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Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme

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II

On a tôt fait de nous répondre que le crime du mariage est de condamner la femme à n'être qu'une bête de luxe ou une bête de somme, une «chair à plaisir» ou une «chair à souffrance», une femme de joie ou une femme de peine. Mais on a le tort d'oublier que cette conception barbare du rôle de la femme n'est point chrétienne, qu'elle nous vient du paganisme. Il faut avoir l'âme despotique des polygames d'autrefois et des Turcs d'aujourd'hui, pour rabaisser le sexe féminin à cet esclavagisme honteux. «Des Grecs, les plus policés de leur époque, édictèrent l'abominable formule: «Ménagère ou courtisane,» que nous avons eu la mortification d'entendre répéter en plein XIXe siècle, comme le dernier mot de la science sociale et même révolutionnaire 140

Note 140: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882, Unions libres, p. 15.

Ces mots de l'auteur des Unions libres font allusion à Proudhon, qui rêvait de ramener la femme moderne à l'alternative étroite à laquelle l'antiquité païenne l'avait condamnée. Ou la dépendance de la matrone, ou la liberté de l'hétaïre: il fallait choisir. Dans l'esprit des Grecs comme aux yeux des Romains, l'épouse devait être irréprochable. Quant à l'hétaïre, s'appelât-elle Aspasie, fût-elle la femme la plus cultivée et la plus célèbre de son temps, elle n'était point admise au mariage ni au gynécée. Les anciens ne se souciaient nullement d'une émancipée dans leur maison. Mais le fameux dilemme de Proudhon n'est plus vrai dans nos sociétés, où le christianisme a réhabilité le célibat. La femme de notre temps n'est point forcée de choisir entre les sujétions de la maternité et les asservissements de la prostitution. Rien ne l'oblige à acheter son indépendance au prix du dévergondage. Il reste seulement qu'aujourd'hui comme autrefois, en France comme en Grèce ou à Rome, une bonne ménagère doit sacrifier souvent ses aises à ses devoirs, et qu'à rechercher la libre jouissance elle perd inévitablement le respect des honnêtes gens. C'est pourquoi je comprends très bien qu'une fille «libertaire» manifeste peu de goût pour le mariage: il est impossible à une femme, qui tient avant tout à son plaisir et à son indépendance, de faire une bonne épouse et une bonne mère.

Mais, de grâce, qu'on ne dise pas que le mariage chrétien a domestiqué, avili, déshonoré la femme, alors qu'il l'a réhabilitée! Qu'on veuille bien réfléchir qu'il n'y avait qu'un moyen de relever le sexe féminin de la déchéance servile, où la polygamie antique l'avait plongé: c'était de dissoudre les harems, d'émanciper les esclaves, et ensuite de dire à l'homme: «Tu choisiras dans ce bétail féminin celle que tu préfères pour la faire tienne à jamais; tu l'élèveras à ta dignité, tu l'honoreras à l'égal de toi-même. Elle n'est plus ton inférieure, sans qu'elle soit pour cela ta pareille. Elle ne te ressemble point, mais elle te complète. Femme de ton choix et mère de tes enfants, elle partagera ta condition, tes joies et tes douleurs. Tu lui appartiens autant qu'elle t'appartient. Elle est la chair de ta chair et l'âme de ton âme. Elle est ta compagne à la vie, à la mort.» Voilà le langage que le christianisme a tenu et le prodige que le mariage a réalisé. Où voit-on que la femme en ait été blessée ou amoindrie? A chaque épouse, la monogamie indissoluble donne moins un maître qu'un répondant expressément chargé, vis-à-vis du trésor qui lui a été confié, d'un devoir de garde, de défense et de protection.

J'entends bien tous les prophètes de la Révolution dire a la femme: «Tu es la grâce, la beauté, le plaisir! Ton âme est brûlée de la soif d'apprendre, de connaître, de savoir. Instrument des plus délicates sensibilités, ton être aspire au plein épanouissement de la vie. Désire et palpite comme il te plaît! Sois belle, sois libre! Règne et jouis!»

Mais aux heures douloureuses de la vie, combien ce conseil paraîtra vain, décevant et cruel! Il semble, à entendre ces grands prêcheurs de liberté, que la femme soit toujours jeune, forte, active, alerte, efficacement armée pour la lutte, et que son unique fonction sur la terre soit de filer éternellement le parfait amour. Quel optimisme enfantin! Quelle méconnaissance des réalités de la vie! On oublie que sa nature l'assujettit périodiquement à des misères énervantes; que son organisme frêle et délicat lui inflige mille soucis et lui impose mille ménagements; que les charges de la maternité, les maladies, les années ont tôt fait d'épuiser ses forces et de faner ses grâces. De toute nécessité, il lui faut un appui pour les jours d'épreuve et les années de vieillesse; et le mariage le lui assure, en l'associant aussi étroitement que possible à la destinée du mari. Est-ce fortifier une plante que de briser le tuteur qui la soutient?

Si encore cette libération de l'amour pouvait assurer le bonheur aux amants dans les années de force et de jeunesse! Mais que de difficultés pour assouvir sur terre la soif d'aimer, pour goûter la béatitude de vivre! Point de félicité parfaite sans un amour partagé; et le sera-t-il toujours? Lors même que cette correspondance affective s'établit entre deux coeurs, qui oserait dire ce qu'elle durera? De là, entre les constants et les volages, des froissements, des conflits, des douleurs inévitables. Il ne suffit pas de se débarrasser de toutes les conventions mondaines pour s'affranchir de son coeur. Il ne suffit pas d'être une femme sans préjugés, pour être vraiment libre. Après s'être libérée de tout ce qui la gêne, elle sera encore esclave de ses instincts, de ses sens, de l'amour lui-même, dont les chaînes ne sont pas toujours faites de fleurs. Qui veut aimer doit s'apprêter à souffrir. Sous la signature d'Étincelle, Mme de Peyronny a écrit cette mélancolique pensée: «L'amour est comme une auberge espagnole: on n'y trouve que ce qu'on y apporte. La religion fait des saintes; l'amour ne fait que des martyres 141

Si douloureuse est la question que nous touchons ici, que les écrivains révolutionnaires n'ont pu s'empêcher de se la poser. «L'amour cessera-t-il jamais d'être lié à de grandes souffrances?» C'est l'excellent Benoît Malon qui s'adresse à lui-même cette interrogation pénible. Et, en effet, le propre de l'amour n'est-il point de donner plus qu'il ne reçoit? Or, quiconque aime plus qu'il n'est aimé, finit toujours par en souffrir. D'où il suit que le véritable amour est frère de la douleur. Il faut en faire son deuil: la Sociale elle-même ne supprimera point cette sujétion affligeante que Malon tient, fort sensément, pour une «fatalité naturelle que nulle rénovation ne fera entièrement disparaître 142

Note 141: (retour) La Femme moderne. Revue encyclopédique du 28 novembre 1896, p. 858.
Note 142: (retour) Le Socialisme intégral, t. I, chap. VII, p. 372.

L'amour-passion, d'ailleurs, qu'il soit partagé ou non, ne se fait point faute de prendre sa revanche des peines et des tourments qu'il s'inflige à lui-même. Il est remarquable qu'on ne fait bien souffrir que les gens qu'on adore follement. L'amour-passion est atroce. Il ne connaît point l'indifférence, la confiance, la paix unie et reposante. Quand il ne se dévore pas lui-même, il dévore l'être aimé, et avec rage. La passion est si voisine de la haine qu'il n'est point rare que l'amour exaspéré s'emporte jusqu'à tuer. Ainsi s'expliquent les crimes passionnels.

III

A ce propos, les statistiques établissent que le nombre des hommes, qui s'en rendent coupables, est de quatre à cinq fois supérieur à celui des femmes. Ce n'est que pour un seul genre de suicide, le suicide par amour, que la femme, par une sorte de revanche lugubre, l'emporte sur l'homme. Si l'on en croyait le professeur Lombroso, cette dernière supériorité tiendrait à ce que l'amour, chez le sexe masculin, obéit à des mobiles moins désintéressés que chez le sexe féminin. La passion égoïste pousse l'homme au meurtre; il tue. La tendresse pure conduit la femme au suicide; elle se tue. Tandis que l'ingratitude et la trahison de l'amante excitent la vengeance de l'amant, l'abandon et la perte du bien-aimé n'éveillent chez la femme que douleur et désespoir. Vivre l'un sans l'autre lui paraît impossible; et, par appréhension de l'existence, elle se jette dans la mort avec fermeté, presque avec ivresse.

Par contre,--ceci soit dit à l'honneur des hommes,--au lieu que cinquante maris se tuent après la mort de leur compagne, les douleurs du veuvage n'opèrent tragiquement que sur quinze femmes. Il reste (c'est la conclusion de M. Lombroso) que les mêmes créatures, qui se réfugient si facilement dans la mort pour la perte d'un amant, montrent beaucoup moins d'empressement à se supprimer lorsqu'elles perdent leur époux. Cette constatation n'a rien qui doive nous étonner.

Grâce aux garanties du mariage, une veuve conserve la considération et reprend sa dot. Si le chef de la famille a disparu, le foyer reste intact. Elle y vivra peut-être plus maigrement que du vivant de son mari, surtout si elle a des enfants; mais le patrimoine paternel est là qui soutiendra, l'existence de tous. Si donc un vide s'est creusé dans la famille, le foyer survit, et la veuve en reste la souveraine.

Dans l'union libre, au contraire, l'amant disparu, tout s'écroule. C'est la misère noire. La loi, dont on a répudié l'appui, ne vient plus au secours de l'abandonnée. Les liens de chair, noués en un moment de fougueuse tendresse, sont rompus sans miséricorde. Isolée, désespérée, sans ressources, sans défense, incapable de se protéger par sa propre force contre la malveillance de la foule qui la guette et contre les tentations qui l'assiègent, la pauvre survivante ne croit plus à la possibilité de vivre et prend la résolution d'en finir. Qu'on supprime toutes les sûretés conjugales, qu'on abolisse le mariage, et, avec l'union libre généralisée, on verra les suicides passionnels se multiplier lamentablement. C'est grâce au mariage que la veuve se résigne à vivre. Si grande, au contraire, est la détresse des victimes de l'amour libre, qu'elles lui préfèrent la mort. Conclusion: pour la femme, pour la mère, la sécurité vaut mieux que l'indépendance.

Et maintenant, détruisez l'institution matrimoniale, si vous le pouvez: croyez-vous que les ménages seront plus unis, plus heureux, plus honnêtes? Croyez-vous que les trottoirs des boulevards extérieurs seront moins encombrés? Pouvez-vous affirmer que vos femmes émancipées ne mettront jamais le libre amour aux enchères publiques? Pouvez-vous assurer que la femme, privée des garanties du mariage, sera moins assujettie, moins exploitée, moins vénale, moins bête de somme ou moins bête de luxe? Verrons-nous les filles de joie se ranger et les souteneurs se convertir? Si le libertinage déborde dans les grandes villes, n'est-ce point précisément que le mariage y est de moins en moins honoré, de moins en moins pratiqué? Vous nous jetez au visage toutes les plaies conjugales, mais elles sont vôtres. Nos moeurs deviennent anarchiques parce que votre esprit révolutionnaire s'est glissé entre l'homme et la femme, parce que les époux sont portés de plus en plus à n'accepter de leur union que les plaisirs, à répudier leurs devoirs, à méconnaître leurs obligations. Ils ont perdu le sens du mariage chrétien. Ayez donc la franchise de les reconnaître pour vos disciples, car ils vous font honneur! Ils se libèrent de toutes leurs charges, ils trahissent tous leurs engagements. Démolissez donc la dernière digue qui protège la famille contre l'envahissement des mauvaises moeurs; et quand le vice aura submergé la pierre sacrée du foyer domestique, la loi de la force reprenant son empire dans les relations sexuelles, on verra la femme humiliée, meurtrie, opprimée, avilie, retomber dans cette misère où le christianisme l'avait trouvée. Que si (je le veux bien) les plus fières, les plus vaillantes, les plus fortes échappent à cette ignominie, la masse redeviendra nécessairement ce que le passé l'a connue: «chair à souffrance ou chair à plaisir,» comme vous dites; et, pour la honte de l'humanité, la femme ne sera plus (tranchons le mot) qu'une lamentable femelle.



CHAPITRE IX

Les scandales et les méfaits, du libre amour


SOMMAIRE

I.--Revendications innommables.--Ce que sera l'«union future».--La liberté de l'instinct--La réhabilitation du libertinage.--La femme devenue la «fille».

II.--Les chaînes du mariage.--Plus d'engagements solennels si la vie doit être un perpétuel amusement.

III.--Sus au mariage! sus à la famille!--Citations démonstratives.--Les destructions révolutionnaires.

IV.--Derniers griefs.--Les «nuisances de l'union libre»--Le mariage peut-il disparaître?--Appel aux honnêtes gens.


Il est rare que l'homme s'arrête à mi-chemin d'une idée fausse, surtout lorsqu'elle lui permet de donner carrière à ses appétits sensuels. L'union libre nous en est un exemple. Non contents de plaider subtilement en sa faveur, certains écrivains, libérés de tout scrupule et résolus aux pires audaces, revendiquent, avec une crudité cynique, l'émancipation des sens et la liberté de l'instinct. Avec ces publicistes,--anarchistes pour la plupart,--qui poussent l'idée du libre amour jusqu'à ses conséquences les plus effrénées, la discussion est inutile. Il suffit d'exposer, même avec discrétion, leurs sophismes et leurs paradoxes, pour que ceux-ci éveillent dans l'âme des honnêtes femmes tout le mépris et toute la rancoeur qu'ils méritent.

I

On connaît le mot de Saint-Just: «Ceux-là sont époux qui s'aiment et aussi longtemps qu'ils s'aiment.» Les partisans du libre amour,--gens de peu de scrupule,--prennent cette formule à la lettre. Voici le programme qu'ils assignent à l'«union future» de leurs rêves.

Il faut, premièrement, qu'on y pénètre et qu'on en sorte à volonté, sans tracas, avec la plus entière facilité. L'union libre sera donc «multiforme». C'est une demeure que chaque couple se construira selon ses goûts, un refuge, un abri, que chaque conjoint pourra modifier ou abandonner à sa guise. Ensuite, il est bien entendu que «toutes les manifestations de l'amour seront également respectables, même les plus imprévues.» Et puisque le temps présent nous offre déjà de bons exemples de «bonheur à trois,» il va sans dire que «la polygamie ou la polyandrie consentie sera parfaitement admissible.»

Dans ce monde nouveau, la femme est émancipée, comme il convient, jusqu'à la licence. Elle a «le droit de n'être mère que lorsqu'elle le veut; elle ne se laisse pas imposer, malgré elle, le fardeau de la maternité.» Et comme la transmission de la vie doit être volontaire, on va jusqu'à revendiquer pour elle «le droit officiel à l'avortement» 143. On nous affirme même qu'en restaurant les temples, que les anciennes époques de beauté avaient élevés a Éros et à Vénus, il s'établira peu à peu une «Science de l'Amour», grâce à quoi l'«Union future», cessant d'être un mystère douloureux, ne répandra sur les humains que des joies ineffables 144. Plus prosaïquement, un romancier coutumier de toutes les audaces, M. Paul Adam, a émis cette conclusion dénuée de lyrisme, que «l'amour n'a pas une importance autre que le manger et la marche,» et que «les peuples finiront par reconquérir le droit de reproduction 145

Note 143: (retour) La Faillite du mariage et l'Union future, par M. Joseph Renaud, pp. 187, 190, 193, 194, 195, 201 et 205.
Note 144: (retour) La Faillite du mariage et l'Union future, pp. 178, 181 et 183.
Note 145: (retour) L'Année de Clarisse, chap. VIII.

Que ces idées étranges soient émises par des hommes, on doit en gémir assurément, sans qu'il faille toutefois en marquer un grand étonnement. Ces extravagances licencieuses sont une de ces revanches de la Bête contre l'Esprit, que toutes les époques ont vu se produire avec plus ou moins de violence et d'éclat. En cela, du moins, notre temps est particulièrement éprouvé, puisque le dévergondage des moeurs ne le cède en rien au dévergondage des idées. Et ce qui le prouve bien, c'est que les revendications les plus osées peuvent se lire en des livres,--rares encore, Dieu merci!--écrits par des mains féminines. Quant à l'esprit de cette littérature, nous croyons devoir l'indiquer ici dans sa simplicité toute nue.

Pour une certaine catégorie de femmes sans préjugés, dont le désir et la curiosité enfièvrent les sens, l'émancipation consisterait à s'abandonner librement à ses inclinations amoureuses, afin d'affirmer à la face du monde qu'on est maître de soi, de son âme, de son coeur--et du reste. En se donnant volontairement, une femme ne prouve-t-elle pas qu'elle s'appartient totalement? En conséquence, pourvu qu'elles soient raisonnées et consenties, les défaillances charnelles sont la marque d'un être libre, et les faiblesses du coeur elles-mêmes attestent l'indépendance de l'esprit. On s'élancera donc dans l'amour libre, avec une décision renseignée, exempte de pudeur, de scrupule et de timidité.

Nous connaissons ce genre de liberté. C'est la liberté cynique du viveur; et il serait triste, en vérité, que toutes les études, tous les efforts, toute la culture de la «femme nouvelle» ne servissent qu'à l'enflammer du désir d'égaler la plus vile et la plus misérable des libertés masculines, la licence du libertin. Qu'elle vive donc en garçon,--pardon! en fille,--qu'elle se fasse l'égale de l'homme, non par en haut, par le travail qui honore, mais par en bas, par l'immoralité qui dégrade! Seulement qu'elle sache bien que, cela fait, elle ne pourra plus être la femme qu'on épouse. Qu'apporterait-elle à son mari? Une âme flétrie et un corps souillé. Et quel honnête homme la voudrait prendre? Plus de sécurité pour lui, plus de respect pour elle. L'indépendance de la fille aura tué, en sa personne, la dignité de la femme.

II

Mais le mariage est une gêne, un frein, une entrave. Il contient le désir, il discipline l'amour. «Mais le mariage veut mâter la nature!» c'est le gros grief de M. Sébastien Faure; et comme il le développe avec grâce! Comprenez-vous un jeune homme et une jeune fille qui, s'aimant pour le bon motif, ont l'insanité de se lier pour toujours? Pauvres nigauds! «C'est ce «toujours» qui, nouveau d'abord, fatigant bientôt, obsédant enfin, vous enlèvera la fougue des exubérants désirs, vous laissera quelque temps à la routinière gymnastique des exercices matrimoniaux, puis vous fera connaître, avant qu'il soit longtemps, la satiété des monotones caresses, l'écoeurement des sensations invariées, le dégoût des mêmes baisers, dans le même décor, sur la même couche, avec le même complice.» Et quels complices! «Un petit crétin dressé à rougir des surprises de la chair, des éveils délicieux de la virilité, de l'affirmation brutale des désirs,--et digne femelle de cet imbécile, la jeune fille qui, crevant d'ardeurs inassouvies, torture son coeur, supplicie ses sens, baisse les paupières pour feindre la pudeur.» J'abrège, et pour cause! Retenons seulement l'apostrophe finale: «Allons! couple de fous ou de coquins, après ce noviciat de l'hypocrisie supporté dans le couvent familial, vous êtes dignes de prononcer les voeux solennels et irrémissibles que reçoit, au nom de la Loi, le farceur tricolore 146

Note 146: (retour) La Plume du 1er Mai 1893, p. 201.

Je demande pardon au lecteur de cette citation, pourtant expurgée; mais il n'est pas mauvais qu'il sache de quelle haine on poursuit, dans certains milieux, le mariage auquel nous devons des siècles d'honneur familial et de progrès humain. Et à cette fin, il importe de rappeler encore une fois aux honnêtes gens, qui seraient tentés de l'oublier, que la passion est une chose et que le mariage en est une autre. Si exquise que soit la première, le monde ne saurait vivre sans le second.

On peut bien voir dans l'union libre une idylle d'étudiant, un caprice des sens, un jeu de grâces plein d'embrassades et d'agenouillements. Les jeunes mariés, d'ailleurs, n'ignorent point le charme de ces premières caresses. Mais quand ce joli sensualisme s'est refroidi, quand cette fièvre délicieuse et délirante est tombée, le mariage nous apparaît alors pour ce qu'il est, à savoir la chose la plus sérieuse du monde, la plus grave et la plus sainte de la vie, le prolongement de l'amour par l'estime et l'amitié, l'union de deux consciences et de deux destinées par la confiance réciproque et le respect mutuel. Et de cette fusion loyale et tendre, la famille sort comme une fleur de sa tige, versant sur le monde fraîcheur et rajeunissement. Cela ne vaut-il pas mieux que les divertissements agités de l'union libre?

Proudhon lui-même s'offensait qu'on voulût rabaisser l'union de l'homme et de la femme à un simple «roucoulement». Il s'écriait: «Le mariage n'est pas rien que l'amour; c'est la subordination de l'amour à la justice.» Sa raison se soulevait contre la souveraineté de la passion et la déification du désir, si chères à certaines femmes libres 147.

Note 147: (retour) Voyez son livre: De la justice dans la Révolution et dans l'Église.

Qu'on se moque maintenant, tant qu'on voudra, des préoccupations de notre bourgeoisie. Pères et mères s'appliquent à préserver leurs enfants des jeux éphémères de l'amour sensuel, et ils font bien. En les mariant avec tant de soin, ils songent à l'avenir, et que tout n'y sera point fleurs et baisers. Ils savent par expérience que la vie commune exige plus de vertu que de passion; et ils s'emploient, à bon escient, à mettre leurs fils et leur filles en garde contre les tentations et les déceptions du coeur, leur rappelant que le mariage, véritable fondement de la famille humaine, implique plus de devoirs que de plaisirs. C'est de la sagesse pure. Nous ne sommes pas sur la terre pour nous amuser!

III

A ceux qui demanderaient encore pourquoi les féministes révolutionnaires visent le mariage avec tant de fureur, nous répéterons que c'est pour atteindre mortellement la famille. A leurs yeux, le vice de la monogamie chrétienne n'est pas seulement de brider le désir et de discipliner la chair, mais encore et surtout de fonder un foyer. Vainement tous ceux qui ont étudié sérieusement l'histoire de l'humanité, s'accordent-ils à constater qu'au plus bas échelon de la sauvagerie, les rapports des deux sexes sont absolument libres; vainement remarquent-ils que la famille humaine n'est sortie de l'animalité qu'en devenant autoritaire, et qu'elle ne deviendrait libertaire qu'en retournant à l'animalité par l'émancipation des sens: on affirme que c'est à la nature qu'il faut revenir, pour retrouver l'intégralité des jouissances perdues. Et comme, jusqu'à présent, l'institution familiale a résisté aux efforts des démolisseurs, comme elle est l'arche sainte où le vieux monde peut trouver un dernier refuge contre le flot montant des mauvaises moeurs, on redouble d'acharnement pour l'ébranler et l'abolir. C'est pourquoi la Révolution a décrété d'en finir avec les prétendues civilisations monogames.

Voyez avec quel cynisme on traite la vie de famille: on la dénonce comme une vie de servitude. «A l'âge des turbulences, des caprices et des folles étourderies,» l'enfant est obligé de se soumettre à une discipline chagrinante. Quel martyre! «Il faut qu'il prenne des habitudes de régularité et de soumission, qui meurtrissent ses instincts invincibles de liberté.» Comprenez-vous cette abomination? Et lorsque vient «l'âge des floraisons amoureuses,» jeunes gens et jeunes filles, «impatients d'essayer leurs ailes,» se blessent aux barreaux de «la cage familiale qui les retient captifs 148.» Et nous ne maudissons pas cette détention préventive!

Note 148: (retour) Sébastien Faure, La Douleur universelle, pp. 321 et 323.

Songez en outre que nos chefs de famille sont des «caporaux» ou des «geôliers». Aujourd'hui, l'individu ne sort d'une prison que pour entrer dans une autre; il ne se débarrasse du lien familial que pour se mettre au cou le joug conjugal. La vie d'un moderne est une «odyssée de servitude». A tout âge, en toute condition, la famille nous écrase de sujétions, de responsabilités, d'obligations, de contraintes, de corvées incessantes. Chaque jour, elle nous astreint à un «continuel renoncement». Si, très exceptionnellement, il se rencontre des êtres qui trouvent au foyer joie, tendresse et consolation, il reste que «l'immense majorité des humains en souffre cruellement 149.» L'institution familiale opprime l'être à toutes les périodes de l'existence. «Elle le guette dans les entrailles de sa mère, l'attend au premier vagissement, le suit au berceau, à l'école, au collège, pendant sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse, et l'accompagne, sans le quitter, jusqu'à la tombe.» Nul n'est exempt de ses persécutions. «Le bâtard souffre de la famille parce qu'il n'en a pas; l'autre, parce qu'il en a une.» La maison paternelle est une école d'asservissement et d'hypocrisie. «C'est ligotté dans les langes de la famille que l'enfant contracte des tendances à l'obéissance, des habitudes de servilité.» C'est là qu'il plie sa pauvre cervelle aux «respects ridicules» et aux «vénérations grotesques». C'est là qu'appliqué chaque jour à dissimuler sa conduite et à falsifier son langage, il devient «docteur ès fourberie». C'est là, enfin, qu'il reçoit les plus tristes exemples et puise les plus lamentables préjugés; car, «c'est dans la famille, qu'ayant sous les yeux l'incessant spectacle d'un homme--son père--couchant toujours avec la même femme--sa mère--et d'une femme--l'épouse--n'ayant ostensiblement d'amour que pour un seul homme--le mari,--l'adolescent de l'un et l'autre sexe se fait de l'amour l'idée la plus fausse et la plus dangereuse, en se persuadant que l'exclusivisme du coeur est une vertueuse obligation 150

Note 149: (retour) La Douleur universelle, p. 321.
Note 150: (retour) La Plume du 1er mai 1893, pp. 203 et 204.

On ne m'aurait point pardonné, j'en suis sûr, de retrancher quelque chose de ce réquisitoire odieux. L'anarchisme de l'amour y apparaît dans toute sa crudité. On en connaît l'esprit, on en voit le but. Sus au mariage légal! Sus à la famille juridique! Nos révolutionnaires ne se dissimulent point, du reste, qu'«ils touchent ici à un des préjugés les plus profondément ancrés dans l'opinion publique.» Abattre la famille leur paraît bien «la partie la plus malaisée de leur glorieuse tâche.» Mais ils se disent que «la famille est la photographie en miniature de la société tout entière,» qu'on y retrouve «mêmes principes idiots, mêmes préjugés inhumains, même hiérarchie meurtrière,» et que, par suite, «quiconque veut révolutionner la société ne peut logiquement respecter la famille 151

Note 151: (retour) La Plume, eod. loc., p. 203.

Ce raisonnement est exact. Oui, notre famille est en petit ce que notre société est en grand. Il n'est pas besoin d'une très vive clairvoyance pour découvrir en elle la cellule vivante, le noyau élémentaire, le centre embryonnaire qui communique à l'ensemble la vie, la durée, la résistance et le renouvellement. Groupement d'affection, communauté d'origine, association d'intérêts, la collectivité familiale est le type exemplaire de la nation elle-même, qui suppose la fusion du sang et le mélange des races, l'identité des besoins et des aspirations. L'esprit de nationalité participe même de l'esprit de famille; car la maison paternelle est une petite patrie microscopique, dont la grande famille nationale n'est que l'image agrandie et multipliée. Toutes deux sont fondées sur la conservation d'un patrimoine de traditions, d'idées, de sentiments, qui se transmet de génération en génération. Toutes deux impliquent l'appropriation et l'hérédité; toutes deux se soutiennent par la solidarité des membres qui les constituent; toutes deux se gouvernent par le principe d'autorité; toutes deux se donnent des constitutions qui stipulent des droits et des devoirs réciproques. La charte organique de notre gouvernement démocratique n'est qu'une sorte de contrat de mariage, qui a fixé les pouvoirs respectifs du Peuple et de la République, officiellement et volontairement unis l'un à l'autre.

Dès lors, si l'unité souveraine doit être l'individu libéré de toute obligation, il faut que famille et société disparaissent. Et le foyer étant la pierre angulaire de la nation, et l'esprit de famille étant l'aliment de l'esprit de patrie, on ne saurait démolir sûrement la société actuelle, qu'en détruisant le centre familial d'où elle procède et le mariage qui en est le noeud légal et sacramentel. Et voilà pourquoi toute entreprise révolutionnaire, qui s'attaque à la société, doit logiquement s'attaquer à la famille, parce que «cet instrument de torture, comme dit élégamment M. Sébastien Faure, assume et quintessencie les vices, les mensonges, les coquineries, les tyrannies de l'ordre social tout entier 152

Note 152: (retour) La Plume, eod. loc., p. 201.

IV

A ce langage haineux et subversif, c'est peine perdue d'opposer la morale et la religion, que les esprits émancipés tiennent aujourd'hui pour deux vieilles choses très suspectes de radotage. Mieux vaut s'en tenir aux raisons d'ordre positif tirées de la vie réelle. Reprenons-les pour conclure.

L'union libre est un principe de faiblesse et d'insécurité. Dans les faux ménages, précaires et instables, que le caprice de la passion aura formés et que le caprice de la passion pourra défaire, les moindres litiges risqueront de tourner en dissentiments et en ruptures.

L'union libre est un principe de division et de conflits. La femme étant devenue l'égale de l'homme, et l'autorité de la mère pouvant contredire et infirmer en toute matière l'autorité du père, la direction des affaires et le gouvernement des enfants susciteront mille querelles qui rendront la vie commune intolérable.

L'union libre est un principe de violence et d'oppression. A défaut du mariage qui protège les époux en liant légalement leurs destinées l'une à l'autre et en équilibrant leurs droits respectifs par leurs devoirs mutuels, la force, redevenue la règle souveraine des rapports sexuels, maintiendra ou rompra despotiquement les noeuds de chair que la passion sensuelle aura formés.

L'union libre est un principe d'avilissement. Dépourvue de toute garantie légale à l'encontre de son compagnon, la femme retombera misérablement sous la main de l'homme. Loin d'affranchir le sexe faible, l'abolition du mariage ne peut manquer de l'asservir aux appétits et aux brutalités du sexe fort. L'histoire atteste que plus l'idéal conjugal s'abaisse, plus la condition de la femme s'aggrave; que plus l'amour se dégrade, plus la femme déchoit. La passion émancipée, c'est l'indépendance dans l'abjection. Dieu garde la femme d'une si lamentable extrémité! La civilisation elle-même risquerait d'en périr. Car, là où la femme n'est point respectée, il est impossible que l'humanité soit respectable. «Le moyen le plus efficace de perfectionner l'homme, a dit Joseph de Maistre, c'est d'ennoblir et d'exalter la femme.»

Plus d'illusion possible: le féminisme conjugal est né d'une réaction furieuse de l'individualisme révolutionnaire contre la solidarité chrétienne, qui associe les époux dans un coeur-à-coeur immuable. Plus de malentendu possible: l'idéal de la famille à venir n'est point dans l'indépendance orgueilleuse ni dans le nivellement égalitaire. Que la femme s'unisse à l'homme, au lieu de lutter contre lui! Qu'elle s'appuie sur son compagnon, au lieu de ne compter que sur elle seule! La paix est fille de l'ordre, et celui-ci ne se comprend point sans hiérarchie ni subordination, sans confiance ni respect.

Laissons donc les ennemis du mariage prêcher, tant qu'ils voudront, l'émancipation de l'amour. Que ces révoltés excitent la femme à relever la tête et à secouer le joug, à aimer qui les aimera, à aimer qui leur plaira. Qu'ils impriment à leurs revendications un caractère antireligieux et antifamilial, une direction agressive et révolutionnaire. Il est à espérer que ces excès de langage et de conduite ne feront que détourner de leur féminisme malfaisant toutes les femmes honnêtes, qui ont le souci de leur dignité et la conscience des intérêts supérieurs de la famille, et qu'au lieu d'entamer leurs âmes, un pareil débordement de violences et d'incongruités les avertira du péril et les prémunira même contre les tentations et les défaillances; si bien que, tant par l'emportement inconsidéré de ses adversaires que par la vigilance de ses défenseurs, l'institution du mariage pourra être sauvée.

Et si un jour, par impossible, le mariage cessait d'être une institution légale, si l'union libre, s'insinuant dans les moeurs et dans les codes, devenait la règle de fait et de droit, ne croyons pas que les principes d'indissolubilité, de fidélité, de fécondité, qui sont l'âme du mariage chrétien, disparaîtraient de ce monde. La religion aidant, il y aura toujours de braves gens qui demeureront inébranlablement attachés aux «justes noces» qu'auront pratiquées leurs ancêtres; et, quelle que soit la démoralisation ambiante, ils formeront, au milieu de la dissolution générale, le dernier rempart de la famille, une élite vertueuse, une race d'élection, une sorte d'aristocratie de l'amour et du devoir.

Oui, quoi qu'on pense et quoi qu'on dise de la «faillite» du mariage, l'union durable et sainte, l'union pour la vie, l'union loyale et confiante, sans trahison et sans rupture, le mariage, en un mot, restera le plus haut idéal qu'il soit donné au couple humain de poursuivre et d'atteindre sur la terre. Il est la pierre angulaire, ou encore l'arche véritable de la famille; et, au même titre que ce groupe naturel et indestructible, il ne saurait pas plus disparaître que la vie même dont il assure le mieux la transmission. Étroitement lié à l'honneur du mari, à la dignité de la femme et à l'avenir de l'enfant, le mariage est lié, par cela même, aux destinées de l'espèce.

C'est pourquoi nous avons la conviction que, si vigoureusement qu'ils manient la cognée révolutionnaire, les bûcherons de la Sociale s'épuiseront en vains efforts contre l'arbre auguste et magnifique qui abrite, depuis des siècles, l'humanité civilisée. Ils pourront lui faire de larges blessures; mais ils n'empêcheront point sa sève remontante de pousser tôt ou tard de nouveaux rejetons. Pourquoi même ne pas espérer qu'instruits par les destructions violentes dont l'imminence effraie les plus optimistes, les hommes désabusés reviendront en masse chercher sous ses rameaux la paix et la sécurité perdues?

Pour nous, simples et braves gens, qui prenons la vie pour ce qu'elle vaut, c'est-à-dire pour une source d'épreuves et pour une occasion d'efforts, de mérites et de vertus, disons-nous, en attendant l'avenir, que le vieux mariage chrétien,--cette union réfléchie, assortie, conclue suivant l'esprit de nos pères, non comme une folle gageure, mais comme un pacte solennel qui doit fonder un foyer et soutenir une famille,--est l'assise sacrée sur laquelle reposent les destinées et les espérances de notre société française; disons-nous que le mariage est un frein moral susceptible de protéger les époux contre leurs faiblesses, et partant la garantie la plus solide pour les enfants auxquels nous aurons donné le jour; qu'à part quelques abus ou quelques dommages inhérents à toutes les choses humaines,--ce que les outranciers du féminisme appellent tragiquement «les crimes du mariage»,--il nous met du moins à l'abri de l'instabilité de nos caprices et de nos passions; qu'en tout cas, les accidents individuels ne prouvent rien contre sa règle généralement et socialement bienfaisante; que les infortunes qu'on lui impute viennent moins souvent des lois qui le sanctionnent, que des révoltes dirigées contre son principe et des brèches faites à son inviolabilité; que les devoirs qu'il nous impose ne vont pas sans des avantages d'ordre, de dignité, de repos et de considération; qu'après tout l'homme et la femme n'ont pas seulement sur terre des appétits à satisfaire et des libertés à exercer, mais encore des obligations à remplir, des deuils et des souffrances à supporter, et qu'il n'est point finalement de moyen plus sûr et plus doux de vivre sa courte vie, que de la vivre à deux en s'appuyant loyalement l'un sur l'autre jusqu'au bout du chemin.



CHAPITRE X

Hésitations et inconséquences du féminisme radical


SOMMAIRE

I.--Tactique adoptée par la Gauche féministe.--Le mariage doit être rénové et l'union libre ajournée.

II.--Ce que doit être le mariage nouveau: «une association libre entre égaux»--Absolution de toutes les supériorités maritales.

III.--Extension du divorce.--Voeux significatifs émis par le congrès de 1900.--Aux prises avec la logique.

IV.--Les entraînements de l'erreur.--La peur des mots.--A mi-chemin de l'union libre.--Inconséquence ou timidité.--Conclusion.


Il serait peu généreux et peu équitable d'attribuer au féminisme tout entier des doctrines qui sont prêchées surtout par des hommes. Pour quelques femmes audacieuses qui embrassent avec passion les plus folles idées, il en est mille, même dans les groupes d'Extrême-Gauche, qui répugnent secrètement à l'union libre. Non qu'elles acceptent le mariage avec toutes ses conséquences. Elles font même tant de brèches à son principe, qu'emportées par la logique de l'erreur et de la destruction, elles préparent, sans le savoir, les voies à l'émancipation de l'amour, vers laquelle les allégements successifs du lien conjugal tendent invinciblement. Et c'est un spectacle plein d'enseignements qui prouve, une fois de plus, que tout ce qui affaiblit le mariage tourne, qu'on le veuille ou non, au profit du libre amour. On nous excusera, d'y arrêter nos regards avant de clore cette étude, la leçon qui s'en dégage nous confirmant expressément dans nos vues et nos appréhensions.

I

Malgré les secousses politiques et sociales qui ont bouleversé tant de choses et amoncelé tant de ruines au cours des derniers siècles, la famille est restée debout, impassible, immuable. Rien de plus curieux que la tactique adoptée par la Gauche féministe pour réduire cette majestueuse forteresse, qui résiste à la morsure du temps et l'ébranlement des révolutions. On ne songe point à l'emporter d'assaut. Impossible d'abattre «cette vieille maison ingrate et inhospitalière», qui abrite actuellement la famille légitime. Il suffira donc de la transformer, de l'aménager, d'en faire «une maison spacieuse et souriante, image exacte de cette société de demain, où tous les êtres auront une part égale de soleil, de bonheur et de pain.» C'est M. Viviani, le rapporteur général de la section de législation du Congrès de 1900, qui parle ainsi. Et à cette phrase caressante et fleurie, on reconnaît le féminisme socialiste, un féminisme à la fois très avancé et très opportuniste, qui sait cacher sous d'habiles réticences les vues et les tendances les plus audacieuses.

Adversaire de la famille telle qu'elle est constituée, ce groupe important veut que le mariage soit «une association libre où les époux auront des droits égaux.»

Mais, dira-t-on, cette libre association, c'est l'union libre, ni plus ni moins! Estimant que cette dernière formule sonnait trop mal aux oreilles, et désireux de n'effaroucher personne, on a sans doute changé le mot et conservé la chose.--Pas tout à fait. On a la prétention de fonder un ordre familial nouveau, où rien ne subsistera de la «tyrannie ancienne», mais où l'on entend recueillir, pour les vivifier, «les rares vertus que la famille laisse encore fleurir,» telles que la fidélité respective des époux et la soumission respectueuse des enfants.

Conséquemment, cette association libre ne comportera point le droit de répudiation. Elle est quelque chose de plus qu'un louage de services susceptible d'être dénoncé par l'un ou l'autre des époux, lorsque surgit un désaccord ou arrive l'heure de la lassitude. On ne se mariera donc point comme on fait un bail, pour trois, six ou neuf ans, avec droit de résiliation pour chacune des parties. M. Viviani, dont je reproduis la pensée aussi fidèlement que possible, estime avec raison que la répudiation serait plus profitable au mari qu'à la femme, et que celle-ci, placée sous une perpétuelle menace de renvoi, deviendrait souvent, pour éviter la misère, «la servante de tous les bas caprices masculins.»

L'union libre elle-même est inacceptable pour l'heure présente. La femme du peuple doit s'en garder comme d'un piège et d'une duperie. Quand la beauté se fane et que la jeunesse finit, rien ne la protège plus contre l'abandon ou les rigueurs de l'amant. Trop fragile est le lien volontaire de la parole donnée. Bien folle serait la femme qui consentirait à appuyer sur cette fondation tremblante tout son avenir, tout son bonheur, toute sa vie. En repoussant l'union libre, M. Viviani ne pense qu'«à la misérable poussière humaine, à toutes les femmes sans argent, sans foyer, sans garantie.» Mais l'union libre est-elle moins précaire pour les autres? Riches ou pauvres ne peuvent en recueillir que des humiliations atroces. Elle ne sera jamais profitable qu'au mâle. L'union libre, c'est le féminisme des hommes. Aussi je ne comprends pas que le distingué rapporteur la repousse pour aujourd'hui et se déclare «bien près de l'accepter» pour demain, c'est-à-dire pour cet avenir, plus ou moins lointain, où le socialisme de ses rêves aura fait merveille--ou faillite 153.

Note 153: (retour) Congrès international de la Condition et des Droits des Femmes; séance du vendredi soir 7 septembre. Voir la Fronde du 10 septembre 1900.

II

Que faut-il penser de cette conception de la société conjugale, qui n'est pas encore l'union libre et qui n'est plus le vieux mariage? Nous la tenons pour un système bâtard, inconséquent, instable. Par les vues dont elle procède et par les fins où elle tend, elle peut très bien ébranler l'antique foyer qui nous abrite; mais elle est incapable de fonder une maison durable et une famille forte. Faites entrer dans le mariage l'idée de bonheur à la place de l'idée de devoir, substituez la liberté des époux à l'obligation qui les lie, l'égalité des droits à l'autorité qui les discipline et les coordonne,--et ces ferments nouveaux vont tout corrompre et tout dévorer. Vous aurez beau lutter contre la logique des idées: elle se développera irrésistiblement. Et la force qui les anime et les pousse vous emportera, quoi que vous fassiez, jusqu'à l'union libre. On ne s'arrête pas à mi-chemin de l'erreur. Lorsque celle-ci nous presse et nous talonne, il faut avoir le courage et l'énergie de rétrograder vers les sommets; faute de quoi, on s'effondre jusqu'en bas. Voyez plutôt.

L'«association libre», préconisée par la Gauche féministe, implique l'égalité des droits entre mari et femme. «Tous nos voeux, déclare M. Viviani, réclament l'abolition de la puissance maritale.» Et encore: «Nous voulons faire disparaître de la famille tous les vestiges de la puissance maritale.» Et le Congrès a voté la suppression pure et simple de toutes les lois qui édictent la soumission de la femme au mari. Ce qui emporte l'abolition de l'article 213 du Code civil: on n'admet pas que le mari doive protection à sa femme, ni surtout que la femme doive obéissance à son mari. De cette façon, la «douce et candide fiancée» ne tombera plus dans le mariage comme en une embûche. Elle conservera tous ses droits. Souveraine par la grâce, elle sera l'égale de l'homme devant la loi. Libre à elle de remettre aux mains de son mari la direction morale et matérielle de la famille; mais au lieu de tenir leurs pouvoirs de la «brutalité» du Code, les hommes les devront seulement à la condescendance et à la «tendresse» des femmes.

Cela est gracieusement ingénu. Si pourtant des conflits surgissent entre ces deux volontés égales,--et ils peuvent éclater à tout instant pour une question des plus graves ou des plus vaines,--qui les tranchera? Soyons sans inquiétude: il y a des juges en France, nous dit-on. Comme en une «société commerciale» où la résistance irréfléchie d'un associé peut causer un «préjudice», les tribunaux décideront 154. Rétablir la paix dans les ménages, quelle belle mission pour nos magistrats!

Note 154: (retour) Discours précité de M. Viviani.

Le malheur est que le mariage est quelque chose de plus qu'une «société commerciale». Impossible de faire tenir dans les limites d'un contrat ordinaire cette communauté de joies et d'épreuves, d'espérances et de deuils, de devoirs et d'efforts, qui est la famille. Vainement vous manderez en hâte le juge de paix pour départager les époux en cas de conflit: croyez-vous que ce ménage à trois puisse être uni et durable? Ériger la magistrature en providence des familles, quelle imprudence! L'intervention de cette puissance au coeur sec et aux mains rudes ne fera qu'envenimer, exaspérer les querelles et les dissentiments. L'époux contraint de céder par arrêt de justice rentrera au foyer,--pas pour longtemps,--l'âme haïssante et ulcérée. Demandez aux magistrats eux-mêmes: tout ménage où l'autorité judiciaire s'introduit avec son appareil coercitif, est un ménage perdu. En général, le dualisme du pouvoir n'a jamais engendré que rivalités et dissensions. Faites donc de la famille une sorte de monstre à deux têtes également puissantes, et vous pouvez être assurés que, malgré la médiation ou l'arbitrage du tribunal, les disputes de prééminence multiplieront les mésintelligences, les ruptures et les divorces. Et ce faisant, l'égalité des droits entre époux précipitera la ruine du mariage et l'avènement de l'union libre.

D'autant que, pour parfaire l'égalité entre époux, on s'acharne à détruire tout ce qui marque la supériorité du mari. Ainsi la Gauche féministe a émis le voeu que la femme française qui épouse un étranger, ou la femme étrangère qui épouse un Français, ait le droit de conserver, par une déclaration faite au jour de son mariage devant l'officier de l'état civil, sa nationalité d'origine. N'est-il pas «immoral» que la femme soit condamnée à prendre toujours la nationalité de son mari? Et pour procurer à la femme la satisfaction orgueilleuse de conserver la plénitude de son individualité, on n'hésite pas à sacrifier les intérêts de la famille, dont le patrimoine doit être régi par une seule et même législation sous peine de conflits inextricables. Concevez-vous un ménage dont la femme, restée Anglaise, sera gouvernée par la législation anglaise, et le mari, resté Français, sera gouverné par la législation française? Et les enfants suivront-ils la nationalité du père? Si oui, c'est un hommage rendu à la primauté virile. Si non, seront-ils mi-anglais, mi-français? Vous verrez que, par horreur de la prééminence paternelle, on leur réservera le droit de trancher cette question à leur majorité.

Ainsi encore, la Gauche féministe a émis le voeu que la femme mariée, «afin de sauvegarder son individualité, sa liberté et ses intérêts, garde son nom patronymique, au lieu d'adopter celui du mari.» Remarquez qu'aucune loi n'oblige l'épouse à prendre le nom de l'époux. L'usage le veut ainsi, et non la législation. Mais Mme Hubertine Auclert n'admet pas qu'une femme «se fasse estampiller comme une brebis sous le vocable de l'homme qu'elle épouse 155.» Et quel nom donnera-t-on aux enfants? Si nous revenons au matriarcat, comme on nous l'assure, ils devront suivre la filiation et recevoir le nom de leur mère, bien que l'histoire atteste que la famille monogame ne s'est fortement constituée, que du jour où la filiation est devenue certaine et l'état civil régulier par la transmission du nom paternel, avec toutes les obligations qui s'ensuivent au profit de la mère et des enfants.

Note 155: (retour) Congrès international de la Condition et des Droits des Femmes. Séance du samedi matin 8 septembre 1900.

Ainsi enfin, le féminisme avancé demande que la femme puisse obtenir du juge de paix «l'autorisation d'avoir une résidence séparée de celle du mari.» On ne veut pas que l'épouse soit astreinte à suivre partout son époux, lorsqu'il plaît à ce dernier de changer capricieusement le siège de ses affaires ou le lieu de son habitation. Le juge de paix, ce médiateur familial qui est appelé à jouer le rôle de confesseur laïque, devra peser les raisons du mari et les résistances de la femme, et au besoin permettre à celle-ci, par exemple, de rester à Paris si le conjoint préfère s'installer en province. Est-ce qu'il n'est pas contraire à l'égalité d'imposer toujours à la femme le domicile du mari? 156 Laissez donc aller l'un à droite et l'autre à gauche, et l'égalité sera sauvée, et l'union rompue. Et les enfants suivront-ils papa ou maman? Triste ménage! Triste système!

Note 156: (retour) Séance du samedi soir 8 septembre 1900.

Si le féminisme s'obstine à opposer l'épouse au mari et les enfants au père, il est à prévoir que la famille à venir, divisée contre elle-même, retombera peu à peu à sa primitive faiblesse. Un des congressistes de 1900, M. Le Foyer, a fait cette déclaration dénuée d'artifice: «Nous avons à assurer l'abdication de ce roi conjugal qu'est le mari, et l'avènement de cette citoyenne qu'est la femme; en un mot, nous avons à faire du mariage une république.» C'est entendu. Mais si jamais la république, ainsi comprise, s'installe au foyer, tenons pour sûr que la famille, disloquée par l'égalité absolue, se débattra douloureusement dans la confusion et l'anarchie.

III

Et cependant, il ne suffit pas que le mariage nouveau soit une «société entre égaux»: on veut qu'il devienne une «association libre». Mais comment concilier cette liberté avec la fidélité? Pour ceux qui fondent l'union conjugale sur l'idée du devoir, cette question n'existe pas. Libres avant le mariage, les époux ne le sont plus après. Une fois liés l'un à l'autre, ils doivent tenir leur serment. Point de mariage sans foi jurée; et lorsqu'on s'est obligé réciproquement pour la vie, on ne peut reprendre sa liberté sans faillir à l'honneur. Les époux, qui se sont promis fidélité, doivent respecter leurs engagements jusqu'au bout. Les honnêtes gens n'ont qu'une parole. Et pour donner plus de poids à ce serment mutuel, la loi civile a fait du mariage un contrat solennel, et la loi religieuse l'a élevé à la dignité de contrat sacramentel.

La Gauche féministe n'ose pas attaquer le devoir de fidélité, par tactique peut-être plus que par principe, de peur qu'on lui prête l'intention de détruire dans la famille les sentiments qui font sa force. M. Viviani, personnellement, ne trouve «aucune raison dans son esprit et dans son coeur» pour infirmer et abolir une promesse qui est dans la nature des choses. Le devoir de fidélité subsistera donc, mais allégé de toutes les sanctions du Code pénal contre l'adultère. De plus, il ne saurait s'agir entre époux d'un voeu perpétuel de fidélité, s'enchaîner à toujours étant trop manifestement contraire à la liberté individuelle, à la possession de soi-même.

Cela fait, le féminisme radical s'acheminera doucement du mariage légal à l'union libre. Car s'il est prudent de ne point effrayer les bourgeois, il convient de ne pas se séparer des camarades qui, plus hardis et plus conséquents, sont toujours prêts à prendre les habiles pour des réactionnaires. Et ces frères terribles ne se feront pas faute de stimuler les indécis. «Vous avez peur des mots, leur dira, par exemple, le groupe avancé des Amis de la science. L'union libre est au bout de la route que vous avez prise. Encore quelques pas, et vous y êtes. Pourquoi vous arrêter en si beau chemin?» Appliquée au mariage, la liberté ne vaut pas mieux que l'alcoolisme. Une fois qu'on en a pris, on n'en saurait trop prendre. Il faudra, coûte que coûte, qu'elle se vide de tout son contenu, pour le malheur de ceux qui s'en griseront.

Déjà la Gauche féministe est unanime pour ajouter le divorce par consentement mutuel aux quatre causes de rupture prévues par le Code civil, et qui sont: 1º l'adultère; 2º les excès où sévices; 3º les injures graves, 4º la condamnation à une peine afflictive et infamante. Or, cette extension du divorce est une première atteinte, et combien grave! au devoir de fidélité, puisqu'elle permet aux époux de se relever de leur parole, d'un commun accord. Et comment s'y soustraire? Une fois admis que le mariage est un contrat comme un autre, ce que le consentement a fait, le consentement peut le défaire. Suffisante pour les unir, la volonté des époux doit suffire pour les désunir.

Et l'enfant? Il semble bien que ce tiers innocent et faible devrait faire obstacle au divorce des parents. Lorsqu'on se marie, la volonté des époux est souveraine, l'enfant n'existant pas encore. Mais lorsqu'on divorce, la volonté des parents n'est plus aussi libre. Un lien de chair a pu se former entre le mari et la femme: sacrifierez-vous l'enfant à leurs aises ou à leurs passions? C'est là que nous pouvons toucher du doigt la logique cruelle du divorce.

Dirons-nous que, les enfants ayant droit non seulement à la nourriture, mais à la famille, le fait de leur existence doit rendre le divorce de leurs parents impossible?--Mais, répondra-t-on, pourquoi condamner ceux-ci à l'enfer conjugal? Subordonner le divorce par consentement mutuel à l'inexistence des enfants, c'est accorder aux unions stériles un privilège et un encouragement. N'est-il pas à craindre même que des époux, plus attachés à leur indépendance qu'à leur devoir, ne s'arrangent pour écarter préventivement l'obstacle qui les empêcherait de sortir du mariage?

Dirons-nous que le tribunal devra s'assurer, avant d'accueillir la demande des époux, qu'il est donné satisfaction aux droits et aux intérêts de leurs enfants?--Mais si rationnel qu'il paraisse de charger la justice de défendre ces mineurs qui, par définition, sont incapables de se défendre eux-mêmes, on ne voudra point que l'avenir des enfants enchaîne la liberté des parents. Laissez aux magistrats le pouvoir de subordonner souverainement le divorce des père et mère à l'obligation d'élever et d'entretenir convenablement les enfants, et c'en est fait, dira-t-on, du divorce par consentement mutuel? «Rappelez-vous, s'est écrié M. Viviani, l'opposition presque religieuse que certaines chambres civiles font, dès aujourd'hui, au divorce incomplet que nous avons conquis.» Il serait, d'ailleurs, impossible aux ménages pauvres d'établir qu'en se désunissant, les intérêts de l'enfant seront suffisamment sauvegardés; et le divorce par consentement mutuel deviendrait le privilège des riches.

Dirons-nous que le sentiment des enfants sera consulté, la dignité humaine ne permettant pas qu'on en dispose comme d'une chose, ou qu'on les sépare comme un mobilier.--Mais en joignant au consentement des époux la consultation des enfants, on soumettrait les parents à une épreuve souvent ridicule, s'il s'agit d'enfants en bas âge, et toujours douloureuse, s'il s'agit d'adolescents. Au lieu d'interroger les préférences secrètes des enfants, il est plus simple de s'en remettre au tribunal du soin d'attribuer leur garde à celui des parents qu'il jugera le plus digne.

Dirons-nous que, si l'attribution des enfants à l'époux innocent se comprend lorsque le divorce a été prononcé, pour cause déterminée, contre l'époux coupable justement puni par le rapt légal que le tribunal lui inflige, en revanche, le divorce par consentement mutuel s'oppose à ce qu'ils soient adjugés à l'un plutôt qu'à l'autre, puisque la désunion est poursuivie, en ce cas, d'un commun accord, sans articulation de motifs; qu'il vaut mieux conséquemment tenir compte des sentiments des enfants, sitôt que leur âge le permettra, afin que le divorce, qui met un terme au malheur des père et mère, ne consomme pas du même coup le malheur des fils et des filles.--Mais l'affection de ceux-ci peut être mal placée; leur plus vive inclination pour «papa» ou pour «maman» risque d'être inconsidérée. Au cas où les parents s'en disputent la garde (et la question est particulièrement délicate s'il s'agit d'un rejeton unique), il est inévitable que le tribunal intervienne, ex æquo et bono, pour décider souverainement du sort de l'enfant,--sans recourir toutefois au jugement de Salomon.

Ces déductions fortement enchaînées serrent le coeur. Une fois pris dans l'engrenage, l'enfant ne peut plus y échapper: il est sacrifié. De la part des époux, le divorce par consentement mutuel est un acte de pur égoïsme; car il prouve que ceux-ci mettent leur satisfaction et leur plaisir au-dessus des intérêts sacrés de leur descendance née ou à naître. L'enfant est la grande victime du divorce.

Mais poursuivons. Aux parents qui veulent rompre le lien matrimonial par consentement bilatéral, la Gauche féministe n'impose qu'une simple condition de forme. «Les époux devront exprimer par trois fois, devant le président du tribunal civil, à trois mois d'intervalle les deux premières fois-, à six mois d'intervalle la troisième fois, leur volonté de se séparer.» A vrai dire, ce laps de temps et ces déclarations réitérées sont des épreuves salutaires, destinées à provoquer la réflexion des époux au seuil du divorce; sans compter que, dans cet intervalle, une grossesse de la femme peut survenir qui modifie leurs projets. Et pourtant, des âmes impatientes trouvent ces conditions de durée trop longues et trop dures, estimant qu'il est inique de prolonger pendant un an le «supplice des époux» qui aspirent au divorce contractuel. Pourquoi imposer à la désunion volontaire une forme de consentement que la loi n'exige pas pour l'union elle-même? Puisqu'il est loisible de se marier après deux bans publiés deux dimanches consécutifs, pourquoi les époux n'auraient-ils pas le droit de se délier aussi rapidement qu'ils se sont liés?

On oublie que la publication des bans est la manifestation officielle d'un consentement qui s'est formé plus ou moins lentement au cours des fiançailles,--ce que M. Viviani a rappelé, du reste, en fort bons termes 157. Par malheur, l'habile rapporteur s'est vu distancé et débordé sur d'autres points infiniment plus graves, tant la poussée des idées d'indépendance est irrésistible! Après le divorce par consentement mutuel, le Congrès a voté le divorce par consentement unilatéral. Il fallait s'y attendre.

Note 157: (retour) Voir le compte rendu sténographique de la Fronde du 10 septembre 1900.

Vainement M. Viviani est-il intervenu, non sans quelque embarras, pour montrer que le droit de répudiation serait moins profitable à la femme qu'au mari, et que celui-ci ne manquera point d'en user, lorsque l'heure de la lassitude aura sonné, pour se débarrasser de sa femme infirme ou vieillie. Rien ne fit. La majorité déclara, par la bouche de Mme Pognon, que personne ne doit être forcé de vivre avec un conjoint, pour lequel on ne se sent plus ni amour ni estime. De quel droit empêcherait-on une femme, déçue et trompée une première fois, de chercher à se refaire un renouveau de bonheur? «Nous ne voulons pas que le mariage soit un bagne.»

Et sur cette parole, le Congrès a émis le voeu que «le divorce demandé par un seul fût autorisé au bout de trois années, quand la volonté de divorcer aura été exprimée trois fois à une année d'intervalle.» Et voilà comment cette «association libre», qui doit remplacer le mariage légal, est emportée, par la force inéluctable des choses, jusqu'à la répudiation, dont pourtant les féministes les plus qualifiés avaient affirmé ne point vouloir. Cette brèche faite, tout ce qu'il y a d'honneur et de sécurité dans le mariage va fuir immanquablement; car cette lézarde compromet toute la solidité du vieil édifice.

Voyez plutôt. Il est inadmissible, en droit, qu'un contrat formé par la volonté de deux parties puisse être rompu par la volonté d'une seule; sinon, plus de contrat possible. Eh bien! ce principe élémentaire de justice, d'égalité, d'ordre, de sûreté, est aboli dans l'union conjugale. Ce qui revient à dire que le mariage, qui a été regardé jusqu'ici comme le plus sacré des contrats, n'a pas même aux yeux de certains féministes, l'existence et la validité du plus vulgaire contrat privé. Pourquoi se lier, si le mariage n'oblige plus? Dès que la liberté individuelle est la loi des époux, il n'est plus d'engagement qui tienne. Une seule règle subsiste: «Il n'appartient à aucune puissance humaine d'enchaîner un époux à sa misère.» Le mot a été prononcé. Mais qu'on y prenne garde: une fois ce point de départ admis, le mariage est voué fatalement à se fondre et à s'abîmer dans l'union libre.

On voit par ce qui précède que cette évolution entraîne déjà certains esprits. Rien ne l'arrêtera. Ainsi, on demandera que la folie dûment constatée soit admise comme un cas de divorce. La Gauche féministe s'est prononcée en ce sens, sous prétexte qu'il n'est pas possible de contraindre une femme à sacrifier sa jeunesse, son bonheur et sa vie à un mari dément ou idiot. C'est en vain que M. le docteur Fauveau de Courmelles a insinué que la folie n'était pas absolument héréditaire, et qu'en tout cas, si elle provenait parfois de l'inconduite ou du libertinage, elle était plus souvent occasionnée par l'excès de travail d'un père surmenant ses forces pour nourrir sa famille. C'est en vain que Mme la doctoresse Edwards Pilliet a fait remarquer, en excellents termes, que la folie n'est pas incurable, et que permettre à une femme de se remarier pendant l'internement de son mari, c'est condamner le fou, s'il vient à guérir, à une rechute certaine, par la constatation désolante de son isolement et de son abandon.

Et puis, a-t-on réfléchi que, si l'on ouvre la porte du divorce à la folie, toutes les maladies, toutes les infirmités vont y passer? Car, au sens médical, la folie est un cas pathologique comme un autre, avec cette atténuation que, lorsqu'un époux tombe en démence, on l'enferme, ce qui délivre son conjoint des pénibles obligations de la vie commune. Combien d'autres infirmités sont plus horribles et plus répugnantes! Admettrez-vous que la maladie soit une cause légale de désunion? Mais que de fois on devient infirme ou dément sans l'avoir voulu!

Il est affligeant de penser que des gens, qui se sont unis pour la bonne et la mauvaise fortune, peuvent songer de sang-froid à rompre leur lien, dès que l'un d'entre eux vient à perdre la raison ou la santé. En cas de maladies, héréditaires ou non, le divorce s'aggraverait d'une lâcheté. Que l'on relève les médecins de l'obligation du secret professionnel en ce qui concerne le mariage, qu'on leur reconnaisse le droit de dire la vérité aux parents ou même aux futurs époux qui la sollicitent: soit! Mais autoriser un conjoint à quitter le foyer domestique, lorsque la femme ou le mari le remplit de ses plaintes et l'attriste de ses souffrances, ce serait faire servir la loi à des fins égoïstes, malhonnêtes et barbares.

Vous ne pouvez pas empêcher, a dit Mme Pognon, que le mari d'une folle ou la femme d'un fou «se crée une autre existence et demande le bonheur à un nouvel amour.»--C'est vrai. Mais si la loi ne peut empêcher cette trahison, elle ne doit pas l'encourager; et en autorisant le divorce contre un époux dont le seul tort est d'être malade, elle favoriserait précisément la désertion et la cruauté. Jusqu'ici le divorce avait été invoqué, à titre de peine, contre l'époux coupable: de grâce, ne le faisons pas servir au châtiment immérité de l'époux innocent et malheureux! A toutes ces raisons, la Gauche féministe est restée sourde. La folie, d'après elle, doit être un cas de divorce. Et l'on ne voit pas pourquoi il en serait différemment des maladies incurables 158.

Note 158: (retour) Congrès international de la Condition et des Droits des femmes. Séance du samedi matin 8 septembre, d'après le compte rendu sténographique de la Fronde du lundi 10 septembre 1900.

Au cours de la discussion, une dame s'est écriée d'un ton aigu: «Est-il donc si gai de vivre avec un fou, un alcoolique ou un malade?»--Non, madame, cette vie n'est pas gaie. Le devoir, du reste, est rarement gai. Mais s'il n'apporte pas avec lui cette jouissance égoïste et sensuelle, à laquelle on rabaisse aujourd'hui l'idée du bonheur conjugal, il nous donne, en revanche, lorsqu'il est fièrement accepté et courageusement accompli, une estime, une fierté, un contentement de soi, c'est-à-dire des joies graves et austères, dont les grandes âmes sentent le prix et qu'elles tiennent pour une suffisante récompense. N'est-ce donc rien que de pouvoir se dire qu'en dépit des épreuves et des souffrances, on a suivi la voie droite où les plus nobles représentants de l'humanité ont marché avant nous? N'est-ce rien que d'être salué par les honnêtes gens comme un martyr ou une victime du devoir? Le mariage sans vertu, voilà ce qu'on nous prépare. Le temps est loin où Mme de Rémusat réclamait pour les femmes «le droit au devoir.» A l'heure qu'il est, certaines dames réclament le droit au plaisir. Entre ces deux formules, il y a toute la distance qui sépare le mariage légal que l'on délaisse, de l'union libre où l'on tend.

Il est bien entendu, d'autre part, que, si le divorce a été prononcé pour cause d'adultère, le mariage sera permis entre les complices. En effet, puisque le divorce ne doit plus être la punition de l'époux coupable, rien ne s'oppose à ce qu'on permette à celui-ci, à titre de dédommagement et de récompense, d'épouser la maîtresse ou l'amant qui aura motivé le divorcé en participant à l'adultère. C'est pourquoi la Gauche féministe réclame instamment l'abrogation de l'article 298 du Code civil, qui pousse la cruauté jusqu'à interdire le mariage entre complices.

Réalisant nos prévisions, elle poursuit également, avec une impitoyable logique, l'abolition de toutes les prescriptions du Code pénal «relatives à la répression du délit d'adultère,» que celui-ci ait été commis par la femme ou par le mari. Toute trahison conjugale est une affaire privée, une question d'ordre intime, un incident d'alcôve, qui ne regarde point la société. Elle ne constitue pas même «un abus de confiance, au sens pénal du mot,» pour parler comme M. Viviani. Autrement dit, l'adultère ne peut être érigé en faute sociale, en délit public, puni comme tel par le Code pénal. Il faut le considérer seulement comme une faute conjugale, engendrant un simple délit civil et donnant ouverture au divorce. Qu'on ne parle donc point d'atteinte à l'ordre public! Ç'a été l'erreur de toutes les sociétés chrétiennes de croire qu'elles étaient intéressées à la fidélité des époux, et de traiter conséquemment l'adultère comme un acte délictueux qui mérite une répression pénale. Il n'est que temps de supprimer toutes ces atteintes à la liberté conjugale. Et de fait, le Congrès de la Gauche féministe a voté, par acclamation, l'abolition du délit d'adultère.

La bigamie elle-même, qui n'est qu'un adultère prolongé, sera seulement considérée comme un faux en écriture publique, passible des pénalités de droit commun. Ce qu'on punira chez le bigame, ce n'est pas la violation de la foi conjugale, qui n'est qu'une indélicatesse d'ordre privé, mais le fait délictueux d'avoir fait régulariser son adultère par l'officier de l'état civil. La loi ne frappera pas le bigame, mais le faussaire.

IV

Tel est le travail de destruction, auquel M. Viviani a prié galamment les femmes d'associer «leur fine et gracieuse enveloppe.» Mais, arrivé à ce point d'émancipation, le «mariage libre» touche de si près à l'amour libre, qu'il est impossible que le premier ne rejoigne pas le second. Leur principe est le même: la liberté. La discussion ne porte que sur les plus extrêmes conséquences. Point de doute que la dialectique des audacieux ne finisse par triompher de la timidité des inconséquents. Comment résister aux pressions et aux entraînements de la logique?

Déjà un vigoureux théoricien de l'union libre, M. Le Foyer, a proposé au Congrès de la Gauche féministe deux motions déduites avec vigueur et précision. Voici la première: «Si l'un des époux se rend coupable d'inexécution volontaire d'une ou plusieurs des dispositions constituant le régime légal ou conventionnel du mariage, l'autre époux pourra demander le divorce.» Du moment, en effet, que la société n'a rien à voir à la célébration et à la dissolution du mariage, l'adultère n'étant qu'un délit purement civil et le divorce un accident d'ordre privé, on est amené à décider que les époux sont maîtres de subordonner la formation et la résiliation de leur union à telles conditions qu'ils jugent convenables. Puisque le mariage relève exclusivement de la souveraineté individuelle, le principe de la liberté des conventions, qui s'applique à leurs biens, doit être étendu à leurs personnes. C'est pourquoi il est permis de trouver, qu'en refusant de discuter ce voeu, le Congrès de 1900 a fait preuve d'illogisme ou de pusillanimité. Lorsqu'on vient d'admettre que l'inexécution involontaire des obligations conjugales pour cause de folie peut être un cas de divorce, il y a inconséquence manifeste à refuser d'attacher le même effet à l'inexécution volontaire des clauses du contrat, celle-ci constituant une violation de la foi conjugale mille fois plus grave, puisqu'elle est consciente et réfléchie.

Poursuivant son idée,--sans succès, d'ailleurs,--M. Le Foyer a soumis au Congrès le voeu additionnel suivant: «Que la loi ne régisse l'association conjugale quant aux personnes, conformément à ce qui existe déjà pour les biens, qu'à défaut de conventions spéciales, que les époux peuvent faire comme ils le jugent à propos.» A cela le Congrès n'avait rien à répondre, ayant admis la répudiation, c'est-à-dire la dissolution du mariage par la volonté d'un seul.

Voici, en substance, l'argumentation de M. Le Foyer. Il est irrationnel qu'un contrat, qui est l'oeuvre de deux consentements, puisse être détruit par le caprice de l'un ou de l'autre époux. N'est-il pas plus sensé de permettre aux futurs conjoints d'insérer dans leur pacte matrimonial une clause comme celle-ci: «Nous nous reconnaissons à chacun le droit de demander, à un moment donné, la rupture de notre union, sans que l'autre puisse y faire opposition?» Une fois admise la liberté des conventions entre époux, le divorce par volonté unilatérale devient rationnel, les intéressés y ayant acquiescé par avance. Et voyez de quel élargissement la liberté conjugale va bénéficier du même coup! Si nous avons, en France, plusieurs mariages quant aux biens, il n'y en a qu'un seul quant aux personnes: ce qui ne va pas sans assujettissements pénibles pour les époux qui diffèrent d'âge ou de caractère, de mentalité ou de tempérament. Le mariage d'aujourd'hui est un domicile étroit, «une maison toujours bâtie sur le même modèle, où l'on ne peut se loger à sa guise.» Et il arrive que plus nous allons, plus nombreux sont les conjoints qui cherchent à «s'évader de cette prison», plus nombreux sont les ménages qui préfèrent même «coucher hors des murs». Le mariage ne sera vraiment l'«association libre» que vous réclamez, que si elle comprend «plusieurs types de mariages, un certain nombre de maisons modèles adaptées aux diverses exigences, aux diverses aptitudes, où chacun puisse s'installer commodément. Au lieu de légiférer pour des cas particuliers, qu'on nous donne vite une union «souple et libérée». Et la loi, qui n'a été qu'un instrument de domination pour le passé et qui doit être un instrument d'émancipation pour l'avenir, aura fondé la «liberté conjugale».

Ce langage est la logique même. Mais cette logique est effrayante. J'en atteste ce court dialogue emprunté aux débats du Congrès de 1900: il met à nu toutes les licences effrénées de l'union libre.

M. Viviani.--Supposons que les futurs époux aient le droit de faire tel contrat qui leur plaira, relativement à leur personne: la femme pourra-t-elle stipuler qu'elle aura un domicile séparé de celui de l'homme?

M. Le Foyer.--Parfaitement.

M. Viviani.--L'homme et la femme pourront-ils se donner réciproquement la permission, non seulement d'avoir un domicile séparé, mais encore de vivre chacun avec une autre personne?

M. Le Foyer.--Parfaitement.

M. Viviani.--L'homme et la femme pourront-ils s'accorder l'un à l'autre le droit d'admettre, en participation, à leur héritage respectif les enfants qu'il leur plaira d'avoir hors mariage?

M. Le Foyer.--Parfaitement.

M. Viviani.--L'homme et la femme auront-ils la faculté de se réserver leur liberté personnelle et de convenir que, dans un délai de trois ou cinq ans, chacun pourra répudier son époux?

M. Le Foyer.--Je n'y vois pas d'inconvénient, pourvu que cette clause soit acceptée par les deux conjoints.

Et M. Viviani de s'emporter en un fort beau langage contre «une pareille conception du mariage!»--ce dont nous ne saurions trop le féliciter. «Faites entrer cette liberté dans le contrat de mariage, et la femme sera sacrifiée, lorsque viendra l'heure de la disgrâce et de la lassitude, qui envahira plus tôt le coeur de l'homme que le coeur de la femme, celle-ci vieillissant plus rapidement que celui-là.» Et le Congrès a refusé de passer outre.

En cela, du reste, la Gauche féministe n'a obéi qu'à des répugnances parfaitement légitimes, sans pouvoir se flatter d'avoir cédé à des arguments valables. Ceux qui introduisent la liberté dans le mariage, sont condamnés à la voir dérouler inexorablement toutes ses conséquences jusqu'à l'union libre. M. Le Foyer voudrait même que celle-ci fût reconnue et sanctionnée par la loi; mais il a rencontré sur ce point une âme plus libertaire encore que la sienne. Par cette raison que les lois, ayant toujours servi à réprimer les peuples, ne sauraient jamais devenir un instrument de libération pour les individus, un congressiste a fait observer très justement que, lorsqu'on s'élève contre les lois du mariage, il est «contradictoire de recourir aux sanctions légales pour libérer l'union conjugale 159.» La conclusion s'impose: supprimons toutes les lois matrimoniales: la liberté des conventions suffit à tout. Et M. Viviani de se récrier avec feu: «Vous oubliez qu'il faut donner à la femme plus de garanties qu'à l'homme, et que, tant que la mère ne pourra vivre par elle-même, il faudra,--bien loin de briser le mariage,--en faire une citadelle vivante ou elle puisse s'enfermer avec son enfant!»

Note 159: (retour) Congrès de la Condition et des Droits des femmes. Séance du samedi matin 8 septembre.--Voir le compte rendu sténographique de la Fronde du mardi 11 septembre 1900.

Et conquise par ces nobles paroles, la Gauche féministe s'est refusée à réclamer l'abolition du mariage. Seulement, pour mettre le comble à ses contradictions, elle s'est empressée de voter l'abolition de la séparation de corps. Là pourtant, M. Viviani avait plaidé fort habilement les circonstances atténuantes. Elle est bien inoffensive, cette pauvre séparation de corps! Songea donc qu'à l'heure actuelle, il suffit qu'elle existe depuis trois ans, pour qu'on la puisse transformer en divorce; et qu'en outre, le Sénat est saisi d'un projet déjà voté par la Chambre, qui rend cette transformation obligatoire, en enlevant à chacun des époux le droit de s'y opposer. Pourquoi effrayer le Parlement par des voeux inopportuns? Mais sacrifiant la prudence à l'irréligion, ces dames se sont obstinées à proscrire la séparation de corps. Cette demi-mesure offense leur radicalisme superbe. C'est en vain que les femmes catholiques leur diront: «L'Église nous fait un devoir de repousser le divorce: laissez-nous la séparation qui nous agrée et nous suffît.»--«Elle nous déplaît!» répondent les femmes libres.--«Mais le divorce blesse notre conscience!»--«Tant pis! réplique-t-on; il satisfait la nôtre. Souffrez en silence ou divorcez comme tout le monde.» Voilà comment, dans les milieux avancés, on comprend la liberté des catholiques. Aux uns l'indépendance poussée jusqu'à la licence, aux autres la contrainte poussée jusqu'à la violation de la liberté de conscience. Ou la honte du divorce, ou l'enfer de la vie commune: plus de milieu. C'est de l'intolérance pure. Méfions-nous du fanatisme sectaire des femmes athées! Il pourrait bien être plus vexatoire,--étant plus orgueilleux,--que l'intransigeance naïve des dévotes.

Résumons-nous. Avec l' «égalité des droits,» c'est la discorde qui s'assied au foyer des époux. Avec la «liberté des personnes», c'est l'anarchie qui envahit la famille. Et du même coup, nous avons démontré que les outrances du féminisme révolutionnaire ne se lisent plus seulement aux pages de certains livres, mais qu'elles s'infiltrent peu à peu en des âmes féminines. Pour demain, sinon pour aujourd'hui, l'union libre devient leur secret idéal. Les unes y penchent; les autres y courent. Quelle imprévoyance!

Poursuivez, mesdames, votre oeuvre de nivellement et d'émancipation. Brisez, les uns après les autres, tous les liens du mariage, pour mettre à l'aise les couples qui en souffrent. Continuez à ébranler l'arbre par le pied, sous prétexte de venir au secours de quelques branches malades ou gâtées. C'est toute l'histoire du divorce: achevez son oeuvre. La logique vous y condamne; les hommes vous y convient. Certaines déductions vous font peur qui les satisfont grandement. Croyez-vous que le mariage ne leur pèse pas plus qu'à vous? Chaque licence que vous réclamez est tout profit pour le sexe fort. Combien de maris s'applaudiront du relâchement des liens conjugaux! A jeter bas tous les remparts du mariage, soyez assurées que beaucoup vous aideront activement. Et vous n'aurez pas à vous louer de ces alliés résolus et entreprenants; car, pour dix braves gens qui prônent l'union libre en toute droiture d'intention, par pur amour de la liberté, il est cent viveurs qui accoureront à la rescousse avec des mobiles infiniment moins honorables. Et ne dites plus, pour vous défendre de certaines conséquences extrêmes qui vous épouvantent ou vous écoeurent, que le mariage est une citadelle où la femme doit se retrancher désespérément: ces scrupules seraient tardifs et vains. Sous prétexte de faire entrer dans le mariage plus d'air et plus de lumière, vous en ouvrez toutes les portes, vous en livrez à l'ennemi toutes les approches, vous en démantelez, pierre par pierre, toutes les défenses et toutes les murailles. La maison conjugale de vos rêves n'est plus une forteresse, mais un moulin où l'on entre et d'où l'on sort sans gêne, sans scrupule, sans remords. Malheur à celles qui se contenteront d'un abri aussi précaire et aussi chancelant! Ainsi compris, le mariage n'est plus le foyer immuable et auguste où les époux s'installent pour la vie; c'est un passage ouvert à tous les vents, où l'on ne se hasarde qu'avec l'idée d'en sortir. Cela fait, l'union libre pourra prendre aisément possession des âmes et des moeurs; et il n'est pas douteux que, dans la dépravation qui nous gagne et nous ronge, beaucoup de gens la pousseront jusqu'au libertinage. Et ce sera le châtiment des femmes. Avis aux chrétiennes de France qui sont légion: l'union libre, c'est le féminisme des mâles. Je les adjure de défendre leur sexe contre le retour offensif de cette barbarie abominable.




LIVRE IV

ÉMANCIPATION MATERNELLE DE LA FEMME




CHAPITRE I

Du rôle respectif des père et mère


SOMMAIRE

I.--Le «féminisme maternel».--Philosophie chrétienne.--Division des taches et séparation des pouvoirs.

II.--Quelles sont les intentions et les indications de la nature?--Dissemblances physiques entre le père et la mère.--Différenciation des sexes.

III.--Dissemblances psychiques entre l'homme et la femme.--Heureuses conséquences de ces différences pour les parents et pour les enfants.--La paternité et la maternité sont indélébiles.

IV.--Égalité de conscience entre le père et la mère, suivant la religion.--Équivalence des apports de l'homme et de la femme dans la transmission de la vie, selon la science.--N'oublions pas l'enfant!


Le «féminisme maternel» soulève une série de questions qui, étroitement liées à celles qu'agite le «féminisme conjugal», intéressent au premier chef l'avenir de l'humanité. Convient-il d'émanciper la mère, comme on veut émanciper l'épouse? Quels sont ses droits vis-à-vis du père? De quelle autorité doit-elle être investie sur la personne et sur les biens de ses enfants? Quels pouvoirs lui appartiennent? Quels devoirs lui incombent? Tous ces points mettent naturellement aux prises le féminisme chrétien et le féminisme révolutionnaire. Pour éclaircir le débat, il n'est que d'exposer les doctrines traditionnelles du premier et les hardiesses novatrices du second; et après avoir confronté, chemin faisant, leurs solutions respectives, il nous sera plus facile de conclure.

I

D'après la philosophie chrétienne, l'homme et la femme, appelés aux mêmes fins dernières, participant aux fruits de la même rédemption, sont égaux devant Dieu. Séparez-les pourtant: en l'un ou en l'autre, l'humanité n'est pas complète. C'est le couple qui la constitue. Et même lorsque l'union est conclue par les époux et bénie par le prêtre, tout n'est pas fini. L'oeuvre matrimoniale commence.

Dans la pure doctrine catholique, la solution naturelle et le fruit parfait du mariage, c'est l'enfant. Et cette doctrine remonte aux premières traditions bibliques. Dieu, ayant tiré la femme de l'homme, les unit l'un à l'autre et leur dit: «Croissez et multipliez.» Pour un chrétien, prendre femme ne va point sans le dessein très ferme de fonder une famille. Saint Jean Chrysostome a donné aux fidèles de son temps l'explication de cette haute conception du mariage: «Comprenez-vous le mystère? D'un seul être, Dieu en a fait deux; puis de ces deux moitiés réunies, il en a tiré un troisième!»

L'enfant est le lien de chair qui, unissant définitivement le père et la mère, fait de la famille une indissoluble trinité. Et en lui donnant la vie, les parents continuent et complètent la création primitive; si bien qu'on peut dire qu'ils collaborent à l'oeuvre divine. Et puisque Ève est sortie d'Adam, et que l'homme a été promu le chef de la femme, la puissance du père devra primer logiquement celle de la mère. Ou mieux, par une sorte de séparation des pouvoirs, l'autorité respective des parents devra s'exercer, pour le bien des enfants, sans empiétement ni conflit, dans le domaine propre que la Providence leur a spécialement assigné. De là un partage d'attributions, une spécialisation des tâches, qui, loin d'affaiblir le foyer, met chacun des époux à la place qu'il faut, pour le plus grand profit de la famille.

Cette théorie ne saurait déplaire, ni aux économistes qui regardent la division du travail comme une loi générale de l'humanité, ni aux hommes publics, pour qui l'art de balancer et de modérer les pouvoirs, les uns par les autres, est le dernier mot de la sagesse politique. Ce qui achèvera peut-être de les satisfaire tout à fait, c'est que l'organisation théologique des pouvoirs de la famille, telle que nous venons de l'exposer succinctement, est, de l'aveu même des savants les moins suspects de partialité cléricale, en parfaite conformité avec les vues et les indications de la nature.

II

En effet, les dissemblances physiques, intellectuelles et morales des deux unités du couple humain éclatent à tous les âges de leur existence; et les différences d'aptitude et de vocation, qui en découlent, procèdent si bien de l'instinct,--plutôt que de l'éducation,--qu'elles se marquent, dès la plus tendre enfance, dans les goûts, dans les attitudes, dans les jeux, le petit homme recherchant le grand air, le bruit, le mouvement poussé jusqu'à l'exaltation de la vie physique, tandis que sa petite soeur s'applique doucement, dans un coin, avec de menus gestes et de patientes précautions, à parer, instruire ou gronder sa poupée. C'est ainsi que nos garçons se préparent, sans le savoir, aux luttes et aux labeurs qui attendent le futur chef de famille, et que nos filles s'exercent inconsciemment à l'activité soigneuse et douce des tâches maternelles.

Vienne l'âge, et ces dissemblances physiques vont s'accuser avec un relief de plus en plus saisissant. D'un côté, la rondeur délicate des formes, la souplesse du corps et la grâce de l'allure, la finesse de la peau, la caresse du regard, la douceur de la voix, l'adresse des mains,--tout prédispose la femme à la vie calme du foyer, aux soins de l'enfance, aux délicates besognes de la maternité. Sa faiblesse est faite pour attirer, bercer, consoler toutes les faiblesses. D'autre part, une taille élevée, une structure puissante, une démarche plus ferme, une force musculaire plus résistante, plus de gravité dans la parole, plus de sûreté dans le regard,--et aussi, très généralement, plus de barbe au menton,--prédestinent l'homme aux rudes travaux, aux longs efforts et aux grandes entreprises. Au lieu que tout ce qui constitue la femme, en bien ou en mal, procède de l'extrême sensibilité de son système nerveux et, conséquemment, de la vivacité des impressions qu'elle reçoit, on remarque chez l'homme plus de vigueur et plus de calme, plus d'assurance et plus de solidité.

Les intentions de la nature sont évidentes: elle n'a point fait l'homme et la femme pour les mêmes rôles. Il suffirait presque de comparer le squelette de l'un avec le squelette de l'autre, pour réfuter le paradoxe de l'égalité absolue des aptitudes et des fonctions entre les sexes. Tandis que l'homme est taillé pour la lutte, pour les démarches extérieures, pour l'action robuste et violente, la femme est faite pour les douces et patientes occupations du foyer. A lui, les oeuvres de force; à elle, les oeuvres de tendresse et de bonté. Et ce que la nature a voulu, l'homme et la femme ne peuvent le contredire sans dommage et sans souffrance; car, de même que l'homme déchoit par l'imitation de la femme, il n'est pas possible que la femme ne se nuise gravement, en s'ingéniant à rivaliser avec l'homme dans tous les domaines de l'esprit et de la vie.

Nul moyen, d'ailleurs, que cette différenciation des sexes, aperçue et constatée par les meilleurs esprits de l'antiquité, tels que Platon, Xénophon, Aristote, Cicéron, Columelle, soit le simple résultat d'une habitude, d'un artifice d'éducation, puisque, du petit au grand, nous la retrouvons chez les animaux, courbés plus matériellement que nous sous le joug des lois naturelles. Et plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus le contraste s'accentue entre le mâle et la femelle, plus le sexe de chacun s'accuse par des dissemblances de forme et de fonction. Là, au contraire, où la femme est assujettie, contre nature, au labeur écrasant des hommes, cette confusion des tâches engendre la misère et la barbarie. Point de progrès dans l'espèce humaine sans la division du travail.

III

Joignez que les dissemblances physiques sont le signe extérieur des dissemblances psychiques, qui distinguent et individualisent les deux moitiés de l'humanité.

La femme aperçoit mieux les détails que les ensembles; elle se laisse diriger par des affections particulières, par les mouvements secrets du coeur, plutôt qu'elle ne se dirige elle-même d'après un raisonnement suivi et des maximes générales. Son jugement décèle plus de subtilité que de profondeur, plus de finesse, plus de vivacité, plus de précipitation même que de froide et lente raison.

Par contre, ce qui domine surtout au coeur de l'homme, c'est l'amour-propre, l'ardeur, l'audace, un désir de protection, un besoin de commandement, un appétit de supériorité qui le porte au courage, à l'ambition, à l'action ouverte et soutenue, à l'orgueil, à la domination.

Ces disparités de caractère et de tempérament sont si constantes et si manifestes, que la grande voix de l'humanité les proclame depuis le commencement des temps. C'est ainsi que l'art s'est toujours plu à personnifier le travail par un homme, et à représenter la douce paix sous les traits d'une vierge. Un mâle visage est devenu dans la statuaire le symbole du mouvement, de l'effort, de la lutte. C'est ainsi encore que, dans toutes les langues, les grands fleuves, le Nil, le Rhin, le Danube, le Rhône, sont du genre masculin, tandis que, par une allégorie pleine de sens, le langage désigne les villes, les cités, réunions des familles et des foyers, par des vocables féminins.

Et le mariage de la force virile avec la grâce féminine engendre l'harmonie conjugale, pour le progrès de l'espèce et le charme des sociétés humaines. Par l'ascendant qu'elle sait prendre sur le coeur de l'époux, l'épouse calme en lui l'ardeur de l'action, la fièvre et l'inquiétude du succès. Elle lui assure la paix au logis et lui procure la douceur du foyer, sans quoi il n'est pour l'homme ni repos, ni bonheur, ni moralité. En revanche, par le prestige qu'il exerce sur l'esprit de l'épouse, l'époux saura la prémunir contre la légèreté et la mollesse, qui sont les fruits ordinaires de la tendresse et de la nervosité.

Sans appui masculin, la femme s'abandonnerait souvent à l'exaltation, à la frivolité; car il est d'évidence que la vivacité de ses impressions la porte au changement et à l'exagération. Voyez la mode: excentrique et instable du côté des femmes, elle est plus simple et plus fixe chez les hommes. Inversement, c'est le propre de l'action des femmes de polir notre grossièreté, de modérer nos emportements, de colorer d'un vernis de douceur notre enveloppe dure et sèche. Comme deux compagnons de route qui s'appuient l'un sur l'autre, les deux sexes échangent, par un contact journalier, la délicatesse de l'un contre la fermeté de l'autre, grâce à quoi ils se tempèrent, s'équilibrent et s'améliorent réciproquement. De même que la tête ne peut vivre sans le coeur, ni le coeur sans la tête, et qu'intervertir leurs fonctions ou interrompre leurs relations serait une oeuvre de mort et la pensée d'un fou, ainsi, dans l'organisation du genre humain, l'homme et la femme ne peuvent vivre l'un sans l'autre,--sans qu'ils aient besoin d'empiéter l'un sur l'autre. Ce sont deux êtres complémentaires qui doivent s'associer pour leur mutuelle perfection. Et comme la grâce de la femme modère et adoucit l'exagération de force si naturelle au caractère masculin, de même l'énergie virile soutient et relève l'excès de modestie et de timidité ordinairement propre au caractère féminin.

Et les enfants, bien entendu, sont les premiers à recueillir les fruits de cette fusion harmonieuse. Pour les petits, «papa» aurait la main trop rude; pour les grands, «maman» aurait la main trop faible. L'enfant a-t-il de bons instincts: la direction paternelle risquerait d'être trop raide. L'enfant a-t-il de mauvais penchants: la loi de la mère serait trop douce. Mariez ces deux natures, ces deux tempéraments, et aussitôt le gouvernement domestique se pondère et se complète.

Mais, pour que les enfants tirent de cette précieuse combinaison tous les bienfaits qu'elle recèle, encore faut-il qu'elle soit durable et inviolée. Au risque de nous répéter, nous maintenons que l'union conjugale n'est point l'union physique d'un moment. A la différence des animaux, que rapproche accidentellement le hasard d'un caprice ou l'entraînement de l'instinct, les humains, qui se marient, ont des vues plus complexes et de plus longs desseins. Ils s'associent pour la vie. Ils fondent une famille. La protection et l'éducation des enfants ne peuvent se comprendre sans l'unité et la stabilité du foyer. La constance et l'indissolubilité du mariage, voilà donc l'idéal pour les parents et leur descendance. Les fautes ou les infortunes individuelles ne prouvent rien contre l'excellence de cette loi générale. Bien plus, en devenant père, en devenant mère, l'homme et la femme revêtent un caractère indélébile. Confirmé et soutenu par l'enfant, le lien matrimonial ne peut être dénoué ou rompu que par fiction. La famille ne se compose point d'êtres indépendants les uns des autres. Confondus dans le mystère de la génération, père, mère, enfant, sont les fractions inséparables de cette première unité sociale.

IV

Et retenons bien que, devant la conscience et devant la nature, la paternité ne saurait l'emporter sur la maternité, ni en valeur ni en vertu. Il est donc impossible d'admettre que le père doive toujours commander et la mère toujours obéir. Du moment que la paternité ne se comprend point sans la collaboration de la femme, la loi religieuse et la loi naturelle sont fondées à nous faire un devoir d'admettre la mère à un certain partage de l'autorité du père, la fermeté de celui-ci s'unissant à la tendresse de celle-là pour l'heureuse formation des enfants.

Mais qui dit partage des pouvoirs, ne dit pas opposition et contradiction des volontés. Au sein de la famille idéale, trois éléments concourent à l'éducation de l'enfance: l'autorité qui dirige, l'amour qui persuade et la piété filiale qui obéit. Plus l'union morale du père et de la mère est étroite, plus leur entente est parfaite, et plus ils ont chance de façonner la jeune âme, qu'ils ont mission d'élever, à leur image et à leur ressemblance.

A un autre point de vue, la science semble admettre, conformément aux enseignements de la religion, que la masculinité n'est point, par elle-même et par elle seule, une supériorité décisive. Nous n'ignorons pas que, parmi les partisans de la sélection sexuelle, les uns voient dans l'homme une femme qui a poursuivi et consommé son évolution, tandis que les autres regardent la femme comme un homme inachevé, dont les fonctions de maternité ont arrêté le développement normal. D'aucuns tiennent même les femelles pour des exemplaires dégénérés d'une masculinité primordiale. Mais, Dieu merci pour la femme! de nouvelles recherches ont mis en lumière l'équipollence physiologique des apports masculin et féminin dans la transmission du sang et la propagation de l'espèce. Il y a, semble-t-il, dans les premiers capitaux de vie hérités du père et de la mère, une parfaite identité de puissance et une égale part de coopération. D'où il suit que, pour l'oeuvre de reproduction, pour le soutien de la race, le féminin balance le masculin, et que, dans le mystère de la génération, le père et la mère se complètent et s'équivalent.

Ainsi donc, envisagée au point de vue supérieur des destinées de la famille humaine, et regardée comme la collaboratrice nécessaire de l'homme dans la transmission des qualités physiques et morales de l'espèce, la femme ne doit être placée ni au-dessous ni au-dessus de son compagnon. Il ne saurait plus être question, malgré les déclamations de quelques misogynes, de la rabaisser à la condition misérable qu'elle occupa aux premiers âges de l'humanité, de la traiter comme une sorte d'animal domestique soumis à la pleine propriété de l'homme.

Il ne convient pas davantage de l'ériger en personnalité indépendante, ayant son but en elle-même et travaillant, sur les conseils d'un individualisme exalté, à se hausser au-dessus de l'homme. D'où qu'il vienne, l'égoïsme est haïssable et destructeur des intérêts supérieurs de la race. Point d'oppression du côté de l'homme, point d'indépendance du côté de la femme. Les fonctions normales de l'un et de l'autre sont également nécessaires à la famille et à l'espèce. Ils ne sont point nés pour vivre séparés comme deux voisins jaloux, comme deux puissances rivales. Si les sexes ont été créés dissemblables, c'est apparemment pour se rapprocher, se parfaire et se perpétuer. Que chacun s'enferme dans son moi solitaire, sous prétexte de liberté, et les fins suprêmes de la nature seront sacrifiées aux vues étroites et stériles de l'individu. L'union dans la solidarité de l'amour pour le renouvellement de la vie, tel est le voeu suprême de la nature. N'oublions pas l'enfant!



CHAPITRE II

Éducation maternelle


SOMMAIRE

I.--Vertu éducatrice de la mère.--Ses qualités admirables.--Ses tendresses excessives--Faiblesse de la mère pour son fils, faiblesse du père pour sa fille.

II.--Les parents aiment mal leurs enfants.--L'éducation doit se conformer aux conditions nouvelles de la vie.

III.--Éducation des filles par les mères.--Supériorité de l'éducation maternelle sur l'éducation paternelle.

IV.--Ce qu'une mère transmet à ses fils.--L'enfant est le chef-d'oeuvre de la femme.


Me sera-t-il permis de vanter les qualités ménagères et les vertus maternelles de la femme? Certaines «intellectuelles» s'imaginent que l'homme ne célèbre leurs aptitudes domestiques que pour mieux rabaisser leurs capacités cérébrales. Il faut pourtant bien observer,--sans qu'il entre dans ma pensée de diminuer leurs autres talents,--que la maternité est la vocation suprême de leur sexe, et que l'enfance est un petit monde qu'elles gouvernent avec une compétence particulière.

I

Tous ceux qui se sont occupés un peu d'éducation, savent qu'il n'est pas inutile d'inculquer à l'enfance le préjugé du devoir, avant de lui en montrer la raison. Il faut d'abord la rendre familière avec certains mots, qui opèrent ensuite, d'eux-mêmes, sur son esprit. L'Église en agit de la sorte pour le catéchisme: elle l'emmagasine dans le cerveau des enfants avant qu'ils le comprennent. Et c'est à la mère surtout que revient ce rôle de suggestion morale, qui est le principe même de l'éducation. C'est à elle qu'il incombe de former l'âme de ses enfants après avoir formé leur petit corps. Des aptitudes que ses garçons et ses filles ont reçues en naissant, il lui appartient de faire des qualités. La nature lui donne des fleurs simples, pour qu'elle en fasse des fleurs doubles. A cette horticulture des âmes candides et ingénues, l'homme n'entend rien.

Aucune pédagogie, d'ailleurs, ne vaudra l'éducation maternelle. Il est des familles, sans doute, et dans la classe pauvre et dans la classe riche, où la maternité est insuffisamment ou indignement représentée. Mais celui qui, s'armant de ces exceptions désolantes contre la généralité des femmes, oserait dire, sans distinction, du mal des mères françaises, mériterait qu'on lui coupât la langue. Hormis une certaine faiblesse, sur laquelle nous insisterons tout à l'heure, je n'en sais point de plus tendres, de plus dévouées, de plus enveloppantes. Ces bonnes et saintes mères, qui abritent craintivement leur couvée contre leur coeur, n'ont point à redouter la comparaison avec les femmes électriques de la Grande-Bretagne et du Nouveau-Monde. Le nid français vaut bien l'auberge américaine.

«Voilà précisément le grand malheur!» m'objecteront les partisans de l'«athlétisme» et de la colonisation. Nos mères nous font de leurs bras une douce chaîne qui nous retient au foyer. Il faudrait aux garçons une éducation moins amollissante. Au lieu de préparer à la France de vigoureux gaillards pour les luttes de l'avenir, la bonne maman énerve et affadit ses petits de prévenances, de gâteries et de caresses. Et comme ils ne sont point des ingrats, la déférence affectueuse, dont ils l'entourent, ressemble à une religion. Ils tiennent à vivre près d'elle comme les dévots près de leur idole. Les rapports, qui les lient l'un à l'autre, sont ceux du lierre avec le vieil arbre ou le vieux mur: ils voudraient tomber et mourir ensemble. Faute d'avoir été suffisamment armés pour la conquête ou pour la résistance, rares sont les jeunes gens qui ont le courage de briser les entraves de l'amour maternel.

A ce propos, M. Demolins, dans son livre fameux: A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, s'est montré très sévère, très dur même, pour les femmes françaises. Il les regarde comme «un des principaux obstacles au relèvement de notre pays,» incriminant à la fois leur coeur et leur esprit. Leur coeur: parce qu'«elles aiment mal leurs enfants», les aimant moins pour eux que pour elles-mêmes; leur esprit: parce qu'elles sont moins accessibles, «moins ouvertes que l'homme aux choses nouvelles,» et qu'il est plus facile de convaincre dix pères que de convaincre une mère.

Il y a du vrai dans ces doléances. Oui, les Françaises ont leurs enfants en adoration. Le fils surtout est l'objet de toutes leurs complaisances. A peine a-t-il l'âge de raison, qu'elles lui ouvrent leur coeur; et devenu grand, elles s'en font un confident, un ami. Aussi, dès que les nécessités de la vie les y contraignent, c'est un chagrin pour l'enfant et une désolation pour la mère de se séparer.

Mais on remarquera que le père professe généralement pour sa fille une affection aussi tendre et aussi exclusive. Il la veut près de lui. Il la défend le plus longtemps possible contre les épouseurs, tenant le mariage pour un enlèvement cruel. Et lorsqu'il s'agit enfin de la confier à un gendre, il choisira un bon jeune homme dans son voisinage, à sa porte, afin de ne point mettre trop de distance entre lui et son cher trésor.

II

Au fond de cette tendresse excessive de la mère pour le fils et du père pour la fille, nous devons avouer qu'il y a un grain de déraison et d'égoïsme. Aujourd'hui que les nécessités d'une carrière rémunératrice peuvent forcer les enfants à s'éloigner au bout de la France ou plus loin même, aux colonies d'outre-mer, ces affections timorées ont le grand malheur de se mettre en travers de leurs projets et de leurs initiatives. Outre qu'à donner aux enfants des goûts sédentaires et des habitudes craintives, on risque de les immobiliser en des positions subalternes et chétives, les pères et les mères devraient se dire que l'amour, digne de ce nom, s'élève jusqu'à l'oubli de soi-même; que ceux-là aiment vraiment leurs enfants, qui les préparent à accepter courageusement la vie, là où les appellent leur destinée, leur vocation, l'intérêt de leur avenir. Puisqu'il faut créer une France au dehors, ayons donc le courage de façonner nos garçons à ce rôle de conquête, et aussi nos chères demoiselles, si nous voulons que le colon hardi et vaillant trouve, au moment de s'embarquer, une compagne assez résolue pour le suivre.

Voilà le seul reproche qu'on puisse adresser à la famille française. Qu'elle soit plus énergique et plus désintéressée, qu'elle aime ses enfants pour eux-mêmes, et elle redeviendra cette parfaite éducatrice des anciens temps, qui a donné à la France d'autrefois tant de pionniers admirables.

Lorsque les conditions de la vie viennent à changer, lorsque les temps sont,--comme le nôtre,--difficiles et hasardeux, c'est une obligation pour les parents de modifier, en conséquence, la direction et l'esprit de l'éducation qu'ils doivent à leurs enfants. Or, s'il est toujours nécessaire d'inculquer à nos fils les qualités essentielles et les vertus nécessaires, s'il est toujours bon de les former aux sentiments délicats, aux bonnes manières, à la vieille politesse française, il faut prendre garde, en revanche, d'amollir leur caractère, d'anémier leur volonté, se rappelant que la douceur et l'urbanité comptent moins aujourd'hui pour faire sa vie, que la force morale, l'esprit d'entreprise et le goût de l'action robuste et persévérante. A les envelopper de trop de soins, nous risquons de tuer en eux l'énergie virile, d'en faire des êtres demi-passifs, soumis, dociles, mais faibles et timorés. Mieux vaut préparer nos enfants pour l'avenir, que de préparer l'avenir de nos enfants; mieux vaut leur donner la force de conquérir le bonheur par eux-mêmes, que de mettre un facile bonheur à portée de leurs mains débiles; mieux vaut les armer d'une volonté fière, que de satisfaire leurs volontés capricieuses.

Ne parlons pas surtout d'ingratitude et de révolte, lorsque nos fils, montrant peu de goût pour l'existence toute faite et toute unie que nous leur offrons à nos côtés, osent rêver d'une vie plus large, plus libre, plus pleine, dussent-ils, pour la réaliser, quitter la maison et courir le monde! Certes, il serait plus doux à notre coeur, et plus conforme à notre instinct d'autorité, de les enlacer de notre tendresse tutélaire jusqu'aux années extrêmes de notre vieillesse. Mais il est plus noble de se dire que nos enfants ne sont pas une propriété comme une autre, notre bien, notre chose, une continuation, une survivance, un reflet de nous-mêmes, et qu'ils devront tôt ou tard, nous disparus, mener une vie indépendante; que nous aurions tort, conséquemment, de les traiter toujours, même en leur maturité, comme de petits enfants, parce qu'ils sont nos chers enfants; qu'au lieu de les assouplir, de les absorber, de les plier à nos manières, à nos habitudes, à nos aises, il est plus sage de leur inculquer le goût du travail personnel, l'estime de l'activité libre, le plaisir, l'orgueil, la passion de l'effort individuel; qu'au lieu de nous charger,--au prix de quels sacrifices!--de faire leur situation, l'intérêt de leur avenir exige qu'ils la fassent eux-mêmes.

Réservons donc notre autorité pour les cas exceptionnellement graves. Par nos conseils plus que par nos ordres, entraînons-les à l'action virile. Il n'est que l'apprentissage précoce des risques et des responsabilités de la vie pour faire des héros. Et à ceux qui nous objectent qu'il ne dépend ni des mères ni des pères de transformer «les poussins en aiglons,» nous répondrons, avec une femme d'esprit, Mme de Broutelles, que «si par bonheur il se trouve quelque aiglon dans notre nichée, c'est déjà beaucoup de ne point lui rogner les ailes.» J'ajoute qu'il serait criminel, dans tous les cas, de faire de nos garçons des poules mouillées.

III

Est-ce une raison d'enlever les enfants à leurs mères? Aucunement, puisqu'en fait de tendresse amollissante, nous savons que bon nombre de pères sont femmes. Pour ce qui est de la jeune fille, d'ailleurs, j'ai déjà revendiqué pour la mère le droit de la former et même de l'instruire, toutes les fois qu'elle le peut. L'entrée dans l'âge adulte est généralement plus difficile pour les filles que pour les garçons. On sait combien sont brusques et variables les phases critiques de leur transformation physique et morale. Personne ne saurait mieux que la mère surveiller et diriger la formation d'un organisme aussi fragile, l'éclosion d'une âme aussi tendre.

On sait pourtant qu'il est question d'introduire de singulières nouveautés dans l'éducation des filles. Des dames ont proposé d'inscrire la «dogmatique de l'amour» dans les programmes de l'instruction congréganiste. Et Mgr l'archevêque d'Avignon, considérant «la grandeur et la sainteté de l'amour humain, de l'amour conjugal,» ne voit aucun inconvénient à ce qu'on «mette la jeune fille en face de la vérité, pour lui en inspirer le respect et lui montrer les grands devoirs qu'elle lui impose.»

Je sais pertinemment que ces hardiesses inquiètent bien des femmes, qui se disent, à bon droit, que le soin de certaines révélations n'appartient qu'à la mère. La plus impeccable maîtresse apportera-t-elle tout le tact désirable à expliquer aux petites pensionnaires, que «l'exercice normal des sens n'est pas un péché, mais une fonction?» Il peut être sage de ne point ajourner au mariage certaines lumières, certaines connaissances; il ne suffît pas toujours que l'esprit vienne aux filles par les yeux et par les oreilles que les plus innocentes ouvrent curieusement sur tout ce qui les environne. Mieux vaut parfois mettre leur esprit en face des réalités. Mais qui sera juge du moment, si ce n'est la mère? Prenons garde de défraîchir avant le temps la candeur de la jeunesse. Les filles précoces me font peur. S'il est bon de combattre la pruderie, qui n'est que l'hypocrisie du désir inavoué, ne déflorons pas la pudeur, cette fleur rougissante de décence et de retenue, qui pare si joliment le front des vierges de quinze ans.

En revanche, certains parlent sérieusement d'enlever les garçons à leurs mères? Les pédagogues de la «société future» prétendent même que nos fils s'élèveront tout seuls, et qu'à pousser en liberté, comme les arbustes en plein vent, ils retrouveront d'eux-mêmes toutes les énergies morales et physiques de la primitive humanité. Un système aussi commode rencontre toutefois bien des sceptiques. Ces petits sauvages, revenus à l'état de nature, sont faits pour n'inspirer qu'une demi-confiance. Le temps n'est pas venu de renoncer à l'éducation.

Alors, confierons-nous les garçons aux pères? Pétris par de fortes mains, ils deviendront des hommes,--à moins qu'ils ne deviennent tout simplement des brutes. Je me méfie de l'éducation paternelle, pour plusieurs raisons. D'abord, tous ceux qu'absorbe le souci des affaires, n'ont point le temps d'éduquer, de dresser, de discipliner Messieurs leurs fils. Quand un de ces braves gens entre à la maison, c'est pour s'y reposer. Le loisir lui manque, et la vocation aussi. Il n'est pas assez religieux, et la croyance est le soutien de toute éducation. Il n'est pas assez patient, et l'égalité d'humeur est une condition essentielle de dignité et de respect. Il n'est pas assez tendre, et la tendresse seule ouvre et conquiert les âmes. Souvent même, il n'est pas assez ferme; le moindre malaise de l'enfant l'affole et l'induit en toutes sortes de faiblesses et de capitulations.

Et enfin, il affiche en matière d'éducation, des idées fausses. A qui n'est-il pas arrivé d'entendre un père affirmer d'un ton catégorique: «Il n'y a qu'un moyen d'élever les enfants. Quand j'aurai un fils, je ferai ceci, je ferai cela. J'ai mon plan.» Autant de mots, autant d'erreurs. L'éducation ne se résout pas comme un problème d'algèbre. Elle n'a rien de systématique. Elle doit varier ses procédés, ses méthodes, suivant le tempérament, le caractère, la santé, l'intelligence des enfants. Et la mère excelle à cette oeuvre d'adaptation délicate, parce que, mieux que le père, elle connaît ses fils et ses filles.

On n'élève pas un enfant malgré lui ou sans lui. Pour nous rendre maîtres de sa volonté, il faut qu'il se livre, qu'il se confie, qu'il s'abandonne. Et seule la mère peut lui dire: «Mon enfant, donne-moi ton coeur.» Elle seule sait frapper à la porte au bon moment, et attendre avec douceur qu'on la lui ouvre. Tous ceux qui aiment l'enfance et ambitionnent, non pas de la dresser sur un modèle artificiel et d'après une règle uniforme, mais d'assouplir, d'élargir, d'ennoblir ses qualités diverses, tous ceux-là reconnaissent qu'il n'y a, pour la préparer utilement à la vie, qu'un moyen vraiment efficace, qui consiste à se pencher sur chaque âme en particulier, à l'interroger sans rudesse, à la scruter sans violence, pour y verser peu à peu avec mesure et discrétion la lumière, la confiance et l'amour. Or, je ne sais que la mère qui soit capable et digne d'exercer auprès de l'enfance une si délicate fonction. L'homme aurait ici la main trop dure, l'esprit trop raide et le coeur trop sec. C'est un pitoyable éducateur. Laissons, comme dit la chanson,

«Les oiseaux à leur nid, les enfants à leur mère.»

IV

Sait-on bien, au reste, tout ce qu'une mère, digne de ce nom, donne et transmet à ses fils? Nous touchons là aux vertus les plus admirables de la maternité.

J'ai dit que nul ne saurait la remplacer auprès des enfants. Il y a plus: l'esprit humain ne concevrait pas de quels miracles sont capables l'amour désintéressé, la joie du sacrifice; la tendresse éprise de dévouement, si le coeur des mères n'existait pas. Et cette vie du coeur a sa raison d'être dans les fonctions essentielles de la femme, qui la retiennent auprès des berceaux, auprès des petits, dans le cercle intime des relations familiales, loin des occupations et des dissipations extérieures. Et cela même explique pourquoi la femme est naturellement plus mère qu'épouse, tandis qu'il est habituel à l'homme d'être plus époux que père, surtout lorsque la femme est jeune et l'enfant nouveau-né.

La femme a si bien l'instinct éducateur, qu'elle est maternelle avant d'être mère. Qui ne sait la sollicitude passionnée, avec laquelle la petite fille s'occupe de ses frères et soeurs plus jeunes, les porte, les surveille, les pouponne ou les régente? La femme est l'intermédiaire obligé entre l'homme et l'enfant. Pour élever celui-ci, l'homme est trop haut, trop raide, trop rude. Il n'est que la femme pour se plier à la taille des petits, pour manier avec souplesse leur conscience naissante, pour s'insinuer doucement dans leur âme si fragile et si délicate. Elle seule comprend l'enfant et s'en fait comprendre à demi-mot. S'intéressant toujours aux personnes plus qu'aux idées, «prenant peu de part aux événements généraux,» comme l'avoue Mme Guizot, leur place est marquée là où l'humanité a besoin de toutes les forces vives de la pitié, de la bonté, du dévouement, de la charité. Bref, le penchant des femmes à sympathiser et à s'attendrir les rend incomparables pour la formation morale de l'enfance. Et c'est par là qu'elles méritent la reconnaissance et l'admiration des hommes.

Au-dessus de la femme d'esprit, de la femme de talent, de la femme de lettres, même de la femme de grande beauté, le monde devrait placer la femme de caractère, la femme de coeur, la simple et tendre mère. «Une belle femme est un bijou, une bonne femme est un trésor,» a dit Napoléon. Si l'on songe aux découragements et aux révoltes que les oeuvres d'une George Sand ont semés dans les esprits, on ne saurait hésiter à lui préférer l'humble et obscure mère de famille, qui prépare à l'humanité de fortes âmes, de beaux et robustes rejetons. Une mère s'honore moins à penser, à écrire, à travailler pour son compte, qu'à transmettre à ses fils la vie du corps et de l'intelligence, l'étincelle sacrée qui doit les animer et les éclairer d'abord, afin qu'ils puissent à leur tour animer et éclairer les autres. Et Dieu merci! la plupart excellent à former des hommes. Lamartine, Guizot, Bonaparte lui-même, ont reconnu qu'ils devaient, en grande partie, leur avenir et leur grandeur aux vertus de leurs mères. Combien même d'écrivains et d'artistes leur ont été redevables de la flamme auguste qui resplendit dans leurs oeuvres?

On a dit qu'il y a un nom de femme au fond de toute gloire. Si ce n'est pas toujours celui de la femme légitime, c'est souvent celui de la mère. Ou plutôt, le nom de la mère ne figure pas dans les oeuvres des fils, car son influence est obscure, silencieuse, cachée; elle l'a exercée humblement pendant leur enfance, dont elle a été le refuge, le soutien et la consolation; elle l'a exercée secrètement même avant leur naissance, puisqu'elle fut l'habitacle, le sanctuaire de leur corps et de leur intelligence. L'amante n'est que le prétexte et l'occasion du chef-d'oeuvre des poètes et des artistes. La mère en est la source première; elle participe à leurs travaux et à leurs créations; elle collabore aux plus beaux produits de leur pensée, puisque ses enfants sont la chair de sa chair et l'âme de son âme. Elle leur a donné son sang, prodigué sa vie, insufflé l'ardeur mystérieuse qui fait battre leur coeur et leur cerveau.

Heureux, trois fois heureux, celui qui eut pour mère une femme de grand coeur et de haute élévation morale, car elle fut l'ange gardien de sa vie! Si nécessaire que soit aux enfants l'influence du père, surtout aux années de la fougueuse jeunesse, pour en assouplir et discipliner les élans, l'empreinte de la mère, encore qu'elle se grave plus doucement sur l'âme de ses fils, est plus profonde peut-être et plus ineffaçable. Au lieu que l'homme ne coopère à la transmission de la vie qu'en passant, par fièvre et par plaisir, la mère donne à l'enfant, à la suite de cette brève minute créatrice, de longs mois de gestation douloureuse et de dévouement inlassable. Elle le forme et le nourrit de sa substance, avant de le nourrir et de le fortifier de son lait. C'est pourquoi nous tenons pour une des plus belles inspirations du catholicisme d'avoir su honorer, à côté de Dieu le Fils, la Vierge Mère qui, en le portant dans son sein, fut associée véritablement aux souffrances et aux mérites de la rédemption. Et c'est pourquoi encore la dévotion à Marie est, par une suite nécessaire, le plus bel hommage qu'on puisse rendre à la maternité.

Ainsi donc, le flambeau de l'intelligence humaine se transmet, de génération en génération, par la main pure des mères autant que par la forte main des pères. Et si elles songeaient que tout ce qui resplendit sur le monde, belles pensées, vers sublimes, nobles et grandes actions, est un fruit de leurs entrailles; si elles se disaient que toutes les femmes qui ont écrit ou rimé, ont donné peu de chose à l'humanité en comparaison des mères obscures de nos grands poètes, de nos grands artistes, de nos grands savants, en comparaison de celles d'un Lamartine, d'un Guizot ou d'un Pasteur; si elles se disaient que la mère des plus puissants cerveaux qui aient honoré l'espèce humaine, fut, soit une femme rare, une femme supérieure, soit une femme modeste et sainte, et dans tous les cas une femme qui, littérairement parlant, ne produisit rien;--alors, elles sacrifieraient moins aux joies égoïstes du travail indépendant, et elles se résigneraient tout simplement à soigner et à parfaire ce chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre qui s'appelle l'enfant. Une romancière italienne d'un sens exquis, Mme Neera, écrivait récemment que «la femme a été vouée par la nature à cette tâche sublime de sacrifier son intelligence à l'homme qui doit naître d'elle.»



CHAPITRE III

Paternité légitime et maternité naturelle


SOMMAIRE

I.--Le patriarcat d'autrefois et la puissance paternelle d'aujourd'hui.--L'intérêt de l'enfant prime l'intérêt du père dans les lois et dans les moeurs.--Décadence fâcheuse de l'autorité familiale.--Deux faits attristants.--Imprudences féministes.

II.--Régime du Code civil.--Prépondérance nécessaire du père.--Le fait et le droit.--Indivision de puissance dans les bons ménages.--La mère est le suppléant légal du père.--Inégalités à maintenir ou à niveler.

III.--Encore le matriarcat.--Son passé, son avenir.--Priorité conjecturale du droit des mères.--Le matriarcat est inséparable de la barbarie.--Il serait nuisible au père, à la mère et à l'enfant.

IV.--Honte et misère de la maternité naturelle.--Mortalité infantile.--De la recherche de la paternité naturelle: raisons de l'admettre; difficultés de l'établir.--Réformes proposées.--La caisse de la maternité.


Pour remplir son auguste ministère, la mère est-elle armée de pouvoirs suffisants sur la personne de ses enfants? Cette question soulève contre le Code civil les protestations les plus acrimonieuses du féminisme militant. Voyons donc brièvement comment la loi a compris et a organisé la puissance paternelle, ce que les moeurs l'ont faite, d'où elle vient et où elle tend, et surtout les améliorations et les réformes qu'elle comporte dans l'intérêt de la mère et de l'enfant.

I

Parler aujourd'hui de «puissance paternelle», c'est employer un grand mot qui n'a pas grand sens. Cette puissance, d'abord, a cessé d'appartenir exclusivement au père, puisque la mère la possède également et l'exerce à son défaut. Ensuite, cette puissance n'en est véritablement pas une; car elle est loin de constituer maintenant ce qu'on est convenu d'appeler le «patriarcat», sorte de royauté domestique, sans partage et sans contre-poids, qui jadis faisait du père le magistrat suprême de la famille. Dans l'esprit de nos lois, les droits des parents sont la contre-partie nécessaire des lourds devoirs qui leur incombent. Ils n'ont de puissance que pour faire face aux obligations dont ils ont la charge et qui tiennent toutes en ce mot: l'éducation de l'enfant. La puissance paternelle est donc moins un pouvoir avantageux institué dans l'intérêt du père, qu'une tutelle onéreuse imaginée dans l'intérêt de l'enfant.

Nos anciennes provinces du midi, qui avaient conservé le droit romain, et qu'on appelait, pour ce motif, «pays de droit écrit», étaient restées fidèles à la vieille et rigide patria potestas. Il en résultait que, dans cette partie de la France, la puissance paternelle n'appartenait jamais à la mère. Les provinces du nord, au contraire, «pays de coutume», comme on disait, partant de l'idée d'une protection due à l'enfant, y conviaient également les deux époux. Pour elles, la puissance paternelle était de fait plutôt que de droit; elle dépendait des moeurs plus qu'elle ne relevait des lois.

Notre Code civil s'est référé, sans aucun doute, aux principes du droit coutumier, puisqu'il fait passer l'autorité paternelle aux mains de la mère, lorsque le père est dans l'impuissance de l'exercer. Et c'est pourquoi certains rédacteurs voulaient donner pour titre à leur projet: «De l'autorité des père et mère.» Si le mot «puissance paternelle» est resté, c'est qu'il avait reçu la consécration de l'usage. Mais qu'on ne s'y trompe pas: ce vocable exprime des idées moins favorables au père qu'à l'enfant. Témoin ce passage de l'«Exposé des motifs», où apparaissent clairement les tendances des hommes qui présidèrent à la rédaction du Code: «L'enfant naît faible, assiégé par des besoins et des maladies; la nature lui donne ses père et mère pour le défendre et le protéger. Quand arrive l'époque de la puberté, les passions s'éveillent, en même temps que l'intelligence et l'imagination se développent. C'est alors que l'enfant a besoin d'un conseil, d'un ami, qui défende sa raison naissante contre les séductions de tout genre qui l'environnent.»

Depuis lors, notre législation s'est enrichie de lois nouvelles, inspirées de plus en plus visiblement par l'intérêt de l'enfant; si bien qu'on a pu dire que l'histoire de la puissance paternelle n'est qu'une succession d'efforts tentés pour la réduire et la paralyser. Aujourd'hui le droit des fils et des filles l'emporte sur le droit des pères et des mères. Après avoir gouverné longtemps la société domestique sans limite et sans contrôle, la puissance paternelle n'est plus qu'un pouvoir de protection, la première des tutelles, une autorité instituée par la nature et corrigée, atténuée, adoucie graduellement par la loi au profit des enfants.

Et les moeurs conspirent avec les lois pour affaiblir la puissance paternelle. Nombreuses sont les familles dans lesquelles l'autorité des père et mère est tombée à rien. Les parents ne savent plus commander; les enfants se déshabituent d'obéir. Le respect s'en va, tué par l'individualisme orgueilleux du siècle. Tout ce qui représente une supériorité personnelle et sociale, même la primauté si naturelle du père sur son fils, est vu avec défiance ou hostilité. On ne veut plus être dominé, gouverné, surveillé. Si nous avons encore des administrateurs et des administrés, des employeurs et des employés, il n'y a plus de «maîtrise». Nous perdons le sens de l'autorité. L'instinct d'égalité et d'indépendance ombrageuse nous tient si fort au coeur, que nous ne savons plus guère supporter--et encore moins honorer,--le patronat, la tutelle ou même la prééminence de la paternité. Les parents faiblissent ou abdiquent; les enfants s'émancipent ou se révoltent. Ce n'est que dans les familles très attachées à la religion de leurs pères, et qui gardent fidèlement le dépôt des vieilles et fortes traditions, que le respect se retrouve, avec ce qu'il met de délicatesse dans l'hommage et de dignité dans la soumission. L'idée d'autorité, si nécessaire à la société, demeure enracinée dans la vie chrétienne, et c'est par là seulement qu'elle se prolonge et se perpétue dans la vie nationale: tant il est vrai que l'esprit chrétien est l'âme et la suprême sauvegarde de l'esprit social! N'a-t-on pas dit avec raison que le Christianisme est la plus grande école d'autorité qui soit sur la terre?

Rien de plus regrettable, à notre sentiment, que l'affaiblissement de l'autorité dans la famille. La faute en est-elle au Code civil? Du tout. Ce n'est pas de la loi que les parents tirent la raison première de leur autorité; encore que le législateur doive en faciliter l'exercice, il est incapable d'en conférer le principe. Celui-ci a sa racine dans la nature même des choses, dans le fait de la transmission du sang et de la vie. Et c'est au relâchement des habitudes familiales, à l'oubli des traditions du foyer, et surtout à l'exaltation de la liberté de l'enfant au préjudice des droits du père, qu'il faut s'en prendre de l'anarchie qui envahit la famille française. Nos moeurs domestiques sont indulgentes, faibles, molles. On espérait que la tendresse remplacerait avantageusement le respect. Erreur: le fils s'habitue à traiter le père comme un vieux camarade affectueux et complaisant. Il faut même oser dire que, dans bien des cas, ce qu'on aime surtout du père de famille, c'est sa mort, afin de recueillir son héritage.

Chez les ouvriers, au contraire, la puissance tourne souvent en brutalité. C'est un autre malheur. Nul doute que l'État n'ait le devoir de surveiller les parents indignes. En somme, les pères et les mères marquent une tendance fâcheuse à perdre le sentiment de leur dignité, tantôt en s'emportant jusqu'à la violence, tantôt en abdiquant jusqu'à la lâcheté.

Qui en souffre? L'enfant. Pour plus de précision, citons deux faits dont le féminisme ne manque pas de tirer parti contre la famille actuelle: l'un concerne la classe riche; l'autre, la classe pauvre. Ce sont des exceptions, si l'on veut, mais des exceptions trop fréquentes.

«L'enfant de l'émancipatrice,» comme dit Mme la doctoresse Edwards-Pilliet, n'aura rien de commun avec l'enfant qu'on fait aujourd'hui. Il sera, nous assure-t-on, un petit être parfait de corps et d'esprit, beau comme un dieu, le chef-d'oeuvre de l'amour. Sachons reconnaître, en effet, que la reproduction de l'espèce est abandonnée aux influences les plus défavorables. Combien d'unions décidées par les père et mère, où l'inclination mutuelle des futurs époux a peu de part? Alors, dès qu'un poupon vient au monde, la mère s'en décharge à la maison sur une nourrice mercenaire, quand elle ne l'expédie pas en hâte au fond d'une campagne, l'abandonnant sans surveillance à un ménage de paysans durs, grossiers et malpropres. A deux ou trois ans, lorsque le bébé devient amusant et décoratif, on le reprend, on le décrasse, on le pare comme une poupée, on lui obéit comme à un souverain, on l'exhibe comme une idole. Puis, à sept ou huit ans, lorsque le petit despote, profitant de la mauvaise éducation qu'il reçoit, devient mauvais et insupportable, on l'interne bien vite chez les bonnes Soeurs, si c'est une fille, ou chez les bons Pères, si c'est un garçon. Et les parents ne s'en occuperont plus que pour lui procurer, en temps voulu, un riche parti, ce qu'on appelle «un beau mariage».

A cette façon d'élever les enfants,--qui est malheureusement trop fréquente dans la classe riche,--Mme la doctoresse Edwards-Pilliet oppose une méthode plus maternelle, qu'elle nous a exposée avec une hardiesse savoureuse que j'essaierai de ne point trop affaiblir. N'oublions pas que c'est un médecin qui parle. «D'abord, avant de créer l'enfant, nous commencerons par y penser et, à cet effet, nous essaierons de prendre un collaborateur qui soit notre complément, au point de vue intellectuel et moral. L'enfant, que nous aurons ainsi obtenu, sera déjà supérieur à l'autre, ayant été fait avec goût et avec amour. Ensuite, nous lui donnerons le sein nous-mêmes, et nous aurons du lait, car toutes les femmes en ont qui veulent en avoir. Puis, quand nous aurons fait cet enfant aussi bien que nous sommes capables de le faire, nous le garderons sous notre oeil maternel, nous l'élèverons, nous l'éduquerons aussi complètement que possible. Et cela fait, nous aurons formé un être utile, homme ou femme, et c'est tout ce que nous pouvons désirer 160

Note 160: (retour) Voir la Fronde du jeudi 13 septembre 1900.

Très bien. Mais est-il si nécessaire d'émanciper la femme, pour mettre en action ce programme de maternité tendre et tutélaire? Je sais de très bonnes chrétiennes qui répugnent, autant qu'il se peut concevoir, aux idées d'indépendance que professe le féminisme avancé, et dont c'est la joie de suivre à la lettre, vis-à-vis de leurs enfants, la loi d'amour et de dévouement. Pas besoin de révolutionner le sexe pour rappeler les mondaines et les égoïstes, déjà trop complètement émancipées, à la pratique du devoir maternel. Mieux vaut s'appliquer à réveiller leur conscience distraite ou assoupie; mieux vaut ranimer en leur coeur la flamme de tendresse qui couve sous les cendres, afin de leur apprendre à mieux goûter la grâce et l'orgueil d'être mère.

L'enfant est-il mieux traité dans les ménages ouvriers? Point. On inculque aujourd'hui aux classes laborieuses une conception si fausse de la famille, qu'elles en sont venues à professer sans rougir, que, si l'enfant ne rapporte pas, il doit au moins ne rien coûter. Le rapport de la Commission supérieure du commerce relatif à l'application, pendant l'année 1899, de la loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels, nous fait cet aveu: «Le Gouvernement ne peut pas obtenir l'application stricte de l'article 2 de la loi de 1892, qui interdit l'emploi des enfants au-dessous de 13 ans.» A cela, il est une excuse: la famille ouvrière a souvent besoin, pour vivre, du concours pécuniaire de tous les siens, même des plus petits.

Mais voici des chiffres qui éclairent tristement la question: le même rapport officiel atteste que les 1 458 établissements de bienfaisance, qui ont été inspectés au cours de l'année 1899, fournissent un total de 56 369 enfants qui ne coûtent rien, ou presque rien, à leurs parents. Même en faisant la part des orphelins, combien nombreux reste le contingent des abandonnés! Dans les milieux urbains, trop de ménages pauvres se déchargent sur les oeuvres d'assistance de leurs devoirs de paternité. Où l'enfant travaille, et on le surmène; ou il ne travaille pas, et on le délaisse. Comment s'étonner qu'avec de pareilles moeurs, l'enfant, devenu grand, refuse de venir en aide à ses vieux parents? Il traitera leur vieillesse comme ils ont traité son enfance, avec la même dureté ou la même indifférence. La famille ouvrière offre au féminisme chrétien une admirable occasion de dévouement et d'apostolat. Saura-t-il la saisir?

En tout cas, il appartient de rappeler aux parents riches et aux parents pauvres qui paraissent l'oublier, que la puissance paternelle n'est autre que l'autorité mise par la loi aux mains des père et mère, afin de leur permettre d'assurer la formation de leurs enfants. Que nos législateurs n'oublient pas, de leur côté, que c'est encore prendre les intérêts de l'enfance et ceux de la société elle-même, que de fortifier l'autorité des parents qui méritent ce nom. L'enfant gâté est le premier à souffrir de sa mauvaise éducation, et le fils irrespectueux fait rarement un bon citoyen. «Plus il y a de liberté dans l'État, remarque Montesquieu, plus il faut d'autorité dans la famille.» Aussi trouvons-nous inopportune, sinon même inconsidérée, cette proposition de la Gauche féministe tendant à remplacer partout, dans nos lois, les mots puissance paternelle par ceux de protection paternelle 161. Si la protection de l'enfant est le but, l'autorité des parents est le moyen. On ne saurait vraiment sauvegarder le droit des faibles en désarmant leurs défenseurs naturels. C'est à quoi pourtant le féminisme radical travaille de son mieux, en allégeant peu à peu le lien de sujétion qui subordonne les enfants aux parents. Nous en donnerons deux exemples.

Note 161: (retour) Congrès de la Condition et des Droits des femmes: séance du samedi soir 8 septembre 1900.

Ainsi, la Gauche féministe a demandé «que tout mineur, établissant qu'il peut vivre du produit de son travail, puisse être émancipé de droit à partir de sa dix-huitième année, par simple ordonnance rendue sur sa demande par le juge de paix de son domicile, sans qu'il soit besoin de remplir d'autres formalités.» Mais pourquoi rompre si vite le lien qui unit l'enfant à ses père et mère? Pourquoi permettre à ce jeune individualiste de fuir le toit paternel et d'abandonner les parents qui l'ont élevé? Car l'enfant émancipé est maître de son salaire; et si nombreuses sont à cet âge les tentations de dépense et de dissipation, qu'il est à craindre que la famille ne soit frustrée souvent des gains de l'enfant prodigue. Combien de fils et de filles, même dans un état d'aisance relative, laissent aujourd'hui leurs parents mourir misérablement à l'hôpital, plutôt que d'entourer leurs vieux jours de soins décents et honorables? Est-ce donc l'indifférence et l'égoïsme des ingrats que le féminisme veut encourager?

Bien plus, la Gauche féministe a réclamé «qu'un prélèvement, dont la quotité est à fixer, soit effectué de droit sur le salaire de l'enfant mineur, pour être déposé, en son nom, à la caisse d'épargne et lui être remis à son émancipation ou à sa majorité 162.» Sans doute, il peut arriver que des familles abusent de leurs enfants. Mais plus nombreux sont les parents qui se saignent aux quatre membres, pour régaler les mioches d'une douceur ou envoyer cent sous au grand fils qui crie famine au régiment. Ne laissons pas croire aux enfants qu'ils n'ont aucun devoir envers leur famille. A vrai dire, dans un grand nombre de ménages ouvriers, la famille tout entière doit unir ses efforts et ses ressources contre la misère commune. L'épargne est un luxe qui n'est pas à portée de toutes les bourses. S'il est facile aux gens qui gagnent beaucoup d'argent de mettre un louis sur un louis, que de sacrifices l'ouvrier doit s'imposer pour mettre deux sous sur deux sous! Quand vient le chômage, notamment, ce n'est pas trop des petits gains de toute la famille pour arriver à joindre les deux bouts. Parler d'épargne au profit de l'enfant lorsque le travail manque et que la huche est vide, c'est porter atteinte à l'esprit de solidarité qui doit unir les enfants aux parents, surtout dans la mauvaise fortune.

Note 162: (retour) Congrès de la Condition et des Droits des Femmes: séance du samedi soir 8 septembre 1900.
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