← Retour

Le féminisme français II: L'émancipation politique et familiale de la femme

16px
100%


CHAPITRE IV

La littérature «passionnelle» et le féminisme «antimatrimonial»


SOMMAIRE

I.--Symptômes de décadence.--Mauvais livres, mauvaises moeurs.--Ce que la femme «nouvelle» consent à lire.--Ce qu'y perdent la conversation, la décence et l'honnêteté.

II.--Théâtre et roman: exaltation de la femme, abaissement de l'homme.--La femme romantique d'autrefois et la féministe émancipée d'aujourd'hui.--Anarchisme inconscient de certaines jeunes filles.--Le châtiment qui les attend.

III.--Le mariage est une gêne: abolissons-le!--L'amour selon la nature ou la monogamie selon la loi--On compte sur le divorce pour ruiner le mariage.


On pense bien que toutes les réformes qui ont pour objet, dans la pensée de leurs auteurs, de rajeunir et de faciliter le mariage, sont accueillies avec un sourire de pitié par les féministes avancés, dont c'est l'idée fixe de subordonner l'émancipation de la femme à l'abolition de nos vieilles institutions matrimoniales. Ils se félicitent de tout ce qui afflige ou effraie les premiers, des difficultés de la vie qui rendent les unions plus hasardeuses ou plus tardives, du relâchement des moeurs qui tend nécessairement à déconsidérer les noces légitimes, du nombre croissant des célibataires des deux sexes, qu'ils regardent comme une recrue possible pour l'union libre. Bref, ils se réjouissent de tous les germes de dissolution qui s'attaquent au mariage. Or, parmi les causes de démoralisation qui travaillent la société actuelle, il n'en est pas de plus actives et de plus funestes que les suivantes: 1º la multiplication et le succès des mauvais livres; 2º les progrès du divorce, autrement dit, les imprudences de la loi; 3º la propagande acharnée des doctrines révolutionnaires. Ce que sont aujourd'hui ces trois influences combinées, ce qu'elles ont d'insidieux et de malfaisant, et ce qu'elles peuvent faire perdre à la femme, à la famille, à la société, c'est sur quoi nous devons nous expliquer, dans les chapitres qui suivent, avec la plus entière franchise.

I

Dans nos milieux riches et mondains, le mariage a souffert particulièrement du dévergondage d'une certaine littérature devenue florissante, et que nous appellerons «passionnelle». Qu'on envisage celle-ci dans le fond ou dans la forme, c'est-à-dire dans les thèses étranges qu'elle soutient ou dans les libertés de style dont elle abuse, on ne peut s'empêcher de constater avec tristesse que son action a été profondément avilissante.

Pour nous attacher d'abord à la forme, on n'ignore point que la femme de tous les temps a marqué de l'inclination pour les récits d'amour. Le roman est son livre de prédilection. Bien que ce goût soit explicable de la part d'une créature faite surtout de sensibilité et d'imagination, il ne va pas cependant sans de graves périls pour sa vertu et, conséquemment, pour la nôtre. Les femmes ont, dans toute société, la garde des bienséances et des délicatesses; leur pudeur est l'obstacle naturel à l'envahissement du vice et de la grossièreté. Faites qu'elles se relâchent de cette haute police sur nos moeurs et sur nos manières, et il est à craindre que la corruption et la brutalité ne l'emportent peu à peu sur le bon goût et le bon ton.

Or, s'il est contestable que le roman soit, eu égard au grossissement de ses descriptions, le miroir fidèle d'une époque, il n'est pas douteux, en revanche, qu'il tende, par l'agrément du style et l'intérêt de la fiction, à faire la société telle qu'il la peint. Ses inventions deviennent, pour beaucoup de gens, des modèles qu'il faut suivre, des types qu'il faut copier. Fussent-elles imaginaires, les mauvaises moeurs décrites par un habile homme (il n'est pas besoin pour cela de grand talent) prennent peu à peu, aux yeux des femmes qui ont le loisir de lire et de rêver, un attrait de périlleuse suggestion, un goût de fruit défendu, qui troublent l'âme et énervent l'honnêteté. L'oisiveté aidant, rien de plus naturel que la tentation inspirée par un livre immoral aboutisse à l'imitation des défaillances et des chutes qu'il décrit. Une mauvaise lecture offre les dangers d'une mauvaise liaison. A toutes deux on peut appliquer le proverbe: «Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.»

Pour ce qui est des femmes d'aujourd'hui, de celles du moins qui vivent au sein de la richesse désoeuvrée, et à Paris plus particulièrement, ce n'est pas une exagération d'affirmer qu'elles sont de moins en moins soucieuses du choix de leurs lectures. Effarouchées d'abord par la littérature réaliste, blessées même dans leur délicatesse, dans leur pudeur, par les rudesses et les malpropretés du roman naturaliste, leur premier mouvement fut de les rejeter avec dégoût. Puis la curiosité l'emportant peu à peu sur la répugnance, beaucoup sont revenues à cette grossière nourriture, les unes par forfanterie, les autres par faiblesse, le plus grand nombre par imitation, par mode, par «snobisme». Forcée de parler de tout, une femme du monde n'est-elle pas obligée de tout connaître? Enfin, l'accoutumance est venue qui a triomphé des derniers scrupules; et, comme la bouche la plus délicate se fait graduellement aux boissons violentes, ainsi la femme oisive, sous prétexte de littérature, s'est habituée à dévorer les oeuvres les plus pimentées, sans scrupule, sans révolte, sans rancoeur.

Maintenant, le nombre est grand de celles qui affrontent et supportent avec impassibilité les récits les plus répugnants, les descriptions les plus osées. Combien même en sont devenues friandes? Et encouragés par cette tolérance et cette complicité, nos romanciers et nos conteurs ont redoublé de dévergondage et de sensualité. Il n'est plus guère que nos grand'mères que les livres du jour déconcertent et offensent. Habituées au respect de soi-même, elles ne comprennent pas qu'un auteur, même sous couleur de réalisme et de satire, manque impunément aux plus élémentaires convenances et outrage avec succès l'honnêteté et la décence. Mais elles sont si vieilles! et leurs filles si viriles! Pour une jeune femme dans le mouvement, rougir est une faiblesse. Rien ne l'émeut, rien ne l'étonne. Elle se sent à l'aise devant les pires audaces, et tient la sainte pudeur pour de la vaine pruderie.

Cette licence des lectures ne pouvait manquer d'abaisser et de corrompre trois choses qui donnent à la vie son charme et sa dignité: la grâce de la conversation, la sûreté des relations et l'honnêteté des moeurs.

On nous assure que le monde où l'on s'amuse et aussi le monde où l'on s'ennuie, prennent de fâcheuses habitudes de langage. Si l'on recule devant l'effronterie trop crue, si la malpropreté du mot «propre» sonne encore mal aux oreilles, en revanche, on se rattrape sur les allusions transparentes, on s'exerce aux sous-entendus équivoques, on s'ingénie aux périphrases risquées. Ainsi la conversation côtoie toutes les souillures. Par intervalles même, l'accent devient vulgaire et le geste malséant; les locutions nouvelles du boulevard ou de la rue s'épanouissent sur des lèvres aristocratiques. A la grâce décente et fine d'autrefois, on préfère, dans bien des salons, une hardiesse négligée qui déconcerte les timides et encourage les audacieux. Il semble que la société dorée prenne plaisir à s'encanailler.

Et il est facile de deviner ce que les relations des deux sexes peuvent perdre à ces libertés. L'hommage discret des hommes ne va qu'aux femmes qui, par la dignité de leur tenue, commandent le respect à leurs admirateurs. Celles qui ont la faiblesse de se prêter aux familiarités excessives de certaines causeries sont condamnées ensuite à les subir. Pourquoi se surveiller devant une dame qui tolère et provoque les plus libres propos? A qui ne s'effarouche point de tout connaître, pourquoi se faire scrupule de tout dire? L'imprudente, qui accepte de tout entendre, permet à l'homme de tout oser. C'est pourquoi la politesse s'en va. Plus de mesure dans les compliments, plus de réserve dans les flatteries, plus de retenue dans l'adoration. A l'ancienne galanterie française, faite surtout d'esprit et de légèreté, ont succédé les impatiences et les gaillardises d'un flirt impérieux.

Avec de pareilles habitudes, nos mondaines s'acheminent, sans le savoir, à des moeurs purement «libertaires». Le dévergondage est prompt à descendre des lèvres au coeur. Combien de jeunes femmes ont fini par perdre, à ce jeu dangereux, le goût et l'amour de la famille, le sens du bien et du mal, la conscience de leurs devoirs et de leur dignité? Ne leur parlez pas de la morale, des obligations légales, des commandements de Dieu: elles ont la prétention de briser tous les liens pour épancher à coeur-joie leur petite personnalité. Ce sont des émancipées déjà mûres pour le libre amour. L'adultère ne les effraie point, à condition que cette revanche, qu'elles prennent contre les servitudes du mariage, se passe avec correction, sans vulgarité, sans banalité. Ces âmes de chair et de boue, qui prônent l'indépendance amoureuse, âmes inconscientes et sensuelles, impatientes de toute règle et avides de jouissance, sont foncièrement anarchistes.

Elles sont une minorité, nous voulons le croire. Mais cette minorité peut grossir. Dieu veuille qu'elle ne fasse point de recrues parmi notre bourgeoisie laborieuse qui compte tant de femmes admirables, dont c'est la fonction sacrée de garder, au milieu de nous, le dépôt des vertus de famille et de l'honnêteté conjugale! Celles-là sont encore légion,--la légion sainte. Sachons honorer, comme elles le méritent, nos petites bourgeoises de France! Si elles ne dirigent pas notre société, elles la soutiennent.

II

Quant aux thèses soutenues au théâtre ou dans les livres, elles sont le plus souvent hostiles au mariage.

La littérature dramatique, notamment, traverse en ce moment une crise de pessimisme et d'outrance, qui ne respecte rien de ce que nos pères ont respecté. Nos salles de spectacle retentissent des âpres discussions du féminisme. Le drame leur prête toute son aigreur, toute sa violence. Plus de comédie, plus de vaudeville ou d'opérette, sans un couplet sur les «droits de la femme». Avec un désintéressement admirable, nos auteurs dramatiques dénoncent les lois et combattent les conventions, dont la «douce victime» souffre sous le joug de l'homme. D'un «fait-divers» où éclaté brusquement le détraquement passionnel de quelques névrosés, ils tirent des conclusions générales qui font frémir. Ils nous dépeignent les ménages contemporains sous de si sombres couleurs, ils nous montrent des maris si atroces ou si jobards, ils nous font un tableau si lamentable de ces pauvres femmes crispées qui, réduites à griffer ou à mordre pour se défendre contre leur bourreau, clament leur martyre à tous les échos d'alentour en se tordant les mains désespérément, ils nous présentent l'institution conjugale comme un instrument de torture si épouvantable, que, s'il survit quelque chose de cette production horrifique, la postérité pourra croire que tous les époux de notre temps se trompaient avec noirceur ou se disputaient avec rage.

Et notez qu'en général ils ne valent ni plus ni moins que ceux d'hier ou d'avant-hier. Seulement, notre époque a la spécialité de pousser leurs misères au tragique. Il y a toujours eu des querelles et des mésaventures de ménage; mais ce que nos pères voyaient jaune, nous le voyons rouge. Le revolver a remplacé le bâton. Quand les relations entre mari et femme deviennent trop difficiles, au lieu de se tourner le dos, on se tue. Nous devenons funèbres.

Ce qui n'empêche pas un cercle nombreux d'applaudir avec exaltation les tirades larmoyantes ou furibondes du «féminisme théâtral». Des hommes surtout se font remarquer par la chaleur de leur enthousiasme. Et cependant, nous ne voyons défiler, dans toute cette littérature de cour d'assises ou de tribunal civil, que des révoltées ou des malades médiocrement intéressantes. Non qu'il faille jamais rire des larmes d'une femme. Ainsi que le bon La Fontaine,

Je ne suis pas de ceux qui disent:

«Ce n'est rien: C'est une femme qui se noie.»

Encore est-il que ces dames nous font, avec la complicité de nos écrivains, trop de scènes échevelées ou criardes. Combien leurs problèmes de coeur sont minces et factices, combien leurs déclamations élégantes et leurs querelles sonores paraissent fausses ou excessives, lorsqu'on les compare aux lourdes obligations de la femme du peuple qui, vaillante et résignée, sans récrimination et sans pose, avec simplicité et bonne humeur, s'use à travailler pour soutenir le ménage et élever honnêtement ses nombreux enfants! Parce qu'une mondaine énervée par le plaisir et l'oisiveté ne peut, sans déconsidération, afficher au grand jour ses amours irrégulières, tromper son mari à son aise, émanciper son coeur à son gré et «exercer ses sens» en toute liberté; parce qu'une femme, incomprise et vaniteuse, n'a point trouvé dans l'époux de son choix le trésor de perfections que sa folle imagination croyait y découvrir; parce qu'une fille maussade, égoïste, fervente de bicyclette et de photographie, vieillit et dessèche sur place, faute de trouver un mari qui consente à subir docilement ses caprices,--voilà des malheureuses prises de rage contre le mariage et la société. Pourquoi les plaindrions-nous?

Au lieu de bousculer toutes les conventions avec de grands gestes et de grandes phrases, au lieu de s'en prendre furieusement à la «loi de l'homme», elles devraient se demander si le mal ne vient pas d'elles-mêmes, de leur soif immodérée de plaisir, de leur conception fausse de la vie. Mais non! Les femmes en possession d'un mari aimable (on nous accordera qu'il y en a quelques-uns) ne sont guère plus sages ni plus clairvoyantes. Songent-elles à se réjouir de leur privilège? Connaissent-elles leur bonheur? Par moments, tout au plus. C'est que le mariage, même heureux, ne tarit pas la source des infortunes humaines. Qu'on se dise, au contraire, que la vie est une épreuve, et immédiatement tout change, tout s'éclaire. S'amuser devient un emploi inférieur du temps que nous traversons. Notre destinée prend un sens, qui est le travail méritoire pour soi et utile pour les autres. Et du coup le mariage considéré comme une source de devoirs, et non comme une occasion de plaisirs, redevient un admirable moyen de moralisation réciproque.

Au surplus, qu'est-ce qu'une crise de féminisme aigu, sinon, dans bien des cas, une forme de neurasthénie délirante, une violente crise de nerfs? Un médecin de mes amis me déclarait même que pour guérir de cette maladie, beaucoup de femmes devraient être douchées. Nos pères auraient dit tout simplement, les monstres! qu'elles méritent d'être fouettées. Mais si efficace qu'il puisse être, ce vieux traitement répugnerait à la douceur de nos âmes. Nous avons fait nôtre le joli proverbe indou: «Ne frappez pas une femme même avec une fleur»! Et puis, les chères créatures n'aiment plus être battues. Mon docteur avait raison: mieux vaut, de toute façon, les asperger que les meurtrir. L'hydrothérapie a du bon.

III

Parmi les moyens d'action du «féminisme antimatrimonial» (je reprends ici tout mon sérieux), il faut citer, à côté du théâtre, la littérature romanesque. Son procédé de dénigrement systématique est bien simple: il consiste à diminuer l'homme en lui prêtant tous les défauts et à grandir la femme en lui donnant tous les beaux rôles. Le nombre est considérable des romans parus depuis vingt ans qui se sont conformés, plus ou moins consciemment, à ce programme d'injuste partialité.

Que nous sommes loin des récits d'autrefois où l'homme avait toutes les qualités d'un héros, l'esprit, le courage, l'élégance, à tel point que c'était un délice de l'épouser! Maintenant la jeune école nous en fait un être pusillanime ou féroce, à la tête vide ou à l'âme sèche, sans nerfs, sans muscles, sans coeur, un fantoche ou un polisson. Dans les choses de l'amour surtout, on nous le montre capricieux, inconstant, cruel, incapable d'affection délicate et de tendresse persévérante, ne cherchant dans la femme qu'une satisfaction d'amour-propre ou une sensation de volupté. Les femmes de lettres, en particulier, ont dressé contre le sexe fort un réquisitoire en règle. A les entendre, l'amour des hommes n'a qu'une saison. La fidélité leur pèse. Lors même qu'ils seraient mariés à la femme la plus dévouée du monde, ils n'hésiteraient point à l'abandonner pour la première perruche rencontrée sur le boulevard, quitte à lui revenir sans honte quand l'âge ou les infirmités ne lui permettront plus de vagabonder,--comme l'enfant retourne à sa bonne lorsque la fatigue arrive ou que le soir tombe.

Entre nous, mesdames, êtes-vous bien sûres que tous les hommes soient aussi plats et aussi vils? Franchement, c'est trop généraliser que d'imputer au sexe tout entier les fautes et les turpitudes de quelques exemplaires abominables. J'accorde que, dans les affaires de sentiment, l'homme est inférieur à la femme. L'affection, chez lui, semble généralement plus courte et plus brusque. Oui, nous sommes brefs en amour. Mais y a-t-il à cela quelque déshonneur? Hercule ne peut pas toujours filer aux pieds d'Omphale. L'homme se doit à la famille, à la science, à la civilisation, à l'humanité. Que deviendrait la société, que deviendrait la femme elle-même, s'il désertait le travail viril qui assure aux vivants le nécessaire et le superflu, le pain et le confort, pour s'attarder et s'alanguir en adorations perpétuelles et mériter, par ses effusions persévérantes, le titre de parfait amant? La nature ne l'a pas voulu; et en cela, elle a sacrifié, comme toujours, le plaisir individuel à l'intérêt de la race.

Du reste, quand les femmes, que possède le démon de l'égalité, seront devenues ingénieurs, médecins, fabricants de meubles ou de savon, elles apprendront par expérience qu'il est impossible de mener toujours de front le travail et l'amour. Le souci de leur profession abrégera leurs élans de coeur. Elles n'auront plus le loisir d'être tendres du matin au soir, ni même du soir au matin. Travaillant comme l'homme, elles aimeront comme l'homme, rapidement et par intermittences. Au lieu de nous élever jusqu'à elles, elles se seront abaissées jusqu'à nous. Et, tout compte fait, l'humanité en souffrira; car elle aura gagné peu de chose à leur émancipation économique et perdra beaucoup à l'amoindrissement de leurs facultés aimantes. Et pour nous disputer notre supériorité de travail, les imprudentes auront compromis leur supériorité d'amour!

En même temps qu'il s'acharne contre les hommes pour les noircir et les défigurer, le féminisme littéraire embellit, exalte, magnifie l'«Ève nouvelle» avec une partialité aveugle et une conviction intrépide. Il proclame, il exalte les «droits de la femme». Se couvrant des vocables obscurs de liberté et d'égalité qui ont servi déjà tant de fois à masquer l'erreur et le sophisme, il professe avec véhémence que la «lutte des sexes» est inévitable, puisque la libre expansion de chacun est le premier des devoirs. Il revendique pour le coeur féminin l' «intégralité du bonheur» à rencontre des préjugés et des lois. Il glorifie l'énergie et l'âpreté de la volonté, les conquêtes de la science et de la puissance des femmes sur l'égoïsme et la brutalité des hommes.

C'est en effet l'habitude de ces récits étranges de nous présenter des jeunes filles ou des jeunes femmes décidées à vivre leur vie, résolues à aimer qui leur plaira. Ne dépendre de personne, vouloir, savoir, pouvoir par elles-mêmes et par elles seules, voilà leur rêve. On a remarqué déjà que cet état d'âme diffère grandement de celui des femmes romantiques. Certes, George Sand prônait bien la souveraineté sacrée de l'amour, la rébellion du coeur et de la beauté contre la malfaisance des intérêts et le pharisaïsme des Codes. Mais il y avait du lyrisme dans cette revendication des droits de la passion. Les héroïnes des romans de 1830 traversent le monde les yeux levés vers les étoiles, confiantes dans les doux songes qui peuplent leur imagination, allant irrésistiblement vers l'amour qui ouvre sous leurs pas une voie triomphale. Ces créatures ne sont que tendresse, enthousiasme et poésie. Elles vivent leur rêve et brûlent leur vie.

Tout autre nous apparaît la jeune fille d'aujourd'hui qu'un souffle d'émancipation féministe a touchée. C'est une raisonneuse. Elle ne s'attarde pas aux mirages de l'avenir, elle n'a point d'illusions. Ses yeux hardis regardent le monde en face, et elle suit son chemin d'un pas vif et sûr. Ce n'est point une créature sentimentale, mais un être d'orgueil froid et décidé. Elle a le sentiment lucide des rivalités, des difficultés de la vie, et la ferme résolution de les affronter et de les vaincre. Si elle réclame encore le droit à l'amour, elle revendique avant tout sa place au soleil. Son âme déborde d'individualisme militant, qu'elle entend bien affirmer en face des circonstances adverses et des traditions hostiles. Elle se dit avec une clairvoyance aiguë des choses du monde: «Mon origine modeste, ma petite fortune, ma beauté médiocre, la rapacité des hommes, la médiocrité des âmes, tout me condamne au célibat. Soit! Je travaillerai, je ferai mon existence. Mais je ne renonce pas au bonheur; je n'étoufferai ni un élan de mon coeur, ni un appel de mes sens; je ne sacrifierai pas ma jeunesse aux convenances, aux exigences de ce tyran cruel qu'on appelle le monde. Je suis trop raisonnable pour faire la fête, mais je veux être assez libre pour vivre pleinement ma vie. Je prendrai un métier et, si le coeur m'en dit, j'aimerai qui je voudrai, à mes risques et périls. Puisqu'il m'est interdit de trouver l'amour dans le mariage, eh bien! je le chercherai ailleurs!» Cette profession de foi audacieuse n'est pas éloignée de l'idéal anarchiste, suivant lequel l'homme ne pourra se dire libre que le jour où il sera devenu, d'après la formule d'un écrivain libertaire, «un bel animal, sans foi ni loi, jouissant de la vie dans la plénitude de ses fonctions 94

Note 94: (retour) Adolphe Retté, La Plume, octobre 1898.

En réalité, la «femme nouvelle», que certains romanciers des deux sexes nous dépeignent avec complaisance, n'est qu'une simple révoltée. L'individualisme anarchique s'est installé dans son coeur. En sera-t-elle plus heureuse? Une de ces viriles créatures avoue tristement que «ses jours passent sans soleil.» En vain l'amant qu'elle s'est donné s'humilie devant elle et se soumet à ses caprices,--car c'est le rêve de toutes les femmes gonflées d'orgueil de subjuguer, de dompter, d'asservir l'homme; vainement elle contemple son triomphe et gouverne son esclave: elle n'a trouvé ni la paix ni le bonheur. Et voilà bien le châtiment! Astreintes aux lourdes obligations de la profession indépendante qu'elles auront choisie, ces femmes ne tarderont pas à exaspérer leurs nerfs, à fatiguer, à épuiser leur corps. Insoucieuses de la solidarité conjugale et des simples joies de la vie domestique, elles se replieront sur elles-mêmes avec chagrin ou s'useront avec angoisse aux heurts et aux conflits de la vie. Il n'est pour goûter sur terre un peu de félicité, que de se délivrer de soi-même d'abord, et d'accepter ensuite avec courage le travail, le devoir, l'épreuve, la souffrance. Avec les rigueurs économiques du temps présent, l'action est rude et la vie amère. C'est bien assez que les hommes se ruent à la bataille. Que «celle à qui va l'amour et de qui vient la vie» se garde donc, autant que possible, de se meurtrir les mains et le coeur en des efforts et des luttes qui ne conviennent pas à son sexe.

Pour revenir à la littérature, loin de remplir ce rôle superbe de direction morale que de nobles écrivains leur assignent, le théâtre et le roman se sont entremis trop souvent, depuis vingt ans, en faveur des idées de révolte et de démoralisation. L'anarchie intellectuelle, qui règne dans la classe mondaine et lettrée, n'a pas d'autre cause; et le mariage, tout le premier, en a gravement souffert.

Et pourtant, nous avons besoin en France, plus que jamais, qu'on nous prêche le mariage et qu'on nous rappelle avec instance que, si nous préférons encore la civilisation spiritualiste au matérialisme barbare, il faut renoncer aux caprices de la vie facile et de la passion sensuelle qui mènent à l'amour libre, pour s'attacher fermement au lien exclusif et indissoluble de la monogamie chrétienne.

Au fond, savez-vous pourquoi tant de gens s'en prennent si furieusement au mariage?--Parce qu'il les gêne. «Il est fait pour nous, disent-ils, et nous ne sommes pas faits pour lui. Subordonnons les institutions aux hommes et non les hommes aux institutions. Nous ne devons pas nous conformer aux lois, mais celles-ci doivent se conformer à nos besoins et à nos instincts. La nature est antérieure au mariage; celui-ci doit se modeler sur elle, et non l'asservir et la déformer 95

Note 95: (retour) Joseph Renaud, La faillite du mariage, pp. 24, 48 et 49.

Or, il est entre le mariage actuel et la maternelle nature un désaccord absolu: le mariage est éternel, tandis que l'amour est passager. S'aimer toujours! Quelle sotte illusion! Sans doute l'habitude de la vie commune ne va point sans quelques charmes d'accoutumance, de sympathie et d'amitié. Mais l'amour, enclos dans la prison du mariage, ne tarde guère à y mourir de tristesse et d'ennui. «Pour avoir eu de la joie pendant deux ans, voici les époux, par expiation de ce bonheur fugitif, contraints de le regretter pendant quarante autres. Officiellement, il leur est défendu de goûter plus que ce minimum.» Combien il est facile de broder sur ce thème sentimental! Disjoints par la loi, et libérés de tout scrupule, les conjoints, qui se reprennent, pourront recommencer leur vie et connaître de nouvelles ivresses. Si les fleurs du premier amour se sont fanées une à une, n'est-il pas dans le palais d'Eros d'autres jardins parfumés? Il est cruel, il est absurde, ce principe matrimonial qui condamne «à n'aimer qu'une fois et à aimer toujours! 96»

Note 96: (retour) La faillite du mariage, pp. 55, 56 et 57.

Nulle part cette thèse ne s'étale avec plus de crudité passionnée que dans l'Évangile du Bonheur de M. Armand Charpentier. Voici, d'après l'auteur lui-même, l'esprit et le résumé de l'oeuvre: «L'amour entre deux êtres est-il éternel? Non. Le mariage est-il éternel? Oui. Conclusion: à un moment donné, mariage et amour ne sont plus synonymes. Autrement dit, le lien subsiste entre les conjoints, tandis que sa raison d'être a disparu. Le mariage, tel qu'on le comprend, est contraire à toute logique, à tout bonheur. Il est l'une des plus grosses et des plus criminelles erreurs sur lesquelles l'humanité vit depuis ses origines.»

A cela, quel remède? La «liberté de l'amour» pour la femme comme pour l'homme. Lisez plutôt: «Si l'on s'élève quelque peu au-dessus des préjugés courants, il convient de louer, sans réticence, la princesse de Caraman-Chimay, car elle a accompli l'un des actes les plus nobles dont une femme puisse se rendre digne.

Au lieu de s'engourdir, comme tant d'autres, dans l'éternel mensonge de l'adultère, elle a affirmé hautement et devant tous: 1° son droit à l'amour; 2° sa liberté dans le choix de l'amant.» En somme, c'est la conviction de M. Charpentier que Clara Ward a, de toute façon, servi la cause émancipatrice de son sexe mieux que ne sauraient le faire les conférences ou les romans féministes. Et pour généraliser un aussi bel exemple, le moyen est bien simple: «La douleur résidant dans l'éternité du lien, il suffira de rendre le pacte révocable à volonté, autrement dit, de faciliter le divorce 97

Note 97: (retour) Lettre à M. Joseph Renaud. La faillite du mariage, pp. 59, 60 et 61, passim.


CHAPITRE V

Où mène le divorce


SOMMAIRE

I.--Les méfaits du divorce.--L'esprit individualiste.--Statistique inquiétante.--Le mariage a l'essai.

II.--Plus d'indissolubilité pour les époux, plus de sécurité pour les enfants.--Le droit au bonheur et les devoirs de famille.--Appel à l'union.

III.--Le divorce et les mécontents qu'il a faits.--Nouveauté dangereuse, suivant les uns; mesure insuffisante, suivant les autres.--La logique de l'erreur.--Divorce par consentement mutuel.--Divorce par volonté unilatérale.--Suppression du délit d'adultère.

IV.--En marche vers l'union libre.--Plus d'indissolubilité, plus de fidélité.--Un choix à faire: idées chrétiennes, idées révolutionnaires.


Le divorce est un bel exemple de l'influence que la littérature peut exercer sur les moeurs et sur les lois. Sous prétexte de faire entrer dans le mariage plus de bonheur et plus de justice, nos écrivains les plus renommés n'ont cessé, pendant des années, de protester contre son indissolubilité avec une persévérance infatigable. A la scène et dans les livres, ils ont prêté leur voix, leur talent, leur crédit, aux doléances des maris trompés, aux réclamations des femmes trahies, appelant la pitié du public sur ces créatures lamentables obligées de traîner leur vie douloureuse irrévocablement rivées l'une à l'autre par une loi inexorable. De guerre lasse, nous avons rompu leur chaîne. Le divorce a été rétabli, les uns le considérant comme un moyen extrême de remédier à quelques infortunes touchantes, les autres, en plus grand nombre, le regardant avec transport comme le plus mauvais tour qu'il fût possible de jouer à l'«infâme cléricalisme.»

On connaît la suite: le divorce est entré immédiatement dans nos moeurs. À l'heure qu'il est, nos tribunaux ont peine à répondre aux demandes qui s'élèvent de tous côtés, de la classe pauvre aussi bien que de la classe riche. Car c'est la gravité particulière du divorce d'ébranler le mariage du haut en bas de l'échelle sociale,--à la différence de la littérature perverse, qui distille seulement ses poisons lents aux âmes oisives et fortunées. Sans qu'il entre dans notre pensée de traiter à fond cette thèse fameuse, il nous faut montrer cependant combien la rupture des unions légitimes est un ferment de dissolution grave qui, ajouté à ceux qui nous travaillent d'autre part, menace de corrompre nos moeurs et de ruiner nos foyers.

I

Les bons ménages n'ont point d'histoire. Vivant heureux, ils vivent cachés et silencieux. On ne parle jamais d'eux, on les ignore. Et pourtant ils sont innombrables. Le bonheur ne fait point de bruit, pas plus que le bruit ne fait le bonheur. Et tandis qu'une ombre discrète et douce s'étend sur ces foyers paisibles, les gens mal mariés, étalant leurs travers et leurs vices, prennent le public à témoin de leurs infortunes et mènent grand tapage autour de leurs peines de coeur et de leurs défaillances de conduite. Et cette minorité bruyante, dolente et violente, s'est si bien agitée qu'elle a fini par rallier à sa cause une majorité dans les Chambres françaises. C'est ainsi que le divorce est rentré dans nos lois en 1884. Il a suffi de cette argumentation théâtrale dont les romanciers sentimentaux excellent à enguirlander les faits-divers de l'adultère et de la passion, pour décider nos hommes politiques à démanteler le foyer familial en rompant le lien conjugal.

Car,--impossible de le nier,--la loi qui a rétabli le divorce est une conquête de l'individualisme sur l'esprit social. Oubliant que toute institution d'utilité générale peut avoir exceptionnellement ses victimes, comme le progrès a les siennes, nous ne savons plus résister à la misère des accidents particuliers ni même préférer l'intérêt prééminent de la collectivité à l'intérêt, pourtant très inférieur, des souffrances individuelles. C'est à croire que, si de nos jours les révolutionnaires pullulent, rien n'est plus rare, en revanche, qu'un véritable socialiste, pour peu que l'on restitue à ce vocable sa pure signification étymologique. Je veux dire que nous n'avons point l'âme sociale; que nous subordonnons de moins en moins les parties au tout; que nous perdons peu à peu l'habitude de mettre le bien général du pays au-dessus des aspirations, des doléances, des revendications particulières; qu'en résumé, un individualisme orgueilleux, avide et indiscipliné nous ronge et nous dissout. Que voilà bien notre maladie secrète et honteuse! Toutes les forces de l'homme moderne n'aspirent qu'à la souveraineté du moi et, par une suite nécessaire, à l'affaiblissement et à la ruine de toutes les autorités sociales, de toutes les institutions sociales. Et c'est pourquoi notre pays, plus qu'aucun autre, se meurt d'anarchisme inconscient. Le rétablissement du divorce en est un exemple saisissant,--notre législateur n'ayant pas hésité, pour rompre les chaînes de quelques époux mal assortis, à ébranler les assises les plus profondes de la famille française.

Voici des chiffres inquiétants.

Chaque année, les statistiques officielles enregistrent la progression constante du nombre des divorces. C'est ainsi que le chiffre des demandes s'est élevé de 4 640, en 1885, à 7 456, en 1890. Et presque toutes ont trouvé gain de cause auprès des juges. Sur plus de 40 000 actions intentées de 1884 à 1892, 35 000 environ ont été accueillies favorablement par les tribunaux. Et depuis, le mouvement ascensionnel a poursuivi son cours. Au tribunal de la Seine, plus particulièrement, les procès en divorce augmentent incessamment. En décembre 1898, on l'a vu désunir, en une seule audience, 98 ménages.

D'après la loi du 27 juillet 1884, le divorce peut être prononcé pour quatre causes, qui sont: 1° la condamnation à une peine afflictive et infamante; 2° l'adultère; 3° les excès ou sévices; 4° les injures graves. Mais la jurisprudence ayant attribué au mot «injure» un sens large, qui efface toute limitation dans le nombre des causes de divorce, on peut dire que celui-ci est possible, dans le système actuel, toutes les fois qu'un époux manque gravement à ses devoirs envers l'autre. De là, des facilités fâcheuses de rupture et de désunion.

Pour toute la France, il y a eu 6 419 divorces judiciairement prononcés en 1894, 6 743 en 1895, 7 051 en 1896, 7 460 en 1897. Mais depuis trois ans, ces chiffres tendent à diminuer légèrement. On a compté seulement 7 238 divorces en 1898, et le total est tombé à 7 179 en 1899. L'année 1898 marquera-t-elle un arrêt définitif dans la progression du nombre des divorces? Ou bien cette diminution doit-elle être attribuée moins au relèvement de la moralité conjugale qu'à la sévérité restrictive de certains juges, dont les féministes avancés dénoncent la bigoterie et le cléricalisme. Quoi qu'il en soit, il résulte des chiffres précédents que, depuis le rétablissement du divorce jusqu'à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire en seize années, la justice française a désuni officiellement et irrémédiablement plus de 90 000 unions légitimes. On comprend que cette oeuvre de dissolution commence à effrayer la magistrature.

Que si maintenant nous comparons le total des ruptures (séparations et divorces réunis) au total des mariages, nous constaterons, pour la seule année 1890, le chiffre inquiétant de 29 unions dissoutes sur 1 000 unions contractées. Pour le seul département de la Seine, la proportion s'est élevée, la même année, à 75 pour mille; et chose attristante à dire, dans plus de la moitié des cas, les époux divorcés avaient des enfants. On voit par là combien l'air de Paris est malsain pour la paix des ménages et l'union des familles. Joignez que les séparations de corps diminuent tandis que les divorces augmentent. Dans les milieux ouvriers des grandes villes, notamment, ce n'est plus assez de que séparer: on veut rompre à toujours. En 1885, il y avait eu 2 122 séparations prononcées; en 1892, ce chiffre est tombé à 1 597. Impossible de mieux démontrer que le divorce entre de plus en plus dans nos moeurs, en favorisant notre égoïsme, notre inconstance et nos goûts de jouissance et d'indépendance anarchique.

Comment s'étonner, après cela, que notre population reste stationnaire, et que les naissances ne suffisent plus guère qu'à couvrir les décès? Non pas qu'on se marie moins: si l'état civil avait enregistré, en 1895, 282 918 mariages, au lieu de 286 662 en 1894, le nombre des unions légitimes s'est légèrement relevé en 1899. Ainsi, la nuptialité française, après avoir marqué une tendance à la baisse, est en légère progression depuis quelques années. En revanche, les enfants naturels augmentent: 76 522 ont vu le jour en 1893. Stagnation des mariages et accroissement du concubinage, affaiblissement de la natalité légitime et multiplication des bâtards, voilà qui éclaire d'un jour effrayant notre décadence morale.

Si, au moins, le divorce avait diminué,--comme on s'en flattait,--les adultères et les crimes passionnels! Point. La déception a été complète. On dit qu'Alexandre Dumas ne pouvait s'en consoler. A quoi bon se tuer lorsqu'il est si facile de se désunir? De 546, en 1881 (trois ans avant le rétablissement du divorce), les poursuites en adultère ont monté à 938, en 1890, après six ans d'application de la loi nouvelle. Et combien de trahisons conjugales se terminent dans le sang? Le couteau, le vitriol et le revolver n'ont jamais servi si fréquemment et si furieusement les rancunes des époux mal assortis. Et cependant, il y a quelque chose de plus triste encore que cette violence sanguinaire: c'est l'acceptation et l'exploitation de l'adultère par les coupables eux-mêmes. Des gens de la belle société tiennent pour une incorrection que l'époux outragé tire vengeance de l'époux infidèle. Les cris retentissants d'autrefois: «Tue-la! tue-le! tue-les!» sonnent mal à leurs oreilles indulgentes. Ils regardent la faute de la femme et l'inconduite du mari comme un prêté pour un rendu. Il semble que, dès qu'elle est réciproque, l'immoralité soit plus facilement excusable. Dans un certain monde, l'infidélité d'un époux ne cause même plus à son conjoint une blessure d'amour-propre. Se fâcher est du dernier commun. On se trompe, et l'on ferme les yeux. A quoi bon sévir? A quoi bon même se séparer? L'oubli est d'une suprême distinction. Et l'on pousse la dépravation jusqu'à l'insensibilité. A force d'inconscience, nos élégants viveurs ont perdu le sens de la moralité.

Pour en revenir au divorce, c'est chose connue qu'il ne devait être, dans la pensée de ses auteurs, qu'une solution extrême offerte à des situations cruelles, à des infortunes exceptionnelles. Est-ce trop dire qu'il est maintenant envisagé de plus en plus comme la solution normale des unions civiles? Mme Arvède Barine, qui s'attriste comme nous de cette constatation, compare le divorce à «la divinité tutélaire qui préside à la cérémonie nuptiale, et dont l'ombre plane sur la mairie pour encourager les indécis et consoler les mélancoliques 98.» Comment hésiter à franchir le seuil de la maison conjugale lorsqu'il est si aisé d'en sortir? Et des gens audacieux réclament le mariage à l'essai. Nous n'en sommes pas loin!

Note 98: (retour) La Gauche féministe et le mariage. Revue des Deux-Mondes du ler juillet 1896, p. 131.

Par le fait du divorce, les unions légitimes ont tendance à devenir des engagements à terme, un bail temporaire, quelque chose comme un stage d'épreuve. Si, après quelques mois ou quelques années d'expérience, le couple ne se convient pas ou ne se convient plus, on en sera quitte pour quelques scènes violentes jouées en public, et chacun reprendra sa liberté avec l'assentiment de la justice et des lois. On entre par la grande porte en se réservant de fuir par la petite. Sans les résistances de l'Église catholique, les progrès énormes, que le divorce a faits dans nos moeurs, nous entraîneraient rapidement à ce qu'on a justement appelé la «polygamie successive». Sans doute, nos divorcées ne sont pas comparables encore à ces matrones romaines dont parle Sénèque, et qui comptaient le nombre de leurs années par le nombre de leurs maris. Ainsi pratiqué, le divorce équivalait à l'union libre. Avouons cependant qu'en s'acclimatant chez nous plus rapidement qu'on ne l'imaginait, il menace gravement le mariage lui-même.

II

Le grand malheur du divorce (outre qu'il est un parjure, c'est-à-dire la violation des serments échangés) vient de ce que la déchirure qu'il produit est irréparable. A la différence de la séparation de corps, qui laisse l'avenir ouvert à la réconciliation, il coupe, il tranche--et ne recoud jamais. Et pourtant, n'est-ce pas à l'abri des foyers indestructibles que se forment les familles unies? et n'est-ce pas l'ensemble des familles unies qui constitue les nations fortes? Dans un pays comme le nôtre, où la nature est si douce, si démente, si riche, si tentatrice, chez un peuple au sang chaud, à l'âme ardente, aux sensations vives, n'était-il pas à craindre qu'en supprimant l'indissolubilité du mariage, on excitât les mauvais désirs, l'appétit du changement, les convoitises basses et inavouables, toute cette fange d'immoralité où l'homme ne saurait s'abaisser sans une irrémédiable déchéance?

Or, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, le mariage est devenu, par l'effet du divorce, quelque chose comme un «concubinage légal» régulièrement constaté et éventuellement résoluble. Que l'un des stipulants s'avise de manquer à ses promesses et de violer ses engagements,--la belle affaire! Bonnes gens, consolez-vous! Le bail est résiliable. S'il vous arrive d'en souffrir, rompez le contrat et liquidez l'association.

Et les enfants! Impossible de parler du divorce sans que ce cri vous monte aux lèvres. Voici deux époux mal assortis, d'humeur contraire, de goûts opposés. Rien de plus naturel, hélas! rien de plus humain qu'ils rêvent d'une rupture définitive, espérant trouver peut-être, dans une nouvelle union le bonheur qu'ils ont vainement cherché dans la première. Mais ils ont des enfants: que deviendront ces épaves du mariage? Car voilà bien les victimes du divorce!

Admissible, à la rigueur, dans les unions stériles, parce qu'il intervient alors entre deux êtres complètement libres, le divorce est un grand malheur lorsqu'il désunit deux époux qui ont une postérité, car celle-ci en souffre. Qu'est-ce, lorsque la mère divorcée se remarie, sous le fallacieux prétexte de donner un meilleur père à son enfant? Et, en effet, le second mari ne sera point sans exercer une autorité de fait sur le pauvre petit. Faites ensuite que le premier reparaisse et, s'adressant à son ancienne épouse, s'efforce de lui reprendre son fils ou sa fille: voyez-vous la situation cruelle de l'enfant, que se disputent cet homme et cette femme qui ne sont plus conjoints et qui sont restés ses parents? Et quel rôle va jouer le second mari dans ce conflit? Un rôle atroce ou ridicule. Pour ces gens, la vie est un enfer. Je ne sais point de conflits plus douloureux.

Mais les fervents du libre amour ne s'embarrassent guère de ces misères et de ces souffrances. Si vous leur dites que l'indissolubilité du mariage est fondée même sur des raisons biologiques,--puisque lès petits des hommes n'atteignant que très tard leur développement complet, il importe que les parents restent unis pour y pourvoir jusqu'au bout,--on vous fera cette réponse stupéfiante que, passé la première enfance, les petits humains requièrent moins de soins qu'on ne le croit, et qu'en tout cas «les lycées officiels ne laissent plus aujourd'hui à la famille qu'un rôle secondaire 99

Note 99: (retour) Joseph Renaud, op. cit., p. 146.

Ce raisonnement de célibataire fera sourire les mères et les proviseurs. Quoi de plus malheureux qu'un petit être abandonné des siens et remis comme un fardeau gênant en des mains mercenaires, si honnêtes, si dévouées qu'elles puissent être? De par la nature, le père et la mère se doivent au bonheur de la frêle créature qu'ils ont mise au monde.

Et qu'on ne dise pas que cet excès de sensibilité pour le plus faible va contre la marche de l'émancipation humaine, que les époux, eux aussi, ont droit à la liberté et au bonheur, et qu'on ne saurait les forcer de sacrifier ce trésor inaliénable à leurs obligations de tendresse et de protection envers l'enfant, en les condamnant au terrible supplice d'une union forcée, sans paix et sans amour. Ce langage est anarchique. Pour nous qui, plaçant le devoir au-dessus du bonheur, subordonnons la jouissance égoïste des individus à l'intérêt supérieur de la famille et de sa descendance, notre choix est fait. Loin de sacrifier l'enfant aux parents, nous maintenons que les parents doivent se sacrifier pour l'enfant. C'est, notamment, l'obligation des époux mal assortis de ne se soustraire à la vie commune qu'à toute extrémité, lorsque leur personne est exposée à des violences ou à des sévices graves, ou encore, lorsque la moralité des enfants est soumise à des contacts avilissants et à des exemples détestables.

Et maintenant, la séparation et le divorce sont-ils plus profitables aux femmes qu'aux maris? Il semble bien qu'on doive, sur la foi des statistiques, répondre affirmativement à cette question, puisque la justice intervient plus souvent sur la demande de l'épouse que sur les instances de l'époux. Serait-ce que les maris sont d'humeur plus endurante et plus résignée? ce qui est possible; ou bien que les femmes leur sont supérieures en vertu et en moralité? ce qui n'est pas douteux. En tout cas, par un reste de galanterie désintéressée, certains hommes se laissent condamner sans se défendre. S'ils ont des griefs, ils les taisent; et la femme triomphe. Douloureuse victoire, lorsque l'union, rompue ou relâchée, a donné naissance à des enfants dont la mère aura la garde et la responsabilité! Savez-vous surtout mission plus lourde et plus grave, pour une femme divorcée ou séparée, que la charge d'un ou de plusieurs garçons à élever et à établir? La mère ne reconquiert tout ou partie de son indépendance qu'au prix d'une aggravation de soucis, de tourments, de devoirs. Plus mince encore est le profit du divorce, si l'on envisage le dommage qu'il cause au sexe féminin tout entier, en affaiblissant, en discréditant le mariage, que nous considérons comme l'abri tutélaire de la mère et de l'enfant.

Il est donc à souhaiter que les tentations de révolte et de désunion soient combattues, refoulées, étouffées, autant qu'il est possible, par la conscience des parents. En songeant aux intérêts et aux droits de l'enfance, en se rappelant qu'eux-mêmes ne sont pas sur terre pour l'unique satisfaction de leurs aises, pour l'unique plaisir de leurs sens, en se disant qu'à chercher en de secondes noces, aussi aléatoires que les premières, une égoïste félicité, ils porteraient un préjudice à peu près certain à ce dépôt redoutable et sacré,--l'enfant,--que les lois mystérieuses de l'existence ont remis entre leurs mains, les époux éviteront peut-être plus facilement la suprême et irréparable déchirure du divorce, qui n'allège momentanément leurs épreuves qu'en blessant, pour la vie, les pauvres innocents auxquels ils doivent amour, et protection.

III

Malheureusement, ces scrupules ne touchent guère les partisans de l'union libre. Peu leur importe de vivre, d'homme à femme, sur la foi d'un traité constaté par le maire et béni par le curé. Leur farouche individualisme s'irrite de ces précautions cérémonieuses. Bien que le divorce soit une brèche faite au foyer conjugal, il ne leur agrée point; de sorte que, par un effet propre à toutes les demi-mesures qui s'arrêtent à la moitié du chemin, cet expédient tant vanté ne contente, ni ceux qui voudraient détruire la famille, ni ceux qui voudraient la sauver. Il blesse en effet l'indissolubilité sacramentelle, sans satisfaire l'indépendance passionnelle. Et pourtant, lors du vote de la loi du 27 juillet 1884, c'était l'idée de beaucoup de gens que le divorce rajeunirait le mariage. Suivant eux, la loi Naquet avait tout réparé, tout renouvelé, tout modernisé. A l'heure qu'il est, cette opinion «centre-gauche» ferait sourire. En réalité, le divorce ne contente plus personne. «Il est dangereux,» disent les timorés. «Il est insuffisant,» répliquent les intransigeants.

De ces deux tendances d'esprit, quelle est la plus agissante et la plus forte?

Il n'est pas douteux que les méfaits du divorce effraient de nombreux esprits qui, après avoir accepté son rétablissement sans grand scrupule, se demandent maintenant avec inquiétude, à la vue de l'effrayante multiplicité des ruptures légales, si cette épidémie n'est pas de celles dont un peuple peut mourir doucement, mais sûrement. Et nous entendons des libéraux, des modérés, que cette expérience a déçus, nous dire d'un ton désolé: «Décidément, il eût mieux valu repousser le divorce qu'affaiblir le mariage. Pourquoi ne s'est-on pas contenté d'introduire dans le Code civil, suivant l'esprit du droit canon, des nullités de mariage plus nombreuses et plus accessibles, dont l'application à des cas précis et limités n'aurait pas été susceptible, à la différence du divorce, d'une extension indéfinie? Pourquoi surtout ne s'est-on pas contenté, en 1884, de remanier et de compléter le régime de la séparation de corps, en renforçant ses effets, de manière à alléger plus efficacement le lien conjugal, sans le rompre irrévocablement? Pourquoi a-t-on attendu jusqu'en 1893 pour rendre l'époux victime plus indépendant de l'époux coupable, sans ruiner toutefois l'indissolubilité conjugale?»

Ces regrets sont vains. Mieux vaudrait, assurément, démolir le divorce que démolir le mariage. Mais le mal est fait, l'impulsion est donnée, et l'on n'entrevoit point la possibilité de remonter, de sitôt, le courant qu'une loi imprévoyante a déchaîné sur là société française. La seule chose qui puisse être tentée avec quelque efficacité, c'est de lutter contre le flot grandissant des doctrines licencieuses, qui prétendent tirer du principe imprudemment réintégré dans nos codes toutes les conséquences pernicieuses qu'il renferme. Terrible est la logique des idées; et celle du divorce nous mènerait loin, si les moralistes de bonne volonté ne lui barraient le chemin.

Or, aucun moyen n'est plus propre à préserver les hommes des surprises et des catastrophes, que de les renseigner exactement, et sur les risques du chemin qu'ils ont pris à l'aventure, et sur les dangers de la pente où des indications mensongères ont entraîné leurs pas. Qu'on sache donc que telle est la pression du divorce sur nos moeurs, qu'elle nous mènerait insensiblement, si nous n'y prenions garde, à l'abolition du mariage et à la reconnaissance légale de l'union libre. Voyez plutôt les conséquences que les féministes échauffés en déduisent et les réclamations hardies qu'ils en tirent.

Le divorce, déclarent-ils, est une libération incomplète, un débouché inaccessible, une issue trop étroite, hérissée de formalités coûteuses et de difficultés décourageantes. Élargissons cette porte basse, afin que les époux la franchissent aisément.

Et d'abord, il faut que le mariage puisse être dissous par le consentement mutuel des époux. Une fois admis que les obligations du mariage sont purement humaines, la logique exige que les deux volontés, qui suffisent à les former, suffisent également à les dénouer. «Le divorce actuel est d'ordre restrictif!» Voilà, pour MM. Paul et Victor Margueritte, son grand défaut. Pourquoi l'a-t-on décapité de sa vraie cause qui est l'incompatibilité d'humeur? Depuis que la loi a sécularisé les justes noces, les «faillis du mariage» ne peuvent rester associés à perpétuité. «L'heure sonnera de l'affranchissement complet, logique et humain du divorce.» Un «congé» silencieux, rapide, à bon marché, sans atermoiements, sans papier timbré, s'il est possible, voilà l'idéal. «Brisons les fers des époux mal assortis qui cessent de se comprendre et de s'aimer. Leur conscience, leurs coeurs, leurs chairs ne peuvent être asservis. La route est large: qu'elle soit libre 100

Note 100: (retour) Paul et Victor Margueritte, Mariage et divorce. La Revue des Revues du 1er décembre 1900, p. 469.

Ainsi donc, dès que deux conjoints s'accordent pour se tourner le dos, la rupture s'impose. En fait, ajoute-t-on, ce genre de divorce existe déjà, puisqu'il peut se réaliser par une simple supercherie des intéressés, tel qu'un flagrant délit d'adultère concerté d'avance ou quelque sévice publiquement reçu après entente. Il suffira donc de le rendre officiel, aisé, prompt et sûr, en substituant le divorce par consentement au divorce par complicité. Aussi facilement que le maire nous marie, aussi facilement le juge devra nous désunir. Que cette simple raison lui suffise: «Nous ne nous aimons plus, séparez-nous.» De même qu'au moment du mariage, l'autorité n'a point exigé des futurs conjoints les preuves de leur amour, ainsi la justice ne saurait leur imposer, au moment du divorce, la démonstration de leur indifférence ou de leur antipathie. M. Naquet nous déclare avec hauteur que «le divorce par consentement mutuel, c'est la loi naturelle 101

Note 101: (retour) : Lettre à M. Joseph Renaud, op. cit., p. 152.

D'autres vont plus loin et souhaitent que le mariage puisse être annulé sur le seul désir de l'un ou de l'autre conjoint. N'est-ce pas la conclusion d'une pièce célèbre, les Tenailles, de M. Paul Hervieu? Rien de plus logique. Si l'on veut que le mariage cesse d'être un piège, et qu'il devienne la grande route que l'on suit à deux librement, volontairement, joyeusement, il n'est que de permettre à chacun de secouer le joug à son gré. Sinon, l'union légitime restera ce qu'elle est parfois, un attelage d'ennemis.

Ne dites pas qu'à ce compte le caprice de l'un fera la loi de l'autre, et qu'il est contraire à tous les principes d'équité qu'un contrat, solennellement formé par l'échange de deux volontés, puisse être rompu par la volonté d'un seul. Ces scrupules juridiques n'embarrassent guère les gens de lettres. N'ajoutez pas que la liberté est une cause d'inconstance et d'incertitude; ne rappelez pas ces pensées si vraies de Chateaubriand: «L'habitude et la longueur du temps sont plus nécessaires au bonheur, et même à l'amour, qu'on ne pense. On n'est heureux dans l'objet de son attachement, que lorsqu'on a vécu beaucoup de jours, et surtout de mauvais jours avec lui. On ne s'attache qu'au bien dont on est sûr; on n'aime point une propriété que l'on peut perdre.» On vous répondra qu'il est absurde de décréter l'amour, la constance et le dévouement à perpétuité; qu'il est absurde que «l'étau paralyse tout souhait d'évasion.»

Et le divorce devenu plus accessible, le mariage sera moins vil. Et l'on nous cite certains cas douloureux, certaines situations compliquées,--assez rares,--que le divorce par la volonté d'un seul peut dénouer rapidement. On a une telle foi dans l'excellence de la liberté, que, pour remédier à quelques exceptions cruelles, on ouvre à tous les ménages la porte de la maison commune, en leur conseillant d'en sortir pour une simple incompatibilité d'humeur. Quelle imprudence! Faciliter la désunion: voilà ce qu'on nous offre pour restaurer le mariage!

Mais on ne s'arrête point, comme on voudrait, à moitié chemin du divorce. Dans la pièce que nous citions plus haut, M. Paul Hervieu fait dire à l'un de ses personnages: «Quand un mari et une femme sont capables de s'entendre sur le divorce, ils en auraient déjà moins besoin. C'est pour ceux qui sont incapables de tout accord, même de celui-là, que le divorce aurait dû être inventé.» Seulement, voyez la conséquence: dès que le divorce est tenu pour un principe de libération offert au caprice de chacun des époux, dès que la répudiation est abandonnée à la volonté d'un seul, la société est entraînée, par une pente irrésistible, à la reconnaissance de l'union libre. Se démarier au gré de l'un ou de l'autre, qu'est-ce donc; sinon le droit individuel de s'aimer pour un temps et de rompre à son bon plaisir? Cette déduction inévitable,--qui est pour le commun des honnêtes gens la condamnation du divorce,--est saluée avec joie par l'anarchisme aristocratique comme la fin du mariage. Les Tenailles, notamment, ont été applaudies à la Comédie française à raison même de leurs prétentions libertaires. «Débarrassons-nous de ce qui nous gêne!» tel est le mot d'ordre de la belle société qui, au-dessus de tous ses devoirs, place le droit imprescriptible de s'amuser.

Il est bien entendu, par ailleurs, que l'interdiction qui empêche l'époux adultère de se marier avec son complice devra disparaître de la jurisprudence du divorce. Est-il, en effet, restriction plus stupéfiante? Une femme a trompé son homme parce qu'elle ne l'aimait pas, et elle ne pourra pas épouser son amant parce qu'elle l'aime! Interdiction pour elle de substituer un mariage d'amour à un mariage sans amour. L'État, qui s'est prêté complaisamment à la célébration de celui-ci, refusera de solenniser celui-là. Quoi de plus absurde et de plus cruel? La loi ne doit pas séparer artificiellement deux partenaires, que la bonne nature convie aux jeux de l'amour et du hasard.

La logique du divorce est-elle épuisée? Pas encore. La spirituelle Sophie Arnould disait que «le divorce n'est que le sacrement de l'adultère.» Est-ce pour faire mentir ce mot célèbre, qu'un législateur, M. Viviani, a déposé, en juin 1891, sur le bureau de la Chambre, un projet de loi tendant à supprimer le délit d'adultère? Pour lui, tout manquement à la fidélité conjugale est une offense purement morale, un simple abus, de confiance dont le divorce est la sanction naturelle et suffisante. Et cela encore est logique. Vous qui croyez que le mariage est la base de la famille, comme la famille est la base de la société, vous direz sans doute que supprimer les peines édictées contre l'adultère, c'est lui accorder le bénéfice d'une encourageante impunité, c'est l'excuser et presque l'autoriser, et que, si les entraînements aveugles de la passion peuvent expliquer les violations de la foi conjugale, on ne saurait absoudre celles-ci par une disposition générale, sans ébranler profondément les assises du foyer domestique. Et pourtant, qu'on ne s'y trompe pas: c'est le devoir de fidélité qu'on cherche à effacer de nos lois, après en avoir banni l'indissolubilité. Du moment que le Code civil tient le mariage pour un contrat résoluble, pour un pacte résiliable, n'est-il pas inconséquent de punir ceux qui cherchent à bénéficier, par un adultère, de l'annulation qui leur a été promise? Comprend-on une loi qui permet aux époux de s'évader du mariage, et qui les frappe de pénalités pour l'acte même qui leur en ouvre la porte?

Et voilà pourquoi le divorce semble déjà aux esprits «avancés» une concession insuffisante, une demi-mesure, un «procédé orléaniste,» comme disait le terrible Raoul Rigaud; voilà pourquoi encore les mêmes gens voient dans l'adultère une simple offense privée sans conséquence publique, un coup de canif insignifiant à la loi du contrat, une peccadille,--tandis que les anarchistes de lettres, poussant la logique jusqu'au bout, le représentent comme un acte de courage, un acte de vertu, une libération sublime qui élève l'homme et la femme au-dessus des lois, au-dessus des conventions et des préjugés, et prépare la revanche de la Nature contre la Société. Où nous mène cette tolérance relâchée des uns, cette immoralité audacieuse des autres? Il est facile de le deviner. Elles ouvrent directement la voie aux libertaires des deux sexes qui ont pour devise: «La femme libre dans l'union libre.» On sait du reste que ce système est en faveur chez nos frères les animaux, qui se piquent rarement d'une fidélité durable. Et qu'est-ce que la famille humaine, sinon un type d'animalité supérieure?

Au surplus, si nous voulons savoir ce qu'il faut conclure de toutes ces aggravations habilement déduites du divorce actuel, les hardis jouisseurs, qui prêchent à la femme l'émancipation de l'amour, ne se feront pas faute de nous le dire. Écoutons-les.

La loi du mariage est une convention vieillie et surannée, ou mieux, un préjugé barbare, étroit, tyrannique, dans lequel les époux, emprisonnés comme en un filet, se débattent avec une rage impuissante. Il ne suffit plus que le divorce en ait élargi les mailles et desserré les noeuds. Bénie soit l'idée libératrice qui permettra enfin aux deux sexes de s'affranchir de ce régime accablant! Revenons à la simplicité de nos origines, à cette morale primitive, toute nue, qui consiste uniquement à satisfaire ses passions amoureuses, sans réticence, sans honte, sans remords. Contre le droit de libre existence, de libre amour, de libre plaisir, il n'est ni promesses ni scrupules qui tiennent. Devant la bonne nature, les devoirs conjugaux n'existent pas. L'être humain, mâle ou femelle, n'en a véritablement qu'un seul, qui est de conquérir et de conserver sa pleine indépendance envers et contre tous. Que ceux qui ont encore le souci de leur dignité reprennent donc leur liberté imprudemment aliénée, car elle est inaliénable! Dès qu'un époux est fatigué de l'autre, l'association doit être dissoute et liquidée. Le mariage, qui s'oppose à cette solution bienfaisante, est une servitude abominable. Il n'en faut plus! Démolissons au plus vite ce vieux régime cellulaire où des milliers d'êtres, conjoints malgré eux, étouffent et agonisent. N'est-il pas juste que l'humanité jouisse au moins de la liberté des bêtes?

IV

Ici, l'homme doit choisir entre les principes du mariage chrétien ou les errements de l'amour païen. Point de moyen terme logique et durable.

Ou le mariage est l'échange de deux volontés, l'association de deux âmes, le don mutuel de deux êtres libres consenti loyalement de part et d'autre en vue de la création d'une famille, le rapprochement de deux destinées, l'union de deux coeurs pour le bonheur et l'adversité, la richesse et la misère, la santé et la maladie, la vie et la mort et, comme disent les chrétiens, pour l'autre vie au-delà même de la mort;--et alors, loin de violer la foi jurée et de reprendre leur liberté, les époux ne doivent avoir qu'une préoccupation: s'engager avec cette confiance en l'éternité de l'amour qui fait toute la grandeur du mariage, remplir leurs promesses jusqu'au bout, fuir tout ce qui risque de refroidir ou d'ébranler leur accord, rechercher tout ce qui peut unifier et parfaire leur union, tant pour leur bonheur propre que pour celui de leurs enfants.

Ou le mariage n'est qu'un pacte révocable, un lien sans perpétuité, un bail résiliable, une convention à terme, que les époux peuvent rompre à volonté pour une incompatibilité d'humeur, pour un simple discord mental, pour ces contrariétés de goût et ces différences d'esprit qui ne sont, selon le mot de Chateaubriand, que «le penchant de notre inconstance et l'inquiétude de notre désir;»--et alors il ne faut plus parler de famille, car on ne fonde rien de noble, rien de solide sur un rapprochement éphémère, né des caprices désordonnés de la passion et soumis à toutes les vicissitudes des appétits et de l'inévitable satiété. Et à mesure que s'allégera le fardeau des obligations conjugales, on verra se multiplier le nombre des mauvais ménages, puisqu'il est d'expérience qu'un lien se forme à la légère qui se rompt à volonté, et que plus on divorce aisément, plus on se marie étourdiment. Dès qu'il sera entendu que le mariage n'est qu'un lien provisoire, un engagement à temps, une vente à l'essai, on ne cessera d'en poursuivre l'abrégement et la réduction. A l'exemple du service militaire, nous aurons successivement le service matrimonial de cinq ans, de trois ans, de deux ans, jusqu'au jour où il paraîtra plus simple et plus logique de ne point s'engager du tout. Et notre société s'acheminera de la sorte vers la reconnaissance légale du libertinage, à la plus grande joie des hommes et pour le plus grand malheur des femmes.

Qu'on ne nous accuse point de pessimisme exagéré: les moeurs américaines nous sont un argument et un avertissement,--et aussi les moeurs parisiennes!

Finissons. Le divorce, qui est un premier pas dans la voie du féminisme antimatrimonial, n'a satisfait personne. Les récriminations sont plus vives aujourd'hui qu'auparavant. Avec sa porte ouverte sur l'avenir, le mariage paraît encore trop sévère et trop gênant. C'est pourquoi l'on travaille à lui enlever, un à un, tous ses caractères essentiels. Déjà l'indissolubilité a disparu de nos lois; et sans la religion, elle serait peut-être disparue de nos moeurs. Des écrivains ont tourné en raillerie la fidélité. D'autres ont fait l'éloge de l'infécondité. Que ces théoriciens aventureux réussissent à convaincre les tristes humains que nous sommes, et le mariage aura vécu. Car il serait injurieux et hypocrite de conserver cette noble appellation à l'union innommable qui s'ensuivra. Il n'était qu'un moyen de spiritualiser la famille de chair, qui est la cellule essentielle de l'humanité, c'était de la fonder sur l'idée du devoir mutuellement stipulé et perpétuellement respecté par les époux. Est-il possible que le monde abandonne cette formule de vie et de supérieure dignité, pour une formule abjecte d'union intermittente, qui entraînerait rapidement l'abaissement de la femme et la ruine de la civilisation?

Il faut avoir perdu, semble-t-il, la notion du bien et du mal pour proposer froidement de remplacer le devoir par le plaisir, et la conscience par la concupiscence. L'abolition du mariage et l'émancipation de l'amour n'en figurent pas moins au programme de nos diverses écoles révolutionnaires; et de ce chef, la famille française court les plus graves dangers. Tandis que la mauvaise littérature empoisonne les milieux riches, tandis que le divorce dissout les mauvais ménages en ébranlant les bons, la propagande anarchiste et socialiste en faveur de l'union libre risque d'envahir peu à peu les couches profondes du peuple et de contaminer le prolétariat tout entier. Cette forme du féminisme est donc particulièrement redoutable; et je tiens à montrer qu'elle ne tend à rien moins qu'à ruiner la famille ouvrière.

Et rien de plus logique, cette fois encore, que l'esprit de destruction qui anime les partis révolutionnaires. Le seul groupement qui leur importe, c'est le groupement «collectiviste», suivant les socialistes, ou le groupement «communaliste», suivant les anarchistes. Les uns et les autres tiennent la famille pour un largissement insuffisant de l'individu. Le particularisme et l'autonomie du foyer leur semble un obstacle à l'indivision et à la socialisation des biens. Et c'est pourquoi l'union libre, qui dissout la communauté domestique, ferait bien mieux leur affaire.



CHAPITRE VI

Les doctrines révolutionnaires et l'abolition du mariage


SOMMAIRE

I.--Mariage et propriété.--Leur évolution parallèle.--La Révolution les supprimera l'un et l'autre.--Pourquoi?

II.--S'il est vrai que le mariage asservisse la femme au mari.--L'épouse est-elle la propriété de l'époux?

III.--Point de révolution sociale sans révolution conjugale.--Appel anarchiste aux jeunes femmes.--Appel socialiste aux vieilles filles.


Dans l'esprit des doctrines révolutionnaires qui se propagent au milieu de nous, il ne suffit point à la «femme nouvelle» de secouer le joug de la domination patronale et de la supériorité masculine: rien ne serait fait si elle n'échappait à l'autorité maritale. Son émancipation intellectuelle et sociale doit avoir pour complément nécessaire l'émancipation conjugale. N'allez pas croire qu'un anarchiste ou un socialiste, plus ou moins marié civilement, tienne beaucoup à la prééminence que lui assure le Code civil: vous le connaîtriez mal. Sans hésiter, il se frappe la poitrine et crie aux femmes qui languissent sous le joug matrimonial: «Sus aux maris! Votre ennemi, c'est votre époux!» Comment le sexe féminin ne serait-il pas touché d'un si noble désintéressement?

I

Cette attitude s'explique aisément. Notre droit des personnes, fondé sur l'idée d'obligation, et notre droit des biens, fondé sur l'idée d'appropriation, ont suivi au cours des temps la même évolution. Les époux d'aujourd'hui se peuvent même dire l'un à l'autre: «Ma femme, mon mari,» comme ils disent des choses qui sont leur propriété: «Ma dot, mon champ, ma maison,»--bien que les droits personnels, comme disent les juristes, ne puissent être assimilés aux droits réels, dont les conséquences sont plus étendues et plus énergiques. Or, étant donné que les anarchistes et les socialistes excluent les biens matériels de l'appropriation individuelle, il ne leur est pas permis d'admettre, sans inconséquence, que les époux s'appartiennent mutuellement, corps et âme, à toujours, en vertu d'un droit exclusif et irrévocable, stipulé respectivement et placé solennellement sous la garantie de la loi.

A la vérité, le Mariage et la Propriété se sont développés parallèlement, en s'élevant de la jouissance commune à la possession privative. «Dans les sociétés inférieures, écrit M. Jean Grave, la femme a toujours subi, de par sa faiblesse physique, l'autorité du mâle; ce dernier lui a toujours plus ou moins imposé son amour. Propriété de la tribu d'abord, du père ensuite, pour passer sous l'autorité du mari, elle changeait ainsi de maître sans qu'on daignât consulter ses préférences 102

Note 102: (retour) La Société future, chap. XXII: La femme, p. 327.

Une très remarquable profession de foi libertaire intitulée «Unions libres»,--dont l'auteur anonyme ne serait autre, paraît-il, que M. Élie Reclus 103,--confirme ces tristes commencements de l'humanité en termes d'une sérénité hautaine qui révèlent le savant. «Rapt, meurtre, esclavage, promiscuité brutale, tels furent les débuts de l'institution matrimoniale, débuts peu glorieux, mais dont nous n'avons aucune honte:--plus bas nous avons commencé, plus haut nous espérons monter 104

Note 103: (retour) Revue encyclopédique du 28 novembre 1896. Les hommes féministes, p. 828.
Note 104: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, p. 3-4.

Puis, la moralité s'épurant, la société se disciplinant, on vit peu à peu la polyandrie et la polygamie,--que j'appellerais volontiers le communisme sexuel,--disparaître des pays civilisés. En même temps que les biens cessent d'être communs, les femmes cessent d'être communes; en même temps que la propriété privée se constitue et se généralise, on voit apparaître partout le mariage monogame avec ses liens de filiation certaine, avec la transmission d'un nom patronymique et la dévolution de l'héritage paternel aux enfants. Désormais, le christianisme aidant, la distinction du mien et du tien s'étendra aux personnes et aux choses. Car le mariage n'est pas seulement l'union de deux êtres, de deux destinées, de deux vies, mais aussi un règlement de biens, un contrat d'affaires, une constitution de patrimoine; et par ce côté pécuniaire, il touche de plus près encore à la propriété. Si bien que M. Gabriel Deville, dont j'aime à citer la pensée socialiste, a pu déclarer que «l'utilité du mariage résulte de la structure économique d'une société basée sur l'appropriation individuelle.» Et un peu plus loin: «Le mode de propriété transformé, et après cette transformation seulement, le mariage perdra sa raison d'être 105

Note 105: (retour) Le Capital de Karl Marx. Aperçu sur le socialisme scientifique, p. 43.

Avis à ceux de nos compatriotes qui ont le bon esprit de tenir au régime de l'appropriation privée et de lui attribuer le mérite d'avoir tiré, à la fois, les personnes et les biens de la confusion et de la promiscuité du collectivisme primitif: ils doivent se dire que, la propriété abolie, c'en est fait de la famille et du mariage. Car il n'est point de famille sans foyer; et qu'est-ce que le foyer, sinon la maison paternelle et quelque coin de terre soustraits, au profit d'un ménage, à l'indivision universelle? A vrai dire, le foyer est le noyau de tout patrimoine et comme la matrice même de la propriété. Quant au mariage, comment le maintenir sans inconséquence après avoir supprimé tout droit privatif sur les choses? Comment permettre à l'homme d'accaparer la femme, et à la femme d'accaparer l'homme, quand on refuse à un citoyen la possession exclusive d'une masure entourée d'un verger ou d'un champ? Que notre droit soit plus plein, plus entier, plus dominateur sur les choses que sur l'être auquel nous avons uni notre destinée; que le mot «propriété», appliqué au droit que les époux ont l'un sur l'autre, soit violent et inexact: cela est de toute évidence. Un fait reste néanmoins: c'est à savoir que les sociétés humaines ont suivi la même voie pour soustraire,--non sans peine,--les biens à l'indivision communiste et les personnes à la promiscuité sexuelle. En somme, il y a eu progrès parallèle dans l'évolution du mariage et de la propriété.

Et c'est pourquoi, aujourd'hui encore, on ne peut s'attaquer à la propriété sans s'attaquer plus ou moins au mariage: ce qui nous fait dire que, la fidélité conjugale étant la conséquence d'un droit privatif de l'époux sur son conjoint, lorsqu'on supprime tout droit individuel sur les choses, on est amené forcément à supprimer tout droit individuel sur les personnes. Saint-Simon et Fourier n'ont point échappé à cette logique des idées: leur communisme se complète du libre amour. De même, avec une belle unanimité, les anarchistes et les socialistes d'aujourd'hui appellent de tous leurs voeux l'abolition du mariage et l'avènement de l'union libre. Sous quels prétextes? C'est ce que nous allons voir.

II

Le mariage, nous dit-on, est un reste des violences primitives. Tandis que la «rapine, prenant assiette et consistance, devint propriété, peu à peu le rapt se consolida en mariage 106.» Malgré toutes les atténuations du progrès, l'«oppression» de la femme mariée est une survivance de l'esclavage antique. «Exagérons-nous, se demande l'auteur des Unions libres, en disant que la femme est toujours une captive? De par le Code civil, en quoi consiste le mariage, chez nous autres Français? Devant le public assemblé et les représentants de la lot, par une déclaration solennelle, la fille met son corps, sa fortune, sa vie et son honneur en la possession d'un homme, tenu désormais à donner sa protection,--terme très vague,--en retour de l'obéissance,--terme très net,--qui lui est acquise. Cette personne n'aura plus la libre possession de sa personne 107.» L'idée n'est pas neuve. Nous lisons dans un Catéchisme du genre humain publié au commencement de la Révolution, que «le mariage est la propriété de la femme par l'homme, propriété aussi injuste que celle des terres;» et son auteur y réclame, en conséquence, «le partage des biens et la communauté des femmes.»

Note 106: (retour) Unions libres, p. 8-9.
Note 107: (retour) Eod. op., p. 19.

Il est donc de l'essence du mariage, suivant la doctrine révolutionnaire, d'assujettir l'épouse à l'époux. Non que cette institution fasse peser sur toutes les femmes une autorité également et nécessairement déprimante. L'écrivain libertaire, que nous avons déjà cité, en convient avec franchise: «Nous reconnaissons hautement que, dans les mariages contractés sous les auspices de l'autorité civile, il est des unions qui sont aussi heureuses que possible; il en est plusieurs qui font notre admiration, plusieurs que nous nous proposons d'imiter.» Seulement, cette concession faite, il affirme «qu'il n'est amitié véritable, qu'il n'est grand amour qu'entre égaux; que la contrainte aboutit à la révolte et la subordination à l'insubordination.» Et plus loin il ajoute: «Nous supposons comme démontrée l'entière et complète équivalence des deux facteurs de la famille 108

Note 108: (retour) Unions libres, p. 20 et 22.

Mais qui en doute? Oui, dans le mariage qu'ils contractent et dans la famille qu'ils fondent, l'homme et la femme, sans jouer le même rôle, remplissent une fonction d'égale importance. Socialement parlant, ils équivalent. Et même, selon le plan chrétien, l'équation conjugale doit se fondre, sous l'action de l'amour mutuel et de l'estime réciproque, en une véritable unité: Duo in unum!

Il est vrai que le Code prescrit l'obéissance à la plus faible, la protection au plus fort. Mais ceci est la condition et la mesure de cela. Faites que dans la société conjugale personne ne veuille céder, et la vie commune devient impossible. Point de ménage, point de famille, sans une hiérarchie tempérée par la confiance et l'amour. 11 ne faut pas confondre l'autorité avec la tyrannie, ni la puissance tutélaire du mari avec le despotisme jouisseur d'un pacha. La loi religieuse et la loi civile ne permettent point de pareils excès de pouvoir. Que des hommes indignes s'en rendent coupables, c'est possible.

Mais, de grâce, n'imputons pas à la loi les méfaits de ceux qui la violent! Lorsqu'un époux outrage ou maltraite l'autre, la justice doit intervenir en faveur de la victime.

Qu'on ne dise pas davantage que le mari est le «propriétaire» de sa femme. Malgré leur évolution parallèle, le mariage et la propriété n'engendrent ni mêmes effets ni mêmes pouvoirs. Si les époux se doivent l'un à l'autre, en vertu de leurs engagements réciproques, respect, amour et fidélité, si même la monogamie chrétienne suppose, de conjoint à conjoint, une obligation contractuelle qui les lie indissolublement pour la vie, le droit privatif qui s'ensuit, tant au profit du mari sur la femme qu'au profit de la femme sur le mari, n'a rien de commun avec le domaine absolu qu'un propriétaire a sur son mobilier ou son jardin. L'éminente dignité de la personne humaine s'oppose à une aussi injurieuse assimilation. Toutes les législations chrétiennes distinguent les droits personnels des droits réels. L'homme et la femme peuvent s'obliger, mais ils ne sont pas susceptibles de propriété. C'est donc commettre un grave excès de langage, auquel les lois, les idées et les usages donnent un égal démenti, que de prétendre, comme l'école révolutionnaire s'obstine à le faire avec complaisance, que le droit du mari sur la femme et le droit du chasseur sur son chien sont les manifestations d'une seule et même potestas habendi.

Et puis n'oublions pas que les droits, dont les époux disposent l'un sur l'autre, sont réciproques. Le mariage est un échange de promesses et d'obligations. Pas plus que la femme, le mari n'a la libre disposition de lui-même. Les conjoints sont liés par un mutuel serment. On peut donc dire, en un certain sens et à défaut de mot plus précis, que, créanciers et débiteurs l'un de l'autre, ils ne s'appartiennent plus, puisqu'ils se sont donnés à toujours. Et cette aliénation solennelle, de leur liberté, de leur corps, de leur vie, est le seul moyen de fonder la famille. Car c'est par ce don irrévocable de l'époux à un être de son choix, par cette foi jurée qui les unit à perpétuité, que le bon vieux mariage se distingue du pur libertinage, où les amants de rencontre se donnent et se reprennent, sans cérémonie, au hasard des passions du moment.

III

D'autres publicistes révolutionnaires ont le mariage en haine, parce qu'en perpétuant la famille, «il imprime à la classe possédante, comme dit M. Gabriel Deville, son caractère héréditaire et développe ainsi ses instincts conservateurs.» Point de révolution effective, point d'indépendance durable, avec cette pratique des unions consacrées par les autorités civiles et religieuses, qui discipline et soutient la société contemporaine. «Si, par contre, on cessait de mépriser les filles qui se laissent faire un enfant, si on traitait l'enfant né hors mariage comme l'enfant légitime, la liberté des relations sexuelles s'étendrait au détriment du mariage.» Et cette barrière emportée, famille et propriété se dissoudraient facilement dans le collectivisme de l'amour et des biens.

Comme on peut le voir, le divorce n'est, aux yeux des socialistes et des anarchistes, qu'une brèche insuffisante faite à la citadelle bourgeoise. Il n'y laisse tomber qu'un trop mince rayon de lumière. Qu'on se hâte donc d'en ouvrir les portes toutes grandes. Lorsque deux personnes sont liées l'une à l'autre par les noeuds multiples des intérêts et des habitudes, l'amour cessant, beaucoup hésitent à les rompre et n'essaient même pas de se reprendre. Si l'indissolubilité du mariage n'existe plus en droit, elle se maintient en fait, assez pour étayer toute notre organisation sociale. Et c'est un grand malheur 109.

Plus optimiste est M. Jean Grave. Il espère bien que par la fissure du divorce,--et ceci est la confirmation des craintes que nous avons exprimées,--le mariage se videra de tout ce qui fait sa force. La famille légale «a reçu le coup fatal du jour où le législateur a dû enregistrer les cas où elle pouvait être dissoute.» Quoi de plus naturel, d'ailleurs? «Deux individus, après s'être aimés un jour, un mois, deux ans,» peuvent se prendre d'une haine à mort: pourquoi enchaîner ces malheureux pour la vie, «quand il est si simple de tirer chacun de son côté 110

Note 109: (retour) Gabriel Deville, Le Capital de Karl Marx, pp. 42 et 43.
Note 110: (retour) Jean Grave, La Société future, chap. XXII: La femme, pp. 332 et 333.

Mais cette brèche pratiquée dans la prison conjugale ne suffit pas à nos hardis novateurs: mieux vaut la démolir. Il est vrai que le relâchement progressif des moeurs en arrache tous les jours quelques pierres, à la grande joie de M. Jean Grave. Déjà, si nous l'en croyons, la vogue du mariage religieux est en baisse. M. le Curé perd de son prestige. «Sauf quelque grue qui veut étaler sa toilette blanche ou l'héritier qui veut se concilier les bonnes grâces de parents à héritage, peu de personnes éprouvent le besoin d'aller s'agenouiller devant un monsieur qui se déguise en dehors des jours de carnaval.» Et après ce gracieux épanchement d'esprit anticlérical, l'écrivain anarchiste constate avec la même satisfaction que l'écharpe de M. le Maire n'est pas tenue en plus grand respect. «Quant à la sanction légale, si l'on voulait faire le recensement parmi la population de nos grandes villes, on trouverait bien que tous les ménages ont passé par la mairie; mais, en examinant d'un peu près, on pourrait s'apercevoir que les trois quarts ont rompu, sans tambour ni trompette, les noeuds légaux pour en former d'autres sans aucune consécration officielle.» D'où cette conséquence, dont notre auteur se félicite; que «l'opinion publique commence à trouver l'union librement consentie aussi valable que l'autre 111.» Encore un peu de temps, et elle se fera respecter en pénétrant définitivement dans les moeurs. Ce jour-là, mariage, héritage et propriété s'effondreront sans retour. Et la société «nouvelle» sera fondée.

Note 111: (retour) La Société future, pp. 331 et 332.

Laquelle? Qui l'emportera de l'anarchisme ou du collectivisme? On ne sait. Un point certain, c'est qu'unis pour détruire, les révolutionnaires auront peine à s'entendre pour reconstruire, les uns tirant à droite vers l'autonomie absolue de l'individu, les autres tirant à gauche vers la dictature absolue du prolétariat. Ce dissentiment irréductible nous présage quelques durs moments à passer. Et dire que ces gens aperçoivent également le parfait bonheur à l'extrémité des routes contraires sur lesquelles ils s'efforcent d'entraîner la multitude!

En attendant, socialisme et anarchisme se disputent la conquête de la femme. Il est entendu qu'elle ne saurait s'affranchir que par la révolution sociale. Au nom des anarchistes, M. Jean Grave nous déclare vertement que «ceux qui lui font espérer son émancipation dans la société actuelle mentent effrontément 112.» Au nom des socialistes, M. Benoît Malon nous assure, avec plus de politesse, que «la femme et le prolétaire, ces deux grands opprimés collectifs de l'ordre actuel, doivent unir leurs efforts, car leur cause est commune, comme sera commun leur triomphe 113

Note 112: (retour) Ibid., chap. XXII, p. 339.
Note 113: (retour) Le Socialisme intégral, t. I, chap. VII, p. 369.

Mais cette révolution, qui doit faire le bonheur de la femme, sera-t-elle anarchiste ou socialiste? Cruelle énigme. Dans les deux camps révolutionnaires, on redouble de prévenances et de promesses à l'égard du beau sexe. L'anarchisme surtout se met en frais de rhétorique pour convaincre les jeunes filles et les jeunes femmes. «Eh! ma belle, écoutez-moi donc. Ce que nous poursuivons, c'est notre bonheur et le vôtre, c'est l'épanouissement de l'individu tout à la joie de vivre et d'aimer dans la libre nature, c'est l'avènement de l'Harmonie et de l'Amour entretenus par la liberté et la mutuelle confiance. Alors, fière et libre, l'égale de l'homme, non plus femelle, mais femme, tu seras, dans toute la beauté du terme, sa compagne. Le veux-tu? Eh bien! sois avec nous 114.» Cet appel lyrique sera-t-il entendu? On peut en douter. Les femmes vont moins, semble-t-il, à l'anarchie qu'au socialisme. Dans l'enquête qu'il a menée pour établir la Psychologie de l'Anarchiste-Socialiste, M. Hamon n'a reçu, en réponse à son questionnaire, que quatre adhésions féminines sur un total de cent soixante-dix lettres environ,--et pas une n'émanait de femmes françaises 115. Cette abstention est peu encourageante.

Note 114: (retour) La Révolte, n° 19 du 20 au 27 janvier 1891, p. 1.
Note 115: (retour) Psychologie de l'Anarchiste-Socialiste, p. 23 et p. 273, note 1.

Sur un mode non moins lyrique et non moins insinuant, le doux socialiste Benoit Malon s'adressait de préférence aux «filles non mariées, que le préjugé cruel et bête croit flétrir du titre de vieilles filles.» Ces innombrables sacrifiées, victimes des fatalités sociales, ne sont-elles pas «les plus méritantes»? Qui dira jamais ce que leur célibat fait perdre «aux hommes, de bonheur, à la société, de dévouement, à la race, de perfectionnements physiques et moraux?» Et avec émotion, le brave homme leur criait: «Venez à nous, vous qui souffrez surtout de ne pouvoir vivre assez pour autrui, venez pour hâter le jour des grandes réparations où toutes les forces, toutes les beautés affectives de l'humanité s'épanouiront dans le bonheur et le devoir universalisés; venez prendre votre place dans l'armée grossissante de l'émancipation humaine 116.» Mais jusqu'à présent, les vieilles filles préfèrent entrer en religion.

Note 116: (retour) Le Socialisme intégral, t. I, chap. VII, p. 368.

Au total, quelque séduction que déploient les enjôleurs, l'immense majorité des femmes résiste à la propagande révolutionnaire. Il faut pourtant démolir le vieux monde; et comme le mariage est une de ses colonnes, on s'acharne, de part et d'autre, à l'ébranler. Instrument d'assujettissement pour la femme, fondement de l'héritage pour la famille, voilà déjà deux raisons de l'exécrer. Ce n'est pas assez: on le voue au mépris des grandes âmes, sous prétexte qu'il abreuve les conjoints de honte et d'ignominie. Il est vénal!

Voulez-vous connaître toutes les conséquences dommageables des unions actuelles,--ce que Benoît Malon appelait les «nuisances du mariage»: je les résume.

On ne consulte pas assez les attractions affectives, les affinités de complexion et de tempérament;--et la sélection de l'espèce en souffre. Les filles sans dot, condamnées à une virginité solitaire, sont sevrées de la vie à deux;--et la reproduction de l'humanité en souffre. Les questions d'argent, de position, de convenance, font généralement du mariage un maquignonnage plus ou moins déloyal;--et l'honnêteté en souffre. La femme est domestiquée au profit du mari et maintenue par la loi dans une infériorité déprimante;--et la liberté en souffre. Les codes et les moeurs ont creusé entre les enfants naturels et les enfants légitimes de profondes inégalités de droit, de condition et de traitement;--et la fraternité en souffre.

Conclusion: il n'est que temps de rendre à l'amour qui console, embellit et régénère, la souveraineté qu'il doit exercer dans les relations des sexes;--et la félicité s'épanouira sur le monde.

En toutes ces questions, nos moralistes révolutionnaires sont prodigues de beaux élans et de saintes colères. On m'en voudrait de n'en point donner ici quelques échantillons.



CHAPITRE VII

Morale anarchiste et morale socialiste


SOMMAIRE

I.--Morale anarchiste: l'émancipation du coeur et des sens; la libération de l'amour; l'apologie de l'inconstance.

II.--Morale socialiste: la suppression du mariage; la réhabilitation de l'instinct; l'affranchissement des sexes.

III.--Noces libertaires.--La souveraineté du désir.--Unanimité des conclusions anarchistes et socialistes en faveur de l'union libre.

IV.--Ne pas confondre l'indépendance de l'amour avec la communauté des femmes.--Illusions certaines et déceptions probables.


I

Il est bien entendu que, loin d'être la conséquence d' «attirances» réciproques qui jettent deux êtres dans les bras l'un de l'autre, la plupart des unions sont subordonnées à des combinaisons de fortune, à des calculs d'argent. Ce sont des associations d'intérêt machinées souvent par des parents avides en dehors des futurs conjoints, de telle sorte que le mariage est réduit, comme dit M. Sébastien Faure, à «un contrat parcheminé dont les articles sont tout et le signataire à peu près rien.» Tel se marie pour faire une fin, tel autre pour redorer son blason; celui-ci pour payer son étude, celui-là pour relever son crédit. La dot est la grosse affaire du mariage. Il n'est pas jusqu'à l'ouvrier qui ne recherche une bonne ouvrière, ayant en main un métier lucratif. Bref, la femme est épousée non pour elle-même, mais pour son apport.

Et que les hommes ne répliquent point qu'aujourd'hui les jeunes filles sont rares, qui offrent leur main sans s'assurer que le futur mari a le moyen de prévenir leurs désirs ou du moins de pourvoir à leurs besoins. On leur répond que là est le mal. Se marier, c'est pour la femme se vendre contre la table et le logement; et ce trafic est un avilissement. Les mariages d'inclination sont des contes bleus. De part et d'autre, on ne se recherche, on ne s'unit que par intérêt. Le mariage est un marché qui ne va point sans marchandage. Et voici la conclusion très grave qu'en tire l'écrivain anarchiste déjà cité: «Puisque, au lieu de se donner sans condition, sans calcul, sans arrière-pensée, suivant l'impulsion naturelle des affinités instinctives, chacun des deux conjoints compare ce qu'il vend à ce qu'il achète et ne consent à donner qu'à la condition de recevoir,--neuf fois sur dix le mariage n'est, à proprement parler, qu'une forme spéciale et respectée de la prostitution 117

Et sur ce point, le socialisme ne pense ni ne parle autrement que l'anarchisme. Pour M. Gabriel Deville, «le mariage n'est, dans son ensemble, que la prostitution par devant le maire,» puisqu'au sens élémentaire du mot, la prostitution consiste «dans la subordination des rapports sexuels à des considérations financières 118

Note 117: (retour) La Douleur universelle, chap. VI, p. 318.
Note 118: (retour) Le Capital de Karl Marx, p. 43-44.

Mais laissons ces gros mots. Il est trop vrai que la vie est fréquemment l'occasion d'unions mercantiles où l'esprit de lucre étouffe l'esprit de famille. Ne défendons point ce qui est indéfendable. Est-il démontré, pour cela, que les mariages de passion soient toujours les plus sages? A qui fera-t-on croire que les mariages de convenance soient nécessairement inconvenants, et ceux de raison absolument déraisonnables?

Car, enfin, il faut bien en se mariant songer au lendemain, aux obligations de la vie, aux besoins de la famille, à l'avenir, aux enfants. L'amour, le fol amour, est l'imprévoyance même; il hypnotise, endort et aveugle les plus sensés. Point de sagesse qui tienne contre les sophismes de la passion et les emportements du coeur et des sens. Combien les parents ont raison de songer, pour leurs enfants trop enclins à les oublier, aux réalités de l'existence et aux charges du ménage! S'aimer ne dispense point de vivre. Pourquoi incriminer violemment ceux qui se préoccupent de pourvoir en même temps à ceci et à cela? Il est évident que, si l'humanité n'était pas condamnée aux soucis du pain quotidien, on ne comprendrait point de si vulgaires calculs. Lorsque la Révolution sociale nous assurera les bienfaits de la poule au pot et de ses accessoires, lorsque, d'un coup de sa baguette magique, elle emplira nos assiettes et nos verres à chaque repas, alors seulement nous pourrons vaquer, sans distractions mesquines, aux plaisirs désintéressés du pur amour. Jusque-là, notre vie sentimentale sera forcément traversée de viles préoccupations d'argent.

Et d'ailleurs, les mariages d'inclination, pas plus que les mariages d'intérêt, ne trouvent grâce devant les tendres scrupules de nos grands réformateurs. Se marier, même sans dot, c'est se lier, et partant se diminuer. Qu'une alliance soit conclue, fût-ce sous l'impulsion la plus spontanée du coeur, devant M. le Curé ou seulement devant M. le Maire, le pacte conclu et l'obligation créée font dégénérer l'amour en servilité.

Ici encore, anarchistes et socialistes poursuivent les mêmes fins.

On a pu lire dans la Freiheit, la feuille la plus exaltée du parti libertaire, qui a été longtemps dirigée par le compagnon Most, ce programme des merveilles de la Commune à venir: «Il est évident que la femme, réellement affranchie aussi bien que l'homme, dispose de son libre arbitre de la manière absolue. L'amour s'est affranchi de la prostitution; le mariage renonce à la bénédiction de l'Église ainsi qu'au sceau de l'État; il est uniquement basé sur les sentiments et les inclinations de ceux qui forment les communautés sexuelles; la famille en arrivera insensiblement à faire place à de plus vastes associations d'humains fraternisant ensemble 119.» Et donc, plus de mariage religieux, plus de mariage civil, plus de sacrement, plus de contrat. C'est aussi l'idéal de l'auteur des Unions libres, qui déclare avec fierté que «l'amour méprise et refuse tout autre répondant que lui-même.» Plus de liens, plus de cautions. C'est «une utopie que de minuter la sincérité sur papier timbré 120

Du reste, le mariage transforme à la longue les amants les plus passionnés en «compagnons de chaîne,» comme dit M. Jean Grave. Sans parler des espérances déçues, l'habitude, l'indifférence, la satiété, l'ennui, ne tardent pas à disjoindre les coeurs que la loi a unis pour la vie 121. On se néglige, on se dispute. L'homme devient un bourru malfaisant et la femme un vrai démon. Le mariage tue l'amour.

Note 119: (retour) La Freiheit, n° du 24 mai 1881.
Note 120: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, p. 24.
Note 121: (retour) La Société future, eod. loc., p. 336-337.

Il faut voir M. Sébastien Faure prendre en pitié le prosaïsme énervant des unions régulières! De quoi parle-t-on entre époux? Des domestiques, des affaires, du loyer, des enfants, de la lessive à faire et à sécher, de la pluie et du beau temps, des cheminées qui fument, d'une médecine à prendre ou des notes à payer. Quelle platitude! Plus de propos galants, plus de conversation amoureuse. Le coeur de la ménagère n'est plus ému que par «la peur de laisser brûler son rôti.» Préoccupations ridicules! Existence stupide et froide! Les époux sont les «fonctionnaires du mariage.» L'obligation de la vie commune les déprime et les avilit.

Que faire pour les sauver d'eux-mêmes? Leur assurer l'indépendance, la variété des choix et des liaisons, et les rendre à l'amour qu'ils ont renié et perdu. L'union libre est la condition essentielle de l'émancipation suprême. La liberté de la pensée n'est point complète sans la liberté du coeur. De même que l'esprit, l'amour ne doit connaître ni subir aucune entrave. Vivre avec un conjoint que l'on n'aime plus, s'engager à l'aimer toujours et promettre de ne jamais en aimer un autre, surveiller ses sens et maîtriser sa chair, voilà des assujettissements insupportables dont la barbarie égale l'absurdité. «Le mari n'a pas seulement juré d'aimer la même femme, il s'est interdit le droit de désirer les autres que son mariage a plongées dans une sorte de veuvage, puisqu'il est comme mort pour elles; la femme n'a pas seulement promis d'appartenir toujours au même homme, elle a pris aussi l'engagement de se refuser à tous les autres, pour lesquels ses charmes doivent ne pas exister.» De si cruelles anomalies révoltent et serrent le coeur de M. Sébastien Faure. Et voyez les suites: défiance, jalousie, astuce, soupçon, querelle, hypocrisie. «La vie commune devient un perpétuel mensonge 122.» Notre mariage est une prison, d'où les forçats ne peuvent s'évader que par l'adultère avec tous ses risques ou par le divorce avec tous ses ennuis.

Note 122: (retour) La Douleur universelle, pp. 320 et 321.

Dès lors, point de cérémonie nuptiale, ni à l'église ni à la mairie; point de contrat solennel, ni religieux ni civil; point d'engagements, point de chaînes. Toutes ces formalités assujettissantes sont inconciliables avec la libre et parfaite expansion de la femme. Plus d'alliance conclue ni devant un prêtre, ni devant une autorité quelconque, pas même devant nos concierges. Il ne faut plus même de ménage durable. L'inconstance est une loi de nature.

Vous avez bien lu? Je n'invente rien. M. Sébastien Faure tient à nous faire observer que les «mêmes inconvénients» résultent des unions légales et illégales, des ménages réguliers et irréguliers. «Ces dernières unions ne sont, en définitive, que de véritables mariages auxquels fait défaut la sanction civile et religieuse; car la cohabitation, la communauté des intérêts, les habitudes ancrées et surtout la naissance des enfants, par les responsabilités et les devoirs qu'elle impose au père et à la mère, créent à la longue, entre ceux-ci, des liens moraux tout aussi forts que les chaînes forgées par la Loi ou l'Église 123.» Or, tout lien, quel qu'il soit, est «immoralité» et «folie». Pourquoi? Parce qu'il est «en absolue contradiction avec notre nature mobile, inconstante, capricieuse.» M. Sébastien Faure s'en explique avec un sang-froid dépourvu de toute pudeur; et, quelque blessante que soit sa thèse pour des oreilles honnêtes, il est bon d'en citer quelques extraits pour montrer où veulent en venir les logiciens de l'amour libre: «On ne peut pas plus répondre de son coeur que de sa santé. Notre «moi» se transforme sans cesse; nous ne sommes jamais identiques à nous-mêmes... La nature, essentiellement électrique, ne saurait se plier aux rigides exigences d'un contrat de longue haleine; la nouveauté, toujours attrayante, nous séduit par ses inconnus chargés de grisantes promesses... Il n'est peut-être pas un sentiment plus versatile que l'amour, et il est non moins exact que son objet varie fréquemment... La divine fleur de l'amour parfume toute notre existence, sans doute; mais ce ne sont pas les rayons des mêmes prunelles qui la tiennent épanouie, et il est extrêmement rare que ce soient les doigts chéris de la même enchanteresse qui la cueillent à chaque renouveau... Le désir ne s'alimente que de variété et la passion ne vit que de désir; or, le mariage est pour celui-ci une sorte de condamnation à mort... Il est déraisonnable de garantir solennellement la fixité de nos sentiments 124.» Ces citations nous remettent en mémoire le jugement que le compagnon Charles Malato a porté un jour sur le compagnon Sébastien Faure: «Il serait parfait, s'il consacrait aux questions d'urgence immédiate le quart du temps qu'il emploie à formuler ses syllogismes ou à pratiquer l'amour libre. Ah! Faure, quand donc cesseras-tu d'être le Lovelace de l'anarchie pour en devenir le Danton 125

Note 123: (retour) La Douleur universelle, p. 316, note 1.
Note 124: (retour) La Douleur universelle, pp. 318 et 319.
Note 125: (retour) De la Commune à l'Anarchie, 2e édit., p. 256.

Au fond, l'union libre est pleinement conforme à l'état de nature qui est le rêve essentiel de l'anarchie. Les humains doivent s'unir un peu comme s'accouplent les bêtes, sans lien d'avenir. Deux amoureux se font des visites et les suspendent, se rapprochent et se quittent: c'est leur affaire. La société n'a point le droit de s'occuper des choses du coeur. Est-ce trop dire maintenant que l'émancipation de l'amour tend, par une pente invincible, à nous ramener à la pure animalité?

II

Et notez que le socialisme n'échappe pas davantage à la logique de l'erreur, de la négation, de la destruction. On ne saurait même dire qu'il met plus de retenue dans son langage, ou plus de réserve dans ses conclusions. En tout cas, le libre amour figure au programme de ses réformes à venir. Engels, que le collectivisme international vénère comme un de ses plus illustres docteurs, a écrit ceci: «Quand aura grandi une génération d'hommes qui, jamais de leur vie, n'auront été dans le cas d'acheter à prix d'argent, ou à l'aide de toute autre puissance sociale, l'abandon d'une femme, et une génération de femmes qui n'auront jamais été dans le cas de se livrer à un homme en vertu d'autres considérations que l'amour réel, ni de se refuser à leur amant par crainte des suites économiques de cet abandon,--quand ces gens-là seront arrivés, ils se moqueront de ce qu'on aura pensé sur ce qu'ils devaient faire 126.» Je le crois bien! L'amour libre engendre toutes les licences.

Bebel, une autre tête du socialisme allemand, a prophétisé avec éclat l'avènement d'une liberté nouvelle, qu'il appelle la liberté de l'instinct. «L'union de la femme avec l'homme sera un contrat privé, sans intervention d'aucun fonctionnaire quelconque. La satisfaction de l'instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que la satisfaction de tout autre instinct naturel.» La liberté de l'amour comprendra «et la liberté de choisir et la liberté de rompre.» Un lien antipathique est «immoral,» puisqu'il «contrarie la nature 127.» Tel est le collectivisme de l'amour; et les livres d'où j'extrais ces idées ont été traduits à peu près dans toutes les langues.

Note 126: (retour) L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Traduction française de Henri Ravé, p. 110.
Note 127: (retour) La Femme et le Socialisme, chapitre consacré à la femme dans l'avenir.

Au reste, la plupart des socialistes français se montrent non moins favorables aux libres penchants de la femme émancipée. Ils se refusent à comprendre que, «pour la femme mariée, l'honnêteté soit censée résider dans la continence,» et que l'opinion la flétrisse, lorsqu'elle succombe, «de ce qu'on appelle son déshonneur.» Ils constatent avec affliction que «le fait pour la femme de se livrer à celui qu'elle aime et qui la désire, sans que cela ait été préalablement affiché, publié et contresigné, est un acte des plus tragiques.» M. Gabriel Deville ne s'en tient pas là: il appelle de ses voeux l'âge heureux où, «librement, sans crainte de mésestime, filles et garçons pourront écouter leur nature, satisfaire leurs besoins amoureux et exercer tous les organes dont l'hygiène exige le fonctionnement régulier 128

Note 128: (retour) Le Capital de Karl Marx. Aperçu sur le socialisme scientifique, p. 43.

Enfin, la presse populaire du parti socialiste ne fait elle-même aucun mystère de ses sympathies pour l'union libre. Si, autrefois, le mariage a joué un certain rôle dans l'humanité, il a perdu maintenant tout caractère d'utilité aux yeux de M. Fournière, qui va jusqu'à déclarer, dans la Petite République, que la famille est un «simple groupe d'habitude.» L'essentiel est de substituer au joug pesant des mariages d'aujourd'hui les chaînes légères et fleuries qui, dans l'avenir, seront l' «unique lien des amants.» S'adressant à la «soeur bien-aimée» qui brûle de conquérir son indépendance: «Va, lui dit-il sur le mode lyrique, poursuis ta route héroïque vers le rachat de ton sexe et la liberté de l'amour. Ta morale, crée-la toi-même!» Somme toute, l'union libre fait partie de l'évangile révolutionnaire. «La société socialiste ne reconnaîtra qu'un élément d'union entre les amants, l'amour,--le reste n'étant qu'une comédie destinée à parer d'un titre légal la prostitution de l'un ou de l'autre, quelquefois des deux ensemble.» Nous sommes donc fixés sur l'idéal socialiste. Le monde ne sera vraiment régénéré qu'en ramenant l'union des sexes à la simplicité toute naïve et toute nue des âges d'inconscience. Voilà qui ouvre à l'humanité des perspectives infiniment plus riantes que les obligations austères du Code civil. Quant aux femmes abandonnées, elles trouveront aisément des «consolateurs 129

Note 129: (retour) La Petite République des 8 et 9 avril 1895.

III

Nous ne commettrons point l'injustice de confondre toutes les unions libres avec le libertinage. Il peut s'en trouver, sur le nombre, d'aussi stables que les mariages les plus réguliers. À celles-là, il ne manque qu'une chose: la consécration civile et religieuse. L'auteur des Unions libres a même accompli le prodige de mettre une réelle dignité dans un acte si contraire aux idées et aux moeurs régnantes. Lorsqu'il maria ses enfants, il fut donné lecture aux assistants d'une déclaration de circonstance, où la beauté de la forme rehausse l'indépendance dédaigneuse de la pensée. En voici le début: «Les jeunes couples, desquels vous êtes tous ici les parents et amis, se marient,--mais non devant l'autorité civile, et s'abstiennent de tout contrat, serment ou instrument officiel. L'acte est insolite, il peut être facilement incriminé; mais ils ont réfléchi avant de s'y engager.» Et plus loin: «Le mariage est une coutume vieillie, mais pas encore démodée... Nous nous dispenserons de cette inutile cérémonie... Qu'on ne dise pas qu'il faut accepter l'intervention légale, sauf à être confondus avec ceux qui tournent l'union sexuelle en incontinence... Allons au fond des choses: à tromper ou être trompé, il n'est point de remède.» Les garanties qu'édicte la législation actuelle importent peu. «L'amour méprise tout autre répondant que lui-même.» La déclaration se termine par ces mots: «Maris, nous comptons qu'on n'aura jamais à nous confondre avec de vulgaires séducteurs... Femmes, nous déclarons faire résolument et de propos délibéré ce que tant de filles séduites, nos soeurs malheureuses, n'ont fait que par faiblesse, par légèreté ou par ignorance 130

Note 130: (retour) Souvenir du 14 octobre 1882. Unions libres, pp. 1, 21, 22, 23 et 27, passim.

Dans le parti socialiste, également, il est des âmes droites qui s'effarouchent de la complète «liberté amoureuse» que rêvait Fourier, et du «gouvernement des choses de l'amour par un sacerdoce androgyne» que les Saint-Simoniens avaient proposé. Tel ce brave Benoît Malon, qui assignait bien au mariage futur, comme condition essentielle, «le choix révocable des intéressés, choix libre et basé uniquement sur les affinités intellectuelles, morales et physiques,» mais qui limitait le libre amour «par le devoir moral vis-à-vis du conjoint et par le devoir positif vis-à-vis des enfants.» Mais l'amour ainsi limité est-il bien le libre amour?

Au demeurant, selon l'aveu du même auteur, tous les révolutionnaires admettent que «les unions de l'avenir seront fondées sur le libre choix affectif, et résiliables, quand le sentiment qui les inspira ne les soutiendra plus 131.» Cette concession faite, combien de gens,--en dehors de ces «Volontaires de l'Idée» à l'âme hautaine et au verbe si fier,--auront le coeur assez pur et assez noble pour fuir l'incontinence? L'amour libre est si proche du libertinage, que le commun passera de l'un à l'autre sans hésitation ni scrupule.

Note 131: (retour) Le Socialisme intégral, t. I, chap. VII, pp. 371, 372 et 375.

M. Jean Grave a beau nous vanter «l'entente libre de deux êtres libres,» et nous montrer tout ce que les relations sexuelles y gagneront en franchise et en aisance; il a beau nous assurer que, dans le choix qu'ils feront d'une compagne ou d'un compagnon, l'homme et la femme émancipés, loin d'obéir aux viles préoccupations de l'existence, n'interrogeront que leur «idéal éthique et esthétique:» il ne parviendra pas à nous faire oublier combien les unions privées du frein religieux et des garanties civiles deviendront précaires et instables. «Lorsque la femme aime, ajoute-t-il, elle se moque des lois, de l'opinion et de tout le reste; laissons-la donc s'épancher librement!» Dès qu'elle est prise de la nostalgie de la boue, n'est-ce pas son droit de se jeter à plat ventre dans le ruisseau? Mais rassurez-vous, gens de peu de foi: il n'est pas douteux que, la consécration officielle abolie, «les associations sexuelles seront plus normales et plus unies.»

C'est trop d'optimisme, en vérité! Où a-t-on vu qu'un noeud se resserre lorsqu'on le dénoue? Depuis quand la licence engendre-t-elle la stabilité? Qui peut se flatter de faire de l'ordre avec du désordre? Pour calmer ces appréhensions, M. Jean Grave nous fait une réponse admirable: après avoir confessé que «l'homme jeune est porté au changement et à l'inconstance,» il nous assure que le propre de l'amour réel est d'«assagir» les amants. «Laissons donc la nature se corriger elle-même.»

Mais n'est-il pas à craindre que cette bonne mère mette quelque rudesse dans ses corrections? Rarement deux coeurs s'aiment d'une égale tendresse. En l'absence de tout lien, le moins épris ne sera-t-il jamais tenté de «lâcher» son partenaire? Par suite, les dissentiments ne deviendront-ils pas plus aigus, et les disputes plus aigres, et les violences plus brutales, et les crimes passionnels plus fréquents? A cela, on réplique, avec un détachement superbe, que c'est «au plus aimant de savoir prolonger l'amour qu'il a su inspirer 132.» Voilà, vous m'avouerez, une bien maigre sûreté pour la femme! Règle générale: entre époux, le plus aimant est le plus sacrifié. N'est-ce pas le propre de l'amour de nous rendre esclave de l'être aimé?

Note 132: (retour) La Société future, pp. 334-338, passim

Au vrai, si l'on excepte certaines unions estimables, il y a mille chances que l'amour libre, en aiguisant les convoitises, entraîne le commun des mortels au pire dévergondage. Impossible d'imaginer conception plus foncièrement anarchique. Avec elle, plus d'ordre, plus de paix, plus de foyer. Abandonnée au caprice sensuel, la vie devient l'instabilité même. On est étonné que le collectivisme n'en soit point troublé. Mais, pour abolir le mariage et la famille, socialistes et anarchistes se donnent fraternellement la main. M. Deville nous déclare que, dans la société de ses rêves, «les rapports sexuels seront des rapports essentiellement privés, basés sur ce qui seul les rend dignes, sur l'amour, sur le désir mutuel, aussi durables ou aussi variés que le désir qui les provoque 133.» Et si un doctrinaire socialiste ramène toutes les relations de l'homme et de la femme au désir, à une «crise d'amour» comme disait Emile Henry, il n'y a pas lieu de s'étonner que les anarchistes renchérissent sur ce thème désordonné. «Démontrer que la nature, essentiellement capricieuse et fantaisiste, s'oppose, en amour comme en toutes choses, à des engagements dont la rupture peut être pénible ou difficile; que le désir est toujours légitime et que rien, absolument rien, ne contredit à ce qu'il soit satisfait, lorsqu'il est partagé; dire que les compagnons veulent, avec toutes les libertés, celle de l'amour, ce qui signifie que, dans la mobilité ou la fixité des accouplements, chacun ne doit s'inspirer que de ses attirances stables ou variées, et que (c'est l'auteur qui souligne) la fidélité n'est pas plus une vertu que le contraire un vice: telle est la série de vérités que nous avons mission de propager 134.» Retenons bien cette déclaration suggestive: «La nature est essentiellement capricieuse et fantaisiste... Le désir, est toujours légitime... La fidélité n'est pas une vertu.» Et c'est sur ce sable mouvant--et brûlant--qu'on se flatte de fonder une nouvelle société! Autant bâtir sur un volcan.

Note 133: (retour) Le Capital de Karl Marx, p. 44.
Note 134: (retour) La Plume, n° 97, 1er mai 1893, p. 205.

IV

De cette indépendance de l'amour à la communauté des femmes, il n'y a qu'un pas. Néanmoins l'école anarchiste s'abstient de le franchir: c'est justice de le remarquer. Bien qu'enseignant avec unanimité que «tout est à tous,» elle se refuse à mettre la femme en commun à l'égal d'une marchandise ou d'un bétail. Le journal la Révolte a publié jadis, sur ce sujet, une déclaration de principes très nette qui mérite d'être citée. «L'anarchie proclame la femme l'égale de l'homme, reconnaît son indépendance, sa plus complète autonomie, jusques et y compris les choses de l'amour. L'union des sexes, en anarchie, n'est subordonnée à aucune formalité, à aucune réglementation. S'unissent ceux qui se plaisent mutuellement, dans les conditions qu'ils débattent ensemble, pour la durée que leur sympathie mutuelle est seule apte à mesurer. Il n'y a pas de droits de l'homme sur la femme, de la femme sur l'homme; aucun autre lien que leur consentement mutuel ne les retient. La confiance et la franchise l'un envers l'autre, dans leurs rapports, doivent être leurs seules régies. Ces unions seront-elles temporaires? seront-elles durables? Il en sera ce que seront les individus; à ceux qui aimeront durablement de savoir se faire aimer de même; aux sympathies de se découvrir et de se faire accepter. La seule liberté doit régler les rapports des sexes 135

J'ai pourtant l'idée que, si jamais le mariage doit disparaître, l'amour libre jettera quelque trouble dans les sociétés anarchiques de l'avenir. A trop laisser faire la nature, c'est naïveté de croire qu'on fondera l'harmonie entre les hommes. Pour une minorité d'unions durables et pacifiques, le relâchement des moeurs et l'émancipation des coeurs ne manqueront point de produire une forte majorité d'unions passagères et tourmentées, qui n'enfanteront que désordre et confusion. Vainement M. Sébastien Faure nous promet qu'«au sein de cette application spontanée, et véritablement libre, de la mystérieuse et harmonique loi d'affinité des sexes et des individus, la paix et la fraternité s'épanouiront sans effort, en même temps que s'établira, de génération en génération, la plus touchante et la plus indestructible solidarité 136.» C'est trop beau. La passion affranchie est grosse de conflits inévitables.

Note 135: (retour) La Révolte, n° 25 du 4 au 10 mars 1893, p. 1.
Note 136: (retour) La Plume, n° 97, 1er mai 1893, p. 205.

J'en atteste une expérience qui n'a point tourné précisément à l'honneur de l'anarchisme; je veux parler d'un essai de colonisation libertaire qui fut tenté, en 1892 et 1893, par le citoyen Capellaro. Très décidés à fonder un paradis terrestre dans les solitudes vierges du Brésil, trente compagnons environ avaient secoué la poussière du vieux monde, confiant leurs économies à Puig Mayol, le caissier, qui commença par filer, comme un simple bourgeois, avec le fonds social. Sans s'émouvoir de cette déconvenue, on construisit des abris en commun, on planta des choux en commun, on engraissa, on occit, on mangea des porcs en commun: c'était l'âge d'or. Il dura peu. L'idylle fut lamentablement interrompue par les disputes que les compagnes firent éclater entre les compagnons. On eut, entre frères, des «histoires de femmes.» Il est écrit qu'Ève troublera même le paradis anarchiste 137.

Note 137: (retour) J. Bourdeau, l'Anarchisme révolutionnaire. Revue de Paris du 15 mars 1891.

M. Melchior de Vogué a prononcé une parole de sagesse le jour où il a déclaré que «la guerre serait éternellement inévitable, tant qu'il y aurait entre deux hommes une femme et un morceau de pain.» Même à elle seule, la femme trouvera toujours le moyen de mettre le monde en feu. Quant au morceau de pain, c'est bien sec; on réclame aujourd'hui du beurre, beaucoup de beurre, avec. Ce ne sera pas une petite affaire pour la Sociale d'assouvir les appétits du corps et les convoitises des sens. Il est plus facile de déchaîner les passions que de les satisfaire.



CHAPITRE VIII

Où l'union libre conduirait la femme


SOMMAIRE

I.--La femme libre dans l'union libre.--Pourquoi se lier?--Le mariage tue l'amour.--Réponse: et l'inconstance du coeur? et la satiété des sens?--Point de sécurité sans un engagement réciproque.--Abattez le foyer ou domptez la passion.--Le mariage profite surtout a la femme.

II.--Étrange dilemme de Proudhon.--Si le mariage chrétien a réhabilité la femme.--L'union libre et les charges de la vie.--Les souffrances et les violences de l'amour-passion.

III.--Crimes passionnels.--Les suicides par amour plus nombreux du côté des femmes que du côté des hommes, plus fréquents du côté des veufs que du côté des veuves.--Explication de cette anomalie.--Quand la moralité baisse, le mariage décline.


On vient de voir que, sans aller jusqu'à la communauté des femmes et à la promiscuité des sexes qui en serait la conséquence, les deux écoles révolutionnaires, qui se disputent le périlleux honneur de refondre notre société, ne reconnaissent entre l'homme et la femme qu'un seul lien valable: l'amour soutenu et vivifié par le désir. Anarchisme et socialisme,--ces deux frères ennemis,--se rencontrent pour donner à la condition de la «Femme nouvelle» le couronnement de l'union libre. L'amour-passion est donc prôné, exalté par les hommes, beaucoup plus que par les femmes. En soi, l'idée n'est pas absolument neuve. Nos «phalanstériens» de la première moitié du siècle affichaient des opinions fort osées. Le droit à la passion faisait partie du programme romantique. George Sand a prêché, de parole et d'exemple, l'émancipation de l'amour; plusieurs de ses romans sont des plaidoyers en faveur de l'affranchissement du coeur et des sens. Mais, aujourd'hui, l'idée s'affermit et se vulgarise. Des cénacles littéraires, elle se répand dans les masses du prolétariat; elle figure sur les programmes de la Révolution sociale et trouve faveur auprès du féminisme avancé. L'Extrême-Gauche du parti réclame avec fracas l'abolition du vieux mariage. Il n'est que l'union libre qui puisse assurer à la femme «la pleine et entière disposition de sa personne.» L'«esprit nouveau» répugne aux liens indissolubles, aux serments éternels. «Il faut que toute ma vie m'appartienne!» tel est le cri du coeur de la femme émancipée.

Sans doute, cette fièvre d'indépendance n'atteint chez nous qu'un petit nombre de femmes exaltées. Encore est-il que nos moeurs conspirent à la propager. Ici et là, dans le «monde» et dans le peuple en haut et en bas, l'antique foyer conjugal s'effrite et se lézarde. Chaque jour, une pierre tombe du respectable édifice sous les coups réitérés que trop de gens des deux sexes lui portent inconsidérément, sans se dire qu'ils risquent d'être écrasés sous ses ruines.

Les entreprises violentes des uns, l'imprudence ou l'indifférence des autres, nous font un devoir d'examiner de plus près les raisons invoquées en faveur de l'union libre, en nous attachant de préférence aux suites qu'elle comporte pour la femme et pour l'enfant. Or, parmi les considérations produites à l'appui d'une si étrange nouveauté, il en est d'avouables qu'on peut discuter, et d'inavouables qu'il suffit d'énoncer. La subtilité spécieuse et paradoxale des premières fait même opposition à la crudité franchement cynique des secondes. Il va sans dire qu'en les exposant tour à tour, nous nous ferons une loi de ne point manquer au respect qui est dû au lecteur.

I

C'est un fait établi que le divorce,--encore qu'il ait relâché grandement le lien matrimonial,--ne suffit plus aux féministes ardents et logiques. Ces fougueux libérateurs ne se consolent point de ce que la rupture, la déchirure, qu'il implique, répugnent souvent aux âmes timorées.

Combien restent liés à leur conjoint, par respect humain, par peur, par lâcheté, qui s'empresseraient de se reprendre avec allégresse, s'ils n'avaient à briser avec éclat un noeud maudit? Il ne faut plus que des époux mal assortis passent leur vie à pleurer, à maudire, à expier quelques minutes d'entraînement. Il ne faut plus qu'en laissant tomber devant le maire l'acquiescement fatal, un jeune homme et une jeune fille soient rivés l'un à l'autre, comme deux forçats à la même chaîne.

Pourquoi s'engager? Libérons l'amour de toute sujétion; émancipons les époux. Qui peut répondre de son coeur? Rien de plus naturel que de se dire: «Restons unis tant que nous nous aimerons, cinq ou dix ans, cinq ou dix jours, cinq ou dix heures. La cohabitation sans affection, c'est l'enfer. Pourquoi nous épuiser à mettre de l'éternité dans nos sentiments? L'infini n'est point accessible à des créatures éphémères. Quelle folie de s'engager à perpétuité! Ces grands mots, «jamais, toujours», devraient être interdits à toute bouche humaine.»

On ne manque point d'ajouter qu'un contrat rigide tue la tendresse. Nul n'a qualité pour s'obliger sous serment à adorer une même créature pour toute la vie. Comme si on pouvait aimer par ordre, par contrainte, par force! Il n'est point de loi humaine ni divine qui ait le droit de faire aux époux une obligation de se chérir. Qui oserait donc répondre de son coeur? «Les anarchistes, déclare M. Élisée Reclus, veulent la suppression du trafic matrimonial; ils veulent les unions libres, ne reposant que sur l'affection mutuelle, le respect de soi et de la dignité d'autrui 138.» L'amour pour l'amour! c'est assez. Le temps doit finir des mariages d'argent, des spéculations d'ambition, des marchés de convenance. Le mariage est un contrat sordide ou un guet-apens criminel. Laissons l'amour s'épanouir en pleine liberté, sans objecter qu'il peut être volage; car on nous répondrait, comme l'héroïne d'un roman féministe anglais, que l'inconstance est la manifestation du développement humain «dans sa plus riche diversité139.» Respecter ses instincts, tous ses instincts, c'est se respecter soi-même; et il n'est pas de devoir plus sacré pour qui veut être vraiment libre. Telle est, en substance, l'argumentation sur laquelle on fonde l'anarchisme de l'amour. Libérons Eros, afin de rendre à l'union de l'homme et de la femme sa poésie, son désintéressement et sa dignité perdue.

Note 138: (retour) L'évolution, la révolution et l'idéal anarchique, chap. V, p. 145.
Note 139: (retour) Jude l'obscur, par Thomas Hardy.

Ces rêveries appellent de suite une simple observation. Que des gens se trouvent mieux unis par les liens fragiles de la chair que par un noeud officiel consacré par le maire et béni par le prêtre, cela est un raffinement sublime et candide qui, bien que rare, n'a rien d'absolument impossible. La passion n'est-elle pas la source de mille naïvetés et de mille duperies? J'admets donc qu'il se puisse rencontrer tels êtres délicats, romanesques, précieux, éthérés,--pour ne pas dire évaporés,--capables de préférer l'union libre au mariage, pour être plus sûrs de tenir la créature qu'ils affectionnent, de leur seul amour, d'un amour toujours jeune et ardent comme à l'instant du premier aveu. L'union de ces tendres amants étant révocable à volonté, il faudra bien que, pour durer, leur liaison soit incessamment soutenue, renouvelée, ravivée, par l'élan mutuel du coeur et l'ardeur réciproque et partagée des sens. C'est un état d'âme admirable, mais combien dangereux et naïf! Si quelques individus de choix ou d'exception, comme on voudra, peuvent s'arranger d'un régime aussi sublime, une société qui le mettrait en pratique ne tarderait pas à en périr. Il est surhumain.

On n'oublie qu'une chose: l'inconstance du coeur et la satiété des sens. L'amour-passion, c'est l'amour-caprice. Il n'obéit qu'à l'appel de l'instinct. Ses inclinations et ses goûts sont purement anarchistes. Il nous figure, s'il est permis de parler ainsi, un jeune compagnon très émancipé, d'humeur changeante, véritable enfant de bohême qui fait ce qu'il veut et se donne à qui lui plaît. N'ayant ni foi ni loi, aucun scrupule ne l'arrête, nul danger ne l'émeut. Il va où le désir l'appelle. C'est une force aveugle, un dieu volage qui eût mis à feu la campagne et la ville, si la société, pour se défendre de ses coups de tête, ne lui avait quelque peu rogné les ailes. Ce petit révolutionnaire, en effet, ne recule point devant la propagande par le fait. On retrouve sa main dans tous les crimes passionnels. Quand ses caprices sont combattus ou ses avances repoussées, il joue avec désinvolture du revolver ou du couteau. Il fallait donc mettre un frein à ses intempérances de joli garçon. C'est pourquoi le mariage a été inventé, non pour le supprimer, mais pour l'assagir. Discipliner ses ardeurs sans éteindre sa flamme, tel est le problème qui se posera éternellement à toute société désireuse de vivre et de se perpétuer. Et il faut reconnaître que notre vieille institution monogame ne l'a pas trop mal résolu, puisqu'elle se maintient, vaille que vaille, contre le flot sans cesse renaissant de toutes les concupiscences.

Les révolutionnaires des deux sexes auront fort à faire pour la démolir. Et cependant le règne de l'amour libre sera précaire ou impossible, tant que le mariage restera en possession des lois et des moeurs. Et c'est pourquoi nous les voyons s'attaquer avec véhémence à la société qui le sanctionne et au christianisme qui le consacre. Comprenez-vous leur tactique? Actuellement, le mariage est une citadelle fermée, à laquelle la loi et la religion font une double ceinture de défense. Il s'agit donc de la raser. Et à cet effet, les novateurs prêchent, et aux âmes confiantes qui brûlent d'y entrer, et aux âmes déçues qui brûlent d'en sortir, la même doctrine, qui est «l'union libre par le libre amour.» On ne saurait être plus logiquement révolutionnaire. Impossible de ne pas voir dans l'affranchissement de la passion une suite directe de ce dégoût de toute discipline, de cette impatience de tout frein, de cette horreur de toute règle, de cette exaltation orgueilleuse du moi, qui est le signe de l'individualisme anarchique. Le libre amour est un fruit de l'esprit de révolte.

Tirez maintenant les conséquences de cette conception libertaire. Se ramenant au désir charnel, l'amour est naturellement éphémère. Dès lors, pourquoi s'épouser à perpétuité? L'entraînement passé, on se tournera le dos. Le feu éteint, on se dira bonsoir, comme on se sera dit bonjour,--sans cérémonie. A quoi bon se marier pour se démarier si vite? Seulement, dans ce système, le mariage devient le roman d'un caprice et l'histoire d'une sensation. Toute sanction disparaissant, il est inévitable que les conjoints soient déchargés de toute obligation respective, et que, se mariant pour le plaisir, ils s'abandonnent l'un à l'autre sans grande réflexion, sauf à se séparer au premier dissentiment. On se recherchera par appétit, pour les satisfactions de la bête; et quand la fièvre du désir sera tombée, quand la désillusion, qui naît souvent de la fréquentation intime, aura éteint la flamme dont brûlaient nos amants de rencontre, quand la griserie des sens sera refroidie, quand le charme de l'attraction passionnelle sera rompu, Monsieur et Madame se tireront la révérence, en s'avouant, aussi poliment que possible, qu'ils ont cessé de se plaire.

Avec l'union libre, pas d'avenir, pas de stabilité. Et qui ne voit que la constitution d'une famille est incompatible avec les fantaisies et les incohérences de la passion? «On ne bâtit pas sur le sable, écrit Mme Arvède Barine. Il est parfaitement puéril d'essayer de fonder un ordre quelconque sur la plus fragile des passions humaines, la seule que la nature, qui avait ses raisons, ait faite éphémère. Un ambitieux reste ambitieux, un avare reste avare, un amoureux ne reste pas amoureux. De sorte qu'il faut, à toute force, qu'on le veuille ou non, aboutir à l'amour libre.»

Et dès que la société conjugale n'est plus qu'une union de plaisir,--la bête l'emportant sur l'esprit et les sens prévalant contre la raison,--tout se gâte, tout s'affaisse, tout s'écroule. Plus de durée, plus d'ordre, plus d'incorruptibilité. L'alliance de deux passions est un arrangement précaire et orageux, un feu de paille qui éclate, brûle et meurt, ne laissant qu'un peu de cendres que le vent soulève et disperse. «Autant vivre sur une poudrière,» s'écrie Mme Arvède Barine que je me plais à citer, afin qu'on ne prenne point mes raisonnements pour l'expression inconsciente des préjugés masculins. Somme toute, un ménage, d'où l'on a chassé l'idée de devoir, ne saurait vivre en paix et en sécurité.

Cela étant, le problème apparaît dans toute sa simplicité, et la femme distinguée, dont je viens d'invoquer le témoignage, l'a encore formulé en perfection: «Abattre le foyer ou dompter la passion.» Pas de milieu: il faut choisir entre ceci ou cela, entre l'ordre chrétien ou le sensualisme libertaire. Au lieu que l'Évangile fait des deux époux un tout indivisible, une seule âme, un seul coeur, une seule vie, l'individualisme révolutionnaire s'efforce de maintenir intactes et indépendantes les deux unités passagèrement rapprochées. Une étoile double, tel est le symbole du mariage, dont Bossuet a marqué l'idéal, en disant qu'il est «la parfaite société de deux coeurs unis.» Pour réaliser cette sublime harmonie, loin d'ériger le plaisir en culte et la passion en loi,--ce que Bourdaloue appelle dédaigneusement «l'idolâtrie de la créature»,--il importe d'assurer pour but à l'union conjugale la fondation d'une famille vertueuse et la formation d'honnêtes gens.

C'est l'honneur du mariage chrétien d'imposer à notre animalité un joug moral qui la rehausse et la purifie, de faire pénétrer le sentiment du devoir dans l'acte le plus sensuel et l'idée de dévouement dans l'instinct le plus égoïste, de dompter, de discipliner notre plus basse nature par la règle du don irrévocable de soi-même à l'époux choisi pour la vie.

Bien mieux, avec son cortège de garanties, de promesses, de restrictions, le mariage est une sûreté pour les deux conjoints, mais surtout pour la femme. Ne vous récriez pas! Le mariage associe à perpétuité l'existence et la dignité de l'épouse à l'existence et à la dignité du mari; il honore, il légitime, il sanctifie la maternité; il rattache les conjoints l'un à l'autre par un fil légal. Et je répète que ce lien est plus profitable à la femme qu'au mari; car, étant la plus faible, elle est plus particulièrement intéressée à enchaîner l'homme à son sort. A cela, elle gagne la stabilité de sa condition, la sécurité du lendemain. Le vieux mariage est donc pour elle une assurance contre les hasards de la vie. Et bien que certaines femmes puissent en souffrir, il n'est point douteux que ses règles soient bienfaisantes au plus grand nombre. Est-il sage, est-il prudent, pour satisfaire quelques exaltées qui étouffent dans la «prison» du mariage, de démolir l'antique foyer, au risque d'aggraver les souffrances de celles qui vivent paisiblement, heureusement, sous son abri?

Chargement de la publicité...