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Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme

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II

Non content de relâcher le lien de subordination et d'obéissance qui soumet les fils et les filles à l'autorité des parents, le féminisme intransigeant s'applique, plus hardiment et plus ardemment encore, à égaliser les pouvoirs du père et de la mère sur la personne et les biens de l'enfant: ce qui est une autre façon de les affaiblir.

L'économie du Code civil est toute simple. L'article 372 place l'enfant sous l'autorité collective du père et de la mère. Mais bien que commune aux deux parents, cette autorité est réservée au père, qui «l'exerce seul pendant le mariage,» comme dit l'article 373. Tant que le mari est vivant et capable d'agir, le droit maternel reste en suspens et sommeille en quelque sorte. La mère peut donner son avis sans pouvoir l'imposer. L'autorité maritale, à laquelle l'épouse est soumise, fait obstacle temporairement à l'exercice de l'autorité familiale qui appartient à la mère. C'est pourquoi la puissance de celle-ci est, pendant le mariage, un attribut sans réalité, un honneur latent, un titre nu.

On s'en plaint fort. Mais quel moyen de faire autrement? Reconnaître simultanément aux père et mère l'exercice d'une même puissance indivise, c'eût été introduire dans les ménages une cause perpétuelle de discussions et de conflits. L'indivision du pouvoir engendre la confusion et le désordre. Il fallait donc attribuer la prépondérance à quelqu'un; et la loi a désigné le père, déjà investi de l'autorité maritale. N'était-il pas logique, naturel, avantageux même pour la communauté, que le chef du ménage fût en même temps le chef de la famille, afin qu'une même direction fût imprimée au gouvernement domestique?

A l'heure qu'il est, ce privilège est violemment battu en brèche, avec un parti pris d'égalisation et de nivellement qui nous inquiète.

«Durant le mariage, le père et la mère ont les mêmes droits sur la personne et les biens de leurs enfants communs 163.» Cette déclaration, à laquelle se rallient, presque unanimement, tous les groupes féministes, emporte la suppression absolue de la prééminence maritale et paternelle. Nous ne pouvons y souscrire. C'est, à nos yeux, une détestable conception que celle qui institue, dans la famille, deux puissances latérales, deux forces equipollentes, deux têtes égales en pouvoir et en droit. A cette famille, fondée sur le dualisme des époux, l'unité de direction fera défaut; et divisée contre elle-même, comment veut-on qu'elle soit heureuse et florissante? Supposez que les volontés de la femme et du mari s'entrechoquent: qui les départagera? Il faudra nécessairement recourir à une puissance extérieure érigée en tribunal des conflits matrimoniaux. De là ce voeu émis par le Centre et par la Gauche féministes «que les tribunaux prononcent dans tous les cas de conflit pouvant surgir, entre le mari et la femme, à l'occasion de l'exercice de la puissance maritale ou paternelle 164

Note 163: (retour) Voeu émis, en 1900, par le Congrès des oeuvres et institutions féminines.
Note 164: (retour) La Fronde du 11 septembre 1900.

Mais, si l'intervention de la justice se comprend lorsque le désaccord, qui lui est déféré, soulève un point de droit ou une question d'argent, elle ne nous paraît ni pratique ni décente, lorsque le litige qui met les époux aux prises est d'ordre moral ou de nature intime. Voyez-vous la magistrature appelée à trancher les nombreux dissentiments qui éclatent, dans les ménages, à l'occasion des enfants? Cet arbitrage, si habile et si discret qu'on le suppose, ne fera qu'envenimer les querelles en leur donnant plus d'aigreur et plus d'éclat. Rien de plus dangereux pour la paix des ménages que l'intervention d'un tiers, juge ou confesseur, dans les affaires confidentielles de la famille.

Et maintenant suivons de plus près la pensée du Code civil: nous trouverons peut-être qu'elle est moins dure à la femme qu'on le suppose. A la vérité, nous ne savons qu'un cas où le consentement de la mère soit aussi nécessaire que celui du père: c'est l'adoption de leur enfant par un tiers; et les adoptions étant très rares, l'exercice en commun du droit de puissance est donc exceptionnel. Sans doute, l'assentiment de la mère est requis pour le mariage des enfants; encore est-il donné au père de passer outre à l'opposition maternelle, si l'union projetée a son agrément.

Ne récriminons pas outre mesure contre ces inégalités nécessaires! Cette prédominance de la volonté paternelle ne s'affirme que dans l'hypothèse d'un désaccord absolu; et la loi n'intervient alors que pour résoudre un conflit aigu et douloureux. C'est dans le même esprit de transaction que la loi du 20 juin 1896 dispose, dans l'article 152 du Code civil, que «s'il y a dissentiment entre des parents divorcés ou séparés de corps, le consentement de celui des deux époux, au profit duquel le divorce ou la séparation aura été prononcée et qui aura obtenu la garde de l'enfant, suffira.» Hors de là, dans la vie normale, les père et mère exercent à la fois leur autorité, se consultant, se concertant, s'appuyant l'un sur l'autre au lieu de se contredire et de se disputer. Qui ne sait que les discussions, qui éclatent devant les enfants, discréditent rapidement la puissance des parents? «Puisqu'ils ne sont pas d'accord, se disent les petits, il en est un qui se trompe. Mais lequel a tort? lequel a raison? Est-ce papa? est-ce maman?» Et le doute leur vient, et la confiance se perd, et le respect s'en va.

Ce n'est que dans les familles où le pouvoir paternel et le pouvoir maternel coexistent harmonieusement, que l'enfant estime et affectionne véritablement ses père et mère. Point n'est besoin, pour cela, d'une autorité dure et tranchante, tracassière et hautaine. Pour se faire respecter, il n'est pas nécessaire de se faire craindre. Ce qu'il faut développer chez l'enfant, c'est l'obéissance volontaire, et non l'obéissance forcée, apeurée, humiliante et humiliée. L'autorité douce et insinuante trouve aisément le chemin du coeur et y laisse des traces ineffaçables. Là où règne l'entente entre les parents, l'enfant prend sans le savoir une bonne, une grande, une exquise idée de la famille. Et plus tard, le jeune homme, qui aura gardé le souvenir d'une maison d'enfance heureuse et respectée, éprouvera invinciblement le besoin de la rebâtir pour son compte. «Le désir de créer une famille, a dit M. Faguet, n'est pas autre chose que le désir de faire revivre celle où l'on a vécu.»

Mieux vaut donc, à tout point de vue, que l'autorité soit exercée en commun sur les enfants, par une sorte d'indivision confiante et affectueuse, qui s'établit d'elle-même dans les bons ménages. Mais, le père disparu, la mère hérite de ses droits, et la puissance paternelle devient entre ses mains une puissance maternelle. Ce déplacement de pouvoir s'opère, suivant la jurisprudence, lorsque, pour une raison ou pour une autre, le mari est dans l'impossibilité de remplir son rôle de chef de famille: ce qui peut arriver par suite de mort, de folie ou d'absence. Cessant alors d'être paralysée par le droit du père, la puissance, qui résidait en la personne de la mère, reprend sa force et son empire.

Rien de plus rationnel. Nul n'est plus digne ni plus capable que la mère de recueillir les pouvoirs tombés des mains du mari. Sa tendresse et son dévouement suppléeront à son inexpérience, et les conseils, que la loi place auprès d'elle, empêcheront que sa bonté ne dégénère en faiblesse. Les droits de la paternité sont comparables à une magistrature domestique, à laquelle la prudence exige d'adjoindre un suppléant éventuel. La mère est le «substitut» naturel du père.

C'est pourquoi, en cas de déchéance du père pour cause d'indignité,--déchéance totale attachée par la loi du 24 juillet 1889 à certaines condamnations pénales, déchéance partielle créée par la loi du 5 avril 1898 pour le fait, hélas! trop fréquent, de mauvais traitements infligés à l'enfant,--la mère est naturellement indiquée pour recueillir la puissance paternelle. Encore est-il que, dans les milieux populaires, les parents peuvent être de même violence et de même immoralité. Aussi la mère ne profitera pas nécessairement de la déchéance du père. La loi a prudemment réservé aux juges la faculté de décider, en fait, si l'exercice de l'autorité doit être attribué à la mère dans l'intérêt de l'enfant. S'ils voient quelque inconvénient à cette dévolution de puissance, ils prononceront l'ouverture de la tutelle. De même, l'article 302 du Code civil attribue les enfants à l'époux qui a obtenu le divorce ou la séparation, comme étant le plus digne de les élever. Mais le tribunal reste maître de les confier à la garde d'un tiers, ou même de les laisser à l'époux coupable, si les circonstances l'exigent: tel le cas d'enfants en bas âge qui ne peuvent être élevés que par la mère.

Une fois investie de la puissance paternelle, la mère dispose, en principe, de tous les droits et de tous les pouvoirs du père. Par exception, le droit de faire incarcérer l'enfant récalcitrant ne passe pas complètement entre ses mains. D'abord, la mère n'a jamais le droit d'agir par voie d'initiative propre; il lui faut obtenir, par voie de réquisition, l'agrément préalable du président. La loi exige, en outre, qu'elle sollicite l'approbation et rapporte l'assentiment des deux plus proches parents paternels de l'enfant. Enfin, elle perd entièrement son droit en se remariant, sous prétexte que la mère remariée est soumise à l'influence du second mari qui peut être hostile aux enfants du premier lit, tandis que le père est beaucoup moins exposé aux suggestions de sa seconde femme,--ce qui n'est pas toujours exact 165. Il va sans dire que ces restrictions excitent l'indignation des féministes égalitaires. Est-ce que l'amour, dit-on, ne suffit pas à mettre les mères en garde contre les abus de puissance?

Note 165: (retour) Articles 380, 381 et 383 du Code civil.

Autre cause de protestation,--et très juste, celle-là: lorsqu'un mariage est conclu entre personnes appartenant à des cultes différents, il arrive souvent que la femme stipule, en son contrat de mariage, que les enfants à naître seront élevés dans sa propre religion. Or, il est admis que cette convention n'est pas civilement obligatoire, et que la femme est désarmée contre la mauvaise foi du mari qui manque aux engagements qu'il a souscrits. Et pourtant, outre le respect de la foi jurée qu'il est sage d'imposer aux malhonnêtes gens, le contrat de mariage n'est-il pas la charte de la famille, la loi constitutionnelle des époux? Et qui ne voit qu'on ne saurait maintenir la concorde dans les unions mixtes, qu'en assurant la stabilité d'une convention dont le but a été, précisément, de régler à l'avance et à l'amiable une des causes les plus graves de mésintelligence et de conflit?

Certaines âmes susceptibles s'offensent encore du droit accordé au père par l'article 391, de donner à sa femme survivante un conseil spécial, «sans l'avis duquel elle ne pourra faire aucun acte relatif à la tutelle de ses enfants.» On dénonce de même, comme une injustice criante, l'article 381 qui réserve au mari, tant que dure le mariage, la jouissance des biens appartenant à ses enfants mineurs. Mesure de suspicion, dans le premier cas; privilège de masculinité, dans le second: voilà deux inégalités dans lesquelles on s'obstine à voir un abaissement pour la mère et une diminution pour son sexe. On ne se dit pas que les droits de puissance paternelle entraînent aujourd'hui plus de charges que de profits; que, dans le cours habituel de la vie, ils sont exercés cumulativement par les deux époux, avec une condescendance mutuelle qui exclut toute idée de prépondérance pour le père et d'infériorité pour la mère; que la loi n'a institué un pouvoir majeur aux mains du mari que pour trancher les conflits possibles d'attribution et unifier, en cas de dissentiment, le gouvernement des personnes et l'administration des biens; qu'on est mal venu à dénoncer les droits du père sur l'éducation et la fortune des enfants à un moment où les moeurs, conspirant avec les lois pour enlever aux parents la direction de la famille, tendent de plus en plus généralement à affaiblir et à découronner la puissance paternelle.

Mais je doute que les femmes éprises d'égalité se rendent à ces respectueuses remontrances. Elles poursuivront impérieusement leur chemin, fouillant d'un air soupçonneux les moindres articles de nos lois, échenillant toutes les broussailles du Code, pour en débusquer les odieux privilèges masculins. Il en est même qui, reprenant un mot célèbre à leur profit, diraient volontiers de leur sexe: «Qu'est-il? Rien. Que doit-il être? Tout.» Celles-là ont coutume d'opposer imprudemment le matriarcat du passé à la puissance paternelle d'aujourd'hui. Que faut-il penser de cette prétention?

III

Des littérateurs pourvus d'érudition,--ou seulement d'imagination,--se plaisent à opposer la parenté par les femmes, ou matriarcat, à la parenté par les hommes, ou patriarcat, sous prétexte que c'est du jour, où le sexe masculin substitua violemment celui-ci à celui-là, que daterait l'asservissement et la dégradation du sexe féminin. Dès lors, les mâles s'attribuèrent un droit exclusif sur les femmes, sur les enfants et sur les choses. Mariage, famille et propriété sont sortis des mêmes appétits d'appropriation absolue au profit des hommes. Pour émanciper véritablement la femme, il faut donc avoir le courage de revenir au matriarcat primitif. Nous avons déjà vu que le féminisme tirait parti de ce problème historique pour établir l'égalité intellectuelle de la femme 166. On s'en prévaut maintenant pour démontrer l'antériorité et la supériorité familiales de la mère.

Note 166: (retour) Voyez notre premier volume: Émancipation individuelle et sociale de la femme, p. 78.

Voici comment on raisonne: il n'y a présentement que deux solutions au mariage, une solution illégale et une solution légale.

La solution illégale, c'est l'adultère, qui ne va pas sans de gros risques et de graves accidents.

La solution légale, c'est le divorce, qui n'est point exempt de souffrances et de scandales.

Tout cela est insuffisant. Plus de trahison occulte et hypocrite, plus même de rupture judiciaire et tapageuse. Il n'est qu'une solution logique à la crise du mariage, c'est la suppression même du mariage. M. Paul Adam, par exemple, estime qu'il vaut mieux «soutenir franchement que le mariage, institution utile pour les philosophies périmées, est la survivance du rapt.» Et il conclut en prêchant la maternité sacrée, c'est-à-dire le droit pour la mère de donner son nom à l'enfant, sans que mention soit faite du père putatif 167. C'est le matriarcat! Le mariage aboli, on ne voit pas trop, en effet, ce que ferait le père dans la famille. Alors une seule relation reste possible, celle de la mère et de l'enfant. L'homme est affranchi de toute responsabilité à leur égard, puisque sa paternité redevient mystérieuse, inconnue, anonyme. Comme dernière conséquence, la société pourvoira par l'impôt à l'entretien des mères et des enfants.

Note 167: (retour) Revue Blanche du 1er mai 1897.

Franchement, ce régime n'a pu être inventé que par l'égoïsme sensuel des hommes; car on voit bien ce que ceux-ci peuvent y gagner. Mais la femme sans mari? Mais les enfants sans père? Quelle misère!

Et cependant, pour qui sait voir de loin, telle est bien la dernière étape du mouvement révolutionnaire. Si jamais la femme devient fonctionnaire, avocat, juge, député ou sénateur, le féminisme radical-socialiste n'en sera point assouvi,--au contraire. Débarrassé de toutes les revendications d'ordre politique ou professionnel, il réclamera plus nettement qu'aujourd'hui l'abolition de la famille monogame et propriétaire. Nous touchons là au dernier terme de la libération de l'amour; et l'indépendance logique des sexes nous y mène.

Il n'est donc point superflu de rappeler brièvement ce qu'a pu être le matriarcat dans le passé, et de conjecturer ce qu'il pourrait être dans l'avenir.

Comme nous le disions tout à l'heure, le matriarcat sert aux écrivains féministes pour nous convaincre que le sexe féminin a été, non moins que le sexe masculin, un facteur de progrès et de civilisation. Une fois démontré que, dans les premières sociétés humaines, si obscures, si mal connues, et dont il est de mode de nous parler avec tant de complaisance, des femmes ont existé qui, reines par l'intelligence, ont régné véritablement sur les hommes, il n'est que juste d'accorder aux deux sexes une attestation ex æquo de puissance cérébrale.

Par malheur, dans tous les siècles dont l'histoire nous a transmis le souvenir, la suprématie des hommes s'affirme par la prééminence de la force physique et de la force intellectuelle, tandis que les traces de ce qu'on appelle le matriarcat n'apparaissent,--et combien rares et confuses!--qu'aux premières lueurs de l'existence humaine. En admettant même que le matriarcat ait précédé généralement le patriarcat, cette priorité ne prouverait qu'une chose, à savoir que l'autorité, jadis exercée par les femmes, a passé de très bonne heure aux hommes, et que les pouvoirs éminents de la mère sont tombés rapidement aux mains du père, par une sorte de déchéance qui ne ferait qu'affirmer la supériorité de l'esprit masculin.

Mais le matriarcat a-t-il bien existé? Le rôle de chef de famille a-t-il été dévolu primitivement à la mère? Beaucoup de savants en doutent, et non des moindres. Fustel de Coulanges, Sumner Maine, Westermarck, Posada, tiennent pour le patriarcat. Ceux même qui admettent que la filiation féminine a réglé d'abord les relations de parenté, sont loin d'en induire la prédominance sociale de la femme: tel Sir John Lubbock, pour qui le matriarcat n'est point synonyme de souveraineté familiale.

Sans traiter à fond cette question obscure, il est un point certain, c'est qu'aux âges les plus lointains de l'histoire, la violence et la guerre nous apparaissent traînant après elles un cortège d'oppressions et de servitudes. Dans les luttes perpétuelles que les tribus se livraient les unes aux autres, le vainqueur s'arrogeait un pouvoir absolu sur la personne, le patrimoine et la vie de ses prisonniers. Maître de tuer sa captive et même de la manger, puisque le cannibalisme a précédé l'esclavagisme, il se croyait, à plus forte raison, le droit d'en faire sa femme, de l'enfermer et de revendiquer pour lui seul les enfants qu'elle lui donnait. Les premières familles masculines sont nées vraisemblablement d'un fait de guerre, et du droit de capture qui en était la conséquence. Mais, par une corrélation naturelle, l'homme, ayant le droit de disposer de sa captive, se réserva le droit de la nourrir et de la protéger, comme fait un propriétaire vis-à-vis du bétail qui lui est profitable. Et les femmes libres de la tribu, obligées de se suffire à elles-mêmes, en vinrent peut-être à envier la condition assujettie des prisonnières, pour se soustraire à la misère et à l'insécurité, tant la maternité indépendante et isolée est une source de souffrance et d'humiliation!

Quant à croire qu'antérieurement à ces rapts et à ces enlèvements, il exista une phase de suprématie féminine où les femmes, révoltées par la promiscuité primitive, auraient imposé aux hommes leur domination et fondé la prééminence de la mère,--c'est une pure conjecture. Hérodote tient pour une «singularité» que les Lyciens se nomment d'après leurs mères, et non d'après leurs pères. On a prétendu, il est vrai, que l'indication de la filiation maternelle figure souvent sur les tombeaux étrusques, et que, d'après Jules César, la famille maternelle aurait existé chez les anciens Bretons.

Mais ces faits de généalogie matriarcale n'ont rien qui nous embarrasse. Ils s'expliquent tout simplement par l'extrême difficulté de connaître le père. Là où le mariage n'existe pas, il ne peut être question que de la descendance maternelle. A défaut d'un père certain, l'enfant doit se contenter forcément du nom de sa mère. Et le jour où le fil légal, qui unit le père à la mère et aux enfants, serait rompu, il n'est pas douteux que la parenté féminine reprendrait son ancienne prépondérance. Aujourd'hui encore, chez les peuplades sauvages, l'ignorance du devoir paternel est à peu près complète. Souvent même la mère est seule chargée de la subsistance de l'enfant. Eu égard à l'instabilité, à l'incertitude ou à l'inexistence des liens conjugaux, la parenté ne s'établit conséquemment que du côté féminin.

Mais au lieu d'y voir un témoignage en faveur des droits de la mère, il faut tenir ce matriarcat pour un signe de sauvagerie et d'avilissement. Sous ce régime, l'homme n'accorde à la femme ni autorité, ni influence; il ne voit en elle qu'une esclave utile, une auxiliaire nécessaire à la reproduction ou même un simple instrument de plaisir. Si la coutume fait, ici ou là, porter à l'enfant le nom de la mère, on aurait tort d'en conclure que celle-ci tient le premier rang dans la famille et dans la société. Sinon, comment expliquer que l'antiquité ait manifesté une prédilection générale pour le principe masculin? Bien que les anciennes mythologies divinisent l'homme et la femme, elles ne manquent jamais d'attribuer une certaine suprématie au dieu sur la déesse. Dans les ménages de l'Olympe, le sexe fort l'emporte sur le sexe faible. Et cette primauté révèle chez les civilisations antiques une préférence non douteuse pour le principe mâle. N'est-ce pas du cerveau de Jupiter qu'un mythe ancien fait sortir Minerve, la déesse de la sagesse et de la science? Lors donc que la mère donne son nom aux enfants, il ne faut voir, en cette prépondérance de la filiation utérine, qu'un signe de dépravation et de barbarie.

Dès que le chaos se débrouille et que la promiscuité des sexes disparaît, dès que la famille monogame se constitue, le père en est le chef. Qu'il s'agisse de l'Égypte ou de la Chine, de la Grèce ou de Rome, des Indous ou des Arabes, le droit paternel prévaut partout sur le droit maternel. Et la prédominance despotique du mâle ne va point, hélas! sans la subordination humiliante de la femme.

L'existence problématique ou, pour le moins, exceptionnelle du matriarcat ne saurait donc faire présumer l'inintelligence et l'incapacité générales des premiers hommes. Réfléchissons que la maternité est aussi patente que la paternité est mystérieuse. La première a l'évidence d'un fait, tandis que la seconde ne résulte que d'une présomption. Cela étant, aux époques lointaines du monde où la sauvagerie, qui fut généralement «le premier état de l'homme 168,» rapprochait les deux sexes de l'animalité inférieure, alors que la polygamie et la polyandrie rendaient la filiation incertaine et la famille instable ou même impossible,--un seul lien pouvait être établi sûrement, matériellement, par le seul fait de la naissance: le lien qui unissait l'enfant à la mère. D'où il advint peut-être que la femme, chef unique de la famille, réunit tous les pouvoirs et assuma toutes les charges. De là ce vague matriarcat qu'on entrevoit dans l'enfance de certaines sociétés humaines. A défaut du père, resté nécessairement inconnu, la mère groupa instinctivement sous sa loi tous ses enfants, comme la poule, dans la promiscuité du poulailler, abrite ses poussins sous ses ailes. La suprématie du père n'apparut que plus tard, avec le patriarcat, lorsque la famille fut plus étroitement unie par les liens d'un mariage même rudimentaire, et que, la paternité pouvant être plus ou moins rationnellement présumée, il fut possible d'assigner au père des droits et des devoirs qui ont perpétué jusqu'à nos jours son autorité prééminente.

Note 168: (retour) Adolphe Posada, Théories modernes sur les origines de la famille. Appendice II, p. 137.

En tout cas, les rares survivances matriarcales, que l'on signale encore de nos jours, ne se rencontrent que chez des tribus plus ou moins sauvages. Et quant au passé, il paraît certain que la primauté du père est complète, dès qu'on arrive aux âges connus de la vie des peuples civilisés. Le matriarcat n'est donc, à nos yeux, qu'une institution de simple barbarie; et les féministes auraient tort d'en triompher. Depuis les temps historiques, la direction du foyer et la présidence de la famille ont appartenu à peu près généralement aux hommes, parce que sans doute ceux-ci ont uni la plus grande force à la plus grande intelligence, mais aussi parce que le mariage a permis de consolider, de certifier, de légaliser le lien qui unit le père aux enfants. Il reste, en définitive, que le matriarcat est inséparable du concubinage et que, si la promiscuité primitive l'a fait naître, la promiscuité anarchique le ramènerait.

Pour en finir, les rapports de parenté ne peuvent être basés, dans toute civilisation qui commence, que sur un fait précis, matériel, indiscutable: la maternité. Il est naturel que la femme y joue un rôle exclusif. On ne connaît alors que la famille utérine. Puis, la supériorité physique et la prépondérance sociale de l'homme s'affirmant de plus en plus, la parenté par les femmes s'efface graduellement devant la parenté par les mâles, jusqu'au moment où le mariage, unissant ces deux principes, fonde la famille telle qu'elle existe de nos jours.

Et maintenant le matriarcat tournerait-il au profit et à l'honneur de la femme? Gardons-nous d'y voir un patriarcat renversé; car il mettrait à la charge de la mère un poids écrasant d'obligations, pendant que le père, affranchi de toute responsabilité, libre de toute préoccupation, vaquerait, d'un air conquérant, à ses affaires et à ses plaisirs. Ce régime fait songer à l'indifférence, à l'ingratitude, à l'égoïsme volage du coq de nos basses-cours. Le matriarcat des poules est-il chose si enviable? Ces honorables mères de famille ont tous les embarras, tous les soucis de leur couvée, tandis que le mâle flâne, heureux et fier, au milieu de ses femelles, comme un pacha dans son harem.

Au fond, le matriarcat serait nuisible à la mère, au père et à l'enfant.

Il n'est que le mariage pour attacher le père à sa descendance. N'oublions pas que l'amour maternel est en avance de neuf mois sur l'amour paternel. Celui-ci même n'éclate point soudainement au coeur de l'homme; sa croissance est lente et progressive. Séparez le père de l'enfant: et contrariés et refroidis, les sentiments du premier à l'égard du second ne s'épanouiront que rarement en tendresse et en dévouement. Pour qu'ils s'aiment, il faut qu'ils s'approchent et se reconnaissent. Rien n'est donc plus propice que le mariage pour développer et affermir l'affection paternelle, en associant étroitement et indissolublement la vie du père à celle de l'enfant. Relâchez, au contraire, la filiation légale qui rattache l'existence de l'un à l'existence de l'autre: et la mère seule restera chargée, pour ne pas dire écrasée, du fardeau de la famille. Ce que l'on appelle l'émancipation de la mère, je le tiens plutôt pour l'émancipation du père,--à moins que la femme, devenue souveraine, ne fasse marcher l'homme à la baguette!

D'autre part, le matriarcat pourrait bien tarir au coeur des femmes les sources de l'amour et de la pitié, en y développant à l'excès l'instinct de domination et l'orgueil du commandement. Et que deviendraient les hommes? Expulsés de leurs fonctions et de leurs prérogatives, tomberaient-ils à la charge des femmes? Sans initiative, sans vigueur, sans pouvoir, ces mâles dégénérés seraient-ils asservis ou entretenus par leurs despotiques femelles? Mais qu'ils soient mis à la chaîne ou à l'engrais, leur dégradation morale serait inévitable. De toute façon, le matriarcat ne va point sans l'avilissement du sexe masculin et l'appauvrissement de toutes les forces sociales.

Et pourtant, ce n'est pas le père qui aurait le plus à souffrir du matriarcat; il y trouverait plutôt la liberté de ses aises et l'impunité de ses appétits: ce qui ne le ferait point, il est vrai, croître en mérite et en honnêteté. Tous les attentats contre le mariage retombent moins encore sur sa tête que sur celle de l'enfant. A mesure que la famille légitime se disloque ou se pervertit, on voit les crimes contre l'enfance,--avortements, abandons, infanticides,--augmenter en nombre et en atrocité. L'enfant est la victime désignée du matriarcat. Si même celui-ci était d'une application générale (ce que je ne veux pas croire), il entraînerait, à bref délai, la fin de la famille et la décadence de l'espèce. Qu'on n'objecte point que la mère sera toujours la mère et que, la famille légitime disparue, la famille naturelle prendra sa place: quelle illusion! La maternité naturelle? Parlons-en. Elle n'est le plus souvent qu'un long calvaire pour la mère et qu'un long martyre pour l'enfant.

IV

Dans l'union hors mariage, la femme court tous les risques d'un acte qui laisse à l'homme toute sécurité. Car, si la recherche de la maternité est admise, celle de la paternité est interdite 169. Est-il équitable que l'un puisse se glorifier de ses «bonnes fortunes», tandis que l'autre doit cacher sa faute et dévorer sa honte dans le silence et l'abandon? Est-ce donc ce triste régime que l'on voudrait généraliser? Le matriarcat naturel n'engendre pour la femme que souffrance, humiliation et misère. Là où n'existe plus le lien matrimonial, la paternité étant aussi mystérieuse que la maternité est évidente, le père est toujours plus enclin à désavouer l'enfant qu'à le reconnaître. La maternité naturelle livre donc la femme à toutes les séductions, à tous les égoïsmes, à toutes les lâchetés de l'homme sensuel et brutal. Inséparable de l'union libre, elle est une cause fréquente de reniement, de cruauté, de bassesse et d'avilissement. Voyez la mère naturelle d'aujourd'hui: n'est-elle pas, en bien des cas, la plus lamentable des victimes? Et si affligeante est sa condition, si souvent immérité est son abandon, qu'il faudrait sans retard, s'il est possible, améliorer son sort et sauver son enfant.

Note 169: (retour) Articles 340 et 341 du Code civil.

Comment résoudre ce problème délicat?

L'amour paternel ne se développe sûrement que dans le mariage, au profit des enfants légitimes qui sont la joie et l'honneur des époux. Né d'un commerce que la loi refuse de sanctionner et que les moeurs réprouvent, l'enfant naturel ne peut compter que rarement sur l'affection de son père. Celui-ci, oubliant le précepte coutumier: «Qui fait l'enfant doit le nourrir,» se dérobe le plus souvent aux obligations que la paternité lui impose, heureux de s'abriter derrière l'article 340 du Code civil: «La recherche de la paternité est interdite.» Que fait la mère? Abusée par les promesses trompeuses d'un débauché, déshonorée aux yeux du monde, incapable de subvenir à l'entretien de l'enfant comme aussi d'y faire participer son séducteur, elle dissimule, autant qu'elle peut, sa grossesse et son accouchement, et abandonne le nouveau-né aux soins de l'Assistance publique pour mieux cacher sa faute et sa honte, si même, ouvrant l'oreille aux suggestions terribles du désespoir, elle ne supprime point criminellement le fruit de ses entrailles! Quant à celles que l'amour maternel détourne de l'infanticide, et qui s'acharnent vaillamment à nourrir et à élever leur enfant, combien se trouvent réduites par les extrémités de la misère au suicide ou à la prostitution?

En France, le chiffre annuel des naissances illégitimes varie de 70 000 à 75 000; Et sur ce nombre, les enfants naturels reconnus par leurs pères ne constituent qu'une infime minorité: ils ne dépassent pas 5 000. Voilà donc 65 000 ou 70 000 nouveau-nés qui tombent chaque année à la charge exclusive des mères! Qu'on s'étonne, après cela, que les Cours d'Assises acquittent systématiquement les malheureuses qui étouffent leurs enfants! Le grand coupable, c'est le père qui manque à tous ses devoirs. Joignez que la mortalité infantile sévit surtout sur les enfants nés hors mariage. Pour l'ensemble des enfants de moins d'un an, on compte 155 décès sur 1 000 naissances légitimes, et 274 décès sur 1 000 naissances naturelles. La loi de l'homme est cruelle.

Puisque tels sont les fruits de l'irresponsabilité paternelle, dira-t-on, supprimons-la! Et, à cette fin, rendons à la mère et à l'enfant le droit de rechercher et d'établir la paternité naturelle.--C'est une des revendications féministes les mieux accueillies par le public. «Protégez la femme contre l'homme, écrivait Dumas fils il y a vingt ans, et protégez-les ensuite l'un contre l'autre. Mettez la recherche de la paternité dans l'amour, et le divorce dans le mariage.» Nos législateurs ne se pressent point de résoudre ce grave problème.

Le 4 juin 1793, Cambacérès disait à la Convention: «Il ne peut pas y avoir deux sortes de paternité, une légitime, une illégitime.» Cela est de toute évidence, si l'on entend par là qu'il n'y a qu'une seule et même façon de faire des enfants. M. Georges Brandès, l'illustre critique danois, se plaçait à ce point de vue simpliste, lorsqu'il écrivait: «De nos jours, il y a deux sortes de naissances et une sorte de mort. Les naissances sont légitimes ou illégitimes, la mort est toujours légitime. Dans l'avenir on ne connaîtra, je l'espère, qu'une manière de naître ainsi que de mourir 170.» Il faudrait pour cela que le mariage fût aboli et que l'humanité revînt tout simplement à l'état de nature; et ce ne sera pas encore pour demain. En attendant, le féminisme radical fait des voeux pour que les enfants dits «naturels» jouissent des mêmes droits civils que les enfants dits «légitimes 171

Note 170: (retour) Revue encyclopédique du 28 novembre 1896: Les Hommes féministes, p. 829.
Note 171: (retour) Congrès international de la Condition et des Droits des Femmes: séance du samedi soir 8 septembre 1900.--Voir la Fronde du mercredi 12 septembre 1900.

Il n'en est pas moins vrai que le père d'un enfant né, soit du mariage légitime, soit de l'union libre, est obligé, en conscience, de le nourrir et de l'élever au même titre que la mère. S'il y a deux sortes de naissances, il n'y a qu'une morale. D'ailleurs, le nombre des avortements, des infanticides, des abandons d'enfant, se multiplie; et nul ne peut rester indifférent à cette douloureuse situation.

Et donc, lorsque le père refuse de se faire connaître, il faut le démasquer. Bien qu'il soit louable d'ouvrir largement les crèches et les refuges aux nourrissons délaissés, la justice exige que les intéressés puissent se retourner préalablement contre le coupable auteur de cette misère, pour le contraindre au devoir d'assistance et d'éducation qu'il déserte lâchement. C'est surtout à l'enfant, que le poids de la bâtardise écrase, qu'il importe d'accorder le droit de réclamer son père. Et à défaut de la mère, disparue, morte ou empêchée, il appartiendra à l'État, investi de la tutelle des enfants abandonnés, de rechercher ou de poursuivre, en leur nom, le père naturel qui se cache et se dérobe à ses obligations. L'immunité, dont celui-ci jouit dans notre société française, est un scandale et un fléau. «C'est une question qu'il faudrait traiter entre hommes, disait M. le professeur Terrat au Congrès des femmes catholiques, car c'est une honte pour nous d'avoir fait et de conserver une loi d'une si odieuse injustice 172.» Toute société est mal constituée qui énerve et affaiblit le sentiment de la responsabilité, en empêchant que l'acte accompli au préjudice d'autrui se retourne un jour contre son auteur. Jamais une conscience droite n'admettra qu'on sacrifie à l'impunité d'un malhonnête homme, l'intérêt et l'avenir de ses deux victimes, le droit de la mère et celui de l'enfant.

Note 172: (retour) Le Féminisme chrétien du mois de mai 1900, p. 135.

Non point qu'à l'homme revienne toujours l'initiative de l'acte irréparable. Il est plus d'une femme envers qui la séduction est facile. Souvent les deux complices n'auront fait que suivre leur instinct ou leur inclination. Mais de cette égalité de nature doit résulter justement une égalité de droit. Pareil ayant été leur penchant l'un pour l'autre, pareille doit être la responsabilité de l'un et de l'autre. Devant l'enfant né de leur rencontre, leurs obligations sont identiques; et le père, non plus que la mère, ne saurait légitimement s'y soustraire. Ouvrons donc aux victimes le droit de rechercher la paternité du coupable. Cette faculté réparatrice ne sera dure que pour le malhonnête homme, qui recule devant les conséquences de son imprudence ou de son libertinage.

En soi, cette argumentation est décisive. Combien de drames et de romans nous ont montré une fille-mère, honnête et fière, cherchant vainement à se réhabiliter, et mourant victime de la lâcheté d'un homme et des sottes malveillances de la foule? Ces prédications sentimentales n'ont pas été vaines. Il n'est personne, au sortir de ces spectacles ou de ces lectures, dont le coeur n'ait fait écho à la malheureuse abandonnée criant à son séducteur: «Voilà ton enfant! Tu lui as donné la vie: aide-moi à la lui conserver!»

Par malheur, la recherche de la paternité n'est pas, dans la réalité, aussi simple qu'on le suppose. Sur la scène et dans les livres, la fille-mère est toujours une merveille de grâce, de tendresse et de vertu. En admettant que, dans la vie, cette petite perfection puisse se rencontrer par hasard, il faut prévoir, en revanche, les calculs des intrigantes qui, se faisant une arme de leurs faiblesses ou de leurs séductions, essaieraient de s'introduire dans les familles les plus honnêtes. Que la recherche de la paternité soit permise, et les plus audacieuses réclamations d'état risquent de se produire devant les tribunaux. Quel honnête homme pourrait se flatter d'être à l'abri des revendications mensongères et des manoeuvres habiles d'une femme impudente? Laisserez-vous aux filles publiques la liberté de spéculer sur le fruit de leur honteux commerce? Ajouterez-vous foi aux déclarations de paternité faites par une prostituée? A cela, une femme d'un optimisme admirable répondait naguère, dans un journal féministe, qu' «il n'était pas à craindre que des femmes attribuassent la paternité de leur enfant à un homme qu'elles n'avaient jamais approché 173.» C'est trop de bonté d'âme. Comment croire et affirmer que des filles ou des femmes d'une adroite perversité n'exploiteront jamais contre la naïveté de la jeunesse, des légèretés, des imprudences, des familiarités sans conséquence, pour lui infliger une paternité flétrissante qui ne sera point son fait? Prenez garde d'ouvrir la porte au chantage et à la calomnie!

Note 173: (retour) Feuilleton de la Fronde du 24 mars 1898.

D'autant plus que, s'il est facile de rechercher la paternité, il est impossible de la prouver. L'enlèvement, le viol, la séduction même, sont des événements dont l'extériorité tombe sous les sens. Mais, pour éclaircir le mystère de la conception, il faut bien s'en rapporter à la mère. Et à une condition encore: c'est qu'elle ne prodigue point ses faveurs à trop de monde; sinon «la confusion de parts», comme disent les juristes, ne serait pas facile à éclaircir pour la femme elle-même.

La paternité est donc à peu près impénétrable. On ne la prouve pas: on la suppose. Le mariage lui-même n'établit la paternité légitime que par fiction; il la fait présumer. Hors des justes noces, il n'y a plus ni signe légal, ni signe matériel, qui permette de convaincre un homme d'un fait caché, dont la certitude échappe à toute investigation. C'est le secret de la femme. Cela étant, est-il prudent de croire toutes les filles-mères sur parole? N'oublions pas que c'est pour couper court aux scandales et aux diffamations que suscitèrent sous l'ancien régime certaines revendications de paternité, que le Code Napoléon a interdit la recherche de la filiation naturelle. Si donc nous l'admettons à nouveau, il faudra prendre de sérieuses garanties contre les pièges, les ruses et les stratagèmes des intrigantes et des dévergondées, afin de ne point faire payer aux honnêtes gens la protection méritée par quelques intéressantes créatures. C'est pourquoi la recherche de la paternité devrait avoir pour effet, à notre sentiment, moins de procurer à l'enfant une filiation certaine, que d'assurer à la mère une créance alimentaire pour le nourrir et l'élever.

Telle est l'idée qui semble dominer aujourd'hui dans les milieux féministes. On y parle moins d'imposer au père une reconnaissance forcée, avec tous les liens de droit et les avantages successoraux qui s'y rattachent, que d'organiser à sa charge une «responsabilité pécuniaire» comprenant les frais d'entretien et d'éducation de l'enfant, ainsi que sa préparation à une profession conforme à la condition de la mère. En outre, le Congrès des oeuvres et institutions féminines de 1900, qui représentait le Centre féministe, a pris, contre le chantage possible, une mesure de répression ainsi conçue: «Les actions introduites de mauvaise foi seront punies d'un emprisonnement de 1 an à 5 ans et d'une amende de 50 francs à 3 000 francs.»

Et pour plus de sûreté, le projet de loi soumis au Parlement n'admet la recherche de la paternité naturelle qu'à titre exceptionnel. Voici comment l'article 340 du Code civil serait modifié: «La recherche de la paternité est interdite. Cependant, la paternité hors mariage peut être judiciairement déclarée: 1º dans le cas de rapt, d'enlèvement ou de viol, lorsque l'époque du rapt, de l'enlèvement ou du viol légalement constatée se rapportera à celle de la conception; 2º dans le cas de séduction accomplie à l'aide de manoeuvres dolosives, abus d'autorité, promesse de mariage ou fiançailles, à une époque contemporaine de la conception, et s'il existe un commencement de preuve par écrit susceptible de rendre admissible la preuve par témoins.» Nous admettrions même la recherche et la démonstration de la filiation adultérine, tant vis-à-vis du père que vis-à-vis de la mère, sous la seule réserve que la pension alimentaire due à l'enfant serait payée sur les biens propres de l'un ou de l'autre, sans pouvoir jamais être poursuivie sur la communauté.

Quelque projet que l'on adopte,--ou plus restreint ou plus large,--il est curieux de remarquer que la recherche de la paternité ne satisfait pas toutes les femmes. Mme Pognon est de ce nombre; et c'est avec une vaillance hautaine qu'elle a fait valoir ses scrupules au Congrès de la Gauche féministe. Jugeant les autres femmes d'après elle-même, elle a déclaré que, si jamais elle s'était trouvée dans le cas d'être abandonnée par un homme qu'elle aurait aimé, sa fierté l'aurait empêchée de le traîner devant un tribunal, comme aussi sa dignité aurait reculé devant la révélation publique des secrets de son coeur. Un pareil langage lui fait honneur. Mais on peut répondre que ces scrupules délicats n'empêchent point les femmes d'étaler journellement devant la justice, au cours des procès en divorce, leurs querelles de ménage et leurs secrets d'alcôve.

Plus forte est l'objection que Mme Pognon a développée contre les résultats pratiques de la recherche de la paternité naturelle. «Vous n'aurez rien fait pour la mère, quand vous aurez trouvé le père.» Il est de fait que, dans la classe ouvrière des grands centres urbains, où l'esprit du vieux mariage chrétien décline tous les jours, des femmes mariées se rencontrent souvent qui, bien que chargées de famille, ne peuvent rien obtenir du mari tenu par la loi pour le père légitime de leurs enfants. «J'en connais, disait Mme Pognon, qui ont passé des années à courir après leur mari, pour se faire payer la pension que le tribunal leur avait accordée.» Voyez ce qui se passe en matière de divorce: combien de fois l'époux coupable parvient-il à se dérober à la dette alimentaire qui lui incombe vis-à-vis de la femme? Que de poursuites vaines! Que de procédures infructueuses! Jamais vous ne forcerez un ouvrier à nourrir et à élever un enfant qu'il ne veut pas reconnaître. Qui sait même si la condition des filles-mères n'en sera pas aggravée? Aux demandes de secours qu'elles pourront faire aux âmes charitables, combien seront tentées de leur répondre: «Cherchez le père: il paiera!»

C'est pourquoi Mme Pognon a réclamé la création d'une «caisse de la maternité»,--la déclaration de naissance devant suffire pour donner le droit à la mère, mariée ou non, de toucher chaque mois la pension de son enfant. Et après avoir émis le voeu que «la recherche de la paternité soit autorisée», le Congrès, entrant dans les vues de sa présidente, a voté, à l'unanimité, le principe de cette fondation 174.

Note 174: (retour) Voir la Fronde des 11 et 12 septembre 1900.

L'idée, sans doute, procède d'une intention excellente. Et pourtant la forme qu'on lui a donnée nous inquiète.

Qu'il soit bon de prélever sur les ressources de la commune, du département ou de l'État, les fonds nécessaires pour venir au secours des familles indigentes chargées d'enfants, nul ne le contestera. Mais pourquoi créer une caisse ouverte à toutes les femmes, «quelle que soit leur situation et sans qu'aucune enquête puisse être faite à ce sujet?» Pourquoi étendre son bénéfice aux femmes riches comme aux femmes pauvres? Est-il admissible que les contribuables, qui élèvent leurs enfants, paient pour une mère qui a le moyen d'élever les siens? Mme Kergomard avait cent fois raison d'objecter que «toutes les fois qu'une femme peut nourrir son enfant par son travail, elle le doit.» Et elle le fait aujourd'hui; mais le fera-t-elle demain, si nous abolissons en son coeur le sentiment des responsabilités les plus sacrées?

On a parlé d'assurance. Une caisse de prévoyance contre les risques et les frais de la maternité sauvegarderait pleinement, assure-t-on, la dignité de la femme. Mais combien de mères seraient dans l'impossibilité de payer régulièrement les primes? Si donc l'assistance est nécessaire, ne l'accordons qu'aux pauvres. Et que les mères ne nous fassent pas oublier les pères! Quand la femme vient à mourir, les enfants légitimes tombent à la charge du mari. Un homme pauvre n'a pas toujours le moyen d'élever une famille: refuserez-vous de le secourir? Comme on l'a proposé, la «caisse de la maternité» serait mieux appelée «caisse de l'enfance».

Au fond, la conception de cette caisse nous semble procéder de l'esprit socialiste. Si l'enfant doit être nourri aux frais de la communauté, c'est qu'il appartient à la société autant qu'à sa famille. Cela étant, Mme Hubertine Auclerc était dans la pure logique de l'idée en préconisant «un impôt paternel, prélevé sur tous les hommes, et destiné à servir à la mère une pension suffisante pour élever son enfant.» Pourquoi même l'enfant n'appartiendrait-il pas exclusivement à la mère? Pourquoi rechercher la paternité naturelle? Pourquoi s'inquiéter d'une loi difficile à faire, dont le texte subtil traîne depuis des années devant les Chambres? Pourquoi mettre tant d'insistance à réclamer pour le bâtard le nom paternel? «Est-ce une honte pour la mère de donner son nom à l'enfant et pour l'enfant de recevoir celui de sa mère?» C'est Mme Pognon qui parle ainsi; et son langage est conforme à la nouvelle morale féministe.

Les partis avancés ne peuvent qu'y applaudir. A quoi bon chercher le père, en effet, si l'enfant doit être soustrait aux parents et élevé par les soins de l'État en des couveuses socialistes? A quoi bon chercher le père, si le patriarcat, déchu de ses prérogatives abusives et surannées, doit céder le pas à la tendre souveraineté du matriarcat? A quoi bon chercher le père si, enfin, le mariage devant tomber en désuétude comme toutes les superstitions du passé, l'union libre est appelée à réhabiliter, à glorifier prochainement la fille-mère,--la vraie femme des temps nouveaux,--en lui imputant à honneur et à vertu ce que l'opinion de nos contemporains tient encore pour une irréparable faute?

Et tel est bien l'esprit des doctrines révolutionnaires. Pour remédier au mal social dont nous souffrons, il n'est que de revenir à la «Maternité sacrée», c'est-à-dire au droit pour la mère de donner son nom à l'enfant, sans que mention soit faite du père putatif. L'impôt assurera des ressources à la procréation, proportionnellement au nombre des nouveau-nés. Au voeu d'une certaine école, la Commune et l'État sont appelés à prendre un jour la suite des obligations du père. Et cette solution est inéluctable. Là où le mariage ne régularise plus les relations entre les deux sexes, l'impossibilité de connaître le père implique naturellement l'impossibilité de fonder une famille. A qui seront attribués les enfants? A la mère ou à la communauté? Car je n'imagine pas qu'on restaure certaine pratique primitive, qui attribuait l'enfant à celui des hommes de la tribu, avec lequel il avait le plus de ressemblance. Ce serait trop simple. Seulement, le fardeau des enfants sera bien lourd pour la femme. Qu'à cela ne tienne! La société s'en chargera.

A vrai dire, les écoles révolutionnaires se montrent assez indifférentes à la querelle du patriarcat et du matriarcat. Au contraire de Proudhon qui voulait ramener le mariage actuel en arrière, jusqu'à la rigide puissance du père de famille romain, on sait que les socialistes et les anarchistes réclament l'abolition pure et simple de la famille. Celle-ci a fait son temps. La famille païenne était fondée sur le mépris et l'asservissement de la femme. La famille chrétienne implique la suspicion et la subordination de l'épouse. Par bonheur, le progrès des moeurs a successivement adouci nos idées. Il appartient à la démocratie révolutionnaire de poursuivre l'évolution commencée. Libérons l'épouse, émancipons la mère. Plus de mariage, plus de famille. Les enfants appartiendront à la communauté. Ils seront nourris, élevés et entretenus aux frais du public 175. Pas besoin de s'inquiéter des droits du père ou de la mère, puisque la collectivité les remplacera. Est-ce que l'État ne fera pas un père de famille idéal? Cela mérite réflexion.

Note 175: (retour) Benoît Malon, Le Socialisme intégral, t. I, p. 372.


CHAPITRE IV

Idées et projets révolutionnaires


SOMMAIRE

I.--La question des enfants.--Réhabilitation des bâtards.--Tous les enfants égaux devant l'amour.--Optimisme révolutionnaire.

II.--Doctrine socialiste: l'éducation devenue «charge sociale.»--Tous les nourrissons a l'Assistance publique.--Le collectivisme infantile.

III.--Doctrine anarchiste: l'enfant n'appartient a personne, ni aux parents, ni a la communauté.--Que penser du droit des père et mère et du droit de la société?--La voix du sang.

IV.--Le devoir maternel.--Négations libertaires.--Retour a l'animalité primitive.--Les nourrices volontaires.

V.--Ou est le danger?--La liberté du père et la liberté de l'enfant.--Un dernier mot sur les droits de la famille.--Histoire d'un Congrès.--La paternité sociale de l'État.


I

Si blessant que soit le libre amour pour les hommes délicats et les filles bien nées, il est un point qui achèvera, j'en suis sûr, de les révolter contre la licence de la passion et l'anarchisme du coeur: c'est la question des enfants.

Le mariage aboli, que deviendront-ils? Certes, la filiation maternelle ne cessera point d'être visible, puisque le fait de l'accouchement la révèle. Encore est-il que les écritures de l'état civil sont nécessaires pour en conserver la preuve et en perpétuer le souvenir; et ces registres indiscrets ne sont bons, paraît-il, qu'à être brûlés.

Quant à la filiation paternelle, il est impossible de l'établir dès qu'il n'existe aucun lien légal entre le père et la mère. Qui en fera foi en dehors du mariage? La paternité n'existera que pour ceux qui voudront bien l'accepter. Quelle insécurité pour la mère? Qui la protégera contre les lâchetés, les abandons et les reniements? Le mariage lie le père à ses devoirs, en le liant à la mère et à l'enfant. Rompez cette attache, et le père, pour peu qu'il tienne à ses aises, lâchera «maman» et «bébé». En tout cas, il est d'évidence qu'à défaut du mariage, il sera singulièrement malaisé d'établir la filiation paternelle. Rien de plus commode pour l'homme qui voudra se dérober à ses devoirs les plus sacrés. A la vérité, les enfants n'auront qu'à rechercher leur père, si le coeur leur en dit. Mais pourquoi s'inquiéteraient-ils de cette bagatelle? Avec une imperturbable sérénité, l'école anarchiste leur prêche à cet égard le désintéressement et l'indifférence.

Les «Volontaires de l'Idée» devraient même, à en croire certains doctrinaires anarchistes, s'élever au-dessus des préjugés mondains et se marier, dès maintenant, sans passer par l'église et par la mairie. Ne dites point, par exemple, à l'auteur déjà cité des «Unions libres,» que la loi méconnue se vengera sur les enfants issus de cette libre union, en les qualifiant de bâtards et en les excluant, à ce titre, des partages de famille. «Cela est incontestable, répond-il. Mais puisque l'héritage est privilège, on n'a pas à le rechercher ni pour soi, ni pour les siens, encore moins à lui sacrifier une conviction. Et pour ce qui est de l'état civil, quel mal à ce qu'on qualifie d'enfants naturels ceux qui ne sont autre chose?»

Il est incontestable que les enfants légitimes et illégitimes naissent à la vie de la même façon, le plus naturellement du monde. Seulement, l'union libre étant officiellement illégitime, il est loisible à l'opinion de donner aux enfants naturels l'appellation de «bâtards», tant qu'il lui plaira. A cela, un père libertaire voudrait que son fils, dominant l'injure, toujours bienveillant et tranquille, répondît avec un sourire doux et fier: «Libre à vous de prononcer «bâtard» le mot que mon père et ma mère prononcent «enfant de l'amour». Je ne suis point bâtard par accident, mais parce qu'on l'a bien voulu. Des parents, les miens, ont compris que ce nom cesserait d'être un opprobre, dès que d'honnêtes gens n'en auraient pas honte; ils m'ont voulu bâtard pour en diminuer le nombre 176

Note 176: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, pp. 25 et 26.

Voilà, certes, un langage qui n'est point banal; mais il nous révèle un optimisme bien étrange. Supprimons, par hypothèse, l'intervention de M. le Maire: les enfants ne naîtront pas autrement que par le passé; et il est probable que nous n'aurons pas changé grand'chose à la condition des familles. J'ai l'idée que les «honnêtes gens» ne manqueront jamais de donner à leur union une certaine publicité, une certaine consécration, ceux-ci la plaçant sous la bénédiction du prêtre, ceux-là sous l'attestation des parents, des amis et des voisins, à l'effet de la distinguer des unions passagères et clandestines, qui ne sont que libertinage et inconduite. Cela étant, il y aura toujours dans le langage humain un mot, doué d'une signification plus relevée, pour qualifier l'enfant issu de noces réputées honorables, et un mot, plus ou moins flétrissant, pour désigner l'enfant né d'un commerce tenu pour inconvenant ou ignominieux. Tant que le monde conservera la notion de la décence et de la pudeur, tous les ménages honnêtes auront à coeur, pour eux et pour leur descendance, de ne pas être confondus avec les couples indignes, qui n'entretiennent que des relations instables de vice et de prostitution. Je crois ce sentiment indestructible. Et c'est pour y donner satisfaction que la loi civile est intervenue partout, séparant officiellement le mariage des uns du concubinage des autres.

Ce n'est point même la suppression du mariage civil et du mariage religieux, qui tarirait absolument du coeur des parents les trésors d'affection et de dévouement, que la nature y a libéralement déposés. J'aime à croire que, sous un régime d'union libre, beaucoup d'enfants seraient, comme aujourd'hui, nourris et élevés à frais communs par le père et la mère. Dieu merci! la tendresse maternelle et paternelle est si instinctive à l'âme humaine, qu'elle ne saurait jamais être abolie entièrement par l'égoïsme, si desséchant qu'on le suppose. L'auteur de l'apologie des «Unions libres», dont j'ai déjà cité plusieurs fragments, en triomphe dans une jolie page sur l'enfant «innocent et suave, le doux et prodigieux miracle de la Nature.» Se demandant quel est le mystère de son pouvoir: «C'est que, dit-il, faible, désarmé, incapable de se défendre, impuissant à se suffire, le petit être ne vit que par votre bonté, ne subsiste que par votre faveur.» Et le grave auteur induit du seul fait de l'existence des enfants, que «ce n'est point le droit du plus fort, mais le droit du plus faible qui l'emporte dans l'humanité 177».

Note 177: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, pp. 6 et 7.

Ces sentiments sont généreux. Encore faut-il songer aux marâtres et aux indignes, qui brutalisent ou abandonnent leur progéniture. Et je ne puis croire que l'habitude des unions libertaires, la rupture de tous les liens civils et religieux, le relâchement de toutes les obligations divines et humaines, l'extension de ces maximes anarchistes: «Fais ce que veux! Aime qui voudras!» soient de nature à diminuer le nombre de ces intéressantes victimes. J'admets que l'enfant est la plus forte chaîne qui puisse rattacher un homme à une femme. Mais cette chaîne est lourde. Élever une famille ne va point sans peines, sans charges, sans frais, sans assujettissement. Et c'est pour empêcher les égoïstes et les lâches de se dérober à ce pesant fardeau, que la religion et la loi sont intervenues pour les retenir dans leurs devoirs. L'individualisme, au contraire, s'effarouche de toute sujétion, rougit de tout lien, s'épouvante de toute chaîne. Il veut être son maître et s'efforce de secouer tous les jougs. Mais alors, pour s'appartenir véritablement, les enfants sont de trop! Encore une fois, que deviendront-ils?

II

Les socialistes ne sont pas embarrassés. Dans toutes les questions que soulève l'avenir, ils font intervenir la collectivité,--une excellente femme, un peu fée, omnisciente et omnipotente, la providence des mécréants,--qui pourvoira, comme en se jouant, à toutes les difficultés humaines.

Il est donc entendu, dans le monde socialiste, qu'à défaut de parents, la communauté prendra les nouveau-nés sous son aile. M. Deville déclare même que «l'entretien des enfants» doit être soustrait au «hasard de la naissance», pour devenir, comme l'instruction, une «charge sociale 178

Note 178: (retour) Gabriel Deville, Aperçu sur le Socialisme scientifique publié en tête du Capital de Karl Marx, p. 43.

La société se «chargera» conséquemment d'élever tous les «mioches». Chacun pourra, comme Jean-Jacques Rousseau, envoyer les siens aux Enfants trouvés. Inutile de dire qu'en ce temps-là, l'Assistance publique sera la plus douce, la plus dévouée, la plus tendre des mères. Pour faire de l'humanité une seule famille, il n'est que de mettre nos enfants en commun. A ce compte, les célibataires eux-mêmes, devenus un peu les pères des enfants des autres, seront associés, par un miracle de solidarité collective, aux bienfaits et aux joies de la paternité. Je ne plaisante pas: M. Sébastien Faure déclare très sérieusement que «c'est en ce sens, et seulement dans celui-là, que l'humanité entière, définitivement reconstituée, ne formera qu'une vaste famille étroitement unie 179.» Après cela, vieux garçons et vieilles filles feraient preuve d'un bien mauvais caractère, s'ils ne se vouaient, corps et âme, à la «mutualité communiste».

Note 179: (retour) La Plume du 1er mai 1893, p. 205.

Il est vrai qu'Aristote, s'élevant contre la confusion des femmes et des enfants, se refusait à comprendre que tous les citoyens pussent déclarer à l'occasion d'un seul et même objet: «Ceci est à moi sans être à moi.» Conçoit-on tous les grands Français disant, avec unanimité, de tous les petits Français: «Ce sont mes fils, ce sont mes filles?» On oublie qu'il est au-dessus des forces de l'homme de supprimer les liens de famille, d'abolir l'atavisme et l'hérédité, les ressemblances et les affections. Combien les enfants mal doués et mal venus seraient à plaindre sous un régime de communisme familial! D'un enfant de génie chacun dirait: «C'est le mien!» Et d'un infirme ou d'un idiot: «C'est le vôtre!» Je ne sais que l'affection des pères et des mères qui puisse adoucir le sort des petits déshérités de la nature. Est-ce que le coeur humain s'attache aussi fortement aux choses communes qu'aux choses privées? Mais j'oubliais que, par un miracle de la Révolution sociale, les hommes de l'avenir auront le coeur si large, qu'ils pourront y faire entrer tous les nouveau-nés de France et de Navarre,--et l'universel féminin, par dessus le marché!

III

Rien de plus simple, on le voit, que de donner une famille à ceux qui n'en ont pas. Ici, toutefois, le féminisme anarchiste ne s'accorde pas tout à fait avec le féminisme socialiste. Il n'a qu'une demi-confiance dans le biberon officiel et s'effarouche des vertus impérieuses de l'Assistance publique. L'uniformité régimentaire lui semble aussi mauvaise pour les poupons que pour les adultes.

A qui donc appartiendra l'enfant? A personne. C'est un bien indivis. La dissolution de la famille est le couronnement de toutes les émancipations. Plus de dépendance patronale, grâce au collectivisme de la production et de la propriété; plus de dépendance masculine, grâce à l'égalité des sexes et à l'intégralité de l'instruction; plus de dépendance maritale, grâce à l'abolition du mariage et à l'affranchissement de l'amour; plus de dépendance paternelle, grâce à la destruction du foyer et au communisme des enfants. Lorsqu'on est en goût de liberté, on n'en saurait trop prendre.

Ainsi, d'après M. Jean Grave, «l'enfant n'est pas une propriété, un produit, qui puisse appartenir plus à ceux qui l'ont procréé,--comme le veulent les uns,--qu'à la société,--comme le prétendent les autres 180.» A la vérité, l'enfant est insusceptible d'appropriation privée ou publique. Il n'est ni la chose du père ou de la mère, ni la chose de la Commune ou de l'État. C'est un être sacré placé en dehors et au-dessus de tous les biens. Seulement je me sépare de l'écrivain anarchiste sur le point de savoir qui sera chargé de donner des soins à l'enfant. Où M. Jean Grave ne veut voir qu'une faculté, je mets une obligation.

Note 180: (retour) La Société future, chap. XXIII: L'enfant dans la société nouvelle, p. 341.

A la charge de qui? De la société? On vient de voir que c'est le rêve socialiste de donner pour père aux enfants «Monsieur tout le monde». Mais les anarchistes repoussent l'intervention d'une collectivité autoritaire, véritable monstre anonyme, dont les griffes pèseraient lourdement sur toutes les vies, depuis le berceau jusqu'à la tombe. Leur société, d'ailleurs, est inorganique et, comme telle, impropre à toute fonction de tutelle et de paternité. M. Jean Grave nous en avertit: «Étant donné que les anarchistes ne veulent d'aucune autorité; que leur organisation doit découler des rapports journaliers entre les individus et les groupes, rapports directs, sans intermédiaires, naissant sous l'action spontanée des intéressés et se rompant aussitôt, une fois le besoin disparu,--il est évident que la société n'aurait, pour la synthétiser, aucun comité, aucun corps, aucun système représentatif pouvant intervenir dans les relations individuelles.» Et un peu plus loin: «Il y a bien, en anarchie, une association d'individus combinant leurs efforts en vue d'arriver à la plus grande somme de jouissances possible, mais il n'y a pas de société, telle qu'on l'entend actuellement, venant se résumer en une série d'institutions qui agissent au nom de tous. Impossible donc d'attribuer l'enfant à une entité qui n'existe pas d'une façon tangible. La question de l'enfant appartenant à la société se trouve ainsi tout naturellement écartée 181.» En somme, la société anarchique n'est qu'une sorte d'indivision vague, instable et confuse. Il serait donc absurde de confier de petits êtres de chair qui veulent être allaités, soignés, entretenus et élevés, à un ensemble flottant et insaisissable, à une masse anonyme sans tête, sans bras et sans coeur.

Note 181: (retour) La Société future, chap. XXIII, p. 342.

Fût-elle même autoritaire, fortement organisée; impérieusement centralisée selon le mode collectiviste, la société ne me paraîtrait pas recevable davantage à usurper la place des parents naturels, à exercer les fonctions écrasantes d'une paternité universelle. Son rôle ne doit être et ne peut être que supplétif. Qu'elle recueille les enfants abandonnés, rien de mieux; mais qu'elle se garde d'empiéter sur les attributions de la famille, qui est mieux placée, mieux douée pour la formation des générations nouvelles! C'est pourquoi, en refusant aux pères et aux mères un droit absolu de propriété sur la personne de leurs enfants, il convient de leur accorder expressément des pouvoirs d'autorité suffisants pour qu'ils puissent remplir les devoirs, les obligations et les charges qui leur incombent au profit de leur postérité. Fils et filles ne sont donc point la chose, le bien, le domaine des parents: c'est entendu. Mais ils restent leurs enfants.

Jamais vous n'empêcherez un père et une mère de dire des descendants qu'ils se sont donnés: «Mon fils, ma fille!» Si différente que soit l'autorité paternelle de la propriété privée, on conviendra que les parents ont plus de droits sur leurs enfants que le premier venu du voisinage. Les ayant faits, ils sont chargés de les nourrir. Et c'est méconnaître les intentions de la nature que de leur refuser un pouvoir de protection, de conseil, de direction, qui, dans l'état normal des choses, est tempéré par un fond de tendresse généreuse et compatissante. Les parents sans entrailles sont, Dieu merci! des exceptions. On ne saurait poser en règle générale que l'autorité paternelle est plus nuisible qu'utile au développement de l'enfance. On ne fera croire à personne que les pères d'aujourd'hui soient barbares et féroces. Les droits de la paternité ne sont que la juste contre-partie de ses devoirs. Et en quelles mains débonnaires sont-ils souvent placés! Combien peu savent se faire respecter? La fermeté, la dignité s'en va. L'autorité familiale s'est peu à peu amollie, pour ne pas dire aplatie. Que de parents sont devenus les esclaves de leurs enfants! Que de jeunes gens se moquent de leur vieux bonhomme de père et envoient promener leur vieille bonne femme de mère! Osera-t-on dire que ces petits messieurs et ces grandes demoiselles gagneront, à ce relâchement de la discipline familiale, de se faire une vie plus noble, plus heureuse et plus utile?

Et pourtant, le féminisme anarchique presse les pères et les mères d'abdiquer leurs vaines prérogatives. Il mettra, par exemple, dans la bouche d'un père s'adressant à ses filles et à ses gendres, le jour de leur union, des paroles comme celles-ci: «Notre titre de parents ne nous fait en rien vos supérieurs et nous n'avons sur vous d'autres droits que ceux de notre profonde affection. Restés libres, vous n'en êtes devenus que plus aimants. Encore aujourd'hui, vous êtes vos propres maîtres. Nous n'avons point à vous demander de promesses et nous ne vous faisons point de recommandations 182.» Cela est d'un détachement et d'une confiance admirables.

Note 182: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, pp. 29 et 30.

Non qu'il soit sage au père de s'immiscer rudement dans les affaires de coeur de ses filles majeures et de ses grands garçons. Mais une sottise est si vite commise, fût-ce en âge de raison! Comment, dès lors, en vouloir aux parents de chercher à éclairer leurs enfants sur les suites possibles d'un entraînement ou d'une liaison? Ils peuvent invoquer, en ce cas, et leur droit et leur devoir. Car, ici, l'intervention familiale est dictée moins par une manie de commandement que par une vue clairvoyante des véritables intérêts des descendants. Il ne s'agit point d'opposer obstinément le veto des vieux aux inclinations des jeunes. Une fois majeurs, ceux-ci doivent être maîtres de disposer de leur coeur. A eux, le dernier mot. Mais interdire aux parents le droit d'en appeler de la passion aveugle à la raison avertie, mais leur faire un crime d'adresser à leur fils ou à leur fille des représentations prudentes et de sages remontrances, mais les obliger à laisser faire et les réduire au rôle de témoins impassibles et indifférents, lorsqu'il s'agit d'actes susceptibles de compromettre l'avenir, le bonheur, la vie même de ce qu'ils ont de plus cher au monde,--c'est vraiment leur imposer une abstention au-dessus de leur force, une abstention contre nature. Nous ne croyons pas qu'on obtienne de sitôt d'un père ou d'une mère qu'ils foulent aux pieds leurs obligations de tendresse, de sollicitude et d'affectueuse protection. Il faudrait, pour cela, leur arracher le coeur. Où est la puissance humaine capable d'étouffer en nous la voix du sang?

IV

Une fois le père dépossédé de sa puissance, il restera la mère qui, semble-t-il, a bien aussi quelques droits sur l'enfant. Elle l'a porté dans son sein et nourri de son lait; elle lui a communiqué son sang, son souffle, sa vie. Pendant neuf mois, elle a fait corps avec lui. Il est sien. Et grâce au fait matériel de la naissance, il peut être facilement revendiqué par elle erga omnes. M. Jean Grave veut bien le reconnaître: «Plus que la société, plus que le père qui, somme toute, ne peut s'affirmer comme tel que par un acte de confiance,--plus que quiconque, la mère seule a quelque raison d'arguer de ses droits sur l'enfant.» Elle sera donc libre de le conserver 183. Il semble même que l'école anarchiste soit favorable au matriarcat. «Si jamais révolution troubla les esprits, dit-on, ce fut assurément celle qui substitua le patriarcat aux institutions matriarcales 184.» Sans revenir à nouveau sur ces institutions hypothétiques (on a vu que beaucoup d'historiens n'y croient pas), il est constant que, durant de longs siècles, la filiation paternelle l'a emporté sur la filiation maternelle dans la détermination de l'état civil de l'enfant. Et tandis que nous voulons aujourd'hui que celui-ci soit,--grâce au mariage,--le fils du père aussi bien que le fils de la mère, l'esprit féministe tend à exagérer le matriarcat, au préjudice des influences paternelles, sous prétexte que la femme en sera grandie et libérée.

Note 183: (retour) La Société future, p. 347.
Note 184: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, p. 11.

Mais point d'honneur sans charge. En éliminant le père du gouvernement de la famille, on aggrave inévitablement les responsabilités de la mère qui, seule chargée du fardeau de ses petits, ne manquera point le plus souvent d'en être écrasée. Émancipée du côté du mari, la femme sera donc plus gravement assujettie du côté des enfants.

Émile Henry, que l'attentat de l'hôtel Terminus a rendu tristement célèbre, a bien voulu s'inquiéter de cette situation. «Dans la société actuelle, nous dit-il ingénument, l'idée de famille est fondée sur l'union continue et parfois perpétuelle de l'homme et de la femme, en vue de la procréation et de l'éducation des enfants. Nous, les anarchistes, nous ne voyons dans le rapprochement des sexes qu'une crise d'amour. C'est la recherche naturelle et réciproque de l'homme et de la femme. Cela ne crée aucun devoir. Le mâle, après qu'il a fécondé la femelle, ne lui doit plus rien. S'il veut demeurer avec elle, tant mieux; mais ce sera en vertu de l'amour qu'elle continue de lui inspirer, et non en vertu de je ne sais quel lien insupportable. Aucun devoir ne découle de la procréation, qui n'est qu'un acte momentané. La femme n'a pas même le devoir de l'allaitement vis-à-vis du petit qu'elle a engendré. Si la nature ne l'attache point à son produit rien ne saurait la retenir près de l'enfant 185.» Ce régime est proprement celui des bêtes qui vaguent dans les champs et dans les bois. Rien n'est plus conforme à la «nature» que l'amour cynique. Je ne sais même qu'un gros mot pour qualifier convenablement un pareil dévergondage: c'est la «chiennerie» universelle.

Note 185: (retour) Document publié par le Journal des Débats du mardi soir 10 juillet 1894.

Ainsi comprise, l'union libre nous ramènerait à cette animalité primitive dont Jean-Jacques Rousseau nous a donné une si charmante peinture: «Dans l'état primitif, n'ayant aucune espèce de propriété, les mâles et les femelles s'unissaient fortuitement, selon la rencontre, l'occasion et le désir: ils se quittaient avec la même facilité. La mère allaitait d'abord ses enfants pour son propre besoin; puis, l'habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissait ensuite pour le leur.» Cette aimable pastorale n'est-elle pas mille fois supérieure à la triste monogamie des modernes? Plus de devoirs pour le père, plus d'obligations pour la mère. «Fais ce que tu veux!» L'enfant poussera comme il pourra. Le développement de la nature humaine ne saurait se concevoir, au dire d'Émile Henry, que par «la libre éclosion de toutes les facultés physiques, morales et cérébrales.»

Rien n'oblige donc les individus à se charger de leur progéniture. Mais à défaut de la société politique, qui sera dissoute, et de la famille juridique, qui sera abolie, à quelles personnes reviendra le soin de les élever? M. Jean Grave répond le plus sérieusement du monde: «A ceux qui aimeront le plus l'enfant.» Que de gens, en effet, sont au supplice d'avoir tout le jour des marmots dans les jambes, et combien répondent à leurs criailleries par des brutalités! Qu'ils abandonnent leur marmaille: cela vaudra mieux pour tout le monde. Il en est d'autres, par contre, pour qui c'est un bonheur de choyer, de dorloter, de pouponner les bambins: laissez-leur donc la joie d'élever les enfants des autres. Au lieu de payer des poupées de carton à nos petites demoiselles, pourquoi ne pas leur donner tout de suite un bébé en chair et en os à mailloter et à entretenir? Nul doute qu'on ne puisse former des bataillons de «nourrices volontaires», qui se dévoueront aux nouveau-nés «par goût et par amitié». L'amour de l'enfance fera des prodiges. «Plus de mercenaires rechignant sur le travail;» plus de pédagogues «tortionnaires»; plus de salariés «sans conviction». Dans la société anarchique, «chacun se partageant la besogne au mieux de ses tendances et de ses aptitudes et y trouvant sa propre satisfaction,» les bonnes âmes auront toutes facilités de devenir les «parents intellectuels» des petits abandonnés 186.

Note 186: (retour) La Société future, chap. XXIII: L'enfant dans la société nouvelle, pp. 343, 344, 345, 350, passim.

Que si tant de bonté vous étonne, on vous répondra que, les difficultés sociales étant aplanies, «le caractère des individus se modifiera certainement» sous la libre action des affinités naturelles. Sur la terre libérée des soucis de l'existence, la solidarité s'épanouira d'elle-même; «une plus grande sincérité régnera dans les relations humaines.» Toute contrainte cessant, l'«affection» sera le lien des hommes. «Au lieu d'être une charge pour ceux qui l'adopteront, l'enfant ne sera plus qu'une jolie petite créature à aimer et à cajoler.» Décidément, nous aurions mauvaise grâce à nous inquiéter des générations à naître. Pour un père qui se dérobera, dix suppléants s'offriront à le remplacer. Et avec quel zèle! Les substituts volontaires ne manqueront point. Ce sera le miracle de l'anarchie de susciter les plus admirables vocations. «Nul doute, affirme M. Jean Grave, que les individus ne s'acquittent à merveille de leur tâche 187

Note 187: (retour) La Société future, eod. loc., pp. 343-344.

Toutefois, malgré sa robuste confiance, l'écrivain libertaire laisse percer, ici ou là, quelques inquiétudes.

N'est-il pas à craindre que, profitant d'un régime d'absolue liberté, des parents «idiots ou abrutis», (c'est aux chrétiens que ce discours s'adresse), fassent «des crétins de leurs enfants.» Cela est infiniment grave; car protestants et catholiques n'enseigneront vraisemblablement point le catéchisme anarchiste à leur progéniture. Ce qui rassure un peu M. Jean Grave, c'est que cette insanité «sera rendue impossible par la force même des choses.» N'oubliez pas que les États et les Églises seront supprimés; que, ces retranchements opérés, les individus jouiront pleinement de toutes les béatitudes de la science et de la vie; qu'il est donc inadmissible que l'idée saugrenue puisse venir à des parents «obscurantistes» de façonner des enfants «ignorantins»; qu'en tout cas, ceux-ci n'hésiteraient point à échapper à l'influence de leurs indignes ascendants, pour se livrer aux nobles éducateurs qui sauront mieux respecter l'«intégral développement» de leur petite personne. Mais il faut tout prévoir. Si donc il arrivait, par hasard, que des parents oppresseurs eussent la mauvaise pensée de nourrir l'esprit de leur descendance d'absurdités rétrogrades, on se réserve de leur faire sentir que «la loi du plus fort est facilement déplaçable 188.» Est-ce bien logique, M. Grave? Comment? Voilà des amants de la liberté qui proclament le droit pour chacun de faire ce qui lui plaît, et qui viennent dire aux catholiques, aux protestants, aux socialistes, à tous leurs adversaires: «Vous aurez mille facilités d'accomplir ce que nous voulons; vous aurez les coudées franches pour développer, de toute façon, la solidarité telle que nous l'entendons. Mais s'il vous convient d'induire vos enfants en d'autres idées, sachez que le poing nous démange à la pensée de pareils abus. Vous ferez de petits anarchistes, ou nous vous casserons les reins.» Libertaires en théorie, autoritaires en action, les compagnons ne reconnaissent-ils donc qu'une autonomie,--la leur?

Note 188: (retour) La Société future, eod. loc., pp. 353 et 355.

V

On trouvera peut-être que nous avons accordé une bien large place à l'exposé des idées du féminisme révolutionnaire. A quoi bon s'occuper si longuement de pures utopies, qui ne prendront jamais corps dans l'humanité à venir?--Qu'en sait-on? L'esprit d'indépendance et de révolte fait au milieu de nos sociétés d'inquiétants progrès. Tout ce qui tend à affaiblir l'autorité de la famille et à ruiner le droit des parents trouve peu à peu créance dans les esprits. En veut-on un exemple?

Par définition, la puissance paternelle n'est, de l'avis unanime des jurisconsultes, que le droit pour les père et mère de pourvoir à l'éducation de leurs enfants. Or, par défiance injurieuse, ou mieux par usurpation violente, le radicalisme jacobin conteste aujourd'hui ce droit suprême aux pères et aux mères de famille. Qu'on attache au devoir moral des parents une certaine sanction juridique: nous l'admettons volontiers. C'est ainsi que la loi du 28 mars 1882 a organisé un procédé spécial de coercition, pour les forcer à donner au moins l'instruction primaire à leurs enfants. Encore est-il qu'ils doivent être libres de choisir les maîtres auxquels ils délèguent leurs pouvoirs. Cela est tellement évident que si, nous, pères de famille, nous pouvions élever et instruire personnellement nos enfants, nul, je pense, n'aurait l'idée de nous l'interdire. L'État enseignant n'est donc, en principe, que le mandataire des parents.

Mais ce rôle ne suffit plus aux représentants de la politique révolutionnaire. A la liberté du père, on oppose hypocritement la «liberté de l'enfant». Et cette formule n'est qu'un mot vide de sens, si l'on entend par là qu'il appartient à un petit être sans force, sans lumière et sans expérience, de choisir l'enseignement qui lui convient. Seulement, derrière le sophisme de la liberté de l'enfant, se cache sournoisement une prétention sectaire, celle d'accaparer l'enfant. On ne veut le soustraire à l'influence de la famille que pour le placer plus étroitement sous une autre contrainte. Et cependant, observe M. Brunetière, «s'il est désarmé contre ce qu'on appelle les préjugés paternels, à plus forte raison combien ne le serait-il pas contre ceux d'un maître du dehors?»

Au fond, nos modernes jacobins se moquent du droit de l'enfant autant que du droit du père. Ils n'ont qu'une pensée: substituer à l'autorité familiale instituée par la nature et fondée sur l'amour, le maître sans âme, impersonnel et irresponsable, qui est l'État. Eux aussi admettent,--mais avec moins de franchise que les socialistes,--que l'enfant appartient à tous avant d'appartenir aux siens. A de telles prétentions, ouvertes ou dissimulées, les parents n'ont qu'une réponse à faire: il y a entre l'enfant et ses père et mère un lien de chair, un lien de sang, qu'il est criminel de trancher par la force. Nous arracher nos fils et nos filles, c'est nous prendre notre vie. Il n'est point de vol qui soit plus odieux et plus cruel. Toute violence faite au coeur des pères et des mères est un attentat contre les droits les plus sacrés de l'humanité.

Pour revenir à la mère, que peut-elle gagner à ces idées despotiques? Une aggravation de sujétion et de misère. L'avènement du collectivisme, en particulier, lui réserve une existence extrêmement dure. Rendue à la liberté de l'amour, délivrée du devoir de fidélité, unie à l'homme par un bail à temps, et non plus par une convention à vie, elle devra renoncer aux charmes et aux sûretés du foyer domestique. Revendiqués par l'État, les enfants appartiendront moins à la mère; élevés aux frais de l'État, les enfants s'attacheront moins à leur mère. Car la piété filiale est un fruit de l'esprit de famille; et celui-ci ne pourrait subsister longtemps sous un régime qui se propose d'abolir le mariage.

Viennent donc les ans avec leurs disgrâces et leurs infirmités: et la mère, devenue étrangère au père et indifférente à ses fils et à ses filles, ne pourra compter que sur le secours des institutions banales de l'Assistance publique. Au lieu du foyer d'aujourd'hui, la solitude et l'abandon; au lieu d'une vieillesse douce et tranquille au milieu des siens, une fin morne et lugubre dans quelque asile de l'État. Dès qu'on supprime la famille, la mère est condamnée à mourir tristement dans un lit d'hôpital. Voilà l'effrayante destinée que les écoles révolutionnaires préparent à la femme de l'avenir! Les épouses et les mères seraient bien imprudentes de prêter l'oreille et d'ouvrir leur coeur à de si funestes doctrines.

Ici, de bonnes âmes nous accuseront peut-être d'avoir mis à la charge du féminisme des tendances et des idées qui ne sont point siennes. Il ne suffit pas qu'une nouveauté hardie figure au programme socialiste ou s'étale dans un livre anarchiste, pour en conclure que les femmes, même avancées, y sont acquises d'esprit et de coeur. Aussi bien devons-nous reconnaître que la question de la maternité a suscité un schisme grave, dont il est facile d'induire, avec quelque certitude, l'état d'âme des groupes rivaux qui marchent à l'avant-garde du féminisme français.

Au congrès de 1896, la citoyenne Rouzade avait réclamé «un budget spécial pour cette fonction qu'on appelle la maternité.» Providence nourricière des petits et des grands, l'État doit assurer, disait-elle, une pension honorable à «toute femme ayant charge d'enfants.» Mais cette motion, parfaitement logique dès qu'il n'y a plus de mariage et de légitimité, fut assez mal accueillie. Traiter les filles-mères comme des fonctionnaires parut quelque peu audacieux. Cette sorte de prime à la production ne manquerait point, d'ailleurs, d'encourager les naissances irrégulières, au grand profit de ces messieurs des boulevards extérieurs, qui pratiquent déjà si habilement «l'art de se faire des rentes (le mot deviendrait tout à fait exact) en traitant les femmes comme elles le méritent».

Ces intéressants personnages ne bénéficieraient pas moins, semble-t-il, de l'abolition de la prostitution réglementée, que le même congrès eut la générosité imprudente de voter. En même temps, le célibat ecclésiastique était signalé à l'attention particulière des dames présentes comme «une cause très préjudiciable à l'ordre moral.» C'est alors que M. Robin, l'ancien directeur de Cempuis, renchérissant sur les déclarations les plus saugrenues, considérant notamment que «Dieu, c'est le mal,» qu'«il n'y a rien à faire avec la morale chrétienne», et que «la prostitution ne sera supprimée que par la liberté de l'amour,» réclama instamment «l'abolition de toute espèce de lois relatives à l'union des sexes».

Cette proposition fit bondir la moitié de la salle. Ce fut un beau tapage. Et depuis cet événement, il semble que le parti féministe se soit partagé en deux camps, «les jupes de soie» et «les jupes de laine,» autrement dit les bourgeoises modérées et les révolutionnaires intransigeantes. Tandis que les premières s'attardent à pérorer sur le mariage, sur le divorce, sur la communauté, sur l'adultère, les secondes ne s'embarrassent point de ces subtilités juridiques qui ne doivent avoir aucune place dans leur société à venir. Pour les adeptes du féminisme intégral, les questions de sexe n'ont plus de sens. Aux temps heureux de la Révolution sociale, l'union libre résoudra tous les antagonismes. Qu'on ne s'inquiète donc point des enfants: on évitera d'en faire, s'il le faut. A ce propos, M. Robin, qui ne recule devant aucune audace, se proclama nettement malthusien, au grand scandale des mères présentes. Et le congrès se subdivisa, du coup, en «féministes purs» et en «robinistes impurs».

Par suite, les modérées se contentèrent d'exprimer le voeu que, «de sa naissance à sa majorité, l'enfant, mis à la charge de la société, tant au point de vue de son entretien que de son éducation, fût constamment protégé et surveillé, autant dans l'intérêt de la société que dans le sien propre 189.» C'est la négation formelle du droit des parents sur leur progéniture. Mais, du moment que la famille est appelée à disparaître, il faut bien que l'État la remplace; et c'est pourquoi le féminisme, d'accord en cela avec le socialisme, met tous les enfants à la charge de l'Assistance publique.

Note 189: (retour) Journal des Débats des 10, 11, 12 et 13 avril 1896.

Si jamais la société pouvait, suivant ce triste voeu, décharger les mères des soins, des épreuves, des tribulations même qui les attachent à leurs enfants, les sources de la tendresse humaine seraient bientôt appauvries et desséchées. L'élevage des enfants par l'État éteindrait vite au coeur des pères et des mères le dévouement et l'amour, c'est-à-dire nos plus belles vertus. Le jour où, effaçant toute responsabilité paternelle et maternelle, une loi aura décrété que les enfants naîtront comme ils pourront, et que l'État, prenant la place des parents, se chargera de les recueillir et de les élever, ce jour-là et l'imprévoyance des femmes et la licence des hommes n'auront plus de frein. C'est pourquoi nous ne verrions pas sans inquiétude (c'est une observation déjà faite) la création d'une «caisse de la maternité» alimentée par les deniers des contribuables. Sous prétexte de venir en aide aux mères pauvres, cette forme de l'assistance énerverait chez l'homme et chez la femme le sentiment des devoirs et des responsabilités de la famille. Mais on s'inquiète peu de cet amoindrissement des facultés affectives.

Reste à savoir si la société pourrait faire face aux devoirs de paternité universelle que, d'accord avec le socialisme, un certain féminisme met à sa charge. Que les divorces se multiplient et passent en habitude,--et nous savons que l'union libre n'est que le divorce pratiqué à volonté,--les enfants trouveront-ils auprès de la Commune ou de l'État les soins affectueux, la protection tendre et dévouée, dont ils jouissent aujourd'hui dans la famille? Rien qu'au point de vue financier, l'Assistance publique plie déjà sous le faix de ses obligations. Pour que les communautés de l'avenir assument le rôle de tuteur, de nourrisseur, d'éleveur d'enfants, il leur faudrait, outre des ressources considérables, des trésors d'affection, de désintéressement, de sacrifice et d'amour, qui ne jaillissent que de l'âme des parents. Si parfait qu'on suppose le mécanisme d'une crèche municipale ou d'un refuge départemental, jamais il ne remplacera le coeur d'une mère. Malgré les brèches que le vent du siècle a creusées dans les vieux murs du foyer domestique, la famille française constitue un abri, un soutien, une défense, dont il serait inepte et criminel de priver l'enfance. Nulle part on ne trouvera pour celle-ci un asile plus sûr, plus chaud, plus gai, plus confortable. Ne la sevrons point cruellement du lait vivifiant de l'amour maternel! Quelque perfectionnée qu'on la suppose, l'Assistance publique ne sera jamais qu'une nourrice sèche, très sèche, trop sèche. Mais soyons tranquilles: ce n'est pas demain que les parents abandonneront leurs enfants à cette marâtre. Remplacer le père par un fonctionnaire et la maternité par une administration, quelle idée! Si jamais quelque dictature révolutionnaire exigeait violemment des familles françaises le corps et l'âme de leurs fils et de leurs filles, j'espère bien qu'un même cri d'indignation soulèverait toutes les poitrines: «Sus aux voleurs d'enfants!»



CHAPITRE V

Le féminisme et la natalité


SOMMAIRE

I.--Conséquences extrêmes du féminisme «intégral».--Ses craintes d'un excès de prolificité.--Pas trop d'enfants, s'il vous plaît!--Raréfaction humaine a prévoir.

II.--Diminution des naissances.--Le féminisme intellectuel et la stérilité involontaire ou systématique.--Le droit a l'infécondité.--Luxe et libertinage.

III.--Calculs restrictifs de la natalité.--Inquiétantes perspectives.--Ou est le remède?

IV.--Coup d'oeil rétrospectif.--Quelle est la fin suprême du mariage?--Nos devoirs envers l'enfant.--Appel aux mères.


Nous n'avons pas encore épuisé toutes les conséquences malfaisantes du «féminisme intégral». Non content de poursuivre la ruine du mariage, il ne se gêne pas de porter la main sur l'auguste maternité pour la flétrir et la découronner. Après les libérations de l'amour, le débordement des mauvaises moeurs est inévitable. Socialement parlant, là où le mariage cesse, le libertinage commence. La femme, qui proclame l'émancipation du coeur, est une malheureuse désorbitée que n'arrête plus guère le respect d'elle-même. La maternité l'effraie. Elle a peur de l'enfant. C'est l'ennemie de la race.

I

Là encore, le féminisme révolutionnaire nous fournit de curieuses indications sur les déviations affligeantes du sentiment familial, en des âmes que l'individualisme orgueilleux et sensuel a touchées et perverties. Voici, d'abord, le singulier scrupule qui tourmente M. Jean Grave: dans une société vraiment libre, où «tous ne demanderont qu'à épancher leurs sentiments affectifs 190,» où l'être humain pourra «satisfaire à tous ses besoins», où les pères et mères n'auront plus «ni capital à débourser ni privations à s'imposer pour élever leur progéniture,» dans ce Paradis reconquis, n'aurons-nous pas à redouter une multiplication excessive de l'espèce? Ayant cessé d'être une charge, la reproduction ne sera plus qu'un plaisir. Et comme nulle obligation n'est imposée aux parents anarchistes de prendre souci de leur descendance, l'homme n'aura plus «aucune raison de craindre un accroissement de famille.» Et vous voyez la conséquence: les enfants vont pulluler «comme les petits lapins.» Nos ressources suffiront-elles pour nourrir cette surabondance de population?

Note 190: (retour) La Société future, p. 340.

A cette question inquiétante, M. Jean Grave, qui ne manque pas d'imagination, oppose d'abord tous les progrès de l'agriculture anarchiste. Avec un outillage perfectionné, avec une connaissance plus approfondie de la nature des terres, avec une application plus savante des engrais, «l'humanité a de la marge devant elle avant de s'encombrer de ses enfants.» Et puis, dans le monde nouveau, chacun pourra se déplacer, émigrer, voyager «le plus facilement du monde,» sans frais et probablement sans accidents. Les poupons eux-mêmes s'élèveront tout seuls. Vous en doutez? «Quelles facilités ne trouverait-on pas dans une société future où les produits ne seraient plus sophistiqués par des trafiquants rapaces, où la nourriture des animaux choisis pour l'allaitement de l'enfance serait appropriée à sa destination, où les animaux eux-mêmes seraient placés dans des conditions de bien-être qui en feraient des animaux robustes et sains? 191» Heureux bétail! Heureux poupons! Plus d'anémie, plus de phtisie, plus de maladie. Un ruissellement de bon lait, une abondance intarissable de toutes choses, la plénitude de la vie et de la joie: tel est l'avenir que nous promet la divine anarchie! Si, après cela, nos arrière-petits-neveux ne sont pas contents, il faudra vraiment désespérer de satisfaire le coeur humain.

Note 191: (retour) La Société future, pp. 343, 349, 355.

Pourquoi M. Jean Grave, après avoir tracé ce joli tableau, nous rappelle-t-il que «la souffrance de l'enfantement et les incommodités de la grossesse seront toujours là pour apporter un frein modérateur à la prolification?» Après avoir fait le bonheur des mioches, il ne lui en coûtait pas davantage de faire le bonheur des mères. Mais les générations futures s'acquitteront de ce soin. «Nos vues, dit-il en manière de conclusion, sont trop courtes pour que nous puissions faire les prophètes.» Il est de notoriété, en effet, que l'esprit anarchiste est l'esprit le plus positif qui se puisse imaginer; les citations, qui précèdent, attestent suffisamment qu'il ne se paie ni de mots ni de chimères.

M. Kropotkine tient pourtant, sur le même sujet, un langage évasif qui prête aux plus fâcheuses interprétations. «Émanciper la femme, c'est s'organiser de manière à lui permettre de nourrir et d'élever ses enfants, si bon lui semble (nous savons que l'anarchisme ne saurait logiquement l'y obliger), tout en conservant assez de loisirs pour prendre sa part de vie sociale 192.» Ainsi donc, la femme aura peu d'enfants pour les avoir beaux et forts, suivant les procédés de sélection scientifique. Elle se privera même de cette joie, si la maternité lui fait peur. Elle n'allaitera ses petits que si le coeur lui en dit, l'anarchisme s'abstenant de lui en faire une obligation. Il lui faut du «loisir». Le bonheur individuel n'est-il pas l'idéal suprême?

En réalité, tous les systèmes révolutionnaires préparent et escomptent une diminution de la natalité. Si l'enfant tient une si petite place dans les programmes socialistes ou anarchistes, c'est qu'il ne jouera, pense-t-on, qu'un rôle de plus en plus effacé dans les unions libres de l'avenir. On peut lire déjà, dans certains livres et certains journaux, cet aveu effronté qu'«on ne se marie plus pour avoir des enfants.» A quoi bon s'inquiéter, par conséquent, d'une postérité aussi accidentelle 193? Le libre amour, avec ses passions émancipées et ses réticences habiles, nous prépare une véritable raréfaction humaine. A qui prend la vie pour un amusement, les enfants sont une gêne, un fardeau, une sujétion. On en fera donc le moins possible. Après nous, la fin du monde! Et puis, la maternité n'est-elle pas le «patriotisme des femmes»? Et le patriotisme est une duperie; il n'en faut plus! Ubi bene, ibi patria.

Note 192: (retour) La Conquête du pain. Le travail agréable, p. 164.
Note 193: (retour) La Petite République des 8 et 9 avril 1895.

Que si donc les unions libres se multiplient selon l'esprit et le voeu des écoles révolutionnaires, nous pouvons conjecturer sûrement que la population diminuera en nombre et en vigueur. A un affaiblissement de la moralité correspond toujours un affaiblissement de la natalité. Et lorsque l'enfant naîtra, par accident, d'un commerce purement passionnel, comment croire qu'il trouvera des soins aussi dévoués, une sollicitude aussi compatissante, qu'entre les mains de braves gens unis en justes noces devant Dieu et devant les hommes? S'il naît un enfant naturel, l'expérience atteste que sa vie est plus menacée que celle de l'enfant légitime. On a vu que les avortements, les infanticides et les mauvais traitements sont pour beaucoup dans la mortalité infantile, et qu'ils sont presque toujours le fait de parents affranchis de tout préjugé et libres de tout scrupule. Que dire de ces dévergondées sans coeur, sans entrailles, sans moralité, qui, se contentant du lien fragile des «faux ménages», répugnent à la maternité parce qu'elle épaissit la taille, alourdit la marche et interrompt la fête? Ces folles émancipées n'entendent point devenir filles-mères; et cela, moins à cause des rigueurs de l'opinion publique dont elles se moquent comme d'une guigne, que des souffrances et des charges de la maternité qui, pourtant, lorsqu'elle est vaillamment acceptée, purifie les pires souillures et relève les plus viles créatures.

II

Pour le moment,--qu'il le veuille ou non,--le féminisme avancé conspire également à la diminution du nombre des enfants; et c'est le grief le plus grave que l'on puisse formuler contre lui. La natalité faiblit: là est le péril d'aujourd'hui. Les économistes sont vraiment bien bons de se préoccuper d'une trop rapide propagation de l'espèce humaine: la femme «nouvelle» n'entend point devenir une mère «lapine».

Le pourrait-elle, d'abord? C'est douteux. Nos filles savantes ne nous préparent guère de robustes mères de famille. Chétives ou infécondes, voilà ce qu'en fera souvent le surmenage intellectuel. Mais n'est-il pas à craindre surtout que la maternité les effraie ou les importune? Est-ce trop dire que beaucoup déjà ne se sentent plus grand coeur à cette sainte besogne?

A force d'envisager les questions de morale d'un point de vue rigoureusement individualiste, nous risquons d'avilir et d'amoindrir en nous l'esprit de famille. Combien de gens «cultivés» effacent délibérément de leur vie ce qui en est l'unique raison: l'enfant? Combien de lettrés pensent tout bas de la paternité ce que Pétrarque en disait tout haut, avec le dédain vaniteux de l'égoïsme intellectuel? «Qu'ils prennent femme ceux qui s'imaginent tirer grand honneur de leur postérité. Pour nous, ce n'est point du mariage que nous attendons la perpétuité de notre nom, mais de notre propre esprit. Nous ne la demandons pas à des enfants, mais à des livres.»

Dans le même esprit, certaines femmes d'aujourd'hui revendiquent le droit de disposer de leur personne. Mlle Chauvin, par exemple, n'admet pas que «toutes les femmes soient condamnées à exercer, de mère en fille, toujours la même profession, celle d'épouse et de mère 194.» Et lorsque, d'aventure, elles se sont mariées, que de fois, pour parler comme Lady Henry Sommerset, «elles saluent d'un soupir de regret l'enfant non désiré!» Combien «reçoivent le petit importun avec un sanglot au lieu d'un baiser?» Chez les riches, comme chez les pauvres, la maternité est «l'incident le plus triste de la vie des femmes.» Et la noble Anglaise de conclure qu'elle ne doit pas leur être «imposée», et que, pour s'appartenir en pareil cas, l'épouse doit conquérir l'«indépendance personnelle 195.» Stuart Mill, qui redoutait une multiplication excessive de la population, avait bien raison de compter sur le féminisme pour l'enrayer et la réduire.

Note 194: (retour) Revue encyclopédique du 28 novembre 1896. La Femme moderne par elle-même, p. 853.
Note 195: (retour) Op. cit., p. 889.

De ce langage équivoque à la franche revendication pour la femme mariée du «droit à la stérilité», il n'y a pas loin; et le féminisme mondain s'y achemine inconsciemment. Les unes, considérant le mariage comme une duperie, refusent d'aller jusqu'au bout dans la voie du sacrifice. Les autres, supputant les charges et les humiliations de la médiocrité, calculent et fixent préventivement le chiffre de leur postérité. Où est le moyen, d'ailleurs, de mener de front les «obligations» du monde et les «corvées» de la famille? Le premier devoir d'une femme «comme il faut» n'est-il pas de se faire voir à toutes les réunions où s'affiche la belle société? C'est pourquoi les reines du monde où l'on s'amuse sacrifient, sans scrupule, les intérêts de la race aux superfluités ruineuses de la mode et des salons. On se donnera moins d'enfants, mais on pourra se payer de plus riches toilettes et de plus belles parures.

Si grave même est en quelques âmes la perversion du sentiment social, qu'il leur paraît tout simple d'insinuer que la femme, qui se refuse à être mère par quelque moyen que ce soit, est digne d'une indulgence plénière. Ainsi, on a poussé les subtilités de la casuistique jusqu'à plaider les circonstances atténuantes en faveur des enfantements prématurés. N'est-ce pas le malheur des grossesses de déformer la taille? Et nos «chères belles» en sont si péniblement affectées, que de prétendus honnêtes gens osent à peine leur reprocher d'y remédier par un crime. Cette inconscience fait trembler. Sans le vouloir et, peut-être, sans le savoir, ce joli monde s'accorde, d'esprit et de coeur, avec les écoles les plus subversives.

III

Chose triste à dire: j'ai peur que certaines vues restrictives de stérilité égoïste ne s'insinuent peu à peu même dans les ménages réguliers. Pour comprendre ici toute ma pensée, on voudra bien lire entre les lignes.

A mesure que l'esprit humain deviendra plus instruit et plus éclairé, à mesure que les lois de la vie et de la reproduction seront mieux connues, il est à croire que la naissance des enfants et le peuplement de la terre seront assujettis plus étroitement à notre volonté. Au lieu d'être abandonnée à la merci d'un hasard aveugle ou aux caprices d'impulsions inconscientes, la génération sera soumise de plus en plus au contrôle de notre libre jugement. Tranchons le mot: un jour viendra,--et je le crois proche,--où n'auront d'enfants que ceux qui, de propos délibéré, voudront bien en faire.

Et il se pourrait que cette volonté fût de moins en moins active et générale. Avec l'excitation des mauvaises moeurs qui, dans les grandes villes surtout, inclinent la population à des habitudes physiologiques désordonnées, avec l'horreur croissante de certaines gens pour les soins, les tracas, les dépenses, les soucis d'une famille à nourrir et à élever,--n'est-il pas à redouter que la perversité humaine, servie par la science, ne se fasse un jeu d'appauvrir le pays de nouvelles existences? N'est-il pas à prévoir que le goût du bien-être, du luxe et du confort, l'attachement aux jouissances personnelles, les calculs de l'amour-propre et les tentations de la vie facile, inclineront les âmes à sacrifier l'avenir au présent et la vie des enfants à l'égoïsme des parents? L'abaissement de la natalité française est déjà, pour la plus large part, le résultat d'une limitation systématique et d'une infécondité volontaire. Que les restrictions préventives se propagent, et notre population ne cessera de décroître, inévitablement.

Oui! plus nous irons, et plus les variations de la production humaine seront soumises à la souveraineté du libre arbitre individuel. Si donc les naissances augmentent ou diminuent, c'est que, les distractions et les surprises exceptées, nous l'aurons consciemment et délibérément voulu. A l'avenir, si habile que soit la nature à déjouer les calculs de la prudence conjugale, la conception sera de moins en moins accidentelle, de plus en plus raisonnée. Dès lors, ceux qu'affole la passion des jouissances et qu'épouvante la pensée du sacrifice, ne seront-ils point tentés trop souvent de cueillir la fleur du plaisir en supprimant préventivement le fruit du devoir? Je le crains fort. Et cet égoïsme n'ira point, bien entendu, sans offenser plus ou moins gravement la moralité. Vitio parentum rara juventus! Et c'est pourquoi les siècles futurs seront, vraisemblablement, l'occasion de grandes vertus et de grands crimes. Encore une fois, avec la diffusion de l'instruction, qui sert à propager dans les deux sexes le mal comme le bien, il est à conjecturer que les restrictions de la natalité seront de plus en plus volontaires. Et qu'on ne se récrie point: elles le sont déjà. Conseillées ou imposées par l'un, acceptées ou subies par l'autre, il n'est pas rare même qu'elles soient concertées entre mari et femme. Des gens graves et pudiques font les étonnés: qu'ils entrent dans un ménage normand ou beauceron, et on leur dira, à demi-mot, qu'on a peu d'enfants, parce qu'on serait désolé d'en avoir beaucoup. Si les confesseurs pouvaient parler, ils nous édifieraient sur ce chapitre délicat.

Alors une grave question se pose: puisque la volonté de l'homme (et je n'excepte point la volonté de la femme, au contraire), ne cesse de s'exercer, avec plus d'assurance et d'efficacité, sur la transmission de la vie et la reproduction de l'espèce, comment pourrons-nous sauver notre patrie d'une dépopulation qui la diminue et d'une dépravation qui l'abaisse? Je ne sais qu'un remède; et c'est encore le vieux mariage chrétien avec ses sanctions légales et son frein religieux. Voulez-vous fonder une famille: mariez-vous, sinon soyez chaste. Ou le mariage fécond, ou le célibat vertueux. Honnête et prolifique, l'union bénie par le prêtre et enregistrée par le maire est la seule qui soit douée, à la fois, de noblesse morale et d'efficacité sociale.

Mais ce remède n'est-il point au-dessus de nos forces? La discipline, qu'il suppose, n'est-elle pas trop pure, trop austère pour les âmes débilitées de nos contemporains? Il est des malades qui ne veulent point guérir. En tout cas, n'oublions pas qu'une nation irrémédiablement démoralisée est vouée à une décadence prochaine.

IV

Résumons-nous. Les partisans de l'union libre reconnaissent à l'homme et à la femme le droit de chercher le bonheur ici-bas aux dépens de l'enfant. Pour eux, le mariage ne doit être qu'une communauté de jouissances, une association de plaisir assortie par l'amour. Ne permettre à deux êtres, brûlants de passion, de s'unir et de vivre que pour l'enfant, leur semble une abomination. Est-il juste, s'écrient-ils, de subordonner l'adulte à l'embryon, le papillon à la chenille, la fleur à la graine, l'individualité formée au germe qui, peut-être, ne le sera jamais? «Deux amants, écrit Mme Camille Pert, doivent-ils briser leur vie, étouffer leurs aspirations, s'astreindre à un joug insupportable, uniquement à cause de cet être qui est né d'eux par hasard?»

Assurément, hommes et femmes ne se marient que pour être heureux l'un par l'autre. L'espoir d'une félicité mutuelle les anime, les échauffe et les rapproche. Au fond du mariage, il y a une aspiration ardente vers le bonheur. Mais à côté de la volupté cherchée, il y a autre chose dans cette promesse solennelle échangée devant Dieu et devant les hommes. Il y a une pensée d'avenir et de perpétuité; il y a l'auguste dessein de transmettre la vie, de se prolonger dans le temps, de continuer la création, de fonder une famille. La naissance de l'enfant est donc la fin suprême du mariage.

«L'enfant est une lourde charge, dit-on encore; il est l'occasion de mille tourments, de mille sacrifices, de mille chagrins.».--C'est vrai; mais la nature a pris soin d'alléger ce fardeau et d'adoucir ces peines, en mettant la gaieté dans le regard espiègle et ingénu des enfants, la candeur sur leur front, la plus charmante musique sur leurs lèvres, la souplesse et la grâce dans leurs mouvements. Ils sont l'amusement, la joie et la vie du foyer, en attendant qu'ils deviennent l'orgueil et la consolation de leurs parents vieillis. Voyez les ménages sans enfants: leur tristesse fait songer aux nids abandonnés, qui ne connaîtront jamais le babil et la chaleur des jeunes couvées. Point de bonheur complet sans le doux lien de chair que font, autour du cou des père et mère, les bras caressants du nouveau-né. L'union des époux est comme scellée, rajeunie, renouvelée par la naissance des chers petits.

Mais l'enfant ne doit pas être accueilli seulement comme une bénédiction. C'est un dépôt sacré, source de nombreuses et graves obligations. Puisqu'il n'existerait pas si les parents ne lui avaient donné la vie, puisqu'il est leur oeuvre, le fruit de leur coopération, l'héritier de leur sang, rien de plus juste qu'ils en répondent; d'autant mieux qu'ils ont pris l'engagement formel, devant eux-mêmes, de le chérir et de l'élever. L'abandonner serait une lâcheté; le négliger, une faute; le haïr, un crime. Dès que l'enfant paraît au jour, les époux ne s'appartiennent plus. Un devoir nouveau les lie l'un à l'autre, devoir voulu par anticipation, accepté dès le début du mariage, consenti sous serment devant l'autorité civile et l'autorité religieuse. Sans eux, l'enfant ne serait pas né; sans eux, l'enfant ne pourrait pas vivre. A eux de compléter l'existence qu'ils ont créée. Ils l'ont promis: c'est le devoir. Tant pis si la passion satisfaite s'est refroidie, si la vie commune est douloureuse! Les époux n'ont pas le droit de sacrifier un innocent à leur plaisir. On ne doit se résigner à une séparation qu'à la dernière extrémité. Ayons le respect de l'enfant! Ayons pitié de l'enfance!

Dans un discours fameux prononcé au Reichstag le 6 février 1892, un des chefs du socialisme allemand, Bebel, a dit fort justement: «Là où se portera la femme pour le grand mouvement social, là sera la victoire.» Aujourd'hui donc, la femme a une option décisive à exercer, une détermination très grave à prendre. D'un côté, le féminisme révolutionnaire lui ouvre des perspectives infinies d'indépendance et d'égalité. De l'autre, la tradition sociale lui prêche l'accord, l'union, la paix avec l'homme dans la diversité des rôles et des fonctions. Qui écoutera-t-elle? Qui suivra-t-elle? Nous n'avons point qualité pour répondre. A elle de choisir! L'avenir du monde est aux mains des femmes.




LIVRE V

PRÉVISIONS ET CONCLUSIONS




CHAPITRE I

Les risques du féminisme


SOMMAIRE

I.--Ou est le danger?--Premier risque: le surmenage cérébral.--A quoi bon tout enseigner et tout apprendre?--Les exigences des programmes et les exigences de la vie.

I.--Doléances des maîtres.--Appréhensions des médecins.--Exagérations à éviter.

III.--Le célibat des intellectuelles.--Ses périls et ses souffrances.


Au cours de ce long ouvrage,--où notre constante préoccupation a été de rendre accessible à tous une question qui ne saurait être indifférente à personne,--on a pu se convaincre que le féminisme, tel seulement qu'il se manifeste en France, est vraiment «tout un monde» 196. Il s'étend à toutes les manifestations de la vie sociale; il touche à tous les domaines de la pensée humaine,--psychologie, pédagogie, droit, politique, morale, économie; et si grave est l'enjeu des problèmes qu'il soulève entre les sexes et entre les époux, que nous avons vu les écoles philosophiques les plus diverses et les partis politiques les plus opposés en évoquer l'examen et en revendiquer la solution. Dès maintenant, le Christianisme et la Révolution se disputent la femme, assurés qu'ils sont que la victoire est acquise d'avance à ceux qui auront l'habileté de conquérir ses bonnes grâces et son appui dans les luttes de l'avenir.

Note 196: (retour) Voyez l'Avertissement au lecteur de notre premier volume, p. III.

Arrivé au terme de notre tâche, nous voudrions, avant de clore cette double série d'études, non pas rappeler, même succinctement, les questions innombrables que nous y avons tour à tour abordées et résolues,--ce qui nous entraînerait en des redites inutiles et fastidieuses,--mais seulement remémorer, en les soulignant, les principaux dangers qu'un féminisme excessif et imprévoyant peut faire courir à la femme de demain. Ils sont inhérents aux trois choses qui tiennent le plus au coeur des féministes contemporains: nous avons nommé l'instruction, le travail et l'indépendance. Plus clairement, ce que nous redoutons surtout pour la femme «nouvelle», c'est le surmenage intellectuel, la concurrence économique et l'orgueil individualiste. Ces risques nous semblent si graves que nous tenons, avant de finir, à les mettre une dernière fois en pleine lumière.

I

On sait que les questions relatives à l'éducation des filles et à la condition des femmes sont au premier rang de nos préoccupations sociales; cela est si vrai que le roman et le théâtre s'en sont emparés. De là un mouvement logique et en un certain sens, irrésistible, qui se manifeste autour de nous, et qu'il ne faut ni craindre ni regretter. N'est-ce pas le propre de la vie de faire germer et fleurir indéfiniment la nouveauté sur les ruines du passé? Nous serions vraiment de pauvres philosophes et d'étranges démocrates, si nous fermions les yeux et les oreilles aux spectacles et aux bruits du temps présent.

Or, c'est un fait certain que, par le progrès des moeurs devenues plus douces et des lois devenues plus équitables, la condition des femmes s'est améliorée et tend, d'année en année, à s'améliorer davantage. Par suite, beaucoup de Françaises souhaitent de remplir un rôle plus actif dans la société, de tenir une place plus large dans la famille, de mener une vie plus libre dans le monde; et à notre avis, tant que la modestie de leur sexe n'en souffre point, ni leur santé non plus, on aurait tort de refouler de tels sentiments, de combattre de si naturelles aspirations. Après avoir chanté leurs mérites, le moment est venu de reconnaître leurs droits. Libres et responsables comme nous, mais absolument distinctes de nous, nous avons conséquemment réclamé pour elles, suivant la formule même de M. Legouvé, «l'égalité dans la différence».

Conformément à ce principe, nous n'avons pas hésité à réfuter vivement l'opinion impertinente, d'après laquelle les femmes sont de grands enfants frivoles, souvent malades, incapables de pensée suivie, vouées aux tâches subalternes de l'esprit. S'il est rare qu'elles soient douées d'une intelligence virile, elles possèdent en revanche des qualités propres, qui nous ont fait dire qu'elles sont autres que les hommes, sans être inférieures aux hommes. Les perfectionnements des deux sexes ne sauraient donc être pareils, mais seulement parallèles.

Que la jeune fille puisse invoquer le «droit à la connaissance» et réclamer une instruction plus complète et plus soignée, nous y avons souscrit de grand coeur. Mais il reste entendu que ce droit a des limites, et que cette instruction, par exemple, ne sera pas «intégrale». En général, les travaux méthodiques, exigés pour la formation complète de l'esprit, conviennent mal à sa nature et à son rôle. Il serait fou de viser à faire de toute femme une institutrice, une savante, d'autant mieux que l'érudition lui sied moins que la grâce. Mme de Girardin disait malicieusement: «En France, toutes les femmes ont de l'esprit, sauf les bas-bleus.» Et de fait, la conversation d'une illettrée aura parfois plus de charme que celle d'une maîtresse d'école.

Joignez que les têtes féminines les mieux cultivées ne sont pas toujours les plus raisonnables. Voyez les «vierges fortes»,--pour employer un mot de M. Marcel Prévost: l'instruction à haute dose, qu'elles ont reçue, les a-t-elle toujours perfectionnées? Ce qu'elles écrivent n'offre-t-il point, généralement, quelque chose d'étrange, d'incomplet, d'inquiétant? Les idées qu'elles affirment sont-elles lucides et pondérées? N'y sent-on pas comme une âme tourmentée, enfiévrée, désorbitée?

C'est que les qualités propres à l'esprit féminin procèdent moins d'une culture intensive que d'un fond naturel. Elles lui viennent spontanément, comme à l'alouette son gazouillement et sa légèreté. A vouloir élever les femmes sur le modèle des hommes, on risquerait d'insinuer en leur intelligence plus de prétention que de force, plus d'orgueil que de sagesse, plus de pédantisme que d'élévation. Il y a longtemps que Fénelon a dit, avec son admirable bon sens, qu' «une femme curieuse et qui se pique de savoir beaucoup, est plus éblouie qu'éclairée par ce qu'elle sait.» Elle ne vise qu'à devenir un «bel esprit»; elle n'a que du dédain pour les bourgeoises qui préparent des conserves, surveillent le blanchissage et soignent leur jardin et leur basse-cour; et comme elle a vite pris l'habitude de lire sans cesse, elle néglige toutes ses affaires et souvent sa propre toilette.

Combien d'études, même sérieuses, sont inutiles à la très grande majorité des femmes? Est-il une créature plus à plaindre que la jeune fille chèrement pourvue des grâces superflues d'une éducation de pensionnat, et qui, une fois mariée, n'aura pas la moindre femme de chambre à son service? A quoi lui serviront les arts d'agrément? et le piano? et l'aquarelle? et son bagage littéraire? et son brevet supérieur? Vienne son premier-né, et il lui faudra se contenter de la musique, dont ce petit souverain la régalera jour et nuit. Et si, par bonheur, il lui reste au coeur quelque douce flamme, si l'instruction inutile, qu'elle a reçue, n'a pas appauvri et desséché en elle l'instinct maternel, elle aura vite fait d'oublier avec joie ses partitions, ses pinceaux et ses livres.

II

Pourquoi alors accabler nos jeunes filles de connaissances érudites qui ne sauraient être d'aucun secours dans la vie? C'est une belle chose de faire pénétrer dans l'éducation féminine ce qu'on appelle «le large et vivifiant courant de la science moderne;» c'est une tâche peu commune d'enseigner aux écolières «à prendre conscience de leur âme qui sommeille, à développer leurs énergies latentes, afin de les rendre capables de penser l'action juste et de la vouloir.» Certes, un pareil programme n'est pas banal. Est-ce une raison pourtant d'introduire, pêle-mêle et avec effort, dans la cervelle des jeunes patientes, les notions confuses de toutes les sciences humaines? Or, voici, d'après les confidences d'une maîtresse, à quel supplice sont présentement soumis les professeurs de nos lycées de filles: «Il n'est pas rare de les voir faire, dans une même journée, le commentaire d'une églogue de Virgile, l'analyse du système de Kant, l'exposé des transformations du substantif dans la langue d'oïl et le tableau du régime parlementaire des Anglais au XVIII e siècle, ou expliquer le rôle du système nerveux périphérique, la structure de l'aéromètre de Nicholson, les relations métriques entre les côtés d'un triangle et la formation des carbures d'hydrogène,--et reliqua

Sûrement, l'esprit de Molière n'habite pas ces maisons d'enseignement. De quel rire notre grand comique eût cinglé, lui vivant, cette pédagogie cruelle! Et notez que je ne plains qu'à moitié les professeurs: si ces dames sont surmenées, c'est leur rôle, après tout, et presque leur devoir. Ma compassion va surtout aux élèves condamnées à les écouter, les malheureuses!

Il n'est donc pas mauvais de rappeler, en passant, que le maître a pour fonction d'élaguer, de simplifier, de clarifier les programmes touffus et indigestes qui menacent d'écraser toute la jeunesse. Savoir se borner, telle est la première qualité du professeur, la plus précieuse et la plus rare. Et si désirable qu'il soit de faire instruire et éduquer les femmes par les femmes, j'ai déjà exprimé la crainte que peu de maîtresses satisfassent à cette condition essentielle d'un bon enseignement, la pente naturelle de l'esprit féminin devant les incliner beaucoup plus à la minutie détaillée de l'analyse, qu'aux vues larges et supérieures de la synthèse. Que si même les errements d'aujourd'hui devaient se généraliser, attendons-nous à ce qu'ils produisent une génération de jeunes femmes anémiées par la fièvre et dévorées par la névrose. Les médecins sont unanimes à déclarer que la tension excessive du cerveau a, sur l'organisme féminin, les plus graves répercussions. Quelle menace pour l'avenir de la race! Surmener la jeune fille, c'est par avance épuiser la mère. Si donc nous continuons, comme les exagérations du féminisme intellectuel nous y poussent, à déprimer, à débiliter le tempérament de nos écolières par l'obligation d'un travail de tête exagéré, nous risquons de compromettre, de ruiner même, par anticipation, la santé des femmes. «Ce qu'il y a de très important, disait encore le tendre Fénelon, c'est de laisser affermir les organes en ne pressant pas l'instruction.»

Qu'on se rappelle donc une bonne fois que le but suprême de toute éducation, c'est de préparer des êtres utiles à l'humanité. Or, l'homme sera médecin, avocat, ingénieur, fonctionnaire ou soldat. Sa vie s'écoulera au dehors, se dispersera et se dépensera dans les occupations extérieures de sa carrière ou de son métier. Le travail le dispute et l'enlève à la famille. En lui, le professionnel l'emporte sur l'homme d'intérieur. «A la femme, au contraire, sauf exception, il ne sera jamais demandé que d'être une femme, c'est-à-dire une jeune fille, une épouse et une mère.» Et le charmant poète Auguste Dorchain, auquel j'emprunte cette citation, exprime absolument notre pensée, en ajoutant: «Que tout, dans son éducation, soit donc combiné pour que la Française se réalise pleinement sous ces trois aspects. Et pour cela, que faut-il? Que son éducation soit avant tout esthétique, morale et, dans la plus large acception du mot, religieuse.»

N'en déplaise au «féminisme intégral», mieux vaut faire de nos filles des intelligences ouvertes à toutes les nobles pensées, mais aussi et surtout des âmes prudentes et modestes, convaincues que le peu qu'elles savent n'est rien auprès de ce qu'elles ignorent,--plutôt que des têtes bourrées d'érudition vaine, des êtres artificiels que leur fatuité pédante rendrait insupportables et que leur égoïsme savant rendrait dangereux ou inutiles. Et ce faisant, nous aurons préparé plus efficacement l'avenir et le bonheur de nos enfants.

III

Lors même qu'à force de talent, de chance ou d'énergie, une femme a réussi, avec ses seules ressources, à s'assurer une vie indépendante et honorable, franchement, son isolement nous fait peur. Car il n'y a pas à le nier: elle est hors de sa fonction véritable, hors de sa destinée. Mme Émile de Girardin la comparait à un rosier stérile. Et, en réalité, pour se faire un nom dans une carrière libérale, elle doit s'arracher le coeur et faire taire le cri de ses entrailles. Quel sacrifice! Et si, renonçant au mariage, elle n'a point la force de renoncer à l'amour, quel sera cet amour sans dignité, sans sûreté, sans lendemain? La femme éminente que je citais tout à l'heure a fait à cette question effrayante une réponse qui ne l'est pas moins: «La terreur de l'enfant, qui resterait à sa charge, glace ses baisers.»

C'est pourquoi nous avons entendu certaines féministes exaltées clamer, d'une voix furieuse, qu'il est injuste que l'homme ait les plaisirs de l'amour et la femme les douleurs de la maternité. Libre aux naïves et aux stupides de se résigner encore à enfanter: c'est leur affaire. Mais une «intellectuelle», digne de ce nom, doit imposer silence au cri obscur de l'instinct. L'horreur de l'enfant est une conséquence naturelle du féminisme intransigeant.

A tout prendre, je préfère à ces divagations le célibat ingénu, triste, farouche, des vierges froides et têtues qui repoussent, comme une souillure, tout contact avec l'homme. Et pourtant, elles devraient se dire qu'aucun livre, aucun chef-d'oeuvre, aucune science ne pourra jamais faire d'une jeune fille une véritable femme; car c'est là, comme le remarque une Italienne spirituelle, Mme Neera, «un privilège que Dieu a transmis directement à l'homme»: ce dont je voudrais, pour ma part, qu'il se montrât plus conscient, plus reconnaissant et plus fier.

Ainsi donc, soit par le surmenage cérébral et la ruine de la santé qu'elles supposent chez les meilleures, soit par l'appréhension de la maternité et la peur de l'enfant qu'elles impliquent chez les pires, l'étude immodérée et l'émancipation excessive des femmes sont un vol commis au préjudice de l'humanité future. Voilà pourquoi les progrès du féminisme, lorsqu'ils outrepassent les limites de la raison, nous semblent périlleux et inquiétants.



CHAPITRE II

Où allons-nous?


SOMMAIRE

I.--Deuxième risque: l'émancipation économique.--La concurrence féminine est un droit individuel.--Il faut la subir.

II.--Ce que la femme peut faire.--Ce que l'État doit permettre.--Balance des profits et des pertes.

III.--L'indépendance professionnelle de la femme lui vaudra-t-elle plus d'honneur et de considération?--Les représailles possibles de l'homme.

IV.--Contre le féminisme intransigeant.--En quoi ses extravagances peuvent nuire à la femme.

V.--Encore la question de santé.--Par ou le féminisme risque de périr.

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