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Le juif errant - Tome I

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— Hélas!… qu'est-ce donc? murmurèrent les orphelines; et
Dagobert qui n'est pas là…

Puis, tout à coup, Rose s'écria en saisissant le bras de Blanche:

— Écoute!… écoute!… on monte l'escalier.

— Mon Dieu! il me semble que ce n'est pas la marche de Dagobert; entends-tu comme ces pas sont lourds?

— Rabat-Joie! ici tout de suite… vient nous défendre! s'écrièrent les deux soeurs au comble de l'épouvante.

En effet, des pas d'une pesanteur extraordinaire retentissaient sur les marches sonores de l'escalier de bois, et une espèce de frôlement singulier s'entendait le long de la mince cloison qui séparait la chambre du palier. Enfin un corps lourd tombant derrière la porte l'ébranla violemment. Les jeunes filles, au comble de la terreur, se regardèrent sans prononcer une parole; la porte s'ouvrit: c'était Dagobert. À sa vue, Rose et Blanche s'embrassèrent avec joie, comme si elles venaient d'échapper à un grand danger.

— Qu'avez-vous? pourquoi cette peur? leur demanda le soldat surpris.

— Oh! si tu savais… dit Rose d'une voix palpitante, car son coeur et celui de sa soeur battaient avec violence. Si tu savais ce qui vient d'arriver… Ensuite, nous n'avions pas reconnu ton pas… il nous avait semblé si lourd… et puis ce bruit… derrière la cloison.

— Mais, petites peureuses, je ne pouvais pas monter l'escalier avec des jambes de quinze ans, vu que j'apportais sur mon dos mon lit, c'est-à-dire une paillasse, que je viens de jeter derrière votre porte, pour m'y coucher comme d'habitude.

— Mon Dieu! que nous sommes folles, ma soeur, de n'avoir pas songé à cela! dit Rose en regardant Blanche.

Et ces deux jolis visages, pâlis ensemble, reprirent ensemble leurs fraîches couleurs.

Pendant cette scène, le chien, dressé contre la fenêtre, ne cessait d'aboyer.

— Qu'est-ce que Rabat-Joie a donc à aboyer de ce côté-là, mes enfants? dit le soldat.

— Nous ne savons pas… on vient de casser des carreaux à la croisée, c'est ce qui a commencé à nous effrayer si fort.

Sans répondre un mot, Dagobert courut à la fenêtre, l'ouvrit vivement, poussa la persienne et se pencha au dehors… et ne vit rien… que la nuit noire… Il écouta… il n'entendit que les mugissements du vent.

— Rabat-Joie, dit-il à son chien en lui montrant la fenêtre ouverte… saute là, mon vieux, et cherche!

Le brave animal fit un bond énorme et disparut par la croisée élevée seulement de huit pieds environ au-dessus du sol. Dagobert, penché, excitait son chien de la voix et du geste.

— Cherche, mon vieux, cherche!… S'il y a quelqu'un, saute dessus, tes crocs sont bons… et ne lâche pas avant que je sois descendu.

Rabat-Joie ne trouva personne. On l'entendait aller, revenir, en cherchant une trace de côté et d'autre, jetant parfois un cri étouffé, comme un chien courant qui quête.

— Il n'y a donc personne, mon brave chien? car s'il y avait quelqu'un, tu le tiendrais déjà à la gorge.

Puis, se tournant vers les jeunes filles, qui écoutaient ses paroles et suivaient ses mouvements avec inquiétude:

— Comment ces carreaux ont-ils été cassés? Mes enfants, l'avez- vous remarqué?

— Non, Dagobert; nous causions ensemble, nous avons entendu un grand bruit, et puis les carreaux sont tombés dans la chambre.

— Il m'a semblé, ajouta Rose, avoir entendu comme un volet qui aurait tout à coup battu contre la fenêtre.

Dagobert examina la persienne, et remarqua un assez long crochet mobile destiné à la fermer en dedans.

— Il vente beaucoup, dit-il, le vent aura poussé cette persienne… et ce crochet aura brisé les carreaux… Oui, oui, c'est cela… Quel intérêt d'ailleurs pouvait-on avoir à faire ce mauvais coup? Puis, s'adressant à Rabat-Joie:

— Eh bien… mon vieux, il n'y a donc personne?

Le chien répondit par un aboiement dont le soldat comprit sans doute le sens négatif, car il lui dit:

— Eh bien, alors, reviens… fais le grand tour… tu trouveras toujours une porte ouverte… tu n'es pas embarrassé.

Rabat-Joie suivit ce conseil: après avoir grogné quelques instants au pied de la fenêtre, il partit au galop pour faire le tour des bâtiments et rentrer dans la cour.

— Allons, rassurez-vous, mes enfants, dit le soldat en revenant auprès des orphelines. Ce n'est rien que le vent…

— Nous avons eu bien peur, dit Rose.

— Je le crois… Mais j'y songe, il peut venir par là un courant d'air, et vous aurez froid, dit le soldat en retournant vers la fenêtre dégarnie de rideaux.

Après avoir cherché le moyen de remédier à cet inconvénient, il prit sur une chaise la pelisse de peau de renne, la suspendit à l'espagnolette, et, avec les pans, boucha aussi hermétiquement que possible les deux ouvertures faites par le brisement des carreaux.

— Merci, Dagobert… Comme tu es bon! Nous étions inquiètes de ne pas te voir…

— C'est vrai… tu es resté plus longtemps que d'habitude. Puis, s'apercevant alors seulement de la pâleur et de l'altération des traits du soldat, qui était encore sous la pénible impression de sa scène avec Morok, Rose ajouta:

— Mais qu'est-ce que tu as?… Comme tu es pâle!

— Moi! non, mes enfants… Je n'ai rien…

— Mais si, je t'assure… Tu as la figure toute changée… Rose a raison.

— Je vous assure… que je n'ai rien, répondit le soldat avec assez d'embarras, car il savait peu mentir; puis, trouvant une excellente excuse à son émotion, il ajouta:

— Si j'ai l'air d'avoir quelque chose, c'est votre frayeur qui m'aura inquiété, car, après tout, c'est ma faute…

— Ta faute?

— Oui, si j'avais perdu moins de temps à souper, j'aurais été là quand les carreaux ont été cassés… et je vous aurais épargné un vilain moment de peur.

— Te voilà… nous n'y pensons plus.

— Eh bien! tu ne t'assieds pas?

— Si, mes enfants, car nous avons à causer, dit Dagobert en approchant une chaise et se plaçant au chevet des deux soeurs. Ah çà! êtes-vous bien éveillées? ajouta-t-il en tâchant de sourire pour les rassurer. Voyons, ces grands yeux sont-ils bien ouverts?

— Regarde, Dagobert, dirent les petites filles en souriant à leur tour, et ouvrant leurs yeux bleus de toute leur force.

— Allons, allons, dit le soldat, ils ont de la marge pour se fermer; d'ailleurs il n'est que neuf heures.

— Nous avons aussi quelque chose à te dire, Dagobert, reprit
Rose, après avoir consulté sa soeur du regard.

— Vraiment?

— Une confidence à te faire.

— Une confidence?

— Mon Dieu, oui.

— Mais, vois-tu, une confidence très… très importante… ajouta
Rose avec un grand sérieux.

— Une confidence qui nous regarde toutes les deux, reprit
Blanche.

— Pardieu… je le crois bien… ce qui regarde l'une regarde toujours l'autre. Est-ce que vous n'êtes pas toujours, comme on dit, deux têtes dans un bonnet?

— Dame! il le faut bien, quand tu mets nos deux têtes sous le capuchon de ta pelisse… dit Rose en riant.

— Voyez-vous, les moqueuses, on n'a jamais le dernier mot avec elles. Allons, mesdemoiselles, ces confidences, puisque confidences il y a.

— Parle, ma soeur, dit Blanche.

— Non, mademoiselle, c'est à vous de parler, vous êtes aujourd'hui de _planton _comme aînée, et une chose aussi importante qu'une confidence, comme vous dites, revient de droit à l'aînée…

— Voyons, je vous écoute… dit le soldat, qui s'efforçait de sourire, pour mieux cacher aux enfants ce qu'il ressentait encore des outrages impunis du dompteur de bêtes.

Ce fut donc Rose, _l'aînée de planton, _comme disait Dagobert, qui parla pour elle et pour sa soeur.

VI. Les confidences.

— D'abord, mon bon Dagobert, dit Rose avec une câlinerie gracieuse, puisque nous allons te faire nos confidences, il faut nous promettre de ne pas nous gronder.

— N'est-ce pas… tu ne gronderas pas tes enfants? ajouta Blanche d'une voix non moins caressante.

— Accordé, répondit gravement Dagobert, vu que je ne saurais trop comment m'y prendre… Mais pourquoi vous gronder?

— Parce que nous aurions peut-être dû te dire plus tôt ce que nous allons t'apprendre…

— Écoutez, mes enfants, répondit sentencieusement Dagobert, après avoir un instant réfléchi sur ce cas de conscience, de deux choses l'une: ou vous avez eu raison, ou vous avez eu tort de me cacher quelque chose… Si vous avez eu raison, c'est très bien; si vous avez eu tort, c'est fait; ainsi maintenant n'en parlons plus. Allez, je suis tout oreilles.

Complètement rassurée par cette lumineuse décision, Rose reprit en échangeant un sourire avec sa soeur:

— Figure-toi, Dagobert, que voilà deux nuits de suite que nous avons une visite.

— Une visite!

Et le soldat se redressa brusquement sur sa chaise.

— Oui, une visite charmante… car il est blond!

— Comment diable, il est blond? s'écria Dagobert avec un soubresaut.

— Blond… avec des yeux bleus… ajouta Blanche.

— Comment, diable! des yeux bleus?… Et Dagobert fit un nouveau bond sur son siège.

— Oui, des yeux bleus… longs comme ça… reprit Rose en posant le bout de son index droit vers le milieu de son index gauche.

— Mais, morbleu! ils seraient longs comme ça… et, faisant grandement les choses, le vétéran indiqua toute la longueur de son avant-bras; ils seraient longs comme ça que ça ne ferait rien… Un blond qui a des yeux bleus… Ah ça, mesdemoiselles, qu'est-ce que cela signifie?

Dagobert se leva, cette fois, l'air sévère et péniblement inquiet.

— Ah! vois-tu, Dagobert, tu grondes tout de suite.

— Rien qu'au commencement encore… ajouta Blanche.

— Au commencement?… Il y a donc une suite, une fin?

— Une fin? Nous espérons bien que non…

Et Rose se prit à rire comme une folle.

— Tout ce que nous demandons, c'est que cela dure toujours, ajouta Blanche en partageant l'hilarité de sa soeur.

Dagobert regardait tour à tour très sérieusement les deux jeunes filles afin de tâcher de deviner cette énigme; mais lorsqu'il vit leurs ravissantes figures animées par un sourire franc et ingénu, il réfléchit qu'elles n'auraient pas tant de gaieté si elles avaient de graves reproches à se faire, et il ne pensa plus qu'à se réjouir de voir des orphelines si gaies au milieu de leur position précaire, et dit:

— Riez… riez, mes enfants… j'aime tant à vous voir rire!

Puis, songeant que pourtant ce n'était pas précisément de la sorte qu'il devait répondre au singulier aveu des petites filles, il ajouta d'une grosse voix:

— J'aime à vous voir rire, oui, mais non quand vous recevez des visites blondes avec des yeux bleus, mesdemoiselles; allons, que je suis fou d'écouter ce que vous me contez là… Vous voulez vous moquer de moi, n'est-ce pas?

— Non, ce que nous disons est vrai… bien vrai…

— Tu le sais… nous n'avons jamais menti, ajouta Rose.

— Elles ont raison, cependant, elles ne mentent jamais… dit le soldat, dont les perplexités recommencèrent. Mais comment diable cette visite est-elle possible? Je couche dehors en travers de votre porte; Rabat-Joie couche au pied de votre fenêtre: or, tous les yeux bleus et tous les cheveux blonds du monde ne peuvent entrer que par la porte ou par la fenêtre, et s'ils avaient essayé, nous deux Rabat-Joie, qui avons l'oreille fine, nous aurions reçu les visites… à notre manière… Mais voyons, mes enfants, je vous en prie, parlons sans plaisanter… expliquez- vous.

Les deux soeurs, voyant à l'expression des traits de Dagobert qu'il ressentait une inquiétude réelle, ne voulurent pas abuser plus longtemps de sa bonté. Elles échangèrent un regard, et Rose dit en prenant dans ses petites mains la rude et large main du vétéran:

— Allons… ne te tourmente pas, nous allons te raconter les visites de notre ami Gabriel…

_— _Vous recommencez?… Il a un nom?

— Certainement il a un nom, nous te le disons… Gabriel…

— Quel joli nom! n'est-ce pas, Dagobert? Oh! tu verras, tu l'aimeras comme nous, notre beau Gabriel.

— J'aimerai votre beau Gabriel! dit le vétéran en hochant la tête, j'aimerai votre beau Gabriel! c'est selon, car avant il faut que je sache…

Puis, s'interrompant:

— C'est singulier, ça me rappelle une chose…

— Quoi donc, Dagobert?

— Il y a quinze ans, dans la dernière lettre que votre père, en revenant de France, m'a apportée de ma femme, elle me disait que, toute pauvre qu'elle était, et quoiqu'elle eût déjà sur les bras notre petit Agricol qui grandissait, elle venait de recueillir un pauvre enfant abandonné qui avait une figure de chérubin, et qui s'appelait Gabriel… Et, il n'y a pas longtemps, j'en ai encore eu des nouvelles.

— Et par qui donc?

— Vous saurez cela tout à l'heure.

— Alors, tu vois bien, puisque tu as aussi ton Gabriel, raison de plus pour aimer le nôtre.

— Le vôtre… le vôtre, voyons le vôtre… je suis sur des charbons ardents…

— Tu sais, Dagobert, reprit Rose, que moi et Blanche nous avons l'habitude de nous endormir en nous tenant par la main.

— Oui, oui, je vous ai vues bien des fois toutes deux dans votre berceau… Je ne pouvais me lasser de vous regarder, tant vous étiez gentilles.

— Eh bien! il y a deux nuits, nous venions de nous endormir, lorsque nous avons vu…

— C'était donc en rêve! s'écria Dagobert, puisque vous étiez endormies… en rêve!

— Mais oui, en rêve… Comment veux-tu que ce soit?…

— Laisse donc parler ma soeur.

— À la bonne heure! dit le soldat avec un soupir de satisfaction, à la bonne heure! Certainement, de toutes façons, j'étais bien tranquille… parce que… mais enfin, c'est égal… Un rêve! j'aime mieux cela… Continuez, petite Rose.

— Une fois endormies, nous avons eu un songe pareil.

— Toutes deux le même?

— Oui, Dagobert; car le lendemain matin, en nous éveillant, nous nous sommes raconté ce que nous venions de rêver.

— Et c'était tout semblable…

— C'est extraordinaire, mes enfants; et ce songe, qu'est-ce qu'il disait?

— Dans ce rêve, Blanche et moi nous étions assises à côté l'une de l'autre; nous avons vu entrer un bel ange; il avait une longue robe blanche, des cheveux blonds, des yeux bleus et une figure si belle, si bonne, que nous avons joint nos mains comme pour le prier… Alors il nous a dit d'une voix douce qu'il se nommait Gabriel, que notre mère l'envoyait vers nous pour être notre ange gardien, et qu'il ne nous abandonnerait jamais.

— Et puis, ajouta Blanche, nous prenant une main à chacune et inclinant son beau visage vers nous, il nous a ainsi longtemps regardées en silence avec tant de bonté… tant de bonté, que nous ne pouvions détacher nos yeux des siens.

— Oui, reprit Rose, et il nous semblait que, tour à tour, son regard nous attirait et nous allait au coeur… À notre grand chagrin, Gabriel nous a quittées en nous disant que la nuit d'ensuite nous le verrions encore.

— Et il a reparu?

— Sans doute! Mais tu juges avec quelle impatience nous attendions le moment d'être endormies, pour voir si notre ami reviendrait nous trouver pendant notre sommeil.

— Hum!… ceci me rappelle, mesdemoiselles, que vous vous frottiez joliment les yeux avant-hier soir, dit Dagobert en se grattant le front; vous prétendiez tomber de sommeil…, je parie que c'était pour me renvoyer plus tôt et courir plus vite à votre rêve?

— Oui, Dagobert.

— Le fait est que vous ne pouviez pas me dire comme à Rabat-Joie:
«Va te coucher, Dagobert.» Et l'ami Gabriel est revenu?

— Certainement; mais cette fois il nous a beaucoup parlé, et au nom de notre mère il nous a donné des conseils si touchants, si généreux, que, le lendemain, Rose et moi nous avons passé tout notre temps à nous rappeler les moindres paroles de notre ange gardien… ainsi que sa figure… et son regard…

— Ceci me fait souvenir, mesdemoiselles, qu'hier vous avez chuchoté tout le long de l'étape… et quand je vous disais blanc, vous me répondiez noir.

— Oui, Dagobert, nous pensions à Gabriel.

— Et depuis nous l'aimons toutes deux autant qu'il nous aime…

— Mais il est seul pour vous deux?

— Et notre mère n'est-elle pas seule pour nous deux?

— Et toi, Dagobert, n'es-tu pas aussi seul pour nous deux?

— C'est juste!… Ah çà, mais savez-vous que je finirai par en être jaloux de ce gaillard-là, moi?

— Tu es notre ami du jour, il est notre ami de nuit.

— Entendons-nous: si vous en parlez le jour et si vous en rêvez la nuit, qu'est-ce qu'il me restera donc à moi?

— Il te restera… tes deux orphelines que tu aimes tant! dit
Rose.

— Et qui n'ont plus que toi au monde, ajouta Blanche d'une voix caressante.

— Hum! hum! c'est ça, câlinez-moi… Allez, mes enfants, ajouta tendrement le soldat, je suis content de mon lot; je vous passe votre Gabriel; j'étais bien sûr que moi et Rabat-Joie nous pouvions dormir tranquillement sur nos oreilles. Du reste, il n'y a rien d'étonnant à ceci: votre premier songe vous a frappées, et, à force d'en jaser, vous l'avez eu de nouveau: aussi vous le verriez une troisième fois, ce bel oiseau de nuit… que je ne m'étonnerais pas.

— Oh! Dagobert, ne plaisante pas, ce sont seulement des rêves, mais il nous semble que notre mère nous les envoie. Ne nous disait-elle pas que les jeunes filles orphelines avaient des anges gardiens?… Eh bien, Gabriel est notre ange gardien, et nous protégera et te protégera aussi.

— C'est sans doute bien honnête de sa part de penser à moi; mais, voyez, mes chères enfants, pour m'aider à vous défendre, j'aime mieux Rabat-Joie; il est moins blond que l'ange, mais il a de meilleures dents, et c'est plus sûr.

— Que tu es impatientant, Dagobert, avec tes plaisanteries!

— C'est vrai, tu ris de tout.

— Oui, c'est étonnant comme je suis gai… Je ris à la manière du vieux Jovial, sans desserrer les dents. Voyons, enfants, ne me grondez pas; au fait, j'ai tort: la pensée de votre digne mère est mêlée à ce rêve; vous faites bien d'en parler sérieusement. Et puis, ajouta-t-il d'un air grave, il y a quelquefois du vrai dans les rêves… En Espagne, deux dragons de l'impératrice, des camarades à moi, avaient rêvé, la veille de leur mort, qu'ils seraient empoisonnés par les moines… Ils l'ont été… Si vous rêvez obstinément de ce bel ange Gabriel… c'est que… c'est que… enfin, c'est que ça vous amuse… vous n'avez pas déjà tant d'agrément le jour… ayez au moins un sommeil… divertissant; maintenant, mes enfants, j'ai aussi des choses à vous dire; il s'agira de votre mère, promettez-moi de ne pas être tristes.

— Sois tranquille; en pensant à elle, nous ne sommes pas tristes, mais sérieuses.

— À la bonne heure! Par peur de vous chagriner, je reculais toujours le moment de vous dire ce que votre pauvre mère vous aurait confié quand vous n'auriez plus été des enfants; mais elle est morte si vite qu'elle n'a pas eu le temps; et puis ce qu'elle avait à vous apprendre lui brisait le coeur, et à moi aussi; je retardais ces confidences tant que je pouvais, et j'avais pris le prétexte de ne vous parler de rien avant le jour où nous traverserions le champ de bataille où votre père avait été fait prisonnier… ça me donnait du temps… mais le moment est venu… il n'y a plus à tergiverser.

— Nous t'écoutons, Dagobert, répondirent les jeunes filles d'un air attentif et mélancolique.

Après un moment de silence, pendant lequel il s'était recueilli, le vétéran dit aux jeunes filles:

— Votre père, le général Simon, fils d'un ouvrier qui est resté ouvrier; car, malgré tout ce que le général avait pu faire et dire, le bonhomme s'est entêté à ne pas quitter son état, — tête de fer et coeur d'or, tout comme son fils, — vous pensez, mes enfants, que si votre père, après s'être engagé simple soldat, est devenu général… et comte de l'Empire… ça n'a pas été sans peine et sans gloire.

— Comte de l'Empire? qu'est-ce que c'est, Dagobert?

— Une bêtise… un titre que l'Empereur donnait par-dessus le marché, avec le grade; l'histoire de dire au peuple, qu'il aimait, parce qu'il en était: «Enfants! vous voulez jouer à la noblesse, comme les vieux nobles? vous v'là nobles; vous voulez jouer aux rois, vous v'là rois… Goûtez de tout… enfants, rien de trop bon pour vous… régalez-vous.»

— Roi! dirent les petites filles en joignant les mains avec admiration.

— Tout ce qu'il y a de plus roi… Oh! il n'en était pas chiche, de couronnes, l'Empereur! J'ai eu un camarade de lit, brave soldat du reste, qui a passé roi; ça nous flattait, parce qu'enfin, quand c'était pas l'un, c'était l'autre, tant il y a qu'à ce jeu-là votre père a été comte; mais comte ou non, c'était le plus beau, le plus brave général de l'armée.

— Il était beau, n'est-ce pas, Dagobert? Notre mère le disait toujours.

— Oh! oui, allez! mais, par exemple, il était tout le contraire de votre blondin d'ange gardien. Figurez-vous un brun superbe; en grand uniforme, c'était à vous éblouir et à vous mettre le feu au coeur… Avec lui on aurait chargé jusque sur le bon Dieu!… si le bon Dieu l'avait demandé, bien entendu… se hâta d'ajouter Dagobert, en manière de correctif, ne voulant blesser en rien la foi naïve des orphelines.

— Et notre père était aussi bon que brave, n'est-ce pas,
Dagobert?

— Bon! mes enfants, lui? je le crois bien! il aurait ployé un fer à cheval entre ses mains, comme vous plieriez une carte, et le jour où il a été fait prisonnier, il avait sabré des canonniers prussiens jusque sur leurs canons. Avec ce courage et cette force- là, comment voulez-vous qu'on ne soit pas bon?… Il y a donc environ dix-neuf ans, qu'ici près… à l'endroit que je vous ai montré, avant d'arriver dans ce village, le général, dangereusement blessé, est tombé de cheval… Je le suivais comme son ordonnance, j'ai couru à son secours. Cinq minutes après, nous étions faits prisonniers; par qui?… par un Français?

— Par un Français!

— Oui, un marquis émigré, colonel au service de la Russie, répondit Dagobert avec amertume. Aussi, quand ce marquis a dit au général, en s'avançant vers lui: «Rendez-vous, monsieur, à un compatriote… — Un Français qui se bat contre la France n'est plus mon compatriote; c'est un traître, et je ne me rends pas à un traître,» a répondu le général; et, tout blessé qu'il était, il s'est traîné auprès d'un grenadier russe, lui a remis son sabre en disant: «Je me rends à vous». Le marquis en est devenu pâle de rage…

Les orphelines se regardèrent avec orgueil, un vif incarnat colora leurs joues, et elles s'écrièrent:

— Oh! brave père, brave père!…

— Hum! ces enfants… dit Dagobert en caressant sa moustache avec fierté, comme on voit qu'elles ont du sang de soldat dans les veines! Puis il reprit:

— Nous voilà donc prisonniers. Le dernier cheval du général avait été tué sous lui; pour faire la route, il monta Jovial, qui n'avait pas été blessé ce jour-là; nous arrivons à Varsovie. C'est là que le général a connu votre mère; elle était surnommée la _Perle de Varsovie: _c'est tout dire. Aussi, lui qui aimait ce qui était bon et beau, en devient amoureux tout de suite; elle l'aime à son tour; mais ses parents l'avaient promise à un autre… Cet autre… c'était encore…

Dagobert ne put continuer. Rose jeta un cri perçant en montrant la fenêtre avec effroi.

VII. Le voyageur.

Au cri de la jeune fille, Dagobert se leva brusquement.

— Qu'avez-vous, Rose?

— Là… là… dit-elle en montrant la croisée. Il me semble avoir vu une main déranger la pelisse.

Rose n'avait pas achevé ces paroles, que Dagobert courait à la fenêtre. Il l'ouvrit violemment, après avoir ôté le manteau suspendu à l'espagnolette. Il faisait nuit noire et grand vent… Le soldat prêta l'oreille, il n'entendit rien… Revenant prendre la lumière sur la table, il tâcha d'éclairer au dehors en abritant la flamme avec sa main. Il ne vit rien… Fermant de nouveau la fenêtre, il se persuada qu'une bouffée de vent ayant dérangé et agité la pelisse, Rose avait été dupe d'une fausse peur.

— Rassurez-vous, mes enfants… Il vente très fort, c'est ce qui aura fait remuer le coin du manteau.

— Il me semblait bien avoir vu des doigts qui l'écartaient… dit
Rose encore tremblante.

— Moi, je regardais Dagobert, je n'ai rien vu, reprit Blanche.

— Et il n'y avait rien à voir, mes enfants, c'est tout simple; la fenêtre est au moins à huit pieds au-dessus du sol; il faudrait être un géant pour y atteindre, ou avoir une échelle pour y monter. Cette échelle, on n'aurait pas eu le temps de l'ôter, puisque dès que Rose a crié j'ai couru à la fenêtre, et qu'en avançant la lumière au dehors, je n'ai rien vu.

— Je me serai trompée, dit Rose.

— Vois-tu, ma soeur… c'est le vent, ajouta Blanche.

— Alors, pardon de t'avoir dérangé, mon bon Dagobert.

— C'est égal, reprit le soldat en réfléchissant, je suis fâché que Rabat-Joie ne soit pas revenu, il aurait veillé à la fenêtre, cela vous aurait rassurées; mais il aura flairé l'écurie de son camarade Jovial, et il aura été lui dire bonsoir en passant… j'ai envie d'aller le chercher.

— Oh! non, Dagobert, ne nous laisse pas seules! crièrent les petites filles, nous aurions trop peur.

— Au fait, Rabat-Joie ne peut maintenant tarder à revenir, et tout à l'heure nous l'entendrons gratter à la porte, j'en suis sûr… Ah çà! continuons notre récit, dit Dagobert, et il s'assit au chevet des deux soeurs, cette fois bien en face de la fenêtre. Voilà donc le général prisonnier à Varsovie, et amoureux de votre mère, que l'on voulait marier à un autre, reprit-il. En 1814, nous apprenons la fin de la guerre, l'exil de l'Empereur à l'île d'Elbe; apprenant cela, votre mère dit au général: «La guerre est terminée, vous êtes libre; l'Empereur est malheureux, vous lui devez tout: allez le retrouver… je ne sais quand nous nous reverrons, mais je n'épouserai que vous; vous me trouverez jusqu'à la mort…» Avant de partir, le général m'appelle: «Dagobert! reste ici; Mlle Éva aura peut-être besoin de toi pour fuir sa famille, si on la tourmente trop; notre correspondance passera par tes mains; à Paris, je verrai ta femme, ton fils, je les rassurerai… je leur dirai que tu es pour moi… un ami.»

— Toujours le même, dit Rose, attendrie, en regardant Dagobert.

— Bon pour le père et la mère, comme pour les enfants, ajouta
Blanche.

— Aimer les uns, c'est aimer les autres, répondit le soldat. Voilà donc le général à l'île d'Elbe avec l'Empereur; moi, à Varsovie, caché dans les environs de la maison de votre mère, je recevais les lettres et les lui portais en cachette… Dans une de ces lettres, je vous le dis fièrement, mes enfants, le général m'apprenait que l'Empereur s'était souvenu de moi.

— De toi?… il te connaissait?

— Un peu, je m'en flatte. «Ah! Dagobert! a-t-il dit à votre père qui lui parlait de moi, un grenadier à cheval de ma vieille garde… soldat d'Égypte et d'Italie, criblé de blessures, un vieux _pince-sans-rire… _que j'ai décoré de ma main à Wagram!… je ne l'ai pas oublié.» Dame! mes enfants, quand votre mère m'a lu cela, j'en ai pleuré comme une bête…

— L'Empereur!… quel beau visage d'or il avait sur ta croix d'argent à ruban rouge que tu nous montrais quand nous étions sages!

— C'est qu'aussi cette croix-là, donnée par lui, c'est ma relique, à moi, et elle est là dans mon sac avec ce que j'ai de plus précieux, notre boursicaut et nos papiers… Mais pour en revenir à votre mère: de lui porter les lettres du général, d'en parler avec elle, ça la consolait, car elle souffrait; oh! oui, et beaucoup; ses parents avaient beau la tourmenter, s'acharner après elle, elle répondait toujours: «Je n'épouserai jamais que le général Simon.» Fière femme, allez… Résignée, mais courageuse, il fallait voir! Un jour elle reçoit une lettre du général; il avait quitté l'île d'Elbe avec l'Empereur: voilà la guerre qui recommence, guerre courte, mais guerre héroïque comme toujours, guerre sublime par le dévouement des soldats. Votre père se bat comme un lion, et son corps d'armée fait comme lui; ce n'était plus de la bravoure… c'était de la rage.

Et les joues du soldat s'enflammaient… Il ressentait en ce moment les émotions héroïques de sa jeunesse! il revenait, par la pensée, au sublime élan des guerres de la République, aux triomphes de l'Empire, aux premiers et aux derniers jours de sa vie militaire. Les orphelines, filles d'un soldat et d'une mère courageuse, se sentaient émues à ses paroles énergiques, au lieu d'être effrayées de leur rudesse; leur coeur battait plus fort, leurs joues s'animaient aussi.

— Quel bonheur pour nous d'être filles d'un père si brave!… s'écria Blanche.

— Quel bonheur… et quel honneur! mes enfants, car, le soir du combat de Ligny, l'Empereur, à la joie de toute l'armée, nomma votre père, sur le champ de bataille, _duc de Ligny _et maréchal de l'Empire.

_— _Maréchal de l'Empire! dit Rose étonnée, sans trop comprendre la valeur de ces mots.

— Duc de Ligny! reprit Blanche aussi surprise.

— Oui, Pierre Simon, fils d'un ouvrier, _duc _et _maréchal; _il faut être roi pour être davantage, reprit Dagobert avec orgueil. Voilà comment l'Empereur traitait les enfants du peuple; aussi le peuple était à lui. On avait beau lui dire: «Mais ton Empereur fait de toi de la _chair à canon! — _Ah! un autre ferait de moi de la _chair à misère, _répondait le peuple, qui n'est pas bête; j'aime mieux le canon, et risquer de devenir capitaine, colonel, maréchal, roi… ou invalide; ça vaut mieux encore que de crever de faim, de froid et de vieillesse sur la paille d'un grenier, après avoir travaillé quarante ans pour les autres.»

— Même en France… même à Paris, dans cette belle ville… il y a des malheureux qui meurent de faim et de misère… Dagobert?

— Même à Paris… oui, mes enfants; aussi j'en reviens là: le canon vaut mieux, car on risque, comme votre père, d'être duc et maréchal. Quand je dis duc et maréchal, j'ai raison et j'ai tort, car plus tard on ne lui a pas reconnu ce titre et ce grade, parce que, après Ligny… il y a eu un jour de deuil, de grand deuil, où de vieux soldats comme moi, m'a dit le général, ont pleuré, oui, pleuré… le soir de la bataille; ce jour là, mes enfants… s'appelle Waterloo!

Il y eut dans ces simples mots de Dagobert un accent de tristesse si profonde, que les orphelines tressaillirent.

— Enfin, reprit le soldat en soupirant, il y a comme ça des jours maudits… Ce jour-là, à Waterloo, le général est tombé couvert de blessures, à la tête d'une division de la garde. À peu près guéri, ce qui a été long, il demande à aller à Sainte-Hélène… une autre île au bout du monde, où les Anglais avaient emmené l'Empereur pour le torturer tranquillement; car s'il a été heureux d'abord, il a eu bien de la misère, voyez-vous, mes pauvres enfants…

— Comme tu dis cela, Dagobert! tu nous donnes envie de pleurer!

— C'est qu'il y a de quoi… l'Empereur a enduré tant de choses, tant de choses… il a cruellement saigné au coeur, allez… Malheureusement le général n'était pas avec lui. À Sainte-Hélène, il aurait été un de plus pour le consoler; mais on n'a pas voulu. Alors, exaspéré comme tant d'autres contre les Bourbons, le général organise une conspiration pour rappeler le fils de l'Empereur. Il voulait enlever un régiment, presque tout composé d'anciens soldats à lui. Il se rend dans une ville de Picardie où était cette garnison; mais déjà la conspiration était éventée. Au moment où le général arrive, on l'arrête, on le conduit devant le colonel du régiment… Et ce colonel… dit le soldat après un nouveau silence, savez-vous qui c'était encore?… Mais, bah!… ce serait trop long à vous expliquer, et ça vous attristerait davantage… Enfin c'était un homme que votre père avait depuis longtemps bien des raisons de haïr. Aussi, se trouvant face à face avec lui, il lui dit: «Si vous n'êtes pas un lâche, vous me ferez mettre en liberté pour une heure, et nous nous battrons à mort; car je vous hais pour ci, je vous méprise pour ça, et encore pour ça.» Le colonel accepte, met votre père en liberté jusqu'au lendemain. Le lendemain, duel acharné, dans lequel le colonel reste pour mort sur la place.

— Ah! mon Dieu!

— Le général essuyait son épée, lorsqu'un ami dévoué vint lui dire qu'il n'avait que le temps de se sauver; en effet, il parvint heureusement à quitter la France… oui… heureusement, car, quinze jours après, il était condamné à mort comme conspirateur.

— Que de malheur, mon Dieu!

— Il y a eu un bonheur dans ce malheur-là… Votre mère tenait bravement sa promesse et l'attendait toujours; elle lui avait écrit: «L'Empereur d'abord, moi ensuite.» Ne pouvant plus rien, ni pour l'Empereur ni pour son fils, le général, exilé de France, arrive à Varsovie. Votre mère venait de perdre ses parents: elle était libre, ils s'épousent, et je suis un des témoins du mariage.

— Tu as raison, Dagobert… que de bonheur, au milieu de si grands malheurs!

— Les voilà donc bien heureux; mais, comme tous les bons coeurs, plus ils étaient heureux, plus le malheur des autres les chagrinait, et il y avait de quoi être chagriné à Varsovie. Les Russes recommençaient à traiter les Polonais en esclaves; votre brave mère, quoique d'origine française, était Polonaise de coeur et d'âme: elle disait hardiment tout haut ce que d'autres n'osaient seulement pas dire tout bas; avec cela, les malheureux l'appelaient leur bon ange; en voilà assez pour mettre le gouverneur russe sur l'oeil. Un jour, un des amis du général, ancien colonel des lanciers, brave et digne homme, est condamné à l'exil en Sibérie, pour une conspiration militaire contre les Russes: il s'échappe, votre père le cache chez lui, cela se découvre; pendant la nuit du lendemain, un peloton de Cosaques, commandé par un officier et suivi d'une voiture de poste, arrive à notre porte; on surprend le général pendant son sommeil et on l'enlève.

— Mon Dieu! que voulait-on lui faire?

— Le conduire hors de Russie, avec défense d'y jamais rentrer, et menacé d'une prison éternelle s'il y revenait. Voilà son dernier mot: «Dagobert, je te confie ma femme et mon enfant»; car votre mère devait dans quelques mois vous mettre au monde; eh bien! malgré cela, on l'exila en Sibérie; c'était une occasion de s'en défaire; elle faisait trop de bien à Varsovie; on la craignait. Non content de l'exiler, on confisque tous ses biens; pour seule grâce, elle avait obtenu que je l'accompagnerais; et, sans Jovial, que le général m'avait fait garder, elle aurait été forcée de faire la route à pied. C'est ainsi, elle à cheval, et moi la conduisant comme je vous conduis, mes enfants, que nous sommes arrivés dans un misérable village, où trois mois après vous êtes nées, pauvres petites!

— Et notre père!

— Impossible à lui de rentrer en Russie… impossible à votre mère de songer à fuir avec deux enfants… impossible au général de lui écrire, puisqu'il ignorait où elle était.

— Ainsi, depuis, aucune nouvelle de lui?

— Si, mes enfants… une seule fois nous en avons eu…

— Et par qui?

Après un moment de silence, Dagobert reprit avec une expression de physionomie singulière:

— Par qui? par quelqu'un qui ne ressemble guère aux autres hommes… oui… et, pour que vous compreniez ces paroles, il faut que je vous raconte en deux mots une aventure extraordinaire arrivée à votre père pendant la bataille de Waterloo… Il avait reçu de l'Empereur l'ordre d'enlever une batterie qui écrasait notre armée; après plusieurs tentatives malheureuses, le général se met à la tête d'un régiment de cuirassiers, charge sur la batterie, et va, selon son habitude, sabrer jusque sur les canons; il se trouvait à cheval juste devant la bouche d'une pièce dont tous les servants venaient d'être tués ou blessés: pourtant, l'un d'eux a encore la force de se soulever, de se mettre sur un genou, d'approcher de la lumière la mèche qu'il tenait toujours à la main… et cela… juste au moment où le général était à dix pas et en face du canon chargé…

— Grand Dieu! quel danger pour notre père!

— Jamais, m'a-t-il dit, il n'en avait couru un plus grand… car lorsqu'il vit l'artilleur mettre le feu à la pièce, le coup partait… mais au même instant, un homme de haute taille, vêtu en paysan, et que votre père jusqu'alors n'avait pas remarqué, se jette au-devant du canon.

— Ah! le malheureux… quelle mort horrible!

— Oui, reprit Dagobert d'un air pensif, cela devait arriver… Il devait être broyé en mille morceaux… et pourtant il n'en a rien été.

— Que dis-tu?

— Ce que m'a dit le général. «Au moment où le coup partit, m'a-t- il répété souvent, par un mouvement d'horreur involontaire, je fermai les yeux pour ne pas voir le cadavre mutilé de ce malheureux qui s'était sacrifié à ma place… Quand je les rouvre, qu'est-ce que j'aperçois au milieu de la fumée? toujours cet homme de grande taille, debout et calme au même endroit, jetant un regard triste et doux sur l'artilleur, qui, un genou en terre, le corps renversé en arrière, le regardait aussi épouvanté que s'il eût vu le démon en personne; puis le mouvement de la bataille ayant continué, il m'a été impossible de retrouver cet homme…» a ajouté votre père.

— Mon Dieu, Dagobert, comment cela est-il possible?

— C'est ce que j'ai dit au général. Il m'a répondu que jamais il n'avait pu s'expliquer cet événement, aussi incroyable que réel… Il fallait d'ailleurs que votre père eût été bien vivement frappé de la figure de cet homme, qui paraissait, disait-il, âgé d'environ trente ans, car il avait remarqué que ses sourcils, très noirs et joints entre eux, n'en faisaient guère pour ainsi dire qu'un seul d'une tempe à l'autre, de sorte qu'il paraissait avoir le front rayé d'une marque noire… Retenez bien ceci, mes enfants, vous saurez tout à l'heure pourquoi.

— Oui, Dagobert, nous ne l'oublions pas… dirent les orphelines de plus en plus étonnées.

— Comme c'est étrange, cet homme au front rayé de noir!

— Écoutez encore… Le général avait été, je vous ai dit, laissé pour mort à Waterloo. Pendant la nuit qu'il a passée sur le champ de bataille dans une espèce de délire causé par la fièvre de ses blessures, il lui a paru voir, à la clarté de la lune, ce même homme penché sur lui, le regardant avec une grande douceur et une grande tristesse, étanchant le sang de ses plaies en tâchant de le ranimer… Mais comme votre père, qui avait à peine la tête à lui, repoussait ses soins, disant qu'après une telle défaite il n'avait plus qu'à mourir… il lui a semblé entendre cet homme lui dire: «Il faut vivre pour Éva!…» C'était le nom de votre mère, que le général avait laissée à Varsovie pour aller rejoindre l'Empereur.

— Comme cela est singulier, Dagobert!… Et depuis, notre père a- t-il revu cet homme?

— Il l'a revu… puisque c'est lui qui a apporté des nouvelles du général à votre mère.

— Et quand donc cela?… nous ne l'avons jamais su.

— Vous vous rappelez que le matin de la mort de votre mère vous étiez allées avec la vieille Fédora dans la forêt de pins?

— Oui, répondit Rose tristement, pour y chercher de la bruyère, que notre pauvre mère aimait tant.

— Pauvre mère! Elle se portait si bien, que nous ne pouvions pas, hélas! nous douter du malheur qui nous devait arriver le soir, reprit Blanche.

— Sans doute, mes enfants; moi-même, ce matin-là, je chantais, en travaillant au jardin, car, pas plus que vous, je n'avais de raison d'être triste; je travaillais donc, tout en chantant, quand tout à coup j'entends une voix me demander en français: «Est-ce ici le village de Milosk?…» Je me retourne, et je vois devant moi un étranger… Au lieu de lui répondre, je le regarde fixement, et je recule de deux pas, tout stupéfait.

— Pourquoi donc?

— Il était de haute taille, très pâle, et avait le front haut, découvert… ses sourcils noirs n'en faisaient qu'un… et semblaient lui rayer le front d'une marque noire.

— C'était donc l'homme qui, deux fois, s'était trouvé auprès de notre père pendant des batailles?

— Oui… c'était lui.

— Mais, Dagobert, dit Rose pensive; il y a longtemps de ces batailles?

— Environ seize ans.

— Et l'étranger que tu croyais reconnaître, quel âge avait-il?

— Guère plus de trente ans.

— Alors comment veux-tu que ce soit ce même homme qui se soit trouvé à la guerre, il y a seize ans, avec notre père?

— Vous avez raison, dit Dagobert après un moment de silence et en haussant les épaules; j'aurai sans doute été trompé par le hasard d'une ressemblance… Et pourtant…

— Ou alors, si c'était le même, il faudrait qu'il n'eût pas vieilli.

— Mais ne lui as-tu pas demandé s'il n'avait pas autrefois secouru notre père?

— D'abord j'étais si saisi que je n'y ai pas songé, et puis il est resté si peu de temps que je n'ai pu m'en informer; enfin il me demande donc le village de Milosk. «— Vous y êtes, monsieur. Mais comment savez-vous que je suis Français? — Tout à l'heure je vous ai entendu chanter quand j'ai passé, me répondit-il. Pourriez-vous me dire où demeure madame Simon, la femme du général? — Elle demeure ici, monsieur.» Il me regarda quelques instants en silence, voyant bien que cette visite me surprenait; puis il me tendit la main et me dit: «Vous êtes l'ami du général Simon, son meilleur ami!» (Jugez de mon étonnement, mes enfants.) «Mais, monsieur, comment savez-vous!… — Souvent il m'a parlé de vous avec reconnaissance. — Vous avez vu le général? — Oui, il y a quelque temps, dans l'Inde; je suis aussi son ami; j'apporte de ses nouvelles à sa femme, je la savais exilée en Sibérie; à Tobolsk, d'où je viens, j'ai appris qu'elle habitait ce village. Conduisez-moi près d'elle.»

— Bon voyageur… je l'aime déjà, dit Rose.

— Il était l'ami de notre père.

— Je le prie d'attendre, je voulais prévenir votre mère pour que le saisissement ne lui fit pas de mal; cinq minutes après il entrait chez elle…

— Et comment était-il, ce voyageur, Dagobert!

— Il était très grand, il portait une pelisse foncée et un bonnet de fourrure avec de longs cheveux noirs.

— Et sa figure était belle!

— Oui, mes enfants, très belle; mais il avait l'air si triste et si doux que j'en avais le coeur serré.

— Pauvre homme! un grand chagrin sans doute!

— Votre mère était enfermée avec lui depuis quelques instants, lorsqu'elle m'a appelé pour me dire qu'elle venait de recevoir de bonnes nouvelles du général; elle fondait en larmes et avait devant elle un gros paquet de papiers; c'était une espèce de journal que votre père lui écrivait chaque soir, pour se consoler; ne pouvant lui parler, il disait au papier ce qu'il lui aurait dit à elle…

— Et ces papiers, où sont-ils, Dagobert!

— Là, dans mon sac, avec ma croix et notre bourse: un jour je vous les donnerai; seulement j'en ai pris quelques feuilles que j'ai là, que vous lirez tout à l'heure; vous verrez pourquoi.

— Est-ce qu'il y avait longtemps que notre père était dans l'Inde!

— D'après le peu de mots que m'a dit votre mère, le général était allé dans ce pays-là après s'être battu avec les Grecs contre les Turcs, car il aime surtout à se mettre du parti des faibles contre les forts; arrivé dans l'Inde, il s'est acharné après les Anglais… Ils avaient assassiné nos prisonniers dans les pontons et torturé l'empereur à Sainte-Hélène, c'était bonne guerre et doublement bonne guerre, car en leur faisant du mal c'était bien servir une bonne cause.

— Et quelle cause servait-il!

— Celle d'un de ces pauvres princes indiens dont les Anglais ravagent le territoire jusqu'au jour où ils s'en emparent sans foi ni droit. Vous voyez, mes enfants, c'est encore se battre pour un faible contre des forts; votre père n'y a pas manqué. En quelques mois, il a si bien discipliné et aguerri les douze ou quinze mille hommes de troupes de ce prince, que, dans deux rencontres, elles ont exterminé les Anglais, qui avaient compté sans votre brave père, mes enfants… Mais tenez… quelques pages de son journal vous en diront plus et mieux que moi; de plus vous y lirez un nom dont vous devez toujours vous souvenir: c'est pour cela que j'ai choisi ce passage.

— Oh! quel bonheur!… lire ces pages écrites par notre père, c'est presque l'entendre, dit Rose.

— C'est comme s'il était là auprès de nous, ajouta Blanche.

Et les deux jeunes filles étendirent vivement les mains pour prendre les feuillets que Dagobert venait de tirer de sa poche. Puis, par un mouvement simultané rempli d'une grâce touchante, elles baisèrent tour à tour, et en silence, l'écriture de leur père.

— Vous verrez aussi, mes enfants, à la fin de cette lettre, pourquoi je m'étonnais de ce que votre ange gardien, comme vous le dites, s'appelait Gabriel… Lisez… Lisez… ajouta le soldat en voyant l'air surpris des orphelines. Seulement, je dois vous dire que lorsqu'il écrivait cela, le général n'avait pas encore rencontré le voyageur qui a apporté ces papiers.

Rose, assise dans son lit, prit les feuilles et commença de lire d'une voix douce et émue. Blanche, la tête appuyée sur l'épaule de sa soeur, suivait avec attention. On voyait même, au léger mouvement de ses lèvres, qu'elle lisait aussi, mais mentalement.

VIII. Fragments du journal du général Simon.

Bivouac des montagnes d'Ava, 20 février 1830.

«…Chaque fois que j'ajoute quelques feuilles à ce journal, écrit maintenant au fond de l'Inde, où m'a jeté ma vie errante et proscrite, journal qu'hélas! tu ne liras peut-être jamais, mon Éva bien-aimée, j'éprouve une sensation, à la fois douce et cruelle, car cela me console de causer ainsi avec toi, et pourtant mes regrets ne sont jamais plus amers que lorsque je te parle ainsi sans te voir.

«Enfin, si ces pages tombent sous tes yeux, ton généreux coeur battra au nom de l'être intrépide à qui aujourd'hui j'ai dû la vie, à qui je devrai peut-être ainsi le bonheur de te revoir un jour… toi et mon enfant, car il vit, n'est-ce pas, notre enfant? Il faut que je le croie; sans cela, pauvre femme, quelle serait ton existence, au fond de ton affreux exil… Cher ange, il doit avoir maintenant _quatorze ans… _Comment est-il? Il te ressemble, n'est-ce pas? il a tes grands et beaux yeux bleus… Insensé que je suis!… Combien de fois, dans ce long journal, je t'ai déjà fait involontairement cette folle question à laquelle tu ne dois pas répondre!… Combien de fois… je dois te la faire encore!… Tu apprendras donc à notre enfant à prononcer et à aimer le nom un peu barbare de Djalma.»

— Djalma, dit Rose, les yeux humides, en interrompant sa lecture.

— Djalma, reprit Blanche partageant l'émotion de sa soeur. Oh! nous ne l'oublierons jamais, ce nom.

— Et vous aurez raison, mes enfants, car il paraît que c'est celui d'un fameux soldat, quoique bien jeune. Continuez, ma petite Rose.

«Je t'ai raconté dans les feuilles précédentes, ma chère Éva, reprit Rose, les deux bonnes journées que nous avions eues ce mois-ci; les troupes de mon vieil ami le prince indien, de mieux en mieux disciplinées à l'européenne, ont fait merveille. Nous avons culbuté les Anglais, et ils ont été forcés d'abandonner une partie de ce malheureux pays envahi par eux au mépris de tout droit, de toute justice et qu'ils continuent de ravager sans pitié; car ici, guerre anglaise, c'est dire trahison, pillage et massacre. Ce matin, après une marche pénible au milieu des rochers et des montagnes, nous apprenons par nos éclaireurs que des renforts arrivent à l'ennemi, et qu'il s'apprête à reprendre l'offensive; il n'était plus qu'à quelques lieues; un engagement devenait inévitable: mon vieil ami le prince indien, père de mon sauveur, ne demandait qu'à marcher au feu. L'affaire a commencé sur les trois heures; elle a été sanglante, acharnée. Voyant chez les nôtres un moment d'indécision, car ils étaient bien inférieurs en nombre, et les renforts des Anglais se composaient des troupes fraîches, j'ai chargé à la tête de notre petite réserve de cavalerie.

«Le vieux prince était au centre, se battant comme il se bat: intrépidement. Son fils Djalma, âgé de dix-huit ans à peine, brave comme son père, ne me quittait pas; au moment le plus chaud de l'engagement, mon cheval est tué, roule avec moi dans une ravine que je côtoyais, et je me trouve si sottement engagé sous lui, qu'un moment je me suis cru la cuisse cassée.»

— Pauvre père! dit Blanche.

— Heureusement, cette fois, il ne lui sera arrivé rien de dangereux, grâce à Djalma. Vois-tu, Dagobert, reprit Rose, que je retiens bien le nom. Et elle continua:

«Les Anglais croyaient qu'après m'avoir tué (opinion très flatteuse pour moi) ils auraient facilement raison de l'armée du prince; aussi, un officier de cipayes et cinq ou six soldats irréguliers, lâches et féroces brigands, me voyant rouler dans le ravin, s'y précipitent pour m'achever… Au milieu du feu et de la fumée, nos montagnards, emportés par l'ardeur, n'avaient pas vu ma chute; mais Djalma ne me quittait pas, il sauta dans le ravin pour me secourir, et sa froide intrépidité m'a sauvé la vie; il avait gardé les deux coups de sa carabine: de l'un, il étend l'officier raide mort, de l'autre, il casse le bras d'un _irrégulier _qui m'avait déjà percé la main d'un coup de baïonnette. Mais rassure- toi, ma bonne Éva, ce n'est rien… une égratignure…

— Blessé… encore blessé, mon Dieu! s'écria Blanche en joignant les mains et en interrompant sa soeur.

— Rassurez-vous, dit Dagobert, ça n'aura été, comme dit le général, qu'une égratignure: car autrefois les blessures qui n'empêchaient pas de se battre, il les appelait des _blessures blanches… _Il n'y a que lui pour trouver des mots pareils.

«Djalma me voyant blessé, reprit Rose en essuyant ses yeux, se sert de sa lourde carabine comme d'une massue, et fait reculer les soldats; mais, à ce moment, je vois un nouvel assaillant, abrité derrière un massif de bambous dominant le ravin, abaisser lentement son long fusil, poser le canon entre deux branches, souffler sur la mèche, ajuster Djalma, et le courageux enfant reçoit une balle dans la poitrine, sans que mes cris aient pu l'avertir… Se sentant frappé, il recule malgré lui de deux pas, tombe sur un genou, mais tenant toujours ferme et tâchant de me faire un rempart de son corps… Tu conçois ma rage, mon désespoir; malheureusement mes efforts pour me dégager étaient paralysés par une douleur atroce que je ressentais à la cuisse. Impuissant et désarmé, j'assistai donc pendant quelques secondes à cette lutte inégale. Djalma perdait beaucoup de sang! son bras faiblissait! déjà un des _irréguliers, _excitant les autres de la voix, décrochait de sa ceinture une sorte d'énorme et lourde serpe qui tranche la tête d'un seul coup, lorsque arrivent une douzaine de nos montagnards ramenés par le mouvement du combat. Djalma est délivré à son tour; on me dégage: au bout d'un quart d'heure, j'ai pu remonter à cheval. L'avantage nous est encore resté aujourd'hui, malgré bien des pertes. Demain, l'affaire sera décisive, car les feux du bivouac anglais se voient d'ici… Voilà, ma tendre Éva, comment j'ai dû la vie à cet enfant. Heureusement sa blessure ne donne aucune inquiétude; la balle a dévié et glissé le long des côtes.»

— Ce brave garçon aura dit, comme le général: _Blessure blanche, _dit Dagobert.

«Maintenant, ma chère Éva, reprit Rose, il faut que tu connaisses, au moins par ce récit, cet intrépide Djalma; il a dix-huit ans à peine. D'un mot je te peindrai cette noble et vaillante nature; dans son pays, on donne quelquefois des surnoms; dès quinze ans, on l'appelait le _Généreux, _généreux de coeur et d'âme, s'entend; par une coutume du pays, coutume bizarre et touchante, ce surnom a remonté à son père, que l'on appelle _le Père du Généreux, _et qui pourrait à bon droit s'appeler _le Juste, _car ce vieil Indien est un type rare de loyauté chevaleresque, de fière indépendance. Il aurait pu, comme tant d'autres pauvres princes de ce pays, se courber humblement sous l'exécrable despotisme anglais, marchander l'abandon de sa souveraineté et se résigner devant la force. Lui, non: _Mon droit tout entier, ou une fosse dans les montagnes où je suis né. _Telle est sa devise. Ce n'est pas forfanterie; c'est conscience de ce qui est droit et juste. «Mais vous serez brisé dans la lutte, lui ai-je dit? — Mon ami, si pour vous forcer à une action honteuse, on vous disait: Cède ou meurs?», me demanda- t-il. De ce jour, je l'ai compris, et je me suis voué corps et âme à cette cause toujours sacrée du faible contre le fort. Tu vois, mon Éva, que Djalma se montre digne d'un tel père. Ce jeune Indien est d'une bravoure si héroïque, si superbe, qu'il combat comme un jeune Grec du temps de Léonidas, la poitrine nue, tandis que les autres soldats de son pays, qui en effet restent habituellement les épaules, les bras et la poitrine découverts, endossent pour la guerre une casaque assez épaisse; la folle intrépidité de cet enfant m'a rappelé le roi de Naples, dont je t'ai si souvent parlé, et que j'ai vu cent fois à notre tête dans les charges les plus périlleuses, ayant pour toute armure une cravache à la main.

— Celui-là est encore un de ceux dont je vous parlais, et que l'empereur s'amusait à faire jouer au monarque, dit Dagobert. J'ai vu un officier prussien prisonnier, à qui cet enragé roi de Naples avait cinglé la figure d'un coup de cravache; la marque y était bleue et rouge. Le Prussien disait, en jurant, qu'il était déshonoré, qu'il aurait mieux aimé un coup de sabre… Je le crois bien… diable de monarque! il ne connaissait qu'une chose: _marcher droit au canon; _dès qu'on canonnait quelque part, on aurait dit que ça l'appelait par tous ses noms, et il accourait en disant: «Présent!…» Si je vous parle de lui, mes enfants, c'est qu'il répétait à qui voulait l'entendre: «Personne n'entamera un carré que le général Simon ou moi n'entamerions pas.»

Rose continua:

«J'ai remarqué avec peine que, malgré son jeune âge, Djalma avait souvent des accès de mélancolie profonde. Parfois, j'ai surpris entre son père et lui des regards singuliers… Malgré notre attachement mutuel, je crois que tous deux me cachent quelque triste secret de famille, autant que j'en ai pu juger par plusieurs mots échappés à l'un et à l'autre: il s'agit d'un événement bizarre, auquel leur imagination naturellement rêveuse et exaltée aura donné un caractère surnaturel.

«Du reste, tu sais, mon amie, que nous avons perdu le droit de sourire de la crédulité d'autrui… moi, depuis la campagne de France, où il m'est arrivé cette aventure si étrange, que je ne puis encore m'expliquer…»

— C'est celle de cet homme qui s'est jeté devant la bouche du canon… dit Dagobert.

«Toi, reprit la jeune fille en reprenant la lecture, toi, ma chère Éva, depuis les visites de cette femme jeune et belle que ta mère prétendait avoir aussi vue chez sa mère, quarante ans auparavant…

Les orphelines regardèrent le soldat avec étonnement.

— Votre mère ne m'avait jamais parlé de cela… ni le général non plus… mes enfants; ça me semble aussi singulier qu'à vous.

Rose reprit avec une émotion et une curiosité croissantes:

«Après tout, ma chère Éva, souvent les choses en apparence très extraordinaires s'expliquent par un hasard, une ressemblance ou un jeu de la nature. Le merveilleux n'étant toujours qu'une illusion d'optique, ou le résultat d'une imagination déjà frappée, il arrive un moment où ce qui semblait surhumain ou surnaturel se trouve l'événement le plus humain et le plus naturel du monde; aussi je ne doute pas que ce que nous appelions nos _prodiges _n'ait tôt ou tard ce dénouement terre à terre.»

— Vous voyez, mes enfants, cela paraît d'abord merveilleux… et au fond… c'est tout simple… ce qui n'empêche pas que pendant longtemps on n'y comprend rien…

— Puisque notre père le dit, il faut le croire, et ne pas nous étonner; n'est-ce pas, ma soeur?

— Non, puisqu'un jour cela s'explique.

— Au fait, dit Dagobert après un moment de réflexion, une supposition? Vous vous ressemblez tellement, n'est-ce pas, mes enfants? que quelqu'un qui n'aurait pas l'habitude de vous voir chaque jour vous prendrait facilement l'une pour l'autre… Eh bien! s'il ne savait pas que vous êtes, pour ainsi dire, doubles, voyez dans quels étonnements il pourrait se trouver… Bien sûr, il croirait au diable, à propos de bons petits anges comme vous.

— Tu as raison, Dagobert; comme cela bien des choses s'expliquent, ainsi que le dit notre père. Et Rose continua de lire:

«Du reste, ma tendre Éva, c'est avec quelque fierté que je songe que Djalma a du sang français dans les veines; son père a épousé, il y a plusieurs années, une jeune fille dont la famille, d'origine française, était depuis très longtemps établie à Batavia, dans l'île de Java. Cette parité de position entre mon vieil ami et moi a augmenté ma sympathie pour lui, car ta famille aussi, mon Éva, est d'origine française, et depuis bien longtemps établie à l'étranger; malheureusement, le pauvre prince a perdu depuis plusieurs années cette femme qu'il adorait!

«Tiens, mon Éva bien-aimée, ma main tremble en écrivant ces mots: je suis faible, je suis fou… mais, hélas! mon coeur se serre, se brise… Si un pareil malheur m'arrivait!… Oh, mon Dieu! et notre enfant… que deviendrait-il sans toi… sans moi… dans ce pays barbare!… Non! non! cette crainte est insensée… Mais quelle horrible torture!… car enfin, où es-tu? que fais-tu? que deviens-tu?… Pardon… de ces noires pensées… souvent elles me dominent malgré moi… Moments funestes… affreux… car, lorsqu'ils ne m'obsèdent pas, je me dis: Je suis proscrit, malheureux; mais au moins, à l'autre bout du monde, deux coeurs battent pour moi, le tien, mon Éva, et celui de notre enfant…»

Rose put à peine achever ces derniers mots; depuis quelques instants, sa voix était entrecoupée de sanglots. Il y avait en effet un douloureux accord entre les craintes du général Simon et la triste réalité; et puis, quoi de plus touchant que ces confidences écrites le soir d'une bataille, au feu du bivouac, par le soldat qui tâchait de tromper ainsi le chagrin d'une séparation si pénible, mais qu'il ne savait pas alors devoir être éternelle!

— Pauvre général… il ignore notre malheur, dit Dagobert, après un moment de silence, mais il ignore aussi qu'au lieu d'un enfant, il y en a deux… ce sera du moins une consolation… Mais, tenez, Blanche, continuez de lire, je crains que cela ne fatigue votre soeur… elle est trop émue… Et puis, après tout, il est juste que vous partagiez le plaisir et le chagrin de cette lecture.

Blanche prit la lettre, et Rose, essuyant ses yeux pleins de larmes, appuya à son tour sa jolie tête sur l'épaule de sa soeur, qui continua de la sorte:

«Je suis plus calme maintenant, ma tendre Éva; un moment j'ai cessé d'écrire, et j'ai chassé ces noires idées: reprenons notre entretien.

«Après avoir ainsi longuement causé de l'Inde avec toi, je te parlerai un peu de l'Europe; hier au soir, un de nos gens, homme très sûr, a rejoint nos avant-postes; il m'apportait une lettre arrivée de France à Calcutta; enfin, j'ai des nouvelles de mon père, mon inquiétude a cessé. Cette lettre est datée du mois d'août de l'an passé. J'ai vu, par son contenu, que plusieurs autres lettres auxquelles il fait allusion ont été retardées ou égarées; car depuis près de deux ans je n'en avais pas reçu; aussi étais-je dans une inquiétude mortelle à son sujet. Excellent père! toujours le même; l'âge ne l'a pas affaibli, son caractère est aussi énergique, sa santé aussi robuste que par le passé, me dit- il; toujours fidèle à ses austères idées républicaines, et espérant beaucoup… Car, dit-il, _les temps sont proches, _et il souligne ces mots… Il me donne aussi, comme tu vas le voir, de bonnes nouvelles de la famille de notre vieux Dagobert… de notre ami… Vrai, ma chère Éva, mon chagrin est moins amer… quand je pense que cet excellent homme est auprès de toi; car je le connais, il t'aura accompagnée dans ton exil. Quel coeur d'or… sous sa rude écorce de soldat!… Comme il doit aimer notre enfant!…»

Ici, Dagobert toussa deux ou trois fois, se baissa et eut l'air de chercher par terre son petit mouchoir à carreaux rouges et bleus qui était sur son genou. Il resta ainsi quelques instants courbé. Quand il se releva il essuyait sa moustache.

— Comme notre père te connaît bien!…

— Comme il a deviné que tu nous aimes!…

— Bien, bien, mes enfants, passons cela… Arrivez tout de suite à ce que dit le général de mon petit Agricol et de Gabriel, le fils adoptif de ma femme… Pauvre femme, quand je pense que, dans trois mois peut-être… Allons, enfants, lisez, lisez… ajouta le soldat, voulant contenir son émotion.

«J'espère toujours malgré moi, ma chère Éva, que peut-être un jour ces feuilles te parviendront, et dans ce cas je veux y écrire ce qui peut aussi intéresser Dagobert. Ce sera pour lui une consolation d'avoir quelques nouvelles de sa famille. Mon père, toujours chef d'atelier chez l'excellent M. Hardy, m'apprend que celui-ci aurait pris dans sa maison le fils de notre vieux Dagobert; Agricol travaille dans l'atelier de mon père, qui en est enchanté; c'est, me dit-il, un grand et vigoureux garçon, qui manie comme une plume son lourd marteau de forgeron; aussi gai qu'intelligent et laborieux, c'est le meilleur ouvrier de l'établissement, ce qui ne l'empêche pas, le soir, après sa rude journée de travail, lorsqu'il revient auprès de sa mère qu'il adore, de faire des chansons et des vers patriotiques des plus remarquables. Sa poésie est remplie d'énergie et d'élévation; on ne chante pas autre chose à l'atelier et ses refrains échauffent les coeurs les plus froids et les plus timides.»

— Comme tu dois être fier de ton fils, Dagobert! lui dit Rose avec admiration. Il fait des chansons!

— Certainement, c'est superbe… mais ce qui me flatte surtout, c'est qu'il est bon pour sa mère, et qu'il manie vigoureusement le marteau… Quant aux chansons, avant qu'il ait fait le _Réveil du peuple _et la _Marseillaise… _il aura joliment battu du fer; mais c'est égal, où ce diable d'Agricol aura-t-il appris cela? Sans doute à l'école, où, comme vous allez le voir, il allait avec Gabriel, son frère adoptif.

Au nom de Gabriel, qui leur rappelait l'être idéal qu'elles nommaient leur ange gardien, la curiosité des jeunes filles fut vivement excitée, Blanche redoubla d'attention en continuant ainsi:

«Le frère adoptif d'Agricol, ce pauvre enfant abandonné que la femme de notre bon Dagobert a si généreusement recueilli, offre, me dit mon père, un grand contraste avec Agricol, non pour le coeur, car ils ont tous deux le coeur excellent; mais autant Agricol est vif, joyeux, actif, autant Gabriel est mélancolique et rêveur. Du reste, ajoute mon père, chacun d'eux a, pour ainsi dire, la figure de son caractère: Agricol est brun, grand et fort… il a l'air joyeux et hardi; Gabriel, au contraire, est frêle, blond, timide comme une jeune fille, et sa figure a une expression de douceur angélique…»

Les orphelines se regardèrent toutes surprises; puis, tournant vers Dagobert leurs figures ingénues, Rose lui dit:

— As-tu entendu, Dagobert? Notre père dit que ton Gabriel est blond et qu'il a une figure d'ange. Mais c'est tout comme le nôtre…

— Oui, oui, j'ai bien entendu, c'est pour cela que votre rêve me surprenait.

— Je voudrais bien savoir s'il a aussi des yeux bleus? dit Rose.

— Pour ça, mes enfants, quoique le général n'en dise rien, j'en répondrais; ces blondins, ça a toujours les yeux bleus; mais, bleus ou noirs, il ne s'en servira guère pour regarder les jeunes filles en face; continuer, vous allez voir pourquoi.

Blanche reprit: «La figure de Gabriel a une expression d'une douceur angélique; un des frères des écoles chrétiennes, où il allait, ainsi qu'Agricol et d'autres enfants du quartier, frappé de son intelligence et de sa bonté, a parlé de lui à un protecteur haut placé, qui s'est intéressé à lui, l'a placé dans un séminaire, et depuis deux ans Gabriel est prêtre; il se destine aux missions étrangères, et il doit bientôt partir pour l'Amérique…»

— Ton Gabriel est prêtre?… dit Rose en regardant Dagobert.

— Et le nôtre est un ange, ajouta Blanche.

— Ce qui prouve que le vôtre a un grade de plus que le mien; c'est égal, chacun son goût; il y a des braves gens partout; mais j'aime mieux que ce soit Gabriel qui ait choisi la robe noire. Je préfère voir mon garçon, à moi, les bras nus, un marteau à la main et un tablier de cuir autour du corps, ni plus ni moins que votre vieux grand-père, mes enfants, autrement dit le père du maréchal Simon, duc de Ligny; car, après tout, le général est duc et maréchal par la grâce de l'empereur; maintenant, terminez votre lecture.

— Hélas! oui, dit Blanche, il n'y a plus que quelques lignes.

Et elle reprit:

«Ainsi donc, ma chère et tendre Éva, si ce journal te parvient, tu pourras rassurer Dagobert sur le sort de sa femme et de son fils, qu'il a quittés pour nous. Comment jamais reconnaître un pareil sacrifice? Mais je suis tranquille, ton bon et généreux coeur aura su le dédommager…

«Adieu… et encore adieu pour aujourd'hui, mon Éva bien-aimée; pendant un instant, je viens d'interrompre ce jour pour aller jusqu'à la tente de Djalma; il dormait paisiblement, son père le veillait; d'un signe il m'a rassuré. L'intrépide jeune homme ne court plus aucun danger. Puisse le combat de demain l'épargner encore!… Adieu, ma tendre Éva; la nuit est silencieuse et calme, les feux du bivouac s'éteignent peu à peu; nos pauvres montagnards reposent, après cette sanglante journée; je n'entends d'heure en heure que le cri lointain de nos sentinelles… Ces mots étrangers m'attristent encore; ils me rappellent ce que j'oublie parfois en t'écrivant… que je suis au bout du monde et séparé de toi… de mon enfant! Pauvres êtres chéris! quel est… quel sera votre sort? Ah! si du moins je pouvais vous envoyer à temps cette médaille qu'un hasard funeste m'a fait emporter de Varsovie, peut- être obtiendrais-tu d'aller en France, ou du moins d'y envoyer ton enfant avec Dagobert; car tu sais de quelle importance… Mais à quoi bon ajouter ce chagrin à tous les autres?… Malheureusement, les années se passent… le jour fatal arrivera, et ce dernier espoir, dans lequel je vis pour vous, me sera enlevé; mais je ne veux pas finir ce jour par une pensée triste. Adieu, mon Éva bien- aimée! presse notre enfant sur ton coeur, couvre-le de tous les baisers que je vous envoie à tous deux du fond de l'exil.

«À demain, après le combat.»

À cette touchante lecture succéda un assez long silence. Les larmes de Rose et de Blanche coulèrent lentement. Dagobert, le front appuyé sur sa main, était aussi douloureusement absorbé.

Au dehors, le vent augmentait de violence; une pluie épaisse commençait à fouetter les vitres sonores; le plus profond silence régnait dans l'auberge.

* * * *

Pendant que les filles du général Simon lisaient avec une si touchante émotion quelques fragments du journal de leur père, une scène mystérieuse, étrange, se passait dans l'intérieur de la ménagerie du dompteur de bêtes.

IX. Les cages.

Morok venait de s'armer; par-dessus sa veste de peau de daim, il avait revêtu sa cote de mailles, tissu d'acier souple comme la toile, dure comme le diamant; recouvrant ensuite ses bras de brassards, ses jambes de jambards, ses pieds de bottines ferrées, et dissimulant cet attirail défensif sous un large pantalon et sous une ample pelisse soigneusement boutonnée, il avait pris à la main une longue tige de fer chauffée à blanc, emmanchée dans une poignée de bois.

Quoique depuis longtemps domptés par l'adresse et par l'énergie du Prophète, son tigre Caïn, son lion Judas et sa panthère noire la Mort avaient voulu, dans quelques accès de révolte, essayer sur lui leurs dents et leurs ongles; mais, grâce à l'armure cachée par sa pelisse, ils avaient émoussé leurs ongles sur un épiderme d'acier, ébréché leurs dents sur des bras et des jambes de fer, tandis qu'un léger coup de badine métallique de leur maître faisait fumer et grésiller leur peau, en la sillonnant d'une brûlure profonde. Reconnaissant l'inutilité de leurs morsures, ces animaux, doués d'une grande mémoire, comprirent que désormais ils essayeraient en vain leurs griffes et leurs mâchoires sur un être invulnérable. Leur soumission craintive s'augmenta tellement, que, dans ses exercices publics, leur maître, au moindre mouvement d'une petite baguette recouverte de papier de couleur de feu, les faisait ramper et se coucher épouvantés.

Le Prophète, armé avec soin, tenant à la main le fer chauffé à blanc par Goliath, était donc descendu par la trappe du grenier qui s'étendait au-dessus du vaste hangar où l'on avait déposé les cages de ses animaux: une simple cloison de planches séparait ce hangar de l'écurie des chevaux du dompteur de bêtes.

Un fanal à réflecteur jetait sur les cages une vive lumière. Elles étaient au nombre de quatre. Un grillage de fer, largement espacé, garnissait leurs faces latérales. D'un côté, ce grillage tournait sur des gonds comme une porte, afin de donner passage aux animaux que l'on y renfermait; le parquet des loges reposait sur deux essieux et quatre petites roulettes de fer; on les traînait ainsi facilement jusqu'au grand chariot couvert où on les plaçait pendant les voyages. L'une d'elles était vide, les trois autres renfermaient, comme on sait, une panthère, un tigre et un lion. La panthère, originaire de Java, semblait mériter ce nom lugubre, LA MORT, par son aspect sinistre et féroce. Complètement noire, elle se tenait tapie et ramassée sur elle-même au fond de sa cage; la couleur de sa robe se confondant avec l'obscurité qui l'entourait, on ne distinguait pas son corps, on voyait seulement dans l'ombre deux lueurs ardentes et fixes: deux larges prunelles d'un jaune phosphorescent, qui ne s'allumaient pour ainsi dire qu'à la nuit, car tous ces animaux de la race féline n'ont l'entière lucidité de leur vue qu'au milieu des ténèbres.

Le Prophète était entré silencieusement dans l'écurie; le rouge sombre de sa longue pelisse contrastait avec le blond mat et jaunâtre de sa chevelure raide et de sa longue barbe; le fanal, placé assez haut, éclairait complètement cet homme, et la crudité de la lumière, opposée à la dureté des ombres, accentuait davantage encore les plans heurtés de sa figure osseuse et farouche. Il s'approcha lentement de la cage. Le cercle blanc qui entourait sa fauve prunelle semblait s'agrandir: son oeil luttait d'éclat et d'immobilité avec l'oeil étincelant et fixe de la panthère… Toujours accroupie dans l'ombre, elle subissait déjà l'influence du regard fascinateur de son maître; deux ou trois fois elle ferma brusquement ses paupières, en faisant entendre un sourd râlement de colère; puis bientôt ses yeux, rouverts comme malgré elle, s'attachèrent invinciblement sur ceux du Prophète. Alors les oreilles rondes de la Mort se collèrent à son crâne aplati comme celui d'une vipère; la peau de son front se rida convulsivement; elle contracta son mufle hérissé de longues soies, et par deux fois ouvrit silencieusement sa gueule armée de crocs formidables. De ce moment, une sorte de rapport magnétique sembla s'établir entre les regards de l'homme et ceux de la bête. Le Prophète étendit vers la cage sa tige d'acier chauffée à blanc, et dit d'une voix brève et impérieuse:

— La Mort… ici!

La panthère se leva, mais s'écrasa tellement que son ventre et ses coudes rasaient le plancher. Elle avait trois pieds de haut et près de cinq pieds de longueur; son échine élastique et charnue, ses jarrets aussi descendus, aussi larges que ceux d'un cheval de course, sa poitrine profonde, ses épaules énormes et saillantes, ses pattes nerveuses et trapues, tout annonçait que ce terrible animal joignait la vigueur à la souplesse, la force à l'agilité.

Morok, sa baguette de fer toujours étendue vers la cage, fit un pas vers la panthère… La panthère fit un pas vers le Prophète… Il s'arrêta… La Mort s'arrêta.

À ce moment, le tigre Judas, auquel Morok tournait le dos, fit un bond violent dans sa cage, comme s'il eût été jaloux de l'attention que son maître portait à la panthère; il poussa un grognement rauque, et, levant sa tête, montra le dessous de sa redoutable mâchoire triangulaire et son puissant poitrail d'un blanc sale, où venaient se fondre les tons cuivrés de sa robe fauve rayée de noir; sa queue, pareille à un gros serpent rougeâtre annelé d'ébène, tantôt se collait à ses flancs, tantôt les battait par un mouvement lent et continu; ses yeux, d'un vert transparent et lumineux, s'arrêtèrent sur le Prophète. Telle était l'influence de cet homme sur ses animaux, que Judas cessa presque aussitôt son grondement, comme s'il eût été effrayé de sa témérité; cependant sa respiration resta haute et bruyante. Morok se tourna vers lui; pendant quelques secondes, il l'examina très attentivement. La panthère, n'étant plus soumise à l'influence du regard de son maître, retourna se tapir dans l'ombre.

Un craquement à la fois strident et saccadé, pareil à celui que font les grands animaux en rongeant un corps dur, s'étant fait entendre dans la cage du lion Caïn, attira l'attention du Prophète; laissant le tigre, il fit un pas vers l'autre loge. De ce lion on ne voyait que la croupe monstrueuse d'un roux jaunâtre: ses cuisses étaient repliées sous lui, son épaisse crinière cachait entièrement sa tête; à la tension et aux tressaillements des muscles de ses reins, à la saillie de ses vertèbres, on devinait facilement qu'il faisait de violents efforts avec sa gueule et ses pattes de devant.

Le Prophète, inquiet, s'approcha de la cage, craignant que, malgré ses ordres, Goliath n'eût donné au lion quelques os à ronger… Pour s'en assurer, il dit d'une voix brève et ferme:

— Caïn!!

Caïn ne changea pas de position.

— Caïn… ici! reprit Morok d'une voix plus haute.

Inutile appel, le lion ne bougea pas et le craquement continua.

— Caïn… ici! dit une troisième fois le prophète; mais en prononçant ces mots, il appuya le bout de sa tige d'acier brûlante sur la hanche du lion.

À peine un léger sillon de fumée courut-il sur le pelage roux de Caïn, que, par une volte de prestesse incroyable, il se retourna et se précipita sur le grillage, non pas en rampant, mais d'un bond, et pour ainsi dire debout, superbe… effrayant à voir. Le Prophète se trouvant à l'angle de la cage, Caïn, dans sa fureur, s'était dressé en profil afin de faire face à son maître, appuyant ainsi son large flanc aux barreaux, à travers lesquels il passa jusqu'au coude son bras énorme, aux muscles renflés, et au moins aussi gros que la cuisse de Goliath.

— Caïn!! à bas!! dit le Prophète en se rapprochant vivement.

Le lion n'obéissait pas encore… ses lèvres, retroussées par la colère, laissaient voir des crocs aussi larges, aussi longs, aussi aigus que des défenses de sanglier. Du bout de son fer brûlant, Morok effleura les lèvres de Caïn… À cette cuisante brûlure, suivie d'un appel imprévu de son maître, le lion, n'osant rugir, gronda sourdement, et ce grand corps retomba, affaissé sur lui- même, dans une attitude pleine de soumission et de crainte.

Le Prophète décrocha le fanal afin de regarder ce que Caïn rongeait: c'était une des planches du parquet de sa cage, qu'il était parvenu à soulever, et qu'il broyait entre ses dents pour tromper sa faim.

Pendant quelques instants le plus profond silence régna dans la ménagerie. Le Prophète, les mains derrière le dos, passait d'une cage à l'autre, observant ses animaux d'un air inquiet et sagace, comme s'il eût hésité à faire parmi eux un choix important et difficile. De temps à autre il prêtait l'oreille en s'arrêtant devant la grande porte du hangar, qui donnait sur la cour de l'auberge.

Cette porte s'ouvrit, Goliath parut; ses habits ruisselaient d'eau.

— Eh bien?… lui dit le Prophète.

— Ça n'a pas été sans peine… Heureusement la nuit est noire, il fait grand vent et il pleut à verse.

— Aucun soupçon?

— Aucun, maître; vos renseignements étaient bons; la porte du cellier s'ouvre sur les champs, juste au-dessous de la fenêtre des fillettes. Quand vous avez sifflé pour me dire qu'il était temps, je suis sorti avec un tréteau que j'avais apporté; je l'avais appuyé au mur, j'ai monté dessus; avec mes six pieds, ça m'en faisait neuf, je pouvais m'accouder sur la fenêtre; j'ai pris la persienne d'une main, le manche de mon couteau de l'autre, et, en même temps que je cassais deux carreaux, j'ai poussé la persienne de toutes mes forces…

— Et l'on a cru que c'était le vent?

— On a cru que c'était le vent. Vous voyez que la brute n'est pas si brute… Le coup fait, je suis vite rentré dans le cellier en emportant mon tréteau… Au bout de peu de temps, j'ai entendu la voix du vieux… j'avais bien fait de me dépêcher.

— Oui, quand je t'ai sifflé, il venait d'entrer dans la salle où l'on soupe; je l'y croyais pour plus de temps.

— Cet homme-là n'est pas fait pour rester longtemps à souper, dit le géant avec mépris. Quelques moments après que les carreaux ont été cassés… le vieux a ouvert la fenêtre et a appelé son chien en lui disant: «Saute…» J'ai tout de suite couru à l'autre bout du cellier; sans cela le maudit chien m'aurait éventé derrière la porte.

— Le chien est maintenant enfermé dans l'écurie où est le cheval du vieillard… continue.

— Quand j'ai entendu refermer le persienne et la fenêtre, je suis de nouveau sorti du cellier, j'ai replacé mon tréteau et je suis remonté; tirant doucement le loquet de la persienne, je l'ai ouverte, mais les deux carreaux étaient bouchés avec les pans d'une pelisse, j'entendais parler et je ne voyais rien; j'ai écarté un peu le manteau et j'ai vu… Les fillettes dans leur lit me faisaient face… le vieux, assis à leur chevet, me tournait le dos.

— Et son sac… son sac? ceci est l'important.

— Son sac était près de la fenêtre, sur une table à côté de la lampe; j'aurais pu y toucher en allongeant le bras.

— Qu'as-tu entendu?

— Comme vous m'aviez dit de ne penser qu'au sac, je ne me souviens que de ce qui regardait le sac; le vieux a dit que dedans il y avait ses papiers, des lettres d'un général, son argent et sa croix.

— Bon… ensuite?

— Comme ça m'était difficile de tenir la pelisse écartée du trou du carreau, elle m'a échappé… J'ai voulu la reprendre, j'ai trop avancé la main, et une des fillettes… l'aura vue… car elle a crié en montrant la fenêtre.

— Misérable!… tout est manqué!… s'écria le Prophète en devenant pâle de colère.

— Attendez donc… non, tout n'est pas manqué. En entendant crier, j'ai sauté au bas de mon tréteau, j'ai regagné le cellier; comme le chien n'était plus là, j'ai laissé la porte entr'ouverte, j'ai entendu ouvrir la fenêtre, et j'ai vu, à la lueur, que le vieux avançait la lampe en dehors; il a regardé, il n'y avait pas d'échelle; la fenêtre est trop haute pour qu'un homme de taille ordinaire y puisse atteindre…

— Il aura cru que c'était le vent… comme la première fois… Tu es moins maladroit que je ne croyais.

— Le loup s'est fait renard, vous l'avez dit… Quand j'ai su où était le sac, l'argent et les papiers, ne pouvant mieux faire pour le moment, je suis revenu… et me voilà.

— Monte me chercher la pique de frêne la plus longue…

— Oui, maître.

— Et la couverture de drap rouge…

— Oui, maître.

— Va.

Goliath monta l'échelle; arrivé au milieu, il s'arrêta.

— Maître, vous ne voulez pas que je descende… un morceau de viande pour la Mort?… Vous verrez qu'elle me gardera rancune… Elle mettra tout sur mon compte… Elle n'oublie rien… et à la première occasion…

— La pique et la couverture! répondit le prophète d'une voix impérieuse.

Pendant que Goliath, jurant entre ses dents, exécutait ses ordres, Morok alla entr'ouvrir la grande porte du hangar, regarda dans la cour et écouta de nouveau.

— Voici la pique de frêne et la couverture, dit le géant en redescendant de l'échelle avec ces objets. Maintenant, que faut-il faire?

— Retourne au cellier, remonte près de la fenêtre, et quand le vieillard sortira précipitamment de la chambre…

— Qui le fera sortir?

— Il sortira… que t'importe?

— Après?

— Tu m'as dit que la lampe était près de la croisée?

— Tout près… sur la table, à côté du sac.

— Dès que le vieux quittera la chambre, pousse la fenêtre, fais tomber la lampe, et si tu accomplis prestement et adroitement ce qui te restera à exécuter… les dix florins sont à toi… Tu te rappelles bien tout?…

— Oui, oui.

— Les petites filles seront si épouvantées du bruit et de l'obscurité, qu'elles resteront muettes de terreur.

— Soyez tranquille, le loup s'est fait renard, il se fera serpent.

— Ce n'est pas tout.

— Quoi encore?

— Le toit de ce hangar n'est pas élevé, la lucarne du grenier est d'un abord facile… la nuit est noire… au lieu de rentrer par la porte…

— Je rentrerai par la lucarne.

— Et sans bruit.

— En vrai serpent.

Et le géant sortit.

— Oui! se dit le Prophète après un assez long silence, ces moyens sont sûrs… Je n'ai pas dû hésiter… Aveugle et obscur instrument… j'ignore le motif des ordres que j'ai reçus; mais d'après les recommandations qui les accompagnent… mais d'après la position de celui qui me les a transmis, il s'agit, je n'en doute pas, d'intérêts immenses… d'intérêts, reprit-il après un nouveau silence, qui touchent à ce qu'il y a de plus grand… de plus élevé dans le monde… Mais comment ces deux jeunes filles, presque mendiantes, comment ce misérable soldat, peuvent-ils représenter de tels intérêts?… Il n'importe, ajouta-t-il avec humilité, je suis le bras qui agit… c'est à la tête qui pense et qui ordonne… de répondre de ses oeuvres…

Bientôt le Prophète sortit du hangar en emportant la couverture rouge, et se dirigea vers la petite écurie de Jovial; la porte, disjointe, était à peine fermée par un loquet. À la vue d'un étranger, Rabat-Joie se jeta sur lui; mais ses dents rencontrèrent les jambards de fer, et le Prophète, malgré les morsures du chien, prit Jovial par son licou, lui enveloppa la tête de la couverture afin de l'empêcher de voir et de sentir, l'emmena hors de l'écurie, et le fit entrer dans l'intérieur de sa ménagerie, dont il ferma la porte.

X. La surprise.

Les orphelines, après avoir lu le journal de leur père, étaient restées pendant quelque temps muettes, tristes et pensives, contemplant ces feuillets jaunis par le temps. Dagobert, également préoccupé, songeait à son fils, à sa femme, dont il était séparé depuis si longtemps, et qu'il espérait bientôt revoir. Le soldat, rompant le silence qui durait depuis quelques minutes, prit les feuillets des mains de Blanche, les plia soigneusement, les mit dans sa poche et dit aux orphelines:

— Allons, courage, mes enfants… vous voyez quel brave père vous avez; ne pensez qu'au plaisir de l'embrasser, et rappelez-vous toujours le nom du digne garçon à qui vous devez ce plaisir; car sans lui votre père était tué dans l'Inde.

— Il s'appelle Djalma… Nous ne l'oublierons jamais, dit Rose.

— Et si notre ange gardien Gabriel revient encore, ajouta Blanche, nous lui demanderons de veiller sur Djalma comme sur nous.

— Bien, mes enfants; pour ce qui est du coeur, je suis sûr de vous, vous n'oublierez rien… Mais pour revenir au voyageur qui était venu trouver votre pauvre mère en Sibérie, il avait vu le général un mois après les faits que vous venez de lire, et au moment où il allait entrer de nouveau en campagne contre les Anglais; c'est alors que votre père lui a confié ses papiers et la médaille.

— Mais cette médaille, à quoi nous servira-t-elle, Dagobert?

— Et ces mots gravés dessus, que signifient-ils? reprit Rose en la tirant de son sein.

— Dame! mes enfants… cela signifie qu'il faut que le 13 février 1832 nous soyons à Paris, rue Saint-François, numéro trois.

— Mais pour quoi faire?

— Votre pauvre mère a été si vite saisie par la maladie, qu'elle n'a pu me le dire; tout ce que je sais, c'est que cette médaille lui venait de ses parents; c'était une relique gardée dans sa famille depuis cent ans et plus.

— Et comment notre père la possédait-il?

— Parmi les objets mis à la hâte dans sa voiture lorsqu'il avait été violemment emmené de Varsovie, se trouvait un nécessaire appartenant à votre mère, où était cette médaille; depuis, le général n'avait pu la renvoyer, n'ayant aucun moyen de communication et ignorant où nous étions.

— Cette médaille est donc bien importante pour nous?

— Sans doute, car, depuis quinze ans, jamais je n'avais vu votre mère plus heureuse que le jour où le voyageur la lui a apportée… «Maintenant le sort de mes enfants sera peut-être aussi beau qu'il a été jusqu'ici misérable, me disait-elle devant l'étranger, avec des larmes de joie dans les yeux; je vais demander au gouverneur de Sibérie la permission d'aller en France avec mes filles… On trouvera peut-être que j'ai été assez punie par quinze années d'exil et par la confiscation de mes biens… Si l'on me refuse… je resterai; mais on m'accordera au moins d'envoyer mes enfants en France, où vous les conduirez, Dagobert; vous partirez tout de suite, car il y a déjà malheureusement bien du temps perdu… et si vous n'arriviez pas le 13 février prochain, cette cruelle séparation, ce voyage si pénible, auraient été inutiles.»

— Comment, un seul jour de retard?…

— Si nous arrivons le 14 au lieu du 13, il ne serait plus temps, disait votre mère; elle m'a aussi donné une grosse lettre que je devais mettre à la poste, pour la France, dans la première ville que nous traverserions, c'est ce que j'ai fait.

— Et crois-tu que nous serons à Paris à temps?

— Je l'espère; cependant, si vous en aviez la force, il faudrait doubler quelques étapes, car en ne faisant que nos cinq lieues par jour, et même sans accident, nous n'arriverions à Paris au plus tôt que vers le commencement de février, et il vaudrait mieux avoir plus d'avance.

— Mais, puisque notre père est dans l'Inde, et que, condamné à mort, il ne peut pas rentrer en France, quand le reverrons-nous donc?

— Et où le reverrons-nous?

— Pauvres enfants, c'est vrai… il y a tant de choses que vous ne savez pas! Quand le voyageur l'a quitté, le général ne pouvait pas revenir en France, c'est vrai, mais maintenant il le peut.

— Et pourquoi le peut-il?

— Parce que, l'an passé, les Bourbons, qui l'avaient exilé, ont été chassés à leur tour… la nouvelle en sera arrivée dans l'Inde, et votre père viendra certainement vous attendre à Paris, puisqu'il espère que vous et votre mère y serez le 13 février de l'an prochain.

— Ah! maintenant je comprends: nous pouvons espérer de le revoir, dit Rose en soupirant.

— Sais-tu comment il s'appelle, ce voyageur, Dagobert?

— Non, mes enfants… mais, qu'il s'appelle Pierre ou Jacques, c'est un vaillant homme. Quand il a quitté votre mère, elle l'a remercié en pleurant d'avoir été si dévoué, si bon pour le général, pour elle, pour ses enfants. Alors il a serré ses mains dans les siennes, et il lui a dit avec une voix douce qui m'a remué malgré moi: «Pourquoi me remercier? n'a-t-il pas dit: AIMEZ- VOUS LES UNS LES AUTRES?»

— Qui ça, Dagobert?

— Oui, de qui voulait parler le voyageur?

— Je n'en sais rien; seulement la manière dont il a prononcé ces mots m'a frappé, et ce sont les derniers qu'il ait dits.

— AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES… répéta Rose toute pensive.

— Comme elle est belle, cette parole!… ajouta Blanche.

— Et où allait-il, ce voyageur?

— Bien loin… bien loin dans le Nord, a-t-il répondu à votre mère. En le voyant s'en aller, elle me disait, en parlant de lui: «Son langage doux et triste m'a attendrie jusqu'aux larmes; pendant le temps qu'il m'a parlé, je me sentais meilleure, j'aimais davantage encore mon mari, mes enfants, et pourtant, à voir l'expression de la figure de cet étranger, on dirait qu'IL N'A JAMAIS NI SOURI NI PLEURÉ», ajoutait votre mère. Quand il s'en est allé, elle et moi, debout à la porte, nous l'avons suivi des yeux tant que nous avons pu. Il marchait la tête baissée. Sa marche était lente… calme… ferme… on aurait dit qu'il comptait ses pas… Et à propos de son pas, j'ai encore remarqué une chose.

— Quoi donc, Dagobert?

— Vous savez que le chemin qui menait à la maison était toujours humide à cause de la petite source qui débordait…

— Oui.

— Eh bien! la marque de ses pas était restée sur la glaise, et j'ai vu que sous la semelle il y avait des clous arrangés en croix…

— Comment donc, en croix?

— Tenez, dit Dagobert en posant sept fois son doigt sur la couverture du lit, tenez, ils étaient arrangés ainsi sous son talon: vous voyez, ça forme une croix.

— Qu'est-ce que cela peut signifier, Dagobert?

— Le hasard, peut-être… oui… le hasard, et pourtant, malgré moi, cette diable de croix qu'il laissait après lui m'a fait l'effet d'un mauvais présage, car à peine a-t-il été parti que nous avons été accablés coup sur coup.

— Hélas! la mort de notre mère…

— Oui, mais avant… autre chagrin! Vous n'étiez pas encore venues, elle écrivait sa supplique pour demander la permission d'aller en France ou de vous y envoyer, lorsque j'entends le galop d'un cheval; c'était un courrier du gouverneur général de la Sibérie. Il nous apportait l'ordre de changer de résidence; sous trois jours, nous devions nous joindre à d'autres condamnés pour être conduits avec eux à quatre cents lieues plus au nord. Ainsi, après quinze ans d'exil, on redoublait de cruauté, de persécution envers votre mère…

— Et pourquoi la tourmenter ainsi?

— On aurait dit qu'un mauvais génie s'acharnait contre elle, car quelques jours plus tard, le voyageur ne nous trouvait plus à Milosk, ou s'il nous eût retrouvés plus tard, c'était si loin, que cette médaille et les papiers qu'il apportait ne servaient plus à rien… puisque, ayant pu partir tout de suite, c'est à peine si nous arriverons à temps à Paris. «On aurait intérêt à empêcher moi ou mes enfants d'aller en France, qu'on n'agirait pas autrement, disait votre mère, car nous exiler maintenant à quatre cents lieues plus loin, c'est rendre impossible ce voyage en France dont le terme est fixé.» Et elle se désespérait à cette idée.

— Peut-être ce chagrin imprévu a-t-il causé sa maladie subite?

— Hélas! non, mes enfants; c'est cet infernal choléra, qui arrive sans qu'on sache d'où il vient, car il voyage lui aussi… et il vous frappe comme le tonnerre; trois heures après le départ du voyageur, quand vous êtes revenues de la forêt toutes gaies, toutes contentes, avec vos gros bouquets de fleurs pour votre mère… elle était déjà presque à l'agonie… et méconnaissable; le choléra s'était déclaré dans le village… Le soir, cinq personnes étaient mortes… Votre mère n'a eu que le temps de vous passer la médaille au cou, ma chère petite Rose… de vous recommander toutes deux à moi… de me supplier de nous mettre tout de suite en route; elle morte, le nouvel ordre d'exil qui la frappait ne pouvait plus vous atteindre; le gouverneur m'a permis de partir avec vous pour la France, selon les dernières volontés de votre…

Le soldat ne put achever; il mit sa main sur ses yeux pendant que les orphelines s'embrassaient en sanglotant.

— Oh! mais, reprit Dagobert avec orgueil, après un moment de douloureux silence, c'est là que vous vous êtes montrées les braves filles du général… Malgré le danger, on n'a pu vous arracher du lit de votre mère; vous êtes restées auprès d'elle jusqu'à la fin… Vous lui avez fermé les yeux, vous l'avez veillée toute la nuit… et vous n'avez voulu partir qu'après m'avoir vu planter la petite croix de bois sur la fosse que j'avais creusée.

Dagobert s'interrompit brusquement. Un hennissement étrange, désespéré, auquel se mêlaient des rugissements féroces, firent bondir le soldat sur sa chaise; il pâlit et s'écria:

— C'est Jovial, mon cheval! que fait-on à mon cheval? Puis, ouvrant la porte, il descendit précipitamment l'escalier. Les deux soeurs se serrèrent l'une contre l'autre, si épouvantées du brusque départ du soldat, qu'elles ne virent pas une main énorme passer à travers les carreaux cassés, ouvrir l'espagnolette de la fenêtre, en pousser violemment les vantaux et renverser la lampe placée sur une petite table où était le sac du soldat.

Les orphelines se trouvèrent ainsi plongées dans une obscurité profonde.

XI. Jovial et la Mort.

Morok, ayant conduit Jovial au milieu de sa ménagerie, l'avait ensuite débarrassé de la couverture qui l'empêchait de voir et de sentir.

À peine le tigre, le lion et la panthère l'eurent-ils aperçu, que ces animaux affamés se précipitèrent aux barreaux de leurs loges. Le cheval, frappé de stupeur, le cou tendu, l'oeil fixe, tremblait de tous ses membres, et semblait cloué sur le sol; une sueur abondante et glacée ruissela tout à coup de ses flancs. Le lion et le tigre poussaient des rugissements effroyables, en s'agitant violemment dans leurs loges. La panthère ne rugissait pas… mais sa cage muette était effrayante. D'un bond furieux, au risque de se briser le crâne, elle s'élança du fond de sa cage jusqu'aux barreaux; puis, toujours muette, toujours acharnée, elle retournait en rampant à l'extrémité de sa loge, et d'un nouvel élan, aussi impétueux qu'aveugle, elle tentait encore d'ébranler le grillage. Trois fois, elle avait ainsi bondi… terrible, silencieuse… lorsque le cheval, passant de l'immobilité de la stupeur à l'égarement de l'épouvante, poussa de longs hennissements, et courut, effaré, vers la porte par laquelle on l'avait amené. La trouvant fermée, il baissa la tête, fléchit un peu les jambes, frôla de ses naseaux l'ouverture laissée entre le sol et les ais, comme s'il eût voulu respirer l'air extérieur; puis, de plus en plus éperdu, il redoubla de hennissements en frappant avec force de ses pieds de devant.

Le Prophète s'approcha de la cage de la Mort au moment où elle allait reprendre son élan. Le lourd verrou qui retenait la grille, poussé par la pique du dompteur des bêtes, glissa, sortit de sa gâche… et en une seconde le Prophète eut gravi la moitié de l'échelle qui conduisait à son grenier.

Les rugissements du tigre et du lion, joints aux hennissements de
Jovial, retentirent alors dans toutes les parties de l'auberge.

La panthère s'était de nouveau précipitée sur le grillage avec un acharnement si furieux que, le grillage cédant, elle tomba d'un saut au milieu du hangar. La lumière du fanal miroitait sur l'ébène lustrée de sa robe, semée de mouchetures d'un noir mat… un instant elle resta sans mouvement, ramassée sur ses membres trapus… la tête allongée sur le sol, comme pour calculer la portée du bond qu'elle allait faire pour atteindre le cheval, puis elle s'élança brusquement sur lui.

En la voyant sortir de sa cage, Jovial, d'un violent écart, se jeta sur la porte, qui s'ouvrait de dehors en dedans… y pesa de toutes ses forces, comme s'il eût voulu l'enfoncer, et au moment où la Mort bondit il se cabra presque droit; mais celle-ci, rapide comme l'éclair, se suspendit à sa gorge en lui enfonçant en même temps les ongles aigus de ses pattes de devant dans le poitrail. La veine jugulaire du cheval s'ouvrit; des jets de sang vermeil jaillirent sous la dent de la panthère de Java, qui, s'arc-boutant alors sur ses pattes de derrière, serra puissamment sa victime contre la porte, et de ses griffes tranchantes lui laboura et lui ouvrit le flanc… la chair du cheval était vive et pantelante, ses hennissements strangulés devenaient épouvantables.

Tout à coup ces mots retentirent:

— Jovial… courage… me voilà… courage… C'était la voix de Dagobert, qui s'épuisait en tentatives désespérées pour forcer la porte derrière laquelle se passait cette lutte sanglante.

— Jovial! reprit le soldat, me voilà… au secours!… À cet accent ami et bien connu, le pauvre animal, déjà presque sur ses fins, essaya de tourner la tête vers l'endroit d'où venait la voix de son maître, lui répondit par un hennissement plaintif, et, s'abattant sous les efforts de la panthère, tomba… d'abord sur les genoux, puis sur le flanc… de sorte que son échine et son garrot, longeant la porte, l'empêchaient de s'ouvrir.

Alors tout fut fini.

La panthère s'accroupit sur le cheval, l'étreignit de ses pattes de devant et de derrière, malgré quelques ruades défaillantes, et lui fouilla le flanc de son mufle ensanglanté.

— Au secours!… du secours à mon cheval! criait Dagobert, en ébranlant vainement la serrure; puis il ajoutait avec rage:

— Et pas d'armes… pas d'armes…

— Prenez garde!… cria le dompteur de bêtes.

Et il parut à la mansarde du grenier, qui s'ouvrait sur la cour.

— N'essayez pas d'entrer, il y va de la vie… ma panthère est furieuse…

— Mais mon cheval… mon cheval! s'écria Dagobert d'une voix déchirante.

— Il est sorti de son écurie pendant la nuit, il est entré dans le hangar en poussant la porte; à sa vue la panthère a brisé sa cage et s'est jetée sur lui… Vous répondrez des malheurs qui peuvent arriver! ajouta le dompteur de bêtes d'un air menaçant, car je vais courir les plus grands dangers pour faire rentrer la Mort dans sa loge.

— Mais mon cheval… Sauvez mon cheval!!! s'écria Dagobert, suppliant, désespéré.

Le Prophète disparut de sa lucarne. Les rugissements des animaux, les cris de Dagobert, réveillèrent tous les gens de l'hôtellerie du _Faucon Blanc. _Çà et là les fenêtres s'éclairaient et s'ouvraient précipitamment. Bientôt les garçons d'auberge accoururent dans la cour avec des lanternes, entourèrent Dagobert et s'informèrent de ce qui venait d'arriver.

— Mon cheval est là… et un des animaux de ce misérable s'est échappé de sa cage, s'écria le soldat en continuant d'ébranler la porte.

À ces mots, les gens de l'auberge, déjà effrayés de ces épouvantables rugissements, se sauvèrent et coururent prévenir l'hôte.

On conçoit les angoisses du soldat en attendant que la porte du hangar s'ouvrit. Pâle, haletant, l'oreille collée à la serrure, il écoutait…

Peu à peu les rugissements avaient cessé, il n'entendait plus qu'un grondement sourd et ces appels sinistres répétés par la voix dure et brève du Prophète.

— La Mort… ici… la Mort!

La nuit était profondément obscure, Dagobert n'aperçut pas Goliath, qui, rampant avec précaution le long du toit recouvert en tuiles, rentrait dans le grenier par la fenêtre de la mansarde.

Bientôt la porte de la cour s'ouvrit de nouveau; le maître de l'auberge parut, suivi de plusieurs hommes; armé d'une carabine, il s'avançait avec précaution; ses gens portaient des fourches et des bâtons.

— Que se passe-t-il donc? dit-il en s'approchant de Dagobert, quel trouble dans mon auberge!… Au diable les montreurs de bêtes et les négligents qui ne savent pas attacher le licou d'un cheval à la mangeoire… Si votre bête est blessée… tant pis pour vous, il fallait être plus soigneux.

Au lieu de répondre à ces reproches, le soldat, écoutant toujours ce qui se passait en dedans du hangar, fit un geste de la main pour réclamer le silence. Tout à coup on entendit un éclat de rugissement féroce, suivi d'un grand cri du Prophète, et presque aussitôt la panthère hurla d'une façon lamentable…

— Vous êtes sans doute la cause d'un malheur, dit au soldat l'hôte effrayé; avez-vous entendu? quel cri!… Morok est peut- être dangereusement blessé.

Dagobert allait répondre à l'hôte lorsque la porte s'ouvrit;
Goliath parut sur le seuil et dit:

— On peut entrer, il n'y a plus de danger. L'intérieur de la ménagerie offrait un spectacle sinistre. Le Prophète, pâle, pouvant à peine dissimuler son émotion sous son calme apparent, était agenouillé à quelques pas de la cage de la panthère, dans une attitude recueillie: au mouvement de ses lèvres on devinait qu'il priait. À la vue de l'hôte et des gens de l'auberge, Morok se releva en disant d'une voix solennelle:

— Merci, mon Dieu! d'avoir pu vaincre encore une fois par la force que vous m'avez donnée.

Alors, croisant ses bras sur sa poitrine, le front altier, le regard impérieux, il sembla jouir du triomphe qu'il venait de remporter sur la Mort, qui, étendue au fond de sa loge, poussait encore des hurlements plaintifs. Les spectateurs de cette scène, ignorant que la pelisse du dompteur de bêtes cachât une armure complète, attribuant les cris de la panthère à la crainte, restèrent frappés d'étonnement et d'admiration devant l'intrépidité et le pouvoir surnaturel de cet homme.

À quelques pas derrière lui, Goliath se tenait debout, appuyé sur la pique de frêne… Enfin, non loin de la cage, au milieu d'une mare de sang, était étendu le cadavre de Jovial.

À la vue de ces restes sanglants, déchirés, Dagobert resta immobile, et sa rude figure prit une expression de douleur profonde. Puis, se jetant à genoux, il souleva la tête de Jovial. Et retrouvant ternes, vitreux et à demi fermés ces yeux naguère encore si intelligents et si gais lorsqu'ils se tournaient vers un maître aimé, le soldat ne put retenir une exclamation déchirante… Dagobert oubliait sa colère, les suites déplorables de cet accident si fatal aux intérêts des deux jeunes filles, qui ne pouvaient ainsi continuer leur route; il ne songeait qu'à la mort horrible de ce pauvre vieux cheval, son ancien compagnon de fatigue et de guerre, fidèle animal deux fois blessé comme lui… et que depuis tant d'années il n'avait pas quitté… Cette émotion poignante se lisait d'une manière si cruelle, si touchante, sur le visage du soldat, que le maître de l'hôtellerie et ses gens se sentirent un instant apitoyés à la vue de ce grand gaillard agenouillé devant ce cheval mort. Mais lorsque, suivant le cours de ses regrets, Dagobert songea aussi que Jovial avait été son compagnon d'exil, que la mère des orphelines avait autrefois, comme ses filles, entrepris un pénible voyage avec ce malheureux animal, les funestes conséquences de la perte qu'il venait de faire se présentèrent tout à coup à l'esprit du soldat; la fureur succédant à l'attendrissement, il se releva les yeux étincelants, courroucés, se précipita sur le Prophète, d'une main le saisit à la gorge, et de l'autre lui administra militairement dans la poitrine cinq à six coups de poings qui s'amortirent sur la cotte de mailles de Morok.

— Brigand!… tu me répondras de la mort de mon cheval! disait le soldat en continuant la correction.

Morok, svelte et nerveux, ne pouvait lutter avantageusement contre Dagobert, qui, servi par sa grande taille, montrait encore une vigueur peu commune. Il fallut l'intervention de Goliath et du maître de l'auberge pour arracher le Prophète des mains de l'ancien grenadier. Au bout de quelques instants on sépara les deux champions. Morok était blême de rage. Il fallut de nouveaux efforts pour l'empêcher de se saisir de la pique, dont il voulait frapper Dagobert.

— Mais c'est abominable! s'écria l'hôte en s'adressant au soldat, qui appuyait avec désespoir ses poings crispés sur son front chauve.

— Vous exposez ce digne homme à être dévoré par ses bêtes, reprit l'hôte, et vous voulez encore l'assommer… Est-ce ainsi qu'une barbe grise se conduit? faut-il aller chercher main-forte? Vous vous étiez montré plus raisonnable dans la soirée.

Ces mots rappelèrent le soldat à lui-même; il regretta d'autant plus sa vivacité, que sa qualité d'étranger pouvait augmenter les embarras de sa position; il fallait à tout prix se faire indemniser de son cheval, afin d'être en état de continuer son voyage, dont le succès pouvait être compromis par un seul jour de retard. Faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à se contraindre.

— Vous avez raison… j'ai été trop vif, dit-il à l'hôte d'une voix altérée, qu'il tâchait de rendre calme. Je n'ai pas eu la patience de tantôt. Mais enfin cet homme ne doit-il pas être responsable de la perte de mon cheval? Je vous en fais juge.

— Eh bien, comme juge, je ne suis pas de votre avis. Tout cela est de votre faute. Vous aurez mal attaché votre cheval, et il sera entré sous ce hangar dont la porte était sans doute entr'ouverte, dit l'hôte, prenant évidemment le parti du dompteur de bêtes.

— C'est vrai, reprit Goliath, je m'en souviens; j'avais laissé la porte entrebâillée la nuit, afin de donner de l'air aux animaux; les cages étaient bien fermées, il n'y avait pas de danger…

— C'est juste! dit un des assistants.

— Il aura fallu la vue du cheval pour rendre la panthère furieuse et lui faire briser sa cage, reprit un autre.

— C'est plutôt le Prophète qui doit se plaindre, dit un troisième.

— Peu importent ces avis divers, reprit Dagobert, dont la patience commençait à se lasser; je dis, moi, qu'il me faut à l'instant de l'argent ou un cheval; oui, à l'instant, car je veux quitter cette auberge de malheur.

— Et je dis, moi, que c'est vous qui allez m'indemniser, s'écria Morok, qui sans doute ménageait ce coup de théâtre pour la fin, car il montra sa main gauche ensanglantée, jusqu'alors cachée dans la manche de sa pelisse. Je serai peut-être estropié pour ma vie, ajouta-t-il. Voyez, quelle blessure la panthère m'a faite!

Sans avoir la gravité que lui attribuait le Prophète, cette blessure était assez profonde. Ce dernier argument lui concilia la sympathie générale. Comptant sans doute sur cet incident pour décider d'une cause qu'il regardait comme sienne, l'hôtelier dit au garçon d'écurie:

— Il n'y a qu'un moyen d'en finir… c'est d'aller tout de suite éveiller M. le bourgmestre, et de le prier de venir ici; il décidera qui a tort ou raison.

— J'allais vous le proposer, dit le soldat; car après tout, je ne peux pas me faire justice moi-même.

— Fritz, cours chez M. le bourgmestre, dit l'hôte.

Le garçon partit précipitamment. Son maître, craignant d'être compromis par l'interrogatoire du soldat, auquel il avait la veille négligé de demander ses papiers, lui dit:

— Le bourgmestre sera de très mauvaise humeur d'être dérangé si tard. Je n'ai pas envie d'en souffrir, aussi je vous engage à aller me chercher vos papiers, s'ils sont en règle… car j'ai eu tort de ne pas me les faire présenter hier au soir à votre arrivée.

— Ils sont en haut dans mon sac, vous allez les avoir, répondit le soldat.

Puis, détournant la vue et mettant la main sur ses yeux lorsqu'il passa devant le corps de Jovial, il sortit pour aller retrouver les deux soeurs. Le Prophète le suivit d'un regard triomphant, et se dit: «Le voilà sans cheval, sans argent, sans papiers… Je ne pouvais faire plus… puisqu'il m'était interdit de faire plus… et que je devais autant que possible agir de ruse et ménager les apparences… Tout le monde donnera tort à ce soldat. Je puis du moins répondre que, de quelques jours, il ne continuera pas sa route, puisque de si grands intérêts semblent se rattacher à son arrestation et à celle de ces deux jeunes filles.»

Un quart d'heure après cette réflexion du dompteur de bêtes, Karl, le camarade de Goliath, sortait de la cachette où son maître l'avait confiné pendant la soirée, et partait pour Leipzig, porteur d'une lettre que Morok venait d'écrire à la hâte et que Karl devait, aussitôt son arrivée, mettre à la poste. L'adresse de cette lettre était ainsi conçue:

À Monsieur, Monsieur Rodin,

Rue du Milieu-des-Ursins, n° 11, À Paris, France.

XII. Le bourgmestre.

L'inquiétude de Dagobert augmentait de plus en plus; certain que son cheval n'était pas venu dans le hangar tout seul, il attribuait ce malheureux événement à la méchanceté du dompteur de bêtes, mais il demandait en vain la cause de l'acharnement de ce misérable contre lui, et il songeait avec effroi que sa cause, si juste qu'elle fût, allait dépendre de la bonne ou mauvaise humeur d'un juge arraché au sommeil et qui pouvait le condamner sur des apparences trompeuses. Bien décidé à cacher aussi longtemps que possible aux orphelines le nouveau coup qui les frappait, il ouvrit la porte de leur chambre, lorsqu'il se heurta contre Rabat- Joie, car le chien était accouru à son poste après avoir en vain essayé d'empêcher le Prophète d'emmener Jovial.

— Heureusement le chien est revenu là, les pauvres petites étaient gardées, dit le soldat en ouvrant la porte.

À sa grande surprise, une profonde obscurité régnait dans la chambre.

— Mes enfants… s'écria-t-il, pourquoi êtes-vous donc sans lumière?

On ne lui répondit pas. Effrayé, il courut au lit à tâtons, prit la main d'une des deux soeurs: cette main était glacée.

— Rose!… mes enfants! s'écria-t-il. Blanche!… Mais répondez- moi donc… Vous me faites peur…

Même silence; la main qu'il tenait se laissait mouvoir machinalement, froide et inerte. La lune, alors dégagée des nuages noirs qui l'entouraient, jeta dans cette petite chambre et sur le lit placé en face la fenêtre une assez vive clarté pour que le soldat vît les deux soeurs évanouies. La lueur bleuâtre de la lune augmentait encore la pâleur des orphelines; elles se tenaient à demi embrassées; Rose avait caché sa tête dans le sein de Blanche.

— Elles se seront trouvées mal de frayeur, s'écria Dagobert en courant à sa gourde. Pauvres petites! après une journée où elles ont eu tant d'émotions, ce n'est pas étonnant!

Et le soldat, imbibant le coin d'un mouchoir de quelques gouttes d'eau-de-vie, se mit à genoux devant le lit, frotta légèrement les tempes des deux soeurs, et passa sous leurs petites narines roses le linge imprégné de spiritueux… Toujours agenouillé, penchant vers les orphelines sa brune figure inquiète, émue, il attendit quelques secondes avant de renouveler l'emploi du seul moyen de secours qu'il eût en son pouvoir. Un léger mouvement de Rose donna quelque espoir au soldat; la jeune fille tourna sa tête sur l'oreiller en soupirant; puis bientôt elle tressaillit, ouvrit ses yeux à la fois étonnés et effrayés; mais, ne reconnaissant pas d'abord Dagobert, elle s'écria: «Ma soeur!» et elle se jeta entre les bras de Blanche.

Celle-ci commençait à ressentir aussi les effets des soins du soldat. Le cri de Rose la tira complètement de sa léthargie; partageant de nouveau sa frayeur sans en savoir la cause, elle se pressa contre elle.

— Les voilà revenues… c'est l'important, dit Dagobert.

Maintenant la folle peur passera bien vite. Puis il ajouta en adoucissant sa voix:

— Eh bien! mes enfants… courage!… vous allez mieux… c'est moi qui suis là… moi… Dagobert.

Les orphelines firent un brusque mouvement, tournèrent vers le soldat leurs charmants visages encore pleins de trouble, d'émotion, et par un élan plein de grâce, toutes deux lui tendirent les bras en s'écriant:

— C'est toi… Dagobert… nous sommes sauvées…

— Oui, mes enfants… c'est moi, dit le vétéran en prenant leurs mains dans les siennes, et les serrant avec bonheur. Vous avez donc eu grand'peur pendant mon absence?

— Oh!… peur… à mourir…

— Si tu savais… mon Dieu… si tu savais!

— Mais la lampe est éteinte! pourquoi?

— Ce n'est pas nous…

— Voyons, remettez-vous, pauvres petites, et racontez-moi cela… Cette auberge ne me paraît pas sûre… Heureusement nous la quitterons bientôt… Maudit sort qui m'y a conduit… Après cela, il n'y avait pas d'autre hôtellerie dans le village… Que s'est- il donc passé?

— À peine as-tu été parti… que la fenêtre s'est ouverte bien fort, la lampe est tombée avec la table, et un bruit terrible…

— Alors le coeur nous a manqué, nous nous sommes embrassées en poussant un cri, car nous avions cru aussi entendre marcher dans la chambre.

— Et nous nous sommes trouvées mal, tant nous avions peur…

Malheureusement, persuadé que la violence du vent avait déjà cassé les carreaux et ébranlé la fenêtre, Dagobert crut avoir mal fermé l'espagnolette, attribua ce second accident à la même cause que le premier, et crut que l'effroi des orphelines les abusait.

— Enfin, c'est passé, n'y pensons plus, calmez-vous, leur dit-il.

— Mais, toi, pourquoi nous as-tu quittées si vite… Dagobert?

— Oui, maintenant je m'en souviens; n'est-ce pas, ma soeur, nous avons entendu un grand bruit, et Dagobert a couru vers l'escalier en disant: «Mon cheval… que fait-on à mon cheval?»

— C'était donc Jovial qui hennissait?

Ces questions renouvelaient les angoisses du soldat, il craignait d'y répondre, et dit d'un air embarrassé:

— Oui… Jovial hennissait…, mais ce n'était rien!… Ah çà! il nous faut de la lumière. Savez-vous où j'ai mis mon briquet hier soir? Allons, je perds la tête, il est dans ma poche. Il y a là une chandelle; je vais l'allumer pour chercher dans mon sac des papiers dont j'ai besoin.

Dagobert fit jaillir quelques étincelles, se procura de la lumière, et vit en effet la croisée encore entr'ouverte, la table renversée, et auprès de la lampe son havresac; il ferma la fenêtre, releva la petite table, y plaça son sac et le déboucla afin d'y prendre son portefeuille, placé, ainsi que sa croix et sa bourse, dans une espèce de poche pratiquée contre le doublure et la peau du sac, qui ne paraissait pas avoir été fouillé, grâce au soin avec lequel les courroies étaient rajustées. Le soldat plongea sa main dans la poche qui s'offrait à l'entrée du havresac, et ne trouva rien. Foudroyé de surprise, il pâlit, et s'écria en reculant d'un pas:

— Comment!!! rien!

— Dagobert, qu'as-tu donc? dit Blanche. Il ne répondit pas. Immobile, penché sur la table, il restait la main toujours plongée dans la poche du sac… Puis bientôt, cédant à un vague espoir… car une si cruelle réalité ne lui paraissait pas possible, il vida précipitamment le contenu du sac sur la table: c'étaient de pauvres hardes à moitié usées, son vieil habit d'uniforme des grenadiers à cheval de la garde impériale, sainte relique pour le soldat. Mais Dagobert eut beau développer chaque objet d'habillement, il n'y trouva ni sa bourse ni son portefeuille, où étaient ses papiers, les lettres du général Simon et sa croix. En vain, avec cette puérilité terrible qui accompagne toujours les recherches désespérées, le soldat prit le havresac par les deux coins et le secoua vigoureusement: rien n'en sortit.

Les orphelines se regardaient avec inquiétude, ne comprenaient rien au silence et à l'action de Dagobert, qui leur tournait le dos.

Blanche se hasarda de lui dire d'une voix timide:

— Qu'as-tu donc?… Tu ne réponds pas… Qu'est-ce que tu cherches dans ton sac? Toujours muet, Dagobert se fouilla précipitamment, retourna toutes ses poches: rien.

Peut-être pour la première fois de sa vie, ses deux enfants comme il les appelait, lui avaient adressé la parole sans qu'il leur répondît.

Blanche et Rose sentirent de grosses larmes mouiller leurs yeux; croyant le soldat fâché, elles n'osèrent plus lui parler.

— Non… non… ça ne se peut pas… non, disait le vétéran en appuyant sa main sur son front et en cherchant encore dans sa mémoire où il aurait pu placer des objets si précieux pour lui, ne voulant pas encore se résoudre à leur perte… Un éclair de joie brilla dans ses yeux… il courut prendre sur une chaise la valise des orphelines: elle contenait un peu de linge, deux robes noires et une petite boîte de bois renfermant un mouchoir de soie qui avait appartenu à leur mère, deux boucles de cheveux, et un ruban noir qu'elle portait au cou. Le peu qu'elle possédait avait été saisi par le gouverneur russe par suite de la confiscation. Dagobert fouilla et refouilla tout… visita jusqu'aux derniers recoins de la valise… Rien… rien…

Cette fois, complètement anéanti, il s'appuya sur la table. Cet homme si robuste, si énergique, se sentait faiblir… Son visage était à la fois brûlant et baigné d'une sueur froide… ses genoux tremblaient sous lui. On dit vulgairement qu'un noyé s'accrocherait à une paille, il en est ainsi du _désespoir _qui ne veut pas absolument _désespérer. _Dagobert se laissa entraîner à une dernière espérance absurde, folle, impossible… Il se retourna brusquement vers les deux orphelines, et leur dit… sans songer à l'altération de ses traits et de sa voix:

— Je ne vous les ai pas donnés… à garder… dites?

Au lieu de répondre, Rose et Blanche épouvantées de sa pâleur, de l'expression de son visage, jetèrent un cri.

— Mon Dieu… mon Dieu… qu'as-tu donc? murmura Rose.

— Les avez-vous… oui ou non? s'écria d'une voix tonnante le malheureux, égaré par la douleur. Si c'est non… je prends le premier couteau venu et je me le _plante _à travers le corps.

— Hélas! toi si bon… pardonne-nous si nous t'avons causé quelque peine…

— Tu nous aimes tant… tu ne voudrais pas nous faire de mal…

Et les orphelines se prirent à pleurer en tendant leurs mains suppliantes vers le soldat. Celui-ci, sans les voir, les regardait d'un oeil hagard; puis, cette espèce de vertige dissipé, la réalité se présenta bientôt à sa pensée avec toutes ses terribles conséquences; il joignit les mains, tomba à genoux devant le lit des orphelines, y appuya son front, et à travers ses sanglots déchirants, car cet homme de fer sanglotait, on n'entendait que ces mots entrecoupés:

— Pardon… pardon… je ne sais pas… Ah! quel malheur!… quel malheur! pardon!

À cette explosion de douleur dont elles ne comprenaient pas la cause, mais qui, chez un tel homme, était navrante, les deux soeurs interdites entourèrent de leurs bras cette vieille tête grise, et s'écrièrent en pleurant:

— Mais, regarde-nous donc! dis-nous ce qui t'afflige… Ce n'est pas nous?…

Un bruit de pas résonna dans l'escalier. Au même instant retentirent les aboiements de Rabat-Joie, resté en dehors de la porte. Les grondements du chien devenaient plus furieux; ils étaient sans doute accompagnés de démonstrations hostiles, car on entendit l'aubergiste s'écrier d'un ton courroucé:

— Dites donc hé! appelez votre chien… ou parlez-lui, c'est
M. le bourgmestre qui monte.

— Dagobert… entends-tu?… c'est le bourgmestre! dit Rose.

— On monte… voilà du monde… reprit Blanche. Ces mots, _le bourgmestre, _rappelèrent tout à Dagobert, et complétèrent pour ainsi dire le tableau de sa triste position. Son cheval était mort, il se trouvait sans papiers, sans argent, et un jour, un seul jour de retard ruinait la dernière espérance des deux soeurs, rendait inutile ce long et pénible voyage.

Les gens fortement trempés, et le vétéran était de ce nombre, préfèrent les grands périls, les positions menaçantes, mais nettement tranchées, à ces angoisses vagues qui précèdent un malheur définitif.

Dagobert, servi par son bon sens, par son admirable dévouement, comprit qu'il n'avait de ressource que dans la justice du bourgmestre, et que tous ses efforts devaient tendre à se rendre ce magistrat favorable; il essuya donc ses yeux aux draps du lit, se releva, droit, calme, résolu, et dit aux orphelines.

— Ne craignez rien… mes enfants; il faudra bien que ce soit notre sauveur qui arrive.

— Allez-vous appeler votre chien!… cria l'hôtelier, toujours retenu sur l'escalier par Rabat-Joie, sentinelle vigilante, qui continuait de lui disputer le passage. Il est donc enragé, cet animal-là? Attachez-le donc! N'avez-vous pas déjà assez causé de malheurs dans ma maison?… Je vous dis que M. le bourgmestre veut vous interroger à votre tour, puisqu'il vient d'entendre Morok.

Dagobert passa la main dans ses cheveux gris et sur sa moustache, agrafa le col de sa houppelande, brossa ses manches avec ses mains, afin de se donner le meilleur air possible, sentant que le sort des orphelines allait dépendre de son entretien avec le magistrat. Ce ne fut pas sans un violent battement de coeur qu'il mit la main sur la serrure après avoir dit aux petites filles, de plus en plus effrayées de tant d'événements:

— Enfoncez-vous bien dans votre lit, mes enfants… S'il faut absolument que quelqu'un entre ici, le bourgmestre y entrera seul…

Puis, ouvrant la porte, le soldat s'avança sur le palier et dit:

— À bas!… Rabat-Joie… ici!

Le chien obéit avec une répugnance marquée. Il fallut que son maître lui ordonnât deux fois de s'abstenir de toute manifestation malfaisante à l'encontre de l'hôtelier; ce dernier, une lanterne d'une main et son bonnet de l'autre, précédait respectueusement le bourgmestre, dont la figure magistrale se perdait dans la pénombre de l'escalier. Derrière le juge, et quelques marches plus bas que lui, on voyait vaguement, éclairés par une autre lanterne, les visages curieux des gens de l'hôtellerie. Dagobert, après avoir fait rentrer Rabat-Joie dans sa chambre, ferma la porte et avança de deux pas sur le palier, assez spacieux pour contenir plusieurs personnes, et à l'angle duquel se trouvait un banc de bois à dossier. Le bourgmestre, arrivant à la dernière marche de l'escalier, parut surpris de voir Dagobert fermer la porte, dont il semblait lui interdire l'entrée.

— Pourquoi fermez-vous cette porte? demanda-t-il d'un ton brusque.

— D'abord, parce que deux jeunes filles qui m'ont été confiées, sont couchées dans cette pièce; et ensuite, parce que votre interrogatoire inquiéterait ces enfants, répondit Dagobert… Asseyez-vous sur ce banc et interrogez-moi ici, monsieur le bourgmestre; cela vous est égal, je pense?

— Et de quel droit prétendez-vous m'imposer le lieu de votre interrogatoire? demanda le juge d'un air mécontent.

— Oh! je ne prétends rien, monsieur le bourgmestre, se hâta de dire le soldat, craignant avant tout d'indisposer son juge. Seulement, comme ces jeunes filles sont couchées et déjà toutes tremblantes, vous feriez preuve de bon coeur si vous vouliez bien m'interroger ici.

— Hum… ici, dit le magistrat avec humeur. Belle corvée! c'était bien la peine de me déranger au milieu de la nuit… Allons, soit, je vous interrogerai ici…

Puis, se tournant vers l'aubergiste:

— Posez votre lanterne sur ce banc, et laissez-nous…

L'aubergiste obéit, et descendit suivi des gens de sa maison, aussi contrarié que ceux-ci de ne pouvoir assister à l'interrogatoire. Le vétéran resta seul avec le magistrat.

XIII. Le jugement.

Le digne bourgmestre de Mockern était coiffé d'un bonnet de drap et enveloppé d'un manteau; il s'assit pesamment sur le banc. C'était un gros homme de soixante ans environ, d'une figure rogue et renfrognée; de son poing rouge et gras, il frottait fréquemment ses yeux, gonflés et rougis par un brusque réveil.

Dagobert, debout, tête nue, l'air soumis et respectueux, tenant son vieux bonnet de police entre ses deux mains, tâchait de lire sur la maussade physionomie de son juge quelles chances il pouvait avoir de l'intéresser à son sort, c'est-à-dire à celui des orphelines. Dans ce moment critique, le pauvre soldat appelait à son aide tout son sang-froid, toute sa raison, toute son éloquence, toute sa résolution: lui qui vingt fois avait bravé la mort avec un froid dédain; lui qui, calme et assuré, n'avait jamais baissé les yeux devant le regard d'aigle de l'empereur, son héros, son dieu…, se sentait interdit, tremblant, devant ce bourgmestre de village à figure malveillante. De même aussi, quelques heures auparavant, il avait dû subir, impassible et résigné, les provocations du Prophète, pour ne pas compromettre la mission sacrée dont une mère mourante l'avait chargé, montrant ainsi à quel héroïsme d'abnégation peut atteindre une âme honnête et simple.

— Qu'avez-vous à dire… pour votre justification? Voyons, dépêchons… demanda brutalement le juge avec un bâillement d'impatience.

— Je n'ai pas à me justifier… j'ai à me plaindre, monsieur le bourgmestre, dit Dagobert d'une voix ferme.

— Croyez-vous m'apprendre dans quels termes je dois vous poser mes questions? s'écria le magistrat d'un ton si aigre que le soldat se reprocha d'avoir déjà si mal engagé l'entretien.

Voulant apaiser son juge, il s'empressa de répondre avec soumission:

— Pardon, monsieur le bourgmestre, je me serai mal expliqué; je voulais seulement dire que dans cette affaire je n'avais aucun tort.

— Le Prophète dit le contraire.

— Le Prophète… répondit le soldat d'un air de doute.

— Le Prophète est un pieux et honnête homme incapable de mentir, reprit le juge.

— Je ne peux rien dire à ce sujet, mais vous avez trop de coeur, monsieur le bourgmestre, pour me donner tort sans m'écouter… ce n'est pas un homme comme vous qui ferait une injustice… oh! cela se voit tout de suite.

En se résignant ainsi, malgré lui, au rôle de _courtisan, _Dagobert adoucissait le plus possible sa grosse voix, et tâchait de donner à son austère figure une expression souriante, avenante et flatteuse.

— Un homme comme vous, ajouta-t-il en redoublant d'aménité, un juge si respectable… n'entend pas que d'une oreille.

— Il ne s'agit pas d'oreilles… mais d'yeux, et quoique les miens me cuisent comme si je les avais frottés avec des orties, j'ai vu la main du dompteur de bêtes horriblement blessée.

— Oui, monsieur le bourgmestre, c'est bien vrai; mais songez que s'il avait fermé ses cages et sa porte, tout cela ne serait pas arrivé.

— Pas du tout, c'est votre faute: il fallait solidement attacher votre cheval à sa mangeoire.

— Vous avez raison, monsieur le bourgmestre; certainement, vous avez raison, dit le soldat d'une voix de plus en plus affable et conciliante. Ce n'est pas un pauvre diable comme moi qui vous contredira. Cependant, si l'on avait, par méchanceté, détaché mon cheval… pour le faire aller à la ménagerie… vous avouerez n'est-ce pas? que ce n'est plus ma faute; ou du moins, vous l'avouerez si cela vous fait plaisir, se hâta de dire le soldat, je n'ai pas le droit de vous rien commander.

— Et pourquoi diable voulez-vous qu'on vous ait joué ce mauvais tour?

— Je ne le sais pas, monsieur le bourgmestre, mais…

— Vous ne le savez pas… eh bien! ni moi non plus, dit impatiemment le bourgmestre. Ah! mon Dieu! que de sottes paroles pour une carcasse de cheval mort!

Le visage du soldat, perdant tout à coup son expression d'aménité forcée, redevint sévère; il répondit d'une voix grave et émue:

— Mon cheval est mort…, ce n'est plus qu'une carcasse, c'est vrai; et il y a une heure, quoique bien vieux, il était plein de courage et d'intelligence… il hennissait joyeusement à ma voix… et chaque soir il léchait les mains des deux pauvres enfants qu'il avait protégées tout le jour… comme autrefois il avait porté leur mère… Maintenant il ne portera plus personne, on le jettera à la voirie, les chiens le mangeront, et tout sera dit… Ce n'était pas la peine de me rappeler cela durement, monsieur le bourgmestre, car je l'aimais, moi, mon cheval.

À ces mots, prononcés avec une simplicité digne et touchante, le bourgmestre, ému malgré lui, se reprocha ses paroles.

— Je comprends que vous regrettiez votre cheval, dit-il d'une voix moins impatiente. Mais enfin, que voulez-vous? c'est un malheur.

— Un malheur… oui, monsieur le bourgmestre, un bien grand malheur! Les jeunes filles que j'accompagne étaient trop faibles pour entreprendre une longue route à pied, trop pauvres pour voyager en voiture… Pourtant il fallait que nous arrivassions à Paris avant le mois de février… Quand leur mère est morte, je lui ai promis de les conduire en France, car ces enfants n'ont plus que moi…

— Vous êtes donc leur…

— Je suis leur fidèle serviteur, monsieur le bourgmestre, et maintenant que mon cheval a été tué, qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Voyons, vous êtes bon, vous avez peut-être des enfants? Si un jour ils se trouvaient dans la position de mes deux petites orphelines, ayant pour tout bien, pour toutes ressources au monde un vieux soldat qui les aime et un vieux cheval qui les porte… si, après avoir été bien malheureuses depuis leur naissance, oui, allez! bien malheureuses, car mes filles sont filles d'exilés…, leur bonheur se trouvait au bout de ce voyage, et que, par la mort d'un cheval, ce voyage devînt impossible, dites, monsieur le bourgmestre, est-ce que ça ne vous remuerait pas le fond du coeur? est-ce que vous ne trouveriez pas comme moi que la perte de mon cheval est irréparable?

— Certainement, répondit le bourgmestre, assez bon au fond, et partageant involontairement l'émotion de Dagobert. Je comprends maintenant toute la gravité de la perte que vous avez faite, et puis ces orphelines m'intéressent. Quel âge ont-elles?

— Quinze ans et deux mois… elles sont jumelles…

— Quinze ans et deux mois… à peu près l'âge de ma Frédérique.

— Vous avez une jeune demoiselle de cet âge? reprit Dagobert, renaissant à l'espoir; eh bien, monsieur le bourgmestre, franchement, le sort de mes pauvres petites ne m'inquiète plus… Vous nous ferez justice…

— Faire justice… c'est mon devoir; après tout, dans cette affaire-là, les torts sont à peu près égaux: d'un côté, vous avez mal attaché votre cheval; de l'autre, le dompteur de bêtes a laissé sa porte ouverte. Il m'a dit cela… «J'ai été blessé à la main…» mais vous répondez: «Mon cheval a été tué… et pour mille raisons, la mort de mon cheval est un dommage irréparable.»

— Vous me faites parler mieux que je ne parlerai jamais, monsieur le bourgmestre, dit le soldat avec un sourire humblement câlin, mais c'est le sens de ce que j'aurais dit, car, ainsi que vous le prétendez vous-même, monsieur le bourgmestre, ce cheval, c'était toute ma fortune, et il est bien juste que…

— Sans doute, reprit le bourgmestre en interrompant le soldat, vos raisons sont excellentes… Le Prophète… honnête et saint homme, d'ailleurs, avait à sa manière très habilement présenté les faits; et puis, c'est une ancienne connaissance. Ici, voyez-vous, nous sommes presque tous fervents catholiques; il donne à nos femmes, à très bon marché, de petits livres très édifiants, et il leur vend, vraiment à perte, des chapelets et des _agnus Dei _très bien confectionnés… Cela ne fait rien à l'affaire, me direz- vous, et vous aurez raison; pourtant, ma foi, je vous l'avoue, j'étais venu ici dans l'intention…

— De me donner tort… n'est-ce pas, monsieur le bourgmestre? dit Dagobert de plus en plus rassuré. C'est que vous n'étiez pas tout à fait réveillé… votre justice n'avait encore qu'un oeil d'ouvert.

— Vraiment, monsieur le soldat, répondit le juge avec bonhomie, ça se pourrait bien, car je n'ai pas caché d'abord à Morok que je lui donnais raison; alors il m'a dit, très généreusement du reste: «Puisque vous condamnez mon adversaire je ne veux pas aggraver sa position, et vous dire certaines choses…»

— Contre moi?

— Apparemment; mais, en généreux ennemi, il s'est tu lorsque je lui ai dit que, selon toute apparence, je vous condamnerais provisoirement à une amende envers lui, car je ne le cache pas, avant avoir entendu vos raisons j'étais décidé à exiger de vous une indemnité pour la blessure du Prophète.

— Voyez pourtant, monsieur le bourgmestre, comme les gens les plus justes et les plus capables peuvent être trompés, dit Dagobert redevenant courtisan.

Bien plus, il ajouta, en tâchant de prendre un air prodigieusement malicieux:

— Mais ils reconnaissent la vérité, et ce n'est pas eux que l'on met dedans, tout Prophète que l'on soit!

Par ce pitoyable jeu de mots, le premier, le seul que Dagobert eût jamais commis, l'on juge de la gravité de la situation et des efforts, des tentatives de toute sorte que faisait le malheureux pour capter la bienveillance de son juge. Le bourgmestre ne comprit pas tout d'abord la plaisanterie; il ne fut mis sur la voie que par l'air satisfait de Dagobert et par son coup d'oeil interrogatif, qui semblait dire:

— Hein! c'est charmant, j'en suis étonné moi-même. Le magistrat se prit donc à sourire d'un air paterne, en hochant la tête; puis il répondit, en aggravant encore le jeu de mots:

— Eh… eh… eh! vous avez raison, le Prophète aura mal prophétisé… Vous ne lui payerez aucune indemnité; je regarde les torts comme égaux, et les dommages comme compensés… Il a été blessé, votre cheval a été tué, partant vous êtes quittes.

— Et alors, combien croyez-vous qu'il me redoive? demanda le soldat avec une étrange naïveté…

— Comment?

— Oui, monsieur le bourgmestre… quelle somme est-ce qu'il me payera?

— Quelle somme?

— Oui; mais avant de la fixer, je dois vous avertir d'une chose, monsieur le bourgmestre: je crois être dans mon droit en n'employant pas tout l'argent à l'acquisition d'un cheval… Je suis sûr qu'aux environs de Leipzig je trouverai une bête à bon marché chez les paysans… Je vous avouerai même, entre nous, qu'à la rigueur, si je trouvais un bon petit âne… je n'y mettrais pas d'amour-propre… J'aimerais mieux cela; car, voyez-vous, après ce pauvre Jovial, la compagnie d'un autre cheval me serait pénible… Aussi je dois vous…

— Ah çà! s'écria le bourgmestre en interrompant Dagobert, de quelle somme, de quel âne et de quel autre cheval venez-vous me parler?… Je vous dis que vous ne deviez rien au Prophète et qu'il ne vous doit rien.

— Il ne me doit rien?

— Vous avez la tête joliment dure, mon brave homme; je vous répète que si les animaux du Prophète ont tué votre cheval, le Prophète a été blessé grièvement… Ainsi donc vous êtes quittes, ou, si vous l'aimez mieux, vous ne lui devez aucune indemnité et il ne vous en doit aucune… Comprenez-vous enfin?

Dagobert, stupéfait, resta quelques moments sans répondre, en regardant le bourgmestre avec une angoisse profonde. Il voyait de nouveau ses espérances détruites par ce jugement.

— Pourtant, monsieur le bourgmestre, reprit-il d'une voix altérée, vous être trop juste pour ne pas faire attention à une chose: la blessure du dompteur ne l'empêche pas de continuer son état… et la mort de mon cheval m'empêche de continuer mon voyage; il faut donc qu'il m'indemnise…

Le juge croyait avoir déjà beaucoup fait pour Dagobert en ne le rendant pas responsable de la blessure du Prophète, car Morok, nous l'avons dit, exerçait une certaine influence sur les catholiques du pays, et surtout sur leurs femmes, par son débit de bimbeloterie dévote; l'on savait, de plus, qu'il était appuyé par quelques personnes éminentes. L'insistance du soldat blessa donc le magistrat, qui, reprenant sa physionomie rogue, répondit sèchement:

— Vous me feriez repentir de mon impartialité. Comment, au lieu de me remercier, vous demandez encore!

— Mais, monsieur le bourgmestre… je demande une chose juste… Je voudrais être blessé à la main comme le Prophète et pouvoir continuer ma route.

— Il ne s'agit pas de ce que vous voudriez ou non… j'ai prononcé… c'est fini.

— Mais…

— Assez… assez… Passons à autre chose… Vos papiers?

— Oui, nous allons parler de mes papiers… mais je vous en supplie, monsieur le bourgmestre, ayez pitié de ces deux enfants qui sont là… Faites que nous puissions continuer notre voyage… et…

— J'ai fait tout ce que je peux faire… plus même peut-être que je n'aurais dû… Encore une fois, vos papiers?

— D'abord il faut que je vous explique…

— Pas d'explication… vos papiers… Préférez-vous que je vous fasse arrêter comme vagabond?

— Moi!… m'arrêter!…

— Je veux dire que si vous refusiez de me donner vos papiers, ce serait comme si vous n'en aviez pas… Or, les gens qui n'en ont pas, on les arrête jusqu'à ce que l'autorité ait décidé sur eux… Voyons vos papiers… Finissons, j'ai hâte de retourner chez moi.

La position de Dagobert devenait d'autant plus accablante, qu'un moment il s'était laissé entraîner à un vif espoir. Ce fut un dernier coup à ajouter à ce que le vétéran souffrait depuis le commencement de cette scène; épreuve aussi cruelle que dangereuse pour un homme de cette trempe, d'un caractère droit, mais entier; loyal, mais rude et absolu; pour un homme, enfin, qui, longtemps soldat, et soldat victorieux, s'était malgré lui habitué envers le _bourgeois _à de certaines formules singulièrement despotiques.

À ces mots: _Vos papiers! _Dagobert devint très pâle, mais il tâcha de cacher ses angoisses sous un air d'assurance qu'il croyait propre à donner au magistrat une bonne opinion de lui.

— En deux mots, monsieur le bourgmestre, je vais vous dire la chose… Rien n'est plus simple… Ça peut arriver à tout le monde… Je n'ai pas l'air d'un mendiant ou d'un vagabond, n'est- ce pas? Et puis enfin… vous comprenez qu'un honnête homme qui voyage avec deux jeunes filles…

— Que de paroles!… Vos papiers?

Deux puissants auxiliaires vinrent, par un bonheur inespéré, au secours du soldat. Les orphelines, de plus en plus inquiètes, et entendant toujours Dagobert parler sur le palier, s'étaient levées et habillées; de sorte qu'au moment où le magistrat disait d'une voix brusque: Que de paroles!… _Vos papiers? _Rose et Blanche, se tenant par la main, sortirent de la chambre. À la vue de ces deux ravissantes figures, que leurs pauvres vêtements de deuil rendaient encore plus intéressantes, le bourgmestre se leva, frappé de surprise et d'admiration. Par un mouvement spontané, chaque soeur prit une main de Dagobert et se serra contre lui en regardant le magistrat d'un air à la fois inquiet et candide. C'était un tableau si touchant que ce vieux soldat présentant pour ainsi dire à son juge ces deux gracieuses enfants aux traits remplis d'innocence et de charme, que le bourgmestre, par un nouveau retour à des sentiments pitoyables, se sentit vivement ému; Dagobert s'en aperçut. Aussi, avançant, et tenant toujours les orphelines par la main, il lui dit d'une voix pénétrée:

— Les voilà, ces pauvres petites, monsieur le bourgmestre, les voilà. Est-ce que je peux vous montrer un meilleur passeport?

Et, vaincu par tant de sensations pénibles, continues, précipitées, Dagobert sentit malgré lui ses yeux devenir humides.

Quoique naturellement brusque et rendu plus maussade encore par l'interruption de son sommeil, le bourgmestre ne manquait ni de bon sens ni de sensibilité. Il comprit donc qu'un homme ainsi accompagné devait difficilement inspirer de la défiance.

— Pauvres chères enfants… dit-il en les examinant avec un intérêt croissant, orphelines si jeunes… Et elles viennent de bien loin!…

— Du fond de la Sibérie, monsieur le bourgmestre, où leur mère était exilée avant leur naissance… Voilà plus de cinq mois que nous voyageons à petites journées… N'est-ce pas déjà assez dur pour des enfants de cet âge!… C'est pour elles que je vous demande grâce et appui, pour elles que tout accable aujourd'hui, car tout à l'heure, en venant chercher mes papiers… dans mon sac, je n'ai plus retrouvé mon portefeuille, où ils étaient avec ma bourse et ma croix… car enfin, monsieur le bourgmestre, pardon, si je vous dis cela… ce n'est pas par gloriole… mais j'ai été décoré de la main de l'empereur, et un homme qu'il a décoré de sa main, voyez-vous, ne peut pas être un mauvais homme, quoiqu'il ait malheureusement perdu ses papiers… et sa bourse… Car voilà où nous en sommes, et c'est ce qui me rendait si exigeant pour l'indemnité.

— Et comment… et où… avez-vous fait cette perte!

— Je n'en sais rien, monsieur le bourgmestre; je suis sûr, avant- hier à la couchée, d'avoir pris un peu d'argent dans la bourse et d'avoir vu le portefeuille; hier, la monnaie de la pièce changée m'a suffi, et je n'ai pas défait mon sac…

— Et hier et aujourd'hui, où votre sac est-il resté!

— Dans la chambre occupée par les enfants; mais cette nuit…

Dagobert fut interrompu par les pas de quelqu'un qui montait.
C'était le Prophète.

Caché dans l'ombre au pied de l'escalier, il avait entendu cette conversation. Il redoutait que la faiblesse du bourgmestre ne nuisît à la complète réussite de ses projets, déjà presque entièrement réalisés.

XIV. La décision.

Morok portait son bras gauche en écharpe; après avoir lentement gravi l'escalier, il salua respectueusement le bourgmestre. À l'aspect de la sinistre figure du dompteur de bêtes, Rose et Blanche, effrayées, reculèrent d'un pas et se rapprochèrent du soldat.

Le front de celui-ci se rembrunit; il sentit de nouveau sourdement bouillonner sa colère contre Morok, cause de ses cruels embarras (il ignorait pourtant que Goliath eût, à l'instigation du Prophète, volé le portefeuille et les papiers).

— Que voulez-vous, Morok! lui dit le bourgmestre d'un air moitié bienveillant, moitié fâché. Je voulais être seul, je l'avais dit à l'aubergiste.

— Je viens vous rendre un service, monsieur le bourgmestre.

— Un service?

— Un grand service; sans cela je ne me serais pas permis de vous déranger. Il m'est venu un scrupule.

— Un scrupule?

— Oui, monsieur le bourgmestre; je me suis reproché de ne pas vous avoir dit ce que j'avais à vous dire sur cet homme; déjà une fausse pitié m'avait égaré.

— Mais enfin, qu'avez-vous à dire?

Morok s'approcha du juge et lui parla tout bas pendant assez longtemps.

D'abord très étonné, peu à peu la physionomie du bourgmestre devint profondément attentive et soucieuse; de temps en temps il laissait échapper une exclamation de surprise et de doute, en jetant des regards de côté sur le groupe formé par Dagobert et les deux jeunes filles. À l'expression de ses regards de plus en plus inquiets, scrutateurs et sévères, on voyait facilement que les paroles secrètes du Prophète changeaient progressivement l'intérêt que le magistrat avait ressenti pour les orphelines et pour le soldat en un sentiment rempli de défiance et d'hostilité.

Dagobert s'aperçut de ce revirement soudain; ses craintes, un instant calmées, revinrent plus vives que jamais. Rose et Blanche, interdites, et ne comprenant rien à cette scène muette, regardaient le soldat avec une anxiété croissante.

— Diable!… dit le bourgmestre en se levant brusquement, je n'avais pas songé à tout cela; où donc avais-je la tête? Mais que voulez-vous, Morok? lorsqu'on vient au milieu de la nuit vous éveiller, on n'a pas toute sa liberté d'esprit; c'est un grand service que vous me rendez là, vous me le disiez bien.

— Je n'affirme rien, cependant…

— C'est égal, il y a mille à parier contre un que vous avez raison.

— Ce n'est qu'un soupçon fondé sur quelques circonstances; mais enfin un soupçon…

— Peut mettre sur la voie de la vérité… Et moi qui allais, comme un oison, donner dans le piège… Encore une fois, où avais- je donc la tête?…

— Il est si difficile de se défendre de certaines apparences…

— À qui le dites-vous, mon cher Morok, à qui le dites-vous?

Pendant cette conversation mystérieuse, Dagobert était au supplice; il pressentait vaguement qu'un violent orage allait éclater; il ne songeait qu'à une chose, à maîtriser encore sa colère.

Morok s'approcha du juge en lui désignant du regard les orphelines; il recommença de lui parler bas.

— Ah! s'écria le bourgmestre avec indignation, vous allez trop loin.

— Je n'affirme rien… se hâta de dire Morok, c'est une simple présomption fondée sur… Et de nouveau il approcha ses lèvres de l'oreille du juge.

— Après tout, pourquoi non? reprit le juge en levant les mains au ciel, ces gens-là sont capables de tout; il dit aussi qu'il vient de la Sibérie avec elles; qui prouve que ce n'est pas un amas d'impudents mensonges? Mais on ne me prend pas deux fois pour dupe, s'écria le bourgmestre d'un ton courroucé; car, ainsi que tous les gens d'un caractère versatile et faible, il était sans pitié pour ceux qu'il croyait capables d'avoir surpris son intérêt.

— Ne vous hâtez pourtant pas de juger… ne donnez pas surtout à mes paroles plus de poids qu'elles n'en ont, reprit Morok avec une componction et une humilité hypocrites, ma position envers _cet homme, _et il désigna Dagobert, est malheureusement si fausse, que l'on pourrait croire que j'agis par ressentiment du mal qu'il m'a fait; peut-être même est-ce que j'agis ainsi à mon insu… tandis que je crois au contraire n'être guidé que par l'amour de la justice, l'horreur du mensonge et le respect de notre sainte religion. Enfin… qui vivra… verra… Que le Seigneur me pardonne si je me suis trompé; en tout cas, la justice prononcera; au bout d'un mois ou deux ils seront libres, s'ils sont innocents.

— C'est pour cela qu'il n'y a pas à hésiter; c'est une simple mesure de prudence, et ils n'en mourront pas. D'ailleurs, plus j'y songe, plus cela me paraît vraisemblable; oui, cet homme doit être un espion ou un agitateur français; si je rapproche mes soupçons de cette manifestation des étudiants de Francfort…

— Et, dans cette hypothèse, pour monter, pour exalter la tête de ces jeunes fous, il n'est rien de tel que…

Et d'un regard rapide, Morok désigna les deux soeurs; puis, après un instant de silence significatif, il ajouta avec un soupir:

— Pour le démon, tout moyen est bon…

— Certainement, ce serait odieux, mais parfaitement imaginé…

— Et puis enfin, monsieur le bourgmestre, examinez-le attentivement, et vous verrez que _cet homme _a une figure dangereuse… Voyez…

En parlant ainsi, toujours à voix basse, Morok venait de désigner évidemment Dagobert.

Malgré l'empire que celui-ci exerçait sur lui-même, la contrainte où il se trouvait depuis son arrivée dans cette auberge maudite, et surtout depuis le commencement de la conversation de Morok et du bourgmestre, finissait par être au-dessus de ses forces; d'ailleurs, il voyait clairement que ses efforts pour se concilier l'intérêt du juge venaient d'être complètement ruinés par la fatale influence du dompteur de bêtes; aussi, perdant patience, il s'approcha de celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, et lui dit d'une voix encore contenue:

— C'est de moi que vous venez de parler tout bas à M. le bourgmestre!

— Oui, dit Morok en le regardant fixement.

— Pourquoi n'avez-vous pas parlé tout haut?

L'agitation presque convulsive de l'épaisse moustache de Dagobert, qui, après avoir dit ces paroles, regarda à son tour Morok entre les deux yeux, annonçait qu'un violent combat se livrait en lui. Voyant son adversaire garder un silence moqueur, il lui dit d'une voix plus haute:

— Je vous demande pourquoi vous parlez bas à M. le bourgmestre quand il s'agit de moi?

— Parce qu'il y a des choses honteuses que l'on rougirait de dire tout haut, répondit Morok avec insolence.

Dagobert avait tenu jusqu'alors ses bras croisés. Tout à coup il les tendit violemment en serrant les poings… Ce brusque mouvement fut si expressif, que les deux soeurs jetèrent un cri d'effroi en se rapprochant de lui.

— Tenez, monsieur le bourgmestre, dit le soldat, les dents serrées par la colère, que cet homme s'en aille… ou je ne réponds plus de moi.

— Comment! dit le bourgmestre avec hauteur, des ordres à moi…
Vous osez…

— Je vous dis de faire descendre cet homme, reprit Dagobert hors de lui, ou il arrivera quelque malheur!

— Dagobert… mon Dieu!… calme-toi, s'écrièrent les enfants en lui prenant les mains.

— Il vous sied bien, misérable vagabond, pour ne pas dire plus, de commander ici! reprit enfin le bourgmestre furieux. Ah! vous croyez que pour m'abuser il suffit de dire que vous avez perdu vos papiers! Vous avez beau traîner avec vous ces deux jeunes filles, qui, malgré leur air innocent… pourraient bien n'être que…

— Malheureux! s'écria Dagobert en interrompant le bourgmestre d'un regard si terrible, que le juge n'osa pas achever.

Le soldat prit les enfants par le bras, et, sans qu'elles eussent pu dire un mot, il les fit, en une seconde, entrer dans la chambre; puis, fermant la porte, mettant la clef dans sa poche, il revint précipitamment vers le bourgmestre qui, effrayé de l'attitude et de la physionomie du vétéran, recula de deux pas en arrière et se tint d'une main à la rampe de l'escalier.

— Écoutez-moi bien, vous! dit le soldat en saisissant le juge par le bras. Tantôt, ce misérable m'a insulté… et il montra Morok. J'ai tout supporté… il s'agissait de moi. Tout à l'heure, j'ai écouté patiemment vos sornettes, parce que vous avez eu l'air un moment de vous intéresser à ces malheureuses enfants; mais puisque vous n'avez ni coeur, ni pitié, ni justice… je vous préviens, moi, que tout bourgmestre que vous êtes… je vous crosserai comme j'ai crossé ce chien, et il montra de nouveau le Prophète, si vous avez le malheur de ne pas parler de ces deux jeunes filles comme vous parleriez de votre enfant… entendez-vous!

— Comment… vous osez dire… s'écria le bourgmestre balbutiant de colère, que si je parle de ces deux aventurières…

— Chapeau bas!… quand on parle des filles du maréchal duc de Ligny! s'écria le soldat en arrachant le bonnet du bourgmestre et le jetant à ses pieds.

À cette agression, Morok tressaillit de joie. En effet, Dagobert, exaspéré, renonçant à tout espoir, se laissait malheureusement aller à la violence de son caractère, si péniblement contenue depuis quelques heures.

Lorsque le bourgmestre vit son bonnet à ses pieds, il regarda le dompteur de bêtes avec stupeur, comme s'il hésitait à croire à une pareille énormité.

Dagobert, regrettant son emportement, sachant qu'il ne lui restait aucun moyen de conciliation, jeta un coup d'oeil rapide autour de lui, et, reculant de quelques pas, gagna ainsi les premières marches de l'escalier.

Le bourgmestre se tenait debout, à côté du banc, dans un angle du palier; Morok, le bras en écharpe, afin de donner une plus sérieuse apparence à sa blessure, était auprès du magistrat. Celui-ci, trompé par le mouvement de retraite de Dagobert, s'écria:

— Ah! tu crois échapper après avoir osé porter la main sur moi… vieux misérable!!

— Monsieur le bourgmestre… pardonnez-moi… C'est un mouvement de vivacité que je n'ai pu maîtriser; je me reproche cette violence, dit Dagobert d'une voix repentante, en baissant humblement la tête.

— Pas de pitié pour toi… malheureux! Tu veux recommencer à m'attendrir avec ton air câlin! mais j'ai pénétré tes secrets desseins… Tu n'es pas ce que tu parais être, et il pourrait bien y avoir une affaire d'État au fond de tout ceci, ajouta le magistrat d'un ton extrêmement diplomatique. Tous moyens sont bons pour les gens qui voudraient mettre l'Europe en feu.

— Je ne suis qu'un pauvre diable… monsieur le bourgmestre…
Vous avez si bon coeur, ne soyez pas impitoyable!…

— Ah! tu m'arraches mon bonnet!

— Mais vous, ajouta le soldat en se tournant vers Morok, vous qui êtes cause de tout… ayez pitié de moi… ne montrez pas de rancune… Vous qui êtes un saint homme, dites au moins un mot en ma faveur à monsieur le bourgmestre.

— Je lui ai dit… ce que je devais lui dire… répondit ironiquement Morok.

— Ah! ah! te voilà bien penaud à cette heure, vieux vagabond… Tu croyais m'abuser par tes jérémiades, reprit le bourgmestre en s'avançant vers Dagobert; Dieu merci! je ne suis plus ta dupe… Tu verras qu'il y a à Leipzig de bons cachots pour les agitateurs français et pour les coureuses d'aventures, car tes donzelles ne valent pas mieux que toi… Allons, ajouta-t-il d'un ton important, en gonflant ses joues, allons, descends devant moi… Quant à toi, Morok, tu vas…

Le bourgmestre ne put achever. Depuis quelques minutes, Dagobert ne cherchait qu'à gagner du temps; il étudiait du coin de l'oeil une porte entr'ouverte faisant face, sur le palier, à la chambre occupée par les orphelines; trouvant le moment favorable, il s'élança, rapide comme la foudre, sur le bourgmestre, le prit à la gorge et le jeta si rudement contre la porte entrebâillée, que le magistrat, stupéfait de cette brusque attaque, ne pouvant dire une parole ni pousser un cri, alla rouler au fond de la chambre complètement obscure. Puis, se retournant vers Morok, qui, le bras en écharpe, et voyant l'escalier libre, s'y précipitait, le soldat le rattrapa par sa longue chevelure flottante, l'attira à lui, l'enlaça dans ses bras de fer, lui mit la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et, malgré sa résistance désespérée, le poussa, le traîna dans la chambre au fond de laquelle le bourgmestre gisait déjà confus et étourdi.

Après avoir fermé la porte à double tour, et mis la clef dans sa poche, Dagobert, en deux bonds, descendit l'escalier qui aboutissait à un couloir donnant sur la cour. La porte de l'auberge était fermée; impossible de sortir de ce côté. La pluie tombait à torrents; il vit, à travers les carreaux d'une salle basse, éclairés par la lueur du feu, l'hôte et ses gens attendant la décision du bourgmestre. Verrouiller la porte du couloir, et intercepter ainsi toute communication avec la cour, ce fut pour le soldat l'affaire d'une seconde, et il remonta rapidement rejoindre les orphelines.

Morok, revenu à lui, appelait à l'aide de toutes ses forces; mais lors même que ses cris auraient pu être entendus malgré la distance, le bruit du vent et de la pluie les eût étouffés. Dagobert avait donc environ une heure à lui, car il fallait assez de temps pour que l'on s'étonnât de la longueur de son entretien avec le magistrat; et une fois les soupçons ou les craintes éveillés, il fallait encore briser les deux portes, celle qui fermait le couloir de l'escalier et celle de la chambre où étaient renfermés le bourgmestre et le Prophète.

— Mes enfants, il s'agit de prouver que vous avez du sang de soldat dans les veines, dit Dagobert en entrant brusquement chez les jeunes filles, épouvantées du bruit qu'elles entendaient depuis quelques moments.

— Mon Dieu! Dagobert, qu'arrive-t-il? s'écria Blanche.

— Que veux-tu que nous fassions? reprit Rose. Sans répondre, le soldat courut au lit, en retira les draps, les noua rapidement ensemble, fit un gros noeud à l'un des bouts, qu'il plaça sur la partie supérieure du vantail gauche de la fenêtre, préalablement entr'ouvert, et ensuite refermé. Intérieurement retenu par la grosseur du noeud, qui ne pouvait passer entre le vantail et l'encadrement de la croisée, le drap se trouvait ainsi solidement fixé; son autre extrémité, flottant en dehors, atteignait le sol. Le second battant de la fenêtre, restant ouvert, laissait aux fugitifs un passage suffisant. Le vétéran prit alors son sac, la valise des enfants, la pelisse de peau de renne, jeta le tout par la croisée, fit un signe à Rabat-Joie et l'envoya, pour ainsi dire, garder ces objets. Le chien n'hésita pas, d'un bond il disparut.

Rose et Blanche, stupéfaites, regardaient Dagobert sans prononcer une parole.

— Maintenant, mes enfants, leur dit-il, les portes de l'auberge sont fermées… du courage… Et leur montrant la fenêtre:

— Il faut passer par là, ou nous sommes arrêtés, mis en prison… vous d'un côté… moi de l'autre, et notre voyage est flambé.

— Arrêtés!… mis en prison! s'écria Rose.

— Séparées de toi! s'écria Blanche.

— Oui, mes pauvres petites! On a tué Jovial… Il faut nous sauver à pied, et tâcher de gagner Leipzig… Lorsque vous serez fatiguées, je vous porterai tour à tour, et quand je devrais mendier sur la route, nous arriverons… Mais un quart d'heure plus tard, et tout est perdu… Allons, enfants, ayez confiance en moi… Montrez que les filles du général Simon ne sont pas poltronnes… et il nous reste encore de l'espoir.

Par un mouvement sympathique, les deux soeurs se prirent par la main comme si elles eussent voulu s'unir contre le danger; leurs charmantes figures, pâlies par tant d'émotions, exprimèrent alors une résolution naïve qui prenait sa source dans leur foi aveugle au dévouement du soldat.

— Sois tranquille, Dagobert… nous n'aurons pas peur, dit Rose d'une voix ferme.

— Ce qu'il faut faire… nous le ferons, ajouta Blanche d'une voix non moins assurée.

— J'en étais sûr!… s'écria Dagobert, bon sang ne peut mentir…
En route, vous ne pesez pas plus que des plumes, le drap est
solide, il y a huit pieds à peine de la fenêtre en bas… et
Rabat-Joie vous y attend…

— C'est à moi de passer la première, je suis l'aînée aujourd'hui! s'écria Rose après avoir tendrement embrassé Blanche.

Et elle courut vers la fenêtre, voulant, s'il y avait quelque péril à descendre d'abord, s'y exposer à la place de sa soeur. Dagobert devina facilement la cause de cet empressement.

— Chères enfants, leur dit-il, je vous comprends, mais ne craignez rien l'une pour l'autre, il n'y a aucun danger… j'ai attaché moi-même le drap… Allons vite, ma petite Rose.

Légère comme un oiseau, la jeune fille monta sur l'appui de la fenêtre; puis, bien soutenue par Dagobert, elle saisit le drap, et se laissa glisser doucement d'après les recommandations du soldat, qui, le corps penché en dehors, l'encourageait de la voix.

— Ma soeur… n'aie pas peur… dit la jeune fille à voix basse, dès qu'elle eut touché le sol, c'est très facile de descendre comme cela; Rabat-Joie est là qui me lèche les mains.

Blanche ne se fit pas attendre; aussi courageuse que sa soeur, elle descendit avec le même bonheur.

— Chères petites créatures, qu'ont-elles fait pour être si malheureuses?… Mille tonnerres!!! il y a donc un sort maudit sur cette famille-là? s'écria Dagobert le coeur brisé, en voyant disparaître la pâle et douce figure de la jeune fille au milieu des ténèbres de cette nuit profonde, que de violentes rafales de vent et des torrents de pluie rendaient plus sinistre encore.

— Dagobert, nous t'attendons. Viens vite… dirent à voix basse les orphelines, réunies au pied de la fenêtre. Grâce à sa grande taille, le soldat sauta, plutôt qu'il se laissa glisser à terre.

Dagobert et les deux jeunes filles avaient, depuis un quart d'heure à peine, quitté en fugitifs l'auberge du _Faucon Blanc, _lorsqu'un violent craquement retentit dans la maison. La porte avait cédé aux efforts du bourgmestre et de Morok, qui s'étaient servis d'une lourde table pour bélier.

Guidés par la lumière, ils accoururent dans la chambre des orphelines, alors déserte. Morok vit les draps flotter au dehors, il s'écria:

— Monsieur le bourgmestre… c'est par la fenêtre qu'ils se sont sauvés; ils sont à pied… par cette nuit orageuse et noire, ils ne peuvent être loin.

— Sans doute… nous les rattraperons… Misérables vagabonds!… Oh!… je me vengerai… Vite, Morok… il y va de ton honneur et du mien…

— De mon honneur!… Il y va de plus que cela pour moi, monsieur le bourgmestre, répondit le prophète d'un ton courroucé; puis, descendant rapidement l'escalier, il ouvrit la porte de la cour, et s'écria d'une voix retentissante:

— Goliath, déchaîne les chiens!… et vous, l'hôte, des lanternes, des perches… Armez vos gens… faites ouvrir les portes! Courons après les fugitifs; ils ne peuvent nous échapper… il nous les faut… morts ou vifs.

Deuxième partie
La rue du Milieu-des-Ursins

I. Les messagers.[1]

Morok, le dompteur de bêtes, voyant Dagobert privé de son cheval, dépouillé de ses papiers, de son argent, et le croyant ainsi hors d'état de continuer sa route, avait, avant l'arrivée du bourgmestre, envoyé Karl à Leipzig, porteur d'une lettre que celui-ci devait immédiatement mettre à la poste.

L'adresse de cette lettre était ainsi conçue:

À monsieur Rodin, rue du Milieu-des-Ursins, n° 11 à Paris.

Vers le milieu de cette rue solitaire, assez ignorée, située au- dessous du niveau du quai Napoléon, où elle débouche non loin de Saint-Landry, il existait alors une maison de modeste apparence, élevée au fond d'une cour sombre, étroite, et isolée de la rue par un petit bâtiment de façade, percé d'une porte cintrée et de deux croisées garnies d'épais barreaux de fer.

Rien de plus simple que l'intérieur de cette silencieuse demeure, ainsi que le démontrait l'ameublement d'une assez grande salle au rez-de-chaussée du corps de logis principal. De vieilles boiseries grises couvraient les murs; le sol, carrelé, était peint en rouge et soigneusement ciré; des rideaux de calicot blanc se drapaient aux croisées. Une sphère de quatre pieds de diamètre environ, placée sur un piédestal de chêne massif à l'extrémité de la chambre, faisait face à la cheminée. Sur ce globe d'une grande échelle, on remarquait une foule de petites croix rouges disséminées sur toutes les parties du monde: du nord au sud, du levant au couchant, depuis les pays les plus barbares, les îles les plus lointaines, jusqu'aux nations les plus civilisées, jusqu'à la France, il n'y avait pas une contrée qui n'offrît plusieurs endroits marqués de ces petites croix rouges servant évidemment de signes indicateurs ou de points de repère. Devant une table de bois noir, chargée de papiers et adossée au mur à proximité de la cheminée, une chaise était vide; plus loin, entre les deux fenêtres, on voyait un grand bureau de noyer, surmonté d'étagères remplies de cartons.

À la fin du mois d'octobre 1831, vers les huit heures du matin, assis à ce bureau, un homme écrivait. Cet homme était M. Rodin, le correspondant de Morok, le dompteur de bêtes.

Âgé de cinquante ans, il portait une vieille redingote olive, râpée, au collet graisseux, un mouchoir à tabac pour cravate, un gilet et un pantalon de drap noir qui montraient la corde. Ses pieds, chaussés de gros souliers huilés, reposaient sur un petit carré de tapis vert placé sur le carreau rouge et brillant. Ses cheveux gris s'aplatissaient sur ses tempes et couronnaient son front chauve; ses sourcils étaient à peine indiqués; sa paupière supérieure, flasque et retombante comme la membrane qui voile à demi les yeux des reptiles, cachait à moitié son petit oeil vif et noir; ses lèvres minces, absolument incolores, se confondaient avec la teinte blafarde de son visage maigre, au nez pointu, au menton pointu. Ce masque livide, pour ainsi dire sans lèvres, semblait d'autant plus étrange qu'il était d'une immobilité sépulcrale; sans le mouvement rapide des doigts de M. Rodin qui, courbé sur son bureau, faisait grincer sa plume, on l'eût pris pour un cadavre.

À l'aide d'un chiffre (alphabet secret) placé devant lui, il transcrivait, d'une manière inintelligible pour qui n'eût pas possédé la clef de ces signes, certains passages d'une longue feuille d'écriture. Au milieu de ce silence profond, par un jour bas et sombre qui faisait paraître plus triste encore cette grande pièce froide et nue, il y avait quelque chose de sinistre à voir cet homme, à figure glacée, écrire en caractères mystérieux.

Huit heures sonnèrent. Le marteau de la porte cochère retentit sourdement, puis un timbre frappa deux coups; plusieurs portes s'ouvrirent, se fermèrent, et un nouveau personnage entra dans cette chambre. À sa vue, M. Rodin se leva, mit sa plume entre ses doigts, salua d'un air profondément soumis, et se remit à sa besogne sans prononcer une parole.

Ces deux personnages offraient un contraste frappant. Le nouveau venu, plus âgé qu'il ne le paraissait, semblait avoir au plus trente-six ou trente-huit ans; il était d'une taille élégante et élevée: on aurait difficilement soutenu l'éclat de sa large prunelle grise, brillante comme de l'acier. Son nez large à sa racine, se terminait par un méplat carrément accusé. Son menton prononcé étant partout rasé, les tons bleuâtres de sa barbe, fraîchement coupée, contrastaient avec le vif incarnat de ses lèvres et la blancheur de ses dents, qu'il avait très belles. Lorsqu'il ôta son chapeau pour prendre sur la petite table un bonnet de velours noir, il laissa voir une chevelure châtain clair que les années n'avaient pas encore argentée. Il était vêtu d'une longue redingote militairement boutonnée jusqu'au cou. Le regard profond de cet homme, son front largement coupé, révélaient une grande intelligence, tandis que le développement de sa poitrine et de ses épaules annonçait une vigoureuse organisation physique; enfin, la distinction de sa tournure, le soin avec lequel il était ganté et chaussé, le léger parfum qui s'exhalait de sa chevelure, trahissaient ce qu'on appelle l'homme du monde, et donnaient à penser qu'il avait pu ou qu'il pouvait encore prétendre à tous les genres de succès, depuis les plus frivoles jusqu'aux plus sérieux.

De cet accord si rare à rencontrer, force d'esprit, force de corps et extrême élégance de manières, il résultait un ensemble d'autant plus remarquable, que ce qu'il y aurait eu de trop dominateur dans la partie supérieure de cette figure énergique était, pour ainsi dire, adouci, tempéré par l'affabilité d'un sourire constant, mais non pas uniforme; car, selon l'occasion, ce sourire, tour à tour affectueux ou malin, cordial ou gai, discret ou prévenant, augmentait encore le charme insinuant de cet homme, que l'on n'oubliait jamais dès qu'une seule fois on l'avait vu. Néanmoins, malgré tant d'avantages réunis, et quoiqu'il vous laissât presque toujours sous l'influence de son irrésistible séduction, ce sentiment était mélangé d'une vague inquiétude, comme si la grâce et l'exquise urbanité des manières de ce personnage, l'enchantement de sa parole, ses flatteries délicates, l'aménité caressante de son sourire eussent caché quelque piège insidieux. L'on se demandait enfin, tout en cédant à une sympathie involontaire, si l'on était attiré vers le bien… ou vers le mal.

* * * *

M. Rodin, secrétaire du nouveau venu, continuait d'écrire.

— Y a-t-il des lettres de Dunkerque, Rodin? lui demanda son maître.

— Le facteur n'est pas encore arrivé.

— Sans être positivement inquiet de la santé de ma mère, puisqu'elle est en convalescence, reprit l'autre, je ne serai tout à fait rassuré que par une lettre de Mme la princesse de Saint- Dizier… mon excellente amie… Enfin, ce matin, j'aurai de bonnes nouvelles, je l'espère…

— C'est à désirer, dit le secrétaire aussi humble, aussi soumis que laconique et impassible.

— Certes, c'est à désirer, reprit son maître, car un des meilleurs jours de ma vie a été celui où la princesse de Saint- Dizier m'a appris que cette maladie, aussi brusque que dangereuse, avait heureusement cédé aux bons soins dont ma mère est entourée… par elle… Sans cela je partais à l'instant pour la terre de la princesse, quoique ma présence soit ici bien nécessaire…

Puis s'approchant du bureau de son secrétaire, il ajouta:

— Le dépouillement de la correspondance étrangère est-il fait?

— En voici l'analyse…

— Les lettres sont toujours venues sous enveloppe aux demeures indiquées… et apportées ici selon mes ordres?

— Toujours…

— Lisez-moi l'analyse de cette correspondance: s'il y a des lettres auxquelles je doive répondre moi-même, je vous le dirai.

Et le maître de Rodin commença de se promener de long en large dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, dictant à mesure des observations que Rodin notait soigneusement.

Le secrétaire prit un dossier assez volumineux et commença ainsi:

— Don Ramon Olivarès accuse de Cadix réception de la lettre numéro 19; il s'y conformera et niera toute participation à l'enlèvement.

— Bien! à classer.

— Le comte Romanof de Riga se trouve dans une position embarrassée.

— Dire à Duplessis d'envoyer un secours de cinquante louis; j'ai autrefois servi comme capitaine dans le régiment du comte, et depuis il a donné d'excellents avis.

— On a reçu à Philadelphie la dernière cargaison d'_Histoires de France expurgées _à l'usage des fidèles; on en redemande, la première étant épuisée.

— Prendre note, en écrire à Duplessis… Poursuivez.

— M. Spindler envoie de Namur le rapport secret demandé sur
M. Ardouin.

— À analyser…

— M. Ardouin envoie de la même ville le rapport secret demandé sur N. Spindler.

— À analyser…

— Le docteur Van Ostadt, de la même ville, envoie une note confidentielle sur MM. Spindler et Ardouin.

— À comparer… Poursuivez.

— Le comte Malipierri, de Turin, annonce que la donation de trois cent mille francs est signée.

— En prévenir Duplessis… Ensuite?

— Don Stanislas vient de partir des eaux de Baden avec la reine Marie-Ernestine. Il donne avis que Sa Majesté recevra avec gratitude les avis qu'on lui annonce, et y répondra de sa main.

— Prenez note… J'écrirai moi-même à la reine. Pendant que Rodin inscrivait quelques notes en marge du papier qu'il tenait, son maître, continuant de se promener de long en large dans la chambre, se trouva en face de la grande mappemonde marquée de petites croix rouges; un instant il la contempla d'un air pensif.

Rodin continua:

— D'après l'état des esprits dans certaines parties de l'Italie, où quelques agitateurs ont les yeux tournés vers la France, le père Orsini écrit de Milan qu'il serait très important de répandre à profusion dans ce pays un petit livre dans lequel les Français, nos compatriotes, seraient présentés comme impies et débauchés… pillards et sanguinaires…

— L'idée est excellente, on pourra exploiter habilement les excès commis par les nôtres en Italie pendant les guerres de la République… Il faudra charger Jacques Dumoulin d'écrire ce petit livre. Cet homme est pétri de bile, de fiel et de venin; le pamphlet sera terrible… D'ailleurs je donnerai quelques notes; mais qu'on ne paye Jacques Dumoulin qu'après la remise du manuscrit…

— Bien entendu… si on le soldait d'avance, il serait ivre-mort pendant huit jours dans quelque mauvais lieu. C'est ainsi qu'il a fallu lui payer deux fois son virulent factum contre les tendances panthéistes de la doctrine philosophique du professeur Martin.

— Notez… et continuez.

— Le _négociant _annonce que le _commis _est sur le point d'envoyer le _banquier rendre ses comptes _devant qui de droit…

Après avoir accentué ces mots d'une façon particulière, Rodin dit à son maître:

— Vous comprenez?…

— Parfaitement… dit l'autre en tressaillant. Ce sont les expressions convenues… Ensuite?

— Mais le _commis, _reprit le secrétaire, est retenu par un dernier scrupule.

Après un moment de silence, pendant lequel ses traits se contractèrent péniblement, le maître de Rodin reprit:

— Continuer d'agir sur l'imagination du _commis _par le silence et la solitude, puis lui faire relire la liste des cas où le régicide est autorisé et absous… Continuez.

— La femme Sydney écrit de Dresde qu'elle attend les instructions. De violentes scènes de jalousie ont encore éclaté entre le père et le fils à son sujet; mais dans ces nouveaux épanchements de haine mutuelle, dans ces confidences que chacun lui faisait contre son rival, la femme Sydney n'a encore rien trouvé qui ait trait aux renseignements qu'on lui demande. Elle a pu jusqu'ici éviter de se décider pour l'un ou pour l'autre; mais si cette situation se prolonge, elle craint d'éveiller leurs soupçons. Qui doit-elle préférer, du père ou du fils?

— Le fils… Les ressentiments de la jalousie seront bien plus violents, bien plus cruels chez ce vieillard; et pour se venger de la préférence accordée à son fils, il dira peut-être ce que tous deux ont tant d'intérêt à cacher… Ensuite?

— Depuis trois ans, deux servantes d'Ambrosius, que l'on a placées dans cette petite paroisse des montagnes du Valais, ont disparu, sans qu'on sache ce qu'elles sont devenues. Une troisième vient d'avoir le même sort. Les protestants du pays s'émeuvent, parlent de meurtre… de circonstances épouvantables…

— Jusqu'à preuve évidente, complète du fait, que l'on défende Ambrosius contre ces infâmes calomnies d'un parti qui ne recule jamais devant les inventions les plus monstrueuses… Continuez.

— Thompson, de Liverpool, est enfin parvenu à faire entrer Justin comme homme de confiance chez lord Steward, riche catholique irlandais dont la tête s'affaiblit de plus en plus.

— Une fois le fait vérifié, cinquante louis de gratification à
Thompson, prenez note pour Duplessis… Poursuivez.

— Frank Dichestein, de Vienne, reprit Rodin, annonce que son père vient de mourir du choléra dans un petit village à quelques lieues de cette ville, car l'épidémie continue d'avancer lentement, venant du nord de la Russie par la Pologne…

— C'est vrai, dit le maître de Rodin en interrompant; puisse le terrible fléau ne pas continuer sa marche effrayante et épargner la France!…

— Frank Dichestein, reprit Rodin, annonce que ses deux frères sont décidés à attaquer la donation faite par son père, mais que lui est d'un avis opposé.

— Consulter les deux personnes chargées du contentieux…
Ensuite?

— Le cardinal prince d'Amalli se conformera aux trois premiers points du mémoire. Il demande à faire ses réserves pour le quatrième point.

— Pas de réserves… acceptation pleine et absolue; sinon la guerre: et notez-le bien, entendez-vous? une guerre acharnée, sans pitié ni pour lui ni pour ses créatures… Ensuite?

— Fra Paolo annonce que le patriote Boccari, chef d'une société secrète très redoutable, désespéré de voir ses amis l'accuser de trahison par suite des soupçons que lui, Fra Paolo, avait adroitement jetés dans leur esprit, s'est donné la mort.

— Boccari!! est-ce possible?… Boccari!… le patriote
Boccari!… cet ennemi si dangereux? s'écria le maître de Rodin.

— Le patriote Boccari… répéta le secrétaire, toujours impassible.

— Dire à Duplessis d'envoyer un mandat de vingt-cinq louis à Fra
Paolo… Prenez note.

— Haussmann annonce que la danseuse française Albertine Ducomet est la maîtresse du prince régnant: elle a sur lui la plus complète influence; on pourrait donc par elle arriver sûrement au but qu'on se propose; mais cette Albertine est dominée par son amant, condamné en France comme faussaire, et elle ne fait rien sans le consulter.

— Ordonner à Haussmann de s'aboucher avec cet homme; si ses prétentions sont raisonnables, y accéder; s'informer si cette fille n'a pas quelques parents à Paris.

— Le duc d'Orbano annonce que le roi son maître autorisera le nouvel établissement proposé, mais aux conditions précédemment notifiées.

— Pas de conditions, une franche adhésion ou un refus positif… On reconnaît ainsi ses amis et ses ennemis. Plus les circonstances sont défavorables, plus il faut montrer de fermeté et imposer par là confiance en soi.

— Le même annonce que le corps diplomatique tout entier continue d'appuyer les réclamations du père de cette jeune fille protestante qui ne veut quitter le couvent où elle a trouvé asile et protection que pour épouser son amant contre la volonté de son père.

— Ah!… le corps diplomatique continue de réclamer au nom de ce père?

— Il continue…

— Alors, continuer de lui répondre que le pouvoir spirituel n'a rien à démêler avec le pouvoir temporel.

À ce moment le timbre de la porte d'entrée frappa deux coups.

— Voyez ce que c'est, dit le maître de Rodin. Celui-ci se leva et sortit. Son maître continua de se promener, pensif d'un bout à l'autre de la chambre. Ses pas l'ayant encore amené auprès de l'énorme sphère, il s'y arrêta. Pendant quelque temps il contempla, dans un profond silence, les innombrables petites croix rouges qui semblaient couvrir d'un immense réseau toutes les contrées de la terre. Songeant sans doute à l'invisible action de son pouvoir, qui paraissait s'étendre sur le monde entier, les traits de cet homme s'animèrent, sa large prunelle grise étincela, ses narines se gonflèrent, sa mâle figure prit une incroyable expression d'énergie, d'audace et de superbe. Le front altier, la lèvre dédaigneuse, il s'approcha de la sphère et appuya sa vigoureuse main sur le pôle… À cette puissante étreinte, à ce mouvement impérieux, possessif, on aurait dit que cet homme se croyait sûr de dominer ce globe, qu'il contemplait de toute la hauteur de sa grande taille et sur lequel il posait sa main d'un air si fier, si audacieux. Alors il ne souriait pas. Son large front se plissait d'une manière formidable, son regard menaçait; l'artiste qui aurait voulu peindre le démon de l'orgueil et de la domination n'aurait pu choisir un plus effrayant modèle. Lorsque Rodin rentra, la figure de son maître avait repris son expression habituelle.

— C'est le facteur, dit Rodin en montrant les lettres qu'il tenait à la main, il n'y a rien de Dunkerque…

— Rien!!! s'écria son maître.

Et sa douloureuse émotion contrastait singulièrement avec l'expression hautaine et implacable que son visage avait naguère.

— Rien!!! aucune nouvelle de ma mère! reprit-il; encore trente- six heures d'inquiétude.

— Il me semble que si Mme la princesse avait eu de mauvaises nouvelles à donner, elle eût écrit; probablement le mieux continue…

— Vous avez sans doute raison, Rodin; mais il n'importe… je ne suis pas tranquille… Si demain je n'ai pas de nouvelles complètement rassurantes, je partirai pour la terre de la princesse… Pourquoi faut-il que ma mère ait voulu aller passer l'automne dans ce pays!… Je crains que les environs de Dunkerque ne soient pas sains pour elle…

Après un moment de silence il ajouta, en continuant de se promener:

— Enfin… voyez ces lettres… d'où sont-elles?… Rodin, après avoir examiné leur timbre, répondit:

— Sur les quatre, il y en a trois relatives à la grande et importante affaire des médailles…

— Dieu soit loué!… pourvu que les nouvelles soient favorables, s'écria le maître de Rodin avec une expression d'inquiétude qui témoignait de l'extrême importance qu'il attachait à cette affaire.

— L'une, de Charlestown, est sans doute relative à Gabriel le missionnaire, répondit Rodin; l'autre, de Batavia, a sans doute rapport à l'Indien Djalma… Celle-ci est de Leipzig… Sans doute elle confirme celle d'hier, où ce dompteur de bêtes féroces, nommé Morok, annonçait que, selon les ordres qu'il avait reçus, et sans qu'on pût l'accuser en rien, les filles du général Simon ne pourraient continuer leur voyage.

Au nom du général Simon un nuage passa sur les traits du maître de
Rodin.

II. Les ordres.[2]

Après avoir surmonté l'émotion involontaire que lui avait causée le nom ou le souvenir du général Simon, le maître de Rodin lui dit:

— N'ouvrez pas encore ces lettres de Leipzig, de Charlestown et de Batavia; les renseignements qu'elles donnent, sans doute, se classeront tout à l'heure d'eux-mêmes. Cela nous épargnera un double emploi de temps.

Le secrétaire regarda son maître d'un air interrogatif.

L'autre reprit:

— Avez-vous terminé la note relative à l'affaire des médailles?

— La voici… Je finissais de la traduire en chiffres.

— Lisez-la moi, et, selon l'ordre des faits, vous ajouterez les nouvelles informations que doivent renfermer ces trois lettres.

— En effet, dit Rodin, ces informations se trouveront ainsi à leur place.

— Je veux voir, reprit l'autre, si cette note est claire et suffisamment explicative, car vous n'avez pas oublié que la personne à qui elle est destinée ne doit pas tout savoir?

— Je me le suis rappelé, et c'est dans ce sens que je l'ai rédigée…

— Lisez.

M. Rodin lut ce qui suit, très posément et très lentement: «Il y a cent cinquante ans, une famille française, protestante, s'est expatriée volontairement dans la prévision de la prochaine révocation de l'édit de Nantes, et dans le dessein de se soustraire aux rigoureux et justes arrêts déjà rendus contre les réformés, ces ennemis indomptables de notre sainte religion. Parmi les membres de cette famille, les uns se sont réfugiés d'abord en Hollande, puis dans les colonies hollandaises, d'autres en Pologne, d'autres en Allemagne, d'autres en Angleterre, d'autres en Amérique. On croit savoir qu'il ne reste aujourd'hui que sept descendants de cette famille, qui a passé par d'étranges vicissitudes de fortune, puisque ses représentants sont aujourd'hui à peu près placés sur tous les degrés de l'échelle sociale, depuis le souverain jusqu'à l'artisan.

«Ces descendants directs ou indirects sont:

«Filiation maternelle:

«Les demoiselles _Rose _et _Blanche Simon, _mineures.

«(Le général Simon a épousé à Varsovie une descendante de ladite famille.)

«Le sieur _François Hardy, _manufacturier au Plessis, près Paris.

«Le prince _Djalma, _fils de _Kadja-Sing, _roi de Mondi.

«_(Kadja-Sing _a épousé en 1802 une descendante de ladite famille, alors établie à Batavia (île de Java), possession hollandaise.)

«Filiation paternelle: «Le sieur _Jacques Rennepont, _dit _Couche- tout-nu, _artisan. «La demoiselle _Adrienne de Cardoville, _fille du comte de Rennepont, (duc de Cardoville). «Le sieur _Gabriel Rennepont, _prêtre des missions étrangères. «Chacun des membres de cette famille possède ou doit posséder une médaille de bronze sur laquelle se trouvent gravées les inscriptions ci-jointes:

Coté face

Victime de L.C.D.J
Priez pour moi
Paris le 13 février 1682

Coté pile

À Paris rue St-François n°3
Dans un siècle et demi vous serez
le 13 février 1832.
Priez pour moi.

«Ces mots et cette date indiquent qu'il est d'un puissant intérêt pour chacun d'eux de se trouver à Paris le 13 février 1832, et cela, non par représentants ou fondés de pouvoir, mais EN PERSONNE, qu'ils soient majeurs ou mineurs, mariés ou célibataires. Mais d'autres personnes ont un intérêt _immense _à ce qu'aucun des descendants de cette famille ne se trouve à Paris le 13 février… à l'exception de Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères. _Il faut donc qu'À _TOUT PRIX _Gabriel soit le seul qui assiste à ce rendez-vous donné aux représentants de cette famille il y a un siècle et demi. _Pour empêcher les six autres personnes d'être ou de se rendre à Paris le jour dit, ou pour y paralyser leur présence, on a déjà beaucoup tenté; mais il reste beaucoup à tenter pour assurer le bon succès de cette affaire, que l'on regarde comme la plus vitale de l'époque, à cause de ses résultats probables…»

— Cela n'est que trop vrai, dit le maître de Rodin, en l'interrompant et en secouant la tête d'un air pensif; ajoutez, en outre, que les conséquences du succès sont incalculables, et que l'on n'ose prévoir celles de l'insuccès… en un mot, qu'il s'agit d'être… presque ou de ne pas être pendant plusieurs années. Aussi faut-il, pour réussir, _employer tous les moyens possibles, ne reculer devant rien, _toujours en sauvant habilement les apparences.

— C'est écrit, dit Rodin après avoir ajouté les mots que son maître venait de lui dicter.

— Continuez…

Rodin continua: «Pour faciliter ou assurer la réussite de l'affaire en question, il est nécessaire de donner quelques détails particuliers et secrets sur les sept personnes qui représentent cette famille. «On répond de la vérité de ces détails, au besoin on les compléterait de la façon la plus minutieuse; car, des informations contradictoires ayant eu lieu, on possède des dossiers très étendus, on procédera par ordre de personnes, et l'on parlera seulement des faits accomplis jusqu'à ce jour.»

Note n°1.

«Les demoiselles _Rose et Blanche Simon, _soeurs jumelles âgées de quinze ans environ. Figures charmantes, se ressemblant tellement qu'on pourrait prendre l'une pour l'autre; caractère doux et timide, mais susceptible d'exaltation; élevées en Sibérie par une mère esprit fort et déiste. Elles sont complètement ignorantes des choses de notre sainte religion.

«Le général Simon, séparé de sa femme avant leur naissance, ignore encore à cette heure qu'il a deux filles.

«On avait cru les empêcher de se trouver à Paris le 13 février, en faisant envoyer leur mère dans un lieu d'exil beaucoup plus reculé que celui qui lui avait d'abord été assigné; mais leur mère étant morte, le gouverneur général de la Sibérie, qui nous est tout dévoué d'ailleurs, croyant, par une erreur déplorable, la mesure seulement personnelle à la femme du général Simon, a malheureusement permis à ces jeunes filles de revenir en France sous la conduite d'un ancien soldat.

«Cet homme, entreprenant, fidèle, résolu, est noté comme dangereux.

«Les demoiselles Simon sont inoffensives. On a tout lieu d'espérer qu'à cette heure elles sont retenues dans les environs de Leipzig.»

Le maître de Rodin, l'interrompant, lui dit:

— Lisez maintenant la lettre de Leipzig reçue tout à l'heure, vous pourrez compléter l'information.

Rodin lut, et s'écria:

— Excellente nouvelle! les deux jeunes filles et leur guide étaient parvenus à s'échapper, pendant la nuit, de l'auberge du _Faucon Blanc, _mais tous trois ont été rejoints et saisis à une lieue de Mockern; on les a transférés à Leipzig, où ils sont emprisonnés comme vagabonds; de plus, le soldat qui leur servait de guide est accusé et convaincu de rébellion, voies de faits et séquestration envers un magistrat.

— Il est donc à peu près certain, vu la longueur des procédures allemandes (et d'ailleurs on y pourvoira), que les jeunes filles ne pourront être ici le 13 février, dit le maître de Rodin. Joignez ce dernier fait à la note par un renvoi…

Le secrétaire obéit, écrivit en note le résumé de la lettre de
Morok et dit:

— C'est écrit:

— Poursuivez, reprit son maître.

Rodin continua à lire.

Note n°2.

M. François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris.

«Homme ferme, riche, intelligent, actif, probe, instruit, idolâtré de ses ouvriers, grâce à des innovations sans nombre touchant leur bien-être; ne remplissant jamais les devoirs de notre sainte religion: noté comme homme _très dangereux; _mais la haine et l'envie qu'il inspire aux autres industriels, surtout à M. le baron Tripeaud, son concurrent, peuvent aisément tourner contre lui. S'il est besoin d'autres moyens d'action sur lui et contre lui, on consultera son dossier; il est très volumineux: cet homme est depuis longtemps signalé et surveillé. On l'a fait si habilement circonvenir, quant à l'affaire de la médaille, que jusqu'à présent il est complètement abusé sur l'importance des intérêts qu'elle représente; du reste, il est incessamment épié, entouré, dominé, même à son insu; un de ses meilleurs amis le trahit, et l'on sait par lui ses plus secrètes pensées.»

Note n°3.

Le prince Djalma.

«Dix-huit ans, caractère énergique et généreux, esprit fier, indépendant et sauvage; favori du général Simon, qui a pris le commandement des troupes de son père, _Kadja-Sing, _dans la lutte que celui-ci soutient dans l'Inde contre les Anglais. On ne parle de Djalma que pour mémoire, car sa mère est morte jeune encore, du vivant de ses parents à elle, qui étaient restés à Batavia. Or, ceux-ci étant morts à leur tour, leur modeste héritage n'ayant été réclamé ni par Djalma ni par le roi son père, on a la certitude qu'ils ignorent tous deux les graves intérêts qui se rattachent à la possession de la médaille en question, qui fait partie de l'héritage de la mère de Djalma.»

Le maître de Rodin l'interrompit et lui dit:

— Lisez maintenant la lettre de Batavia, afin de compléter l'information sur Djalma.

Rodin lut et dit:

— Encore une bonne nouvelle… M. Josué Van Daël, négociant à Batavia (il a fait son éducation dans notre maison de Pondichéry), a appris par son correspondant de Calcutta que le vieux roi indien a été tué dans la dernière bataille qu'il a livrée aux Anglais. Son fils Djalma, dépossédé du trône paternel, a été provisoirement envoyé dans une forteresse de l'Inde comme prisonnier d'État.

— Nous sommes à la fin d'octobre, dit le maître de Rodin. En admettant que le prince Djalma fût mis en liberté et qu'il pût quitter l'Inde maintenant, c'est à peine s'il arriverait à Paris pour le mois de février…

— M. Josué, reprit Rodin, regrette de n'avoir pu prouver son zèle en cette circonstance; si, contre toute probabilité, le prince Djalma était relâché ou s'il parvenait à s'évader, il est certain qu'alors il viendrait à Batavia pour réclamer l'héritage maternel, puisqu'il ne lui reste plus rien au monde. On pourrait dans ce cas compter sur le dévouement de M. Josué Van Daël. Il demande, en retour, par le prochain courrier, des renseignements très précis sur la fortune de M. le baron Tripeaud, manufacturier et banquier, avec lequel il est en relations d'affaires.

— À ce sujet vous répondrez d'une manière évasive, M. Josué n'ayant encore montré que du zèle… Complétez l'information de Djalma… avec ces nouveaux renseignements…

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