Le juif errant - Tome I
— Gabriel!!! parlez-nous de notre mère.
À cet appel, le missionnaire fit un léger mouvement, ouvrit à demi les yeux, et grâce à cet état de vague somnolence qui précède le réveil complet, se rendant à peine compte de ce qu'il voyait, il eut un ravissement à l'apparition de ces deux gracieuses figures qui, tournées vers lui, l'appelaient doucement.
— Qui m'appelle! dit-il en se réveillant tout à fait et en redressant la tête.
— C'est nous!
— Nous, Blanche et Rose!
Ce fut au tour de Gabriel à rougir, car il reconnaissait les jeunes filles qu'il avait sauvées.
— Relevez-vous, mes soeurs, dit-il, on ne s'agenouille que devant
Dieu…
Les orphelines obéirent et furent bientôt à ses côtés, se tenant par la main.
— Vous savez donc mon nom! leur demanda-t-il en souriant.
— Oh! nous ne l'avons pas oublié.
— Qui vous l'a dit!
— Vous…
— Moi?
— Quand vous êtes venu de la part de notre mère…
— Nous dire qu'elle vous envoyait vers nous et que vous nous protégeriez toujours.
— Moi, soeur?… dit le missionnaire, ne comprenant rien aux paroles des orphelines. Vous vous trompez… Aujourd'hui seulement je vous ai vues…
— Et dans nos rêves?
— Oui, rappelez-vous donc! dans nos rêves?
— En Allemagne… il y a trois mois, pour la première fois.
Regardez-nous donc bien!
Gabriel ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de Rose et de Blanche, qui lui demandaient de se souvenir d'un rêve qu'elles avaient fait; puis, de plus en plus surpris, il reprit:
— Dans vos rêves?
— Mais certainement… quand vous nous donniez de si bons conseils.
— Aussi, quand nous avons eu du chagrin depuis… en prison… vos paroles, dont nous nous souvenions, nous ont consolées, nous ont donné du courage.
— N'est-ce donc pas vous qui nous avez fait sortir de prison, à Leipzig, pendant cette nuit si noire… que nous ne pouvions vous voir?
— Moi!…
— Quel autre que vous serait venu à notre secours et à celui de notre vieil ami?…
— Nous lui disions bien que vous l'aimeriez parce qu'il nous aimait, lui qui ne voulait pas croire aux anges.
— Aussi, ce matin, pendant la tempête, nous n'avions presque pas peur.
— Nous vous attendions.
— Ce matin, oui, mes soeurs, Dieu m'a accordé la grâce de m'envoyer à votre secours; j'arrivais d'Amérique, mais je n'ai jamais été à Leipzig… Ce n'est donc pas moi qui vous ai fait sortir de prison… Dites-moi, mes soeurs, ajouta-t-il en souriant avec bonté, pour qui me prenez-vous?
— Pour un bon ange que nous avons déjà vu en rêve et que notre mère a envoyé du ciel pour nous protéger.
— Mes chères soeurs, je ne suis qu'un pauvre prêtre… Le hasard fait que je ressemble sans doute à l'ange que vous avez vu en songe et que vous ne pouviez voir qu'en rêve… car il n'y a pas d'ange visible pour nous.
— Il n'y a pas d'anges visibles! dirent les orphelines en se regardant avec tristesse.
— Il n'importe, mes chères soeurs, dit Gabriel en prenant affectueusement les mains des jeunes filles entre les siennes, les rêves… comme toute chose… viennent de Dieu… Puisque le souvenir de votre mère était mêlé à ce rêve… bénissez-le doublement.
À ce moment une porte s'ouvrit et Dagobert parut. Jusqu'alors, les orphelines, dans leur ambition naïve d'être protégées par un archange, ne s'étaient pas rappelé que la femme de Dagobert avait adopté un enfant abandonné qui s'appelait Gabriel et qui était prêtre et missionnaire.
Le soldat, quoiqu'il se fût opiniâtré à soutenir que sa blessure était une blessure blanche (pour se servir des termes du général Simon), avait été soigneusement pansé par le chirurgien du village; un bandeau noir lui cachait à moitié le front et augmentait encore son air naturellement rébarbatif. En entrant dans le salon, il fut surpris de voir un inconnu tenir familièrement entre ses mains les mains de Blanche et de Rose. Cet étonnement se conçoit: Dagobert ignorait que le missionnaire eût sauvé les orphelines et tenté de le secourir lui-même. Le matin, pendant la tempête, tourbillonnant au milieu des vagues, tâchant enfin de se cramponner à un rocher, le soldat n'avait que très imparfaitement vu Gabriel au moment où celui-ci, après avoir arraché les deux soeurs à une mort certaine, avait en vain tâché de lui venir en aide. Lorsque après le naufrage Dagobert avait retrouvé les orphelines dans la salle basse du château, il était tombé, on l'a dit, dans un complet évanouissement, causé par la fatigue, par l'émotion, par les suites de sa blessure: à ce moment non plus il n'avait pu apercevoir le missionnaire. Le vétéran commençait à froncer ses épais sourcils gris sous son bandeau noir, en voyant un inconnu si familier avec Rose et Blanche, lorsque celles-ci coururent se jeter dans ses bras et le couvrirent de caresses filiales: son ressentiment se dissipa bientôt devant ces preuves d'affection, quoiqu'il jetât de temps à autre un regard assez sournois du côté du missionnaire, qui s'était levé et dont il ne distinguait pas parfaitement la figure.
— Et ta blessure? lui dit Rose avec intérêt, on nous a dit qu'heureusement elle n'était pas dangereuse.
— En souffres-tu? ajouta Blanche.
— Non, mes enfants… c'est le major du village qui a voulu m'entortiller de ce bandage; j'aurais sur la tête une résille de coups de sabre que je ne serais pas autrement embéguiné; on me prendra pour un vieux délicat; ce n'est qu'une blessure blanche, et j'ai envie de…
Le soldat porta une de ses mains à son bandeau.
— Veux-tu laisser cela! dit Rose en arrêtant le bras de Dagobert, es-tu peu raisonnable… à ton âge!
— Bien, bien! ne me grondez pas, je ferai ce que vous voulez… je garderai ce bandeau.
Puis, attirant les orphelines dans un angle du salon, il leur dit à voix basse en leur montrant le jeune prêtre du coin de l'oeil:
— Quel est ce monsieur… qui vous prenait les mains… quand je suis entré?… Ça m'a l'air d'un curé… Voyez-vous, mes enfants… il faut prendre garde… parce que…
— Lui!!! s'écrièrent Rose et Blanche en se retournant vers Gabriel, mais pense donc que, sans lui, nous ne t'embrasserions pas à cette heure…
— Comment! s'écria le soldat en redressant brusquement sa grande taille et regardant le missionnaire.
— C'est notre ange gardien… reprit Blanche.
— Sans lui, dit Rose, nous mourions ce matin dans le naufrage…
— Lui!… C est lui… qui… Dagobert n'en put dire davantage. Le coeur gonflé, les yeux humides, il courut au missionnaire et s'écria avec un accent de reconnaissance impossible à rendre, en lui tendant les deux mains:
— Monsieur, je vous dois la vie de ces deux enfants… Je sais à quoi ça m'engage… je ne vous dis rien de plus… parce que ça dit tout…
Mais, frappé d'un souvenir soudain, il s'écria:
— Mais attendez donc… est-ce que, lorsque je tâchais de me cramponner à une roche… pour n'être pas entraîné par les vagues, ce n'est pas vous qui m'avez tendu la main?… Oui… vos cheveux blonds… votre figure jeune!… mais certainement… c'est vous… maintenant… Je vous reconnais…
— Malheureusement… monsieur… les forces m'ont manqué… et j'ai eu la douleur de vous voir retomber dans la mer.
— Je n'ai rien de plus à vous dire pour vous remercier… que ce que je vous ai dit tout à l'heure, reprit Dagobert avec une simplicité touchante. En me conservant ces enfants, vous aviez déjà plus fait pour moi que si vous m'aviez conservé la vie… mais quel courage!… quel coeur!… quel coeur!… dit le soldat avec admiration. Et si jeune!… l'air d'une fille.
— Comment! s'écria Blanche avec joie, notre Gabriel est aussi venu à toi!
— Gabriel, dit Dagobert en interrompant Blanche; et, s'adressant au prêtre:
— Vous vous appelez Gabriel?
— Oui, monsieur.
— Gabriel! répéta le soldat de plus en plus surpris, et vous êtes prêtre? ajouta-t-il.
— Prêtre des missions étrangères.
— Et… qui vous a élevé? demanda le soldat avec une surprise croissante.
— Une excellente et généreuse femme, que je vénère comme la meilleure des mères… car elle a eu pitié de moi… Enfant abandonné, elle m'a traité comme son fils…
— Françoise… Baudoin… n'est-ce pas? dit le soldat profondément ému.
— Oui… monsieur, répondit Gabriel, à son tour très étonné. Mais comment savez-vous?…
— La femme d'un soldat, reprit Dagobert.
— Oui, d'un brave soldat… qui, par un admirable dévouement… passe à cette heure sa vie dans l'exil… loin de sa femme… loin de son fils… de mon bon frère… car je suis fier de lui donner ce nom.
— Mon… Agricol… ma femme… Quand les avez-vous… quittés?
— Ce serait vous… le père d'Agricol?… Oh! je ne savais pas encore toute la reconnaissance que je devais à Dieu! dit Gabriel en joignant les mains.
— Et ma femme… et mon fils? dit Dagobert d'une voix tremblante, comment vont-ils? avez-vous de leurs nouvelles?
— Celles que j'ai reçues il y a trois mois étaient excellentes…
— Non, c'est trop de joie, s'écria Dagobert, c'est trop… Et le vétéran ne put continuer; le saisissement étouffait ses paroles, il retomba assis sur une chaise.
Rose et Blanche se rappelèrent alors seulement la lettre de leur père relativement à l'enfant trouvé, nommé Gabriel, et adopté par la femme de Dagobert; elles laissèrent alors éclater leurs transports ingénus…
— Notre Gabriel est le tien… c'est le même… quel bonheur! s'écria Rose.
— Oui, mes chères petites, il est à vous comme à moi; nous en avons chacun notre part… Puis s'adressant à Gabriel, le soldat ajouta avec effusion:
— Ta main… encore ta main, mon intrépide enfant… Ma foi, tant pis, je te dis toi… puisque mon Agricol est ton frère…
— Ah!… monsieur… que de bonté!
— C'est ça… tu vas me remercier… Après tout ce que nous te devons!
— Et ma mère adoptive est-elle instruite de votre arrivée? dit
Gabriel pour échapper aux louanges du soldat.
— Je lui ai écrit, il y a cinq mois, que je venais seul… et pour cause… Je te dirai cela plus tard… Elle demeure toujours rue Brise-Miche? C'est là que mon Agricol est né.
— Elle y demeure toujours.
— En ce cas, elle aura reçu ma lettre; j'aurais voulu lui écrire de la prison de Leipzig, mais impossible.
— De prison… vous sortez de prison?
— Oui, j'arrive d'Allemagne par l'Elbe et par Hambourg, et je serais à Leipzig sans un événement qui me ferait croire au diable… Mais au bon diable.
— Que voulez-vous dire? expliquez-vous.
— Ça me serait difficile, car je ne puis pas me l'expliquer à moi-même… Ces petites filles, et il montra Rose et Blanche en souriant, se prétendaient plus avancées que moi; elles me répétaient toujours: «Mais c'est l'archange qui est venu à notre secours… Dagobert; c'est l'archange, vois-tu, toi qui disais que tu aimais autant Rabat-Joie pour nous défendre…»
— Gabriel… je vous attends… dit une voix brève qui fit tressaillir le missionnaire.
Lui, Dagobert et les orphelines tournèrent vivement la tête. Rabat-Joie gronda sourdement; c'était M. Rodin: il se tenait debout à l'entrée d'une porte ouvrant sur un corridor. Les traits étaient calmes, impassibles; il jeta un regard rapide et perçant sur le soldat et les deux soeurs.
— Qu'est-ce que cet homme là? dit Dagobert, tout d'abord très peu prévenu en faveur de M. Rodin, auquel il trouvait, avec raison, une physionomie singulièrement repoussante. Que diable te veut-il?
— Je pars avec lui, dit Gabriel avec une expression de regret et de contrainte. Puis, se tournant vers Rodin:
— Mille pardons, me voici dans l'instant.
— Comment! tu pars, dit Dagobert stupéfait, au moment où nous nous retrouvons… Non, pardieu!… tu ne partiras pas… j'ai trop de choses à te dire et à te demander, nous ferons route ensemble… je m'en fais une fête.
— C'est impossible… c'est mon supérieur… je dois obéir.
— Ton supérieur?… Il est habillé en bourgeois…
— Il n'est pas obligé de porter l'habit ecclésiastique…
— Ah bah! puisqu'il n'est pas en uniforme, et que dans ton état il n'y a pas de salle de police, envoie-le…
— Croyez-moi, je n'hésiterais pas une minute, s'il était possible de rester.
— J'avais raison de trouver à cet homme-là une mauvaise figure, dit Dagobert entre ses dents. Puis il ajouta avec une impatience chagrine:
— Veux-tu que je lui dise, ajouta-t-il plus bas, qu'il nous satisferait beaucoup en filant tout seul?
— Je vous en prie, n'en faites rien, dit Gabriel; ce serait inutile… je connais mes devoirs… ma volonté est celle de mon supérieur. À votre arrivée à Paris, j'irai vous voir, vous, ainsi que ma mère adoptive et mon frère Agricol.
— Allons… soit. J'ai été soldat, je sais ce que c'est que la subordination, dit Dagobert vivement contrarié; il faut faire contre fortune bon coeur. Ainsi, à après-demain matin… rue Brise-Miche, mon garçon; car je serai à Paris demain soir, m'assure-t-on, et nous partons tout à l'heure. Dis donc, il paraît qu'il y a aussi une crâne discipline chez vous?
— Oui… elle est grande, elle est sévère, répondit Gabriel en tressaillant et en étouffant un soupir.
— Allons… embrasse-moi… et à bientôt… Après tout, vingt- quatre heures sont bientôt passées.
— Adieu… adieu… répondit le missionnaire d'une voix émue en répondant à l'étreinte du vétéran.
— Adieu, Gabriel… ajoutèrent les orphelines en soupirant aussi et les larmes aux yeux.
— Adieu, mes soeurs… dit Gabriel.
Et il sortit avec Rodin, qui n'avait perdu ni un mot ni un incident de cette scène.
Deux heures après, Dagobert et les deux orphelines avaient quitté le château pour se rendre à Paris, ignorant que Djalma restait à Cardoville, trop blessé pour partir encore.
Le métis Faringhea demeura auprès du jeune prince, ne voulant pas, disait-il, abandonner son compatriote.
* * * *
Nous conduirons maintenant le lecteur rue Brise-Miche, chez la femme de Dagobert.
Cinquième partie
La rue Brise-Miche
I. La femme de Dagobert.
Les scènes suivantes se passent à Paris, le lendemain du jour où les naufragés ont été recueillis au château de Cardoville.
Rien de plus sinistre, de plus sombre, que l'aspect de la rue Brise-Miche, dont l'une des extrémités donne rue Saint-Merry, l'autre près de la petite place du Cloître, vers l'église. De ce côté, cette ruelle, qui n'a pas plus de huit pieds de largeur, est encaissée entre deux immenses murailles noires, boueuses, lézardées, dont l'excessive hauteur prive en tout temps cette voie d'air et de lumière; à peine pendant les plus longs jours de l'année, le soleil peut-il y jeter quelques rayons: aussi, lors des froids humides de l'hiver, un brouillard glacial, pénétrant, obscurcit constamment cette espèce de puits oblong au pavé fangeux.
Il était environ huit heures du soir; à la pâle clarté du réverbère dont la lumière rougeâtre perçait à peine la brume, deux hommes, arrêtés dans l'angle de l'un de ces murs énormes, échangeaient quelques paroles.
— Ainsi, disait l'un, c'est bien entendu… vous resterez dans la rue jusqu'à ce que vous les ayez vus entrer au numéro 5.
— C'est entendu.
— Et quand vous les aurez vus entrer, pour mieux encore vous assurer de la chose, vous monterez chez Françoise Baudoin…
— Sous prétexte de demander si ce n'est pas là que demeure l'ouvrière bossue, la soeur de cette créature surnommée la reine Bacchanal…
— Très bien… Quant à celle-ci, tâchez de savoir exactement son adresse par la bossue; car c'est très important: les femmes de cette espèce dénichent comme des oiseaux, et on a perdu sa trace…
— Soyez tranquille… Je ferai tout mon possible auprès de la bossue pour savoir où demeure sa soeur.
— Et pour vous donner courage, je vais vous attendre au cabaret en face du cloître, et nous boirons un verre de vin chaud à votre retour.
— Ce ne sera pas de refus, car il fait ce soir un froid diablement noir.
— Ne m'en parlez pas! ce matin l'eau gelait sur mon goupillon, et j'étais raide comme une momie sur ma chaise à la porte de l'église. Ah! mon garçon! tout n'est pas rose dans le métier de donneur d'eau bénite…
— Heureusement, il y a les profits… Allons, bonne chance… N'oubliez pas, numéro 5… la petite allée à côté de la boutique du teinturier…
— C'est dit, c'est dit… Et les deux hommes se séparèrent. L'un gagna la place du Cloître; l'autre se dirigea au contraire vers l'extrémité de la ruelle qui débouche rue Saint-Merry, et ne fut pas longtemps à trouver le numéro de la maison qu'il cherchait: maison haute et étroite, et, comme toutes celles de cette rue, d'une triste et misérable apparence.
De ce moment l'homme commença de se promener de long en large devant la porte de l'allée numéro 5.
Si l'extérieur de ces demeures était repoussant, rien ne saurait donner une idée de leur intérieur lugubre, nauséabond; la maison numéro 5 était surtout dans un état de délabrement et de malpropreté affreux à voir… L'eau qui suintait des murailles ruisselait dans l'escalier sombre et boueux; au second étage, on avait mis sur l'étroit palier quelques brassées de paille pour que l'on pût s'y essuyer les pieds: mais cette paille, changée en fumier, augmentait encore cette odeur énervante, inexprimable, qui résulte du manque d'air de l'humidité et des putrides exhalaisons des plombs: car quelques ouvertures, pratiquées dans la cage de l'escalier, y jetaient à peine quelques lueurs d'une lumière blafarde.
Dans ce quartier, l'un des plus populeux de Paris, ces maisons sordides, froides, malsaines, sont généralement habitées par la classe ouvrière, qui y vit entassée. La demeure dont nous parlons était de ce nombre. Un teinturier occupait le rez-de-chaussée; les exhalaisons délétères de son officine augmentaient encore la fétidité de cette masure.
De petits ménages d'artisans, quelques ouvriers travaillant en chambrées, étaient logés aux étages supérieurs; dans l'une des pièces du quatrième demeurait Françoise Baudoin, femme de Dagobert. Une chandelle éclairait cet humble logis, composé d'une chambre et d'un cabinet; Agricol occupait une petite mansarde dans les combles. Un vieux papier d'une couleur grisâtre, çà et là fendu par les lézardes du mur, tapissait la muraille où s'appuyait le lit; de petits rideaux, fixés à une tringle de fer, cachaient les vitres; le carreau, non ciré, mais lavé, conservait sa couleur de brique; à l'une des extrémités de cette pièce était un poêle rond contenant une marmite où se faisait la cuisine: sur la commode de bois blanc peint en jaune veiné de brun, on voyait une maison de fer en miniature, chef-d'oeuvre de patience et d'adresse, dont toutes les pièces avaient été façonnées et ajustées par Agricol Baudoin (fils de Dagobert). Un christ en plâtre accroché au mur et entouré de plusieurs rameaux de buis bénit, quelques images de saints grossièrement coloriées, témoignaient des habitudes dévotieuses de la femme du soldat: une de ces grandes armoires de noyer, contournées, rendues presque noires par le temps, était placée entre les deux croisées: un vieux fauteuil garni de velours d'Utrecht vert (premier présent fait à sa mère par Agricol), quelques chaises de paille et une table de travail où l'on voyait plusieurs sacs de grosse toile bise, tel était l'ameublement de cette pièce, mal close par une porte vermoulue; un cabinet y attenant renfermait quelques ustensiles de cuisine et de ménage.
Si triste, si pauvre que semble peut-être cet intérieur, il n'est tel pourtant que pour un petit nombre d'artisans, relativement aisés… car le lit était garni de deux matelas, de draps blancs et d'une chaude couverture; la grande armoire contenait du linge.
Enfin, la femme de Dagobert occupait seule une chambre aussi grande que celles où de nombreuses familles d'artisans honnêtes et laborieux vivent et couchent d'ordinaire en commun, bien heureux lorsqu'ils peuvent donner aux filles et aux garçons un lit séparé! bien heureux lorsque la couverture ou l'un des draps du lit n'a pas été engagé au mont-de-piété! Françoise Baudoin, assise auprès du petit poêle de fonte, qui, par ce temps froid et humide, répandait bien peu de chaleur dans cette pièce mal close, s'occupait de préparer le repas du soir de son fils Agricol. La femme de Dagobert avait cinquante ans environ; elle portait une camisole d'indienne bleue à petits bouquets blancs et un jupon de futaine; un béguin blanc entourait sa tête et se nouait sous son menton. Son visage était pâle et maigre, ses traits réguliers; sa physionomie exprimait une résignation, une bonté parfaites. On ne pouvait en effet trouver une meilleure, une plus vaillante mère: sans autre ressource que son travail, elle était parvenue, à force d'énergie, à élever non seulement son fils Agricol, mais encore Gabriel, pauvre enfant abandonné qu'elle avait eu l'admirable courage de prendre à sa charge. Dans sa jeunesse, elle avait, pour ainsi dire, escompté sa santé à venir pour douze années lucratives, rendues telles par un travail exagéré, écrasant, que de dures privations rendaient presque homicide; car alors (et c'était un temps de salaire splendide comparé au temps présent), à force de veilles, à force de labeur acharné, Françoise avait quelquefois pu gagner jusqu'à cinquante sous par jour, avec lesquels elle était parvenue à élever son fils et son enfant adoptif…
Au bout de ces douze années, sa santé fut ruinée; ses forces, presque à bout; mais, au moins, les deux enfants n'avaient manqué de rien et avaient reçu l'éducation que le peuple peut donner à ses fils: Agricol entrait en apprentissage chez M. François Hardy, et Gabriel se préparait à entrer au séminaire par la protection très empressée de M. Rodin, dont les rapports étaient devenus, depuis 1820 environ, très fréquents avec le confesseur de Françoise Baudoin: car elle avait été et était toujours d'une piété peu éclairée, mais excessive.
Cette femme était une de ces natures d'une simplicité, d'une bonté adorables, un de ces martyrs de dévouements ignorés qui touchent quelquefois à l'héroïsme… Âmes saintes, naïves, chez lesquelles l'instinct du coeur supplée à l'intelligence. Le seul défaut ou plutôt la seule conséquence de cette candeur aveugle était une obstination invincible lorsque Françoise croyait devoir obéir à l'influence de son confesseur, qu'elle était habituée à subir depuis de longues années; cette influence lui paraissant des plus vénérables, des plus saintes, aucune puissance, aucune considération humaines n'auraient pu l'empêcher de s'y soumettre: en cas de discussion à ce sujet, rien au monde ne faisait fléchir cette excellente femme; sa résistance, sans colère, sans emportements, était douce comme son caractère, calme comme sa conscience, mais aussi, comme elle… inébranlable. Françoise Baudoin était, en un mot, un de ces êtres purs, ignorants et crédules, qui peuvent, quelquefois à leur insu, devenir des instruments terribles entre d'habiles et dangereuses mains.
Depuis assez longtemps le mauvais état de sa santé, et surtout le considérable affaiblissement de sa vue, lui imposaient un repos forcé; car à peine pouvait-elle travailler deux ou trois heures par jour: elle passait le reste du temps à l'église.
Au bout de quelques instants, Françoise se leva, débarrassa un des côtés de la table de plusieurs sacs de grosse toile grise, et disposa le couvert de son fils avec un soin, avec une sollicitude maternelle. Elle alla prendre dans l'armoire un petit sac de peau renfermant une vieille timbale d'argent bossuée et un léger couvert d'argent, si mince, si usé, que la cuiller était tranchante. Elle essuya, frotta le tout de son mieux, et plaça près de l'assiette de son fils cette argenterie, présent de noce de Dagobert. C'était ce que Françoise possédait de plus précieux, autant par sa mince valeur que par les souvenirs qui s'y rattachaient; aussi avait-elle souvent versé des larmes amères lorsqu'il lui avait fallu, dans des extrémités pressantes, par suite de maladie ou de chômage, porter au mont-de-piété ce couvert et cette timbale, sacrés pour elle.
Françoise prit ensuite, sur la planche intérieure de l'armoire, une bouteille d'eau et une bouteille de vin aux trois quarts remplie, et les plaça près de l'assiette de son fils; puis elle retourna surveiller le souper.
Quoique Agricol ne fût pas fort en retard, la physionomie de sa mère exprimait autant d'inquiétude que de tristesse; on voyait à ses yeux rougis qu'elle avait beaucoup pleuré. La pauvre femme, après de douloureuses et longues incertitudes, venait d'acquérir la conviction que sa vue, depuis longtemps très affaiblie, ne lui permettrait bientôt plus de travailler, même deux ou trois heures par jour, ainsi qu'elle avait coutume de le faire. D'abord, excellente ouvrière en lingerie, à mesure que ses yeux s'étaient fatigués, elle avait dû s'occuper de couture de plus en plus grossière, et son gain avait nécessairement diminué en proportion; enfin, elle s'était vue réduite à la confection de sacs de campement, qui comportent environ douze pieds de couture; on lui payait ses sacs à raison de deux sous chacun, et elle fournissait le fil. Cet ouvrage était très pénible, elle pouvait au plus parfaire trois de ces sacs en une journée; son salaire était ainsi de six sous. On frémit quand on pense au grand nombre de malheureuses femmes dont l'épuisement, les privations, l'âge, la maladie, ont tellement diminué les forces, ruiné la santé, que tout le labeur dont elles sont capables peut à peine leur rapporter quotidiennement cette somme si minime… Ainsi leur gain décroît en proportion des nouveaux besoins que la vieillesse et les infirmités leur créent…
Heureusement Françoise avait dans son fils un digne soutien: excellent ouvrier, profitant de la juste répartition des salaires et des bénéfices accordés par M. Hardy, son labeur lui rapportait cinq à six francs par jour, c'est-à-dire plus du double de ce que gagnaient les ouvriers d'autres établissements; il aurait donc pu, même en admettant que sa mère ne gagnât rien, vivre aisément lui et elle. Mais la pauvre femme, si merveilleusement économe qu'elle se refusait presque le nécessaire, était devenue, depuis qu'elle fréquentait quotidiennement et assidûment sa paroisse, d'une prodigalité ruineuse à l'endroit de la sacristie. Il ne se passait presque pas de jour où elle ne fit dire une ou deux messes et brûler des cierges, soit à l'intention de Dagobert, dont elle était séparée depuis si longtemps, soit pour le salut de l'âme de son fils, qu'elle croyait en pleine voie de perdition. Agricol avait un si bon, un si généreux coeur; il aimait, il vénérait tant sa mère, et le sentiment qui inspirait celle-ci était d'ailleurs si touchant, que jamais il ne s'était plaint de ce qu'une grande partie de sa paye (qu'il remettait scrupuleusement à sa mère chaque samedi) passât ainsi en oeuvres pies. Quelquefois seulement il avait fait observer à Françoise, avec autant de respect que de tendresse, qu'il souffrait de la voir supporter des privations que son âge et sa santé rendaient doublement fâcheuses, et cela parce qu'elle voulait de préférence subvenir à ses petites dépenses de dévotion. Mais que répondre à cette excellente mère, lorsqu'elle lui disait les larmes aux yeux:
— Mon enfant, c'est pour le salut de ton père et pour le tien…
Vouloir discuter avec Françoise l'efficacité des messes et l'influence des cierges sur le salut présent et futur du vieux Dagobert, c'eût été aborder une de ces questions qu'Agricol s'était à jamais interdit de soulever par respect pour sa mère et pour ses croyances; il se résignait donc à ne pas la voir entourée de tout le bien-être dont il eût désiré la voir jouir.
À un petit coup bien discrètement frappé à la porte, Françoise répondit:
— Entrez.
On entra.
II. La soeur de la Reine Bacchanal.
La personne qui venait d'entrer chez la femme de Dagobert était une jeune fille de dix-huit ans environ, de petite taille et cruellement contrefaite; sans être positivement bossue, elle avait la taille très déviée, le dos voûté, la poitrine creuse et la tête profondément enfoncée entre les épaules; sa figure, assez régulière, longue, maigre, fort pâle, marquée de petite vérole, exprimait une grande tristesse; ses yeux bleus étaient remplis d'intelligence et de bonté. Par un singulier caprice de la nature, la plus jolie femme du monde eût été fière de la longue et magnifique chevelure brune qui se tordait en une grosse natte derrière la tête de cette jeune fille. Elle tenait un vieux panier à la main. Quoiqu'elle fût misérablement vêtue, le soin et la propreté de son ajustement luttaient autant que possible contre une excessive pauvreté; malgré le froid, elle portait une petite robe d'indienne d'une couleur indéfinissable, mouchetée de taches blanchâtres, étoffe si souvent lavée que sa nuance primitive ainsi que son dessin s'étaient complètement effacés. Sur le visage souffrant et résigné de cette créature infortunée on lisait l'habitude de toutes les misères, de toutes les douleurs, de tous les dédains; depuis sa triste naissance la raillerie l'avait toujours poursuivie; elle était, nous l'avons dit, cruellement contrefaite et, par suite d'une locution vulgaire et proverbiale, on l'avait baptisée la Mayeux; du reste, on trouvait si naturel de lui donner ce nom grotesque qui lui rappelait à chaque instant son infirmité, qu'entraînés par l'habitude, Françoise et Agricol, aussi compatissants envers elle que d'autres se montraient méprisants et moqueurs, ne l'appelaient jamais autrement.
La Mayeux, nous la nommerons ainsi désormais, était née dans cette maison que la femme de Dagobert occupait depuis plus de vingt ans; la jeune fille avait été pour ainsi dire élevée avec Agricol et Gabriel. Il y a de pauvres êtres fatalement voués au malheur: la Mayeux avait une très jolie soeur, à qui Perrine Soliveau, leur mère commune, veuve d'un petit commerçant ruiné, avait réservé son aveugle et absurde tendresse, n'ayant pour sa fille disgraciée que dédains et duretés; celle-ci venait pleurer auprès de Françoise, qui la consolait, qui l'encourageait, et qui, pour la distraire le soir à la veillée, lui montrait à lire et à coudre.
Habitués par l'exemple de leur mère à la commisération, au lieu d'imiter les autres enfants, assez enclins à railler, à tourmenter et souvent même à battre la petite Mayeux, Agricol et Gabriel l'aimaient, la protégeaient, la défendaient.
Elle avait quinze ans et sa soeur Céphyse dix-sept ans lorsque leur mère mourut, les laissant toutes deux dans une affreuse misère. Céphyse était intelligente, active, adroite; mais, au contraire de sa soeur, c'était une de ces natures vivaces, remuantes, alertes, chez qui la vie surabonde, qui ont besoin d'air, de mouvement, de plaisirs; bonne fille du reste, quoique stupidement gâtée par sa mère, Céphyse écouta d'abord les sages conseils de Françoise, se contraignit, se résigna, apprit à coudre et travailla, comme sa soeur, pendant une année; mais, incapable de résister plus longtemps aux atroces privations que lui imposait l'effrayante modicité de son salaire, malgré son labeur assidu, privations qui allaient jusqu'à endurer le froid et surtout la faim, Céphyse, jeune, jolie, ardente, entourée de séductions et d'offres brillantes… brillantes pour elle, car elles se réduisaient à lui donner le moyen de manger à sa faim, de ne pas souffrir du froid, d'être proprement vêtue, et de ne pas travailler quinze heures par jour dans un taudis obscur et malsain, Céphyse écouta les voeux d'un clerc d'avoué, qui l'abandonna plus tard; alors elle se lia avec un commis marchand, qu'à son tour, instruite par l'exemple, elle quitta pour un commis voyageur… qu'elle délaissa pour d'autres favoris. Bref, d'abandons en changements, au bout d'une ou deux années, Céphyse, devenue l'idole d'un monde de grisettes, d'étudiants et de commis, acquit une telle réputation dans les bals des barrières par son caractère décidé, par son esprit vraiment original, par son ardeur infatigable pour tous les plaisirs, et surtout par sa gaieté folle et tapageuse, qu'elle fut unanimement surnommée la Reine Bacchanal, et elle se montra de tous points digne de cette étourdissante royauté.
Depuis cette bruyante intronisation, la pauvre Mayeux n'entendit plus parler de sa soeur aînée qu'à de rares intervalles; elle la regretta toujours et continua à travailler assidûment, gagnant à grand-peine quatre francs par semaine.
La jeune fille ayant appris de Françoise la couture du linge, confectionnait de grosses chemises pour le peuple et pour l'armée; on les lui payait trois francs la douzaine; il fallait les ourler, ajuster les cols, les échancrer, faire les boutonnières et coudre les boutons: c'est donc tout au plus si elle parvenait, en travaillant douze ou quinze heures par jour, à confectionner quatorze ou seize chemises en huit jours… résultat de travail qui lui donnait en moyenne un salaire de quatre francs par semaine! Et cette malheureuse fille ne se trouvait pas dans un cas exceptionnel ou accidentel. Non… des milliers d'ouvrières n'avaient pas alors, n'ont pas de nos jours un gain plus élevé. Et cela parce que la rémunération du travail des femmes est d'une injustice révoltante, d'une barbarie sauvage; on les paye deux fois moins que les hommes qui s'occupent pareillement de couture, tels que tailleurs, giletiers, gantiers etc., etc., cela, sans doute, parce que les femmes travaillent autant qu'eux… cela, sans doute, parce que les femmes sont faibles, délicates et que souvent la maternité vient doubler leurs besoins.
La Mayeux vivait donc avec QUATRE FRANCS PAR SEMAINE.
Elle vivait… c'est-à-dire qu'en travaillant avec ardeur douze à quinze heures chaque jour, elle parvenait à ne pas mourir tout de suite de froid et de misère, tant elle endurait de cruelles privations. Privations… non.
Privation exprime mal ce dénuement continu, terrible, de tout ce qui est absolument indispensable pour conserver au corps la santé, la vie que Dieu lui a donnée, à savoir: un air et un abri salubres, une nourriture saine et suffisante, un vêtement bien chaud…
_Mortification _exprimerait mieux le manque complet de ces choses essentiellement vitales, qu'une société équitablement organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif et probe, puisque la civilisation l'a dépossédé de tout droit au sol, et qu'il naît avec ses bras pour tout patrimoine.
Le sauvage ne jouit pas des avantages de la civilisation, mais, du moins, il a pour se nourrir les animaux des forêts, les oiseaux de l'air, le poisson des rivières, les fruits de la terre, et, pour s'abriter et se chauffer, les arbres des grands bois.
Le civilisé, déshérité de ces dons de Dieu, le civilisé, qui regarde la propriété comme sainte et sacrée, peut donc en retour de son rude labeur quotidien, qui enrichit le pays, peut donc demander un salaire suffisant pour vivre sainement, mais rien de plus, rien de moins. Car est-ce vivre que de se traîner sans cesse sur cette limite extrême qui sépare la vie de la tombe et d'y lutter contre le froid, la faim, la maladie?
Et pour montrer jusqu'où peut aller cette _mortification _que la société impose inexorablement à des milliers d'êtres honnêtes et laborieux, par son impitoyable insouciance de toutes les questions qui touchent à une juste rémunération de travail, nous allons constater de quelle façon une pauvre jeune fille peut exister avec quatre francs par semaine.
Peut-être alors saura-t-on, du moins, gré à tant d'infortunées créatures de supporter avec résignation cette horrible existence qui leur donne juste assez de vie pour ressentir toutes les douleurs de l'humanité.
Oui… vivre à ce prix… c'est de la vertu; oui, une société ainsi organisée, qu'elle tolère ou qu'elle impose tant de misères, perd le droit de blâmer les infortunées qui se vendent, non par débauche, mais presque toujours parce qu'elles ont froid, parce qu'elles ont faim.
Voici donc comment vivait cette jeune fille avec ses quatre francs par semaine: 3 kilogrammes de pain, 2e qualité, 84 centimes. — Deux voies d'eau, 20 centimes. — Graisse ou saindoux (le beurre est trop cher), 50 centimes. — Sel gris, 7 centimes. — Un boisseau de charbon, 40 centimes. — Un litre de légumes secs, 30 centimes. — 3 litres de pommes de terre, 20 centimes. — Chandelle, 33 centimes. — Fil et aiguilles, 25 centimes. — Total: 3 francs 9 centimes.
Enfin, pour économiser le charbon, la Mayeux préparait une espèce de soupe seulement deux ou trois fois au plus par semaine, dans un poêlon, sur le carré du quatrième étage. Les deux autres jours, elle la mangeait froide. Il restait donc à la Mayeux, pour se loger, se vêtir et se chauffer, 91 centimes.
Par un rare bonheur, elle se trouvait dans une position exceptionnelle; afin de ne pas blesser sa délicatesse qui était extrême, Agricol s'entendait avec le portier, et celui-ci avait loué à la jeune fille, moyennant 12 francs par an, un cabinet dans les combles, où il y avait juste la place d'un petit lit, d'une chaise et d'une table; Agricol payait 18 francs, qui complétaient les 30 francs, prix réel de la location du cabinet: il restait donc à la Mayeux environ 1 franc 70 centimes par mois pour son entretien.
Quant aux nombreuses ouvrières qui, ne gagnant pas plus que la Mayeux, ne se trouvent pas dans une position aussi heureuse que la sienne, lorsqu'elles n'ont ni logis ni famille, elles achètent un morceau de pain et quelque autre aliment pour leur journée, et, moyennant un ou deux sous par nuit, elles partagent la couche d'une compagne, dans une misérable chambre garnie où se trouvent généralement cinq ou six lits, dont plusieurs sont occupés par des hommes, ceux-ci étant les hôtes les plus nombreux.
Oui, et malgré l'horrible dégoût qu'une malheureuse fille honnête et pure éprouve à cette communauté de demeure, il faut qu'elle s'y soumette; un logeur ne peut diviser sa maison en chambres d'hommes et en chambres de femmes.
Pour qu'une ouvrière puisse se mettre dans ses meubles, si misérable que soit son installation, il lui faut dépenser au moins 30 ou 40 francs comptants.
Or, comment prélever_ 30 ou 40 francs comptants_ sur un salaire de 4 ou 5 francs par semaine, qui suffit, on le répète, à peine à se vêtir et à ne pas absolument mourir de faim?
Non, non, il faut que la malheureuse se résigne à cette répugnante cohabitation; aussi, peu à peu, l'instinct de la pudeur s'émousse forcément; ce sentiment de chasteté naturelle qui a pu jusqu'alors la défendre contre les obsessions de la débauche… s'affaiblit chez elle: dans le vice, elle ne voit plus qu'un moyen d'améliorer un peu un sort intolérable… elle cède alors… et le premier agioteur qui peut donner une gouvernante à ses filles s'exclame sur la corruption, sur la dégradation des enfants du peuple.
Et encore l'existence de ces ouvrières, si pénible qu'elle soit, est relativement heureuse.
Et si l'ouvrage manque un jour, deux jours? Et si la maladie vient? maladie presque toujours due à l'insuffisance ou à l'insalubrité de la nourriture, au manque d'air, de soins, de repos; maladie souvent assez énervante pour empêcher tout travail, et pas assez dangereuse pour mériter la faveur d'un lit dans un hôpital… Alors, que deviennent ces infortunées? En vérité, la pensée hésite à se reposer sur de si lugubres tableaux.
Cette insuffisance de salaires, source unique, effrayante de tant de douleurs, de tant de vices souvent… cette insuffisance de salaires est générale, surtout chez les femmes: encore une fois, il ne s'agit pas ici de misères individuelles, mais d'une misère qui atteint des classes entières. Le type que nous allons tâcher de développer dans la Mayeux résume la condition morale et matérielle de milliers de créatures humaines obligées de vivre à Paris avec 4 francs par semaine.
La pauvre ouvrière, malgré les avantages qu'elle devait, sans le savoir, à la générosité d'Agricol, vivait donc misérablement; sa santé, déjà chétive, s'était profondément altérée à la suite de tant de mortifications; pourtant, par un sentiment de délicatesse extrême, et bien qu'elle ignorât le sacrifice fait pour elle par Agricol, la Mayeux prétendait gagner un peu plus qu'elle ne gagnait réellement, afin de s'épargner des offres de service qui lui eussent été doublement pénibles, et parce qu'elle savait la position gênée de Françoise et de son fils, et parce qu'elle se fût sentie blessée dans sa susceptibilité naturelle, encore exaltée par des chagrins et des humiliations sans nombre.
Mais, chose rare, ce corps difforme renfermait une âme aimante et généreuse, un esprit cultivé… cultivé jusqu'à la poésie; hâtons- nous d'ajouter que ce phénomène était dû à l'exemple d'Agricol Baudoin, avec qui la Mayeux avait été élevée, et chez lequel l'instinct poétique s'était naturellement révélé. La pauvre fille avait été la première confidente des essais littéraires du jeune forgeron; et lorsqu'il lui parla du charme, du délassement extrême qu'il trouvait, après une dure journée de travail, dans la rêverie poétique, l'ouvrière, douée d'un esprit naturel remarquable, sentit à son tour de quelle ressource pourrait lui être cette distraction, à elle toujours si solitaire, si dédaignée.
Un jour, au grand étonnement d'Agricol qui venait de lui lire une pièce de vers, la bonne Mayeux rougit, balbutia, sourit timidement, et enfin lui fit aussi sa confidence poétique. Les vers manquaient sans doute de rythme, d'harmonie; mais ils étaient simples, touchants comme une plainte sans amertume confiée au coeur d'un ami…
Depuis ce jour, Agricol et elle se consultèrent, s'encouragèrent mutuellement; mais, sauf lui, personne ne fut instruit des essais poétiques de la Mayeux, qui, du reste, grâce à sa timidité sauvage, passait pour sotte.
Il fallait que l'âme de cette infortunée fût grande et belle, car jamais dans ses chants ignorés, il n'y eut un seul mot de colère ou de haine contre le sort fatal dont elle était victime; c'était une plainte triste, mais douce; désespérée, mais résignée: c'étaient surtout des accents d'une tendresse infinie, d'une sympathie douloureuse, d'une angélique charité pour tous les pauvres êtres voués comme elle au double fardeau de la laideur et de la misère.
Pourtant elle exprimait souvent une admiration naïve et sincère pour la beauté, et cela toujours sans envie, sans amertume; elle admirait la beauté comme elle admirait le soleil…
Mais, hélas!… il y eut bien des vers de la Mayeux qu'Agricol ne connaissait pas et qu'il ne devait jamais connaître; le jeune forgeron, sans être régulièrement beau, avait une figure mâle et loyale, autant de bonté que de courage, un coeur noble, ardent, généreux, un esprit peu commun, une gaieté douce et franche.
La jeune fille, élevée avec lui, l'aima comme peut aimer une créature infortunée, qui, dans la crainte d'un ridicule atroce, est obligée de cacher son amour au plus profond de son coeur…
Obligée à cette réserve, à cette dissimulation profonde, la Mayeux ne chercha pas à fuir cet amour.
À quoi bon? Qui le saurait jamais?
Son affection fraternelle, bien connue pour Agricol, suffisait à expliquer l'intérêt qu'elle lui portait; aussi n'était-on pas surpris des mortelles angoisses de la jeune ouvrière, lorsqu'en 1830, après avoir intrépidement combattu, Agricol avait été rapporté sanglant chez sa mère.
Enfin, trompé comme tous par l'apparence de ce sentiment, jamais le fils de Dagobert n'avait soupçonné et ne devait soupçonner l'amour de la Mayeux.
Telle était donc la jeune fille, pauvrement vêtue, qui entra dans la chambre où Françoise s'occupait des préparatifs du souper de son fils.
— C'est toi, ma pauvre Mayeux, lui dit-elle; je ne t'ai pas vue ce matin, tu n'as pas été malade?… Viens donc m'embrasser.
La jeune fille embrassa la mère d'Agricol et répondit:
— J'avais un travail très pressé, madame Françoise; je n'ai pas voulu perdre un moment, je vais descendre pour chercher du charbon: n'avez-vous besoin de rien?
— Non, mon enfant… merci… mais tu me vois bien inquiète…
Voilà huit heures et demie… Agricol n'est pas encore rentré…
Puis elle ajouta avec un soupir:
— Il se tue de travail pour moi. Ah! je suis bien malheureuse, ma pauvre Mayeux… mes yeux sont complètement perdus… au bout d'un quart d'heure, ma vue se trouble… je n'y vois plus… plus du tout… même à coudre ces sacs… Être à la charge de mon fils… ça me désole.
— Ah! madame Françoise, si Agricol vous entendait!…
— Je le sais bien; le cher enfant ne songe qu'à moi… c'est ce qui rend mon chagrin plus grand. Et puis enfin, je songe toujours que, pour ne pas me quitter, il renonce à l'avantage que tous ses camarades trouvent chez M. Hardy, son digne et excellent bourgeois… Au lieu d'habiter ici sa triste mansarde, où il fait à peine clair en plein midi, il aurait, comme les autres ouvriers de l'établissement, et à peu de frais, une bonne chambre bien claire, bien chauffée dans l'hiver, bien aérée dans l'été, avec une vue sur les jardins, lui qui aime tant les arbres; sans compter qu'il y a si loin d'ici à son atelier qui est situé hors Paris, que c'est pour lui une fatigue de venir ici…
— Mais il oublie cette fatigue-là en vous embrassant, madame
Baudoin; et puis il sait combien vous tenez à cette maison où il
est né… M. Hardy vous avait offert de venir vous établir au
Plessis, dans le bâtiment des ouvriers, avec Agricol.
— Oui, mon enfant; mais il aurait fallu abandonner ma paroisse… et je ne le pouvais pas.
— Mais, tenez, madame Françoise, rassurez-vous, le voici… je l'entends, dit la Mayeux en rougissant.
En effet, un chant plein, sonore et joyeux, retentit dans l'escalier.
— Qu'il ne me voie pas pleurer, au moins, dit la bonne mère en essuyant ses yeux remplis de larmes, il n'a que cette heure de repos et de tranquillité après son travail… que je ne la lui rende pas du moins pénible.
III. Agricol Baudoin.
Le poète forgeron était un grand garçon de vingt-quatre ans environ, alerte et robuste, au teint hâlé, aux cheveux et aux yeux noirs, au nez aquilin, à la physionomie hardie, expressive et ouverte; sa ressemblance avec Dagobert était d'autant plus frappante qu'il portait, selon la mode d'alors, une épaisse moustache brune, et que sa barbe, taillée en pointe, lui couvrait le menton; ses joues étaient d'ailleurs rasées depuis l'angle de la mâchoire jusqu'aux tempes; un pantalon de velours olive, une blouse bleue bronzée à la fumée de la forge, une cravate négligemment nouée autour de son cou nerveux, une casquette de drap à courte visière, tel était le costume d'Agricol; la seule chose qui contrastât singulièrement avec ces habits de travail était une magnifique et large fleur d'un pourpre foncé, à pistils d'un blanc d'argent, que le forgeron tenait à la main.
— Bonsoir, bonne mère, dit-il en entrant et en allant aussitôt embrasser Françoise.
Puis, faisant un signe de tête amical à la jeune fille, il ajouta:
— Bonsoir, ma petite Mayeux.
— Il me semble que tu es bien en retard, mon enfant, dit Françoise en se dirigeant vers le petit poêle où était le modeste repas de son fils; je commençais à m'inquiéter…
— À t'inquiéter pour moi… ou pour mon souper, chère mère, dit Agricol. Diable!… c'est que tu ne me pardonnerais pas de faire attendre le bon petit repas que tu me prépares, et cela dans la crainte qu'il fût moins bon… Gourmande… va!
Et ce disant, le forgeron voulut encore embrasser sa mère.
— Mais finis donc, vilain enfant, tu vas me faire renverser le poêlon.
— Ça serait dommage, bonne mère, car ça embaume… Laissez-moi voir ce que c'est…
— Mais non… attends donc…
— Je parie qu'il s'agit de certaines pommes de terre au lard que j'adore.
— Un samedi, n'est-ce pas? dit Françoise d'un ton de doux reproche.
— C'est vrai, dit Agricol en échangeant avec la Mayeux un sourire d'innocente malice. Mais à propos de samedi, ajouta-t-il, tenez, ma mère, voilà ma paye.
— Merci, mon enfant, mets-la dans l'armoire.
— Oui, ma mère.
— Ah! mon Dieu! dit tout à coup la jeune ouvrière, au moment où Agricol allait mettre son argent dans l'armoire, quelle belle fleur tu as à la main, Agricol!… je n'en ai jamais vu de pareille… et en plein hiver encore… Regardez donc, madame Françoise.
— Hein! ma mère, dit Agricol en s'approchant de sa mère pour lui montrer la fleur de plus près, regardez, admirez, et surtout sentez… car il est impossible de trouver une odeur plus douce, plus agréable… c'est un mélange de vanille et de fleur d'oranger[9].
— C'est vrai, mon enfant, ça embaume. Mon Dieu! que c'est donc beau! dit Françoise en joignant les mains avec admiration. Où as- tu trouvé cela?
— Trouvé, ma bonne mère? dit Agricol en riant. Diable! vous croyez que l'on fait de ces trouvailles-là en venant de la barrière du Maine à la rue Brise-Miche?
— Et comment donc l'as-tu, alors? dit la Mayeux qui partageait la curiosité de Françoise.
— Ah! voilà… vous voudriez bien le savoir… eh bien, je vais vous satisfaire… cela t'expliquera pourquoi je rentre si tard, ma bonne mère… car autre chose encore m'a attardé; c'est vraiment la soirée aux aventures… Je m'en revenais donc d'un bon pas; j'étais déjà au coin de la rue de Babylone, lorsque j'entends un petit jappement doux et plaintif, il faisait encore un peu jour… je regarde… c'était la plus jolie petite chienne qu'on puisse voir, grosse comme le poing; noire et feu, avec des soies et des oreilles traînant jusque sur ses pattes.
— C'était un chien perdu, bien sûr, dit Françoise.
— Justement. Je prends donc la pauvre petite bête, qui se met à me lécher les mains; elle avait autour du cou un large ruban de satin rouge, noué avec une grosse bouffette; ça ne me disait pas le nom de son maître; je regarde sous le ruban, et je vois un petit collier fait de chaînettes d'or ou de vermeil, avec une petite plaque… je prends une allumette chimique dans ma boîte à tabac; je frotte, j'ai assez de clarté pour lire, et je lis: LUTINE; appartient à mademoiselle Adrienne de Cardoville, rue de Babylone, numéro 7.
— Heureusement tu te trouvais dans la rue, dit la Mayeux.
— Comme tu dis; je prends la petite bête sous mon bras, je m'oriente, j'arrive le long d'un grand mur de jardin qui n'en finissait pas, et je trouve enfin la porte d'un petit pavillon qui dépend sans doute d'un grand hôtel situé à l'autre bout du mur du parc, car ce jardin a l'air d'un parc… je regarde en l'air et je vois le numéro 7, fraîchement peint au-dessus d'une petite porte à guichet; je sonne; au bout de quelques instants passés sans doute à m'examiner, car il me semble avoir vu deux yeux à travers le grillage du guichet, on m'ouvre… À partir de maintenant… vous n'allez plus me croire…
— Pourquoi donc, mon enfant?
— Parce que j'aurai l'air de vous faire un conte de fées.
— Un conte de fées? dit la Mayeux.
— Absolument, car je suis encore tout ébloui, tout émerveillé de ce que j'ai vu… c'est comme le vague souvenir d'un rêve.
— Voyons donc, voyons donc, dit la bonne mère, si intéressée qu'elle ne s'apercevait pas que le souper de son fils commençait à répandre une légère odeur de brûlé.
— D'abord, reprit le forgeron en souriant de l'impatiente curiosité qu'il inspirait, c'est une jeune demoiselle qui m'ouvre mais si jolie, mais si coquettement et si gracieusement habillée, qu'on eût dit un charmant portrait des temps passés; je n'avais pas dit un mot qu'elle s'écrie: «Ah! mon Dieu, monsieur, c'est Lutine; vous l'avez trouvée, vous la rapportez; combien mademoiselle Adrienne va être heureuse! venez tout de suite, venez; elle regretterait trop de n'avoir pas eu le plaisir de vous remercier elle-même.» Et sans me laisser le temps de répondre, cette jeune fille me fait signe de la suivre… Dame, ma bonne mère, vous raconter ce que j'ai pu voir de magnificences en traversant un petit salon à demi éclairé qui embaumait, ça me serait impossible, la jeune fille marchait trop vite. Une porte s'ouvre: ah! c'était bien autre chose! C'est alors que j'ai eu un tel éblouissement, que je ne me rappelle rien qu'une espèce de miroitement d'or, de lumière, de cristal et de fleurs, et, au milieu de ce scintillement, une jeune demoiselle d'une beauté, oh! d'une beauté idéale… mais elle avait les cheveux roux ou plutôt brillants comme de l'or… C'était charmant; je n'ai de ma vie vu de cheveux pareils!… Avec ça, des yeux noirs, des lèvres rouges et une blancheur éclatante, c'est tout ce que je me rappelle… car, je vous le répète, j'étais si surpris, si ébloui, que je voyais comme à travers un voile… «Mademoiselle, dit la jeune fille, que je n'aurais jamais prise pour une femme de chambre, tant elle était élégamment vêtue, voilà Lutine, monsieur l'a trouvée, il la rapporte. Ah! monsieur, me dit d'une voix douce et argentine la demoiselle aux cheveux dorés, que de remerciements j'ai à vous faire!… Je suis follement attachée à Lutine…» Puis, jugeant sans doute à mon costume qu'elle pouvait ou qu'elle devait peut-être me remercier autrement que par des paroles, elle prit une petite bourse de soie à côté d'elle et me dit, je dois l'avouer, avec hésitation: «Sans doute, monsieur, cela vous a dérangé de me rapporter Lutine, peut-être avez-vous perdu un temps précieux pour vous… permettez-moi…» et elle avança la bourse.
— Ah! Agricol, dit tristement la Mayeux, comme on se méprenait!
— Attends la fin… et tu lui pardonneras à cette demoiselle. Voyant sans doute d'un clin d'oeil à ma mine que l'offre de la bourse m'avait vivement blessé, elle prend dans un magnifique vase de porcelaine placé à côté d'elle cette superbe fleur, et, s'adressant à moi avec un accent rempli de grâce et de bonté, qui laissait deviner qu'elle regrettait de m'avoir choqué, elle me dit: «Au moins, monsieur, vous accepterez cette fleur…»
— Tu as raison, Agricol, dit la Mayeux en souriant avec mélancolie; il est impossible de mieux réparer une erreur involontaire.
— Cette digne demoiselle, dit Françoise en essuyant ses yeux, comme elle devinait bien mon Agricol!
— N'est-ce pas, ma mère? Mais au moment où je prenais la fleur sans oser lever les yeux, car, quoique je ne sois pas timide, il y avait dans cette demoiselle, malgré sa bonté, quelque chose qui m'imposait, une porte s'ouvre, et une autre belle jeune fille, grande et brune, mise d'une façon bizarre et élégante, dit à la demoiselle rousse: «Mademoiselle, il est là…» Aussitôt elle se lève et me dit: «Mille pardons, monsieur, je n'oublierai jamais que je vous ai dû un vif mouvement de plaisir… Veuillez, je vous en prie, en toute circonstance, vous rappeler mon adresse et mon nom, Adrienne de Cardoville.» Là-dessus elle disparaît. Je ne trouve pas un mot à répondre; la jeune fille me reconduit, me fait une jolie petite révérence à la porte, et me voilà dans la rue de Babylone, aussi ébloui, aussi étonné, je vous le répète, que si je sortais d'un palais enchanté…
— C'est vrai, mon enfant, ça a l'air d'un conte de fées; n'est-ce pas, ma pauvre Mayeux?
— Oui, madame Françoise, dit la jeune fille d'un ton distrait et rêveur qu'Agricol ne remarqua pas.
— Ce qui m'a touché, reprit-il, c'est que cette demoiselle, toute ravie qu'elle était de revoir sa petite bête, et loin de m'oublier pour elle, comme tant d'autres l'auraient fait à sa place, ne s'en est pas occupée devant moi; cela annonce du coeur et de la délicatesse, n'est-ce pas, Mayeux? Enfin, je crois cette demoiselle si bonne, si généreuse, que dans une circonstance importante je n'hésiterais pas à m'adresser à elle…
— Oui… tu as raison, répondit la Mayeux, de plus en plus distraite.
La pauvre fille souffrait amèrement… Elle n'éprouvait aucune haine, aucune jalousie contre cette jeune personne inconnue, qui par sa beauté, par son opulence, par la délicatesse de ses procédés, semblait appartenir à une sphère tellement haute et éblouissante, que la vue de la Mayeux ne pouvait pas seulement y atteindre… mais, faisant involontairement un douloureux retour sur elle-même, jamais peut-être l'infortunée n'avait plus cruellement ressenti le poids de la laideur et de la misère… Et pourtant telle était l'humble et douce résignation de cette noble créature, que la seule chose qui l'eût un instant indisposée contre Adrienne de Cardoville avait été l'offre d'une bourse à Agricol; mais la façon charmante dont la jeune fille avait réparé cette erreur touchait profondément la Mayeux… Cependant son coeur se brisait; cependant elle ne pouvait retenir ses larmes en contemplant cette magnifique fleur si brillante, si parfumée, qui, donnée par une main charmante, devait être si précieuse à Agricol.
— Maintenant, ma mère, reprit en riant le jeune forgeron, qui ne s'était pas aperçu de la pénible émotion de la Mayeux, vous avez mangé votre pain blanc le premier en fait d'histoires. Je viens de vous dire une des causes de mon retard… Voici l'autre… Tout à l'heure… en entrant, j'ai rencontré le teinturier au bas de l'escalier; il avait les bras d'un vert-lézard superbe: il m'arrête et il me dit d'un air tout effaré qu'il avait cru voir un homme assez bien mis rôder autour de la maison comme s'il espionnait… «Eh bien! qu'est-ce que ça vous fait, père Loriot? lui ai-je dit. Est-ce que vous avez peur qu'on surprenne votre secret de faire ce beau vert dont vous êtes ganté jusqu'au coude?»
— Qu'est-ce que ça peut être, en effet, que cet homme, Agricol? dit Françoise.
— Ma foi, ma mère, je n'en sais rien, et je ne m'en occupe guère; j'ai engagé le père Loriot, qui est bavard comme un geai, à retourner à sa cuve, vu que d'être espionné devait lui importer aussi peu qu'à moi…
En disant ces mots, Agricol alla déposer le petit sac de cuir qui contenait sa paye dans le tiroir du milieu de l'armoire.
Au moment où Françoise posait son poêlon sur un coin de la table, la Mayeux, sortant de sa rêverie, remplit une cuvette d'eau et vint l'apporter au jeune forgeron, en lui disant d'une voix douce et timide:
— Agricol, pour tes mains.
— Merci, ma petite Mayeux… Es-tu gentille!…
Puis, avec l'accent, le mouvement les plus naturels du monde, il ajouta:
— Tiens, voilà ma belle fleur pour ta peine.
— Tu me la donnes!… s'écria l'ouvrière d'une voix altérée, pendant qu'un vif incarnat colorait son pâle et intéressant visage, tu me la donnes… cette superbe fleur… que cette demoiselle si belle, si riche, si bonne, si gracieuse t'a donnée…
Et la pauvre Mayeux répéta avec une stupeur croissante:
— Tu me la donnes!!!…
— Que diable veux-tu que j'en fasse!… que je la mette sur mon coeur!… que je la fasse monter en épingle! dit Agricol en riant. J'ai été très sensible, il est vrai, à la manière charmante dont cette demoiselle m'a remercié. Je suis ravi de lui avoir retrouvé sa petite chienne, et très heureux de te donner cette fleur, puisqu'elle te fait plaisir… Tu vois que la journée a été bonne…
Et ce disant, pendant que la Mayeux recevait la fleur en tremblant de bonheur, d'émotion, de surprise, le jeune forgeron s'occupa de se laver les mains, si noircies de limaille de fer et de fumée de charbon, qu'en un instant l'eau limpide devint noire. Agricol montrant du coin de l'oeil cette métamorphose à la Mayeux, lui dit tout bas en riant:
— Voilà de l'encre économique pour nous autres barbouilleurs de papier… Hier, j'ai fini des vers dont je ne suis pas trop mécontent; je te lirai ça.
En parlant ainsi, Agricol essuya naïvement ses mains au devant de sa blouse, pendant que la Mayeux reportait la cuvette sur la commode, et posait religieusement sa belle fleur sur un des côtés de la cuvette.
— Tu ne peux pas me demander une serviette? dit Françoise à son fils en haussant les épaules. Essuyer tes mains à ta blouse!
— Elle est incendiée toute la journée par le feu de la forge… ça ne lui fait pas de mal d'être rafraîchie le soir. Hein! suis-je désobéissant, ma bonne mère!… Gronde-moi donc… si tu l'oses… voyons.
Pour toute réponse, Françoise prit entre ses mains la tête de son fils, cette tête si belle de franchise, de résolution et d'intelligence, le regarda un moment avec un orgueil maternel, et le baisa vivement au front à plusieurs reprises.
— Voyons, assieds-toi… tu restes debout toute la journée à ta forge… et il est tard.
— Bien… ton fauteuil… notre querelle de tous les soirs va recommencer; ôte-toi de là, je serai aussi bien sur une chaise…
— Pas du tout, c'est bien le moins que tu te délasses après un travail si rude.
— Ah! quelle tyrannie, ma pauvre Mayeux… dit gaiement Agricol en s'asseyant; du reste… je fais le bon apôtre, mais je m'y trouve parfaitement bien, dans ton fauteuil; depuis que je me suis gobergé sur le trône des Tuileries, je n'ai jamais été mieux assis de ma vie.
Françoise Baudoin, debout d'un côté de la table, coupait un morceau de pain pour son fils; de l'autre côté, la Mayeux prit la bouteille et lui versa à boire dans le gobelet d'argent: il y avait quelque chose de touchant dans l'empressement attentif de ces deux excellentes créatures pour celui qu'elles aimaient si tendrement.
— Tu ne veux pas souper avec moi? dit Agricol à la Mayeux.
— Merci, Agricol, dit la couturière en baissant les yeux; j'ai dîné tout à l'heure.
— Oh! ce que je t'en disais, c'était pour la forme, car tu as tes manies, et pour rien au monde tu ne mangerais avec nous… C'est comme ma mère, elle préfère dîner toute seule… de cette manière- là elle se prive sans que je le sache…
— Mais, mon Dieu, non, mon cher enfant… c'est que cela convient mieux à ma santé… de dîner de très bonne heure… Eh bien! trouves-tu cela bon?
— Bon?… mais dites donc excellent… c'est de la merluche aux navets… et je suis fou de la merluche: j'étais né pour être pêcheur à Terre-Neuve.
Le digne garçon trouvait au contraire assez peu restaurant, après une rude journée de travail, ce fade ragoût, qui avait même quelque peu brûlé pendant son récit; mais il savait rendre sa mère si contente _en faisant maigre, _sans trop se plaindre, qu'il eut l'air de savourer ce poisson avec sensualité; aussi la bonne femme ajouta d'un air satisfait:
— Oh!… on voit bien que tu t'en régales, mon cher enfant: vendredi et samedi prochains, je t'en ferai encore.
— Bien, merci, ma mère… seulement, n'en faites pas deux jours de suite, je me blaserais… Ah ça! maintenant, parlons de ce que nous ferons demain pour notre dimanche. Il faut nous amuser beaucoup; depuis quelques jours, je te trouve triste, chère mère… et je n'entends pas cela… Je me figure alors que tu n'es pas contente de moi.
— Oh! mon cher enfant… toi… le modèle des…
— Bien! bien! Alors prouve-moi que tu es heureuse en prenant un peu de distraction. Peut-être aussi mademoiselle nous fera-t-elle l'honneur de nous accompagner comme la dernière fois, dit Agricol en s'inclinant devant la Mayeux.
Celle-ci rougit, baissa les yeux; sa figure prit une expression de douloureuse amertume, et elle ne répondit pas.
— Mon enfant, j'ai mes offices toute la journée… tu sais bien, dit Françoise à son fils.
— À la bonne heure; eh bien, le soir?… Je ne te proposerai pas d'aller au spectacle; mais on dit qu'il y a un faiseur de tours de gobelets très amusant.
— Merci, mon enfant; c'est toujours un spectacle…
— Ah! ma bonne mère, ceci est de l'exagération.
— Mon pauvre enfant, est-ce que j'empêche jamais les autres de faire ce qui leur plaît?
— C'est juste… pardon, ma mère; eh bien, s'il fait beau, nous irons tout bonnement nous promener sur les boulevards avec cette pauvre Mayeux; voilà près de trois mois qu'elle n'est pas sortie avec nous… car sans nous… elle ne sort pas…
— Non, sors seul, mon enfant… fais ton dimanche, c'est bien le moins.
— Voyons ma bonne Mayeux, aide-moi donc à décider ma mère.
— Tu sais, Agricol, dit la couturière en rougissant et en baissant les yeux, tu sais que je ne dois plus sortir avec toi et ta mère…
— Et pourquoi, mademoiselle?… Pourrait-on sans indiscrétion vous demander la cause de ce refus? dit gaiement Agricol.
La jeune fille sourit tristement, et lui répondit:
— Parce que je ne veux plus jamais t'exposer à avoir une querelle à cause de moi, Agricol…
— Ah!… pardon… pardon, dit le forgeron d'un air sincèrement peiné; et il se frappa le front avec impatience.
Voici à quoi la Mayeux faisait allusion:
Quelquefois, bien rarement, car elle y mettait la plus excessive discrétion la pauvre fille avait été se promener avec Agricol et sa mère; pour la couturière ça avait été des fêtes sans pareilles, elle avait veillé bien des nuits, jeûné bien des jours pour pouvoir s'acheter un bonnet passable et un petit châle, afin de ne pas faire honte à Agricol et à sa mère; ces cinq ou six promenades, faites au bras de celui qu'elle idolâtrait en secret, avaient été les seuls jours de bonheur qu'elle eût jamais connus. Lors de leur dernière promenade, un homme brutal et grossier l'avait coudoyée si rudement que la pauvre fille n'avait pu retenir un léger cri de douleur… auquel cri cet homme avait répondu… «Tant pis pour toi, mauvaise bossue!» Agricol était, comme son père, doué de cette bonté patiente que la force et le courage donnent aux coeurs généreux; mais il était d'une grande violence lorsqu'il s'agissait de châtier une lâche insulte. Irrité de la méchanceté, de la grossièreté de cet homme, Agricol avait quitté le bras de sa mère pour appliquer à ce brutal, qui était de son âge, de sa taille et de sa force, les deux meilleurs soufflets que jamais large et robuste main de forgeron ait appliqués sur une face humaine; le brutal voulu riposter, Agricol redoubla la correction, à la grande satisfaction de la foule; et l'autre disparut au milieu des huées. C'est cette aventure que la pauvre Mayeux venait de rappeler en disant qu'elle ne voulait plus sortir avec Agricol, afin de lui épargner toute querelle à son sujet.
On conçoit le regret du forgeron d'avoir involontairement réveillé le souvenir de cette pénible circonstance… hélas! plus pénible encore pour la Mayeux que ne pouvait le supposer Agricol, car elle l'aimait passionnément… et elle avait été cause de cette querelle par une infirmité ridicule. Agricol, malgré sa force et sa résolution, avait une sensibilité d'enfant; en songeant à ce que ce souvenir devait avoir de douloureux pour la jeune fille, une grosse larme lui vint aux yeux, et lui tendant fraternellement les bras, il lui dit:
— Pardonne-moi ma sottise, viens m'embrasser… Et il appuya deux bons baisers sur les joues pâles et amaigries de la Mayeux. À cette cordiale étreinte, les lèvres de la jeune fille blanchirent, et son pauvre coeur battit si violemment qu'elle fut obligée de s'appuyer à l'angle de la table.
— Voyons, tu me pardonnes, n'est-ce pas? lui dit Agricol.
— Oui, oui, dit-elle en cherchant à vaincre son émotion; pardon, à mon tour, de ma faiblesse… mais le souvenir de cette querelle me fait mal… j'étais si effrayée pour toi!… Si la foule avait pris le parti de cet homme…
— Hélas! mon Dieu! dit Françoise en venant en aide à la Mayeux sans le savoir, de ma vie je n'ai eu si grand'peur!
— Oh! quant à ça… ma chère mère… reprit Agricol, afin de changer le sujet de cette conversation désagréable pour lui et pour la couturière, toi, la femme d'un soldat… d'un ancien grenadier à cheval de la garde impériale… tu n'es guère crâne… Oh! brave père!… Non… tiens… vois-tu… je ne veux pas penser qu'il arrive… ça me met trop… sens dessus dessous…
— Il arrive… dit Françoise en soupirant, Dieu le veuille!…
— Comment, ma mère, Dieu le veuille!… Il faudra bien, pardieu, qu'il le veuille… tu as fait dire assez de messes pour ça…
— Agricol… mon enfant, dit Françoise en interrompant son fils et en secouant la tête avec tristesse, ne parle pas ainsi… et puis, il s'agit de ton père…
— Allons… bien… j'ai de la chance ce soir. À ton tour maintenant. Ah çà! je deviens décidément bête ou fou… Pardon, ma mère… je n'ai que ce mot-là à la bouche ce soir; pardon… vous savez bien que quand je m'échappe à propos de certaines choses… c'est malgré moi, car je sais la peine que je vous cause.
— Ce n'est pas moi… que tu offenses, mon pauvre cher enfant.
— Ça revient au même, car je ne sais rien de pis que d'offenser sa mère… Mais quant à ce que je te disais de la prochaine arrivée de mon père… il n'y a pas à en douter…
— Mais depuis quatre mois… nous n'avons pas reçu de lettre.
— Rappelle-toi, ma mère, dans cette lettre qu'il dictait, parce que, nous disait-il avec sa franchise de soldat, s'il lisait passablement, il n'en allait pas de même de l'écriture; dans cette lettre il nous disait de ne pas nous inquiéter de lui, qu'il serait à Paris à la fin de janvier et que, trois ou quatre jours avant son arrivée, il nous ferait savoir par quelle barrière il arriverait, afin que j'aille l'y chercher.
— C'est vrai, mon enfant… et pourtant nous voici au mois de février, et rien encore…
— Raison de plus pour que nous ne l'attendions pas longtemps; je vais même plus loin, je ne serais pas étonné que ce bon Gabriel arrivât à peu près à cette époque-ci… sa dernière lettre d'Amérique me le faisait espérer. Quel bonheur… ma mère, si toute la famille était réunie!
— Que Dieu t'entende, mon enfant!… ce sera un beau jour pour moi…
— Et ce jour-là arrivera bientôt, croyez-moi. Avec mon père… pas de nouvelles… bonnes nouvelles…
— Te rappelles-tu bien ton père, Agricol? dit la Mayeux.
— Ma foi! pour être juste, ce que je me rappelle surtout, c'est son grand bonnet à poil et ses moustaches qui me faisaient une peur du diable. Il n'y avait que le ruban rouge de la croix sur les revers blancs de son uniforme et la brillante poignée de son sabre qui me raccommodassent un peu avec lui, n'est-ce pas, ma mère!… Mais qu'as-tu donc!… tu pleures.
— Hélas! pauvre Baudoin… il a dû tant souffrir depuis qu'il est séparé de nous! À son âge, soixante ans passés… Ah! mon cher enfant… mon coeur se fend quand je pense qu'il va ne faire, peut-être, que changer de misère.
— Que dites-vous!…
— Hélas! je ne gagne rien…
— Eh bien! et moi donc! Est-ce que ne voilà pas une chambre pour lui et pour toi, une table pour lui et pour toi!… Seulement, ma bonne mère, puisque nous parlons ménage, ajouta le forgeron en donnant à sa voix une nouvelle expression de tendresse afin de ne pas choquer sa mère… laisse-moi te dire une chose: lorsque mon père sera revenu ainsi que Gabriel, tu n'auras pas besoin de faire dire des messes ni de faire brûler des cierges pour eux, n'est-ce pas! Eh bien, grâce à cette économie-là… le brave père pourra avoir sa bouteille de vin tous les jours et du tabac pour fumer sa pipe… Puis, les dimanches, nous lui ferons faire un bon petit dîner chez le traiteur.
Quelques coups frappés à la porte interrompirent Agricol.
— Entrez! dit-il.
Mais au lieu d'entrer, la personne qui venait de frapper ne fit qu'entrebâiller la porte, et l'on vit un bras et une main d'un vert splendide faire des signes d'intelligence au forgeron.
— Tiens, c'est le père Loriot… le modèle des teinturiers, dit
Agricol; entrez donc, ne faites pas de façons, père Loriot.
— Impossible, mon garçon, je ruisselle de teinture de la tête aux pieds… Je mettrais au vert tout le carreau de Mme Françoise.
— Tant mieux, ça aura l'air d'un pré, moi qui adore la campagne!
— Sans plaisanterie, Agricol, il faut que je vous parle tout de suite.
— Est-ce à propos de l'homme qui nous espionne? Rassurez-vous donc, qu'est-ce que ça nous fait?
— Non, il me semble qu'il est parti, ou plutôt le brouillard est si épais, que je ne le vois plus… mais ce n'est pas ça… venez donc vite… C'est… c'est pour une affaire importante, ajouta le teinturier d'un air mystérieux, une affaire qui ne regarde que vous seul.
— Que moi seul? dit Agricol en se levant assez surpris; qu'est-ce que ça peut être?
— Va donc voir, mon enfant, dit Françoise.
— Oui, ma mère; mais que le diable m'emporte si j'y comprends quelque chose!
Et le forgeron sortit, laissant sa mère seule avec la Mayeux.
IV. Le retour.
Cinq minutes après être sorti, Agricol rentra; ses traits étaient pâles, bouleversés, ses yeux remplis de larmes, ses mains tremblantes; mais sa figure exprimait un bonheur, un attendrissement extraordinaires. Il resta un moment devant la porte, comme si l'émotion l'eût empêché de s'approcher de sa mère…
La vue de Françoise était si affaiblie, qu'elle ne s'aperçut pas d'abord du changement de physionomie de son fils.
— Eh bien, mon enfant, qu'est-ce que c'est? lui demanda-t-elle.
Avant que le forgeron eût répondu, la Mayeux, plus clairvoyante, s'écria:
— Mon Dieu!… Agricol… qu'y a-t-il? comme tu es pâle!…
— Ma mère, dit alors l'artisan d'une voix altérée en allant précipitamment auprès de Françoise sans répondre à Mayeux, ma mère, il faut vous attendre à quelque chose qui va bien vous étonner… Promettez-moi d'être raisonnable.
— Que veux-tu dire?… comme tu trembles!… regarde-moi! Mais la
Mayeux a raison… tu es bien pâle!…
— Ma bonne mère… et Agricol, se mettant à genoux devant Françoise, prit ses deux mains dans les siennes, il faut… vous ne savez pas… mais…
Le forgeron ne put achever; des pleurs de joie entrecoupaient sa voix.
— Tu pleures… mon cher enfant… Mais, mon Dieu! qu'y a-t-il donc? Tu me fais peur…
— Peur… oh! non… au contraire! dit Agricol, en essuyant ses yeux; vous allez être bien heureuse… Mais, encore une fois, il faut être raisonnable… parce que la trop grande joie fait autant mal que le trop grand chagrin…
— Comment?
— Je vous le disais bien… moi, qu'il arriverait…
— Ton père!!! s'écria Françoise.
Elle se leva de son fauteuil. Mais sa surprise, son émotion, furent si vives, qu'elle mit une main sur son coeur pour en comprimer les battements… puis elle se sentit faiblir. Son fils la soutint et l'aida à se rasseoir. La Mayeux s'était jusqu'alors discrètement tenue à l'écart pendant cette scène, qui absorbait complètement Agricol et sa mère; mais elle s'approcha timidement, pensant qu'elle pouvait être utile, car les traits de Françoise s'altéraient de plus en plus.
— Voyons, du courage, ma mère, reprit le forgeron: maintenant le coup est porté… il ne vous reste plus qu'à jouir du bonheur de revoir mon père.
— Mon pauvre Baudoin!… après dix-huit ans d'absence… je ne peux pas y croire, reprit Françoise en fondant en larmes. Est-ce bien vrai, mon Dieu, est-ce bien vrai?…
— Cela est si vrai, que si vous me promettiez de ne pas trop vous émouvoir… je vous dirais quand vous le verrez.
— Oh! bientôt… n'est-ce pas?
— Oui… bientôt.
— Mais quand arrivera-t-il?
— Il peut arriver d'un moment à l'autre… demain… aujourd'hui peut-être.
— Aujourd'hui?
— Eh bien, oui, ma mère… il faut enfin vous le dire… il arrive… il est arrivé…
— Il est… il est… Et Françoise, balbutiant, ne put achever.
— Tout à l'heure il était en bas; avant de monter, il avait prié le teinturier de venir m'avertir, afin que je te prépare à le voir… car ce brave père craignait qu'une surprise trop brusque ne te fit mal…
— Oh! mon Dieu…
— Et maintenant, s'écria le forgeron avec une explosion de bonheur indicible, il est là… il attend… Ah! ma mère… je n'y tiens plus, depuis dix minutes le coeur me bat à me briser la poitrine.
Et s'élançant vers la porte, il ouvrit. Dagobert, tenant Rose et Blanche par la main, parut sur le seuil… Au lieu de se jeter dans les bras de son mari… Françoise tomba à genoux… et pria. Élevant son âme à Dieu, elle le remerciait avec une profonde gratitude d'avoir exaucé ses voeux, ses prières, et ainsi récompensé ses offrandes. Pendant une seconde, les auteurs de cette scène restèrent silencieux, immobiles. Agricol, par un sentiment de respect et de délicatesse qui luttait à grand'peine contre l'impétueux élan de sa tendresse, n'osait pas se jeter au cou de Dagobert: il attendait avec une impatience à peine contenue que sa mère eût terminé sa prière.
Le soldat éprouvait le même sentiment que le forgeron; tous deux se comprirent: le premier regard que le père et le fils échangèrent exprima leur tendresse, leur vénération pour cette excellente femme, qui, dans la préoccupation de sa religieuse ferveur, oubliait un peu trop la créature pour le Créateur.
Rose et Blanche, interdites, émues, regardaient avec intérêt cette femme agenouillée, tandis que la Mayeux, versant silencieusement des larmes de joie à la pensée du bonheur d'Agricol, se retirait dans le coin le plus obscur de la chambre, se sentant étrangère et nécessairement oubliée au milieu de cette réunion de famille.
Françoise se releva et fit un pas vers son mari, qui la reçut dans ses bras. Il y eut un moment de silence solennel. Dagobert et Françoise ne se dirent pas un mot; on entendit quelques soupirs entrecoupés de sanglots, d'aspirations de joie… Et lorsque les deux vieillards redressèrent la tête, leur physionomie était calme, radieuse, sereine… car la satisfaction complète des sentiments simples et purs ne laisse jamais après soi une agitation fébrile et violente.
— Mes enfants, dit le soldat d'une voix émue, en montrant aux orphelines Françoise, qui, sa première émotion passée, les regardait avec étonnement, c'est ma bonne et digne femme… Elle sera pour les filles du général Simon ce que j'ai été moi-même…
— Alors, madame, vous nous traiterez comme vos enfants, dit Rose en s'approchant de Françoise avec sa soeur.
— Les filles du général Simon!… s'écria la femme de Dagobert, de plus en plus surprise.
— Oui, ma bonne Françoise, ce sont elles… et je les amène de loin… non sans peine… Je te conterai tout cela plus tard.
— Pauvres petites… on dirait deux anges tout pareils, dit Françoise en contemplant les orphelines avec autant d'intérêt que d'admiration.
— Maintenant… à nous deux… dit Dagobert en se retournant vers son fils.
— Enfin! s'écria celui-ci. Il faut renoncer à peindre la folle joie de Dagobert et de son fils, la tendre fureur de leurs embrassements, que le soldat interrompit pour regarder Agricol bien en face, en appuyant ses mains sur les larges épaules du jeune forgeron pour mieux admirer son mâle et franc visage, sa taille svelte et robuste; après quoi il l'étreignait de nouveau contre sa poitrine en disant:
— Est-il beau garçon!… est-il bien bâti! a-t-il l'air bon!… La Mayeux, toujours retirée dans un coin de la chambre, jouissait du bonheur d'Agricol; mais elle craignait que sa présence, jusqu'alors inaperçue, ne fût indiscrète. Elle eût bien désiré s'en aller sans être remarquée; mais elle ne le pouvait pas. Dagobert et son fils cachaient presque entièrement la porte, elle resta donc, ne pouvait détacher ses yeux des deux charmants visages de Rose et de Blanche. Elle n'avait jamais rien vu de plus joli au monde, et la ressemblance extraordinaire des jeunes filles entre elles augmentait encore sa surprise; puis enfin leurs modestes vêtements de deuil semblaient annoncer qu'elles étaient pauvres, et involontairement la Mayeux se sentait encore plus de sympathie pour elles.
— Chères enfants! elles ont froid, leurs petites mains sont glacées, et malheureusement le poêle est éteint… dit Françoise.
Et elle cherchait à réchauffer dans les siennes les mains des orphelines, pendant que Dagobert et son fils se livraient à un épanchement de tendresse si longtemps contenu…
Aussitôt que Françoise eut dit que le poêle était éteint, la Mayeux, empressée de se rendre utile pour faire excuser sa présence, peut-être inopportune, courut au petit cabinet où étaient renfermés le charbon et le bois, en prit quelques menus morceaux, et revint s'agenouiller près du poêle en fonte, et à l'aide de quelque peu de braise cachée sous la cendre, parvint à rallumer le feu, qui bientôt tira et gronda, pour se servir des expressions consacrées; puis, remplissant une cafetière d'eau, elle la plaça dans la cavité du poêle, pensant à la nécessité de quelque breuvage chaud pour les jeunes filles. La Mayeux s'occupa de ces soins avec si peu de bruit, avec tant de célérité, on pensait naturellement si peu à elle au milieu des vives émotions de cette soirée, que Françoise, tout occupée de Rose et de Blanche, ne s'aperçut du flamboiement du poêle qu'à la douce chaleur qu'il rendit, et bientôt après au frémissement de l'eau bouillante dans la cafetière. Ce phénomène d'un feu qui se rallumait de lui-même n'étonna pas en ce moment la femme de Dagobert, complètement absorbée par la pensée de savoir comment elle logerait les deux jeunes filles, car, on le sait, le soldat n'avait pas cru devoir la prévenir de leur arrivée.
Tout à coup trois ou quatre aboiements sonores retentirent derrière la porte.
— Tiens… c'est mon vieux Rabat-Joie, dit Dagobert en allant ouvrir à son chien, il demande à entrer pour connaître aussi la famille.
Rabat-Joie entra en bondissant; au bout d'une seconde il fut, ainsi qu'on le dit vulgairement, comme chez lui. Après avoir frotté son long museau sur la main de Dagobert, il alla tour à tour faire fête à Rose et à Blanche, à Françoise, à Agricol; puis, voyant qu'on faisait peu d'attention à lui, il avisa la Mayeux, qui se tenait timidement dans un coin obscur de la chambre: mettant alors en action cet autre dicton populaire: _Les amis de nos amis sont nos amis, _Rabat-Joie vint lécher les mains de la jeune ouvrière oubliée de tous en ce moment. Par un ressentiment singulier, cette caresse émut la Mayeux jusqu'aux larmes… elle passa plusieurs fois sa main longue, maigre et blanche, sur la tête intelligente du chien; et puis, ne se voyant plus bonne à rien, car elle avait rendu tous les petits services qu'elle croyait pouvoir rendre, elle prit la belle fleur qu'Agricol lui avait donnée, ouvrit doucement la porte, et sortit si discrètement que personne ne s'aperçut de son départ.
Après ces épanchements d'une affection mutuelle, Dagobert, sa femme, et son fils vinrent à penser aux réalités de la vie.
— Pauvre Françoise, dit le soldat en montrant Rose et Blanche d'un regard, tu ne t'attendais pas à une si jolie surprise?
— Je suis seulement fâchée, mon ami, répondit Françoise, que les demoiselles du général Simon n'aient pas un meilleur logis que cette pauvre chambre… car avec la mansarde d'Agricol…
— Ça compose notre hôtel, et il y en a de plus beaux; mais rassure-toi, les pauvres enfants sont habituées à ne pas être difficiles; demain matin je partirai avec mon garçon, bras dessus bras dessous, et je te réponds qu'il ne sera pas celui qui marchera le plus droit et le plus fier de nous deux. Nous irons trouver le père du général Simon à la fabrique de M. Hardy pour causer affaires…
— Demain, mon père, dit Agricol à Dagobert, vous ne trouverez à la fabrique ni M. Hardy ni le père de M. le maréchal Simon…
— Qu'est-ce que dis là… mon garçon? dit vivement Dagobert, le maréchal?
— Sans doute, depuis 1830, des amis du général Simon ont fait reconnaître le titre et le grade que l'empereur lui avait conférés après la bataille de Ligny.
— Vraiment! s'écria Dagobert avec émotion, ça ne devrait pas m'étonner… parce que, après tout, c'est justice… et quand l'empereur a dit une chose, c'est bien le moins qu'on dise comme lui… Mais c'est égal… ça me va là… droit au coeur, ça me remue.
Puis s'adressant aux jeunes filles:
— Entendez-vous, mes enfants… vous arrivez à Paris filles d'un duc et d'un maréchal… Il est vrai qu'on ne le dirait guère à vous voir dans cette modeste chambre, mes pauvres petites duchesses… mais, patience, tout s'arrangera. Le père Simon a dû être bien joyeux d'apprendre que son fils était rentré dans son grade… hein, mon garçon?
— Il nous a dit qu'il donnerait tous les grades et tous les titres possibles pour revoir son fils… car c'était pendant l'absence du général que ses amis ont sollicité et obtenu pour lui cette justice… Du reste, on attend incessamment le maréchal, car ses dernières lettres de l'Inde annonçaient son arrivée.
À ces mots, Rose et Blanche se regardèrent; leurs yeux s'étaient remplis de douces larmes.
— Dieu merci! moi et ces enfants nous comptons sur ce retour; mais pourquoi ne trouverons-nous demain à la fabrique ni M. Hardy ni le père Simon?
— Ils sont partis depuis dix jours pour aller examiner et étudier une usine anglaise établie dans le Midi; mais ils seront de retour d'un jour à l'autre.
— Diable… cela me contrarie assez… Je comptais sur le père du général pour causer d'affaires importantes. Du reste, on doit savoir où lui écrire. Tu lui feras donc, dès demain, savoir, mon garçon, que ses petites-filles sont arrivées ici. En attendant, mes enfants, ajouta le soldat en se retournant vers Rose et Blanche, la bonne femme vous donnera son lit, et à la guerre comme à la guerre, pauvres petites, vous ne serez pas du moins plus mal ici qu'en route.
— Tu sais que nous nous trouverons toujours bien auprès de toi et de madame, dit Rose.
— Et puis, nous ne pensons qu'au bonheur d'être enfin à Paris… puisque c'est ici que nous retrouverons bientôt notre père… ajouta Blanche.
— Et avec cet espoir-là, on patiente, je le sais bien, dit
Dagobert; mais c'est égal, d'après ce que vous attendiez de
Paris… Vous devez être fièrement étonnées… mes enfants.
Dame! jusqu'à présent, vous ne trouverez pas tout à fait la ville d'or que vous aviez rêvée, tant s'en faut; mais patience… patience… vous verrez que ce Paris n'est pas aussi vilain qu'il en a l'air.
— Et puis, dit gaiement Agricol, je suis sûr que, pour ces demoiselles, ce sera l'arrivée du maréchal Simon qui changera Paris en une véritable ville d'or.
— Vous avez raison, monsieur Agricol, dit Rose en souriant; vous nous avez devinées.
— Comment! mademoiselle… vous savez mon nom?
— Certainement, monsieur Agricol; nous parlions souvent de vous avec Dagobert, et dernièrement encore avec Gabriel, ajouta Blanche.
— Gabriel!… s'écrièrent en même temps Agricol et sa mère avec surprise.
— Eh! mon Dieu, oui, reprit Dagobert en faisant un signe d'intelligence aux orphelines, nous en aurons à vous raconter pour quinze jours; et entre autres, comment nous avons rencontré Gabriel… Tout ce que je peux vous dire… c'est que, dans son genre, il vaut mon garçon… (je ne peux pas me lasser de dire mon garçon) et qu'ils sont bien dignes de s'aimer comme des frères… Brave… brave femme… ajouta Dagobert avec émotion, c'est beau, va… ce que tu as fait là; toi, déjà si pauvre, recueillir ce malheureux enfant, l'élever avec le tien…
— Mon ami, ne parle donc pas ainsi, c'est si simple…
— Tu as raison, mais je te revaudrai cela plus tard; c'est sur ton compte… en attendant, tu le verras certainement demain dans la matinée…
— Bon frère… aussi arrivé!… s'écria le forgeron. Et que l'on dise après cela qu'il n'y a pas de jours marqués pour le bonheur!… Et comment l'avez-vous rencontré, mon père?
— Comment, vous?… toujours vous?… Ah çà… dis donc, mon garçon, est-ce que parce que tu fais des chansons tu te crois trop gros seigneur pour me tutoyer?
— Mon père…
— C'est qu'il va falloir que tu m'en dises fièrement des _tu _et des _toi, _pour que je rattrape tous ceux que tu m'aurais dits pendant dix-huit ans… Quant à Gabriel, je te conterai tout à l'heure où et comment nous l'avons rencontré, car si tu crois dormir, tu te trompes; tu me donneras la moitié de ta chambre… et nous causerons… Rabat-Joie restera en dehors de la porte de celle-ci; c'est une vieille habitude à lui d'être près de ces enfants.
— Mon Dieu, mon ami, je ne pense à rien; mais dans un tel moment… Enfin, si ces demoiselles et toi vous voulez souper… Agricol irait chercher quelque chose tout de suite chez le traiteur.
— Le coeur vous en dit-il, mes enfants?
— Non, merci, Dagobert, nous n'avons pas faim, nous sommes trop contentes…
— Vous prendrez bien toujours de l'eau sucrée bien chaude avec un peu de vin, pour vous réchauffer, mes chères demoiselles, dit Françoise; malheureusement, je n'ai pas autre chose.
— C'est ça, tu as raison, Françoise, ces chères enfants sont fatiguées: tu vas les coucher… Pendant ce temps-là je monterai chez mon garçon avec lui, et demain matin, avant que Rose et Blanche soient réveillées, je descendrai causer avec toi pour laisser un peu de répit à Agricol.
À ce moment on frappa assez fort à la porte.
— C'est la bonne Mayeux, qui vient demander si on a besoin d'elle, dit Agricol.
— Mais il semble qu'elle était ici quand mon mari est entré, répondit Françoise.
— Tu as raison, ma mère; pauvre fille! elle s'en sera allée sans qu'on la voie, de crainte de gêner; elle est si discrète… Mais ce n'est pas elle qui frappe si fort.
— Vois donc ce que c'est alors, Agricol, dit Françoise.
Avant que le forgeron eût eu le temps d'arriver auprès de la porte, elle s'ouvrit et un homme convenablement vêtu, d'une figure respectable, avança quelques pas dans la chambre en y jetant un coup d'oeil rapide qui s'arrêta un instant sur Rose et sur Blanche.
— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, lui dit Agricol en allant à sa rencontre, qu'après avoir frappé… vous eussiez pu attendre qu'on vous dît d'entrer… Enfin… que désirez-vous?
— Je vous demande pardon, monsieur, dit fort poliment cet homme, qui parlait très lentement, peut-être pour se ménager le droit de rester plus longtemps dans la chambre; je vous fais un million d'excuses… je suis désolé de mon indiscrétion… je suis confus de…
— Soit, monsieur, dit Agricol impatienté; que voulez-vous?
— Monsieur… n'est-ce pas ici que demeure Mlle Soliveau, une ouvrière bossue?
— Non, monsieur, c'est au-dessus, dit Agricol.
— Oh! mon Dieu, monsieur! s'écria l'homme poli et recommençant ses profondes salutations, je suis confus de ma maladresse… je croyais entrer chez cette jeune ouvrière, à qui je venais proposer de l'ouvrage de la part d'une personne très respectable.
— Il est bien tard, monsieur, dit Agricol surpris; au reste, cette jeune ouvrière est connue de notre famille: revenez demain, vous ne pouvez la voir ce soir, elle est couchée.
— Alors, monsieur, je vous réitère mes excuses…
— Très bien, monsieur, dit Agricol en faisant un pas vers la porte.
— Je prie madame et ces demoiselles ainsi que monsieur… d'être persuadés…
— Si vous continuez ainsi longtemps, monsieur, dit Agricol, il faudra que vous excusiez aussi la longueur de vos excuses… et il n'y aura pas de raison pour que cela finisse.
À ces mots d'Agricol, qui firent sourire Rose et Blanche, Dagobert frotta sa moustache avec orgueil:
— Mon garçon a-t-il de l'esprit! dit-il tout bas à sa femme; ça ne t'étonne pas, toi, tu es faite à ça.
Pendant ce temps-là l'homme cérémonieux sortit après avoir jeté un long et dernier regard sur les deux soeurs, sur Agricol et sur Dagobert.
Quelques instants après, pendant que Françoise, après avoir mis pour elle un matelas par terre et garni son lit de draps bien blancs pour les orphelines, présidait à leur coucher avec une sollicitude maternelle, Dagobert et Agricol montaient dans leur mansarde. Au moment où le forgeron, qui, une lumière à la main, précédait son père, passa devant la porte de la petite chambre de la Mayeux, celle-ci, à demi cachée dans l'ombre, lui dit rapidement et à voix basse:
— Agricol, un grand danger te menace… il faut que je te parle…
Ces mots avaient été prononcés si vite, si bas, que Dagobert ne les entendit pas; mais comme Agricol s'était brusquement arrêté en tressaillant, le soldat lui dit:
— Eh bien! mon garçon… qu'est-ce qu'il y a?
— Rien, mon père… dit le forgeron en se retournant. Je craignais de ne pas t'éclairer assez.
— Sois tranquille…, j'ai, ce soir, des yeux et des jambes de quinze ans.
Et le soldat, ne s'apercevant pas de l'étonnement de son fils, entra avec lui dans la petite mansarde où tous deux devaient passer la nuit.
* * * *
Quelques minutes après avoir quitté la maison, l'homme aux formes si polies qui était venu demander la Mayeux chez la femme de Dagobert se rendit à l'extrémité de la rue Brise-Miche. Il s'approcha d'un fiacre qui stationnait sur la petite place du Cloître-Saint-Merri. Au fond de ce fiacre était M. Rodin enveloppé d'un manteau.
— Eh bien? dit-il d'un ton interrogatif.
— Les deux jeunes filles et l'homme à moustaches grises sont entrés chez Françoise Baudoin, répondit l'autre; avant de frapper à la porte, j'ai pu écouter et entendre pendant quelques minutes… les jeunes filles partageront, cette nuit, la chambre de Françoise Baudoin… Le vieillard à moustaches grises partagera la chambre de l'ouvrier forgeron.
— Très bien! dit Rodin.
— Je n'ai pas osé insister, reprit l'homme poli, pour voir ce soir la couturière bossue au sujet de la reine Bacchanal; je reviendrai demain pour savoir l'effet de la lettre qu'elle a dû recevoir dans la soirée par la poste, au sujet du jeune forgeron.
— N'y manquez pas. Maintenant vous allez vous rendre, de ma part, chez le confesseur de Françoise Baudoin, quoiqu'il soit fort tard; vous lui direz que je l'attends rue du Milieu-des-Ursins; qu'il s'y rende à l'instant même… sans perdre une minute… vous l'accompagnerez; si je n'étais pas rentré, il m'attendrait… car il s'agit, lui direz-vous, de choses de la dernière importance…
— Tout ceci sera fidèlement exécuté, répondit l'homme poli en saluant profondément Rodin, dont le fiacre s'éloigna rapidement.
V. Agricol et la Mayeux.
Une heure après ces différentes scènes, le plus profond silence régnait dans la maison de la rue Brise-Miche.
Une lueur vacillante, passant à travers les deux carreaux d'une porte vitrée, annonçait que la Mayeux veillait encore, car ce sombre réduit, sans air, sans lumière, ne recevait de jour que par cette porte, ouvrant sur un passage étroit et obscur pratiqué dans les combles. Un méchant lit, une table, une vieille malle et une chaise remplissaient tellement cette demeure glacée, que deux personnes ne pouvaient s'y asseoir, à moins que l'une ne prît place sur le lit. La magnifique fleur qu'Agricol avait donnée à la Mayeux, précieusement déposée dans un verre d'eau placé sur la table chargée de linge, répandait son suave parfum, épanouissait son calice de pourpre au milieu de ce misérable cabinet aux murailles de plâtre gris et humide qu'une maigre chandelle éclairait faiblement.
La Mayeux, assise tout habillée sur son lit, la figure bouleversée, les yeux remplis de larmes, s'appuyant d'une main au chevet de sa couche, penchait sa tête du côté de la porte, prêtant l'oreille avec angoisse, espérant à chaque minute entendre les pas d'Agricol. Le coeur de la jeune fille battait violemment; sa figure, toujours si pâle, était légèrement colorée, tant son émotion était profonde… Quelquefois elle jetait ses yeux avec une sorte de frayeur sur une lettre qu'elle tenait à la main: cette lettre, arrivée dans la soirée par la poste, avait été déposée par le portier-teinturier sur la table de la Mayeux, pendant que celle-ci assistait à l'entrevue de Dagobert et de sa famille.
Au bout de quelques instants la jeune fille entendit ouvrir doucement une porte, très voisine de la sienne.
— Enfin… le voilà! s'écria-t-elle.
En effet, Agricol entra.
— J'attendais que mon père fût endormi, dit à voix basse le forgeron, dont la physionomie révélait plus de curiosité que d'inquiétude, qu'est-ce qu'il y a donc, ma bonne Mayeux? comme ta figure est altérée!… tu pleures! que se passe-t-il? de quel danger veux-tu me parler?
— Tiens… lis… lui dit la Mayeux d'une voix tremblante en lui présentant précipitamment une lettre ouverte.
Agricol s'approcha de la lumière et lut ce qui suit:
«Une personne qui ne peut se faire connaître, mais qui sait l'intérêt fraternel que vous portez à Agricol Baudoin, vous prévient que ce jeune et honnête ouvrier sera probablement arrêté dans la journée de demain…»
— Moi!… s'écria Agricol en regardant la jeune fille d'un air stupéfait… Qu'est-ce que cela veut dire?
— Continue… dit vivement la couturière en joignant les mains.
Agricol reprit, n'en pouvant croire ses yeux…
«Son chant des Travailleurs affranchis a été incriminé; on a trouvé plusieurs exemplaires parmi les papiers d'une société secrète dont les chefs viennent d'être emprisonnés, à la suite du complot de la rue des Prouvaires.»
— Hélas! dit l'ouvrière en fondant en larmes, maintenant, je comprends tout. Cet homme qui, ce soir, espionnait en bas, à ce que disait le teinturier… était un espion qui guettait ton arrivée.
— Allons donc, cette accusation est absurde! s'écria Agricol; ne te tourmente pas, ma bonne Mayeux. Je ne m'occupe pas de politique… Mes vers ne respirent que l'amour de l'humanité. Est- ce ma faute s'ils ont été trouvés dans les papiers d'une société secrète?…
Et il jeta la lettre sur la table avec dédain.
— Continue… de grâce, lui dit la Mayeux; continue.
— Si tu le veux… à la bonne heure.
Et Agricol continua:
«Un mandat d'arrêt vient d'être lancé contre Agricol Baudoin; sans doute son innocence sera reconnue tôt ou tard… mais il fera bien de se mettre d'abord le plus tôt possible à l'abri des poursuites… pour échapper à une détention préventive de deux ou trois mois… ce qui serait un coup terrible pour sa mère, dont il est le seul soutien.
«Un ami sincère qui est forcé de rester inconnu.»
Après un moment de silence le forgeron haussa les épaules, sa figure se rasséréna, et il dit en riant à la couturière:
— Rassure-toi, ma bonne Mayeux; ces mauvais plaisants se sont trompés de mois… c'est tout bonnement un poisson d'avril anticipé.
— Agricol… pour l'amour du ciel… dit la couturière d'une voix suppliante, ne traite pas ceci légèrement… Crois mes pressentiments… écoute cet avis…
— Encore une fois… ma pauvre enfant, voilà plus de deux mois que mon chant des Travailleurs a été imprimé; il n'est nullement politique, et d'ailleurs on n'aurait pas attendu jusqu'ici… pour le poursuivre.
— Mais songe donc que les circonstances ne sont plus les mêmes… il y a à peine deux jours que ce complot a été découvert ici près, rue des Prouvaires… Et si tes vers, peut-être inconnus jusqu'ici, ont été saisis chez des personnes arrêtées… pour cette conspiration… il n'en faut pas davantage pour te compromettre…
— Me compromettre… des vers où je vante l'amour du travail et la charité… C'est pour le coup… que la justice serait une fière aveugle; il faudrait alors lui donner un chien et un bâton pour se conduire.
— Agricol, dit la jeune fille désolée de voir le forgeron plaisanter dans un pareil moment, je t'en conjure… écoute-moi. Sans doute tu prêches dans tes vers le saint amour du travail; mais tu déplores douloureusement le sort injuste des pauvres travailleurs voués sans espérance à toutes les misères de la vie… Tu prêches l'évangélique fraternité… mais ton bon et noble coeur s'indigne contre les égoïstes et les méchants… Enfin tu hâtes de toute l'ardeur de tes voeux l'affranchissement des artisans qui, moins heureux que toi, n'ont pas pour patron le généreux M. Hardy. Eh bien, dis, Agricol, dans ces temps de troubles, en faut-il davantage pour te compromettre, si plusieurs exemplaires de tes chants ont été saisis chez des personnes arrêtées?
À ces paroles sensées, chaleureuses de cette excellente créature qui puisait sa raison dans son coeur, Agricol fit un mouvement: il commençait à envisager plus sérieusement l'avis qu'on lui donnait.
Le voyant ébranlé, la Mayeux continua:
— Et puis enfin, souviens-toi de Remi… ton camarade d'atelier!
— Remi?
— Oui, une lettre de lui… lettre pourtant bien insignifiante, a été trouvée chez une personne arrêtée, l'an passé, pour conspiration… il est resté un mois en prison.
— C'est vrai, ma bonne Mayeux, mais on a bientôt reconnu l'injustice de cette accusation, et il a été remis en liberté.
— Après avoir passé un mois en prison… et c'est ce qu'on te conseille avec raison d'éviter… Agricol, songes-y, mon Dieu; un mois en prison… et ta mère…
Ces paroles de la Mayeux firent une profonde impression sur
Agricol; il prit la lettre et la relut attentivement.
— Et cet homme qui a rôdé toute la soirée autour de la maison? reprit la jeune fille. J'en reviens toujours là… Ceci n'est pas naturel… Hélas! mon Dieu, quel coup pour ton père, pour ta pauvre mère qui ne gagne plus rien!… N'es-tu pas maintenant leur seule ressource?… Songes-y donc; sans toi, sans ton travail, que deviendraient-ils?
— En effet… ce serait terrible, dit Agricol en jetant la lettre sur la table; ce que tu me dis de Remi est juste… Il était aussi innocent que moi, une erreur de justice… erreur involontaire, sans doute, n'en est pas moins cruelle… Mais encore une fois… on n'arrête pas un homme sans l'entendre.
— On l'arrête d'abord… ensuite on l'entend, dit la Mayeux avec amertume; puis, au bout d'un mois ou deux, on lui rend sa liberté… et… s'il a une femme, des enfants qui n'ont pour vivre que son travail quotidien… que font-ils pendant que leur soutien est en prison?… ils ont faim, ils ont froid… et ils pleurent.
À ces simples et touchantes paroles de la Mayeux, Agricol tressaillit.
— Un mois sans travail… reprit-il d'un air triste et pensif. Et ma mère… et mon père… et ces deux jeunes filles qui font partie de notre famille jusqu'à ce que le maréchal Simon ou son père soient arrivés à Paris… Ah! tu as raison: malgré moi cette pensée m'effraye…
— Agricol, s'écria tout à coup la Mayeux, si tu t'adressais à M. Hardy, il est si bon, son caractère est si estimé… si honoré, qu'en offrant sa caution pour toi on cesserait peut-être les poursuites.
— Malheureusement, M. Hardy n'est pas ici, il est en voyage avec le père du maréchal Simon.
Puis après un nouveau silence, Agricol ajouta, cherchant à surmonter ses craintes:
— Mais non, je ne puis croire à cette lettre… Après tout, j'aime mieux attendre les événements… J'aurai du moins la chance de prouver mon innocence dans un premier interrogatoire… car enfin, ma bonne Mayeux, que je sois en prison ou que je sois obligé de me cacher… mon travail manquera toujours à ma famille…
— Hélas!… c'est vrai… dit la pauvre fille; que faire?… mon
Dieu!… que faire?…
— Ah! mon brave père… se dit Agricol, si ce malheur arrivait demain… quel réveil pour lui… qui vient de s'endormir si joyeux!
Et le forgeron cacha sa tête dans ses mains.
Malheureusement, les frayeurs de la Mayeux n'étaient pas exagérées, car on se rappelle qu'à cette époque de l'année 1832, avant et après le complot de la rue des Prouvaires, un très grand nombre d'arrestations préventives eurent lieu dans la classe ouvrière, par suite d'une violente réaction contre les idées démocratiques. Tout à coup la Mayeux rompit le silence qui durait depuis quelques secondes; une vive rougeur colorait ses traits, empreints d'une indéfinissable expression de contrainte, de douleur et d'espoir.
— Agricol, tu es sauvé!… s'écria-t-elle.
— Que dis-tu?
— Cette demoiselle si belle, si bonne, qui, en te donnant cette fleur (et la Mayeux la montra au forgeron), a su réparer avec tant de délicatesse une offre blessante… cette demoiselle doit avoir un coeur généreux… il faut t'adresser à elle…
À ces mots, qu'elle semblait prononcer en faisant un violent effort sur elle-même, deux grosses larmes coulèrent sur les joues de la Mayeux. Pour la première fois de sa vie elle éprouvait un ressentiment de douloureuse jalousie… une autre femme était assez heureuse pour pouvoir venir en aide à celui qu'elle idolâtrait, elle, pauvre créature, impuissante et misérable.
— Y penses-tu? dit Agricol avec surprise; que pourrait faire à cela cette demoiselle?
— Ne t'a-t-elle pas dit: «Rappelez-vous mon nom, et, en toute circonstance, adressez-vous à moi»?
— Sans doute…
— Cette demoiselle, dans sa haute position, doit avoir de brillantes connaissances qui pourraient te protéger, te défendre… Dès demain matin va la trouver, avoue-lui franchement ce qui t'arrive… demande-lui son appui.
— Mais, encore une fois, ma bonne Mayeux, que veux-tu qu'elle fasse?
— Écoute… je me souviens que, dans le temps mon père nous disait qu'il avait empêché un de ses amis d'aller en prison en déposant une caution pour lui… Il te sera facile de convaincre cette demoiselle de ton innocence… qu'elle te rende le service de te cautionner; alors il me semble que tu n'auras plus rien à craindre…
— Ah! ma pauvre enfant… demander un tel service à quelqu'un… qu'on ne connaît pas… c'est dur…
— Crois-moi, Agricol, dit tristement la Mayeux, je ne te conseillerai jamais rien qui puisse t'abaisser aux yeux de qui que ce soit… et surtout… entends-tu… surtout aux yeux de cette personne… Il ne s'agit pas de lui demander de l'argent pour toi… mais de fournir une caution qui te donne les moyens de continuer ton travail, afin que ta famille ne soit pas sans ressources… Crois-moi, Agricol, une telle demande n'a rien que de noble et de digne de ta part… Le coeur de cette demoiselle est généreux… elle te comprendra; cette caution pour elle ne sera rien… pour toi ce sera tout. Ce sera la vie des tiens.
— Tu as raison, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec accablement et tristesse, peut-être vaut-il mieux risquer cette démarche… Si cette demoiselle consent à me rendre service, et qu'une caution puisse en effet me préserver de la prison… je serai préparé à tout événement… Mais, non, non, ajouta le forgeron en se levant, jamais je n'oserai m'adresser à cette demoiselle. De quel droit le ferais-je?… Qu'est-ce que le petit service que je lui ai rendu auprès de celui que je lui demande?
— Crois-tu donc, Agricol, qu'une âme généreuse mesure les services qu'elle peut rendre à ceux qu'elle a reçus? Aie confiance en moi pour ce qui est du coeur… Je ne suis qu'une pauvre créature qui ne doit se comparer à personne; je ne suis rien, je ne puis rien; eh bien, pourtant, je suis sûre… oui, Agricol… je suis sûre… que cette demoiselle, si au-dessus de moi… éprouvera ce que je ressens dans cette circonstance… oui, comme moi, elle comprendra ce que ta position a de cruel, et elle fera avec joie, avec bonheur, avec reconnaissance, ce que je ferais… si, hélas! je pouvais autre chose que me dévouer sans utilité…
Malgré elle, la Mayeux prononça ces derniers mots avec une expression si navrante, il y avait quelque chose de si poignant dans la comparaison que cette infortunée, obscure et dédaignée, misérable et infirme, faisait d'elle-même avec Adrienne de Cardoville, ce type resplendissant de jeunesse, de beauté, d'opulence, qu'Agricol fut ému jusqu'aux larmes; tendant une de ses mains à la Mayeux, il lui dit d'une voix attendrie:
— Combien tu es bonne!… qu'il y a en toi de noblesse, de bon sens, de délicatesse!…
— Malheureusement, je ne peux que cela… conseiller…
— Et tes conseils seront suivis… ma bonne Mayeux; ils sont ceux de l'âme la plus élevée que je connaisse… Et puis, tu m'as rassuré sur cette démarche en me persuadant que le coeur de Mlle de Cardoville valait le tien…
À ce rapprochement naïf et sincère, la Mayeux oublia presque tout ce qu'elle venait de souffrir, tant son émotion fut douce, consolante… Car, si pour certaines créatures fatalement vouées à la souffrance, il est des douleurs inconnues au monde, quelquefois il est pour elles d'humbles et timides joies, inconnues aussi… Le moindre mot de tendre affection qui les relève à leurs propres yeux est si bienfaisant, si ineffable pour ces pauvres êtres habituellement voués aux dédains, aux duretés et au doute désolant de soi-même!
— Ainsi c'est convenu, tu iras… demain matin chez cette demoiselle… n'est-ce pas?… s'écria la Mayeux renaissant à l'espoir. Au point du jour, je descendrai veiller à la porte de la rue, afin de voir s'il n'y a rien de suspect, et de pouvoir t'avertir…
— Bonne et excellente fille… dit Agricol de plus en plus ému.
— Il faudra tâcher de partir avant le réveil de ton père… Le quartier où demeure cette demoiselle est si désert… que ce sera presque te cacher… que d'y aller…
— Il me semble entendre la voix de mon père, dit tout à coup
Agricol.
En effet, la chambre de la Mayeux était si voisine de la mansarde du forgeron, que celui-ci et la couturière, prêtant l'oreille, entendirent Dagobert qui disait dans l'obscurité:
— Agricol, est-ce que tu dors, mon garçon?… Moi, mon premier somme est fait… la langue me démange en diable…
— Va vite, Agricol, dit la Mayeux, ton absence pourrait l'inquiéter… En tout cas, ne sors pas demain matin avant que je puisse te dire… si j'ai vu quelque chose d'inquiétant.
— Agricol… tu n'es donc pas là? reprit Dagobert d'une voix plus haute.
— Me voici, mon père, dit le forgeron en sortant du cabinet de la Mayeux et en entrant dans la mansarde de son père; j'avais été fermer le volet d'un grenier que le vent agitait… de peur que le bruit ne te réveillât…
— Merci, mon garçon… mais ce n'est pardieu pas le bruit qui m'a réveillé, dit gaiement Dagobert, c'est une _faim _enragée de causer avec toi… Ah! mon pauvre garçon, c'est un fier dévorant qu'un vieux bonhomme de père qui n'a pas vu son fils depuis dix- huit ans!…
— Veux-tu de la lumière, mon père?
— Non, non, c'est du luxe… causons dans le noir… ça me fera un nouvel effet de te voir demain matin, au point du jour… ça sera comme si je te voyais une seconde fois… pour la première fois.
La porte de la chambre d'Agricol se referma, la Mayeux n'entendit plus rien… La pauvre créature se jeta tout habillée sur son lit et ne ferma pas l'oeil de la nuit, attendant avec angoisse que le jour parût, afin de veiller sur Agricol. Pourtant, malgré ses vives inquiétudes pour le lendemain, elle se laissait quelquefois aller aux rêveries d'une mélancolie amère; elle comparait l'entretien qu'elle venait d'avoir dans le silence de la nuit avec l'homme qu'elle adorait en secret, à ce qu'eût été cet entretien si elle avait eu en partage le charme et la beauté, si elle avait été aimée comme elle aimait… d'un amour chaste et dévoué… Mais songeant bientôt qu'elle ne devait jamais connaître les ravissantes douceurs d'une passion partagée, elle trouva sa consolation dans l'espoir d'avoir été utile à Agricol.
Au point du jour, la Mayeux se leva doucement et descendit l'escalier à petit bruit, afin de voir si au dehors rien ne menaçait Agricol.
VI. Le réveil.
Le temps, humide et brumeux pendant une partie de la nuit, était, au matin, devenu clair et froid. À travers le petit châssis vitré qui éclairait la mansarde où Agricol avait couché avec son père, on apercevait un coin du ciel bleu.
Le cabinet du jeune forgeron était d'un aspect aussi pauvre que celui de la Mayeux: pour tout ornement, au-dessus de la petite table de bois blanc où Agricol écrivait ses inspirations poétiques, on voyait, cloué au mur, le portrait de Béranger, du poète immortel que le peuple chérit et révère… parce que ce rare et excellent génie a aimé, a éclairé le peuple, et a chanté ses gloires et ses revers.
Quoique le jour commençât de poindre, Dagobert et Agricol étaient déjà levés. Ce dernier avait eu assez d'empire sur lui-même pour dissimuler ses vives inquiétudes, car la réflexion était encore venue augmenter ses craintes. La récente échauffourée de la rue des Prouvaires avait motivé un grand nombre d'arrestations préventives; et la découverte de plusieurs exemplaires de son chant des Travailleurs affranchis, faite chez l'un des chefs de ce complot avorté, devait en effet compromettre passagèrement le jeune forgeron; mais, on l'a dit, son père ne soupçonnait pas ses angoisses. Assis à côté de son fils, sur le bord de leur mince couchette, le soldat, qui, dès l'aube du jour, s'était vêtu et rasé avec son exactitude militaire, tenait entre ses mains les deux mains d'Agricol; sa figure rayonnait de joie, il ne pouvait se lasser de le contempler.
— Tu vas te moquer de moi, mon garçon, lui disait-il, mais je donnais la nuit au diable pour te voir au grand jour… comme je te vois maintenant… À la bonne heure… je ne perds rien… Autre bêtise de ma part, ça me flatte de te voir porter moustaches. Quel beau grenadier à cheval tu aurais fait!… Tu n'as donc jamais eu envie d'être soldat?
— Et ma mère?…
— C'est juste; et puis, après tout, je crois, vois-tu? que le temps du sabre est passé. Nous autres vieux, nous ne sommes plus bons qu'à mettre au coin de la cheminée comme une vieille carabine rouillée; nous avons fait notre temps.
— Oui, votre temps d'héroïsme et de gloire, dit Agricole avec exaltation; puis il ajouta d'une voix profondément tendre et émue: — Sais-tu que c'est beau et bon d'être ton fils?…
— Pour beau… je n'en sais rien… pour bon… ça doit l'être, car je t'aime fièrement… Et quand je pense que ça ne fait que commencer, dis donc, Agricol! Je suis comme ces affamés qui sont restés deux jours sans manger… Ce n'est que petit à petit qu'ils se remettent… qu'ils dégustent… Or tu peux t'attendre à être dégusté… mon garçon… matin et soir… tous les jours… Tiens, je ne veux pas penser à cela: tous les jours… ça m'éblouit… ça se brouille; je n'y suis plus…
Ces mots de Dagobert firent éprouver un pressentiment pénible à Agricol; il crut y voir le pressentiment de la séparation dont il était menacé.
— Ah çà! tu es donc heureux! M. Hardy est toujours bon pour toi?
— Lui!… dit le forgeron, c'est ce qu'il y a au monde de meilleur, de plus équitable et de plus généreux; si vous saviez quelles merveilles il a accomplies dans sa fabrique! Comparée aux autres, c'est un paradis au milieu de l'enfer.
— Vraiment!
— Vous verrez… que de bien-être, que de joie, que d'affection sur tous les visages de ceux qu'il emploie, et comme on travaille avec plaisir… avec ardeur!
— Ah çà! c'est donc un grand magicien que ton M. Hardy!
— Un grand magicien, mon père… il a su rendre le travail attrayant… voilà le plaisir… En outre d'un juste salaire, il nous accorde une part dans ses bénéfices, selon notre capacité, voilà pour l'ardeur qu'on met à travailler; et ce n'est pas tout: il a fait construire de grands et beaux bâtiments où tous les ouvriers trouvent, à moins de frais qu'ailleurs, des logements gais et salubres, et où ils jouissent de tous les bienfaits de l'association… Mais vous verrez, vous dis-je… vous verrez!
— On a bien raison de dire que Paris est le pays des merveilles. Enfin, m'y voilà… pour ne plus te quitter, ni toi ni la bonne femme.
— Non, mon père, nous ne nous quitterons plus… dit Agricol en étouffant un soupir; nous tâcherons, ma mère et moi, de vous faire oublier tout ce que vous avez souffert.
— Souffert? qui diable a souffert?… Regarde-moi donc bien en face, est-ce que j'ai mine d'avoir souffert? Mordieu! depuis que j'ai mis le pied ici, je me sens jeune homme… Tu me verras marcher tantôt… je parie que je te lasse. Ah çà! tu te feras beau, hein! garçon! Comme on va nous regarder!… Je parie qu'en voyant ta moustache noire et ma moustache grise on dira tout de suite: «Voilà le père et le fils.» Ah çà! arrangeons notre journée… tu vas écrire au père du maréchal Simon que ses petites-filles sont arrivées, et qu'il faut qu'il se hâte de revenir à Paris, car il s'agit d'affaires très importantes pour elles… Pendant que tu écriras, je descendrai dire bonjour à ma femme et à ces chères petites; nous mangerons un morceau; ta mère ira à la messe, car je vois qu'elle y mord toujours, la digne femme; tant mieux, si ça l'amuse; pendant ce temps-là, nous ferons une course ensemble.
— Mon père, dit Agricol avec embarras, ce matin, je ne pourrai pas vous accompagner.
— Comment, tu ne pourras pas? mais c'est dimanche!
— Oui, mon père, dit Agricol en hésitant, mais j'ai promis de revenir toute la matinée à l'atelier pour terminer un ouvrage pressé… Si j'y manquais… je causerais quelque dommage à M. Hardy. Tantôt je serai libre.
— C'est différent, dit le soldat avec un sourire de regret; je croyais étrenner Paris avec toi… ce matin… ce sera plus tard, car le travail… c'est sacré, puisque c'est lui qui soutient ta mère… C'est égal, c'est vexant, diablement vexant! Et encore… non… je suis injuste… vois donc, on s'habitue vite au bonheur… Voilà que je grogne en vrai grognard pour une promenade reculée de quelques heures, moi qui, pendant dix-huit ans, ai espéré te voir sans trop y compter… Tiens, je ne suis qu'un vieux fou… vivent la joie et mon Agricol!
Et, pour se consoler, le soldat embrassa gaiement et cordialement son fils. Cette caresse fit mal au forgeron, car il craignait de voir d'un moment à l'autre se réaliser les craintes de la Mayeux.
— Maintenant que je suis remis, dit Dagobert en riant, parlons d'affaires: sais-tu où je trouverai l'adresse de tous les notaires de Paris?
— Je ne sais pas… mais rien n'est plus facile.
— Voici pourquoi: j'ai envoyé de Russie par la poste, et par ordre de la mère des deux enfants que j'ai amenées ici, des papiers importants à un notaire de Paris. Comme je devais aller le voir dès mon arrivée… j'avais écrit son nom et son adresse sur un portefeuille; mais on me l'a volé en route… et comme j'ai oublié ce diable de nom, il me semble que si je le voyais sur cette liste, je me le rappellerais…
Deux coups frappés à la porte de la mansarde firent tressaillir Agricol. Involontairement il pensa au mandat d'amener lancé contre lui. Son père, qui, au bruit, avait tourné la tête, ne s'aperçut pas de son émotion, et dit d'une voix forte:
— Entrez!
La porte s'ouvrit; c'était Gabriel. Il portait une soutane noire et un chapeau rond. Reconnaître son frère adoptif, se jeter dans ses bras, ces deux mouvements furent, chez Agricol, rapides comme la pensée!
— Mon frère!
— Agricol!
— Gabriel!
— Après une si longue absence!
— Enfin te voilà!…
Tels étaient les mots échangés entre le forgeron et le missionnaire étroitement embrassés.
Dagobert, ému, charmé de ces fraternelles étreintes, sentait ses yeux devenir humides. Il y avait en effet quelque chose de touchant dans l'affection de ces deux jeunes gens, de coeur si pareils, de caractère et d'aspect si différents; car la mâle figure d'Agricol faisait encore ressortir la délicatesse de l'angélique physionomie de Gabriel.
— J'étais prévenu par mon père de ton arrivée… dit enfin le forgeron à son frère adoptif. Je m'attendais à te voir d'un moment à l'autre… et pourtant… mon bonheur est cent fois plus grand encore que je ne l'espérais.
— Et ma bonne mère… dit Gabriel en serrant affectueusement les mains de Dagobert, vous l'avez trouvée en bonne santé?
— Oui, mon brave enfant, sa santé deviendra cent fois meilleure encore puisque nous voilà réunis… rien n'est sain comme la joie… Puis, s'adressant à Agricol qui, oubliant sa crainte d'être arrêté, regardait le missionnaire avec une expression d'ineffable affection: Et quand on pense qu'avec cette figure de jeune fille, Gabriel a un courage de lion… car je t'ai dit avec quelle intrépidité il avait sauvé les filles du maréchal Simon, et tenté de me sauver moi-même…
— Mais Gabriel, qu'as-tu donc au front? s'écria tout à coup le forgeron qui, depuis quelques instants, regardait attentivement le missionnaire.
Gabriel, ayant jeté son chapeau en entrant, se trouvait justement au-dessous du châssis vitré dont la vive lumière éclairait son visage pâle et doux; la cicatrice circulaire, qui s'étendait au- dessus de ses sourcils d'une tempe à l'autre, se voyait alors parfaitement. Au milieu des émotions si diverses, des événements précipités qui avaient suivi le naufrage, Dagobert, pendant son court entretien avec Gabriel au château de Cardoville, n'avait pu remarquer la cicatrice qui ceignait le front du jeune missionnaire; mais partageant, alors, la surprise d'Agricol, il lui dit:
— Mais en effet… quelle est cette cicatrice… que tu as là au front?…
— Et aux mains… Vois donc… mon père…! s'écria le forgeron en saisissant une des mains que le jeune prêtre avançait vers lui comme pour le rassurer.
— Gabriel… mon brave enfant, explique-nous cela… qui t'a blessé ainsi? ajouta Dagobert.
Et prenant à son tour la main du missionnaire, il examina la blessure pour ainsi dire en connaisseur et ajouta:
— En Espagne, un de mes camarades a été détaché d'une croix de carrefour où les moines l'avaient crucifié pour l'y laisser mourir de faim et de soif… Depuis, il a porté aux mains des cicatrices pareilles à celles-ci.
— Mon père a raison… On le voit, tu as eu les mains percées… mon pauvre frère, dit Agricol douloureusement ému.
— Mon Dieu… ne vous occupez pas de cela, dit Gabriel en rougissant avec un embarras modeste. J'étais allé en mission chez les sauvages des montagnes Rocheuses; ils m'ont crucifié. Ils commençaient à me scalper, lorsque la Providence m'a sauvé de leurs mains.
— Malheureux enfant!… tu étais donc sans armes!… tu n'avais donc pas d'escorte suffisante! dit Dagobert.
— Nous ne pouvons pas porter d'armes, dit Gabriel en souriant doucement, et nous n'avons jamais d'escorte.
— Et tes camarades, ceux qui étaient avec toi, comment ne t'ont- ils pas défendu! s'écria impétueusement Agricol.
— J'étais seul… mon frère.
— Seul!…
— Oui, seul, avec un guide.
— Comment! tu es allé seul, désarmé, au milieu de ce pays barbare? répéta Dagobert, ne pouvant croire à ce qu'il entendait.
— C'est sublime… dit Agricol.
— La foi ne peut s'imposer par la force, reprit simplement Gabriel, la persuasion peut seule répandre l'évangélique charité parmi ces pauvres sauvages.
— Mais lorsque la persuasion échoue! dit Agricol.
— Que veux-tu, mon frère!… on meurt pour sa croyance… en plaignant ceux qui la repoussent… Car elle est bienfaisante à l'humanité.
Il y eut un moment de profond silence après cette réponse, faite avec une simplicité touchante. Dagobert se connaissait trop en courage pour ne pas comprendre cet héroïsme à la fois calme et résigné; ainsi que son fils, il contemplait Gabriel avec une admiration mêlée de respect. Gabriel, sans affectation de fausse modestie, semblait complètement étranger aux sentiments qu'il faisait naître; aussi, s'adressant au soldat:
— Qu'avez-vous donc?
— Ce que j'ai! s'écria le soldat, j'ai qu'après trente ans de guerre… je me croyais à peu près aussi brave que personne… et je trouve un maître… et ce maître… c'est toi…
— Moi!… que voulez-vous dire?… qu'ai-je donc fait?…
— Mordieu! sais-tu que ces braves blessures-là, et le vétéran prit avec transport les mains de Gabriel, sont aussi glorieuses que les nôtres… à nous autres, batailleurs de profession…
— Oui… mon père dit vrai! s'écria Agricol, et il ajouta avec exaltation: Ah!… voilà les prêtres comme je les aime, comme je les vénère: charité, courage, résignation!!!
— Je vous en prie… ne me vantez pas ainsi… dit Gabriel avec embarras.
— Te vanter! reprit Dagobert. Ah çà! voyons… quand j'allais au feu, moi, est-ce que j'y allais seul? est-ce que mon capitaine ne me voyait pas? est-ce que mes camarades n'étaient pas là?… est- ce qu'à défaut de vrai courage je n'aurais pas eu l'amour- propre… pour m'éperonner; sans compter les cris de la bataille, l'odeur de la poudre, les fanfares des trompettes, le bruit du canon, l'ardeur de mon cheval qui me bondissait entre les jambes, le diable et son train quoi! sans compter enfin que je sentais l'empereur là, qui, pour ma peau hardiment trouée, me donnerait un bout de galon ou de ruban pour compresse… Grâce à tout cela, je passais pour crâne… bon!… Mais n'es-tu pas mille fois plus crâne que moi, toi, mon brave enfant, toi qui t'en vas tout seul… désarmé… affronter des ennemis cent fois plus féroces que ceux que nous n'abordions, nous autres, que par escadrons et à grands coups de latte avec accompagnement d'obus et de mitraille?
— Digne père… s'écria le forgeron, comme c'est beau et noble à toi de te rendre cette justice…
— Ah! mon frère… sa bonté pour moi lui exagère ce qui est naturel…
— Naturel… pour des gaillards de ta trempe, oui! dit le soldat, et cette trempe-là est rare…
— Oh! oui, bien rare, car ce courage-là est le plus admirable des courages, reprit Agricol. Comment! tu sais aller à une mort presque certaine, et tu pars, seul, un crucifix à la main, pour prêcher la charité, la fraternité chez les sauvages; ils te prennent, ils te torturent, et toi tu attends la mort sans te plaindre, sans haine, sans colère, sans vengeance… le pardon à la bouche… le sourire aux lèvres… et cela au fond des bois, seul, sans qu'on le sache, sans qu'on le voie, sans autre espoir, si tu en réchappes, que de cacher tes blessures sous ta modeste robe noire… Mordieu!… mon père a raison, viens donc encore soutenir que tu n'es pas aussi brave que lui!
— Et encore, reprit Dagobert, le pauvre enfant fait tout cela pour le roi de Prusse, car, comme tu dis, mon garçon, son courage et ses blessures ne changeront jamais sa robe noire en robe d'évêque.
— Je ne suis pas si désintéressé que je le parais, dit Gabriel à Dagobert en souriant doucement; si j'en suis digne, une grande récompense peut m'attendre là-haut.
— Quant à cela, mon garçon, je n'y entends rien… et je ne discuterai pas avec toi là-dessus… Ce que je soutiens… c'est que ma vieille croix serait au moins aussi bien placée sur ta soutane que sur mon uniforme.
— Mais ces récompenses ne sont jamais pour d'humbles prêtres comme Gabriel, dit le forgeron, et pourtant, si tu savais, mon père, ce qu'il y a de vertu, de vaillance dans ce que le parti prêtre appelle le bas clergé… Que de mérite caché, que de dévouements ignorés chez ces obscurs et dignes curés de campagne, si inhumainement traités et tenus sous un joug impitoyable par leurs évêques! Comme nous, ces pauvres prêtres sont des travailleurs dont tous les coeurs généreux doivent demander l'affranchissement! Fils du peuple comme nous, utiles comme nous, que justice leur soit rendue comme à nous!… Est-ce vrai, Gabriel! Tu ne me démentiras pas, mon bon frère, car ton ambition, me disais-tu, eût été d'avoir une petite cure de campagne, parce que tu savais tout le bien qu'on y pouvait faire…
— Mon désir est toujours le même, dit tristement Gabriel, mais malheureusement…
Puis, comme s'il eût voulu échapper à une pensée chagrine et changer d'entretien, il reprit en s'adressant à Dagobert:
— Croyez-moi, soyez plus juste, ne rabaissez pas votre courage en exaltant trop le nôtre… votre courage est grand, bien grand, car après le combat la vue du carnage doit être terrible pour un coeur généreux… Nous, au moins, si l'on nous tue… nous ne tuons pas…
À ces mots du missionnaire, le soldat se redressa et le regarda avec surprise.
— Voilà qui est singulier! dit-il.
— Quoi donc, mon père?
— Ce que Gabriel me dit là me rappelle ce que j'éprouvais à la guerre à mesure que je vieillissais.
Puis, après un moment de silence, Dagobert ajouta d'un ton grave et triste qui ne lui était pas habituel:
— Oui, ce que dit Gabriel me rappelle ce que j'éprouvais à la guerre… à mesure que je vieillissais… Voyez-vous, mes enfants, plus d'une fois, quand le soir d'une grande bataille j'étais en vedette… seul… la nuit… au clair de la lune, sur le terrain qui nous restait, mais qui était couvert de cinq à six mille cadavres, parmi lesquels j'avais de vieux camarades de guerre… alors ce triste tableau, ce grand silence, me dégrisaient de l'envie de sabrer… (griserie comme une autre), et je me disais: «Voilà bien des hommes tués… Pourquoi!… pourquoi!…» Ce qui ne m'empêchait pas, bien entendu, lorsque le lendemain on sonnait la charge, de me mettre à sabrer comme un sourd… Mais c'est égal, quand, le bras fatigué, j'essuyais après une charge mon sabre tout sanglant sur la crinière de mon cheval… je me disais encore…: J'en ai tué… tué… tué… Pourquoi?
Le missionnaire et le forgeron se regardèrent en entendant le soldat faire ce singulier retour vers le passé.
— Hélas! lui dit Gabriel, tous les coeurs généreux ressentent ce que vous ressentiez à ces heures solennelles où l'ivresse de la gloire a disparu et où l'homme reste seul avec les bons instincts que Dieu a mis dans son coeur.
— C'est ce qui te prouve, mon brave enfant, que tu vaux mieux que moi, car ces nobles instincts, comme tu dis, ne t'ont jamais abandonné. Mais comment diable es-tu sorti des griffes de ces enragés sauvages qui t'avaient déjà crucifié?
À cette question de Dagobert, Gabriel tressaillit et rougit si visiblement que le soldat lui dit:
— Si tu ne dois ou si tu ne peux pas répondre à ma demande… suppose que je n'ai rien dit…
— Je n'ai rien à vous cacher, ni à mon frère… dit le missionnaire d'une voix altérée. Seulement j'aurai de la peine à vous faire comprendre… ce que je ne comprends pas moi-même…
— Comment cela? dit Agricol surpris.
— Sans doute, dit Gabriel en rougissant, j'aurai été dupe d'un mensonge de mes sens trompés… Dans ce moment suprême où j'attendais la mort avec résignation… mon esprit affaibli malgré moi aura été trompé par une apparence… et ce qui, à cette heure encore, me paraît inexplicable, m'aurait été dévoilé plus tard; nécessairement j'aurais su quelle était cette femme étrange…
Dagobert, en entendant le missionnaire, restait stupéfait, car lui aussi cherchait vainement à s'expliquer le secours inattendu qui l'avait fait sortir de la prison de Leipzig, ainsi que les orphelines.
— De quelle femme parles-tu? demanda le forgeron au missionnaire.
— De celle qui m'a sauvé.
— C'est une femme qui t'a sauvé des mains des sauvages? dit
Dagobert.
— Oui, répondit Gabriel absorbé dans ses souvenirs, une femme jeune et belle…
— Et qui était cette femme? dit Agricol.
— Je ne sais… quand je lui ai demandé… elle m'a répondu:
Je suis la soeur des affligés.
— Et d'où venait-elle? où allait-elle? dit Dagobert singulièrement intéressé.
— Je vais où l'on souffre, m'a-t-elle répondu, repartit le missionnaire, et elle a continué son chemin dans le nord de l'Amérique, vers ces pays désolés où la neige est éternelle… et les nuits sans fin…
— Comme en Sibérie…, dit Dagobert devenu pensif.
— Mais, reprit Agricol en s'adressant à Gabriel, qui semblait aussi de plus en plus absorbé, de quelle manière cette femme est- elle venue à ton secours?
Le missionnaire allait répondre, lorsqu'un coup discrètement frappé à la porte de la chambre renouvela les craintes qu'Agricol oubliait depuis l'arrivée de son frère adoptif.
— Agricol, dit une voix douce derrière la porte, je voudrais te parler à l'instant même…
Le forgeron reconnut la voix de la Mayeux, et alla ouvrir. La jeune fille, au lieu d'entrer, se recula d'un pas dans le sombre corridor, et dit d'une voix inquiète:
— Mon Dieu! Agricol, il y a une heure qu'il fait grand jour, et tu n'es pas encore parti?… Quelle imprudence! J'ai veillé en bas… dans la rue… Jusqu'à présent, je n'ai rien vu d'alarmant… mais on peut venir pour t'arrêter d'un moment à l'autre… Je t'en conjure… hâte-toi de partir et d'aller chez Mlle de Cardoville… il n'y a pas une minute à perdre…
— Sans l'arrivée de Gabriel, je serais parti… Mais pouvais-je résister au bonheur de rester quelques instants avec lui?
— Gabriel est ici? dit la Mayeux avec une douce surprise, car, on l'a dit, elle avait été élevée avec lui et Agricol.
— Oui, répondit Agricol, depuis une demi-heure il est avec moi et mon père…
— Quel bonheur j'aurai aussi à le revoir! dit la Mayeux. Il sera sans doute monté pendant que j'étais allée tout à l'heure, chez ta mère, lui demander si je pouvais lui être bonne à quelque chose, à cause de ces jeunes demoiselles. Mais elles sont si fatiguées qu'elles dorment encore. Mme Françoise m'a priée de te donner cette lettre pour ton père… elle vient de la recevoir…
— Merci, ma bonne Mayeux…
— Maintenant que tu as vu Gabriel… ne reste pas plus longtemps… juge quel coup pour ton père… si devant lui on venait t'arrêter, mon Dieu?
— Tu as raison… il est urgent que je parte… Auprès de lui et de Gabriel, malgré moi, j'avais oublié mes craintes…
— Pars vite… et peut-être dans deux heures, si Mlle de Cardoville te rend ce grand service… tu pourras revenir bien rassuré pour toi et pour les tiens…
— C'est vrai… quelques minutes encore… et je descends.
— Je retourne guetter à la porte; si je voyais quelque chose, je remonterais vite t'avertir; mais ne tarde pas.
— Sois tranquille…
La Mayeux descendit prestement l'escalier pour aller veiller à la porte de la rue, et Agricol rentra dans la mansarde.
— Mon père, dit-il à Dagobert, voici une lettre que ma mère vous prie de lire; elle vient de la recevoir.
— Eh bien! lis pour moi, mon garçon. Agricol lut ce qui suit:
«Madame,
«J'apprends que votre mari est chargé par M. le général Simon d'une affaire de la plus grande importance. Veuillez, dès que votre mari arrivera à Paris, le prier de se rendre dans mon étude, à Chartres, sans le moindre délai. Je suis chargé de lui remettre, à lui-même et non à d'autres, des pièces indispensables aux intérêts de M. le général Simon.
«DURAND, notaire à Chartres.»
Dagobert regarda son fils avec étonnement, et lui dit:
— Qui aura pu instruire ce monsieur de mon arrivée à Paris?
— Peut-être ce notaire dont vous avez perdu l'adresse, et à qui vous avez envoyé des papiers, mon père? dit Agricol.
— Mais il ne s'appelait pas Durand, et je m'en souviens bien, il était notaire à Paris, non à Chartres… D'un autre côté, ajouta le soldat en réfléchissant, s'il a des papiers d'une grande importance qu'il ne peut remettre qu'à moi…
— Vous ne pouvez, il me semble, vous dispenser de partir le plus tôt possible, dit Agricol presque heureux de cette circonstance qui éloignait son père pendant environ deux jours durant lesquels son sort, à lui Agricol, serait décidé d'une façon ou d'une autre.
— Ton conseil est bon, lui dit Dagobert.
— Cela contrarie vos projets? demanda Gabriel.
— Un peu, mes enfants; car je comptais passer ma journée avec vous autres… Enfin, le devoir avant tout. Je suis venu de Sibérie à Paris… ce n'est pas pour craindre d'aller de Paris à Chartres, lorsqu'il s'agit d'une affaire importante… En deux fois vingt-quatre heures je serai de retour. Mais c'est égal, c'est singulier! que le diable m'emporte si je m'attendais à vous quitter aujourd'hui pour aller à Chartres! Heureusement je laisse Rose et Blanche à ma bonne femme, et leur ange Gabriel, comme elles l'appellent, viendra leur tenir compagnie.
— Cela me sera malheureusement impossible, dit le missionnaire avec tristesse. Cette visite de retour à ma bonne mère et à Agricol… est aussi une visite d'adieu.
— Comment! d'adieu? dirent à la fois Dagobert et Agricol.
— Hélas! oui.
— Tu repars déjà pour une autre mission? dit Dagobert; c'est impossible.
— Je ne puis rien vous répondre à ce sujet, dit Gabriel en étouffant un soupir; mais d'ici quelque temps… je ne puis, je ne dois revenir dans cette maison…
— Tiens, mon brave enfant, reprit le soldat avec émotion, il y a dans ta conduite quelque chose qui sent la contrainte… l'oppression… Je me connais en hommes… Celui que tu appelles ton supérieur, et que j'ai vu quelques instants après le naufrage, au château de Cardoville… a une mauvaise figure, et, mordieu! je suis fâché de te voir enrôlé sous un pareil capitaine.
— Au château de Cardoville!… s'écria le forgeron, frappé de cette ressemblance de nom; c'est au château de Cardoville que l'on vous a recueillis après votre naufrage?
— Oui, mon garçon; qu'est-ce qui t'étonne?
— Rien, mon père… Et les maîtres de ce château y habitaient- ils?
— Non, car le régisseur, à qui je l'ai demandé pour les remercier de la bonne hospitalité que nous avions reçue, m'a dit que la personne à qui il appartenait habitait Paris.
— Quel singulier rapprochement! se dit Agricol, si cette demoiselle était la propriétaire du château qui porte son nom… Puis, cette réflexion lui rappelant la promesse qu'il avait faite à la Mayeux, il dit à Dagobert: — Mon père, excusez-moi… mais il est déjà tard… et je devais être aux ateliers à huit heures…
— C'est trop juste, mon garçon… Allons… c'est partie remise… à mon retour de Chartres… Embrasse-moi encore une fois et sauve-toi.
Depuis que Dagobert avait parlé à Gabriel de contrainte, d'oppression, ce dernier était resté pensif… Au moment où Agricol s'approchait pour lui serrer la main et lui dire adieu, le missionnaire lui dit d'une voix grave, solennelle, et d'un ton décidé qui étonna le forgeron et le soldat:
— Mon bon frère… un mot encore… J'étais aussi venu pour te dire que d'ici à quelques jours… j'aurai besoin de toi… de vous aussi, mon père… Laissez-moi vous donner ce nom, ajouta Gabriel d'une voix émue en se retournant vers Dagobert.
— Comme tu nous dis cela!… qu'y a-t-il donc? s'écria le forgeron.
— Oui, reprit Gabriel, j'aurai besoin des conseils et de l'aide… de deux hommes d'honneur, de deux hommes de résolution; je puis compter sur vous deux, n'est-ce pas? À toute heure… quelque jour que ce soit… sur un mot de moi… vous viendrez?
Dagobert et son fils se regardèrent en silence, étonnés de l'accent de Gabriel… Agricol sentit son coeur se serrer… S'il était prisonnier pendant que son frère aurait besoin de lui, comment faire?
— À toute heure du jour et de la nuit, mon brave enfant, tu peux compter sur nous, dit Dagobert aussi surpris qu'intéressé; tu as un père et un frère… sers-t'en…
— Merci… merci, dit Gabriel, vous me rendez heureux.
— Sais-tu une chose? reprit le soldat, si ce n'était ta robe, je croirais… qu'il s'agit d'un duel… d'un duel à mort… de la façon dont tu nous dis cela!…
— D'un duel!… dit le missionnaire en tressaillant, oui… il s'agirait peut-être d'un duel étrange… terrible… pour lequel il me faut deux témoins tels que vous… un PÈRE… et un FRÈRE…
Quelques instants après, Agricol, de plus en plus inquiet, se rendait en hâte chez Mlle de Cardoville, où nous allons conduire le lecteur.
Sixième partie
L'hôtel Saint-Dizier
I. Le pavillon.
L'hôtel Saint-Dizier était une des plus vastes et des plus belles habitations de la rue de Babylone à Paris. Rien de plus sévère, de plus imposant, de plus triste que l'aspect de cette antique demeure: d'immenses fenêtres à petits carreaux, peintes en gris blanc, faisaient paraître plus sombres encore ses assises de pierre de taille noircies par le temps. Cet hôtel ressemblait à tous ceux qui avaient été bâtis dans ce quartier vers le milieu du siècle dernier; c'était un grand corps de logis à fronton triangulaire et à toit coupé exhaussé d'un premier étage et d'un rez-de-chaussée auquel on montait par un large perron. L'une des façades donnait sur une cour immense, bornée de chaque côté par des arcades communiquant à de vastes communs; l'autre façade regardait le jardin, véritable parc de douze ou quinze arpents: de ce côté, deux ailes en retour, attenant au corps de logis principal, formaient deux galeries latérales. Comme dans presque toutes les grandes habitations de ce quartier, on voyait à l'extrémité du jardin ce qu'on appelait le _petit hôtel _ou la petite maison. C'était un pavillon Pompadour bâti en rotonde avec le charmant mauvais goût de l'époque; il offrait, dans toutes les parties où la pierre avait pu être fouillée, une incroyable profusion de chicorées, de noeuds de rubans, de guirlandes de fleurs, d'amours bouffis. Ce pavillon, habité par Adrienne de Cardoville, se composait d'un rez-de-chaussée auquel on arrivait par un péristyle exhaussé de quelques marches; un petit vestibule conduisait à un salon circulaire, éclairé par le haut, quatre autres pièces venaient y aboutir, et quelques chambres d'entresol dissimulé dans l'attique servaient de dégagement. Ces dépendances de grandes habitations sont de nos jours inoccupées, ou transformées en orangeries bâtardes; mais, par une rare exception, le pavillon de l'hôtel Saint-Dizier avait été gratté et restauré; sa pierre blanche étincelait comme du marbre de Paros, et sa tournure coquette et rajeunie contrastait singulièrement avec le sombre bâtiment que l'on apercevait à l'extrémité d'une immense pelouse semée çà et là de gigantesques bouquets d'arbres verts.
La scène suivante se passait le lendemain du jour où Dagobert était arrivé rue Brise-Miche avec les filles du général Simon. Huit heures du matin venaient de sonner à l'église voisine; un beau soleil d'hiver se levait brillant dans un ciel pur et bleu, derrière les grands arbres effeuillés qui, l'été, formaient un dôme de verdure au-dessus du petit pavillon Louis XV. La porte du vestibule s'ouvrit, et les rayons du soleil éclairèrent une charmante créature, ou plutôt deux charmantes créatures, car l'une d'elles, pour occuper une place modeste dans l'échelle de la création, n'en avait pas moins une beauté relative fort remarquable. En d'autres termes, une jeune fille, une ravissante petite chienne en laisse, de cette espèce nommée _King-Charles, _apparurent sous le péristyle de la rotonde. La jeune fille s'appelait _Georgette, _la petite chienne _Lutine. _Georgette a dix-huit ans; jamais Florine ou Marton, jamais soubrette de Marivaux n'a eu figure plus espiègle, oeil plus vif, sourire plus malin, dents plus blanches, joues plus roses, taille plus coquette, pied plus mignon, tournure plus agaçante. Quoiqu'il fût encore de très bonne heure, Georgette était habillée avec soin et recherche; un petit bonnet de valenciennes à barbes plates façon demi-paysanne, garni de rubans roses et posé un peu en arrière sur des bandeaux d'admirables cheveux blonds, encadrait son frais et piquant visage; une robe de levantine grise, drapée d'un fichu de linon attaché sur sa poitrine par une grosse bouffette de satin rose, dessinait son corsage élégamment arrondi; un tablier de toile de Hollande blanche comme neige, garni par le bas de trois larges ourlets surmontés de points à jours, ceignait sa taille ronde et souple comme un jonc… ses manches courtes et plates, bordées d'une petite ruche de dentelle, laissaient voir ses bras dodus, fermes et longs, que ses larges gants de Suède, montant jusqu'au coude, défendaient de la rigueur du froid. Lorsque Georgette retroussa le bas de sa robe pour descendre plus prestement les marches du péristyle, elle montra aux yeux indifférents de Lutine le commencement d'un mollet potelé, le bas d'une jambe fine chaussée d'un bas de soie blanc, et un charmant petit pied dans son brodequin noir de satin turc.
Lorsqu'une blonde comme Georgette se mêle d'être piquante, lorsqu'une vive étincelle brille dans ses yeux d'un bleu tendre et gai, lorsqu'une animation joyeuse colore son teint transparent, elle a encore plus de _bouquet, _plus de montant qu'une brune. Cette accorte et fringante soubrette, qui, la veille, avait introduit Agricol dans le pavillon, était la première femme de chambre de Mlle Adrienne de Cardoville, nièce de Mme la princesse de Saint-Dizier.
Lutine, si heureusement retrouvée par le forgeron, poussant de petits jappements joyeux, bondissait, courait et folâtrait sur le gazon; elle était un peu plus grosse que le poing; son pelage, orné d'un noir lustré, brillait comme de l'ébène sous le large ruban de satin rouge qui entourait son cou; ses pattes, frangées de longues soies, étaient d'un feu ardent, ainsi que son museau démesurément camard; ses grands yeux pétillaient d'intelligence et ses oreilles frisées étaient si longues qu'elles traînaient à terre. Georgette paraissait aussi vive, aussi pétulante que Lutine, dont elle partageait les ébats, courant après elle et se faisant poursuivre à son tour sur la verte pelouse. Tout à coup, à la vue d'une seconde personne qui s'avançait gravement, Lutine et Georgette s'arrêtèrent subitement au milieu de leurs jeux. La petite King-Charles, qui était quelques pas en avant, hardie comme un diable et fidèle à son nom, tint ferme son arrêt sur ses pattes nerveuses et attendit fièrement _l'ennemi, _en montrant deux rangs de petits crocs qui, pour être d'ivoire, n'en étaient pas moins pointus. _L'ennemi _consistait en une femme d'un âge mûr, accostée d'un carlin très gras, couleur de café au lait; la panse arrondie, le poil lustré, le cou tourné un peu de travers, la queue tortillée en gimblette, il marchait les jambes très écartées, d'un pas doctoral et béat. Son museau noir, hargneux, renfrogné, que deux dents trop saillantes retroussaient du côté gauche, avait une expression singulièrement sournoise et vindicative. Ce désagréable animal, type parfait de ce que l'on pourrait appeler le _chien de dévote, _répondait au nom de Monsieur.
La maîtresse de Monsieur, femme de cinquante ans environ, de taille moyenne et corpulente, était vêtue d'un costume aussi sombre, aussi sévère que celui de Georgette était pimpant et gai. Il se composait d'une robe brune, d'un mantelet de soie noire et d'un chapeau de même couleur; les traits de cette femme avaient dû être agréables dans sa jeunesse, et ses joues fleuries, ses sourcils prononcés, ses yeux noirs encore très vifs s'accordaient assez peu avec la physionomie revêche et austère qu'elle tâchait de se donner. Cette matrone à la démarche lente et discrète était Mme Augustine Grivois, première femme de chambre de Mme la princesse de Saint-Dizier. Non seulement l'âge, la physionomie, le costume de ces deux femmes offraient une opposition frappante, mais ce contraste s'étendait encore aux animaux qui les accompagnaient: il y avait la même différence entre Lutine et Monsieur, qu'entre Georgette et Mme Grivois.
Lorsque celle-ci aperçut la petite King-Charles, elle ne put retenir un mouvement de surprise et de contrariété qui n'échappa pas à la jeune fille. Lutine, qui n'avait pas reculé d'un pouce depuis l'apparition de Monsieur, le regardait vaillamment d'un air de défi, et s'avança même vers lui d'un air si décidément hostile, que le carlin, trois fois plus gros que la petite King-Charles, poussa un cri de détresse et chercha un refuge derrière Mme Grivois.
Celle-ci dit à Georgette avec aigreur:
— Il me semble, mademoiselle, que vous pourriez vous dispenser d'agacer votre chien, et de le lancer sur le mien.
— C'est sans doute pour mettre ce respectable et vilain animal à l'abri de ce désagrément-là, qu'hier soir vous avez essayé de perdre Lutine en la chassant dans la rue par la porte du jardin. Mais heureusement un brave et digne garçon a retrouvé Lutine dans la rue de Babylone et l'a rapportée à ma maîtresse. Mais à quoi dois-je, madame, le bonheur de vous voir si matin?
— Je suis chargée par la princesse, reprit Mme Grivois, ne pouvant cacher un soupir de satisfaction triomphante, de voir à l'instant même Mlle Adrienne… Il s'agit d'une chose très importante que je dois lui dire à elle-même.
À ces mots, Georgette devint pourpre, et ne put réprimer un léger mouvement d'inquiétude, qui échappa heureusement à Mme Grivois, occupée de veiller au salut de Monsieur, dont Lutine se rapprochait d'un air très menaçant. Ayant donc surmonté une émotion passagère, elle répondit avec assurance:
— Mademoiselle s'est couchée très tard hier… elle m'a défendu d'entrer chez elle avant midi.
— C'est possible… mais comme il s'agit d'obéir à un ordre de la princesse sa tante… vous voudrez bien, s'il vous plaît, mademoiselle, éveiller votre maîtresse… à l'instant même…
— Ma maîtresse n'a d'ordre à recevoir de personne; elle est ici chez elle et je ne l'éveillerai qu'à midi.
— Alors je vais y aller moi-même…
— Hébé ne vous ouvrira pas… Voici la clef du salon… et par le salon seul on peut entrer chez mademoiselle…
— Comment! vous osez vous refuser à me laisser exécuter les ordres de la princesse?…
— Oui, j'ose commettre le grand crime de ne pas vouloir éveiller ma maîtresse.
— Voilà pourtant les résultats de l'aveugle bonté de Mme la princesse pour sa nièce, dit la matrone d'un air contrit. Mlle Adrienne ne respecte plus les ordres de sa tante, et elle s'entoure de jeunes évaporées qui, dès le matin, sont parées comme des châsses…
— Ah! madame, comment pouvez-vous médire de la parure, vous qui avez été autrefois la plus coquette, la plus sémillante des femmes de la princesse?… Cela s'est répété dans l'hôtel de génération en génération jusqu'à nos jours.
— Comment! de génération en génération!… Ne dirait-on pas que je suis centenaire?… Voyez l'impertinente!…
— Je parle des générations de femmes de chambre… car, excepté vous, c'est tout au plus si elles peuvent rester deux ou trois ans chez la princesse. Elle a trop de qualités… pour ces pauvres filles.
— Je vous défends, mademoiselle, de parler ainsi de ma maîtresse… dont on ne devrait prononcer le nom qu'à genoux.
— Pourtant… si l'on voulait médire…?
— Vous osez…
— Pas plus tard qu'hier soir… à onze heures et demie…
— Hier soir?
— Un fiacre s'est arrêté à quelques pas du grand hôtel; un personnage mystérieux, enveloppé d'un manteau, en est descendu, a frappé discrètement, non pas à la porte, mais aux vitres de la fenêtre du concierge… et à une heure du matin le fiacre stationnait encore… dans la rue… attendant toujours le mystérieux personnage au manteau… qui, pendant tout ce temps- là… prononçait sans doute, comme vous dites, le nom de Mme la princesse à genoux…
Soit que Mme Grivois n'eût pas été instruite de la visite faite à Mme de Saint-Dizier par Rodin (car il s'agissait de lui) la veille au soir, après qu'il se fut assuré de l'arrivée à Paris des filles du général Simon, soit que Mme Grivois dût paraître ignorer cette visite, elle répondit en haussant les épaules avec dédain:
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mademoiselle, je ne suis pas venue ici pour entendre vos impertinentes sornettes; encore une fois, voulez-vous, oui ou non, m'introduire auprès de Mlle Adrienne?
— Je vous répète, madame, que ma maîtresse dort, et qu'elle m'a défendu d'entrer chez elle avant midi.
Cet entretien avait lieu à quelque distance du pavillon dont on voyait le péristyle au bout d'une assez grande avenue terminée en quinconce. Tout à coup Mme Grivois s'écria en étendant la main dans cette direction:
— Grand Dieu!… est-ce possible!… qu'est-ce que j'ai vu!
— Quoi donc? qu'avez-vous vu? répondit Georgette en se retournant.
— Qui… j'ai vu?… répéta Mme Grivois avec stupeur.
— Mais, sans doute…
— Mlle Adrienne.
— Et où cela?
— Monter rapidement le péristyle… Je l'ai bien reconnue à sa démarche, à son chapeau, à son manteau… Rentrer à huit heures du matin, s'écria Mme Grivois, mais ce n'est pas croyable!
— Mademoiselle?… vous venez de voir mademoiselle? — Et Georgette se prit à rire aux éclats. — Ah! je comprends, vous voulez renchérir sur ma véridique histoire du petit fiacre d'hier soir… c'est très adroit…
— Je vous répète qu'à l'instant même… je viens de voir…
— Allons donc! madame Grivois, vous avez oublié vos lunettes…
— Dieu merci, j'ai de bons yeux… La petite porte qui ouvre sur la rue donne dans le quinconce près du pavillon; c'est par là, sans doute, que mademoiselle vient de rentrer… Ô mon Dieu! c'est à renverser… que va dire Mme la princesse?… Ah! ses pressentiments ne la trompaient pas… voilà où sa faiblesse pour les caprices de sa nièce devait la conduire. C'est monstrueux, si monstrueux que, quoique je vienne de le voir de mes yeux, je ne puis encore le croire.
— Puisqu'il en est ainsi, madame, c'est moi maintenant qui tiens à vous conduire chez mademoiselle, afin que vous vous assuriez par vous-même que vous avez été dupe d'une vision.
— Ah! vous êtes fine, ma mie… mais pas plus que moi… Vous me proposez d'entrer maintenant; je le crois bien… vous êtes sûre, à cette heure, que je trouverai Mlle Adrienne chez elle.
— Mais, madame, je vous assure…
— Tout ce que je puis vous dire, c'est que ni vous, ni Florine, ni Hébé ne resterez vingt-quatre heures ici; la princesse mettra un terme à un aussi horrible scandale; je vais à l'instant l'instruire de ce qui se passe… Sortir la nuit, mon Dieu! rentrer à huit heures du matin… mais j'en suis toute bouleversée… mais si je ne l'avais pas vu… de mes yeux vu… je ne pourrais le croire. Après tout, cela devait arriver… personne ne s'en étonnera… Non… certainement, et tous ceux à qui je vais raconter cette horreur me diront, j'en suis sûre: «C'est tout simple, cela ne pouvait finir autrement.» Ah! quelle douleur pour cette respectable princesse!… quel coup affreux pour elle!
Et Mme Grivois retourna précipitamment vers l'hôtel, suivie de Monsieur qui paraissait aussi courroucé qu'elle-même. Georgette, leste et légère, courut de son côté vers le pavillon, afin de prévenir Mlle Adrienne de Cardoville que Mme Grivois l'avait vue… ou croyait l'avoir vue rentrer furtivement par la petite porte du jardin.
II. La toilette d'Adrienne.
Environ une heure s'était passée depuis que Mme Grivois avait vu ou avait cru voir Mlle Adrienne de Cardoville rentrer le matin dans le pavillon de l'hôtel Saint-Dizier.
Pour faire, non pas excuser, mais comprendre l'excentricité des tableaux suivants, il faut mettre en lumière quelques côtés saillants du caractère original de Mlle de Cardoville. Cette originalité consistait en une excessive indépendance d'esprit, jointe à une horreur naturelle de ce qui était laid et repoussant, et à un besoin insurmontable de s'entourer de tout ce qui est beau et attrayant. Le peintre le plus amoureux du coloris, le statuaire le plus épris de la forme n'éprouvait pas plus qu'Adrienne le noble enthousiasme que la vue de la beauté parfaite inspire toujours aux natures d'élite. Et ce n'était pas seulement le plaisir des yeux que cette fille aimait à satisfaire; les modulations harmonieuses du chant, la mélodie des instruments, la cadence de la poésie, lui causaient des plaisirs infinis, tandis qu'une voix aigre, un bruit discordant, lui faisaient éprouver la même impression pénible, presque douloureuse, qu'elle ressentait involontairement à la vue d'un objet hideux. Aimant aussi passionnément les fleurs, les senteurs suaves, elle jouissait des parfums comme elle jouissait de la musique, comme elle jouissait de la beauté plastique… Faut-il enfin avouer cette énormité? Adrienne était friande et appréciait mieux que personne la pulpe fraîche d'un beau fruit, la saveur délicate d'un faisan doré cuit à point ou le bouquet odorant d'un vin généreux. Mais Adrienne jouissait de tout avec une réserve exquise; elle mettait sa religion à cultiver, à raffiner les sens que Dieu lui avait donnés; elle eût regardé comme une noire ingratitude d'émousser ces dons divins par des excès, ou de les avilir par des choix indignes dont elle se trouvait d'ailleurs préservée par l'excessive et impérieuse délicatesse de son goût.
Le BEAU et le LAID remplaçaient pour elle le BIEN et le MAL.
Son culte pour la grâce, pour l'élégance, pour la beauté physique, l'avait conduite au culte de la beauté morale: car, si l'expression d'une passion méchante et basse enlaidit les plus beaux visages, les plus laids sont ennoblis par l'expression des sentiments généreux. En un mot, Adrienne était la personnification la plus complète, la plus idéale de la SENSUALITÉ… non de cette sensualité vulgaire, ignare, inintelligente, _malapprise, _toujours faussée, corrompue par l'habitude ou par la nécessité de jouissances grossières et sans recherche, mais de cette sensualité exquise qui est aux sens ce que l'atticisme est à l'esprit.
L'indépendance du caractère de cette fille était extrême. Certaines sujétions humiliantes, imposées à la femme par sa position sociale, la révoltaient surtout; elle avait résolu hardiment de s'y soustraire. Du reste, il n'y avait rien de viril chez Adrienne; c'était la femme la plus _femme _qu'on puisse s'imaginer: femme par sa grâce, par ses caprices, par son charme, par son éblouissante et _féminine _beauté; femme par sa timidité comme par son audace, femme par sa haine du brutal despotisme de l'homme comme par le besoin de se dévouer follement, aveuglément, pour celui qui pouvait mériter ce dévouement; femme aussi par son esprit piquant, un peu paradoxal; femme supérieure enfin par son dédain juste et railleur pour certains hommes très haut placés ou adulés qu'elle avait parfois rencontrés dans le salon de sa tante, la princesse de Saint-Dizier, lorsqu'elle habitait avec elle.
Ces indispensables explications données, nous ferons assister le lecteur au lever d'Adrienne de Cardoville, qui sortait du bain. Il faudrait posséder le coloris éclatant de l'école vénitienne pour rendre cette scène charmante, qui semblait plutôt se placer au XVIe siècle, dans quelque palais de Florence ou de Bologne, qu'à Paris, au fond du faubourg Saint-Germain, dans le mois de février 1832.
La chambre de toilette d'Adrienne était une sorte de petit temple qu'on aurait dit élevé au culte de la beauté… par reconnaissance envers Dieu qui prodigue tant de charmes à la femme, non pour qu'elle les néglige, non pour qu'elle les couvre de cendres, non pour qu'elle les meurtrisse par le contact d'un sordide et rude cilice, mais pour que dans sa fervente gratitude elle les entoure de tout le prestige de la grâce, de toute la splendeur de la parure, afin de glorifier l'oeuvre divine aux yeux de tous. Le jour arrivait dans cette pièce demi-circulaire par une de ces doubles-fenêtres formant serre chaude, si heureusement importées d'Allemagne. Les murailles du pavillon, construites en pierres de taille fort épaisses, rendaient très profonde la baie de la croisée, qui se fermait dehors par un châssis fait d'une seule vitre, et au dedans par une grande glace dépolie; dans l'intervalle de trois pieds environ laissé entre ces deux clôtures transparentes, on avait placé une caisse, remplie de terre de bruyère, où étaient plantées des lianes grimpantes qui, dirigées autour de la glace dépolie, formaient une épaisse guirlande de feuilles et de fleurs. Une tenture de damas grenat, nuancée d'arabesques d'un ton plus clair, couvrait les murs; un épais tapis de pareille couleur s'étendait sur le plancher. Ce fond sombre, pour ainsi dire neutre, faisait merveilleusement valoir toutes les nuances des ajustements.
Au-dessous de la fenêtre, exposée au midi, se trouvait la toilette d'Adrienne, véritable chef-d'oeuvre d'orfèvrerie. Sur une large tablette de lapis-lazuli on voyait des boîtes de vermeil au couvercle précieusement émaillé, des flacons en cristal de roche, et d'autres ustensiles de toilette, en nacre, en écaille et ivoire, incrustés d'ornements en or d'un goût merveilleux; deux grandes figures modelées avec une pureté antique supportaient un miroir ovale à pivot, qui avait pour bordure, au lieu d'un cadre curieusement fouillé et ciselé, une fraîche guirlande de fleurs naturelles chaque jour renouvelées comme un bouquet de bal. Deux énormes vases du Japon, bleu, pourpre et or, de trois pieds de diamètre, placés sur le tapis de chaque côté de la toilette, et remplis de camélias, d'ibiscus et de gardénias en pleine floraison, formaient une sorte de buisson diapré des plus vives couleurs. Au fond d'une autre masse de fleurs, une réduction en marbre blanc du groupe enchanteur de Daphnis et Chloé, le plus vaste idéal de la grâce pudique et de la beauté juvénile… Deux lampes d'or, à parfums, brûlaient sur le socle de malachite qui supportait ces deux charmantes figures. Un grand coffre d'argent niellé, rehaussé de figurines de vermeil et de pierreries de couleur, supporté sur quatre pieds de bronze doré, servait de nécessaire de toilette; deux glaces psyché, décorées de girandoles; quelques excellentes copies de Raphaël et du Titien, peintes par Adrienne, et représentant des portraits d'homme ou de femme d'une beauté parfaite; plusieurs consoles de jaspe oriental supportant des aiguières d'argent et de vermeil, couvertes d'ornements repoussés, et remplies d'eaux de senteur; un moelleux divan, quelques sièges et une table de bois doré, complétaient l'ameublement de cette chambre imprégnée des parfums les plus suaves.
Adrienne, que l'on venait de retirer du bain, était assise devant sa toilette; ses trois femmes l'entouraient.
Par un caprice, ou plutôt par une conséquence logique de son esprit amoureux de la beauté, de l'harmonie de toutes choses, Adrienne avait voulu que les jeunes filles qui la servaient fussent fort jolies, et habillées avec une coquetterie, avec une originalité charmante. On a déjà vu Georgette, blonde piquante, dans son costume agaçant de soubrette de Marivaux; ses deux compagnes ne lui cédaient en rien pour la gentillesse et pour la grâce. L'une nommée Florine, grande et svelte fille, à la tournure de Diane chasseresse, était pâle et brune; ses épais cheveux noirs se tordaient en tresses derrière sa tête et s'y attachaient par une longue épingle d'or. Elle avait, comme les autres jeunes filles, les bras nus pour la facilité de son service, et portait une robe de ce _vert gai _si familier aux peintres vénitiens; sa jupe était très ample, et son corsage étroit s'échancrait carrément sur les plis d'une gorgerette de batiste blanche plissée à petits plis, et fermée par cinq boutons d'or. La troisième des femmes d'Adrienne avait une figure si fraîche, si ingénue, une taille si mignonne, si accomplie, que sa maîtresse la nommait _Hébé; _sa robe d'un rose pâle et faite à la grecque découvrait son cou charmant et ses jolis bras jusqu'à l'épaule. La physionomie de ces jeunes filles était riante, heureuse; on ne lisait pas sur leurs traits cette expression d'aigreur sournoise, d'obéissance envieuse, de familiarité choquante, ou de basse déférence, résultats ordinaires de la servitude. Dans les soins empressés qu'elles donnaient à Adrienne, il semblait y avoir autant d'affection que de respect et d'attrait; elles paraissaient prendre un plaisir extrême à rendre leur maîtresse charmante. On eût dit que l'embellir et la parer était pour elles une _oeuvre d'art, _remplie d'agrément, dont elles s'occupaient avec joie, amour et orgueil.
Le soleil éclairait vivement la toilette placée en face de la fenêtre: Adrienne était assise sur un siège à dossier peu élevé; elle portait une longue robe de chambre d'étoffe de soie d'un bleu pâle, brochée d'un feuillage de même couleur, serrée à sa taille, aussi fine que celle d'une enfant de douze ans, par une cordelière flottante; son cou, élégant et svelte comme un col d'oiseau, était nu, ainsi que ses bras et ses épaules, d'une incomparable beauté; malgré la vulgarité de cette comparaison, le plus pur ivoire donnerait seul l'idée de l'éblouissante blancheur de cette peau, satinée, polie, d'un tissu tellement frais et ferme, que quelques gouttes d'eau, restées ensuite du bain à la racine des cheveux d'Adrienne, roulèrent dans la ligne serpentine de ses épaules, comme des perles de cristal sur du marbre blanc. Ce qui doublait encore chez elle l'éclat de cette carnation merveilleuse, particulière aux rousses, c'était le pourpre foncé de ses lèvres humides, le rose transparent de sa petite oreille, de ses narines dilatées et de ses ongles luisants comme s'ils eussent été vernis; partout enfin où son sang pur, vif et chaud, pouvait colorer l'épiderme, il annonçait la santé, la vie et la jeunesse. Les yeux d'Adrienne, très grands et d'un noir velouté, tantôt pétillaient de malice et d'esprit, tantôt s'ouvraient languissants et voilés, entre deux franges de longs cils frisés, d'un noir aussi foncé que celui de ses fins sourcils, très nettement arqués… car, par un charmant caprice de la nature, elle avait des cils et des sourcils noirs avec des cheveux roux; son front, petit comme celui des statues grecques, surmontait son visage d'un ovale parfait; son nez, d'une courbe délicate, était légèrement aquilin; l'émail de ses dents étincelait, et sa bouche vermeille, adorablement sensuelle, semblait appeler les doux baisers, les gais sourires et les délectations d'une friandise délicate. On ne pouvait enfin voir un port de tête plus libre, plus fier, plus élégant, grâce à la grande distance qui séparait le cou et l'oreille de l'attache de ses larges épaules à fossette. Nous l'avons dit, Adrienne était rousse, mais rousse ainsi que le sont plusieurs des admirables portraits de femme de Titien ou de Léonard de Vinci… C'est dire que l'or fluide n'offre pas de reflets plus chatoyants, plus lumineux que sa masse de cheveux naturellement ondés, doux et fins comme de la soie, et si longs, si longs… qu'ils touchaient par terre lorsqu'elle était debout, et qu'elle pouvait s'en envelopper comme la Vénus Aphrodite. À ce moment surtout ils étaient ravissants à voir. Georgette, les bras nus, debout derrière sa maîtresse, avait réuni à grand'peine, dans une de ses petites mains blanches, cette splendide chevelure dont le soleil doublait encore l'ardent éclat… Lorsque la jolie camériste plongea le peigne d'ivoire au milieu des flots ondoyants et dorés de cet énorme écheveau de soie, on eût dit que mille étincelles en jaillissaient; la lumière et le soleil jetaient des reflets non moins vermeils sur les grappes de nombreux et légers tire-bouchons qui, bien écartés du front, tombaient le long des joues d'Adrienne, et dans leur souplesse élastique caressaient la naissance de son sein de neige, dont ils suivaient l'ondulation charmante.
Tandis que Georgette, debout, peignait les beaux cheveux de sa maîtresse, Hébé, un genou en terre, et ayant sur l'autre le pied mignon de Mlle de Cardoville, s'occupait de la chausser d'un tout petit soulier de satin noir, et croisait ses minces cothurnes sur un bas de soie à jour qui laissait deviner la blancheur rosée de la peau et accusait la cheville la plus fine, la plus déliée qu'on pût voir; Florine, un peu en arrière, présentait à sa maîtresse, dans une boîte de vermeil, une pâte parfumée dont Adrienne frotta légèrement ses éblouissantes mains aux doigts effilés, qui semblaient teints de carmin à leur extrémité… Enfin n'oublions pas Lutine, qui, couchée sur les genoux de sa maîtresse, ouvrait ses grands yeux de toutes ses forces et semblait suivre les diverses phases de la toilette d'Adrienne avec une sérieuse attention.
Un timbre argentin ayant résonné au dehors, Florine, à un signe de sa maîtresse, sortit et revint bientôt, portant une lettre sur un petit plateau de vermeil.
Adrienne, pendant que ses femmes finissaient de la chausser, de la coiffer et de l'habiller, prit cette lettre, que lui écrivait le régisseur de la terre de Cardoville, et qui était ainsi conçue:
«Mademoiselle,
«Connaissant votre bon coeur et votre générosité, je me permets de m'adresser à vous en toute confiance. Pendant vingt ans, j'ai servi feu M. le comte-duc de Cardoville, votre père, avec zèle et probité, je crois pouvoir le dire… Le château est vendu, de sorte que, moi et ma femme, nous voici à la veille d'être renvoyés et de nous trouver sans aucune ressource, et à notre âge, hélas! c'est bien dur, mademoiselle…»
— Pauvres gens!… dit Adrienne en s'interrompant de lire; mon père, en effet, me vantait toujours leur dévouement et leur probité. Elle continua:
«Il nous resterait bien un moyen de conserver notre place… mais il s'agirait pour nous de faire une bassesse, et, quoi qu'il puisse arriver, ni moi ni ma femme ne voulons d'un pain acheté à ce prix-là…»
— Bien, bien… toujours les mêmes… dit Adrienne; la dignité dans la pauvreté… c'est le parfum dans la fleur des prés.
«Pour vous expliquer, mademoiselle, la chose indigne que l'on exigerait de nous, je dois vous dire d'abord que, il y a deux jours, M. Rodin est venu de Paris.»
— Ah! M. Rodin, dit Mlle de Cardoville en s'interrompant de nouveau, le secrétaire de l'abbé d'Aigrigny… je ne m'étonne plus s'il s'agit d'une perfidie ou de quelque ténébreuse intrigue. Voyons.
«M. Rodin est venu de Paris pour nous annoncer que la terre était vendue, et qu'il était certain de nous conserver notre place si nous l'aidions à donner pour confesseur à la nouvelle propriétaire un prêtre décrié, et si, pour mieux arriver à ce but, nous consentions à calomnier un autre desservant, excellent homme, très respecté, très aimé dans le pays. Ce n'est pas tout: je devrais secrètement écrire à M. Rodin, deux fois par semaine, tout ce qui se passerait dans le château. Je dois vous avouer, mademoiselle, que ces honteuses propositions ont été, autant que possible, déguisées, dissimulées sous des prétextes assez spécieux; mais, malgré la forme plus ou moins adroite, le fond de la chose est tel que j'ai eu l'honneur de vous le dire, mademoiselle.»
— Corruption… calomnie et délation! se dit Adrienne avec dégoût. Je ne puis songer à ces gens-là sans qu'involontairement s'éveillent en moi des idées de ténèbres, de venin et de vilains reptiles noirs… ce qui est en vérité d'un très hideux aspect. Aussi j'aime mieux songer aux calmes et douces figures de ce pauvre Dupont et de sa femme. Adrienne continua:
«Vous pensez bien, mademoiselle, que nous n'avons pas hésité; nous quitterons Cardoville, où nous sommes depuis vingt ans, mais nous le quitterons en honnêtes gens… Maintenant, mademoiselle, si parmi vos brillantes connaissances vous pouviez, vous qui êtes si bonne, nous trouver une place, en nous recommandant, peut-être, grâce à vous, mademoiselle, sortirions-nous d'un bien cruel embarras…»
— Certainement ce ne sera pas en vain qu'ils se seront adressés à moi… Arracher de braves gens aux griffes de M. Rodin, c'est un devoir et un plaisir; car c'est à la fois chose juste et dangereuse… et j'aime tant braver ce qui est puissant et qui opprime! Adrienne reprit:
«Après vous avoir parlé de nous, mademoiselle, permettez-nous d'implorer votre protection pour d'autres, car il serait mal de ne songer qu'à soi: deux bâtiments ont fait naufrage sur nos côtes il y a trois jours; quelques passagers ont seulement pu être sauvés et conduits ici, où moi et ma femme leur avons donné tous les soins nécessaires; plusieurs de ces passagers sont partis pour Paris, mais il en est resté un.
Jusqu'à présent ses blessures l'ont empêché de quitter le château, et l'y retiendront encore quelques jours… C'est un jeune prince indien de vingt ans environ, et qui paraît aussi bon qu'il est beau, ce qui n'est pas peu dire, quoiqu'il ait le teint cuivré comme les gens de son pays, dit-on.»
— Un prince indien! de vingt ans! jeune, bon et beau! s'écria gaiement Adrienne, c'est charmant, et surtout très peu vulgaire; ce prince naufragé a déjà toute ma sympathie… Mais que puis-je pour cet Adonis des bords du Gange qui vient d'échouer sur les côtes de Picardie?
Les trois femmes d'Adrienne la regardèrent sans trop d'étonnement, habituées qu'elles étaient aux singularités de son caractère. Georgette et Hébé se prirent même à sourire discrètement; Florine, la grande belle fille brune et pâle, Florine sourit ainsi que ses jolies compagnes, mais un peu plus tard et pour ainsi dire par réflexion comme si elle eût été d'abord et surtout occupée d'écouter et de retenir les moindres paroles de sa maîtresse, qui, fort intéressée à l'endroit de l'Adonis des bords du Gange, comme elle le disait, continua la lettre du régisseur.
«Un des compatriotes du prince indien, qui a voulu rester auprès de lui pour le soigner, m'a laissé entendre que le jeune prince avait perdu dans le naufrage tout ce qu'il possédait… et qu'il ne savait comment faire pour trouver le moyen d'arriver à Paris, où sa prompte présence était indispensable pour de grands intérêts… Ce n'est pas du prince que je tiens ces détails, il paraît trop digne, trop fier pour se plaindre; mais son compatriote, plus communicatif, m'a fait ces confidences en ajoutant que son compatriote avait éprouvé déjà de grands malheurs, et que son père, roi d'un pays de l'Inde, avait été dernièrement tué et dépossédé par les Anglais…»
— C'est singulier, dit Adrienne en réfléchissant, ces circonstances me rappellent que souvent mon père me parlait d'une de nos parentes qui avait épousé dans l'Inde un roi indien auprès duquel le général Simon, qu'on vient de faire maréchal, avait pris du service…
Puis s'interrompant, elle ajouta en souriant:
— Mon Dieu, que ce serait donc bizarre… il n'y a qu'à moi que ces choses-là arrivent, et l'on dit que je suis originale! Ce n'est pas moi, ce me semble, c'est la Providence qui, en vérité, se montre quelquefois très excentrique. Mais voyons donc si ce pauvre Dupont me dit le nom de ce beau prince…
«Vous excuserez sans doute notre indiscrétion, mademoiselle; mais nous aurions cru être bien égoïstes en ne vous parlant que de nos peines lorsqu'il y a aussi près de nous un brave et digne prince aussi très à plaindre… Enfin, mademoiselle, veuillez me croire, je suis vieux, j'ai assez d'expérience des hommes; eh! bien, rien qu'à voir la noblesse et la douceur de la figure de ce jeune Indien, je jurerais qu'il est digne de l'intérêt que je vous demande pour lui: il suffirait de lui envoyer une petite somme d'argent pour lui acheter quelques vêtements européens, car il a perdu tous ses vêtements indiens dans le naufrage.»
— Ciel! des vêtements européens… s'écria gaiement Adrienne. Pauvre jeune prince, Dieu l'en préserve et moi aussi! Le hasard m'envoie du fond de l'Inde un mortel assez favorisé pour n'avoir jamais porté cet abominable costume européen, ces hideux habits, ces affreux chapeaux qui rendent les hommes si ridicules, si laids, qu'en vérité il n'y a aucune vertu à les trouver on ne peut moins séduisants… il m'arrive enfin un beau jeune prince de ce pays d'Orient, où ces hommes sont vêtus de soie, de mousseline et de cachemire, certes, je ne manquerai pas cette rare et unique occasion d'être très sérieusement tentée… Aussi donc, pas d'habits européens, quoi qu'en dise le pauvre Dupont… Mais le nom, le nom de ce cher prince? Encore une fois, quelle singulière rencontre s'il s'agissait de ce cousin d'au-delà du Gange! J'ai entendu dire, dans mon enfance, tant de bien de son royal père, que je serais ravie de faire à son fils bon et digne accueil… Mais voyons le nom…
Adrienne continua:
«Si, en outre de cette petite somme, mademoiselle, vous pouviez être assez bonne pour lui donner le moyen, ainsi qu'à son compatriote, de gagner Paris, ce serait un grand service à rendre à ce pauvre jeune prince, déjà si malheureux. Enfin, mademoiselle, je connais assez votre délicatesse pour savoir que peut-être il conviendrait d'adresser ce secours au prince sans être connue; dans ce cas, veuillez, je vous en prie, disposer de moi et compter sur ma discrétion. Si, au contraire, vous désirez le lui faire parvenir directement, voici son nom tel que me l'a écrit son compatriote: Le prince Djalma, fils de Kadja-Sing, roi de Mundi.»
— Djalma… dit vivement Adrienne en paraissant rassembler ses souvenirs, _Kajda-Sing… _oui… c'est cela… voici bien des noms que mon père m'a souvent répétés… en me disant qu'il n'y avait rien de plus chevaleresque, de plus héroïque au monde que ce vieux roi indien, notre parent par alliance… Le fils n'a pas dérogé, à ce qu'il paraît. Oui, _Djalma… Kadja-Sing, _encore une fois, c'est cela; ces noms ne sont pas si communs, dit-elle en souriant, qu'on puisse les oublier ou les confondre avec d'autres… Ainsi Djalma est mon cousin. Il est brave et bon, jeune et charmant. Il n'a surtout jamais porté l'affreux habit européen… et il est dénué de toutes ressources! C'est ravissant… c'est trop de bonheur à la fois… Vite… vite… improvisons un joli conte de fées… dont ce beau _prince Chéri _sera le héros. Pauvre oiseau d'or et d'azur égaré dans nos tristes climats! qu'il trouve au moins ici quelque chose qui lui rappelle son pays de lumière et de parfum.
Puis, s'adressant à une de ses femmes:
— Georgette, prends du papier et écris, mon enfant…
La jeune fille alla vers la table de bois doré où se trouvait un petit nécessaire à écrire, s'assit et dit à sa maîtresse:
— J'attends les ordres de mademoiselle.
Adrienne de Cardoville, dont le charmant visage rayonnait de joie, de bonheur et de gaieté, dicta le billet suivant adressé à un bon vieux peintre qui lui avait longtemps enseigné le dessin et la peinture, car elle excellait dans cet art comme dans tous les autres: «Mon cher Titien, mon bon Véronèse, mon digne Raphaël… vous allez me rendre un très grand service, et vous le ferez, j'en suis sûre, avec cette parfaite obligeance que j'ai toujours trouvée en vous… «Vous allez tout de suite vous entendre avec le savant artiste qui a dessiné mes derniers costumes du XVe siècle. Il s'agit cette fois de costumes indiens modernes pour un jeune homme… Oui, monsieur, pour un jeune homme… Et d'après ce que j'en imagine, vous pourrez faire prendre mesure sur l'Antinoüs, ou plutôt sur le Bacchus indien, ce sera plus à propos… Il faut que ces vêtements soient à la fois d'une grande exactitude, d'une grande richesse et d'une grande élégance; vous choisirez les plus belles étoffes possibles; tâchez surtout qu'elles se rapprochent des tissus de l'Inde: vous y ajouterez pour ceintures et pour turbans six magnifiques châles de cachemire longs, dont deux blancs, deux rouges et deux orange; rien ne sied mieux aux teints bruns que ces couleurs-là.
«Ceci fait (et je vous donne tout au plus deux ou trois jours), vous partirez en poste dans ma berline pour le château de Cardoville, que vous connaissez bien; le régisseur, l'excellent Dupont, un de vos anciens amis, vous conduira auprès d'un jeune prince indien nommé Djalma; vous direz à ce haut et puissant seigneur d'un autre monde que vous venez de la part d'un _ami _inconnu, qui, agissant comme un frère, lui envoie ce qui lui est nécessaire pour échapper aux affreuses modes d'Europe. Vous ajouterez que cet ami l'attend avec tant d'impatience, qu'il le conjure de venir tout de suite à Paris: si mon protégé objecte qu'il est souffrant, vous lui direz que ma voiture est une excellente dormeuse; vous y ferez établir le lit qu'elle renferme, et il s'y trouvera très commodément. Il est bien entendu que vous excuserez très humblement l'ami inconnu de ce qu'il n'envoie au prince ni riches palanquins, ni même, modestement, un éléphant, car, hélas! il n'y a de palanquins qu'à l'Opéra et d'éléphants qu'à la Ménagerie, ce qui nous fera paraître étrangement sauvages aux yeux de mon protégé…
«Dès que vous l'aurez décidé à partir, vous vous remettrez en route, et vous m'amènerez ici dans mon pavillon, rue de Babylone (quelle prédestination de demeurer rue de Babylone!… voilà du moins un nom qui a bon air pour un Oriental), vous m'amènerez, dis-je, ce cher prince, qui a le bonheur d'être né dans le pays des fleurs, des diamants et du soleil.
«Vous aurez la complaisance, mon bon et vieil ami, de ne pas vous étonner de ce nouveau caprice, et de ne vous livrer surtout à aucune conjecture extravagante… Sérieusement, le choix que je fais de vous dans cette circonstance… de vous que j'aime, que j'honore sincèrement, vous dit assez qu'au fond de tout ceci il y a autre chose qu'une apparente folie…»
En dictant ces derniers mots, le ton d'Adrienne fut aussi sérieux, aussi digne, qu'il avait été jusqu'alors plaisant et enjoué. Mais bientôt elle reprit plus gaiement:
«Adieu, mon vieil ami; je suis un peu comme ce capitaine des temps anciens, dont vous m'avez fait tant de fois dessiner le nez héroïque et le menton conquérant, je plaisante avec une extrême liberté d'esprit au moment de la bataille, oui, car dans une heure, je livre une bataille, une grande bataille à ma chère dévote de tante. Heureusement l'audace et le courage ne me manquent pas, et je grille d'engager l'action avec cette austère princesse.
«Adieu, mille bons souvenirs de coeur à votre excellente femme. Si je parle d'elle ici, entendez-vous, d'elle si justement respectée, c'est pour vous rassurer encore sur les suites de cet _enlèvement _à mon profit d'un charmant prince; car il faut bien finir par où j'aurais dû commencer, et vous avouer qu'il est charmant.
«Encore adieu…»
Puis s'adressant à Georgette:
— As-tu écrit, petite?
— Oui, mademoiselle…
— Ah!… ajoute en post-scriptum: «Je vous envoie un crédit à vue sur mon banquier pour toutes ces dépenses; ne ménagez rien… vous savez que je suis assez grand seigneur… (il faut bien me servir de cette expression masculine, puisque vous vous êtes exclusivement approprié, tyrans que vous êtes, ce terme significatif d'une noble générosité).»
— Maintenant, Georgette, dit Adrienne, apporte-moi une feuille de papier et cette lettre, que je la signe.
Mlle de Cardoville prit la plume qui lui présentait Georgette, signa la lettre et y renferma un bon sur son banquier, ainsi conçu:
«On payera à M. Norval, sur son reçu, la somme qu'il demandera pour dépenses faites en son nom.
«Adrienne DE CARDOVILLE.»
Pendant toute cette scène et durant que Georgette écrivait, Florine et Hébé avaient continué de s'occuper des soins de la toilette de leur maîtresse, qui avait quitté sa robe de chambre et s'était habillée afin de se rendre auprès de sa tante. À l'attention soutenue, opiniâtre, dissimulée, avec laquelle Florine avait écouté Adrienne dicter sa lettre à M. Norval, on voyait facilement que, selon son habitude, elle tâchait de retenir les moindres paroles de Mlle de Cardoville.
— Petite, dit celle-ci à Hébé, tu vas à l'instant envoyer cette lettre chez M. Norval.
Le même timbre argentin sonna au dehors.
Hébé se dirigeait vers la porte pour aller savoir ce que c'était et exécuter les ordres de sa maîtresse; mais Florine se précipita pour ainsi dire au-devant d'elle pour sortir à sa place et dit à Adrienne:
— Mademoiselle veut-elle que je fasse porter cette lettre? j'ai besoin d'aller au Grand-Hôtel.
— Alors, vas-y, toi; Hébé, vois ce qu'on veut; et toi, Georgette, cachette cette lettre.
Au bout d'un instant, pendant lequel Georgette cacheta la lettre,
Hébé revint.
— Mademoiselle, dit-elle en rentrant, cet ouvrier qui a retrouvé Lutine hier vous supplie de le recevoir un instant… il est très pâle… et il a l'air bien triste…
— Aurait-il déjà besoin de moi?… Ce serait trop heureux, dit gaiement Adrienne. Fais entrer ce brave et honnête garçon dans le petit salon… et toi, Florine, envoie cette lettre à l'instant.
Florine sortit; Mlle de Cardoville, suivie de Lutine, entra dans le petit salon, où l'attendait Agricol.
III. L'entretien.
Lorsque Adrienne de Cardoville entra dans le salon où l'attendait Agricol, elle était mise avec une extrême et élégante simplicité; une robe de casimir gros bleu, à corsage juste, bordée sur le devant en lacets de soie noire selon la mode d'alors, dessinait sa taille de nymphe et sa poitrine arrondie; un petit col de batiste uni et carré se rabattait sur un large ruban écossais noué en rosette, qui lui servait de cravate; sa magnifique chevelure dorée encadrait sa blanche figure d'une incroyable profusion de longs et légers tire-bouchons qui atteignaient presque son corsage.
Agricol, afin de donner le change à son père et de lui faire croire qu'il se rendait véritablement aux ateliers de M. Hardy, s'était vu forcé de revêtir ses habits de travail; seulement il avait mis une blouse neuve, et le col de sa chemise de grosse toile bien blanche retombait sur une cravate noire négligemment nouée autour de son cou; son large pantalon gris laissait voir des bottes très proprement cirées, et il tenait entre ses mains musculeuses une belle casquette de drap toute neuve. Somme toute, cette blouse bleue, brodée de rouge, qui, dégageant l'encolure brune et nerveuse du jeune forgeron, dessinant ses robustes épaules, retombait en plis gracieux, ne gênait en rien sa libre et franche allure, lui seyait beaucoup mieux que ne l'aurait fait un habit ou une redingote. En attendant Mlle de Cardoville, Agricol examinait machinalement un magnifique vase d'argent admirablement ciselé; une petite plaque de même métal, attachée sur son socle de brêche antique, portait ces mots:
Ciselé par_ Jean-Marie, ouvrier ciseleur, 1831._
Adrienne avait marché si légèrement sur le tapis de son salon, seulement séparé d'une autre pièce par des portières, qu'Agricol ne s'aperçut pas de la venue de la jeune fille; il tressaillit et se retourna vivement, lorsqu'il entendit une voix argentine et perlée lui dire:
— Voici un beau vase, n'est-ce pas, monsieur?
_— _Très beau, mademoiselle, répondit Agricol, assez embarrassé.
— Vous voyez que j'aime l'équité, ajouta Mlle de Cardoville en lui montrant du doigt la petite plaque d'argent; un peintre signe son tableau… un écrivain son livre, je tiens à ce qu'un ouvrier signe son oeuvre.
— Comment, mademoiselle, ce nom?…
_— _Est celui du pauvre ouvrier ciseleur qui a fait ce rare chef-d'oeuvre pour un riche orfèvre. Lorsque celui-ci m'a vendu ce vase, il a été stupéfait de ma bizarrerie, il m'aurait presque dit de mon injustice, lorsque, après m'être fait nommer l'auteur de ce merveilleux ouvrage, j'ai voulu que ce fût son nom au lieu de celui de l'orfèvre qui fût inscrit sur le socle… À défaut de richesse, que l'artisan ait au moins le renom, n'est-ce pas juste, monsieur?
Il était impossible à Adrienne d'engager plus gracieusement l'entretien; aussi le forgeron, commençant à se rassurer, répondit:
— Étant ouvrier moi-même, mademoiselle… je ne puis qu'être doublement touché d'une pareille preuve d'équité.
— Puisque vous êtes ouvrier, monsieur, je me félicite de cet à- propos; mais veuillez vous asseoir.
Et d'un geste rempli d'affabilité elle lui indiqua un fauteuil de soie pourpre brochée d'or, prenant place elle-même sur une causeuse de même étoffe.
Voyant l'hésitation d'Agricol, qui baissait les yeux avec embarras, Adrienne lui dit gaiement, pour l'encourager, en lui montrant Lutine:
— Cette pauvre petite bête, à laquelle je suis très attachée, me sera toujours un souvenir vivant de votre obligeance, monsieur: aussi votre visite me semble d'un heureux augure; je ne sais quel bon pressentiment me dit que je pourrai peut-être vous être utile à quelque chose.
— Mademoiselle… dit résolument Agricol, je me nomme Baudoin, je suis forgeron chez M. Hardy, au Plessis, près Paris; hier, vous m'avez offert votre bourse… j'ai refusé… aujourd'hui je viens vous demander peut-être dix fois, vingt fois la somme que vous m'avez généreusement proposée… je vous dis cela tout de suite, mademoiselle… parce que c'est ce qui me coûte le plus… ces mots-là me brûlaient les lèvres, maintenant je serai plus à mon aise…
— J'apprécie la délicatesse de vos scrupules, dit Adrienne; mais si vous me connaissiez, vous vous seriez adressé à moi sans crainte; combien vous faut-il?
— Je ne sais pas, mademoiselle.
— Comment, monsieur!… vous ignorez quelle somme?
— Oui, mademoiselle, et je viens vous demander… non seulement la somme qu'il me faut… mais encore quelle est la somme qu'il me faut.
— Voyons, monsieur, dit Adrienne en souriant, expliquez-moi cela. Malgré ma bonne volonté, vous sentez que je ne devine pas tout à fait ce dont il s'agit…
— Mademoiselle, en deux mots voici le fait: j'ai une bonne vieille mère qui, dans ma jeunesse, s'est ruiné la santé à travailler pour m'élever, moi et un pauvre enfant abandonné qu'elle avait recueilli; à présent c'est à mon tour de la soutenir, c'est ce que j'ai le bonheur de faire… Mais pour cela je n'ai que mon travail. Or, si je suis hors d'état de travailler, ma mère est sans ressources.
— Maintenant, monsieur, votre mère ne peut manquer de rien, puisque je m'intéresse à elle…
— Vous vous intéressez à elle, mademoiselle?
— Sans doute.
— Vous la connaissez donc?
— À présent, oui…
— Ah! mademoiselle, dit Agricol avec émotion après un moment de silence, je vous comprends… Tenez… vous avez un noble coeur; la Mayeux avait raison.
— La Mayeux? dit Adrienne en regardant Agricol d'un air très surpris; car ces mots pour elle étaient une énigme.
L'ouvrier, qui ne rougissait pas de ses amis, reprit bravement:
— Mademoiselle, je vais vous expliquer cela. La Mayeux est une pauvre jeune ouvrière bien laborieuse avec qui j'ai été élevé; elle est contrefaite, voilà pourquoi on l'appelle la Mayeux. Vous voyez donc que d'un côté elle est placée aussi bas que vous êtes placée haut. Mais pour le coeur… pour la délicatesse… ah! mademoiselle… je suis sûr que vous la valez… ça été tout de suite sa pensée lorsque je lui ai raconté comment hier vous m'aviez donné cette fleur…
— Je vous assure, monsieur, dit Adrienne touchée, que cette comparaison me flatte et m'honore plus que tout ce que vous pourriez me dire. Un coeur qui reste bon et délicat, malgré de cruelles infortunes, est un si rare trésor! Il est si facile d'être bon, quand on a la jeunesse et la beauté! d'être délicat et généreux, quand on a la richesse! J'accepte donc votre comparaison… mais à condition que vous me mettiez bien vite à même de la mériter. Continuez donc, je vous en prie.
Malgré la gracieuse cordialité de Mlle de Cardoville, on devinait chez elle tant de cette dignité naturelle que donnent toujours l'indépendance du caractère, l'élévation de l'esprit et la noblesse des sentiments, qu'Agricol, oubliant l'idéale beauté de sa protectrice, éprouva bientôt pour elle une sorte d'affectueux et profond respect qui contrastait singulièrement avec l'âge et la gaieté de la jeune fille qui lui inspirait ce sentiment.
— Si je n'avais que ma mère, mademoiselle, à la rigueur je ne m'inquiéterais pas trop d'un chômage forcé; entre pauvres gens on s'aide, ma mère est adorée dans la maison, nos braves voisins viendraient à son secours; mais ils ne sont pas heureux, et ils se priveraient pour elle, et leurs petits services lui seraient plus pénibles que la misère même! Et puis enfin ce n'est pas seulement pour ma mère que j'ai besoin de travailler, mais pour mon père; nous ne l'avions pas vu depuis dix-huit ans; il vient d'arriver de la Sibérie… il y était resté par dévouement à son ancien général, aujourd'hui le maréchal Simon.
— Le maréchal Simon!… dit vivement Adrienne avec une expression de surprise.
— Vous le connaissez, mademoiselle?
— Je ne le connais pas personnellement, mais il a épousé une personne de notre famille…
— Quel bonheur!… s'écria le forgeron; alors ces deux demoiselles que mon père a ramenées de Russie… sont vos parentes?…
— Le maréchal a deux filles? demanda Adrienne de plus en plus étonnée et intéressée.
— Ah! mademoiselle… deux petits anges de quinze ou seize ans… et si jolies, si douces… deux jumelles qui se ressemblent à s'y méprendre… Leur mère est morte en exil; le peu qu'elle possédait ayant été confisqué, elles sont venues ici avec mon père du fond de la Sibérie, voyageant bien pauvrement; mais il tâchait de leur faire oublier tant de privations à force de dévouement… de tendresse… Brave père! vous ne croiriez pas, mademoiselle, qu'avec un courage de lion il est bon… comme une mère…