fixant au domicile du mari le domicile de la mère et des enfants. C'est là, en effet, qu'est le centre des intérêts et des affaires, le centre de la clientèle et de la famille. Certes, nous n'ignorons point que la femme a souvent d'excellentes raisons de fuir le domicile marital. Mais lorsque sa vie ou son honneur est en danger, les tribunaux n'hésitent pas à lui permettre de chercher ailleurs un asile plus sûr et plus moral. Quant à la forcer, manu militari, à réintégrer le domicile conjugal, il est avéré que ce droit n'est exercé par les maris qu'avec une extrême discrétion, et appuyé par la police qu'en des cas d'une extrême rareté.

Ce régime hiérarchique implique-t-il la diminution et la déchéance de l'épouse? Certaines femmes se plaignent d'être enfermées, «cristallisées» dans leurs devoirs d'intérieur par l'accablante autorité du mari. La tradition leur pèse. Elles se révoltent, quand on a l'imprudence de leur rappeler qu'aux beaux temps de la République, la matrone romaine, l'épouse selon le coeur des patriciens, gardait la maison et filait la laine.

Pourquoi, ce rôle serait-il devenu risible ou déshonorant? Point de vie de famille possible sans un foyer habitable. Pour attirer et retenir l'homme et les enfants au logis, il faut qu'ils soient sûrs d'y trouver la concorde et la paix, le ménage rangé et la vaisselle luisante, l'ordre et la propreté qui sont la parure, pour ne pas dire le luxe des maisons pauvres; et c'est à la femme d'y pourvoir. Sa fonction naturelle est de veiller à la discipline de l'intérieur, à l'entretien du foyer, à la bonne tenue des enfants, à la régularité des repas, à l'exactitude et à la décence de la vie de famille. Elle doit être la fée du logis. Il n'est pas possible qu'à respirer chaque jour ce bon air, l'homme le plus désordonné ne prenne peu à peu de meilleures habitudes. On sait que l'épargne est la première condition de l'aisance; et si le père apporte l'argent, il incombe à la mère de le conserver. Femme sans ordre, ménage sans pain.

M. Lavisse disait naguère en termes excellents: «Il faut à la maison ouvrière la dignité de la femme modestement bien élevée. Quand cette dignité, une dignité douce, bien entendu, qui ne se montre pas, qui se laisse seulement sentir, une dignité de violette,--est accompagnée de grâce et de patience, elle est très puissante 57.» C'est qu'au fond du coeur le Français, citadin ou paysan, bourgeois ou manoeuvre, est fier de sa femme. Il lui rend justice et honneur, quand elle le mérite.

Note 57: (retour) Discours prononcé à la distribution des prix de l'orphelinat des Alsaciens-Lorrains, Journal des Débats du 22 juin 1896.

Dans nos intérieurs, la mère est vraiment souveraine; et son autorité bienfaisante s'étend sans difficulté au mari, aux enfants et aux aides, parce que là, dans l'intimité du foyer, elle s'exerce dans son domaine naturel. En France, la femme est, par fonction et par définition, la «maîtresse de maison». Vienne le jour où, poussée par des idées d'indépendance excessive, elle se répandra au dehors sous prétexte de mieux épanouir son individualité, que deviendra, je le demande, le foyer déserté? Une ruine inhabitable où la famille négligée, désunie, ne trouvera ni le repos ni le bon exemple.

V

Voulez-vous connaître le secret des bons ménages? Chacun des époux reste à sa place, le mari commandant sans en avoir l'air, la femme obéissant sans en avoir conscience. Ils sont si étroitement liés qu'ils ne font qu'un coeur et qu'une âme. Ils réalisent le mariage parfait. N'oublions pas que les conjoints doivent se donner l'un à l'autre, sans restriction, sans distinction. Le mariage est un engagement bilatéral, un échange, un don mutuel. Aucun des époux ne devient la chose, le domaine de l'autre, ou, s'il le devient, c'est à charge de réciprocité. Si donc on tient absolument à ce que le mariage engendre une sorte de droit d'appropriation, il importe d'ajouter qu'il fait du mari une propriété de la femme comme il fait de la femme une propriété du mari. «Elle est à lui, il est à elle,» disait le franciscain Berthold. En résumé, ils s'appartiennent l'un l'autre, à la vie, à la mort, ad convivendum, ad commoriendum.

Cela étant, un bon ménage suppose une alliance de bonnes volontés qui se respectent, se ménagent, se supportent, se conseillent et s'aiment réciproquement, un échange continu de concessions mutuelles et de mutuel appui, une association si étroite d'esprit, de coeur et d'activité qu'au besoin l'un des conjoints pourrait remplacer l'autre, sans trouble, sans froissement, sans conflit. Ce ménage idéal est aussi puissamment armé qu'il est possible pour supporter le poids de la vie. Et je veux croire que les femmes françaises ne se refuseront point, de gaieté de coeur, à le prendre pour modèle; sinon, elles tourneraient le dos au bonheur.

Sans doute, nous avons revendiqué et conquis successivement tant de libertés, bonnes ou mauvaises, qu'il serait puéril de nous étonner que certaines femmes agitées veuillent prendre part au partage. Mais faut-il en conclure que le sexe tout entier s'apprête à réclamer, à son tour, toutes les libertés que nous avons prises? Que non pas! J'ose dire que l'immense majorité des femmes françaises se contente ou s'accommode de nos institutions matrimoniales existantes. Elles ne réclament, ainsi que nous le verrons plus loin, que des tempéraments ou des corrections de détail très acceptables.

Il y a d'abord les femmes qui ont reçu une forte éducation religieuse, femmes des plus dignes et des plus respectables, qui remplissent courageusement leurs devoirs d'épouse et de mère à tous les degrés de l'échelle sociale. Celles-là ne sont point travaillées de si grandes velléités d'indépendance, et elles sont innombrables en nos provinces de France. Ces bonnes chrétiennes n'ont aucun goût pour les revendications audacieuses et les plébiscites tapageurs; ou, si elles prennent part à ces derniers, c'est pour adresser à leurs soeurs plus turbulentes un rappel à l'ordre comme celui-ci: «Je pense que le Code a grandement raison de dire que la femme doit obéissance à son mari, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ l'a dit avant le Code et a imposé cette obéissance aux femmes chrétiennes, bien avant que Napoléon l'ait imposée aux femmes françaises. Celles-ci donc n'ont pas lieu de se montrer surprises ou humiliées d'un article qui ne les oblige devant la loi qu'à ce à quoi elles sont déjà obligées devant Dieu 58.» C'est le langage de la sagesse chrétienne. Et comme notre législation du mariage n'est vraiment que la consécration civile de la vieille conception dogmatique, il se trouve qu'en cette matière délicate la religion est le plus ferme appui de la loi.

Note 58: (retour) Annales politiques et littéraires du 9 août 1896, p. 86.

A côté de ces femmes religieuses d'esprit et de coeur qui obéissent par principe, il en est d'autres qui, moins attachées aux commandements de l'Église, obéissent pourtant sans contrainte, sans regret, par habitude. C'est le cas de toutes celles qui ont le bonheur d'appartenir à des familles unies dont le chef est aimé estimé, respecté. Façonnées par l'exemple, elles obéissent à leur mari comme elles ont vu leur mère obéir à leur père, le plus naturellement du monde, avec une docilité confiante dont elles ne se sentent aucunement diminuées.

Enfin, sans être dévotes ni routinières, il est des femmes qui ont le secret d'obéir, non plus par devoir religieux ou par soumission héréditaire, mais bien par calcul diplomatique et suprême habileté. Elles se sont dit que le plus facile moyen de se plier à un commandement, c'est encore de se faire ordonner précisément ce qu'on désire. Cette tactique n'exige que de la souplesse, et beaucoup de femmes y excellent.

On voit que les maris de France ont chance de conserver leurs droits à la direction de leur famille. Mais qu'ils n'en prennent point orgueil: ce n'est pas d'hier que les femmes gouvernent les gouvernants. Le vieux Caton s'en plaignait amèrement. Pour n'avoir rien d'officiel, leur suggestion est décisive, leur influence prépondérante. Laissant à l'homme l'apparence du pouvoir et la responsabilité de l'action, elles restent ses inspiratrices pour le bien ou pour le mal. Se souvenant du mot de Mme de Staël: «Un homme peut braver l'opinion, une femme doit s'y soumettre,» elles ne s'affichent point, elles s'insinuent. Si nous faisons les lois, elles nous les imposent en faisant les moeurs. Dans la vie privée, la femme française est toute-puissante, quand elle le veut. Aussi bien ne réclame-t-elle point tant de droits, se sachant en possession de tant de privilèges! Et si l'on excepte une minorité bruyante, le plus grand nombre ne se soucie point de l'égalité conjugale dans la crainte de s'aliéner les faveurs masculines. A cette question: «Quelle est la base unique du bonheur des femmes?» Mme Campan répondait: «La douceur de leur caractère.» Et Mme de Maintenon, qui se connaissait en diplomatie, ajoute dans ses Mémoires: «Pour les femmes, la douceur est le meilleur moyen d'avoir raison 59

Note 59: (retour) Opinions de femmes sur la femme. Revue encyclopédique du 28 novembre 1896, p. 840.

Quoi qu'on puisse penser de l'autorité maritale (et nous persistons à croire qu'elle est souvent plus apparente que réelle), les hommes ont un sûr moyen de la conserver et même de la raffermir. Se faire une conscience plus nette du devoir de protection déférente qui leur incombe vis-à-vis des femmes; se montrer dignes des prérogatives masculines par l'action et la volonté, par l'énergie et le sang-froid, par la loyauté, l'honneur et la bonté; travailler, peiner, souffrir sans trop de plaintes et sans trop de défaillances; opposer à la vertu, à la vaillance, à la fierté des femmes, une fierté, une vaillance, une vertu suréminentes: voilà le secret d'être maître chez soi sans amoindrissement pour personne.

Ce n'est point par l'emportement et la violence, en criant haut et en gesticulant fort, que nous maintiendrons notre suprématie. La primauté du verbe et du poing est méprisable. L'autorité de la loi ne sauverait pas même l'autorité de l'homme, le jour où celle-ci serait sérieusement menacée. Nous ne resterons supérieurs en droit à la femme que si nous savons lui rester supérieurs en fait, c'est-à-dire en valeur et en caractère. A bon entendeur, salut!

Au reste, comme l'abus se glisse dans les meilleures choses, il nous suffira que l'autorité maritale soit aux mains d'un incapable ou d'un indigne pour que nous lui apportions (on le verra bientôt) toutes les restrictions nécessaires.



CHAPITRE IV

A propos de la dot


SOMMAIRE

I.--Le mal qu'on en dit.--Les mariages d'argent.--Récriminations féministes et socialistes.

II.--Peut-on et doit-on supprimer la dot?--Le bien qu'elle fait.--La femme dotée est plus forte et plus libre.

III.--Mariage sans dot, mariage sans frein.--Filles à plaindre et parents à blâmer.--Éducation à modifier.


I

A toute époque, la dot a servi de prétexte aux plus violentes attaques contre nos institutions matrimoniales. Aujourd'hui plus que jamais, par un effet de ce penchant à l'exagération qui se remarque en toute société mal équilibrée comme la nôtre, il n'est personne qui ne puisse lire ou entendre les plus folles ou les plus furieuses diatribes contre les mariages d'argent. Il semble que l'union de l'homme et de la femme ne soit plus en France qu'une juxtaposition de fortunes, un arrangement commercial, une combinaison mercantile, une simple affaire; car, si l'homme fait la chasse à la dot, la femme fait la chasse à la position: deux calculs qui se valent. N'est-ce pas se vendre également que de chercher dans un mari les avantages de son rang ou de briguer chez une jeune fille la grosse somme et les espérances? Et l'on va jusqu'à dire que les parents, qui subordonnent le mariage de leurs enfants à de pareilles préoccupations, méritent le nom d' «entremetteurs». Le monde, en d'autres termes, a fini par commercialiser l'acte le plus sacré de la vie, le don de soi-même, que l'amour seul a le privilège de justifier et d'ennoblir.

On est étonné de retrouver ces jugements sommaires et excessifs sous la plume d'écrivains sérieux. «La peste du foyer moderne, écrit M. Lintilhac, c'est l'épouse dotée. La dot dégrade l'épouseur d'abord. Elle déprave l'épouse ensuite.» D'autres font remarquer, par un rapprochement plein de délicatesse, que le mari est «l'Alphonse patenté du foyer». Prendre une maîtresse qui vous plaît et l'entretenir, est un cas pendable. Prendre une femme qui vous déplaît et se faire entretenir par elle, est au contraire d'une moralité courante. Qui expliquera cette contradiction? Ce que l'opinion tient pour un déshonneur en dehors des justes noces, paraît le plus simple du monde après la cérémonie. Aussi Mme de Marsy, la distinguée présidente du «Ladie's Club» de Paris, traite la dot de «coutume humiliante pour la femme» et en réclame instamment l'abolition pure et simple, cette abolition lui paraissant «un premier pas vers le bonheur 60

Note 60: (retour) Lettres citées par M. Joseph Renaud dans la Faillite du mariage, p. 70-71.

Cette suppression absolue s'imposerait d'autant plus à notre époque, qu'au sentiment des outranciers du féminisme révolutionnaire, la dot transforme le mariage en un pur trafic esclavagiste. On nous dira, par exemple, qu'il n'est rien de plus immoral que de renoncer, moyennant finances, à son honneur et à sa liberté, que c'est une chose abominable d'acheter l'amour et la maternité au prix du sacrifice de sa personne et de sa dignité. On ira jusqu'à trouver «la condition de la matrone plus abjecte que la profession de la courtisane, puisque celle-ci ne prête que son corps et peut toujours se reprendre, tandis que l'honnête femme se livre tout entière et pour jamais 61.» D'où il faudrait conclure que la plus vertueuse des mères de famille est, par le fait de sa dot, moins digne de respect que la dernière des dévergondées.

Note 61: (retour) Benoît Malon, Le Socialisme intégral, t. I, chap. VII, pp. 361-363.

C'est de l'extravagance pure. Sans tomber en ces excès de langage, les jeunes filles de bonne maison ne sont pas rares qui pensent opposer à l'institution de la dot de plus sérieuses et plus réelles objections. Témoin cette confidence qui nous fut faite: «Je ne suis pas assez riche pour me marier. Les jeunes gens d'aujourd'hui savent compter. Nos petits talents, nos petits mérites, l'instruction, la beauté même, ne servent pas à grand'chose. Il n'est pas jusqu'à notre nom qui ne soit pour nous une étiquette négligeable, puisque nous le perdons en nous mariant. Combien nos frères sont plus heureux! S'ils n'épousent plus des bergères, ils ont la ressource, quand ils sont titrés, d'anoblir des fermières ou des marchandes.»

Enfin de bons esprits, s'inspirant de l'intérêt général, proposent d'abolir la dot sous prétexte que cette suppression ranimerait toutes les forces épuisées du pays. Ils nous assurent que, débarrassés du souci d'amasser la dot de leurs enfants, les époux auront toute facilité de se payer le luxe d'une nombreuse famille, et que le mariage, affranchi des considérations d'argent, redeviendra, au grand profit de la morale, l'union désintéressée de deux âmes et de deux vies. Voulez-vous résoudre la crise du mariage? C'est bien simple: supprimez la dot.

II

Mais, au fait, est-il si facile de supprimer la dot? Cette institution n'est pas seulement l'oeuvre de la loi; elle est entrée profondément dans nos moeurs. Et s'il est aisé de modifier le Code, il n'est pas aussi simple de corriger un peuple de ses mauvaises habitudes. L'usage est une citadelle inexpugnable: la dot s'y est installée depuis des siècles; nulle réforme législative ne l'en délogera de sitôt. Le temps, qui fait les coutumes, peut seul les défaire; et le temps n'est jamais pressé. Nous ne croyons point à la disparition prochaine de la dot.

Il y a mieux. La dot est-elle une si grande coupable? Je sais bien qu'il est de bon ton de l'attaquer au nom du pur amour; je sais encore qu'elle rend trop rares les mariages d'inclination et trop fréquents les mariages d'argent, au détriment de l'idéalisme sentimental cher aux âmes tendres qui voudraient unir les plus dignes aux plus belles. Mais,--sans rappeler que la dot permet quelquefois aux laides de se relever de leur disgrâce imméritée,--on ne réfléchit pas assez qu'elle a plus fait que toutes les lois d'émancipation pour la dignité, pour la liberté, pour l'autorité de la femme mariée. L'homme qui accepte une dot en se mariant aliène une part de sa puissance. Comptable des deniers de sa femme, il a les mains liées. Dans une de ses comédies, Plaute prête à l'un de ses personnages cette apostrophe fameuse: «Pas de dot! pas de dot! Avec sa dot, une femme vous égorge. Je me suis vendu pour une dot.» C'est pourquoi Solon, désireux d'accomplir de grandes choses, abolit la dot, assujettit la femme au mari et la cloîtra dans le gynécée. Et du coup l'Athénienne perdit sa liberté.

L'apport d'un patrimoine propre à la société conjugale investit naturellement l'épouse d'un certain pouvoir de contrôle sur les actes du mari; il lui confère, en outre, un peu de cette considération qui s'attache à la fortune. D'autre part, la femme dotée ne peut plus être traitée comme une charge, comme un passif pour le ménage. Ayant versé son enjeu à la partie, elle a le droit de se dire personnellement intéressée aux pertes et aux gains. En augmentant sa coopération effective, la dot contribue donc à accroître le prestige et l'autorité de la femme.

Cela est surtout visible dans la petite bourgeoisie commerçante. Là, vraiment, l'égalité est faite entre mari et femme. Ayant grossi de son bien le fonds commun, participant de ses deniers aux charges du ménage et aux opérations du négoce, elle en tire argument pour surveiller la gestion du mari. Aussi bien est-elle, au sens plein du mot, son associée. Elle est dans le secret des affaires et participe aux travaux du magasin; elle tient les écritures et apure les comptes; elle préside à la caisse, prépare les inventaires, discute le budget, réduit souvent les dépenses et trouve le moyen de faire des économies. Plus d'une s'entend merveilleusement au commerce. Combien même sont l'âme de la maison?

La dot permet donc à la femme de s'occuper plus activement et plus directement des intérêts de la famille, en l'autorisant à surveiller l'administration de son conjoint. Elle lui fournit un argument, un appui; un rempart pour se mieux défendre contre les empiétements possibles de la puissance maritale.

III

Oui, la dot a du bon. Qui ne sait que, dans la société actuelle, l'argent est le grand libérateur? A ce propos, M. Jean Grave, dont on connaît les aspirations anarchistes, exprime cette idée que les protections de la loi sont plus à la portée des femmes riches que des femmes pauvres, les premières ayant la faculté de se libérer, moyennant finances, des liens mêmes du mariage 62. Les poursuites en divorce et en séparation sont,--je n'ose dire moins lentes, car elles ne sont rapides pour personne,--mais plus faciles pour celle qui paie bien que pour celle qui paie mal. Que de démarches, que d'ennuis pour obtenir l'assistance judiciaire! Combien illusoire et dangereuse est l'action d'une femme pauvre contre un mari sans le sou qui peut la quitter à volonté et la rouer de coups à l'occasion!

Note 62: (retour) La Société future, ch. XXII, p. 339.

Actuellement, la dot est la meilleure garantie du respect de la personnalité féminine. Elle permet à la femme de choisir un peu son époux. Qu'on la supprime, et l'épouse retombera plus faible et plus misérable sous la loi de l'homme. Prise pour elle seule, apportant au ménage ses grâces à entretenir et son appétit à satisfaire, êtes-vous sûr que le mari ne la tiendra jamais pour un passif, pour une charge sans compensation? Supprimez la dot, et la femme sera plus étroitement liée au mari. Comment s'en séparer, puisque, n'ayant rien apporté, elle n'aurait rien à reprendre? Supprimez la dot, et la femme sera plus strictement assujettie au mari; car celui-ci, pourvoyant seul aux dépenses du ménage, voudra augmenter ses pouvoirs en proportion de ses obligations. Ne devra-t-elle pas tout subir, puisqu'il la nourrira? De ce jour, confesse M. Jules Bois lui-même, «elle n'a plus de sort, plus de vie propre, je la vois plus dénuée de destinée que le chien de la maison qui saura bien, mis à la porte, vivre dans la rue 63.» A mariage sans dot, femme sans force et mari sans frein.

Note 63: (retour) L'Ève nouvelle, p. 156-157.

Comme on le voit, la dot confère à la femme mariée plus d'autorité, plus de sécurité, plus d'indépendance. Beaucoup me répondront que c'est acheter bien cher un mari et que, pour en avoir un de quelque qualité, il faut y mettre un prix de plus en plus élevé. Comment, d'ailleurs, ne serait-on pas attristé de voir un si grand nombre de filles agréables et méritantes aspirer vainement au mariage, faute d'argent à offrir aux épouseurs? Rien de plus mélancolique que l'histoire de la demoiselle sans dot qui vieillit sans être recherchée. Ses amies, plus fortunées, se marient les unes après les autres: elle seule n'est point demandée. Chaque hiver, ses parents la traînent de salon en salon. Les jeunes gens la font danser volontiers, car elle est spirituelle et touchante; mais ils épousent les autres, celles qu'on ne regarde pas et dont la richesse fait passer la laideur ou la sottise. Comme elle ne manque point de sérieux et de réflexion, elle sait le peu qu'elle vaut et la solitude qui l'attend, et elle s'attriste. Puis vient l'arrière-saison. Les inconnus l'appellent «madame»; et cette appellation respectueuse la fait pleurer, car elle n'a ni mari à gronder, ni enfants à chérir et à caresser. Et insensiblement le vide et l'oubli se font autour d'elle. C'est une vie perdue. Il faut une grande âme pour ne point s'en aigrir. De fait, beaucoup de vieilles filles se résignent à la sainteté avec grâce et mélancolie. Je les admire.

Mais à qui la faute? Beaucoup moins à l'institution de la dot qu'à l'éducation disproportionnée que les parents ont la détestable habitude de donner à leurs filles. On les pare, on les fête, on les gâte; on leur inculque des goûts de luxe et des habitudes de frivolité, qu'elles seront incapables de satisfaire plus tard. Et lorsqu'elles sont devenues mariables, on est tout surpris d'apprendre que la famille ne peut offrir qu'une dot plus ou moins maigre, insusceptible de soutenir le train de vie auquel le père et la mère les ont accoutumées. Si encore mademoiselle avait le courage, en se mariant, de faire peau neuve, de couper court à la dépense, de se contenter, par exemple, de deux toilettes par an, au lieu de s'en donner deux par saison! Mais coquette on l'a faite, coquette elle restera. Combien de dots passent en bijoux et en colifichets, au lieu de subvenir, suivant leur définition, aux charges du ménage? Lorsqu'un jeune homme à marier dénombre les magasins en flânant par les rues les plus commerçantes de sa ville, et qu'il observe qu'en moyenne sept boutiques sur dix concernent la toilette et le luxe de la femme, il ne peut s'empêcher de se dire que celle-ci coûte trop cher à vêtir et à orner, et qu'avec les modestes revenus de son travail il lui serait impossible de payer les robes et les chapeaux de Madame.

Sans proscrire l'instruction qui doit être plus soignée aujourd'hui qu'autrefois, la première chose à faire pour une fille qui veut trouver un mari, c'est de revenir bravement à l'ancienne simplicité, de remettre en honneur les travaux domestiques, de se préparer à une vie sérieuse, vaillante et dévouée, d'instaurer en son coeur un idéal d'honneur et de vertu qui fasse dire d'elle aux épouseurs: «Voilà une jeune fille qui sera courageusement attachée à son ménage et à ses devoirs! Elle est digne d'être la mère de mes enfants.» Il n'y a de vie conjugale, honorable et sûre, que celle qui repose sur un travail méritoire, conforme à la condition de chacun. Que les parents élèvent leurs filles en conséquence, et le mariage sans dot ne tardera pas à refleurir dans nos classes aisées.

Les femmes sont donc mal venues à se plaindre de la dot: leur coquetterie l'a rendue de plus en plus nécessaire. Avec des goûts plus modestes et des aspirations moins élevées, les jeunes filles se marieraient plus aisément.

Cela est si vrai que la dot elle-même excite de moins en moins les appétits des jeunes gens de la bourgeoisie, tant le mariage leur fait peur! Nos demoiselles (on ne saurait trop le répéter) ne sont pas assez pratiques, simples, sérieuses. Ourler des mouchoirs ou surveiller une omelette, une crème, un rôti, semble tout à fait indigne d'une créature intelligente. En dehors des «talents d'agrément», dont les candidats au mariage ont raison de faire peu de cas, qu'est-ce qu'elles savent? qu'est-ce qu'elles font? La vérité nous oblige même à dire que, dans un certain monde, la plupart ne sont bonnes qu'à s'amuser. Dressées au plaisir, elles entendent vivre pour le plaisir. Habituées à tuer le temps sans profit pour elles-mêmes et pour les autres, elles considèrent la vie comme un carnaval sans fin. Or, nos jeunes gens savent ce qu'une mondaine évaporée coûte à la bourse du mari, ce que le plaisir apporte aux âmes vaines de tentations et de chagrins, ce que la dignité du foyer y perd, ce que le dévergondage des moeurs y gagne. Ils se disent qu'entre le coût de la vie et le taux de leurs appointements l'équilibre serait vite rompu, que longs et infructueux sont les débuts d'une carrière libérale et que bon nombre d'emplois publics nourrissent maigrement leur homme; et à ces jeunes gens qui ont plus d'esprit de calcul que de chaleur d'âme, le mariage devient un épouvantail. Encore une fois, à qui la faute, sinon moins à la dot qu'aux femmes elles-mêmes qui l'ont rendue nécessaire afin d'entretenir leur luxe et de soutenir leur vanité?

Au surplus, la dot n'est guère attaquée que par celles qui n'en ont pas. Quant aux femmes pourvues de ce précieux avantage, elles ont aujourd'hui la prétention d'en jouir pour elles seules, de l'administrer, dépenser, dévorer même, si le coeur leur en dit, sans l'autorisation du mari. N'est-il pas juste que l'épouse qui apporte la galette, comme dit le bon peuple, la garde ou la mange? Nous touchons ici à une question subsidiaire des plus actuelles et des plus irritantes, que nous n'avons ni le moyen ni l'intention d'éluder.



CHAPITRE V

Du régime de communauté légale


SOMMAIRE

.--Une revendication de l'«Avant-Courrière».--Pourquoi les gains personnels de la femme sont-ils aujourd'hui à la merci du mari?--La communauté légale est notre régime de droit commun.

II.--Remèdes proposés.--Abolition de l'autorité maritale.--Séparation des biens judiciaires.--Substitution de la division des patrimoines à la communauté légale.

III.--Pourquoi nous restons fidèles à la communauté des biens.--Ce vieux régime favorise l'union des époux.--Point de solidarité sans patrimoine commun.--Méfiance et individualisme: tel est l'esprit de la séparation de biens.

IV.--La communauté légale peut et doit être améliorée.--Restrictions aux pouvoirs trop absolus du mari.--Ce qu'est la communauté dans les petits ménages urbains ou ruraux.

V.--La séparation est un principe de désunion.--Point de nouveautés dissolvantes.--Dernière concession.


On pense bien que notre intention n'est pas de traiter cette grosse question en juriste minutieux. Une pareille étude serait ici fastidieuse et déplacée. M. d'Haussonville, qui se récuse à ce sujet avec trop de modestie, a raison de dire que c'est la partie «la moins récréante de tout le Code.» Aussi bien aurons-nous suffisamment rempli notre dessein, si nous parvenons à faire comprendre, sans trop d'efforts, aux personnes les moins versées dans les choses du droit, ce qu'exige actuellement une protection plus efficace des intérêts pécuniaires de la femme mariée.

I

Une association féministe constituée pour défendre les intérêts généraux du sexe faible, l'Avant-Courrière, dont Mme Schmahl est l'habile et zélée présidente, a pris en main une revendication très sérieuse et très pratique à laquelle la sympathie publique semble désormais acquise. Il s'agit du droit pour les femmes mariées de disposer des gains provenant de leur travail personnel. Cette innovation intéresse six millions de femmes, dont plus de quatre millions d'ouvrières. Je n'en sais point de plus équitable ni de plus urgente.

Il n'est aucune femme qui soit moins à l'abri des abus de la puissance maritale que la femme ouvrière. Qu'est-ce qui n'a connu un de ces petits ménages où le mari, bon ouvrier tant qu'il est à jeun, fête copieusement le lundi, et parfois même le mardi, pour marquer sans doute combien il est affranchi de la superstition du dimanche? Tout l'argent de la semaine passe en ces bombances hebdomadaires, pendant qu'au logis la mère et les petits meurent de faim et tremblent de peur; car chacun sait que l'argumentation d'un ivrogne est toujours frappante. Et à ce père de famille, incapable ou indigne de gérer le petit pécule qui doit faire vivre la maison, le Code civil laisse le maniement absolu des ressources du ménage. Bien plus, vouant le salaire de la semaine à un gaspillage certain, il interdit à la femme d'y mettre la main, fût-ce pour le disputer au cabaretier. Et c'est le pain de la famille!

Il y a mieux encore: forcée de travailler de son côté pour entretenir le foyer et nourrir les enfants, la femme touche une rémunération laborieusement gagnée. Nombreuses sont les ouvrières dont le salaire est nécessaire pour équilibrer le budget de chaque semaine.

Mais ne croyez point qu'étant son oeuvre, ce gain personnel sera son bien. Dans un accès de mauvaise humeur, le mari peut le réclamer comme sien. Et tel est effectivement son droit. On a vu des hommes, forts de l'autorité que leur accorde la loi, faire main-basse sur les gains de leur femme, pour l'obliger à réintégrer le domicile conjugal, d'où les violences l'avaient chassée. Battre sa femme et l'affamer ensuite, c'est trop. Comment expliquer de pareilles infamies?

Voici la clef de ce petit mystère d'iniquité.

On sait que la population ouvrière ne recourt presque jamais à l'intervention coûteuse du notaire avant de se présenter devant Monsieur le maire et Monsieur le curé. A quoi bon, d'ailleurs, un contrat de mariage pour qui n'apporte au ménage que son coeur et ses hardes? Or, en l'absence de conventions matrimoniales écrites, c'est le régime de la communauté légale qui détermine les relations pécuniaires de la femme et du mari. Si bien qu'on a pu dire que la communauté légale est, par une présomption du Code, le contrat de mariage de ceux qui n'en font point. Hormis les époux riches ou aisés qui adoptent expressément un régime différent, la communauté légale est donc aujourd'hui la règle des ménages français.

On voit par là que la question qui nous occupe est d'ordre général. Elle n'intéresse pas seulement l'ouvrière forcée de travailler pour subvenir aux besoins de son intérieur, mais encore la femme mariée qui exerce, sans y être contrainte par la nécessité, la profession d'employée, d'institutrice, d'artiste ou d'écrivain. Cette femme est-elle maîtresse de son gain? Peut-elle en disposer?

Non, si elle est mariée sous le régime de la communauté, qui, en l'absence de contrat de mariage, est le régime de droit commun imposé légalement aux époux. Et notons qu'en France, où la propriété est morcelée, il n'est que 32 mariages sur 100 dans lesquels les époux prennent soin de «passer par-devant notaire» des conventions matrimoniales. Restent 68 unions pour 100 dans lesquelles les conjoints, s'étant mariés sans contrat, sont réputés communs en biens. A Paris, on compte environ 285 contrats pour 1 000 mariages dans les quartiers riches, tandis que la moyenne atteint à peine le chiffre de 60 pour 1 000 dans les quartiers pauvres 64.

Note 64: (retour) La femme devant le Parlement par Lucien Leduc, p. 97, note 2.

Il suit de là que le régime de communauté, présumé par la loi en l'absence de contrat, gouverne la très grande majorité des familles françaises. Et par ce régime, le mari est institué «seigneur et maître» des biens de la communauté. Et par «biens communs» on entend tout ce qui doit alimenter, par destination, le budget domestique et, au premier chef, les salaires gagnés par les deux époux. Le mari a donc le droit de toucher lui-même le produit du travail de sa femme, de le dissiper, de le manger, de le boire. Il lui est loisible pareillement de disposer à son gré des meubles du ménage, de les engager, de les vendre, de les briser. Placé par la loi à la tête de la communauté, le mari ouvrier est un petit monarque absolu. Rien de mieux, quand il est digne de sa toute-puissance; mais s'il en abuse?

II

Remarquons tout de suite que l'abolition pure et simple de l'autorité maritale serait un remède pire que le mal. Tant que le mariage sera une association, tant qu'il sera préféré à l'union libre, il lui faudra une cohésion qui suppose une hiérarchie, une force d'unité qui suppose un chef. Que ce chef soit le mari ou la femme, peu importe; mais ce sera nécessairement l'un des deux. Et puisque la femme n'a pas encore réclamé le commandement pour elle et l'obéissance pour l'autre, il est naturel de conserver à l'époux la puissance maritale, sauf à garantir l'épouse contre les excès qui peuvent en résulter. Comment y parvenir?

La femme, dira-t-on, a un moyen efficace de se soustraire à la tyrannie dépensière du mari: c'est la séparation de biens judiciaire. Si elle souffre trop de la gestion malhonnête ou malhabile de son époux, qu'elle s'adresse au tribunal: celui-ci, après examen, disjoindra les patrimoines et la réintégrera dans la direction de sa fortune.--Joli remède, en vérité! Sans doute, les biens une fois séparés, la femme aura la disposition exclusive de ses propres salaires. Mais pour en arriver là, que d'ennuis, que de démarches, que d'interruptions de travail, que de journées perdues, que de dérangements, que de scènes, que de périls! D'abord, une instance en séparation de biens équivaut, en l'espèce, à une déclaration de guerre à laquelle le mari répondra souvent par la violence. Ensuite, la séparation de biens implique une procédure lente et compliquée qui, pour être gratuite, doit être précédée elle-même de l'assistance judiciaire. Voyez-vous une ouvrière réduite, pour se défendre contre son homme, à s'empêtrer longuement dans cet appareil de protection? Joignez que la séparation de biens est de peu d'utilité à qui n'a pas de biens. En réalité, la séparation judiciaire ne fonctionne avantageusement qu'au profit des époux plus ou moins fortunés. Elle accable les pauvres plus qu'elle ne les aide.

Comment donc restituer à la femme la libre disposition des fruits de son travail? Il est une solution radicale qui agrée fort aux féministes: elle consisterait à faire de la séparation de biens le droit commun des familles françaises. Au lieu de la prononcer par jugement dans les cas désespérés, elle dériverait de la loi elle-même et, comme telle, serait préventive. Sous ce régime, tous les époux mariés sans contrat conserveraient le maniement de leur fortune personnelle.

Il est remarquable que tous les groupes féministes, depuis l'extrême-droite jusqu'à l'extrême-gauche, font des voeux, plus ou moins absolus, en faveur de la séparation de biens. Une féministe chrétienne nous assure que, si les hommes, connaissant mieux la loi, usaient de tous les droits qu'elle leur confère, «la société conjugale serait inhabitable pour la femme 65.» C'est pourquoi, à l'heure qu'il est, le séparatisme conjugal l'emporte dans tous les Congrès à d'écrasantes majorités. D'où vient ce mouvement d'opinion? Des pouvoirs souverains que le Code civil donne au mari sur la communauté.

Note 65: (retour) Rapport de Mlle Maugeret sur la situation légale de la femme. Le Féminisme chrétien, mai 1900, p. 144.

Sous ce régime, en effet, les époux sont trop inégalement traités. Le mari peut presque tout, la femme presque rien. Celle-ci n'est pas même investie d'un droit de contrôle sur la gestion de celui-là; ce qui a fait dire que la femme est associée moins actuellement qu'éventuellement à son mari. Il faudra qu'elle accepte la communauté, lors de la dissolution du mariage, pour consolider ses droits sur le patrimoine commun. «Remarquez, je vous prie, s'écrie Mme Oddo Deflou, l'immoralité d'une disposition qui condamne la femme à attendre, pour réaliser ses espérances, que son mari soit mort. 66 Le régime de communauté est un «trompe-l'oeil». Au lieu d'associer les époux, il sacrifie les intérêts de la femme aux caprices de l'homme.

Note 66: (retour) Rapport lu au Congrès des OEuvres et Institutions féminines, en 1900.

Par contre, la séparation de biens est le régime le plus favorable à l'indépendance de la femme, celle-ci conservant en ce cas la gestion et la jouissance de sa fortune. Aussi ne peut-elle s'en prévaloir aujourd'hui qu'à la condition de le stipuler expressément dans son contrat de mariage. Grâce à quoi, l'autorité maritale est réduite à son minimum de puissance. Madame peut s'obliger sur tout son patrimoine pour tout ce qui concerne l'entretien de ses biens. Mais hors de là, elle doit obtenir encore l'autorisation maritale pour disposer, à titre onéreux ou gratuit, de ses immeubles, de ses valeurs et même de son mobilier,--l'aliénation d'un meuble n'étant valable, d'après la jurisprudence, qu'autant qu'elle est nécessitée par les besoins de l'administration. En plus de cette réserve, le mariage exerce sur les droits de l'épouse cette autre conséquence inévitable, que les charges du ménage se répartissent entre les époux, d'après une proportion déterminée par le contrat ou fixée, à son défaut, par la loi au tiers des revenus de la femme.

L'épouse, d'ailleurs, est toujours libre de laisser à son conjoint la gestion de sa fortune, et cette délégation confiante est de règle dans les bons ménages. Mais le mari ne peut invoquer aucun droit de mainmise sur les biens de la femme pour empêcher celle-ci de reprendre, à son gré, leur administration.

Clair, simple, franc, sans embûches pour les tiers, sans tentations d'usurpation pour les époux, ce régime contractuel a pour lui, ajoute-t-on, une présomption de faveur décisive: c'est, à savoir, son expansion continue à travers le monde civilisé. Admise comme régime légal de droit commun, la séparation de biens consacrerait (c'est le voeu des féministes) l'«autonomie de la femme mariée». Au lieu d'être la loi exceptionnelle de quelques-uns en vertu d'une convention matrimoniale expresse, on souhaite conséquemment qu'elle devienne, en vertu d'une prescription législative, la loi générale de tous les ménages qui se forment sans contrat.

III

Et pourtant, toutes ces considérations ne parviennent pas à nous détacher de notre vieux régime de communauté.

Les conjoints séparés de biens sont désunis pécuniairement. La division des patrimoines suppose la méfiance. En faire la règle générale des mariages, c'est relâcher les liens de la vie commune et, par suite, affaiblir l'unité du foyer domestique. Pour être secourable aux femmes mal mariées, convient-il d'édicter une loi nuisible aux bons ménages? Imaginez-vous deux époux portant le même nom, habitant le même toit, ayant même chambre, même lit, même vie, et se tenant l'un à l'autre ce joli langage: «Nous avons marié nos personnes, car cela est de petite conséquence; quant à marier nos patrimoines, en vérité, cela serait trop grave. Nos biens resteront propres. Corps et âme, nous nous sommes donnés tout entiers: n'est-ce pas assez? Pour ce qui est de nos fortunes particulières, c'est-à-dire propres à chacun de nous, il sera défendu à Monsieur de mordre dans le morceau de Madame et à Madame de grignoter la portion de Monsieur.» Et ce régime de méfiance serait la loi commune des époux français! Il est la prudence même: c'est convenu. Est-il, par contre, suffisamment conjugal? Lorsqu'on s'entend bien entre mari et femme, la communauté vaut mieux que la distinction des biens. Alors le pécule domestique figure une pomme indivise qu'il est doux de conserver ou même de croquer ensemble. L'union des bourses complète et affermit l'union des coeurs.

Notez que ceux qui s'inspirent de l'intérêt particulier de la femme, beaucoup plus que de l'intérêt général de la famille, ne peuvent substituer au régime légal de communauté que le régime dotal ou la séparation de biens. Quant au régime dotal, il met les deux conjoints en suspicion. Il protège la dot et contre la femme et contre le mari. Il fait des biens dotaux une masse indisponible sur laquelle aucun des époux n'a le droit de porter la main. Par excès de prudence, il tient la femme pour incapable de gérer sa fortune et le mari pour indigne de suppléer sa femme. C'est un régime de méfiance mutuelle et d'inaliénabilité gênante. Beaucoup d'hommes refusent de l'accepter, et le féminisme a la sagesse de ne le point recommander.

Toutes ses préférences vont à la séparation de biens. Bien de plus simple en apparence: à chaque époux son patrimoine. Aujourd'hui, la loi suppose qu'en l'absence de conventions, les époux mettent en commun la propriété de leurs biens mobiliers et les revenus de leurs biens fonciers. N'est-il pas plus vraisemblable de supposer qu'en l'absence de conventions, «chacun entend garder ce qui lui appartient?» Vienne, après cela, le divorce, la séparation ou la mort: les fortunes seront vite partagées, n'ayant jamais été confondues. Plus de liquidations onéreuses et interminables. «Comme on n'aura jamais rien embrouillé, il n'y aura rien à débrouiller 67

Note 67: (retour) Rapport déjà cité de Mme Oddo Deflou sur le régime des biens de la femme mariée.

Mais nous ne pouvons nous résoudre à renoncer au régime de communauté par amour de la simplification. Dans la pensée d'un grand nombre de féministes, la séparation de biens est liée à une conception matrimoniale que nous ne pouvons faire nôtre, et qui consiste à alléger les époux de toutes les obligations susceptibles de les attacher l'un à l'autre. On veut faire du mariage une sorte de manteau de voyage que l'homme et la femme puissent librement, à tout moment de la route, rejeter d'un simple coup d'épaule, afin de courir plus à l'aise où bon leur semble et avec qui leur plaît.

Quoi qu'on dise, il est plus vraisemblable, et en tout cas plus moral, de croire que les époux, en se mariant, veulent se donner réciproquement ce qu'ils ont de biens mobiliers. Pourquoi leur prêter des vues égoïstes, des pensées soupçonneuses et des desseins restrictifs? Point d'union vraie sans vie commune et, partant, sans patrimoine commun. Ériger le régime de séparation en loi générale, c'est présumer la contrariété, la rivalité des intérêts, le désaccord et la désunion des volontés, tandis que la communauté légale suppose l'entente des esprits et favorise la communion des âmes par le rapprochement des fortunes.

On s'offre à nous citer «nombre de couples unis, soit de la main droite, soit de la main gauche, dont l'accord et l'affection sont réels et profonds, quoique les fortunes soient distinctes.» On se demande même si ces couples ne sont pas justement heureux, parce que leurs biens sont séparés, la séparation de biens ayant ce mérite d'introduire dans le commerce conjugal un peu de ce désintéressement que l'on appelle avec pompe «les lettres de noblesse de l'amour.»--Nous répondrons à Mme Oddo Deflou que les exemples, dont elle s'autorise, sont impuissants à prouver que la séparation l'emporte, en thèse générale, sur la communauté. Plus étroits seront les liens qui attachent les époux l'un à l'autre, plus inséparables, plus indivisibles même seront les intérêts qui les enchaînent, et plus conforme sera leur union aux voeux de la nature et aux fins supérieures de la famille qui sont, non pas de diviser, mais de marier et de fondre, autant que possible, deux êtres en un seul. N'oublions pas que la famille est le noyau essentiel, la cellule fondamentale des sociétés; que ce n'est pas l'individu, mais le couple humain, qui assure au monde le renouvellement et la perpétuité. Il est donc anticonjugal et antisocial à la fois de distendre ou d'affaiblir les liens pécuniaires des conjoints.

Cela est si vrai que la communauté absolue, la communauté intégrale, là communauté universelle de tous les biens mobiliers et immobiliers serait le régime idéal des époux. Cela est si vrai, même pour les partisans de la division des patrimoines, que «les bons ménages ont toujours vécu et vivront toujours en communauté (c'est Mme Oddo Deflou qui l'avoue), et que la séparation de biens, fût-elle devenue le régime légal, ne sera pour eux qu'un vain mot.» Oui, la communauté des volontés, des aspirations, des vies et des biens, unanimement tendue vers un même but, voilà le mariage idéal! Cela étant, n'est-il pas d'une souveraine imprudence de dissocier par avance les personnalités et les intérêts?

On croit se tirer d'affaire par cette boutade: «La loi n'est faite que pour les mauvais ménages; les bons n'en ont pas besoin.»--On oublie que la loi est faite pour tout le monde, pour tous les époux, pour tous les ménages, et que les dispositions qu'elle prend au profit des mauvais peuvent tourner au dommage des bons. Il en est d'une loi imprévoyante comme de l'alcool mis à la portée de tous les passants: elle induit en tentation les âmes faibles, de même que le cabaret attire et empoisonne les désoeuvrés et les imprudents. Devenue légale, la séparation deviendrait, quoi qu'on dise, un redoutable agent de désunion et d'égoïsme. Singulier esprit de législation que celui qui consiste à légiférer pour des cas particuliers, en vue de situations exceptionnelles, pour des gens devenus souvent malheureux par leur propre faute, au risque de troubler, par les innovations que l'on décrète, la paix des bons ménages et l'ordre même des familles!

N'affaiblissons point, par des mesures de division préventive, les pensées de solidarité qui doivent présider au mariage! Moins étroitement enchaînés seront les coeurs, moins intimement confondus seront les patrimoines, et moins fort et moins durable sera le foyer. Duo in unum! telle est la perfection conjugale. Socialement parlant, toute mesure préméditée qui s'éloigne de ce but est mauvaise, au lieu que tout ce qui s'en rapproche est louable. Présumer entre époux la séparation de biens, c'est tourner le dos à l'idéal du mariage. Qu'est-ce, après tout, que cette séparation, sinon le divorce des intérêts, facilitant, préparant, appelant le divorce des personnes? C'est pourquoi je m'étonne que le féminisme catholique se soit laissé entraîner,--par surprise, sans doute,--à ces nouveautés fâcheuses.

On semble croire que le régime de communauté ne peut jamais tourner qu'au préjudice de la femme, qu'il est pour les maris un instrument d'usurpation et une source d'enrichissement malhonnête, et que ceux qui ont le triste courage d'en user sont de vulgaires fripons. Lisez ceci: «La critique la plus sanglante que l'on puisse faire, c'est précisément de montrer qu'un ménage qui vit suivant la loi ne peut jamais être un bon ménage, et qu'aucun mari, je ne dirai pas galant homme, mais simplement honnête homme, ne consentirait à se prévaloir des prérogatives qu'elle lui confère.» Comme s'ils n'étaient pas légion, dans nos provinces et nos campagnes, les braves gens qui font fructifier, avec zèle et probité, l'avoir commun que la loi a confié à leur honneur et à leur activité! Non, tous les chefs de communauté ne sont pas les escrocs ou les filous qu'on imagine. En exerçant, même à la lettre, les pouvoirs qu'ils tiennent de la loi, ils ont conscience d'être les économes fidèles et les loyaux défenseurs de la fortune commune.

N'oubliez donc pas que, dans l'état présent des choses, la femme elle-même est grandement intéressée au maintien de la communauté. Aujourd'hui, les professions les mieux rétribuées, les métiers les plus lucratifs, sont aux mains des hommes; et tous les revenus qui en proviennent tombant dans le fonds commun, la femme en recueille la moitié. On dirait vraiment que le partage de la communauté se solde toujours par un déficit, que la femme n'en retire aucun avantage, et que tout ce qu'elle apporte à la caisse est immanquablement dévoré par le mari!

«La tutelle de l'homme, assure-t-on, est trop onéreuse;» et l'on invoque, en ce sens, «les aspirations de toutes les femmes éclairées.»--Mais ces autorités nous sont suspectes, convaincu que nous sommes que, dans certains milieux, on ne tient pour femmes éclairées, pour femmes supérieures, que les indépendantes et les frondeuses, dont c'est l'état d'esprit,--inquiétant et injuste,--de souffrir de toutes les prééminences masculines, fussent-elles les plus nécessaires à la famille et les plus profitables à l'épouse. Ne prêtons pas seulement l'oreille aux doléances des malheureuses qui souffrent du régime de communauté: elles ont le verbe haut et la récrimination amère, tandis que les femmes qui tirent profit de notre droit commun n'en soufflent mot. Qu'il y ait de mauvais maris: c'est entendu. Mais il serait étrange qu'il n'y eût point de mauvaises femmes! Trouvez-vous équitable de faire porter à un sexe tout entier le poids des fautes de quelques-uns? Défendons plutôt le mariage contre l'individualisme qui l'envahit. Repoussons la séparation de biens qui divise; gardons la communauté qui unit. Et enfin, comme toute chose humaine est indéfiniment perfectible, recherchons les côtés faibles ou dangereux de notre régime légal pour les amender avec justice et impartialité.

IV

Loin de nous, en effet, l'idée que la communauté française soit un régime idéalement parfait. Durant le mariage, la femme commune n'est qu'une associée éventuelle, sans autorité et presque sans contrôle. D'où ce mot de Stuart Mill: «Je n'ai aucun goût pour la doctrine en vertu de laquelle ce qui est à moi est à toi, sans que ce qui est à toi soit à moi 68.» Oui, le Code civil donne au mari des pouvoirs presque absolus sur la communauté; et il se rencontre des hommes qui en profitent pour grever de dettes les biens communs sans cause suffisamment justifiée.

Note 68: (retour) L'assujettissement des femmes, traduction française de Cazelles, p. 115.

On ne manque point, bien entendu, de développer d'une façon saisissante les suites dommageables et douloureuses que peuvent entraîner, pour la femme, les fautes d'un mari incapable et les excès d'un mari indigne. Personne ne saurait les voir d'un oeil indifférent. Voici ce qu'en dit très littérairement Mme Oddo Deflou: «A la ruine de cette prétendue communauté sur laquelle elle n'a pas plus de pouvoirs qu'une étrangère, à l'effondrement des plus légitimes espérances que, dans sa naïveté de jeune fille, elle avait basées sur la vie à deux, la femme assiste les mains liées, et je ne connais pas de spectacle plus navrant que son désespoir impuissant, si ce n'est celui des efforts timides et inutiles qu'elle tente parfois pour se sauver du naufrage.» Et puis, sait-elle ce qui se passe, surtout quand les affaires vont mal? «Croit-on qu'elle ait alors grand courage à grossir par ses privations une bourse qu'elle ne voit pas; à économiser, quand elle ignore ce que devient le fruit de ses économies; à composer, sou par sou, un petit pécule, alors que près d'elle des sommes importantes sont peut-être jetées par les fenêtres du plaisir et de la débauche?» Si sombre qu'elle soit, cette peinture est vraie, à condition qu'on n'en fasse point une règle générale. Mais ces situations exceptionnelles sont-elles sans remède?

Retenons, d'abord, que la future épouse, qui a peur de ne point s'accommoder de la communauté légale, a un moyen très simple de s'y soustraire préventivement, grâce au principe de la liberté des conventions matrimoniales. Libre à elle de se placer par contrat sous un autre régime. Que si elle omet de le faire, il est inexact que la communauté légale, qui la régit à défaut de stipulations contraires, sacrifie, autant qu'on le dit, ses intérêts et ses droits. Pour rétablir l'équilibre entre les époux, notre législateur s'est appliqué à corriger l'excès de puissance du mari par des responsabilités graves, et l'excès de dépendance de la femme par des privilèges considérables; de telle sorte que la communauté éveille l'idée d'un patrimoine indivis destiné à un partage équitable.

On se plaint de ce que le régime de communauté ne lie pas assez étroitement la femme au mari, la première n'étant pas immédiatement associée au second, mais ayant seulement l'espoir de le devenir. Non socia, sed sperat fore, disaient nos vieux auteurs. Mais ce reproche ne s'explique guère de la part de gens qui appellent de tous leurs voeux la séparation de biens. Et si le Code suspend, au cours du mariage, la vocation et les droits de la femme, s'il évite de la traiter comme l'associée du mari jusqu'à la dissolution de l'union conjugale, c'est pour mieux sauvegarder ses intérêts en lui permettant de répudier la communauté, quand celle-ci est onéreuse, ou de l'accepter lorsqu'elle la juge avantageuse. Est-il juste de retourner contre le régime de communauté les précautions qu'il édicte en faveur de la femme?

Que si l'on objecte maintenant que ces garanties sont insuffisantes ou tardives et que, pendant le mariage, la femme est impuissante à conjurer les gaspillages du mari, nous pouvons répondre qu'elle a le moyen de se délier les mains en demandant la séparation de biens judiciaire. On nous répliquera que c'est un remède coûteux et lent, souvent illusoire, toujours douloureux: je l'accorde. Aussi bien suis-je acquis, par avance, à tous les amendements possibles qui, sans nuire à l'unité de direction du ménage et sans ouvrir la porte à des discussions tracassières, accorderont à la femme un certain contrôle sur les opérations du mari et obligeront celui-ci, dans la liquidation de la communauté, à rendre compte, au moins à grands traits, de la cause et de l'étendue des dépenses faites ou des engagements pris. Pour nous, le progrès n'est pas dans la suppression de la communauté; mais, celle-ci maintenue, fortifiée, agrandie même, s'il est possible, nous souscririons volontiers à un amoindrissement rationnel de l'autorité maritale. Et comme l'étude de ces restrictions désirables nous entraînerait trop loin, nous nous contenterons d'indiquer par un exemple l'esprit qui doit les animer.

Pourquoi tout acte grave, qui intéresse le présent et l'avenir de la famille, ne serait-il pas consenti par l'un et l'autre des époux? Pourquoi, par une conséquence nécessaire, n'accorderait-on pas à la femme certains pouvoirs sur les biens communs? Pourquoi n'associerait-on point plus étroitement les deux conjoints dans la gestion de la communauté? Celle-ci n'exige pas nécessairement le monopole du gouvernement au profit du mari. La propriété du patrimoine restant commune aux époux, rien n'empêche d'admettre la femme à certaines attributions conservatrices. Loin donc d'instituer la séparation de biens comme régime de droit commun, nous croyons plus conforme à l'esprit du mariage de convier la femme à un partage d'autorité et de remanier nos lois de façon qu'elles confèrent, en certains cas, des prérogatives identiques aux deux époux, cumulativement.

Ainsi, d'après le Code portugais, le mari n'est que le gérant du patrimoine commun. De là une sorte d'égalité de puissance, bien faite pour réjouir le coeur des féministes. Mais par cela même qu'elle tempère l'autorité du mari en respectant la communauté, cette égalité ne se résout pas en individualisme nuisible à l'harmonie conjugale; car il est stipulé que, pour les actes de grande importance, les époux ne peuvent agir l'un sans l'autre. C'est l'égalité dans la plus étroite solidarité. Ni le mari ni la femme ne peut aliéner ou hypothéquer un bien commun sans le concours de son conjoint; et l'époux qui s'oblige sans l'assentiment de l'autre, n'engage que sa part dans la communauté. Ce système ingénieux provoque et garantit une réciprocité d'égards, un échange de confiance, qui ne peut que resserrer les liens de l'association conjugale.

Et cette mesure, ayant l'avantage de renforcer la situation de la femme commune, permettrait peut-être, du même coup, d'alléger ou même de supprimer sans inconvénient l'hypothèque légale qu'elle possède sur les biens de son mari, et dont souffre grandement le crédit du ménage. C'est pourquoi nous proposons que les biens communs ne puissent être aliénés qu'avec le consentement des deux époux. Cette innovation serait, tout à la fois, une protestation contre la communauté actuelle où l'homme est le maître, contre le régime dotal où les deux époux ensemble ne le sont pas, et contre la séparation de biens où chacun l'est à sa manière, sans entente et sans union.

Pour ce qui est enfin des petites gens des campagnes et des villes qui, faute de contrat, sont placées sous le régime de communauté légale, nous ne voyons pas en quoi la séparation leur serait profitable. N'ayant rien en se mariant qu'un maigre mobilier, l'avoir commun ne comprend guère que les revenus du travail quotidien, les économies de chacun et les petites acquisitions du ménage. Cette modeste communauté sera vraiment sans danger si nous parvenons à protéger, comme on le verra plus loin, les salaires et les gains personnels de la femme contre les gaspillages du mari. Cela fait, il est difficile de contester que ce régime soit excellemment approprié aux besoins et aux intérêts de la classe moyenne, de la classe rurale et de la classe ouvrière. Point d'union véritable entre les époux, s'il n'existe au moins entre le mari et la femme une bourse commune. Ce lien de coopération dans la bonne et la mauvaise fortune est l'âme même du mariage. Pourquoi le supprimer? Cette communauté d'épargne et d'accumulation fait merveille dans les campagnes; c'est elle qui remplit les bas de laine de nos ménages paysans. Il serait injuste, il serait dangereux de disjoindre totalement les intérêts pécuniaires de la femme et du mari. Formées par le travail de chacun, les économies de la famille doivent appartenir indivisément à tous deux.

Sans doute, la communauté peut se solder par des pertes, au lieu de se résoudre en bénéfices. Mais la femme ayant le droit de renoncer à la communauté lorsque celle-ci est obérée, quel dommage peut-elle souffrir? Sans doute encore, le mari sera le gérant de cette modeste communauté; mais puisque nous lui enlevons la faculté d'aliéner les biens communs sans le consentement de sa femme, puisque nous revendiquons même pour celle-ci (nous nous en expliquerons tout à l'heure) le droit de recevoir et de placer, hors la présence et sans le concours du mari, les gains provenant de son travail, quel risque peut-elle courir? Ce qui reste alors de la puissance maritale ne saurait léser gravement les intérêts de la femme mariée.

Et dans ce système, du moins, la séparation reste ce qu'elle doit être: un régime d'exception. Cela étant, point de changement dans le droit commun des époux de France. Nous diminuons les pouvoirs de l'homme sur la communauté sans décapiter l'autorité maritale, sans diviser la famille contre elle-même; nous instituons, l'une à côté de l'autre, deux autorités qui se soutiennent mutuellement, la femme surveillant, contrôlant et complétant même, en certains cas, la puissance du mari; plus brièvement, nous préférons l'entente des volontés et l'union des pouvoirs à la séparation des bourses et des biens.

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