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Le juif errant - Tome I

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— Comment! hier! s'écria Adrienne avec autant d'indignation que de surprise…

— Mon Dieu, oui… afin d'être un jour en règle, si vous méconnaissiez l'intérêt que nous vous portons, nous avons fait sténographier vos réponses par un homme qui se tenait dans une pièce voisine derrière une portière… et vraiment, lorsque, l'esprit plus reposé, vous relirez un jour de sang-froid cet interrogatoire… vous ne vous étonnerez plus de la résolution qu'on a été forcé de prendre…

— Poursuivez… monsieur, dit Adrienne avec mépris.

— Les faits que je viens de vous citer étant donc avérés, reconnus, vous devez comprendre, ma chère mademoiselle Adrienne, que la responsabilité de ceux qui vous aiment est parfaitement à couvert; ils ont dû chercher à guérir ce dérangement d'esprit, qui ne se manifeste encore, il est vrai, que par des manies, mais qui compromettrait gravement votre avenir s'il se développait davantage… Or, à mon avis, on ne peut en espérer la cure radicale, que grâce à un traitement à la fois moral et physique… dont la première condition est de vous éloigner d'un bizarre entourage qui exalte si dangereusement votre imagination: tandis que, vivant ici dans la retraite, le calme bienfaisant d'une vie simple et solitaire… mes soins empressés et, je puis le dire, paternels, vous amèneront peu à peu à une guérison complète…

— Ainsi, dit Adrienne avec un rire amer, l'amour d'une noble indépendance, la générosité, le culte du beau, l'aversion de ce qui est odieux et lâche, telles sont les maladies dont vous devez me guérir; je crains d'être incurable, monsieur, car il y a bien longtemps que ma tante a essayé cette honnête guérison.

— Soit, nous ne réussirons peut-être pas, mais, au moins, nous tenterons. Vous le voyez donc bien… il y a une masse de faits assez graves pour motiver notre détermination, prise d'ailleurs en conseil de famille: ce qui me met complètement à l'abri de vos menaces… car c'était là que j'en voulais revenir: un homme de mon âge, de ma considération, n'agit jamais légèrement dans de telles circonstances; vous comprenez donc maintenant ce que je vous disais tout à l'heure; en un mot, n'espérez pas sortir d'ici avant votre complète guérison, et persuadez-vous bien que je suis et que je serai toujours à l'abri de vos menaces… Ceci bien établi… parlons de votre état actuel avec tout l'intérêt que vous m'inspirez.

— Je trouve, monsieur… que, si je suis folle, vous me parlez bien raisonnablement.

— Vous, folle!… grâce à Dieu… ma pauvre enfant… vous ne l'êtes pas encore… et j'espère bien que, par mes soins, vous ne le serez jamais… Aussi, pour vous empêcher de le devenir, il faut s'y prendre à temps… et, croyez-moi, il est plus que temps… Vous me regardez d'un air tout surpris… tout étrange… Voyons… quel intérêt puis-je avoir à vous parler ainsi? Est-ce la haine de votre tante que je favorise? Mais dans quel but? Que peut-elle pour ou contre moi? Je ne pense d'elle à cette heure ni plus ni moins de bien qu'hier. Est-ce que je vous tiens à vous- même un langage nouveau?… Ne vous ai-je pas hier plusieurs fois parlé de l'exaltation dangereuse de votre esprit, de vos manies bizarres? J'ai agi de ruse pour vous amener ici… Eh! sans doute; j'ai saisi avec empressement l'occasion que vous m'offriez vous- même… C'est encore vrai, ma pauvre chère enfant… car jamais vous ne seriez venue ici volontairement; un jour ou l'autre… il eût fallu trouver un prétexte pour vous y amener… et, ma foi, je vous l'avoue… je me suis dit: son intérêt avant tout… Fais ce que dois… advienne que pourra…

À mesure que M. Baleinier parlait, la physionomie d'Adrienne alternativement empreinte d'indignation et de dédain, prenait une singulière expression d'angoisse et d'horreur… En entendant cet homme s'exprimer d'une manière en apparence si naturelle, si sincère, si convaincue, et pour ainsi dire si juste et si raisonnable, elle se sentait plus épouvantée que jamais… Une atroce trahison revêtue de telles formes l'effrayait cent fois plus que la haine franchement avouée de Mme de Saint-Dizier… Elle trouvait enfin cette audacieuse hypocrisie tellement monstrueuse, qu'elle la croyait presque impossible. Adrienne avait si peu l'art de cacher ses ressentiments que le médecin, habile et profond physionomiste, s'aperçut de l'impression qu'il produisait.

— Allons, se dit-il, c'est un pas immense… au dédain et à la colère a succédé la frayeur… Le doute n'est pas loin… je ne sortirai pas d'ici sans qu'elle m'ait dit affectueusement: «Revenez bientôt, mon bon monsieur Baleinier.»

Le médecin reprit donc d'une voix triste et émue qui semblait partir du profond de son coeur:

— Je le vois… vous vous défiez toujours de moi… ce que je dis n'est que mensonge, fourberie, hypocrisie, haine, n'est-ce pas?… Vous haïr… moi… et pourquoi? mon Dieu! que m'avez-vous fait? ou plutôt… vous accepterez peut-être cette raison comme plus déterminante pour un homme de ma sorte, ajouta M. Baleinier avec amertume, ou plutôt quel intérêt ai-je à vous haïr? Comment… vous… vous qui n'êtes dans l'état fâcheux où vous vous trouvez que par suite de l'exagération des plus généreux instincts… vous qui n'avez pour ainsi dire que la maladie de vos qualités… vous pouvez froidement, résolument, accuser un honnête homme qui ne vous a donné jusqu'ici que des preuves d'affection… l'accuser du crime le plus lâche, le plus noir, le plus abominable dont un homme puisse se souiller… Oui, je dis crime… parce que l'atroce trahison dont vous m'accusez ne mériterait pas d'autre nom. Tenez, ma pauvre enfant… c'est mal… bien mal, et je vois qu'un esprit indépendant peut montrer autant d'injustice et d'intolérance que les esprits les plus étroits. Cela ne m'irrite pas… non… mais cela me fait souffrir… oui, je vous l'assure… bien souffrir.

Et le docteur passa la main sur ses yeux humides. Il faut renoncer à rentre l'accent, le regard, la physionomie, le geste de M. Baleinier en s'exprimant ainsi. L'avocat le plus habile et le plus exercé, le plus grand comédien du monde n'aurait pas mieux joué cette scène que le docteur… et encore, non personne ne l'eût jouée aussi bien… car M. Baleinier, emporté malgré lui par la situation, était à demi convaincu de ce qu'il disait. En un mot, il sentait toute l'horreur de sa perfidie, mais il savait qu'Adrienne ne pourrait y croire; car il est des combinaisons si horribles que les âmes loyales et pures ne peuvent jamais les accepter comme possibles; si malgré soi un esprit élevé plonge du regard dans l'abîme du mal, au-delà d'une certaine profondeur, il est pris de vertige, et ne distingue plus rien. Et puis enfin les hommes les plus pervers ont un jour, une heure, un moment où ce que Dieu a mis de bon au coeur de toute créature se révèle malgré eux. Adrienne était trop intéressante, elle se trouvait dans une position trop cruelle pour que le docteur ne ressentît pas au fond du coeur quelque pitié pour cette infortunée; l'obligation où il était depuis longtemps de paraître lui témoigner de la sympathie, la charmante confiance que la jeune fille avait en lui, étaient devenues pour cet homme de douces et chères habitudes… mais sympathie et habitudes devaient céder devant une implacable nécessité… Ainsi, le marquis d'Aigrigny idolâtrait sa mère… Mourante, elle l'appelait… et il était parti malgré ce dernier voeu d'une mère à l'agonie… Après un tel exemple, comment M. Baleinier n'eût-il pas sacrifié Adrienne? Les membres de l'ordre dont il faisait partie étaient à lui… mais il était à eux peut-être plus encore qu'ils n'étaient à lui; car une longue complicité dans le mal crée des liens indissolubles et terribles.

Au moment où M. Baleinier finissait de parler si chaleureusement à Mlle de Cardoville, la planche qui fermait extérieurement le guichet de la porte glissa doucement dans sa rainure, et deux yeux regardèrent attentivement dans la chambre. M. Baleinier ne s'en aperçut pas.

Adrienne ne pouvait détacher ses yeux du docteur, qui semblait la fasciner; muette, accablée, saisie d'une vague terreur, incapable de pénétrer dans les profondeurs ténébreuses de l'âme de cet homme, émue malgré elle par la sincérité moitié feinte, moitié vraie, de son accent touchant et douloureux… la jeune fille eut un moment de doute. Pour la première fois il lui vint à l'esprit que M. Baleinier commettait une erreur affreuse… mais que peut- être il la commettait de bonne foi… D'ailleurs, les angoisses de la nuit, les dangers de sa position, son agitation fébrile, tout concourait à jeter le trouble et l'indécision dans l'esprit de la jeune fille; elle contemplait le médecin avec une surprise croissante; puis, faisant un violent effort sur elle-même pour ne pas céder à une faiblesse dont elle entrevoyait les conséquences effrayantes, elle s'écria:

— Non… non, monsieur… je ne veux pas… je ne puis croire… vous avez trop de savoir, d'expérience pour commettre une pareille erreur…

— Une erreur… dit M. Baleinier d'un ton grave et triste, une erreur… laissez-moi vous parler au nom de ce savoir, de cette expérience que vous m'accordez; écoutez-moi quelques instants, ma chère enfant… et ensuite… je n'en appellerai… qu'à vous même!…

— À moi-même… reprit la jeune fille stupéfaite, vous voulez me persuader que…

Puis s'interrompant, elle ajouta en riant d'un rire convulsif:

— Il ne manquait, en effet, à votre triomphe que de m'amener à avouer que je suis folle… que ma place est ici… que je vous dois…

— De la reconnaissance… oui, vous m'en devez, ainsi que je vous l'ai dit au commencement de cet entretien… Écoutez-moi donc; mes paroles seront cruelles, mais il est des blessures que l'on ne guérit qu'avec le fer et le feu. Je vous en conjure, ma chère enfant… réfléchissez… jetez un regard impartial sur votre vie passée… Écoutez-vous penser… et vous aurez peur… Souvenez- vous de ces moments d'exaltation étrange pendant lesquels, disiez- vous, vous n'apparteniez plus à la terre… et puis surtout, je vous en conjure, pendant qu'il en est temps encore, à cette heure où votre esprit a conservé assez de lucidité pour comparer… comparez votre vie à celle des autres jeunes filles de votre âge. En est-il une seule qui vive comme vous vivez, qui pense comme vous pensez? à moins de vous croire si souverainement supérieure aux autres femmes que vous puissiez faire accepter, au nom de cette supériorité, une vie et des habitudes uniques dans le monde…

— Je n'ai jamais eu ce stupide orgueil… monsieur, vous le savez bien… dit Adrienne en regardant le docteur avec un effroi croissant.

— Alors, ma pauvre enfant, à quoi attribuer votre manière de vivre si étrange, si inexplicable? Pourriez-vous jamais vous persuader à vous-même qu'elle est sensée? Ah! mon enfant, prenez garde… Vous en êtes encore à des originalités charmantes… à des excentricités poétiques… à des rêveries douces et vagues… Mais la pente est irrésistible, fatale… Prenez garde… prenez garde!… la partie saine, gracieuse, spirituelle de votre intelligence, ayant encore le dessus… imprime son cachet à vos étrangetés… Mais vous ne savez pas, voyez-vous… avec quelle violence effrayante la partie insensée se développe et étouffe l'autre… à un moment donné. Alors ce ne sont plus des bizarreries gracieuses comme les vôtres… ce sont des insanités ridicules, sordides, hideuses.

— Ah!… j'ai peur… dit la malheureuse enfant en passant ses mains tremblantes sur son front brûlant.

— Alors… continua M. Baleinier d'une voix altérée, alors les dernières lueurs de l'intelligence s'éteignent; alors… la folie… il faut bien prononcer ce mot épouvantable… la folie prend le dessus!… Tantôt elle éclate en transports furieux, sauvages…

— Comme la femme… de là-haut… murmura Adrienne.

Et, le regard brûlant, fixe, elle leva lentement son doigt vers le plafond.

— Tantôt, dit le médecin, effrayé lui-même de l'effroyable conséquence de ses paroles, mais cédant à la fatalité de sa situation, tantôt la folie est stupide, brutale; l'infortunée créature qui en est atteinte ne conserve plus rien d'humain, elle n'a plus que les instincts des animaux… Comme eux… elle mange avec voracité, et puis comme eux elle va et vient dans la cellule où l'on est obligé de la renfermer… C'est là toute sa vie… toute…

— Comme la femme… de là-bas… Et Adrienne, le regard de plus en plus égaré, étendit lentement son bras vers la fenêtre du bâtiment que l'on voyait par la croisée de sa chambre.

— Eh bien, oui… s'écria M. Baleinier, comme vous, malheureuse enfant… ces femmes étaient jeunes, belles, spirituelles; mais comme vous, hélas! elles avaient en elles ce germe fatal de l'insanité qui, n'ayant pas été détruit à temps… a grandi… et pour toujours a étouffé leur intelligence…

— Oh! grâce… s'écria Mlle de Cardoville, la tête bouleversée par la terreur, grâce… ne me dites pas ces choses-là… Encore une fois… j'ai peur… tenez… emmenez-moi d'ici, je vous dis de m'emmener d'ici! s'écria-t-elle avec un accent déchirant, je finirais par devenir folle…

Puis, se débattant contre les redoutables angoisses qui venaient l'assaillir malgré elle, Adrienne reprit:

— Non! oh! non… ne l'espérez pas! je ne deviendrai pas folle; j'ai toute ma raison, moi; est-ce que je suis aveugle pour croire ce que vous me dites là!!! Sans doute, je ne vis comme personne, je ne pense comme personne, je suis choquée de choses qui ne choquent personne; mais qu'est-ce que cela prouve? Que je ne ressemble pas aux autres… Ai-je mauvais coeur? suis-je envieuse, égoïste? Mes idées sont bizarres, je l'avoue, mon Dieu, je l'avoue; mais enfin, monsieur Baleinier, vous le savez bien, vous… leur but est généreux, élevé… (Et la voix d'Adrienne devint émue, suppliante; ses larmes coulèrent abondamment.) De ma vie je n'ai fait une action méchante; si j'ai eu des torts, c'est à force de générosité: parce qu'on voudrait voir tout le monde trop heureux autour de soi, on n'est pas folle, pourtant… et puis, on sent bien soi-même si l'on est folle, et je sens que je ne le suis pas, et encore… maintenant est-ce que je le sais? vous me dites des choses si effrayantes de ces deux femmes de cette nuit… vous devez savoir cela mieux que moi… Mais alors, ajouta Mlle de Cardoville avec un accent de désespoir déchirant, il doit y avoir quelque chose à faire; pourquoi, si vous m'aimez, avoir attendu si longtemps aussi! vous ne pouviez pas avoir pitié de moi plus tôt. Et ce qui est affreux… c'est que je ne sais pas seulement si je dois vous croire… car c'est peut-être un piège… mais non… non… vous pleurez… ajouta-t-elle en regardant M. Baleinier qui, en effet, malgré son cynisme et sa dureté, ne pouvait retenir ses larmes à la vue de ces tortures sans nom. Vous pleurez sur moi… mais, mon Dieu! alors il y a, quelque chose à faire, n'est-ce pas?… Oh! je ferai tout ce que vous voudrez… oh! tout, pour ne pas être comme ces femmes… comme ces femmes de cette nuit. Et s'il était trop tard? oh! non… il n'est pas trop tard… n'est-ce pas, mon bon monsieur Baleinier?… Oh! maintenant, je vous demande pardon de ce que je vous ai dit quand vous êtes entré… C'est qu'alors, vous concevez… moi, je ne savais pas…

À ces paroles brèves, entrecoupées de sanglots et prononcées avec une sorte d'égarement fiévreux, succédèrent quelques minutes de silence, pendant lesquelles le médecin, profondément ému, essuya ses larmes. Ses forces étaient à bout.

Adrienne avait caché sa figure dans ses mains; tout à coup elle redressa la tête; ses traits étaient plus calmes, quoique agités par un tremblement nerveux.

— Monsieur Baleinier, dit-elle avec une dignité touchante, je ne sais pas ce que je vous ai dit tout à l'heure; la crainte me faisait délirer, je crois; je viens de me recueillir. Écoutez-moi; je suis en votre pouvoir, je le sais; rien ne peut m'en arracher… je le sais; êtes-vous pour moi un ennemi implacable?… êtes-vous un ami? je l'ignore; craignez-vous réellement, ainsi que vous l'assurez, que ce qui n'est chez moi que bizarrerie à cette heure ne devienne de la folie plus tard, ou bien êtes-vous complice d'une machination infernale?… vous seul savez cela… Malgré mon courage, je me déclare vaincue. Quoi que ce soit qu'on veuille de moi… vous entendez?… quoi que ce soit… j'y souscris d'avance… j'en donne ma parole, et elle est loyale, vous le savez… Vous n'aurez donc plus aucun intérêt à me retenir ici… Si, au contraire, vous croyez sincèrement ma raison en danger, et, je vous l'avoue, vous avez éveillé dans mon esprit des doutes vagues, mais effrayants… alors, dites-le-moi, je vous croirai… je suis seule, à votre merci, sans amis, sans conseil… Eh bien! je me confie aveuglément à vous… Est-ce mon sauveur ou mon bourreau que j'implore?… je n'en sais rien… mais je lui dis: voilà mon avenir… voilà ma vie… prenez… je n'ai plus la force de vous la disputer…

Ces paroles, d'une résignation navrante, d'une confiance désespérée, portèrent le dernier coup aux indécisions de M. Baleinier. Déjà cruellement ému de cette scène, sans réfléchir aux conséquences de ce qu'il allait faire, il voulut du moins rassurer Adrienne sur les terribles et injustes craintes qu'il avait su éveiller en elle. Les sentiments de repentir et de bienveillance qui animaient M. Baleinier se lisaient sur sa physionomie. Ils s'y lisaient trop… Au moment où il s'approchait de Mlle de Cardoville pour lui prendre la main, une petite voix tranchante et aiguë se fit entendre derrière le guichet et prononça ces seuls mots:

— Monsieur Baleinier…

— Rodin!… murmura le docteur effrayé, il m'épiait!

— Qui vous appelle?… demanda la jeune fille à M. Baleinier.

— Quelqu'un à qui j'ai donné rendez-vous ce matin… pour aller dans le couvent de Sainte-Marie qui est voisin de cette maison, dit le docteur avec accablement.

— Maintenant, qu'avez-vous à me répondre? dit Adrienne avec une angoisse mortelle.

Après un moment de silence solennel, pendant lequel il tourna la tête vers le guichet, le docteur dit d'une voix profondément émue:

— Je suis… ce que j'ai toujours été… un ami… incapable de vous tromper.

Adrienne devint d'une pâleur mortelle. Puis elle tendit la main à M. Baleinier, et lui dit d'une voix qu'elle tâchait de rendre calme:

— Merci… J'aurai du courage… Et ce sera-t-il bien long?

— Un mois peut-être… la solitude… la réflexion, un régime approprié, mes soins dévoués… Rassurez-vous… tout ce qui sera compatible avec votre état… vous sera permis; on aura pour vous toutes sortes d'égards… Si cette chambre vous déplaît, on vous en donnera une autre…

— Celle-ci ou une autre… peu importe, répondit Adrienne avec un accablement morne et profond.

— Allons! courage… rien n'est désespéré.

— Peut-être… vous me flattez, dit Adrienne avec un sourire sinistre. Puis elle ajouta:

— À bientôt donc… mon bon monsieur Baleinier! mon seul espoir est en vous maintenant.

Et sa tête se pencha sur sa poitrine; ses mains retombèrent sur ses genoux, et elle resta assise au bord de son lit, pâle, immobile… écrasée…

— Folle, dit-elle lorsque M. Baleinier eut disparu; peut-être folle…

Nous nous sommes étendu sur cet épisode, beaucoup moins _romanesque _qu'on ne pourrait le penser. Plus d'une fois des intérêts, des vengeances, des machinations perfides ont abusé de l'imprudente facilité avec laquelle on reçoit quelquefois de la main de leurs familles ou de leurs amis des _pensionnaires _dans quelques maisons de santé particulières destinées aux aliénés.

Nous dirons plus tard notre pensée au sujet de la création d'une sorte d'inspection ressortissant de l'autorité ou de la magistrature civile, qui aurait pour but de surveiller périodiquement et fréquemment les établissements destinés à recevoir les aliénés… et d'autres établissements non moins importants, et encore plus en dehors de toute surveillance… nous voulons parler de certains couvents de femmes, dont nous nous occuperons bientôt.

Huitième partie
Le confesseur

I. Pressentiments.

Pendant que les faits précédents se passaient dans la maison de santé du docteur Baleinier, d'autres scènes avaient lieu, environ à la même heure, rue Brise-Miche, chez Françoise Baudoin. Sept heures du matin venaient de sonner à l'église Saint-Merri, le jour était bas et sombre, le givre et le grésil pétillaient aux fenêtres de la triste chambre de la femme de Dagobert.

Ignorant encore l'arrestation de son fils, Françoise l'avait attendu la veille toute la soirée, et ensuite une partie de la nuit, au milieu d'inquiétudes navrantes; puis, cédant à la fatigue, au sommeil, vers les trois heures du matin elle s'était jetée sur un matelas à côté du lit de Rose et de Blanche. Dès le jour (il venait de paraître), Françoise se leva pour monter dans la mansarde d'Agricol, espérant, bien faiblement il est vrai, qu'il serait rentré depuis quelques heures.

Rose et Blanche venaient de se lever et de s'habiller. Elles se trouvaient seules dans cette chambre triste et froide. Rabat-Joie, que Dagobert avait laissé à Paris, était étendu près du poêle refroidi, et, son long museau entre ses deux pattes de devant, il ne quittait pas de l'oeil les deux soeurs. Celles-ci, ayant peu dormi, s'étaient aperçues de l'agitation et des angoisses de la femme de Dagobert. Elles l'avaient vue tantôt marcher en se parlant à elle-même, tantôt prêter l'oreille au moindre bruit qui venait de l'escalier, et parfois s'agenouiller devant le crucifix placé à l'une des extrémités de la chambre. Les orphelines ne se doutaient pas qu'en priant avec ferveur pour son fils, l'excellente femme priait aussi pour elles, car l'état de leur âme l'épouvantait.

La veille, après le départ précipité de Dagobert pour Chartres, Françoise, ayant assisté au lever de Rose et de Blanche, les avait engagées à dire leur prière du matin; elles lui répondirent naïvement qu'elles n'en savaient aucune, et qu'elles ne priaient jamais autrement qu'en invoquant leur mère qui était dans le ciel. Lorsque Françoise, émue d'une douloureuse surprise, leur parla de catéchisme, de confirmation, de communion, les deux soeurs ouvrirent de grands yeux étonnés, ne comprenant rien à ce langage. Selon sa foi candide, la femme de Dagobert, épouvantée de l'ignorance des deux jeunes filles en matière de religion, crut leur âme dans un péril d'autant plus grave, d'autant plus menaçant, que, leur ayant demandé si elles avaient au moins reçu le baptême (et elle leur expliqua la signification de ce sacrement), les orphelines lui répondirent qu'elles ne le croyaient pas, car il ne se trouvait ni église ni prêtre dans le hameau où elles étaient nées pendant l'exil de leur mère en Sibérie. En se mettant au point de vue de Françoise, on comprendra ses terribles angoisses; car, à ses yeux, ces jeunes filles, qu'elle aimait déjà tendrement, tant elles avaient de charme et de douceur, étaient, pour ainsi dire, de pauvres idolâtres innocemment vouées à la damnation éternelle; aussi, n'ayant pu retenir ses larmes ni cacher sa frayeur, elle les avait serrées dans ses bras, en leur promettant de s'occuper au plus tôt de leur salut, et en se désolant de ce que Dagobert n'eût pas songé à les faire baptiser en route. Or, il faut l'avouer, cette idée n'était nullement venue à l'ex-grenadier à cheval.

Quittant la veille Rose et Blanche pour se rendre aux offices du dimanche, Françoise n'avait pas osé les emmener avec elle, leur complète ignorance des choses saintes rendant leur présence à l'église, sinon scandaleuse, du moins inutile; mais Françoise, dans ses ferventes prières, implora ardemment la miséricorde céleste pour les orphelines, qui ne savaient pas leur âme dans une position si désespérée.

Rose et Blanche restaient donc seules dans la chambre en l'absence de la femme de Dagobert; elles étaient toujours vêtues de deuil, leurs charmantes figures semblaient encore plus pensives que tristes; quoiqu'elles fussent accoutumées à une vie bien malheureuse, dès leur arrivée dans la rue Brise-Miche elles s'étaient senties frapper du pénible contraste qui existait entre la pauvre demeure qu'elles venaient habiter et les merveilles que leur imagination s'était figurées en songeant à Paris, cette ville d'or de leurs rêves. Bientôt cet étonnement si concevable fit place à des pensées d'une gravité singulière pour leur âge; la contemplation de cette pauvreté digne et laborieuse fit profondément réfléchir les orphelines, non plus en enfants, mais en jeunes filles; admirablement servies par leur esprit juste et sympathique au bien, par leur noble coeur, par leur caractère à la fois délicat et courageux, elles avaient depuis vingt-quatre heures beaucoup observé, beaucoup médité.

— Ma soeur, dit Rose à Blanche, lorsque Françoise eut quitté la chambre, la pauvre femme de Dagobert est bien inquiète. As-tu remarqué, cette nuit, son agitation? Comme elle pleurait! comme elle priait!

— J'étais émue comme toi de son chagrin, ma soeur, et je me demandais ce qui pouvait le causer.

— Je crains de le deviner… Oui, peut-être est-ce nous qui sommes la cause de ses inquiétudes?

— Pourquoi, ma soeur? Parce que nous ne savons pas de prière, et que nous ignorons si nous avons été baptisées?

— Cela a paru lui faire une grande peine, il est vrai; j'en ai été bien touchée, parce que cela prouve qu'elle nous aime tendrement… Mais je n'ai pas compris comment nous courions des dangers terribles, ainsi qu'elle disait…

— Ni moi non plus, ma soeur. Nous tâchons de ne rien faire qui puisse déplaire à notre mère, qui nous voit et nous entend…

— Nous aimons ceux qui nous aiment, nous ne haïssons personne, nous nous résignons à tout ce qui nous arrive… Quel mal peut-on nous reprocher?

— Aucun… mais, vois-tu, ma soeur, nous pourrions en faire involontairement…

— Nous?

— Oui… et c'est pour cela que je te disais: je crains que nous ne soyons cause des inquiétudes de la femme de Dagobert.

— Comment donc cela?

— Écoute, ma soeur… Hier, Mme Françoise a voulu travailler à ces sacs de grosse toile… que voilà sur la table…

— Oui. Au bout d'une demi-heure, elle nous a dit bien tristement qu'elle ne pouvait pas continuer… qu'elle n'y voyait plus clair… que ses yeux étaient perdus…

— Ainsi elle ne peut plus travailler pour gagner sa vie…

— Non, c'est son fils, M. Agricol, qui la soutient… il a l'air si bon, si gai, si franc et si heureux de se dévouer pour sa mère… Ah! c'est bien le digne frère de notre ange Gabriel!…

— Tu vas voir pourquoi je te parle du travail de M. Agricol… Notre bon vieux Dagobert nous a dit qu'en arrivant ici il ne lui restait plus que quelques pièces de monnaie.

— C'est vrai…

— Il est, ainsi que sa femme, hors d'état de gagner sa vie; un pauvre vieux soldat comme lui, que ferait-il?

— Tu as raison… il ne sait que nous aimer et nous soigner comme ses enfants.

— Il faut donc que ce soit encore M. Agricol qui soutienne… son père… car Gabriel est un pauvre prêtre, qui, ne possédant rien, ne peut rien pour ceux qui l'ont élevé… Ainsi tu vois, c'est M. Agricol qui, seul, fait vivre toute la famille…

— Sans doute… s'il s'agit de sa mère… de son père… c'est son devoir, et il le fait de bon coeur.

— Oui, ma soeur… mais à nous, il ne nous doit rien.

— Que dis-tu, Blanche?

— Il va donc aussi être obligé de travailler pour nous, puisque nous n'avons rien au monde.

— Je n'avais pas songé à cela… C'est juste.

— Vois-tu, ma soeur, notre père a beau être duc et maréchal de France, comme dit Dagobert, nous avons beau pouvoir espérer bien des choses de cette médaille, tant que notre père ne sera pas ici, tant que nos espérances ne seront pas réalisées, nous serons toujours de pauvres orphelines, obligées d'être à charge à cette brave famille à qui nous devons tant, et qui, après tout, est si gênée… que…

— Pourquoi t'interromps-tu, ma soeur?

— Ce que je vais te dire ferait rire d'autres personnes; mais toi, tu comprendras: hier, la femme de Dagobert, en voyant manger ce pauvre Rabat-Joie, a dit tristement: «Hélas! mon Dieu, il mange comme une personne…» La manière dont elle a dit cela m'a donné envie de pleurer; juge s'ils sont pauvres… et pourtant, nous venons encore augmenter leur gêne.

Et les deux soeurs se regardèrent tristement, tandis que Rabat- Joie faisait mine de ne pas entendre ce qu'on disait de sa voracité.

— Ma soeur, je te comprends, dit Rose après un moment de silence. Eh bien, il ne faut être à charge de personne. Nous sommes jeunes, nous avons bon courage. En attendant que notre position se décide, regardons-nous comme des filles d'ouvrier. Après tout, notre grand-père n'était-il pas artisan lui-même? Trouvons donc de l'ouvrage et gagnons notre vie… Gagner sa vie… comme on doit être fière… heureuse!…

— Bonne petite soeur! dit Blanche en embrassant Rose, quel bonheur!… tu m'as prévenue… embrasse-moi!

— Comment?

— Ton projet… c'était aussi le mien… Oui, hier, en entendant la femme de Dagobert s'écrier si tristement que sa vue était perdue… j'ai regardé tes bons grands yeux qui m'ont fait penser aux miens et je me suis dit: mais il me semble que si la pauvre femme de notre vieux Dagobert a perdu la vue… Mlles Rose et Blanche Simon y voient très clair… ce qui est une compensation, ajouta Blanche en souriant.

— Et, après tout, Mlles Simon ne sont pas assez maladroites, reprit Rose en souriant à son tour, pour ne pouvoir coudre de gros sacs de toile grise qui leur écorcheront peut-être un peu les doigts… mais, c'est égal.

— Tu le vois, nous pensions à deux comme toujours; seulement je voulais te ménager une surprise et attendre que nous fussions seules pour te dire mon idée.

— Oui, mais il y a quelque chose qui me tourmente.

— Qu'est-ce donc?

— D'abord Dagobert et sa femme ne manqueront pas de nous dire: «Mesdemoiselles, vous n'êtes pas faites pour cela… coudre de gros vilains sacs de toile! Fi donc… les filles d'un maréchal de France!» Et puis, si nous insistons… «Eh bien! nous dira-t-on, il n'y a pas d'ouvrage à vous donner… Si vous en voulez… cherchez-en… mesdemoiselles.» Et alors, qui sera bien embarrassé? Mlles Simon: car où trouverons-nous de l'ouvrage?

— Le fait est que quand Dagobert s'est mis quelque chose dans la tête…

— Oh! après ça… en le câlinant bien…

— Oui, pour certaines choses… mais pour d'autres il est intraitable. C'est comme si en route nous eussions voulu l'empêcher de se donner tant de peine pour nous.

— Ma soeur! une idée… s'écria Rose, une excellente idée!

— Voyons, dis vite…

— Tu sais bien, cette jeune ouvrière qu'on appelle la Mayeux, et qui paraît si serviable, si prévenante…

— Oh! oui, et puis timide, discrète; on dirait qu'elle a toujours peur de gêner en vous regardant. Tiens, hier, elle ne s'apercevait pas que je la voyais: elle te contemplait d'un air si bon, si doux, elle semblait si heureuse, que des larmes me sont venues aux yeux tant je me suis sentie attendrie…

— Et bien, il faudra demander à la Mayeux comment elle fait pour trouver à s'occuper, car certainement elle vit de son travail.

— Tu as raison, elle nous le dira, et quand nous le saurons, Dagobert aura beau nous gronder, vouloir faire le fier pour nous, nous serons aussi entêtées que lui.

— C'est cela, ayons du caractère; prouvons-lui que nous avons, comme il le dit lui-même, du sang de soldat dans les veines.

— Tu prétends que nous serons peut-être riches un jour, mon bon Dagobert?… lui dirons-nous, eh bien!… tant mieux: nous nous rappellerons ce temps-ci avec plus de plaisir encore.

— Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas, Rose? la première fois que nous nous trouverons avec la Mayeux, il faudra lui faire notre confidence et lui demander des renseignements: elle est si bonne personne qu'elle ne nous refusera pas.

— Aussi, quand notre père reviendra, il nous saura gré, j'en suis sûre, de notre courage.

— Et il nous applaudira d'avoir voulu nous suffire à nous-mêmes, comme si nous étions seules au monde.

À ces mots de sa soeur Rose tressaillit. Un nuage de tristesse, presque d'effroi, passa sur sa charmante figure, et elle s'écria:

— Mon Dieu! ma soeur, quelle horrible pensée!…

— Qu'as-tu donc? tu me fais peur!…

— Au moment où tu disais que notre père nous saurait gré de nous suffire à nous-mêmes, comme si nous étions seules au monde… une affreuse idée m'est venue… je ne sais pourquoi… et puis… tiens, sens comme mon coeur bat… on dirait qu'il va nous arriver un malheur!

— C'est vrai, ton pauvre coeur bat d'une force!… Mais à quoi as-tu donc pensé? tu m'effrayes.

— Quand nous avons été prisonnières, au moins on ne nous a pas séparées; et puis enfin, la prison était un asile…

— Oui, bien triste, quoique partagé avec toi…

— Mais si, en arrivant ici, un hasard… un malheur… nous avait séparées de Dagobert… si nous nous étions trouvées… seules… abandonnées sans ressources dans cette grande ville?

— Ah! ma soeur… ne dis pas cela… tu as raison… C'est terrible. Que devenir, mon Dieu!

À cette triste pensée, les deux jeunes filles restèrent un moment silencieuses et accablées. Leurs jolies figures, jusqu'alors animées d'une noble espérance, pâlirent et s'attristèrent. Après un assez long silence, Rose leva la tête: ses yeux étaient humides de larmes.

— Mon Dieu! dit-elle d'une voix tremblante, pourquoi donc cette pensée nous attriste-t-elle autant, ma soeur?… J'ai le coeur navré comme si ce malheur devait nous arriver un jour…

— Je ressens, comme toi… une grande frayeur… Hélas!… toutes deux perdues dans cette ville immense… Qu'est-ce que nous ferions?

— Tiens… Blanche… n'ayons pas de ces idées-là… Ne sommes- nous pas ici chez Dagobert… au milieu de bien bonnes gens?…

— Vois-tu, ma soeur, reprit Rose d'un air pensif, c'est peut-être un bien… que cette pensée me soit venue.

— Pourquoi donc?

— Maintenant, nous trouverons ce pauvre logis d'autant meilleur que nous y serons à l'abri de toutes nos craintes… Et lorsque, grâce à notre travail, nous serons sûres de n'être à charge à personne… que nous manquera-t-il en attendant l'arrivée de notre père?

— Il ne nous manquera rien… tu as raison… mais enfin pourquoi cette pensée nous est-elle venue? Pourquoi nous accable-t-elle si douloureusement?

— Oui, enfin… pourquoi? Après tout, ne sommes-nous pas ici au milieu d'amis qui nous aiment? Comment supposer que nous soyons jamais abandonnées seules dans Paris? Il est impossible qu'un tel malheur nous arrive… n'est-ce pas, ma soeur?

— Impossible, dit Rose en tressaillant; et si la veille du jour de notre arrivée dans ce village d'Allemagne où ce pauvre Jovial a été tué, on nous eût dit: «Demain vous serez prisonnières…» nous aurions dit comme aujourd'hui: «C'est impossible. Est-ce que Dagobert n'est pas là pour nous protéger? qu'avons-nous à craindre?…» Et pourtant… souviens-toi, ma soeur, deux jours après nous étions en prison à Leipzig.

— Oh! ne dis pas cela, ma soeur… cela fait peur.

Et, par un mouvement sympathique, les orphelines se prirent par la main et se serrèrent l'une contre l'autre en regardant autour d'elles avec un effroi involontaire. L'émotion qu'elles éprouvaient était en effet profonde, étrange, inexplicable… et pourtant vaguement menaçante, comme ces noirs pressentiments qui vous épouvantent malgré vous… comme ces funestes prévisions qui jettent souvent un éclair sinistre sur les profondeurs mystérieuses de l'avenir…

Divinations bizarres, incompréhensibles, quelquefois aussitôt oubliées qu'éprouvées, mais qui plus tard, lorsque les événements viennent les justifier, vous apparaissent alors, par le souvenir, dans toute leur effrayante fatalité.

* * * *

Les filles du maréchal Simon étaient encore plongées dans l'accès de tristesse que ces pensées singulières avaient éveillé en elles, lorsque la femme de Dagobert, redescendant de chez son fils, entra dans la chambre, les traits douloureusement altérés.

II. La lettre.

Lorsque Françoise rentra dans la chambre, sa physionomie était si profondément altérée que Rose ne put s'empêcher de s'écrier:

— Mon Dieu, madame… qu'avez-vous?

— Hélas! mes chères demoiselles, je ne puis vous le cacher plus longtemps… et Françoise fondit en larmes: depuis hier, je ne vis pas… J'attendais mon fils pour souper comme à l'ordinaire… il n'est pas venu. Je n'ai pas voulu vous laisser voir combien cela me chagrinait déjà… je l'attendais de minute en minute… car depuis dix ans il n'est jamais monté se coucher sans venir m'embrasser… J'ai passé une partie de la nuit là, près de la porte, à écouter si j'entendais son pas… Je n'ai rien entendu… Enfin, à trois heures du matin, je me suis jetée sur un matelas… Je viens d'aller voir si, comme je l'espérais, il est vrai, faiblement, mon fils n'était pas rentré au matin…

— Eh bien, madame?

— Il n'est pas revenu!… dit la pauvre mère en essuyant ses yeux…

Rose et Blanche se regardèrent avec émotion… une même pensée les préoccupait: si Agricol ne revenait pas, comment vivrait cette famille? Ne deviendraient-elles pas alors une charge doublement pénible dans cette circonstance?

— Mais peut-être, madame, dit Blanche, M. Agricol sera-t-il resté à travailler trop tard pour avoir pu revenir hier soir.

— Oh! non, non, il serait rentré au milieu de la nuit, sachant les inquiétudes qu'il me causerait… Hélas!… il lui sera arrivé un malheur… peut-être blessé à sa forge; il est si ardent, si courageux au travail!… Ah! mon pauvre fils! Et comme si déjà je ne ressentais pas assez d'angoisses à son sujet, me voici maintenant tourmentée pour cette pauvre jeune ouvrière qui demeure là-haut…

— Comment donc, madame?

— En sortant de chez mon fils je suis entrée chez elle pour lui conter mon chagrin, car elle est presque une fille pour moi, je ne l'ai pas trouvée dans le petit cabinet qu'elle occupe; le jour commençait à peine; son lit n'était pas seulement défait… Où est-elle allée si tôt, elle qui ne sort jamais?…

Rose et Blanche se regardèrent avec une nouvelle inquiétude; car elles comptaient beaucoup sur la Mayeux pour les aider dans la résolution qu'elles venaient de prendre. Heureusement elles furent, ainsi que Françoise, presque à l'instant rassurées, car, après deux coups frappés discrètement à la porte, on entendit la voix de la Mayeux.

— Peut-on entrer, madame Françoise?

Par un mouvement spontané, Rose et Blanche coururent à la porte et l'ouvrirent à la jeune fille. Le givre et la neige tombaient incessamment depuis la veille; aussi la robe d'indienne de la jeune ouvrière, son petit châle de cotonnade, et son bonnet de tulle noir qui, découvrant ses deux épais bandeaux de cheveux châtains, encadrait son pâle et intéressant visage, étaient trempés d'eau; le froid avait rendu livides ses mains blanches et maigres; on voyait seulement, à l'éclat de ses yeux bleus ordinairement doux et timides, que cette pauvre créature, si frêle et si craintive, avait puisé dans la gravité des circonstances une énergie extraordinaire.

— Mon Dieu!… d'où viens-tu, ma bonne Mayeux? lui dit Françoise.
Tout à l'heure, en allant voir si mon fils était rentré… j'ai
ouvert ta porte et j'ai été tout étonnée de ne pas te trouver…
Tu es donc sortie de bien bonne heure?

— Je vous apporte des nouvelles d'Agricol.

— De mon fils! s'écria Françoise en tremblant, que lui est-il arrivé? tu l'as vu?… tu lui as parlé?… où est-il?

— Je ne l'ai pas vu… mais je sais où il est.

Puis, s'apercevant que Françoise pâlissait, la Mayeux ajouta:

— Rassurez-vous… il se porte bien, il ne court aucun danger.

— Soyez béni, mon Dieu!… vous ne vous lassez pas d'avoir pitié d'une pauvre pécheresse… Avant-hier vous m'avez rendu mon mari; aujourd'hui, après une nuit si cruelle, vous me rassurez sur la vie de mon pauvre enfant!

En disant ces mots, Françoise s'était jetée à genoux sur le carreau en se signant pieusement.

Pendant le moment de silence causé par le mouvement dévotieux de Françoise, Rose et Blanche s'approchèrent de la Mayeux et lui dirent tout bas avec une expression de touchant intérêt:

— Comme vous êtes mouillée!… vous devez avoir bien froid…
Prenez garde, si vous alliez être malade!

— Nous n'avons pas osé faire songer Mme Françoise à allumer le poêle… maintenant nous allons le lui dire.

Aussi surprise que pénétrée de la bienveillance que lui témoignaient les filles du maréchal Simon, la Mayeux, plus sensible que toute autre à la moindre preuve de bonté, leur répondit avec un regard d'ineffable reconnaissance:

— Je vous remercie de vos bonnes intentions, mesdemoiselles. Rassurez-vous; je suis habituée au froid, et je suis d'ailleurs si inquiète que je ne le sens pas.

— Et mon fils? dit Françoise en se relevant après être restée quelques moments agenouillée, pourquoi a-t-il passé la nuit dehors? Vous savez donc où le trouver, ma bonne Mayeux?… Va-t-il venir bientôt?… pourquoi tarde-t-il?

— Madame Françoise, je vous assure qu'Agricol se porte bien; mais je dois vous dire que d'ici à quelque temps…

— Eh bien?…

— Voyons, madame, du courage!

— Ah! mon Dieu!… je n'ai pas une goutte de sang dans les veines… Qu'est-il donc arrivé?… pourquoi ne le verrai-je pas?

— Hélas! madame… il est arrêté!

— Arrêté! s'écrièrent Rose et Blanche avec effroi.

— Que votre volonté soit faite en toute chose, mon Dieu, dit Françoise, mais c'est un bien grand malheur… Arrêté… lui… si bon… si honnête… Et pourquoi l'arrêter?… il faut donc qu'il y ait une méprise?

— Avant-hier, reprit la Mayeux, j'ai reçu une lettre anonyme; on m'avertissait qu'Agricol pouvait être arrêté d'un moment à l'autre, à cause de son chant des Travailleurs; nous sommes convenus avec lui qu'il irait chez cette demoiselle si riche de la rue de Babylone, qui lui avait offert ses services; Agricol devait lui demander d'être sa caution pour l'empêcher d'aller en prison. Hier matin, il est parti pour aller chez cette demoiselle.

— Tu savais tout cela, et tu ne m'as rien dit… ni lui non plus… Pourquoi me l'avoir caché?

— Afin de ne pas vous inquiéter pour rien, madame Françoise, car, comptant sur la générosité de cette demoiselle, j'attendais à chaque instant Agricol. Hier au soir, ne le voyant pas venir, je me suis dit: peut-être les formalités à remplir pour la caution le retiennent longtemps… Mais le temps passait, il ne paraissait pas… J'ai ainsi veillé toute cette nuit pour l'attendre.

— C'est vrai, ma bonne Mayeux, tu ne t'es pas couchée…

— J'étais trop inquiète… aussi ce matin, avant le jour ne pouvant surmonter mes craintes, je suis sortie. J'avais retenu l'adresse de cette demoiselle, rue de Babylone… J'y ai couru.

— Oh! bien, bien! dit Françoise avec anxiété, tu as eu raison. Cette demoiselle avait pourtant l'air bien bon, bien généreux, d'après ce que me disait mon fils.

La Mayeux secoua tristement la tête; une larme brilla dans ses yeux, et elle continua:

— Quand je suis arrivée rue de Babylone, il faisait encore nuit; j'ai attendu qu'il fit grand jour.

— Pauvre enfant… toi si peureuse, si chétive, dit Françoise profondément touchée; aller si loin, et par ce temps affreux, encore… Ah! tu es bien une vraie fille pour moi…

— Agricol n'est-il pas aussi un frère pour moi? dit doucement la Mayeux en rougissant légèrement; puis elle reprit: lorsqu'il a fait grand jour, je me suis hasardée à sonner à la porte du petit pavillon; une charmante jeune fille, mais dont la figure était pâle et triste, est venue m'ouvrir… «Mademoiselle, je viens au nom d'une malheureuse mère au désespoir,» lui ai-je dit tout de suite pour l'intéresser, car j'étais si pauvrement vêtue que je craignais d'être renvoyée comme une mendiante; mais voyant au contraire la jeune fille m'écouter avec bonté, je lui ai demandé si la veille un jeune ouvrier n'était pas venu prier sa maîtresse de lui rendre un grand service. — Hélas! oui… m'a répondu cette jeune fille; ma maîtresse allait s'occuper de ce qu'il désirait, mais apprenant qu'on le cherchait pour l'arrêter, elle l'a fait cacher. Malheureusement sa retraite a été découverte, et hier soir, à quatre heures, il a été arrêté… et conduit en prison.»

Quoique les orphelines ne prissent point part à ce triste entretien, on lisait sur leurs figures attristées et dans leurs regards inquiets combien elles souffraient des chagrins de la femme de Dagobert.

— Mais cette demoiselle?… s'écria Françoise, tu aurais dû tâcher de la voir, ma bonne Mayeux, et la supplier de ne pas abandonner mon fils; elle est si riche… qu'elle doit être puissante… sa protection peut nous sauver d'un affreux malheur!

— Hélas! dit la Mayeux avec une douloureuse amertume, il faut renoncer à ce dernier espoir.

— Pourquoi?… puisque cette demoiselle est si bonne, dit Françoise, elle aura pitié quand elle saura que mon fils est le seul soutien de toute une famille… et que la prison pour lui… c'est plus affreux que pour un autre, parce que c'est pour nous la dernière misère…

— Cette demoiselle, reprit la Mayeux, à ce que m'a appris la jeune fille en pleurant… cette demoiselle a été conduite hier soir dans une maison de santé… Il paraît… qu'elle est folle…

— Folle… ah! c'est horrible… pour elle… et pour nous aussi, hélas!… car, maintenant qu'il n'y a plus rien à espérer, qu'allons-nous devenir… sans mon fils? Mon Dieu!… mon Dieu!…

Et la malheureuse femme cacha sa figure entre ses mains. À l'accablante exclamation de Françoise il se fit un profond silence. Rose et Blanche échangèrent un regard désolé qui exprimait un profond chagrin, car elles s'apercevaient que leur présence augmentait de plus en plus les terribles embarras de cette famille. La Mayeux, brisée de fatigue, en proie à tant d'émotions douloureuses, frissonnant sous ses vêtements mouillés, s'assit avec abattement sur une chaise, en réfléchissant à la position désespérée de cette famille. Cette position était bien cruelle en effet… Et lors des temps de troubles politiques ou des agitations causées dans les classes laborieuses par un chômage forcé ou par l'injuste réduction des salaires que leur impose impunément la puissante coalition des capitalistes, bien souvent des familles entières d'artisans sont, grâce à la détention préventive, dans une position aussi déplorable que celle de la famille Dagobert par l'arrestation d'Agricol, arrestation due, d'ailleurs, aux manoeuvres de Rodin et des siens, ainsi qu'on le verra plus tard. Et à propos de la détention préventive, qui atteint souvent des ouvriers honnêtes, laborieux, presque toujours poussés à la fâcheuse extrémité des coalitions par l'inorganisation du travail et par l'insuffisance des salaires, il est, selon nous, pénible de voir la loi, qui doit être égale pour tous, refuser à ceux-ci ce qu'elle accorde à ceux- là… parce que ceux-là peuvent disposer d'une certaine somme d'argent.

Dans plusieurs circonstances, l'homme riche, moyennant caution, peut échapper aux ennuis, aux inconvénients d'une incarcération préventive; il consigne une somme d'argent; il donne sa parole de se représenter à un jour fixé, et il retourne à ses plaisirs, à ses occupations ou aux douces joies de la famille… Rien de mieux: tout accusé est présumé innocent, on ne saurait trop se pénétrer de cette indulgente maxime. Tant mieux pour le riche, puisqu'il peut user du bénéfice de la loi.

Mais le pauvre?… Non seulement il n'a pas de caution à fournir, car il n'a d'autre capital que son labeur quotidien; mais c'est surtout pour lui, pauvre, que les rigueurs d'une incarcération préventive sont funestes, terribles…

Pour l'homme riche, la prison c'est le manque d'aises et de bien- être, c'est l'ennui, c'est le chagrin d'être séparé des siens… Certes cela mérite intérêt, toutes peines sont pitoyables, et les larmes du riche séparé de ses enfants sont aussi amères que les larmes du pauvre éloigné de sa famille… mais l'absence du riche ne condamne pas les siens au jeûne, ni au froid, ni à ces maladies incurables causées par l'épuisement et la misère…

Au contraire… pour l'artisan… la prison, c'est la détresse, c'est le dénûment, c'est quelquefois la mort des siens… Ne possédant rien, il est incapable de fournir une caution; on l'emprisonne… Mais s'il a, comme cela se rencontre fréquemment, un père ou une mère infirmes, une femme malade ou des enfants au berceau, que deviendra cette famille infortunée? Elle pouvait à peine vivre au jour le jour du salaire de cet homme, salaire presque toujours insuffisant, et voici que tout à coup cet unique soutien vient à manquer pendant trois ou quatre mois. Que fera cette famille? À qui avoir recours? Que deviendront ces vieillards infirmes, ces femmes valétudinaires, ces petits enfants hors d'état de pouvoir gagner leur pain quotidien? S'il y a, par hasard, un peu de linge et quelques vêtements à la maison, on portera le tout au mont-de-piété; avec cette ressource on vivra peut-être une semaine… mais ensuite? Et si l'hiver vient ajouter ses rigueurs à cette effrayante et inévitable misère? Alors l'artisan prisonnier verra par la pensée, pendant ses longues nuits d'insomnie, ceux qui lui sont chers, hâves, décharnés, épuisés de besoin, couchés presque nus sur une paille sordide, et cherchant, en se pressant les uns contre les autres, à réchauffer leurs membres glacés…

Puis, si l'artisan sort acquitté, c'est la ruine, c'est le deuil qu'il trouve au retour dans sa pauvre demeure. Et puis enfin, après un chômage si long, ses relations de travail sont rompues; que de jours perdus pour retrouver de l'ouvrage! et un jour sans labeur, c'est un jour sans pain…

Répétons-le, si la loi n'offrait pas, dans certaines circonstances, à ceux qui sont riches, le bénéfice de la caution, on ne pourrait que gémir sur des malheurs privés et inévitables; mais puisque la loi consent à mettre provisoirement en liberté ceux qui possèdent une certaine somme d'argent, pourquoi prive-t-elle de cet avantage ceux là surtout pour qui la liberté est indispensable, puisque la liberté, c'est pour eux la vie, l'existence de leurs familles?

À ce déplorable état de choses, est-il un remède? Nous le croyons.

Le_ minimum_ de la caution exigée par la loi est de CINQ CENTS FRANCS. Or, cinq cents francs représentent en terme moyen SIX MOIS de travail d'un ouvrier laborieux. Qu'il ait une femme et deux enfants (et c'est aussi le terme moyen de ses charges), il est évident qu'il lui est matériellement impossible d'avoir jamais économisé une pareille somme. Ainsi, exiger de lui cinq cents francs pour lui accorder la liberté de soutenir sa famille, c'est le mettre virtuellement hors du bénéfice de la loi, lui qui, plus que personne, aurait le droit d'en jouir de par les conséquences désastreuses que sa détention préventive entraîne pour les siens. Ne serait-il pas équitable, humain, et d'un noble, d'un salutaire exemple, d'accepter, dans tous les cas où la caution est admise (et lorsque la probité de l'accusé serait honorablement constatée), d'accepter les garanties morales de ceux à qui leur pauvreté ne permet pas d'offrir de garanties matérielles, et qui n'ont d'autre capital que leur travail et leur probité, d'accepter leur foi d'honnêtes gens de se présenter au jour du jugement? Ne serait-il pas moral et grand, surtout dans ces temps- ci, de rehausser ainsi la valeur de la promesse jurée, et d'élever assez l'homme à ses propres yeux pour que son serment soit regardé comme une garantie suffisante? Méconnaîtra-t-on assez la dignité de l'homme pour crier à l'utopie, à l'impossibilité? Nous demanderons si l'on a vu beaucoup de prisonniers de guerre sur parole se parjurer, et si ces soldats et ces officiers n'étaient pas presque tous des enfants du peuple?

Sans exagérer nullement la vertu du serment chez les classes laborieuses, probes et pauvres, nous sommes certain que l'engagement pris par l'accusé de comparaître au jour du jugement serait toujours exécuté, non seulement avec fidélité, avec loyauté, mais encore avec une profonde reconnaissance, puisque sa famille n'aurait pas souffert de son absence, grâce à l'indulgence de la loi. Il est d'ailleurs un fait dont la France doit s'enorgueillir, c'est que généralement sa magistrature, aussi misérablement rétribuée que l'armée, est savante, intègre, humaine et indépendante; elle a conscience de son utile et imposant sacerdoce: plus que tout autre corps, elle peut et elle sait charitablement apprécier les maux et les douleurs immenses des classes laborieuses de la société, avec lesquelles elle est si souvent en contact. On ne saurait donc accorder trop de latitude aux magistrats dans l'appréciation des cas où la caution morale, la seule que puisse donner l'honnête homme nécessiteux, serait admise.

Enfin, si ceux qui font les lois et ceux qui nous gouvernent avaient du peuple une opinion assez outrageante pour repousser avec un injurieux dédain les idées que nous émettons, ne pourrait- on pas au moins demander que le minimum de la caution fût tellement abaissé qu'il devînt abordable à ceux qui ont tant besoin d'échapper aux stériles rigueurs d'une détention préventive? Ne pourrait-on prendre, pour dernière limite, le salaire moyen d'un artisan pendant un mois; soit: quatre-vingts francs? Ce serait encore exorbitant; mais enfin, les amis aidant, le mont-de-piété aidant, quelques avances aidant, quatre-vingts francs se trouveraient, rarement il est vrai, mais du moins quelquefois, et ce serait toujours plusieurs familles arrachées à d'affreuses misères.

Cela dit, passons et revenons à la famille de Dagobert, qui, par suite de la détention préventive d'Agricol, se trouvait dans une position si désespérée.

Les angoisses de la femme de Dagobert augmentaient en raison de ses réflexions, car, en comptant les filles du général Simon, on voit que quatre personnes se trouvaient absolument sans ressources; mais il faut l'avouer, l'excellente mère pensait moins à elle qu'au chagrin que devrait éprouver son fils en songeant à la déplorable position où elle se trouvait.

À ce moment on frappa à la porte.

— Qui est là? dit Françoise.

— C'est moi, madame Françoise… moi… le père Loriot.

— Entrez, dit la femme de Dagobert. Le teinturier, qui remplissait les fonctions de portier, parut à la porte de la chambre… Au lieu d'avoir les bras et les mains d'un vert-pomme éblouissant, il les avait ce jour-là d'un violet magnifique.

— Madame Françoise, dit le père Loriot, c'est une lettre que le donneux d'eau bénite de Saint-Merri vient d'apporter de la part de M. l'abbé Dubois, en recommandant de vous la monter tout de suite… il a dit que c'était très pressé.

— Une lettre de mon confesseur? dit Françoise étonnée. Puis la prenant, elle ajouta:

— Merci, père Loriot.

— Vous n'avez besoin de rien, madame Françoise?

— Non, père Loriot.

— Serviteur, la compagnie.

Et le teinturier sortit.

— La Mayeux, veux-tu me lire cette lettre? dit Françoise, assez inquiète de cette missive.

— Oui, madame. Et la jeune fille lut ce qui suit:

«Ma chère madame Baudoin,

«J'ai l'habitude de vous entendre les mardis et les samedis, mais je ne serai libre ni demain ni samedi; venez donc ce matin, le plus tôt possible, à moins que vous ne préfériez rester une semaine sans approcher du tribunal de la pénitence.»

— Une semaine… juste ciel!… s'écria la femme de Dagobert; hélas! je ne sens que trop le besoin de m'en approcher aujourd'hui même, dans le trouble et le chagrin où je suis.

Puis, s'adressant aux orphelines:

— Le bon Dieu a entendu les prières que je lui ai faites pour vous, mes chères demoiselles… puisque aujourd'hui même je vais pouvoir consulter un digne et saint homme sur les grands dangers que vous courez sans le savoir… pauvres chères âmes si innocentes, et pourtant si coupables, quoiqu'il n'y ait pas de votre faute!… Ah! le Seigneur m'est témoin que mon coeur saigne pour vous autant que pour mon fils.

Rose et Blanche se regardèrent, interdites, car elles ne comprenaient pas les craintes que l'état de leur âme inspirait à la femme de Dagobert.

Celle-ci, en s'adressant à la jeune ouvrière:

— Ma bonne Mayeux, il faut que tu me rendes encore un service.

— Parlez, madame Françoise.

— Mon mari a emporté pour son voyage à Chartres la paye de la semaine d'Agricol. C'est tout ce qu'il y avait d'argent à la maison; je suis sûre que mon pauvre enfant n'a pas un sou sur lui… et en prison il a peut-être besoin de quelque chose… Tu vas prendre ma timbale et mon couvert d'argent… les deux paires de draps qui restent et mon châle de bourre de soie qu'Agricol m'a donné pour ma fête; tu porteras le tout au mont-de-piété… Je tâcherai de savoir dans quelle prison est mon fils… et je lui enverrai la moitié de la petite somme que tu rapporteras… et le reste… nous servira… en attendant mon mari. Mais quand il reviendra… comment ferons-nous?… Quel coup pour lui!… et avec ce coup… la misère… puisque mon fils est en prison… et que mes yeux sont perdus… Seigneur, mon Dieu… s'écria la malheureuse mère avec une expression d'impatiente et amère douleur, pourquoi m'accabler ainsi?… j'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu pour mériter votre pitié… sinon pour moi, au moins pour les miens.

Puis se reprochant bientôt cette exclamation, elle reprit:

— Non, non, mon Dieu! je dois accepter tout ce que vous m'envoyez. Pardonnez-moi cette plainte, et ne punissez que moi seule.

— Courage, madame Françoise, dit la Mayeux, Agricol est innocent; il ne peut rester longtemps en prison.

— Mais j'y songe, reprit la femme de Dagobert, d'aller au mont- de-piété, cela va te faire perdre du temps, ma pauvre Mayeux.

— Je reprendrai cela sur ma nuit… madame Françoise; est-ce que je pourrais dormir en vous sachant si tourmentée? Le travail me distraira.

— Mais tu dépenseras de la lumière…

— Soyez tranquille, madame Françoise, je suis un peu en avance, dit la pauvre fille, qui mentait.

— Embrasse-moi, du moins, dit la femme de Dagobert, les yeux humides, car tu es ce qu'il y a de meilleur au monde.

Et Françoise sortit en hâte. Rose et Blanche restèrent seules avec la Mayeux; enfin était arrivé pour elles le moment qu'elles attendaient avec tant d'impatience.

La femme de Dagobert arriva bientôt à l'église Saint-Merri où l'attendait son confesseur.

III. Le confessionnal.

Rien de plus triste que l'aspect de la paroisse de Saint-Merri par ce jour d'hiver bas et neigeux. Un moment Françoise fut arrêtée sous le porche par un lugubre spectacle. Pendant qu'un prêtre murmurait quelques paroles à voix basse, deux ou trois chantres crottés, en surplis sales, psalmodiaient la prière des morts d'un air distrait et maussade autour d'un pauvre cercueil de sapin, qu'un vieillard et un enfant misérablement vêtus accompagnaient seuls en sanglotant. M. le suisse et M. le bedeau, fort contrariés d'être dérangés pour un enterrement si piteux, avaient dédaigné de revêtir leur livrée, et attendaient en bâillant d'impatience la fin de cette cérémonie, si indifférente pour la fabrique: enfin, quelques gouttes d'eau sainte tombèrent sur le cercueil, le prêtre remit le goupillon au bedeau et se retira.

Alors il se passa une de ces scènes honteuses, conséquences forcées d'un trafic ignoble et sacrilège, une de ces indignes scènes si fréquentes lorsqu'il s'agit de l'enterrement du pauvre, qui ne peut pas payer ni cierges, ni grand'messe, ni violons, car il y a maintenant des violons pour les morts.[11]

Le vieillard tendit la main au bedeau pour recevoir de lui le goupillon.

— Tenez… et faites vite, dit l'homme de sacristie en soufflant dans ses doigts.

L'émotion du vieillard était profonde, sa faiblesse extrême; il resta un moment immobile, tenant le goupillon serré dans sa main tremblante. Dans cette bière était sa fille, la mère de l'enfant en haillons qui pleurait à côté de lui… Le coeur de cet homme se brisait à la pensée de ce dernier adieu… Il restait sans mouvement… des sanglots convulsifs soulevaient sa poitrine.

— Ah çà! dépêchez-vous donc! dit brutalement le bedeau; est-ce que vous croyez que nous allons coucher ici?

Le vieillard se dépêcha. Il fit le signe de la croix sur le cercueil, et, se baissant, il allait placer le goupillon dans la main de son petit-fils, lorsque le sacristain, trouvant que la chose avait suffisamment duré, ôta l'aspersoir des mains de l'enfant, et fit signe aux hommes du corbillard d'enlever prestement la bière: ce qui fut fait.[12]

— Était-il lambin, ce vieux! dit tout bas le suisse au bedeau en regagnant la sacristie, c'est à peine si nous aurons le temps de déjeuner et de nous habiller pour l'enterrement ficelé de ce matin… À la bonne heure, voilà un mort qui vaut la peine… En avant la hallebarde!…

— Et les épaulettes de colonel pour donner dans l'oeil à la loueuse de chaises, scélérat! dit le bedeau d'un air narquois.

— Que veux-tu, Catillard! on est bel homme et ça se voit, répondit le suisse d'un air triomphant; je ne peux pas non plus éborgner les femmes pour leur tranquillité.

Et les deux hommes entrèrent dans la sacristie.

La vue de l'enterrement avait encore augmenté la tristesse de Françoise. Lorsqu'elle entra dans l'église, sept ou huit personnes, disséminées sur des chaises, étaient seules dans cet édifice humide et glacial.

L'un des donneux d'eau bénite, vieux drôle à figure rubiconde, joyeuse et avinée, voyant Françoise s'approcher du bénitier, lui dit à voix basse:

— M. l'abbé Dubois n'est pas encore entré en boîte, dépêchez- vous, vous aurez l'étrenne de sa barbe…

Françoise, blessée de cette plaisanterie, remercia l'irrévérencieux sacristain, se signa dévotement, fit quelques pas dans l'église et se mit à genoux sur la dalle pour faire sa prière, qu'elle faisait toujours avant d'approcher du tribunal de la pénitence. Cette prière dite, elle se dirigea vers un renfoncement obscur où se voyait noyé dans l'ombre un confessionnal de chêne, dont la porte à claire-voie était intérieurement garnie d'un rideau noir. Les deux places de droite et de gauche se trouvaient vacantes; Françoise s'agenouilla du côté droit et resta quelque temps plongée dans les réflexions les plus amères. Au bout de quelques minutes, un prêtre de haute taille et à cheveux gris, d'une physionomie grave et sévère, portant une longue soutane noire, s'avança du fond de l'un des bas-côtés de l'église. Un vieux petit homme voûté, mal vêtu, s'appuyant sur un parapluie, l'accompagnait, lui parlant quelquefois bas à l'oreille; alors le prêtre s'arrêtait pour l'écouter avec une profonde et respectueuse déférence. Lorsqu'ils furent auprès du confessionnal, le vieux petit homme, ayant aperçu Françoise agenouillée, regarda le prêtre d'un air interrogatif.

— C'est elle… dit ce dernier.

— Ainsi, dans deux ou trois heures, on attendra les deux jeunes filles au couvent de Sainte-Marie… j'y compte, dit le vieux jeune homme.

— Je l'espère pour leur salut, répondit gravement le prêtre en s'inclinant. Il entra dans le confessionnal.

Le vieux petit homme quitta l'église. Ce vieux petit homme était Rodin; c'est en sortant de Saint-Merri qu'il s'était rendu dans la maison de santé, afin de s'assurer que le docteur Baleinier exécutait fidèlement ses instructions à l'égard d'Adrienne de Cardoville.

Françoise était toujours agenouillée dans l'intérieur du confessionnal; une des chatières latérales s'ouvrit, et une voix parla. Cette voix était celle du prêtre qui, depuis vingt ans, confessait la femme de Dagobert, et avait sur elle une influence irrésistible et toute-puissante.

— Vous avez reçu ma lettre? dit la voix.

— Oui, mon père.

— C'est bien… je vous écoute…

— Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché, dit Françoise. La voix prononça la formule de bénédiction.

La femme de Dagobert y répondit amen, comme il convient; dit son Confiteor jusqu'à: C'est ma faute, rendit compte de la façon dont elle avait accompli sa dernière pénitence, et en vint à l'énumération des nouveaux péchés commis depuis l'absolution reçue. Car cette excellente femme, ce glorieux martyr du travail et de l'amour maternel, croyait toujours pécher; sa conscience était incessamment bourrelée par la crainte d'avoir commis on ne sait quelles incompréhensibles peccadilles. Cette douce et courageuse créature qui, après une vie entière de dévouement, aurait dû se reposer dans le calme et dans la sérénité de son âme, se regardait comme une grande pécheresse, et vivait dans une angoisse incessante, car elle doutait fort de son salut.

— Mon père, dit Françoise d'une voix émue, je m'accuse de n'avoir pas fait ma prière du soir avant-hier… Mon mari, dont j'étais séparée depuis bien des années, est arrivé… Alors le trouble, le saisissement, la joie de son retour… m'ont fait commettre ce grand péché dont je m'accuse.

— Ensuite? dit la voix avec un accent sévère qui inquiéta
Françoise.

— Mon père… je m'accuse d'être retombée dans le même péché hier soir… J'étais dans une mortelle inquiétude… mon fils ne rentrait pas… je l'attendais de minute… en minute… l'heure a passé dans ces inquiétudes…

— Ensuite? dit la voix.

— Mon père… je m'accuse d'avoir menti toute cette semaine à mon fils en lui disant qu'écoutant ses reproches sur la faiblesse de ma santé, j'avais bu un peu de vin à mon repas… J'ai préféré le lui laisser; il en a plus besoin que moi, il travaille tant!

— Continuez, dit la voix.

— Mon père… je m'accuse d'avoir ce matin manqué un moment de résignation en apprenant que mon pauvre fils était arrêté; au lieu de subir avec respect et reconnaissance la nouvelle épreuve que le Seigneur… m'envoyait… hélas! je me suis révoltée dans ma douleur… et je m'en accuse.

— Mauvaise semaine, dit la voix de plus en plus sévère, mauvaise semaine… toujours vous avez mis la créature avant le Seigneur… Enfin… poursuivez.

— Hélas! mon père, dit Françoise avec accablement, je le sais, je suis une grande pécheresse… et je crains d'être sur la voie de péchés bien plus graves.

— Parlez.

— Mon mari a amené du fond de la Sibérie deux jeunes orphelines… filles de M. le maréchal Simon… Hier matin, je les ai engagées à faire leurs prières, et j'ai appris par elles, avec autant de frayeur que de désolation, qu'elles ne connaissaient aucun des mystères de la foi, quoiqu'elles soient âgées de quinze ans; elles n'ont jamais approché d'aucun sacrement, et elles n'ont pas même reçu le baptême, mon père… pas même le baptême!…

— Mais ce sont donc des idolâtres? s'écria la voix avec un accent de surprise courroucée.

— C'est ce qui me désole, mon père, car moi et mon mari remplaçant les parents de ces jeunes orphelines, nous serions coupables des péchés qu'elles pourraient commettre, n'est-ce pas, mon père?

— Certainement… puisque vous remplacez ceux qui doivent veiller sur leur âme; le pasteur répond de ses brebis, dit la voix.

— Ainsi, mon père, dans le cas où elles seraient en péché mortel, moi et mon mari nous serions en péché mortel?

— Oui, dit la voix; vous remplacez leur père et leur mère, et le père et la mère sont coupables de tous les péchés que commettent leurs enfants, lorsque ceux-ci pèchent parce qu'ils n'ont pas reçu une éducation chrétienne.

— Hélas! mon père… que dois-je faire? Je m'adresse à vous comme à Dieu… Chaque jour, chaque heure que ces pauvres jeunes filles passent dans l'idolâtrie peut avancer leur damnation éternelle, n'est-ce pas, mon père?… dit Françoise d'une voix profondément émue.

— Oui… répondit la voix, et cette terrible responsabilité pèse maintenant sur vous et sur votre mari; vous avez charge d'âmes…

— Hélas! mon Dieu!… prenez pitié de moi, dit Françoise en pleurant.

— Il ne faut pas vous désoler ainsi, reprit la voix d'un ton plus doux; heureusement pour ces infortunées, elles vous ont rencontrée dans leur route… Elles auront en vous et en votre mari de bons et saints exemples… car votre mari, autrefois impie, pratique maintenant ses devoirs religieux, je suppose?

— Il faut prier pour lui, mon père… dit tristement Françoise, la grâce ne l'a pas encore touché… C'est comme mon pauvre enfant… qu'elle n'a pas touché non plus… Ah! mon père, dit Françoise en essuyant ses larmes, ces pensées là sont ma plus lourde croix.

— Ainsi, ni votre mari ni votre fils ne pratiquent… dit la voix avec réflexion, ceci est très grave, très grave… L'éducation religieuse de ces deux malheureuses jeunes filles est tout entière à faire… Elles auront chez vous, à chaque instant sous les yeux, de déplorables exemples… Prenez garde… je vous l'ai dit… vous avez charge d'âmes… votre responsabilité est immense.

— Mon Dieu! mon père… c'est ce qui me désole… je ne sais comment faire. Venez à mon secours, donnez-moi vos conseils: depuis vingt ans, votre voix est pour moi la voix du Seigneur.

— Eh bien, il faut vous entendre avec votre mari et mettre ces infortunées dans une maison religieuse… où on les instruira.

— Nous sommes trop pauvres, mon père, pour payer leur pension, et malheureusement encore mon fils vient d'être mis en prison pour des chants qu'il a faits.

— Voilà où mène… l'impiété… dit sévèrement la voix. Voyez Gabriel… il a suivi mes conseils… et à cette heure il est le modèle de toutes les vertus chrétiennes.

— Mais mon fils Agricol a aussi bien des qualités, mon père… il est si bon, si dévoué…

— Sans religion, dit la voix avec un redoublement de sévérité, ce que vous appelez des qualités sont de vaines apparences; au moindre souffle du démon elles disparaissent… car le démon demeure au fond de toute âme sans religion.

— Ah! mon pauvre fils! dit Françoise en pleurant, je prie pourtant bien chaque jour pour que la foi l'éclaire…

— Je vous l'ai toujours dit, reprit la voix, vous avez été trop faible pour lui; à cette heure Dieu vous en punit; il fallait vous séparer de ce fils irréligieux, ne pas consacrer son impiété en l'aimant comme vous le faites; quand on a un membre gangrené, a dit l'Écriture, on se le retranche…

— Hélas! mon père… vous le savez, c'est la seule fois que je vous ai désobéi… je n'ai jamais pu me résoudre à me séparer de mon fils…

— Aussi… votre salut est-il incertain; mais Dieu est miséricordieux… ne retombez pas dans la même faute au sujet de ces deux jeunes filles que la Providence vous a envoyées pour que vous les sauviez de l'éternelle damnation; qu'elles n'y soient pas du moins plongées par une coupable indifférence.

— Ah! mon père… j'ai bien pleuré, bien prié sur elles.

— Cela ne suffit pas… ces malheureuses ne doivent avoir aucune notion du bien et du mal. Leur âme doit être un abîme de scandale et d'impureté… élevées par une mère impie et par un soldat sans foi.

— Quant à cela, mon père, dit naïvement Françoise, rassurez-vous, elles sont douces comme des anges, et mon mari, qui ne les a pas quittées depuis leur naissance, dit qu'il n'y a pas de meilleurs coeurs.

— Votre mari a été pendant toute sa vie en péché mortel, dit rudement la voix, il n'a pas caractère pour juger de l'état des âmes, et, je vous le répète, puisque vous remplacez les parents de ces infortunées, ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui, à l'heure même, qu'il faut travailler à leur salut, sinon vous encourrez une responsabilité terrible.

— Mon Dieu, cela est vrai, je le sais bien, mon père… et cette crainte m'est au moins aussi affreuse que la douleur de savoir mon fils arrêté… Mais que faire?… Instruire ces jeunes filles chez nous, je ne le pourrais pas; je n'ai pas la science… je n'ai que la foi; et puis mon pauvre mari, dans son aveuglement, plaisante sur ces saintes choses, que mon fils respecte en ma présence par égard pour moi… Encore une fois, mon père… je vous en conjure, venez à mon secours! Que faire?… conseillez-moi.

— On ne peut pourtant pas abandonner à une effroyable perdition ces deux jeunes âmes, dit la voix après un moment de silence; il n'y a pas deux moyens de salut… il n'y en a qu'un seul… les placer dans une maison religieuse, où elles ne soient entourées que de saints et pieux exemples.

— Ah! mon père, si nous n'étions pas si pauvres, ou du moins si je pouvais encore travailler, je tâcherais de gagner de quoi payer leur pension, de faire comme j'ai fait pour Gabriel… Malheureusement, ma vue est complètement perdue… Mais, j'y pense, mon père… vous connaissez tant d'âmes charitables… si vous pouviez les intéresser en faveur de ces deux pauvres orphelines?

— Mais leur père, où est-il?

— Il était dans l'Inde; mon mari m'a dit qu'il doit arriver en France prochainement… mais rien n'est certain… et puis encore une chose, mon père: le coeur me saignait de voir ces pauvres enfants partager notre misère… et elle va être bien grande… car nous ne vivons que du travail de mon fils.

— Ces jeunes filles n'ont donc aucun parent ici? dit la voix.

— Je ne crois pas, mon père.

— Et c'est leur mère qui les a confiées à votre mari pour les amener en France?

— Oui, mon père; et il a été obligé de partir hier pour Chartres pour une affaire très pressée, m'a-t-il dit.

(On se rappelle que Dagobert n'avait pas jugé à propos d'instruire sa femme des espérances que les filles du maréchal Simon devaient fonder sur la médaille, et qu'elles-mêmes avaient reçu du soldat l'expresse recommandation de n'en pas parler, même à Françoise.)

— Ainsi, reprit la voix après quelques moments de silence, votre mari n'est pas à Paris?

— Non, mon père… il reviendra sans doute ce soir ou demain matin…

— Écoutez, dit la voix après une nouvelle pause, chaque minute perdue pour le salut de ces deux jeunes filles est un nouveau pas qu'elles font dans une voie de perdition… D'un moment à l'autre, la main de Dieu peut s'appesantir sur elles, car lui seul sait l'heure de notre mort; et mourant dans l'état où elles sont, elles seraient damnées peut-être pour l'éternité; dès aujourd'hui même, il faut donc ouvrir leurs yeux à la lumière divine… et les mettre dans une maison religieuse. Tel est votre devoir… tel serait votre désir?

— Oh! oui… mon père!… mais malheureusement je suis trop pauvre, je vous l'ai dit.

— Je le sais, ce n'est ni le zèle ni la foi qui vous manquent; mais fussiez-vous capable de diriger ces jeunes filles, les exemples impies de votre mari, de votre fils, détruiraient quotidiennement votre ouvrage… d'autres doivent donc faire pour ces orphelines, au nom de la charité chrétienne, ce que vous ne pouvez faire… vous qui répondez d'elles… devant Dieu.

— Ah! mon père… si grâce à vous cette bonne oeuvre s'accomplissait, quelle serait ma reconnaissance!

— Cela n'est pas impossible… je connais la supérieure d'un couvent où les jeunes filles seraient instruites comme elles doivent l'être… le prix de leur pension serait diminué en raison de leur pauvreté; mais si minime qu'elle soit, il faudrait la payer… Il y a aussi un trousseau à fournir… Cela, pour vous, serait encore trop cher?

— Hélas! oui… mon père!

— En prenant un peu sur mon fonds d'aumônes, en m'adressant à certaines personnes généreuses, je pourrais compléter la somme nécessaire… et faire ainsi recevoir les jeunes filles au couvent.

— Ah! mon père… vous êtes mon sauveur… et celui de ces enfants…

— Je le désire… mais dans l'intérêt même de leur salut, et pour que ces mesures soient efficaces, je dois mettre plusieurs conditions à l'appui que je vous offre.

— Ah! dites-les, mon père, elles sont acceptées d'avance. Vos commandements sont tout pour moi.

— D'abord elles seront conduites ce matin même au couvent par ma gouvernante… à qui vous les amènerez tout à l'heure.

— Ah! mon père… c'est impossible! s'écria Françoise.

— Impossible! et pourquoi?

— En l'absence de mon mari…

— Eh bien?

— Je n'ose prendre une détermination pareille sans le consulter.

— Non seulement il ne faut pas le consulter, mais il faut que ceci soit fait pendant son absence…

— Comment, mon père, je ne pourrai pas attendre son retour?

— Pour deux raisons, reprit sévèrement la voix, il faut vous en garder: d'abord parce que, dans son impiété endurcie, il voudrait certainement s'opposer à votre sage et pieuse résolution; puis il est indispensable que les jeunes filles rompent toute relation avec votre mari, et, pour cela, il faut qu'il ignore le lieu de leur retraite.

— Mais, mon père, dit Françoise en proie à une hésitation et à un embarras cruel, c'est à mon mari que l'on a confié ces enfants, et disposer d'elles sans son aveu… c'est…

La voix interrompit Françoise:

— Pouvez-vous, oui ou non, instruire ces jeunes filles chez vous?

— Non, mon père, je ne le peux pas.

— Sont-elles, oui ou non, exposées à rester dans l'impénitence finale en demeurant chez vous?

— Oui, mon père, elles y sont exposées.

— Êtes-vous, oui ou non, responsable des péchés mortels qu'elles peuvent commettre, puisque vous remplacez leurs parents?

— Hélas! oui, mon père, j'en suis responsable devant Dieu!

— Est-ce, oui ou non, dans l'intérêt de leur salut éternel que je vous enjoins de les mettre au couvent aujourd'hui même?

— C'est pour leur salut, mon père.

— Eh bien, maintenant choisissez…

— Je vous en supplie, mon père, dites-moi si j'ai le droit de disposer d'elles sans l'aveu de mon mari?

— Le droit! mais il ne s'agit pas seulement de droit; il s'agit pour vous d'un devoir sacré. Ce serait, n'est-ce pas, votre devoir d'arracher ces infortunées du milieu d'un incendie, malgré la défense de votre mari ou en son absence? Eh bien, ce n'est pas d'un incendie qui ne brûle que le corps que vous devez les arracher… c'est d'un incendie où leur âme brûlerait pour l'éternité.

— Excusez-moi, je vous en supplie, si j'insiste, mon père, dit la pauvre femme, dont l'indécision et les angoisses augmentaient à chaque minute, éclairez-moi dans mes doutes… puis-je agir ainsi après avoir juré obéissance à mon mari?

— Obéissance pour le bien… oui… pour le mal, jamais! et vous convenez vous-même que, grâce à lui, le salut de ces orphelines serait compromis, impossible peut-être.

— Mais, mon père, dit Françoise en tremblant, lorsqu'il va être de retour, mon mari me demandera où sont ces enfants… Il me faudra donc lui mentir?

— Le silence n'est pas un mensonge, vous lui direz que vous ne pouvez répondre à sa question.

— Mon mari est le meilleur des hommes; mais une telle réponse le mettra hors de lui… il a été soldat… et sa colère sera terrible… mon père, dit Françoise, en frémissant à cette pensée.

— Et sa colère serait cent fois plus terrible encore, que vous devriez la braver, vous glorifier de la subir pour une si sainte cause! s'écria la voix avec indignation. Croyez-vous donc que l'on fasse si facilement son salut sur cette terre?… Et depuis quand le pécheur qui veut sincèrement servir le Seigneur songe-t-il aux pierres et aux épines où il peut se meurtrir et se déchirer?

— Pardon, mon père… pardon, dit Françoise avec une résignation accablante. Permettez-moi encore une question, une seule! Hélas! si vous ne me guidez… qui me guidera?

— Parlez.

— Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, il demandera ses enfants à mon mari… Que pourra-t-il répondre, à son tour, à leur père, lui?

— Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, vous me le ferez savoir à l'instant, et alors… j'aviserai; car les droits d'un père ne sont sacrés qu'autant qu'il en use pour le salut de ses enfants.

«Avant le père, au-dessus du père, il y a le Seigneur, que l'on doit d'abord servir. Ainsi, réfléchissez bien. En acceptant ce que je vous propose, ces jeunes filles sont sauvées, elle ne vous sont pas à charge, elles ne partagent pas votre misère, elles sont élevées dans une sainte maison, selon que doivent l'être, après tout, les filles d'un maréchal de France. De sorte que lorsque leur père arrivera à Paris, S'IL EST DIGNE DE LES REVOIR… au lieu de trouver en elles de pauvres idolâtres à demi sauvages, il trouvera deux jeunes filles pieuses, instruites, modestes, bien élevées, qui, étant agréables à Dieu, pourront invoquer sa miséricorde pour leur père, qui en a bien besoin, car c'est un homme de violence, de guerre et de bataille. Maintenant, décidez. Voulez-vous, au péril de votre âme, sacrifier l'avenir de ces jeunes filles dans ce monde et dans l'autre à la crainte impie de la colère de votre mari?»

Quoique rude et entaché d'intolérance, le langage du confesseur de Françoise était (à son point de vue, à lui) raisonnable et juste, parce que ce prêtre honnête et sincère était convaincu de ce qu'il disait; aveugle instrument de Rodin, ignorant dans quel but on le faisait agir, il croyait fermement, en forçant, pour ainsi dire, Françoise à mettre ces jeunes filles au couvent, remplir un pieux devoir. Tel était, tel est d'ailleurs un des plus merveilleux ressorts de _l'ordre _auquel appartenait Rodin; c'est d'avoir pour complices des gens honnêtes et sincères qui ignorent les machinations dont ils sont pourtant les acteurs les plus importants.

Françoise, habituée depuis longtemps à subir l'influence de son confesseur, ne trouva rien à répondre à ses dernières paroles. Elle se résigna donc; mais elle frissonna d'épouvante en songeant à la colère désespérée qu'éprouverait Dagobert en ne retrouvant plus chez lui les enfants qu'une mère mourante lui avait confiées. Or, selon son confesseur, plus cette colère et ces emportements paraissaient redoutables à Françoise, plus elle devait mettre de pieuse humilité à s'y exposer. Elle répondit à son confesseur:

— Que la volonté de Dieu soit faite, mon père, et quoi qu'il puisse m'arriver, je remplirai mon devoir de chrétienne… ainsi que vous me l'ordonnez.

— Et le Seigneur vous saura gré de ce que vous aurez peut-être à souffrir pour accomplir ce devoir méritant… Vous prenez donc, devant Dieu, l'engagement de ne répondre à aucune des questions de votre mari lorsqu'il vous demandera où sont les filles de M. le maréchal Simon?

— Oui, mon père, je vous le promets, dit Françoise en tressaillant.

— Et vous garderez le même silence envers M. le maréchal Simon dans le cas où il reviendrait, et où ses filles ne me paraîtraient pas encore assez solidement établies dans la bonne voie pour lui être rendues?

— Oui, mon père… dit Françoise d'une voix de plus en plus faible.

— Vous viendrez me rendre compte, d'ailleurs, de la scène qui se sera passée entre votre mari et vous lors de son retour.

— Oui, mon père… Quand faudra-t-il conduire les orphelines chez vous, mon père?

— Dans une heure. Je vais rentrer écrire à la supérieure; je laisserai la lettre à ma gouvernante; c'est une personne sûre, elle conduira elle-même les jeunes filles au couvent.

* * * *

Après avoir écouté les exhortations de son confesseur sur sa confession, et reçu l'absolution de ses nouveaux péchés, moyennant pénitence, la femme de Dagobert sortit du confessionnal. L'église n'était plus déserte; une foule immense s'y pressait, attirée par la pompe de l'enterrement dont le suisse avait parlé au bedeau deux heures auparavant. C'est avec la plus grande peine que Françoise put arriver jusqu'à la porte de l'église, somptueusement tendue. Quel contraste avec l'humble convoi du pauvre qui s'était le matin si timidement présenté sous le porche! Le nombreux clergé de la paroisse, au grand complet, s'avançait alors majestueusement pour recevoir le cercueil drapé de velours: la moire et la soie des chapes et des étoles noires, leurs splendides broderies d'argent étincelaient à la lueur de mille cierges. Le suisse se prélassait dans son éblouissante livrée à épaulettes; le bedeau, portant allègrement son bâton de baleine, lui faisait vis-à-vis d'un air magistral; la voix des chantres en surplis frais et blancs tonnait en éclats formidables: les ronflements des serpents ébranlaient les vitres; on lisait enfin sur la figure de tous ceux qui devaient prendre part à la curée de ce riche mort, de cet excellent mort de première classe, une satisfaction à la fois jubilante et contenue, qui semblait encore augmentée par l'attitude et par la physionomie des deux héritiers, grands gaillards robustes au teint fleuri, qui, sans enfreindre les lois de cette modestie charmante qui est la pudeur de la félicité, semblaient se complaire, se bercer, se dorloter dans leur lugubre et symbolique manteau de deuil. Malgré sa candeur et sa foi naïve, la femme de Dagobert fut douloureusement frappée de cette différence révoltante entre l'accueil fait au cercueil du riche et l'accueil fait au cercueil du pauvre à la porte de la maison de Dieu: car si l'égalité est réelle, c'est devant la mort et l'éternité. Ces deux sinistres spectacles augmentaient encore la tristesse de Françoise, qui, parvenant à grand'peine à quitter l'église, se hâta de revenir rue Brise-Miche afin d'y prendre les orphelines et de les conduire auprès de la gouvernante de son confesseur, qui devait les mener au couvent de Sainte-Marie, situé, on le sait, tout auprès de la maison de santé du docteur Baleinier, où était renfermée Adrienne de Cardoville.

IV. Monsieur et Rabat-joie.

La femme de Dagobert, sortant de l'église, arrivait à l'entrée de la rue Brise-Miche lorsqu'elle fut accostée par le _donneux _d'eau bénite; il accourait essoufflé la prier de revenir tout de suite à Saint-Merri, l'abbé Dubois ayant à lui dire, à l'instant même, quelque chose de très important. Au moment où Françoise retournait sur ses pas, un fiacre s'arrêtait à la porte de la maison qu'elle habitait. Le cocher quitta son siège et vint ouvrir la portière.

— Cocher, lui dit une assez grosse femme vêtue de noir, assise dans cette voiture et qui tenait un carlin sur ses genoux, demandez si c'est là que demeure Mme Françoise Baudoin.

— Oui, ma bourgeoise, dit le cocher.

On a sans doute reconnu Mme Grivois, première femme de Mme la princesse de Saint-Dizier, accompagnée de Monsieur, qui exerçait sur sa maîtresse une véritable tyrannie.

Le teinturier, auquel on a déjà vu remplir les fonctions de portier, interrogé par le cocher sur la demeure de Françoise, sortit de son officine, et vint galamment à la portière pour répondre à Mme Grivois qu'en effet Françoise Baudoin demeurait dans la maison, mais qu'elle n'était pas rentrée. Le père Loriot avait alors les bras, les mains et une partie de la figure d'un jaune d'or superbe. La vue de ce personnage couleur d'ocre émut et irrita singulièrement Monsieur, car au moment où le teinturier portait sa main sur le rebord de la portière, le carlin poussa des jappements affreux et le mordit au poignet.

— Ah! grand Dieu! s'écria Mme Grivois avec angoisse pendant que le père Loriot retirait vivement sa main, pourvu qu'il n'y ait rien de vénéneux dans la teinture que vous avez sur la main… mon chien est si délicat… Et elle essuya soigneusement le museau camus de Monsieur, çà et là tacheté de jaune.

Le père Loriot, très peu satisfait des excuses qu'il s'attendait à recevoir de Mme Grivois à propos des mauvais procédés du carlin, lui dit, en contenant à peine sa colère:

— Madame, si vous n'apparteniez pas au sexe, ce qui fait que je vous respecte dans la personne de ce vilain animal, j'aurais eu le plaisir de le prendre par la queue et d'en faire à la minute un chien jaune-orange en le trempant dans ma chaudière de teinture qui est sur le fourneau.

— Teindre mon chien en jaune!… s'écria Mme Grivois, qui, fort courroucée, descendit du fiacre en serrant tendrement Monsieur contre sa poitrine et toisant le père Loriot d'un regard irrité.

— Mais, madame, je vous ai dit que Mme Françoise n'était pas rentrée, dit le teinturier en voyant la maîtresse du carlin se diriger vers le sombre escalier.

— C'est bon, je l'attendrai, dit sèchement Mme Grivois. À quel étage demeure-t-elle?

— Au quatrième, dit le père Loriot, en rentrant brusquement dans sa boutique.

Et il se dit à lui-même, souriant complaisamment à cette idée scélérate:

— J'espère bien que le grand chien du père Dagobert sera de mauvaise humeur, et qu'il fera un en avant deux par la peau du cou à ce gueux de carlin.

Mme Grivois monta péniblement le rude escalier, s'arrêtant à chaque palier pour reprendre haleine, et regardant autour d'elle avec un profond dégoût. Enfin elle atteignit le quatrième étage, s'arrêta un instant à la porte de l'humble chambre où se trouvaient alors les deux soeurs et la Mayeux. La jeune ouvrière s'occupait à rassembler les différents objets qu'elle devait porter au mont-de-piété. Rose et Blanche semblaient bien heureuses et un peu rassurées sur l'avenir; elles avaient appris de la Mayeux qu'elles pourraient, en travaillant beaucoup, puisqu'elles savaient coudre, gagner à elles deux huit francs par semaine, petite somme qui serait du moins une ressource pour la famille.

La présence de Mme Grivois chez Françoise Baudoin était motivée par une nouvelle détermination de l'abbé d'Aigrigny et de la princesse de Saint-Dizier; ils avaient trouvé plus prudent d'envoyer Mme Grivois, sur laquelle ils comptaient aveuglément, chercher les jeunes filles chez Françoise, celle-ci venant d'être prévenue par son confesseur que ce n'était pas à sa gouvernante, mais à une dame qui se présenterait avec un mot de lui, que les jeunes filles devraient être confiées pour être conduites dans une maison religieuse.

Après avoir frappé, la femme de confiance de la princesse de
Saint-Dizier entra, et demanda Françoise Baudoin.

— Elle n'y est pas, madame, dit timidement la Mayeux, assez étonnée de cette visite, et baissant les yeux devant le regard de cette femme.

— Alors je vais l'attendre, car j'ai à lui parler de choses très importantes, répondit Mme Grivois en examinant avec autant de curiosité que d'attention la figure des deux orphelines, qui, très interdites, baissèrent aussi les yeux.

Ce disant, Mme Grivois s'assit, non sans quelque répugnance, sur le vieux fauteuil de la femme de Dagobert; croyant alors pouvoir laisser Monsieur en liberté, elle le déposa précieusement sur le carreau. Mais aussitôt une sorte de grondement sourd, profond, caverneux, retentit derrière le fauteuil, fit bondir Mme Grivois et pousser un jappement au carlin, qui, frissonnant dans son embonpoint, se réfugia auprès de sa maîtresse avec tous les symptômes d'une frayeur courroucée.

— Comment! est-ce qu'il y a un chien ici? s'écria Mme Grivois en se baissant précipitamment pour reprendre Monsieur.

Rabat-Joie, comme s'il eût voulu répondre lui-même à cette question, se leva lentement de derrière le fauteuil où il était couché, et apparut tout à coup, bâillant et s'étirant. À la vue de ce robuste animal et des deux rangs de formidables crocs acérés qu'il semblait complaisamment étaler en ouvrant sa large gueule, Mme Grivois ne put s'empêcher de jeter un cri d'effroi; le hargneux carlin avait d'abord tremblé de tous ses membres en se trouvant en face de Rabat-Joie; mais une fois en sûreté sur les genoux de sa maîtresse, il commença de grogner insolemment et de jeter sur le chien de Sibérie les regards les plus provocants; mais le digne compagnon de feu Jovial répondit dédaigneusement par un nouveau bâillement; après quoi, flairant avec une sorte d'inquiétude les vêtements de Mme Grivois, il tourna le dos à Monsieur, il alla s'étendre aux pieds de Rose et Blanche, dont il ne détourna plus ses grands yeux intelligents comme s'il eût pressenti qu'un danger les menaçait.

— Faites sortir ce chien d'ici, dit impérieusement Mme Grivois; il effarouche le mien et pourrait lui faire du mal.

— Soyez tranquille, madame, répondit Rose en souriant, Rabat-Joie n'est pas méchant quand on ne l'attaque pas.

— Il n'importe! s'écria Mme Grivois, un malheur est bientôt arrivé. Rien qu'à voir cet énorme chien avec sa tête de loup… et ses dents effroyables, on tremble du mal qu'il peut faire… Je vous dis de le faire sortir.

Mme Grivois avait prononcé ces derniers mots d'un ton irrité dont le diapason sonna mal aux oreilles de Rabat-Joie: il grogna en montrant les dents et en tournant la tête du côté de cette femme inconnue pour lui.

— Taisez-vous, Rabat-Joie, dit sèchement Blanche.

Un nouveau personnage entrant dans la chambre mit un terme à cette position, assez embarrassante pour les jeunes filles. Cet homme était un commissionnaire; il tenait une lettre à la main.

— Que voulez-vous, monsieur? lui demanda la Mayeux.

— C'est une lettre très pressée d'un digne homme, le mari de la bourgeoise d'ici; le teinturier d'en bas m'a dit de monter, quoiqu'elle n'y soit pas.

— Une lettre de Dagobert! s'écrièrent Rose et Blanche avec une vive expression de plaisir et de joie. Il est donc de retour? Et où est-il?

— Je ne sais pas si ce brave homme s'appelle Dagobert, dit le commissionnaire, mais c'est un vieux troupier décoré, à moustaches grises; il est à deux pas d'ici, au bureau des voitures de Chartres.

— C'est bien lui!… s'écria Blanche. Donnez la lettre…

Le commissionnaire la donna, et la jeune fille l'ouvrit en toute hâte.

Mme Grivois était foudroyée; elle savait qu'on avait éloigné Dagobert afin de pouvoir faire agir sûrement l'abbé Dubois sur Françoise, tout avait réussi: celle-ci consentait à confier les deux jeunes filles à des mains religieuses, et au même instant le soldat arrivait, lui que l'on devait croire absent de Paris pour deux ou trois jours: ainsi, son brusque retour ruinait cette laborieuse machination au moment où il ne restait qu'à en recueillir les fruits.

— Ah! mon Dieu! dit Rose après avoir lu la lettre… quel malheur!…

— Quoi donc ma soeur? s'écria Blanche.

— Hier, à moitié chemin de Chartres, Dagobert s'est aperçu qu'il avait perdu sa bourse. Il n'a pu continuer son voyage: il a pris à crédit une place pour revenir, et il demande à sa femme de lui envoyer de l'argent au bureau de la diligence, où il attend.

— C'est ça, dit le commissionnaire, car le digne homme m'a dit: «Dépêche-toi, mon garçon; car, tel que tu me vois, je suis en gage.»

— Et rien… rien… à la maison, dit Blanche. Mon Dieu! comment donc faire?

À ces mots, Mme Grivois eut un moment d'espoir, bientôt détruit par la Mayeux, qui reprit tout à coup, en montrant le paquet qu'elle arrangeait:

— Tranquillisez-vous, mesdemoiselles… voici une ressource… le bureau du mont-de-piété où je vais porter ceci n'est pas loin… je toucherai l'argent, et j'irai le donner tout de suite à M. Dagobert: dans une heure au plus tard il sera ici!

— Ah! ma chère Mayeux, vous avez raison, dit Rose; que vous êtes bonne! vous songez à tout…

— Tenez, reprit Blanche, l'adresse est sur la lettre du commissionnaire, prenez-la.

— Merci, mademoiselle, reprit la Mayeux; puis elle dit au commissionnaire:

— Retournez auprès de la personne qui vous envoie, et dites-lui que je serai tout à l'heure au bureau de la voiture.

— Infernale bossue! pensait Mme Grivois avec une colère concentrée, elle pense à tout; sans elle on échappait au retour inattendu de ce maudit homme… Comment faire maintenant?… ces jeunes filles ne voudront pas me suivre avant l'arrivée de la femme du soldat… Leur proposer de les emmener auparavant serait m'exposer à un refus et tout compromettre. Encore une fois, mon Dieu, comment faire?

— Ne soyez pas inquiète, mademoiselle, dit le commissionnaire en sortant; je vais rassurer ce digne homme, et le prévenir qu'il ne restera pas longtemps en plan dans le bureau.

Pendant que la Mayeux s'occupait de nouer son paquet et d'y mettre la timbale et le couvert d'argent, Mme Grivois réfléchissait profondément.

Tout à coup elle tressaillit. Sa physionomie, depuis quelques instants sombre, inquiète et irritée, s'éclaircit soudainement: elle se leva, tenant toujours Monsieur sous son bras, et dit aux jeunes filles:

— Puisque Mme Françoise ne revient pas, je vais faire une visite tout près d'ici, je serai de retour à l'instant; veuillez l'en prévenir.

Ce disant, Mme Grivois sortit quelques instants après la Mayeux.

V. Les apparences.

Après avoir encore rassuré les deux orphelines, la Mayeux descendit à son tour, non sans peine, car elle était montée chez elle afin d'ajouter au paquet, déjà lourd, une couverture de laine, la seule qu'elle possédât, et qui la garantissait un peu du froid dans son taudis glacé.

La veille, accablée d'angoisse sur le sort d'Agricol, la jeune fille n'avait pu travailler; les tourments de l'attente, de l'espoir et de l'inquiétude l'en avaient empêchée: sa journée allait encore être perdue, et pourtant il fallait vivre. Les chagrins accablants, qui brisent chez le pauvre jusqu'à la faculté du travail, sont doublement terribles, ils paralysent ses forces; et, avec ce chômage imposé par la douleur, arrivent le dénûment, la détresse. Mais la Mayeux, ce type complet et touchant du devoir évangélique, avait encore à se dévouer, à être utile, et elle en trouvait la force. Les créatures les plus frêles, les plus chétives, sont parfois douées d'une vigueur d'âme extraordinaire; on dirait que chez ces organisations physiquement infirmes et débiles l'esprit domine assez le corps pour lui imprimer une énergie factice.

Ainsi la Mayeux, depuis vingt-quatre heures, n'avait ni mangé, ni dormi; elle avait souffert du froid pendant une nuit glacée. Le matin elle avait enduré de violentes fatigues en traversant Paris deux fois, par la pluie et par la neige, pour aller rue de Babylone; et pourtant ses forces n'étaient pas à bout, tant la puissance du coeur est immense.

La Mayeux venait d'arriver au coin de la rue Saint-Merri.

Depuis le récent complot de la rue des Prouvaires, on avait mis en observation dans ce quartier populeux un plus grand nombre d'agents de police et de sergents de ville que l'on n'en met ordinairement.

La jeune ouvrière, bien qu'elle courbât sous le poids de son paquet, courait presque en longeant le trottoir; au moment où elle passait auprès d'un sergent de ville, deux pièces de cinq francs tombèrent derrière elle, jetées sur ses pas par une grosse femme vêtue de noir qui la suivait. Aussitôt cette grosse femme fit remarquer au sergent de ville les deux pièces d'argent qui venaient de tomber, et lui dit vivement quelques mots en lui désignant la Mayeux. Puis cette femme disparut à grands pas du côté de la rue Brise-Miche.

Le sergent de ville, frappé de ce que Mme Grivois venait de lui dire (car c'était elle), ramassa l'argent, et courant après la Mayeux, lui cria:

— Hé! dites donc… là-bas… arrêtez… arrêtez… la femme!…

À ces cris, plusieurs personnes se retournèrent brusquement; dans ces quartiers, un noyau de cinq ou six personnes attroupées s'augmente en une seconde et devient bientôt un rassemblement considérable. Ignorant que les injonctions du sergent de ville lui fussent adressées, la Mayeux hâtait le pas, ne songeant qu'à arriver le plus tôt possible au mont-de-piété, et tâchant de se glisser entre les passants sans heurter personne, tant elle redoutait les railleries brutales ou cruelles que son infirmité provoquait si souvent. Tout à coup, elle entendit plusieurs personnes courir derrière elle, et au même instant une main s'appuya rudement sur son épaule.

C'était le sergent de ville, suivi d'un agent de police, qui accourait au bruit. La Mayeux, aussi surprise qu'effrayée, se retourna. Elle se trouvait déjà au milieu d'un rassemblement, composé surtout de cette hideuse populace oisive et déguenillée, mauvaise et effrontée, abrutie par l'ignorance, par la misère, et qui bat incessamment le pavé des rues. Dans cette tourbe, on ne rencontre presque jamais d'artisans, car les ouvriers laborieux sont à leur atelier ou à leurs travaux.

— Ah çà!… tu n'entends donc pas?… tu fais comme le chien de Jean de Nivelle, dit l'agent de police, en prenant la Mayeux si rudement par le bras qu'elle laissa tomber son paquet à ses pieds.

Lorsque la malheureuse enfant, jetant avec crainte les yeux autour d'elle, se vit le point de mire de tous ces regards insolents, moqueurs ou méchants, lorsqu'elle vit le cynisme ou la grossièreté grimacer sur toutes ces figures ignobles, crapuleuses, elle frémit de tous ses membres et devint d'une pâleur effrayante.

L'agent de police lui parlait sans doute grossièrement; mais comment parler autrement à une pauvre fille contrefaite, pâle, effarée, aux traits altérés par la frayeur et par le chagrin, à une créature vêtue plus que misérablement, qui porte en hiver une mauvaise robe de toile souillée de boue, trempée de neige fondue, car l'ouvrière avait été bien loin et avait marché bien longtemps… aussi l'agent de police reprit-il sévèrement, toujours de par cette loi suprême des apparences, qui fait que la pauvreté est toujours suspectée:

— Un instant… la fille, il paraît que tu es bien pressée, puisque tu laisses tomber ton argent sans le ramasser.

— Elle l'avait donc caché dans sa bosse, son argent?… dit d'une voix enrouée un marchand d'allumettes chimiques, type hideux et repoussant de la dépravation précoce.

Cette plaisanterie fut accueillie par des rires, des cris et des huées qui portèrent au comble du trouble, la terreur de la Mayeux; à peine put-elle répondre d'une voix faible à l'agent de police, qui lui présentait les deux pièces d'argent que le sergent de ville lui avait remises:

— Mais, monsieur… cet argent n'est pas à moi.

— Vous mentez, reprit le sergent de ville en s'approchant, une dame respectable l'a vu tomber de votre poche…

— Monsieur… je vous assure que non… répondit la Mayeux toute tremblante.

— Je vous dis que vous mentez, reprit le sergent, même que cette dame, frappée de votre air criminel et effarouché, m'a dit en vous montrant: «Regardez donc cette petite bossue qui se sauve avec un gros paquet, et qui laisse tomber de l'argent sans le ramasser… ce n'est pas naturel.»

— Sergent, reprit de sa voix enrouée le marchand d'allumettes chimiques, sergent, défiez-vous… tâtez-y donc sa bosse, c'est là son magasin… je suis sûr qu'elle y cache encore des bottes, des manteaux, un parapluie et des pendules… Je viens d'entendre l'heure dans son dos, à c'te bombée.

Nouveaux rires, nouvelles huées, nouveaux cris, car cette horrible populace est presque toujours d'une impitoyable férocité pour ce qui souffre et implore. Le rassemblement augmentait de plus en plus, c'étaient des cris rauques, des sifflets perçants, des plaisanteries de carrefour.

— Laissez donc voir, c'est gratis.

— Ne poussez donc pas, j'ai payé ma place.

— Faites-la donc monter sur quelque chose, la femme… qu'on la voie.

— C'est vrai, on m'écrase les pieds; je n'aurai pas fait mes frais.

— Montrez-la donc! ou rendez l'argent du monde.

— J'en veux.

— Donnez-nous-en de la renflée!

— Qu'on la voie à mort!

Qu'on se figure cette malheureuse créature d'un esprit si délicat, d'un coeur si bon, d'une âme si élevée, d'un caractère si timide et si craintif… obligée d'entendre ces grossièretés et ces hurlements… seule au milieu de cette foule, dans l'étroit espace où elle se tenait avec l'agent de police et le sergent de ville. Et pourtant la jeune ouvrière ne comprenait pas encore de quelle horrible accusation elle était victime. Elle l'apprit bientôt, car l'agent de police, saisissant le paquet qu'elle avait ramassé, et qu'elle tenait entre ses deux mains tremblantes, lui dit rudement:

— Qu'est-ce que tu as là-dedans?…

— Monsieur… c'est… je vais… je…

Et, dans son épouvante, l'infortunée balbutiait, ne pouvant trouver une parole.

— Voilà tout ce que tu as à répondre? dit l'agent; il n'y a pas gras… Voyons, dépêche-toi… ouvre-lui le ventre, à ton paquet!

Et ce disant, l'agent de police, aidé du sergent de ville, arracha le paquet, l'entr'ouvrit, et dit, à mesure qu'il énumérait les objets qu'il renfermait:

— Diable! des draps… un couvert… une timbale d'argent… un châle… une couverture de laine… merci… le coup n'était pas mauvais. Tu es mise comme une chiffonnière et tu as de l'argenterie… Excusez du peu!

— Ces objets-là ne vous appartiennent pas! dit le sergent de ville.

— Non… monsieur… répondit la Mayeux, qui sentait ses forces l'abandonner, mais je…

— Ah! mauvaise bossue, tu voles plus gros que toi!

— J'ai volé!! s'écria la Mayeux en joignant les mains avec horreur, car elle comprenait tout alors… moi… voler!

— La garde!… Voilà la garde! crièrent plusieurs personnes…

— Ho, hé! les pousse-cailloux!

— Les tourlourous!

— Les mangeurs de Bédouins!

— Place au 43e dromadaire.

— Régiment où l'on se fait des bosses à mort!

Au milieu de ces cris, de ces quolibets, deux soldats et un caporal s'avançaient à grand'peine; on voyait seulement, au milieu de cette foule hideuse et compacte, luire les baïonnettes et les canons de fusil. Un officieux était allé prévenir le commandant du poste voisin de ce rassemblement considérable, qui obstruait la voie publique.

— Allons, voilà la garde; marche au poste! dit l'agent de police en prenant la Mayeux par le bras.

— Monsieur, dit la pauvre enfant d'une voix étouffée par les sanglots, en joignant les mains avec terreur et en tombant à genoux sur le trottoir, monsieur, grâce! Laissez-moi vous dire… vous expliquer…

— Tu t'expliqueras au poste… marche!

— Mais, monsieur… je n'ai pas volé… s'écria la Mayeux avec un accent déchirant, ayez pitié de moi; devant toute cette foule… m'emmener comme une voleuse… Oh! grâce! grâce.

— Je te dis que tu t'expliqueras au poste. La rue est encombrée… marcheras-tu, voyons!

Et prenant la malheureuse par les deux mains, il la remit pour ainsi dire sur pied. À cet instant, le caporal et ses deux soldats, étant parvenus à traverser le rassemblement, s'approchèrent du sergent de ville.

— Caporal, dit ce dernier, conduisez cette fille au poste… je suis agent de police.

— Oh! messieurs… grâce!… dit la Mayeux en pleurant à chaudes larmes et en joignant les mains, ne m'emmenez pas avant de m'avoir laissée vous expliquer… Je n'ai pas volé, mon Dieu! je n'ai pas volé… Je vais vous dire… c'est pour rendre service à quelqu'un… laissez-moi vous dire…

— Je vous dis que vous vous expliquerez au poste; si vous ne voulez pas marcher, on va vous traîner, dit le sergent de ville.

Il faut renoncer à peindre cette scène à la fois ignoble et terrible…

Faible, abattue, épouvantée, la malheureuse jeune fille fut entraînée par les soldats; à chaque pas ses jambes fléchissaient, il fallut que le sergent et l'agent de police lui donnassent le bras pour la soutenir… et elle accepta machinalement cet appui. Alors les vociférations, les huées éclatèrent avec une nouvelle furie. Marchant défaillante entre ces deux hommes, l'infortunée semblait gravir son Calvaire jusqu'au bout. Sous ce ciel brumeux, au milieu de cette rue fangeuse encadrée dans de grandes maisons noires, cette populace hideuse et fourmillante rappelait les plus sauvages élucubrations de Callot ou de Goya: des enfants en haillons, des femmes avinées, des hommes à figure sinistre et flétrie, se poussaient, se heurtaient, se battaient, s'écrasaient pour suivre en hurlant et en sifflant cette victime déjà presque inanimée, cette victime d'une détestable méprise.

D'une méprise!!! En vérité, l'on frémit en songeant que de pareilles arrestations, suites de déplorables erreurs, peuvent se renouveler souvent sans d'autres raisons que le soupçon qu'inspire l'apparence de la misère, ou sans autre cause qu'un renseignement inexact… Nous nous souviendrons toujours de cette jeune fille qui, arrêtée à tort comme coupable d'un honteux trafic, trouva le moyen d'échapper aux gens qui la conduisaient, monta dans une maison, et, égarée par le désespoir, se précipita par une fenêtre et se brisa la tête sur le pavé.

Après l'abominable dénonciation dont la Mayeux était victime, Mme Grivois était retournée précipitamment rue Brise-Miche. Elle monta en hâte les quatre étages… ouvrit la porte de la chambre de Françoise… Que vit-elle? Dagobert auprès de sa femme et des deux orphelines…

VI. Le couvent.

Expliquons en deux mots la présence de Dagobert. Sa physionomie était empreinte de tant de loyauté militaire, que le directeur du bureau de diligence se fût contenté de sa parole de revenir payer le prix de sa place; mais le soldat avait obstinément voulu rester en gage, comme il le disait, jusqu'à ce que sa femme eût répondu à sa lettre; aussi, au retour du commissionnaire, qui annonça qu'on allait apporter l'argent nécessaire, Dagobert, croyant sa délicatesse à couvert, se hâta de courir chez lui.

On comprend donc la stupeur de Mme Grivois, lorsqu'en entrant dans la chambre elle vit Dagobert (qu'elle reconnut facilement au portrait qu'on lui en avait fait) auprès de sa femme et des orphelines.

L'anxiété de Françoise, à l'aspect de Mme Grivois, ne fut pas moins profonde. Rose et Blanche avaient parlé à la femme de Dagobert d'une dame venue en son absence pour une affaire très importante; d'ailleurs, instruite par son confesseur, Françoise ne pouvait douter que cette femme ne fût la personne chargée de conduire Rose et Blanche dans une maison religieuse. Son angoisse était terrible; bien décidée à suivre les conseils de l'abbé Dubois, elle craignait qu'un mot de Mme Grivois ne mît Dagobert sur la voie: alors tout espoir était perdu; alors les orphelines restaient dans cet état d'ignorance et de péché mortel dont elle se croyait responsable.

Dagobert, qui tenait entre ses mains les mains de Rose et de
Blanche, se leva dès que la femme de confiance de Mme de Saint-
Dizier entra, et sembla interroger Françoise du regard.

Le moment était critique, décisif; mais Mme Grivois avait profité des exemples de la princesse de Saint-Dizier: aussi, prenant résolument son parti, mettant à profit la précipitation avec laquelle elle avait monté les quatre étages après son odieuse dénonciation contre la Mayeux, et l'émotion que lui causait la vue si inattendue de Dagobert, donnant à ses traits une vive expression d'inquiétude et de chagrin, elle s'écria d'une voix altérée, après un moment de silence qu'elle parut employer à calmer son agitation et à rassembler ses esprits:

— Ah! madame… je viens d'être témoin d'un grand malheur… excusez mon trouble… mais, en vérité, je suis si cruellement émue…

— Qu'y a-t-il, mon Dieu? dit Françoise d'une voix tremblante, redoutant toujours quelque indiscrétion de Mme Grivois.

— J'étais venue tout à l'heure, reprit celle-ci, pour vous parler d'une chose importante… Pendant que je vous attendais, une jeune ouvrière contrefaite a réuni divers objets dans un paquet…

— Oui… sans doute, dit Françoise, c'est la Mayeux… une excellente et digne créature…

— Je m'en doutais bien, madame; voici ce qui est arrivé; voyant que vous ne rentriez pas, je me décide à faire une course dans le voisinage… je descends… j'arrive rue Saint-Merri… Ah! madame…

— Eh bien? dit Dagobert, qu'y a-t-il?

— J'aperçois un rassemblement… je m'informe… on me dit qu'un sergent de ville venait d'arrêter une jeune fille comme voleuse, parce qu'on l'avait surprise emportant un paquet composé de différents objets qui ne paraissaient pas devoir lui appartenir. Je m'approche… que vois-je?… La jeune ouvrière qu'un instant auparavant je venais de rencontrer ici…

— Ah! la pauvre enfant! s'écria Françoise en pâlissant et en joignant les mains avec effroi, quel malheur!

— Explique-toi donc! dit Dagobert à sa femme; quel était ce paquet?

— Eh bien, mon ami, il faut te l'avouer: me trouvant un peu à court… j'avais prié cette pauvre Mayeux de porter tout de suite au mont-de-piété différents objets dont nous n'avions pas besoin…

— Et on a cru qu'elle les avait volés! s'écria Dagobert; elle… la plus honnête fille du monde; c'est affreux… Mais, madame, vous auriez dû intervenir… dire que vous la connaissiez.

— C'est ce que j'ai tâché de faire, monsieur; malheureusement je n'ai pas été écoutée… La foule augmentait à chaque instant: la garde est arrivée, et on l'a emmenée.

— Elle est capable d'en mourir, sensible et timide comme elle est! s'écria Françoise.

— Ah! mon Dieu!… cette bonne Mayeux… elle est si douce et si prévenante… dit Blanche en tournant vers sa soeur des yeux humides de larmes.

— Ne pouvant rien pour elle, reprit Mme Grivois, je me suis hâtée d'accourir ici pour vous faire part de cette erreur… qui, du reste, peut se réparer… Il s'agit seulement d'aller le plus tôt possible réclamer cette jeune fille.

À ces mots, Dagobert prit vivement son chapeau, et s'adressant à
Mme Grivois d'un ton brusque:

— Mordieu! madame, vous auriez dû commencer par nous dire cela…
Où est cette pauvre enfant? le savez-vous?

— Je l'ignore, monsieur; mais il reste encore dans la rue tant de monde, tant d'agitation, que si vous avez la complaisance de descendre tout de suite vous informer… vous pourrez savoir…

— Que diable parlez-vous de complaisance, madame!… mais c'est mon devoir. Pauvre enfant!… dit Dagobert, arrêtée comme une voleuse… c'est horrible… Je vais aller chez le commissaire de police du quartier ou au corps de garde, et il faudra bien que je la trouve, qu'on me la rende et que je la ramène ici.

Ce disant, Dagobert sortit précipitamment. Françoise, rassurée sur le sort de la Mayeux, remercia le Seigneur d'avoir, grâce à cette circonstance, éloigné son mari, dont la présence en ce moment était pour elle un si terrible embarras. Mme Grivois avait déposé Monsieur dans le fiacre avant de remonter, car les moments étaient précieux; lançant un regard significatif à Françoise en lui remettant la lettre de l'abbé Dubois, elle lui dit en appuyant sur chaque mot avec intention:

— Vous verrez dans cette lettre, madame, quel était le but de ma visite que je n'ai pu encore vous expliquer, et dont je me félicite, du reste, puisqu'il me met en rapport avec ces deux charmantes demoiselles.

Rose et Blanche se regardèrent toutes surprises. Françoise prit la lettre en tremblant, il fallut les pressantes et surtout les menaçantes injonctions de son confesseur pour vaincre les derniers scrupules de la pauvre femme, car elle frémissait en songeant au terrible courroux de Dagobert; seulement, dans sa candeur, elle ne savait comment s'y prendre pour annoncer aux jeunes filles qu'elles devaient suivre cette dame.

Mme Grivois devina son embarras, lui fit signe de se rassurer, et dit à Rose pendant que Françoise lisait la lettre de son confesseur:

— Combien votre parente va être heureuse de vous voir, ma chère demoiselle!

— Notre parente, madame? dit Rose de plus en plus étonnée.

— Mais certainement; elle a su votre arrivée ici; mais comme elle est encore souffrante d'une assez longue maladie, elle n'a pu venir elle-même aujourd'hui et m'a chargée de venir vous prendre pour vous conduire auprès d'elle… Malheureusement, ajouta Mme Grivois remarquant un mouvement des deux soeurs, ainsi qu'elle le dit dans sa lettre à Mme Françoise, vous ne pourrez la voir que bien peu de temps… et dans une heure vous serez de retour ici; mais demain ou après, elle sera en état de sortir et de venir s'entendre avec madame et son mari, afin de vous emmener chez elle… car elle serait désolée que vous fussiez à charge à des personnes qui ont été si bonnes pour vous.

Ces derniers mots de Mme Grivois firent une excellente impression sur les deux soeurs; ils dissipèrent leur crainte d'être désormais l'occasion d'une gêne cruelle pour la famille de Dagobert. S'il s'était agi de quitter tout à fait la maison de la rue Brise-Miche sans l'assentiment de leur ami, elles auraient sans doute hésité; mais Mme Grivois parlait seulement d'une visite d'une heure… Elles ne conçurent donc aucun soupçon, et Rose dit à Françoise:

— Nous pouvons aller voir notre parente sans attendre le retour de Dagobert pour l'en prévenir, n'est-ce pas, madame?

— Sans doute, dit Françoise d'une voix faible, puisque vous serez de retour tout à l'heure.

— Maintenant… madame… je prierai ces chères demoiselles de vouloir bien m'accompagner le plus tôt possible… car je voudrais les ramener ici avant midi.

— Nous sommes prêtes, madame, dit Rose.

— Eh bien! mesdemoiselles, embrassez votre seconde mère, et venez, dit Mme Grivois, qui contenait à peine son inquiétude, tremblant que Dagobert n'arrivât d'un moment à l'autre.

Rose et Blanche embrassèrent Françoise, qui, serrant entre ses bras les deux charmantes et innocentes créatures qu'elle livrait, eut peine à retenir ses larmes, quoiqu'elle eût la conviction profonde d'agir pour leur salut.

— Allons, mesdemoiselles, dit Mme Grivois d'un ton affable, dépêchons-nous; pardonnez mon impatience, mais c'est au nom de votre parente que je vous parle.

Les deux soeurs, après avoir tendrement embrassé la femme de Dagobert, quittèrent la chambre, et, se tenant par la main, descendirent l'escalier derrière Mme Grivois, suivies à leur insu par Rabat-Joie, qui marchait discrètement sur leurs pas, car en l'absence de Dagobert, l'intelligent animal ne les quittait jamais. Pour plus de précaution, sans doute, la femme de confiance de Mme de Saint-Dizier avait ordonné à son fiacre d'aller l'attendre à peu de distance de la rue Brise-Miche, sur la petite place du Cloître. En quelques secondes, les orphelines et leur conductrice atteignirent la voiture.

— Ah! bourgeoise, dit le cocher en ouvrant la portière, sans vous commander, vous avez un gredin de chien qui n'est pas caressant tous les jours; depuis que vous l'avez mis dans ma voiture, il crie comme un brûlé, et il a l'air de vouloir tout dévorer!

En effet, Monsieur, qui détestait la solitude, poussait des gémissements déplorables.

— Taisez-vous, Monsieur, me voici, dit Mme Grivois; puis s'adressant aux deux soeurs:

— Donnez-vous la peine de monter, mesdemoiselles. Rose et Blanche montèrent. Mme Grivois, avant d'entrer dans la voiture, donnait tout bas au cocher l'adresse du couvent de Sainte-Marie, en ajoutant d'autres instructions, lorsque tout à coup le carlin, qui avait déjà grogné d'un air hargneux lorsque les deux soeurs avaient pris place dans la voiture, se mit à japper avec furie…

La cause de cette colère était simple: Rabat-Joie, jusqu'alors inaperçu, venait de s'élancer d'un bond dans le fiacre. Le carlin, exaspéré de cette audace, oubliant sa prudence habituelle, emporté par la colère et par la méchanceté, sauta au museau de Rabat-Joie, et le mordit si cruellement, que de son côté le brave chien de Sibérie, exaspéré par la douleur, se jeta sur Monsieur, le prit à la gorge, et en deux coups de sa gueule puissante l'étrangla net… ainsi qu'il apparut à un gémissement étouffé du carlin déjà à demi suffoqué par l'embonpoint. Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, car c'est à peine si Rose et Blanche, effrayées, avaient eu le temps de s'écrier par deux fois:

— Ici, Rabat-Joie!

— Ah! grand Dieu! dit Mme Grivois en se retournant au bruit, encore ce monstre de chien… il va blesser Monsieur… Mesdemoiselles, renvoyez-le… faites-le descendre… il est impossible de l'emmener…

Ignorant à quel point Rabat-Joie était criminel, car Monsieur gisait inanimé sous une banquette, les jeunes filles, sentant d'ailleurs qu'il n'était pas convenable de se faire accompagner de ce chien, lui dirent, en le poussant légèrement du pied, et d'un ton fâché:

— Descendez, Rabat-Joie, allez-vous-en…

Le fidèle animal hésita d'abord à obéir. Triste et suppliant, il regardait les orphelines d'un air de doux reproche, comme pour les blâmer de renvoyer leur seul défenseur. Mais à un nouvel ordre sévèrement donné par Blanche, Rabat-Joie descendit, la queue basse, du fiacre, sentant peut-être d'ailleurs qu'il s'était montré quelque peu cassant à l'endroit de Monsieur. Mme Grivois, très empressée de quitter le quartier, monta précipitamment dans la voiture; le cocher referma la portière, grimpa sur son siège; le fiacre partit rapidement, pendant que Mme Grivois baissait prudemment les stores, de peur d'une rencontre avec Dagobert. Ces indispensables précautions prises, elle put songer à Monsieur, qu'elle aimait tendrement, de cette affection profonde, exagérée, que les gens d'un méchant naturel ont quelquefois pour les animaux, car on dirait qu'ils épanchent et concentrent sur eux toute l'affection qu'ils devraient avoir pour autrui; en un mot, Mme Grivois s'était passionnément attachée à ce chien hargneux, lâche et méchant, peut-être à cause d'une secrète affinité pour ses défauts; cet attachement durait depuis six ans et semblait augmenter à mesure que l'âge de Monsieur avançait.

Nous insistons sur une chose en apparence puérile, parce que souvent les plus petites causes ont des effets désastreux, parce qu'enfin nous désirons faire comprendre au lecteur quels devaient être le désespoir, la fureur, l'exaspération de cette femme en apprenant la mort de son chien; désespoir, fureur, exaspération dont les orphelines pouvaient ressentir les effets cruels.

Le fiacre roulait rapidement depuis quelques secondes, lorsque Mme Grivois, qui s'était placée sur le devant de la voiture, appela Monsieur.

Monsieur avait d'excellentes raisons pour ne pas répondre.

— Eh bien! vilain boudeur… dit gracieusement Mme Grivois, vous me battez froid?… Ce n'est pas ma faute si ce grand vilain chien est entré dans la voiture, n'est-ce pas, mesdemoiselles?… Voyons… venez ici baiser votre maîtresse tout de suite et faisons la paix… mauvaise tête.

Même silence obstiné de la part de Monsieur. Rose et Blanche commencèrent de se regarder avec inquiétude; elles connaissaient les manières un peu brutales de Rabat-Joie, mais elles étaient loin pourtant de se douter de la chose. Mme Grivois, plus surprise qu'inquiète de la persistance du carlin à méconnaître ses affectueux appels, se baissa, afin de le prendre sous la banquette où elle le croyait sournoisement tapi; elle sentit une patte, qu'elle tira impatiemment à soi en disant d'un ton moitié plaisant, moitié fâché:

— Allons, bon sujet… vous allez donner à ces chères demoiselles une jolie idée de votre odieux caractère…

Ce disant, elle prit le carlin, fort étonnée de la nonchalante morbidezza de ses mouvements; mais quel fut son effroi lorsque, l'ayant mis sur ses genoux, elle le vit sans mouvement!

— Une apoplexie!!! s'écria-t-elle, le malheureux mangeait trop… j'en étais sûre. Puis se retournant avec vivacité:

— Cocher, arrêtez… arrêtez! s'écria Mme Grivois, sans songer que le cocher ne pouvait l'entendre, puis soulevant la tête de Monsieur, croyant qu'il n'était qu'évanoui, elle aperçut avec horreur la trace saignante de cinq ou six profonds coups de crocs qui ne pouvaient lui laisser aucun doute sur la cause de la fin déplorable du carlin. Son premier mouvement fut tout à la douleur, au désespoir.

— Mort… s'écria-t-elle, mort!… il est déjà froid!… Mort!… ah! mon Dieu!… Et cette femme pleura.

Les larmes d'un méchant sont sinistres… Pour qu'un méchant pleure, il faut qu'il souffre beaucoup… et chez lui la réaction de la souffrance, au lieu de détendre, d'amollir l'âme, l'enflamme d'un dangereux courroux… Aussi après avoir cédé à ce pénible attendrissement, la maîtresse de Monsieur se sentit transportée de colère et de haine… oui, de haine… et de haine violente contre les jeunes filles, cause involontaire de la mort de son chien; sa physionomie dure trahit d'ailleurs si franchement ses ressentiments, que Rose et Blanche furent effrayées de l'expression de sa figure empourprée par la colère, lorsqu'elle cria d'une voix altérée en leur jetant un regard furieux:

— C'est votre chien qui l'a tué, pourtant…

— Pardon, madame, ne nous en veuillez pas! s'écria Rose.

— C'est votre chien qui, le premier, a mordu Rabat-Joie, reprit
Blanche d'une voix craintive.

L'expression d'effroi qui se lisait sur les traits des orphelines rappela Mme Grivois à elle-même. Elle comprit les funestes conséquences que pouvait avoir son imprudente colère; dans l'intérêt même de sa vengeance, elle devait se contraindre, afin de n'inspirer aucune défiance aux filles du maréchal Simon; ne voulant donc pas paraître revenir sur sa première impression par une transition trop brusque, elle continua pendant quelques minutes de jeter sur les jeunes filles des regards irrités; puis, peu à peu, son courroux sembla s'affaiblir et faire face à une douleur amère; enfin Mme Grivois, cachant sa figure dans ses mains, fit entendre un long soupir et parut pleurer beaucoup.

— Pauvre dame! dirent tout bas Rose et Blanche, elle pleure, elle aimait sans doute son chien autant que nous aimons Rabat-Joie…

— Hélas! oui, dit Blanche, nous avons bien pleuré aussi quand notre vieux Jovial est mort…

Mme Grivois releva la tête au bout de quelques minutes, essuya définitivement ses yeux, et dit d'une voix émue, presque affectueuse:

— Excusez-moi, mesdemoiselles… je n'ai pu retenir un premier mouvement de vivacité, ou plutôt de violent chagrin… car j'étais tendrement attachée à ce pauvre chien… qui depuis six ans ne m'a pas quittée.

— Nous regrettons ce malheur, madame, reprit Rose; tout notre chagrin, c'est qu'il ne soit pas réparable…

— Je disais tout à l'heure à ma soeur que nous étions d'autant plus affligées pour vous que nous avions un vieux cheval qui nous a amenées de Sibérie, et que nous avons aussi bien pleuré.

— Enfin, mes chères demoiselles… n'y pensons plus… c'est ma faute… je n'aurais pas dû l'emmener… Mais il était si triste loin de moi… Vous concevez ces faiblesses-là… quand on a bon coeur, on a bon coeur pour les bêtes comme pour les gens… Aussi c'est à votre sensibilité que je m'adresse pour être pardonnée de ma vivacité.

— Mais nous n'y pensons plus, madame… tout notre chagrin est de vous voir si désolée.

— Cela passera, mes chères demoiselles… cela passera, et l'aspect de la joie que votre parente éprouvera en vous voyant m'aidera à me consoler: elle va être si heureuse!… vous êtes si charmantes!… et puis cette singularité de vous ressembler autant entre vous semble encore ajouter à l'intérêt que vous inspirez.

— Vous nous jugez avec trop d'indulgence, madame.

— Non, certainement… et je suis sûre que vous vous ressemblez autant de caractère que de figure.

— C'est tout simple, madame, reprit Rose. Depuis notre naissance nous ne nous sommes pas quittées d'une minute, ni pendant le jour ni pendant la nuit… Comment notre caractère ne serait-il pas pareil?

— Vraiment, mes chères demoiselles!… vous ne vous êtes jamais quittées d'une minute?

— Jamais, madame.

Et les deux soeurs, se serrant la main, échangèrent un ineffable sourire.

— Alors, mon Dieu! combien vous seriez malheureuses et à plaindre si vous étiez séparées l'une de l'autre!

— Oh! c'est impossible, madame, dit Rose en souriant.

— Comment! impossible?

— Qui aurait le coeur de nous séparer?

— Sans doute, chères demoiselles, il faudrait avoir bien de la méchanceté.

— Oh! madame, reprit Blanche en souriant à son tour, même des gens très méchants… ne pourraient pas nous séparer.

— Tant mieux, mes chères petites demoiselles, mais pourquoi?

— Parce que cela nous ferait trop de chagrin.

— Cela nous ferait mourir…

— Pauvres petites…

— Il y a trois mois on nous a emprisonnées. Eh bien, quand il nous a vues, le gouverneur de la prison, qui avait pourtant l'air très dur, a dit: «Ce serait vouloir la mort de ces enfants que de les séparer…» Aussi nous sommes restées ensemble et nous nous sommes trouvées aussi heureuses qu'on peut l'être en prison.

— Cela fait l'éloge de votre excellent coeur et aussi des personnes qui ont compris tout le bonheur que vous aviez d'être réunies.

La voiture s'arrêta. On entendit le cocher crier:

— La porte, s'il vous plaît!

— Ah! nous voici arrivées chez votre chère parente, dit Mme Grivois. Les deux battants d'une porte s'ouvrirent, et le fiacre roula bientôt sur le sable d'une cour. Mme Grivois ayant levé un des stores, on vit une vaste cour coupée dans sa largeur par une haute muraille, au milieu de laquelle était une sorte de porche formant avant-corps et soutenu par des colonnes de plâtre. Sous ce porche était une petite porte. Au-delà du mur, on voyait le faîte et le fronton d'un très grand bâtiment construit en pierres de taille; comparée à la maison de la rue Brise-Miche, cette demeure semblait un palais, aussi Blanche dit à Mme Grivois, avec une expression de naïve admiration:

— Mon Dieu! madame, quelle belle habitation!

— Ce n'est rien, vous allez voir l'intérieur… c'est bien autre chose! répondit madame Grivois.

Le cocher ouvrit la portière; quelle fut la colère de Mme Grivois et la surprise des deux jeunes filles… à la vue de Rabat-Joie, qui avait intelligemment suivi la voiture, et qui, les oreilles droites, la queue frétillante, semblait, le malheureux, avoir oublié ses crimes et s'attendre à être loué de son intelligente fidélité.

— Comment! s'écria Mme Grivois, dont toutes les douleurs se renouvelèrent. Cet abominable chien a suivi la voiture?

— Fameux chien tout de même, bourgeoise, répondit le cocher, il n'a pas quitté mes chevaux d'un pas… faut qu'il ait été dressé à cela… c'est une crâne bête, à qui deux hommes ne feraient pas peur… Quel poitrail!

La maîtresse de feu Monsieur, irritée des éloges peu opportuns que le cocher prodiguait à Rabat-Joie, dit aux orphelines:

— Je vais vous faire conduire chez votre parente, attendez un instant dans le fiacre. Mme Grivois alla d'un pas rapide vers le petit porche et y sonna.

Une femme vêtue d'un costume religieux y parut, et s'inclina respectueusement devant Mme Grivois qui lui dit ces seuls mots:

— Voici les deux jeunes filles; les ordres de M. l'abbé d'Aigrigny et de la princesse sont qu'elles soient à l'instant et désormais séparées l'une de l'autre et mises en cellule… sévère… vous entendez, ma soeur? en cellule sévère et au régime des impénitentes.

— Je vais en prévenir notre mère, et ce sera fait, dit la religieuse en s'inclinant.

— Voulez-vous venir, mes chères demoiselles? reprit Mme Grivois aux deux jeunes filles, qui avaient à la dérobée fait quelques caresses à Rabat-Joie, tant elles étaient touchées de son instinct; on va vous conduire auprès de Mme votre parente, et je reviendrai vous prendre dans une demi-heure: cocher, retenez bien le chien.

Rose et Blanche, qui, en descendant de voiture, s'étaient occupées de Rabat-Joie, n'avaient pas remarqué la soeur tourière, qui s'était du reste à demi effacée derrière la petite porte. Aussi les deux soeurs ne s'aperçurent-elles que leur prétendue introductrice était vêtue en religieuse que lorsque celle-ci, les prenant par la main, leur fit franchir le seuil de la porte qui, un instant après, se referma sur elles.

Lorsque Mme Grivois eut vu les orphelines renfermées dans le couvent, elle dit au cocher de sortir de la cour et d'aller l'attendre à la porte extérieure.

Le cocher obéit.

Rabat-Joie, qui avait vu Rose et Blanche entrer par la petite porte du jardin, y courut; Mme Grivois dit alors au portier de l'enceinte extérieure, grand homme robuste:

— Il y a dix francs pour vous, Nicolas, si vous assommez devant moi ce grand chien… qui est là… accroupi sous le porche…

Nicolas hocha la tête en contemplant la carrure et la taille de
Rabat-Joie, et répondit:

— Diable! madame, assommer un chien de cette taille… ça n'est déjà pas si commode.

— Je vous donne vingt francs, là… mais tuez-le… là… devant moi…

— Il faudrait un fusil… Je n'ai qu'un merlin de fer.

— Cela suffira… d'un coup… vous l'abattrez.

— Enfin, madame… je vas toujours essayer… mais j'en doute…
Et Nicolas alla chercher sa masse de fer…

— Oh! si j'avais la force!… dit Mme Grivois.

Le portier revint avec son arme et s'approcha traîtreusement et à pas lents de Rabat-Joie, qui se tenait toujours sous le porche.

— Viens, mon garçon… viens… ici. Mon bon chien… dit Nicolas en frappant sur sa cuisse de la main gauche, et tenant de sa main droite le merlin caché derrière lui.

Rabat-Joie se leva, examina attentivement Nicolas, puis devinant sans doute à sa démarche que le portier méditait quelque méchant dessein, d'un bond il s'éloigna, _tourna _l'ennemi, vit clairement ce dont il s'agissait et se tint à distance.

— Il a éventé la mèche, dit Nicolas, le gueux se défie… il ne se laissera pas approcher… c'est fini.

— Tenez… vous n'êtes qu'un maladroit! dit Mme Grivois furieuse, et elle jeta cinq francs à Nicolas; mais au moins chassez-le d'ici.

— Ça sera plus facile que de le tuer, cela, madame. En effet, Rabat-Joie, poursuivi et reconnaissant probablement l'inutilité d'une lutte ouverte, quitta la cour et gagna la rue, mais, une fois là, se sentant pour ainsi dire sur un terrain neutre, malgré les menaces de Nicolas, il ne s'éloigna de la porte qu'autant qu'il le fallait pour être à l'abri du merlin. Aussi, lorsque Mme Grivois, pâle de rage, remonta dans son fiacre, où se trouvaient les restes inanimés de Monsieur, elle vit, avec autant de dépit que de colère, Rabat-Joie couché à quelques pas de la porte extérieure, que Nicolas venait de refermer voyant l'inutilité de ses poursuites. Le chien de Sibérie, sûr de retrouver le chemin de la rue Brise-Miche, avec cette intelligence particulière à sa race, attendait les orphelines. Les deux soeurs se trouvaient ainsi recluses dans le couvent de Sainte-Marie, qui, nous l'avons dit, touchait presque à la maison de santé où était enfermée Adrienne de Cardoville.

* * * *

Nous conduirons maintenant le lecteur chez la femme de Dagobert; elle attendait avec une cruelle anxiété le retour de son mari, qui allait lui demander compte de la disparition des filles du maréchal Simon.

VII. L'influence d'un confesseur.

À peine les orphelines eurent-elles quitté la femme de Dagobert, que celle-ci, s'agenouillant, s'était mise à prier avec ferveur; ses larmes, longtemps contenues, coulèrent abondamment: malgré sa conviction sincère d'avoir accompli un religieux devoir en livrant les jeunes filles, elle attendait avec une crainte extrême le retour de son mari. Quoique aveuglée par son zèle pieux, elle ne se dissimulait pas que Dagobert aurait de légitimes sujets de plainte et de colère, et puis enfin, la pauvre mère devait encore, dans cette circonstance déjà si fâcheuse, lui apprendre l'arrestation d'Agricol, qu'il ignorait. À chaque bruit de pas dans l'escalier, Françoise prêtait l'oreille en tressaillant; puis elle se remettait à prier avec ferveur, suppliant le Seigneur de lui donner la force de supporter cette nouvelle et rude épreuve.

Enfin, elle entendit marcher sur le palier; ne doutant pas cette fois que ce ne fût Dagobert, elle s'assit précipitamment, essuya ses yeux à la hâte, et pour se donner une contenance, prit sur ses genoux un sac de grosse toile grise qu'elle eut l'air de coudre, car ses mains vénérables tremblaient si fort, qu'elles pouvaient à peine tenir son aiguille.

Au bout de quelques minutes la porte s'ouvrit. Dagobert parut. La rude figure du soldat était sévère et triste: en entrant, il jeta violemment son chapeau sur la table, ne s'apercevant pas tout d'abord de la disparition des orphelines, tant il était péniblement préoccupé.

— Pauvre enfant… c'est affreux! s'écria-t-il.

— Tu as vu la Mayeux? tu l'as réclamée? dit vivement Françoise, oubliant un moment ses craintes.

— Oui, je l'ai vue, mais dans quel état! c'était à fendre le coeur; je l'ai réclamée, et vivement, je t'en réponds; mais on m'a dit: «Il faut avant que le commissaire aille chez vous pour…»

Puis Dagobert, jetant un regard surpris dans la chambre, s'interrompit et dit à sa femme:

— Tiens… où sont donc les enfants?…

Françoise se sentit saisie d'un frisson glacé. Elle dit d'une voix faible:

— Mon ami… je… Elle ne put achever.

— Rose et Blanche, où sont-elles? réponds-moi donc… Rabat-Joie n'est pas là non plus.

— Ne te fâche pas.

— Allons, dit brusquement Dagobert, tu les auras laissées sortir avec une voisine; pourquoi ne pas les avoir accompagnées toi-même, ou priées de m'attendre si elles voulaient se promener un peu… Ce que je comprends, du reste… cette chambre est si triste!… mais je suis étonné qu'elles soient parties avant de savoir des nouvelles de cette bonne Mayeux, car elles ont des coeurs d'ange… Mais… comme tu es pâle! ajouta le soldat en regardant Françoise de plus près. Qu'est-ce que tu as donc, ma pauvre femme?… est-ce que tu souffres?

Et Dagobert prit affectueusement la main de Françoise.

Celle-ci, douloureusement émue de ces paroles prononcées avec une touchante bonté, courba la tête et baisa en pleurant la main de son mari. Le soldat, de plus en plus inquiet en sentant les larmes brûlantes couler sur sa main, s'écria:

— Tu pleures… tu ne me réponds pas… mais dis-moi donc ce qui te chagrine, ma pauvre femme… Est-ce parce que je t'ai parlé un peu fort en te demandant pourquoi tu avais laissé ces chères enfants sortir avec une voisine. Dame… que veux-tu?… leur mère me les a confiées en mourant… tu comprends… c'est sacré… cela… Aussi je suis toujours pour elles comme une vraie poule pour ses poussins, ajouta-t-il en riant pour égayer Françoise.

— Et tu as raison de les aimer…

— Voyons, calme-toi, tu me connais: avec ma grosse voix, je suis bon homme au fond… puisque tu es bien sûre de cette voisine, il n'y a que demi-mal… mais désormais, vois-tu, ma bonne Françoise, ne fais jamais rien à cet égard sans me consulter… Ces enfants t'ont donc demandé à aller se promener un peu avec Rabat-Joie?

— Non… mon ami… je…

— Comment, non?… Quelle est donc cette voisine à qui tu les a confiées? où les a-t-elle menées? à quelle heure les ramènera-t- elle?

— Je… ne sais pas… murmura Françoise d'une voix éteinte.

— Tu ne sais pas! s'écria Dagobert irrité; puis, se contenant, il reprit d'un ton de reproche amical:

— Tu ne sais pas… tu ne pouvais pas lui fixer une heure, ou mieux ne t'en rapporter qu'à toi… et ne les confier à personne?… Il faut que ces enfants t'aient bien instamment demandé de s'en aller promener. Elles savaient que j'allais rentrer d'un moment à l'autre: comment ne m'ont-elles pas attendu, hein? Françoise?… Je te demande pourquoi elles ne m'ont pas attendu. Mais réponds-moi donc… mordieu! tu ferais damner un saint!… s'écria Dagobert en frappant du pied, réponds-moi donc…

Le courage de Françoise était à bout; ces interrogations pressantes, réitérées, qui devaient aboutir à la découverte de la vérité, lui faisaient endurer mille tortures lentes et poignantes. Elle préféra en finir tout d'un coup; elle se décida donc à supporter le poids de la colère de son mari en victime humble et résignée, mais opiniâtrement fidèle à la promesse qu'elle avait jurée devant Dieu à son confesseur. N'ayant pas la force de se lever, elle baissa la tête, et, laissant tomber ses bras de chaque côté de sa chaise, elle dit à son mari d'une voix accablée:

— Fais de moi ce que tu voudras… mais ne me demande plus ce que sont devenues ces enfants… je ne pourrais pas te répondre…

La foudre serait tombée aux pieds du soldat qu'il n'eût pas reçu une commotion plus violente, plus profonde; il devint pâle; son front chauve se couvrit d'une sueur froide; le regard fixe, hébété, il resta pendant quelques secondes immobile, muet, pétrifié.

Puis, sortant comme en sursaut de cette torpeur éphémère, par un mouvement d'énergie terrible il prit sa femme par les deux épaules, et, l'enlevant aussi facilement qu'il eût enlevé une plume, il la planta debout devant lui, et alors penché vers elle, il s'écria avec un accent à la fois effrayant et désespéré:

— Les enfants!

— Grâce!… grâce!… dit Françoise d'une voix éteinte.

— Où sont les enfants?… répéta Dagobert en secouant entre ses mains puissantes ce pauvre corps frêle, débile, et il ajouta d'une voix tonnante:

— Répondras-tu? Ces enfants!!!

— Tue-moi… ou pardonne-moi… car je ne peux pas te répondre… répondit l'infortunée avec cette opiniâtreté à la fois inflexible et douce des caractères timides, lorsqu'ils sont convaincus d'agir selon le bien.

— Malheureuse… s'écria le soldat. Et, fou de colère, de douleur, de désespoir, il souleva sa femme comme s'il eût voulu la lancer et la briser sur le carreau… Mais cet excellent homme était trop brave pour commettre une lâche cruauté. Après cet élan de fureur involontaire, il laissa Françoise…

Anéantie, elle tomba sur ses genoux, joignit les mains, et, au faible mouvement de ses lèvres, on vit qu'elle priait…

Dagobert eut alors un moment d'étourdissement, de vertige; sa pensée lui échappait; tout ce qui lui arrivait était si soudain, si incompréhensible, qu'il lui fallut quelques minutes pour se remettre, pour bien se convaincre que sa femme, cet ange de bonté dont la vie n'était qu'une suite d'adorables dévouements, sa femme, qui savait ce qu'étaient pour lui les filles du maréchal Simon, venait de lui dire: «Ne m'interroge pas sur leur sort, je ne peux te répondre.» L'esprit le plus ferme, le plus fort, eût vacillé devant ce fait inexplicable, renversant. Le soldat, reprenant un peu de calme, et envisageant les choses avec plus de sang-froid, se fit ce raisonnement sensé:

— Ma femme peut seule m'expliquer ce mystère inconcevable… Je ne veux ni la battre ni la tuer… employons donc tous les moyens possibles pour la faire parler, et surtout tâchons de nous contenir.

Dagobert prit une chaise, en montra une autre à sa femme, toujours agenouillée, et lui dit:

— Assieds-toi. Obéissante et abattue, Françoise s'assit.

— Écoute-moi, ma femme, reprit Dagobert d'une voix brève, saccadée, et pour ainsi dire accentuée par des soubresauts involontaires qui trahissaient sa violente impatience à peine contenue. Tu le comprends… cela ne peut se passer ainsi… Tu le sais… je n'userai jamais de violence envers toi… Tout à l'heure… j'ai cédé à un premier mouvement… j'en suis fâché… je ne recommencerai pas… sois-en sûre… Il faut que je sache où sont ces enfants… leur mère me les a confiées… et je ne les ai pas amenées du fond de la Sibérie ici… pour que tu viennes me dire aujourd'hui: «Ne m'interroge pas… je ne peux pas te dire ce que j'en ai fait!…» Ce ne sont pas des raisons… Suppose que le maréchal Simon arrive tout à l'heure, et qu'il me dise: «Dagobert, mes enfants!» Que veux-tu que je lui réponde?… Voyons… je suis calme… mets-toi à ma place… encore une fois, que veux-tu que je lui réponde, au maréchal?… hein!… mais dis donc!… parle donc!…

— Hélas!… mon ami…

— Il ne s'agit pas d'hélas! dit le soldat en essuyant son front, dont les veines étaient gonflées et tendues à se rompre; que veux- tu que je réponde au maréchal?

— Accuse-moi auprès de lui… je supporterai tout…

— Que diras-tu?

— Que tu m'avais confié deux jeunes filles, que tu es sorti, qu'à ton retour, ne les ayant pas retrouvées, tu m'as interrogée, et que je t'ai répondu que je ne pouvais pas te dire ce qu'elles étaient devenues.

— Ah!… et le maréchal se contentera de ces raisons-là?… dit
Dagobert en serrant convulsivement ses poings sur ses genoux.

— Malheureusement je ne pourrai pas lui en donner d'autres… ni à lui ni à toi… non… quand la mort serait là, je ne le pourrais pas…

Dagobert bondit sur sa chaise en entendant cette réponse faite avec une résignation désespérante. Sa patience était à bout, ne voulant cependant pas céder à de nouveaux emportements ou à des menaces dont il sentait l'impuissance, il se leva brusquement, ouvrit une des fenêtres, et exposa au froid et à l'air son front brûlant; un peu calmé, il fit quelques pas dans la chambre et revint s'asseoir auprès de sa femme.

Celle-ci, les yeux baignés de pleurs, attachait son regard sur le
Christ, pensant qu'à elle aussi on avait imposé une lourde croix.

Dagobert reprit:

— À la manière dont tu m'as parlé, j'ai vu tout de suite qu'il n'était arrivé aucun accident qui compromît la santé de ces enfants.

— Non… oh!… non… grâce à Dieu elles se portent bien… c'est tout ce que je puis te dire…

— Sont-elles sorties seules?

— Je ne puis rien te dire.

— Quelqu'un les a-t-il emmenées?

— Hélas! mon ami, à quoi bon m'interroger? je ne peux pas répondre.

— Reviendront-elles ici?

— Je ne sais pas… Dagobert se leva brusquement; de nouveau, la patience était sur le point de lui échapper. Après quelques pas dans la chambre, il revint s'asseoir.

— Mais enfin, dit-il à sa femme, tu n'as aucun intérêt, toi, à me cacher ce que sont devenues ces enfants; pourquoi refuser de m'en instruire?

— Parce que je ne peux faire autrement.

— Je crois que si… lorsque tu sauras une chose que tu m'obliges à te dire; écoute-moi bien, ajouta Dagobert d'une voix émue: si ces enfants ne me sont pas rendues la veille du 13 février, et tu vois que le temps presse… tu me mets, envers les filles du maréchal Simon, dans la position d'un homme qui les aurait volées, dépouillées, entends-tu bien? dépouillées, dit le soldat d'une voix profondément altérée. Puis, avec un accent de désolation qui brisa le coeur de Françoise, il ajouta:

— Et j'avais pourtant fait tout ce qu'un honnête homme peut faire… pour amener ces pauvres enfants ici… Tu ne sais pas, toi, ce que j'ai eu à endurer en route… mes soins, mes inquiétudes… car enfin… moi, soldat, chargé de deux jeunes filles… ce n'est qu'à force de coeur, de dévouement, que j'ai pu m'en tirer… et lorsque, pour ma récompense, je croyais pouvoir dire à leur père: «Voici vos enfants…»

Le soldat s'interrompit…

À la violence de ses premiers emportements succédait un attendrissement douloureux: il pleura.

À la vue des larmes qui coulaient lentement sur la moustache grise de Dagobert, Françoise sentit un moment sa résolution défaillir; mais songeant au serment qu'elle avait fait à son confesseur, et se disant qu'après tout il s'agissait du salut éternel des orphelines, elle s'accusa mentalement de cette tentation mauvaise que l'abbé Dubois lui reprocherait sévèrement.

Elle reprit donc d'une voix craintive:

— Comment peut-on t'accuser d'avoir dépouillé ces enfants ainsi que tu disais?

— Apprends donc, reprit Dagobert en passant la main sur ses yeux, que si ces jeunes filles ont bravé tant de fatigues et de traverses pour venir ici du fond de la Sibérie, c'est qu'il s'agit pour elles de grands intérêts, d'une fortune immense peut-être… et que si elles ne se présentent pas le 13 février… ici… à Paris, rue Saint-François… tout est perdu… et cela par ma faute… car je suis responsable de ce que tu as fait.

— Le 13 février… rue Saint-François, dit Françoise en regardant son mari avec surprise; comme Gabriel…

— Que dis-tu!… de Gabriel?

— Quand je l'ai recueilli… le pauvre petit abandonné, il portait au cou une médaille… de bronze…

— Une médaille de bronze! s'écria le soldat frappé de stupeur, avec ces mots:

À Paris, vous serez, le 13 février 1832, rue Saint-François?

_— _Oui… Comment sais-tu?…

— Gabriel! dit le soldat en se parlant à lui-même; puis il ajouta vivement: Et Gabriel sait-il que tu as trouvé cette médaille sur lui?

— Je lui en ai parlé dans le temps; il avait aussi dans sa poche, quand je l'ai recueilli, un portefeuille rempli de papiers écrits en langue étrangère; je les ai remis à M. l'abbé Dubois, mon confesseur, pour qu'il pût les examiner. Il m'a dit plus tard que ces papiers étaient de peu d'importance. Quelque temps après, quand une personne bien charitable, nommée M. Rodin, s'est chargée de l'éducation de Gabriel et de le faire entrer au séminaire, M. l'abbé Dubois a remis ces papiers et cette médaille à M. Rodin; depuis, je n'en ai plus entendu parler.

Lorsque Françoise avait parlé de son confesseur, un éclair soudain avait frappé l'esprit du soldat; quoiqu'il fût loin de se douter des machinations depuis longtemps ourdies autour de Gabriel et des orphelines, il pressentit vaguement que sa femme devait obéir à quelque secrète influence de confessionnal, influence dont il ne comprenait, il est vrai, ni le but ni la portée, mais qui lui expliquait, du moins en partie, l'inconcevable opiniâtreté de Françoise à se taire au sujet des orphelines.

Après un moment de réflexion, il se leva et dit sévèrement à sa femme en la regardant fixement:

— Il y a du prêtre… dans tout ceci.

— Que veux-tu dire, mon ami?

— Tu n'as aucun intérêt à me cacher les enfants; tu es la meilleure des femmes; tu vois ce que je souffre; si tu agissais de toi-même tu aurais pitié de moi…

— Mon ami…

— Je te dis que tout ça sent le confessionnal! reprit Dagobert. Tu sacrifies moi et ces enfants à ton confesseur; mais prends bien garde… je saurai où il demeure… et, mille tonnerres!… j'irai lui demander qui de lui ou de moi est le maître de mon ménage, et s'il se tait… ajouta le soldat avec une expression menaçante, je saurai bien le forcer de parler…

— Grand Dieu! s'écria Françoise en joignant les mains avec épouvante en entendant ces paroles sacrilèges, un prêtre!… songes-y… un prêtre!

— Un prêtre qui jette la discorde, la trahison et le malheur dans mon ménage… n'est qu'un misérable comme un autre… à qui j'ai le droit de demander compte du mal qu'il fait à moi et aux miens… Ainsi, dis-moi à l'instant où sont les enfants… ou, sinon, je t'avertis que c'est à ton confesseur que je vais aller le demander. Il se trame ici quelque indignité dont tu es complice sans le savoir, malheureuse femme… Du reste… j'aime mieux m'en prendre à un autre qu'à toi.

— Mon ami, dit Françoise d'une voix douce et ferme, tu t'abuses si tu crois par la violence imposer à un homme vénérable qui, depuis vingt ans, s'est chargé de mon salut… c'est un vieillard respectable.

— Il n'y a pas d'âge qui tienne…

— Grand Dieu!… où vas-tu? Tu es effrayant!

— Je vais à ton église… tu dois y être connue… Je demanderai ton confesseur, et nous verrons.

— Mon ami… je t'en supplie, s'écria Françoise avec épouvante en se jetant au-devant de Dagobert, qui se dirigeait vers la porte; songe à quoi tu t'exposes. Mon Dieu!… outrager un prêtre… Mais tu ne sais donc pas que c'est un cas réservé!!!

Ces derniers mots étaient ce que, dans sa candeur, la femme de Dagobert croyait pouvoir lui dire de plus redoutable; mais le soldat, sans tenir compte de ces paroles, se dégagea des étreintes de sa femme, et il allait sortir tête nue, tant était violente son exaspération, lorsque la porte s'ouvrit.

C'était le commissaire de police, suivi de la Mayeux et de l'agent de police portant le paquet saisi sur la jeune fille.

— Le commissaire! dit Dagobert en le reconnaissant à son écharpe; ah! tant mieux, il ne pouvait venir plus à propos.

VIII. L'interrogatoire.

— Madame Françoise Baudoin? demanda le magistrat.

— C'est moi… monsieur… dit Françoise; puis, apercevant la Mayeux, qui, pâle, tremblante, n'osait pas avancer, elle lui tendit les bras. Ah! ma pauvre enfant!… s'écria-t-elle en pleurant; pardon… pardon… c'est encore pour nous… que tu as souffert cette humiliation…

Après que la femme de Dagobert eut tendrement embrassé la jeune ouvrière, celle-ci, se retournant vers le commissaire, lui dit avec une expression de dignité triste et touchante:

— Vous le voyez… monsieur… je n'avais pas volé.

— Ainsi, madame, dit le magistrat à Françoise, la timbale d'argent… le châle… les draps… contenus dans ce paquet…

— M'appartenaient, monsieur… C'était pour me rendre service que cette chère enfant… la meilleure, la plus honnête des créatures, avait bien voulu se charger de porter ces objets au mont-de- piété…

— Monsieur, dit sévèrement le magistrat à l'agent de police, vous avez commis une déplorable erreur… j'en rendrai compte… et je demanderai que vous soyez puni; sortez! Puis s'adressant à la Mayeux d'un air véritablement peiné:

— Je ne puis malheureusement, mademoiselle, que vous exprimer des regrets bien sincères de ce qui s'est passé… croyez que je compatis à tout ce que cette méprise a eu de cruel pour vous…

— Je le crois… monsieur, dit la Mayeux, et je vous en remercie. Et elle s'assit avec accablement, car, après tant de secousses, son courage et ses forces étaient épuisés.

Le magistrat allait se retirer, lorsque Dagobert qui avait depuis quelques instants paru profondément réfléchir, lui dit d'une voix ferme:

— Monsieur le commissaire… veuillez m'entendre… j'ai une déposition à vous faire.

— Parlez, monsieur…

— Ce que je vais vous dire est très important, monsieur; c'est devant vous, magistrat, que je fais une déclaration… afin que vous en preniez acte.

— Et c'est comme magistrat que je vous écoute, monsieur.

— Je suis arrivé ici depuis deux jours; j'amenais de Russie deux jeunes filles qui m'avaient été confiées par leur mère… femme du maréchal Simon…

— De M. le maréchal duc de Ligny? dit le commissaire, très surpris.

— Oui, monsieur… Hier… je les ai laissées ici… j'étais obligé de partir pour une affaire très pressante… Ce matin, pendant mon absence, elles ont disparu… et je suis certain de connaître l'homme qui les a fait disparaître…

— Mon ami… s'écria Françoise effrayée.

— Monsieur, dit le magistrat, votre déclaration est de la plus haute gravité… Disparition de personnes… Séquestration, peut- être… Mais êtes-vous bien sûr?…

— Ces jeunes filles étaient ici… il y a une heure… Je vous répète, monsieur, que pendant mon absence… on les a enlevées…

— Je ne voudrais pas douter de la sincérité de votre déclaration, monsieur… Pourtant, un enlèvement si brusque… s'explique difficilement… D'ailleurs, qui vous dit que ces jeunes filles ne reviendront pas? Enfin qui soupçonnez-vous? Un mot seulement, avant de déposer votre accusation. Rappelez-vous que c'est le magistrat qui vous entend… En sortant d'ici, il se peut que la justice soit saisie de cette affaire.

— C'est ce que je veux, monsieur… Je suis responsable de ces jeunes filles devant leur père; il doit arriver d'un moment à l'autre, et je tiens à me justifier.

— Je comprends, monsieur, toutes ces raisons; mais encore une fois prenez garde de vous laisser égarer par des soupçons peut- être mal fondés… Une fois votre dénonciation faite… il se peut que je sois obligé d'agir préventivement, immédiatement, contre la personne que vous accusez… Or, si vous êtes coupable d'une erreur… les suites en seraient fort graves pour vous; et, sans aller plus loin… dit le magistrat avec émotion en désignant la Mayeux, vous voyez quelles sont les conséquences d'une fausse accusation.

— Mon ami, tu entends, s'écria Françoise de plus en plus effrayée de la résolution de Dagobert à l'endroit de l'abbé Dubois, je t'en supplie… ne dis pas un mot de plus…

Mais le soldat, en réfléchissant, s'était convaincu que la seule influence du confesseur de Françoise avait pu la déterminer à agir ou à se taire; aussi reprit-il avec assurance:

— J'accuse le confesseur de ma femme d'être l'auteur ou le complice de l'enlèvement des filles du maréchal Simon.

Françoise poussa un douloureux gémissement et cacha sa figure dans ses mains, pendant que la Mayeux, qui s'était rapprochée d'elle, tâchait de la consoler.

Le magistrat avait écouté la déposition de Dagobert avec un étonnement profond; il lui dit sévèrement:

— Mais, monsieur… n'accusez-vous pas injustement un homme revêtu d'un caractère on ne peut plus respectable… un prêtre?… Monsieur… il s'agit d'un prêtre… Je vous avais prévenu… vous auriez dû réfléchir… tout ceci devient de plus en plus grave… À votre âge… une légèreté serait impardonnable.

— Hé, mordieu! monsieur, dit Dagobert avec impatience, à mon âge on a le sens commun; voici les faits: ma femme est la meilleure, la plus honorable des créatures… parlez-en dans le quartier, on vous le dira… mais elle est dévote; mais depuis vingt ans elle ne voit que par les yeux de son confesseur… Elle adore son fils, elle m'aime beaucoup aussi; mais au-dessus de son fils, et de moi… il y a toujours le confesseur.

— Monsieur, dit le commissaire, ces détails… intimes…

— Sont indispensables… vous allez voir… Je sors, il y a une heure, pour aller réclamer cette pauvre Mayeux… En rentrant, les jeunes filles avaient disparu; je demande à ma femme, à qui je les avais laissées, où elles sont… elle tombe à genoux en sanglotant et me dit: «Fais de moi ce que tu voudras… mais ne me demande pas ce que sont devenues les enfants… je ne peux pas te répondre.»

— Serait-il vrai… madame?… s'écria le commissaire en regardant Françoise avec une grande surprise.

— Emportements, menaces, prières, rien n'a fait, reprit Dagobert, à tout elle m'a répondu avec sa douleur de sainte: «Je ne peux rien dire.» Eh bien, moi, monsieur, voici ce que je soutiens: ma femme n'a aucun intérêt à la disparition de ces enfants; elle est sous la domination entière de son confesseur; elle a agi par son ordre, et elle n'est que l'instrument; il est le seul coupable.

À mesure que Dagobert parlait, la physionomie du commissaire devenait de plus en plus attentive en regardant Françoise, qui, soutenue par la Mayeux, pleurait amèrement. Après avoir un instant réfléchi, le magistrat fit un pas vers la femme de Dagobert, et lui dit:

— Madame… vous avez entendu ce que vient de déclarer votre mari?

— Oui, monsieur.

— Qu'avez-vous à me dire pour vous justifier?…

— Mais, monsieur! s'écria Dagobert, ce n'est pas ma femme que j'accuse… je n'entends pas cela… c'est son confesseur!

— Monsieur… vous vous êtes adressé au magistrat… c'est donc au magistrat à agir comme il croit devoir agir pour découvrir la vérité… Encore une fois, madame, reprit-il en s'adressant à Françoise, qu'avez-vous à dire pour vous justifier?

— Hélas! rien, monsieur.

— Est-il vrai que votre mari ait en partant laissé ces jeunes filles sous votre surveillance?

— Oui, monsieur.

— Est-il vrai que, lorsqu'il vous a demandé où elles étaient, vous lui avez dit que vous ne pouviez rien lui apprendre à ce sujet?

Et le commissaire semblait attendre la réponse de Françoise avec une sorte de curiosité inquiète.

— Oui, monsieur, dit-elle simplement et naïvement, j'ai répondu cela à mon mari.

Le magistrat fit un mouvement de surprise presque pénible.

— Comment! madame… à toutes les prières, à toutes les instances de votre mari… vous n'avez pu répondre autre chose? Comment! vous avez refusé de lui donner aucun renseignement? Mais cela n'est ni probable ni possible.

— Cela est pourtant la vérité, monsieur.

— Mais enfin, madame, que sont devenues ces jeunes filles qu'on vous a confiées?…

— Je ne puis rien dire là-dessus… monsieur… Si je n'ai pas répondu à mon pauvre mari… c'est que je ne répondrai à personne…

— Eh bien, monsieur, reprit Dagobert, avais-je tort? une honnête et excellente femme comme elle, toujours pleine de raison, de bon sens, de dévouement, parler ainsi… est-ce naturel? Je vous répète, monsieur, que c'est une affaire de confesseur… Agissons contre lui vivement. et promptement… nous saurons tout… et mes pauvres enfants me seront rendues.

Le commissaire dit à Françoise, sans pouvoir réprimer une certaine émotion:

— Madame…, je vais vous parler bien sévèrement; mon devoir m'y oblige. Tout ceci se complique d'une manière si grave, que je vais de ce pas instruire la justice de ces faits; vous reconnaissez que ces jeunes filles vous ont été confiées, et vous ne pouvez les représenter… Maintenant, écoutez-moi bien… Si vous refusiez de donner aucun éclaircissement à leur sujet… c'est vous seule… qui seriez accusée de leur disparition… et je serais, à mon grand regret, obligé de vous arrêter…

— Moi! s'écria Françoise avec terreur.

— Elle! s'écria Dagobert, jamais… Encore une fois, c'est son confesseur et non pas elle que j'accuse… Ma pauvre femme… l'arrêter!

Et il courut à elle comme s'il eût voulu la protéger.

— Monsieur… il est trop tard, dit le commissaire; vous m'avez déposé votre plainte sur l'enlèvement de deux jeunes filles. D'après les déclarations mêmes de votre femme, elle seule est jusqu'ici la seule compromise. Je dois la conduire auprès de M. le procureur du roi, qui du reste avisera.

— Et moi, monsieur, je vous dis que ma femme ne sortira pas d'ici! s'écria Dagobert d'un ton menaçant.

— Monsieur, dit froidement le commissaire, je comprends votre chagrin; mais dans l'intérêt même de la vérité, je vous en conjure, ne vous opposez pas à une mesure qu'il vous serait, dans dix minutes, matériellement impossible d'empêcher.

Ces mots, dits avec calme, rappelèrent le soldat à lui-même.

— Mais enfin, monsieur! s'écria-t-il, ce n'est pas ma femme que j'accuse.

— Laisse, mon ami; ne t'occupe pas de moi, dit la femme martyre avec une angélique résignation; le Seigneur veut encore m'éprouver rudement: je suis son indigne servante… je dois accepter ses volontés avec reconnaissance; que l'on m'arrête si l'on veut… je ne dirai pas plus en prison que je n'ai dit ici au sujet de ces pauvres enfants…

— Mais, monsieur… vous voyez bien que ma femme n'a pas la tête à elle… s'écria Dagobert, vous ne pouvez l'arrêter…

— Il n'y a aucune charge, aucune preuve, aucun indice contre l'autre personne que vous accusez, et que son caractère même défend. Laissez-moi emmener madame… Peut-être, après un premier interrogatoire, vous sera-t-elle rendue… Je regrette, monsieur, ajouta le commissaire d'un ton pénétré, d'avoir une telle mission à remplir… dans un moment où l'arrestation de votre fils… doit… vous…

— Hein!… s'écria Dagobert en regardant sa femme et la Mayeux avec stupeur, que dit-il?… mon fils…

— Quoi!… vous ignoriez?… Ah! monsieur… pardon, mille fois, dit le magistrat, douloureusement ému, il m'est cruel… de vous faire une telle révélation.

— Mon fils!… répéta Dagobert en portant ses deux mains à son front, mon fils… arrêté!

— Pour un délit politique… peu grave, du reste, dit le commissaire.

— Ah! c'est trop… tout m'accable à la fois… dit le soldat en tombant anéanti sur une chaise en cachant sa figure dans ses mains.

* * * *

Après des adieux déchirants, au milieu desquels Françoise resta, malgré ses terreurs, fidèle au serment qu'elle avait fait à l'abbé Dubois, Dagobert, qui avait refusé de déposer contre sa femme, était accoudé sur une table; épuisé par tant d'émotions, il ne put s'empêcher de s'écrier:

— Hier… j'avais auprès de moi… ma femme… mon fils… mes deux pauvres orphelines… et maintenant… seul!… seul!…

Au moment où il prononçait ces mots d'un ton déchirant, une voix douce et triste se fit entendre derrière lui, et dit timidement:

— Monsieur Dagobert… je suis là… Si vous le permettez, je vous servirai, je resterai près de vous… C'était la Mayeux.

Neuvième partie
La reine Bacchanal

I. La mascarade.

Le lendemain du jour où la femme de Dagobert avait été conduite par le commissaire de police auprès du juge d'instruction, une scène bruyante et animée se passait sur la place du Châtelet, en face d'une maison dont le premier étage et le rez-de-chaussée étaient alors occupés par les vastes salons d'un traiteur à l'enseigne du Veau-qui-tette.

La nuit du jeudi gras venait de finir. Une assez grande quantité de masques grotesquement et pauvrement accoutrés sortaient des bals de cabarets situés dans le quartier de l'Hôtel-de-Ville, et traversaient, en chantant, la place du Châtelet; mais en voyant accourir sur le quai une seconde troupe de gens déguisés, les premiers masques s'arrêtèrent pour attendre les nouveaux en poussant des cris de joie dans l'espoir d'une de ces luttes de paroles graveleuses et de lazzi poissards qui ont illustré Vadé. Cette foule, plus ou moins avinée, bientôt augmentée de beaucoup de gens que leur état obligeait à circuler dans Paris de très grand matin, cette foule s'était tout à coup concentrée dans l'un des angles de la place, de sorte qu'une jeune fille pâle et contrefaite, qui la traversait en ce moment, fut enveloppée de toutes parts. Cette jeune fille était la Mayeux; levée avec le jour, elle allait chercher plusieurs pièces de lingerie chez la personne qui l'employait. On conçoit les craintes de la pauvre ouvrière lorsque, involontairement engagée au milieu de cette foule joyeuse, elle se rappela la cruelle scène de la veille; mais malgré tous ses efforts, hélas! bien chétifs, elle ne put faire un pas, car la troupe de masques qui arrivait s'étant ruée sur les premiers venus, une partie de ceux-ci s'écartèrent, d'autres refluèrent en avant, et la Mayeux, se trouvant parmi ces derniers, fut pour ainsi dire portée par ce flot de peuple et jetée parmi les groupes les plus rapprochés de la maison du traiteur. Les nouveaux masques étaient beaucoup mieux costumés que les autres: ils appartenaient à cette classe turbulente et gaie qui fréquente habituellement la Chaumière, le Prado, le Colisée et autres réunions dansantes plus ou moins échevelées, composées généralement d'étudiants, de demoiselles de boutique, de commis marchands, de grisettes, etc.

Cette troupe, tout en ripostant aux plaisanteries des autres masques, semblait attendre avec une grande impatience l'arrivée d'une personne singulièrement désirée. Les paroles suivantes, échangées entre pierrots et pierrettes, débardeurs et débardeuses, turcs et sultanes ou autres couples assortis, donneront une idée de l'importance des personnages si ardemment désirés.

— Leur repas est commandé pour sept heures du matin. Leurs voitures devraient déjà être arrivées.

— Oui… mais la reine Bacchanal aura voulu conduire la dernière course du Prado.

— Si j'avais su cela… je serais resté pour la voir, ma reine adorée.

— Gobinet, si vous l'appelez encore votre reine adorée, je vous égratigne; en attendant, je vous pince!…

— Céleste, finis donc!… tu me fais des noirs sur le satin naturel dont maman m'a orné en naissant.

— Pourquoi appelez-vous cette Bacchanal votre reine adorée?
Qu'est-ce que je vous suis donc, moi?

— Tu es mon adorée, mais pas ma reine… car comme il n'y a qu'une lune dans les nuits de la nature, il n'y a qu'une reine Bacchanal dans les nuits du Prado.

— Oh! que c'est joli… gros rien du tout, allez!

— Gobinet a raison, elle était superbe, cette nuit, la reine!

— Et en train!

— Jamais je ne l'ai vue plus gaie.

— Et quel costume… étourdissant!

— Renversant!!!

— Ébouriffant!!!

— Pulvérisant!!!

— Fulminant!!!

— Il n'y a qu'elle pour en inventer de pareils.

— Et quelle danse!

— Oh oui! Voilà qui est à la fois déchaîné, onduleux et serpenté.
Il n'y a pas une bayadère pareille sous la calotte des cieux.

— Gobinet, rendez-moi tout de suite mon châle… vous me l'avez déjà assez abîmé en vous en faisant une ceinture autour de votre gros corps: je n'ai pas besoin de périr mes effets pour de gros êtres qui appellent les autres femmes de bayadères.

— Voyons, Céleste, calme ta fureur… je suis déguisé en Turc; en parlant de bayadères, je reste dans mon rôle ou à peu près.

— Ta Céleste est comme les autres, va, Gobinet, elle est jalouse de la reine Bacchanal.

— Jalouse! moi? Ah! par exemple… Si je voulais être aussi effrontée qu'elle, on parlerait de moi tout autant… Après tout, qu'est-ce qui fait sa réputation? C'est qu'elle a un sobriquet.

— Quant à cela, tu n'as rien à lui envier… puisqu'on t'appelle
Céleste!

— Vous savez bien, Gobinet, que Céleste est mon nom…

— Oui, mais il a l'air d'un sobriquet quand on te regarde.

— Gobinet, je mettrai encore ça sur votre mémoire…

— Et Oscar t'aidera à faire l'addition… n'est-ce pas?

— Certainement, et vous verrez le total… Je poserai l'un, et je retiendrai l'autre… et l'autre, ça ne sera pas vous.

— Céleste, vous me faites de la peine… Je voulais vous dire que votre nom angélique est en bisbille avec votre ravissante petite mine bien autrement lutine que celle de la reine Bacchanal.

— C'est çà! maintenant, câlinez-moi, scélérat.

— Je te jure sur la tête abhorrée de mon propriétaire que si tu voulais, tu aurais autant d'aplomb que la reine Bacchanal, ce qui n'est pas peu dire!

— Le fait est que, pour avoir de l'aplomb, la Bacchanal en a… et un fier.

— Sans compter qu'elle fascine les municipaux.

— Et qu'elle magnétise les sergents de ville.

— Ils ont beau vouloir se fâcher… elle finit toujours par les faire rire…

— Et ils l'appellent tous: ma Reine.

— Cette nuit encore… elle a charmé un municipal, une vraie rosière, ou plutôt un rosier, dont la pudeur s'était gendarmée (_gendarmée! _avant les glorieuses, ça aurait été un joli mot). Je disais donc que la pudeur d'un municipal s'était gendarmée pendant que la reine dansait son fameux pas de la Tulipe orageuse.

— Quelle contredanse!… Couche-tout-nu et la reine Bacchanal ayant pour vis-à-vis Rose-Pompon et Nini-Moulin!

— Et tous quatre frétillant des tulipes de plus en plus orageuses.

— À propos, est-ce que c'est vrai ce qu'on dit de Nini-Moulin?

— Quoi donc?

— Que c'est un homme de lettres qui fait des brochures pour la religion?

— Oui, c'est vrai; je l'ai vu souvent chez mon patron, où il se fournit. Mauvais payeur… mais farceur!

— Et il fait le dévot?

— Je crois bien, quand il le faut; alors c'est M. Dumoulin gros comme le bras, il roule des yeux, marche le cou de travers et les pieds en dedans… Mais, une fois qu'il a fait sa parade, il s'évapore dans les bals-cancans qu'il idolâtre, et où les femmes l'ont surnommé Nini-Moulin… joignez à ce signalement qu'il boit comme un poisson, et vous connaîtrez le gaillard. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans les journaux religieux; aussi les cagots, qu'il met encore plus souvent dedans qu'il ne s'y met lui- même, ne jurent que par lui. Faut voir ses articles ou ses brochures (seulement les voir… pas les lire); on y parle à chaque page du diable et de ses cornes… des fritures désolantes qui attendent les impies et les révolutionnaires… de l'autorité des évêques, du pouvoir du pape… est-ce que je sais, moi? Soiffard de Nini-Moulin… va!… Il leur en donne pour leur argent…

— Le fait est qu'il est soiffard et crânement chicard… Quels avant-deux il bombardait avec la petite Rose-Pompon dans la contredanse de la Tulipe orageuse!

— Et quelle bonne tête il avait… avec son casque romain et ses bottes à revers!…

— Rose-Pompon danse joliment bien aussi; c'est poétiquement tortillé…

— Et idéalement cancané!!

— Oui, mais la reine Bacchanal est à six mille pieds au-dessus du niveau du cancan ordinaire… J'en reviens toujours à son pas de cette nuit, la Tulipe orageuse.

— C'était à l'adorer.

— À la vénérer.

— C'est-à-dire que si j'étais père de famille, je lui confierais l'éducation de mes fils!!

— C'est à propos de ce pas-là que le municipal s'est fâché d'un ton de rosière gendarmée.

— Le fait est que le pas était un peu raide.

— Raide et raidissime; aussi le municipal s'approche d'elle et lui dit: «Ah! çà, voyons, ma reine, est-ce que c'est pour de bon, ce pas-là? Mais non! guerrier pudique, répond la reine; je l'essaye seulement une fois tous les soirs afin de le bien danser dans ma vieillesse. C'est un voeu que j'ai fait pour que vous deveniez brigadier…» Quelle drôle de fille!

— Moi, je ne comprends pas que ça dure toujours avec Couche-tout- nu.

— Parce qu'il a été ouvrier?

— Quelle bêtise! Ça nous irait bien, à nous autres étudiants ou garçons de magasin, de faire les fiers!… Non, je m'étonne de la fidélité de la reine…

— Le fait est que voilà trois ou quatre bons mois…

— Elle en est folle, et il en est bête.

— Ça doit leur faire une drôle de conversation.

— Quelquefois je me demande où diable Couche-tout-nu prend l'argent qu'il dépense… Il paraît que c'est lui qui a payé les frais de cette nuit, trois voitures à quatre chevaux, et le réveille-matin pour vingt personnes, à dix francs par tête.

— On dit qu'il a hérité… Aussi Nini-Moulin qui flaire les festins et les bamboches, a fait connaissance avec lui cette nuit… sans compter qu'il doit avoir des vues malhonnêtes sur la reine Bacchanal.

— Lui! ah bien, oui! il est trop laid; les femmes aiment à l'avoir pour danseur… parce qu'il fait pouffer de rire la galerie; mais voilà tout. La petite Rose-Pompon, qui est si gentille, l'a pris comme chaperon peu compromettant en l'absence de son étudiant.

— Ah!… les voitures! voilà les voitures! cria la foule tout d'une voix.

La Mayeux, forcée de rester auprès des masques, n'avait pas perdu un mot de cet entretien pénible pour elle, car il s'agissait de sa soeur, qu'elle ne voyait plus depuis longtemps; non que la reine Bacchanal eût mauvais coeur, mais le tableau de la profonde misère de la Mayeux, misère qu'elle avait partagée, mais qu'elle n'avait pas eu la force de supporter bien longtemps, causait à cette joyeuse fille des accès de tristesse amère; elle ne s'y exposait plus, ayant en vain voulu faire accepter à sa soeur des secours que celle-ci avait toujours refusés, sachant que leur source ne pouvait être honorable.

— Les voitures!… les voitures!… cria de nouveau la foule en se portant en avant avec enthousiasme, de sorte que la Mayeux, sans le vouloir, se trouva portée, au premier rang, parmi les gens empressés de voir défiler cette mascarade.

C'était en effet un curieux spectacle. Un homme à cheval, déguisé en postillon, veste bleue brodée d'argent, queue énorme d'où s'échappaient des flots de poudre, chapeau orné de rubans immenses, précédait la première voiture, en faisant claquer son fouet et criant à tue-tête:

— Place! place à la reine Bacchanal et à sa cour! Dans ce landau découvert, traîné par quatre chevaux étiques montés par deux vieux postillons vêtus en diables, s'élevait une véritable pyramide d'hommes et de femmes, assis, debout, perchés, tous dans les costumes les plus fous, les plus grotesques, les plus excentriques: c'était un incroyable fouillis de couleurs éclatantes, de fleurs, de rubans, d'oripeaux et de paillettes. De ce monceau de formes et d'accoutrements bizarres sortaient des têtes grotesques ou gracieuses, laides ou jolies; mais toutes animées par l'excitation fébrile d'une folle ivresse, mais toutes tournées par une expression d'admiration fanatique vers la seconde voiture, où la reine Bacchanal trônait en souveraine, pendant qu'on la saluait de ces cris répétés par la foule: Vive la reine Bacchanal!!!

Cette seconde voiture, landau découvert comme la première, ne contenait que les quatre coryphées du pas de la Tulipe orageuse, Nini-Moulin, Rose-Pompon, Couche-tout-nu et la reine Bacchanal.

Dumoulin, cet écrivain religieux qui voulait disputer Mme de Sainte-Colombe à l'influence des amis de M. Rodin, son patron; Dumoulin, surnommé Nini-Moulin, debout sur les coussins de devant, eût offert un magnifique sujet d'étude à Callot ou à Gavarni, cet éminent artiste qui joint à la verve mordante et à la merveilleuse fantaisie de l'illustre caricaturiste la grâce, la poésie et la profondeur d'Hogarth. Nini-Moulin, âgé de trente-cinq ans environ, portait très en arrière de la tête un casque romain en papier d'argent; un plumeau à manche de bois rouge, surmonté d'une volumineuse touffe de plumes noires, était planté sur le côté de cette coiffure, dont il rompait agréablement les lignes peut-être trop classiques. Sous ce casque s'épanouissait la face la plus rubiconde, la plus réjouissante qui ait jamais été empourprée par les esprits subtils d'un vin généreux. Un nez très saillant, dont la forme primitive se dissimulait modestement sous une luxuriante efflorescence de bourgeons irisés de rouge et de violet, accentuait très drolatiquement cette figure absolument imberbe, à laquelle une large bouche à lèvres épaisses et évasées en rebord donnait une expression de jovialité surprenante, qui rayonnait dans ses gros yeux gris à fleur de tête.

En voyant ce joyeux bonhomme à panse de Silène, on se demandait comment il n'avait pas cent fois noyé dans le vin ce fiel, cette bile, ce venin dont dégouttaient ses pamphlets contre les ennemis de l'ultramontanisme, et comment ses croyances catholiques pouvaient surnager au milieu de ses débordements bachiques et chorégraphiques. Cette question eût paru insoluble si l'on n'eût réfléchi que les comédiens chargés des rôles les plus noirs, les plus odieux, sont souvent, au demeurant, les meilleurs fils du monde.

Le froid étant assez vif, Nini-Moulin portait un carrick entr'ouvert qui laissait voir sa cuirasse à écailles de poisson et son maillot couleur de chair, tranché brusquement au-dessous du mollet par le revers jaune de ses bottes. Penché en avant de la voiture, il poussait des cris de sauvage entrecoupés de ces mots: «Vive la reine Bacchanal!» Après quoi il faisait grincer et évoluer rapidement une énorme crécelle qu'il tenait à la main.

Couche-tout-nu, debout à côté de Nini-Moulin, faisait flotter un étendard de soie blanche où étaient écrits ces mots: _Amour et joie à la reine Bacchanal! _Couche-tout-nu avait vingt-cinq ans environ; sa figure intelligente et gaie, encadrée d'un collier de favoris châtains, amaigrie par les veilles et par les excès, exprimait un singulier mélange d'insouciance, de hardiesse, de nonchaloir et de moquerie; mais aucune passion basse ou méchante n'y avait encore laissé sa fatale empreinte. C'était le type parfait du Parisien, dans le sens qu'on donne à cette appellation, soit à l'armée, soit en province, soit à bord des bâtiments de guerre ou de commerce. Ce n'est pas un compliment, et pourtant c'est bien loin d'être une injure; c'est une épithète qui tient à la fois du blâme, de l'admiration et de la crainte; car si, dans cette acception, le Parisien est souvent paresseux et insoumis, il est habile à l'oeuvre, résolu dans le danger, et toujours terriblement railleur et goguenard. Couche-tout-nu était costumé, comme on le dit vulgairement, en _fort: _veste de velours noir à boutons d'argent, gilet écarlate, pantalon à larges raies bleues, châle façon cachemire pour ceinture à longs bouts flottants, chapeau couvert de fleurs et de rubans. Ce déguisement seyait à merveille à sa tournure dégagée. Au fond de la voiture, debout sur les coussins, se tenaient Rose-Pompon et la reine Bacchanal.

Rose-Pompon, ex-frangeuse de dix-sept ans, avait la plus gentille et la plus drôle de petite mine que l'on pût voir; elle était coquettement vêtue d'un costume de débardeur; sa perruque poudrée à blanc, sur laquelle était crânement posé de côté un bonnet de police orange et vert galonné d'argent, rendait encore plus vif l'éclat de ses grands yeux noirs et l'incarnat de ses joues potelées; elle portait au cou une cravate orange comme sa ceinture flottante; sa veste juste, ainsi que son étroit gilet en velours vert clair, garni de tresses d'argent, mettaient dans toute sa valeur une taille charmante dont la souplesse devait se prêter merveilleusement aux évolutions du pas de la Tulipe orageuse. Enfin son large pantalon, de même étoffe et de même couleur que la veste, était suffisamment indiscret.

La reine Bacchanal s'appuyait d'une main sur l'épaule de Rose- Pompon, qu'elle dominait de toute la tête. La soeur de la Mayeux présidait véritablement en souveraine à cette folle ivresse que sa seule présence semblait inspirer, tant son entrain, sa bruyante animation, avaient d'influence sur son entourage. C'était une grande fille de vingt ans environ, leste et bien tournée, aux traits réguliers, à l'air joyeux et tapageur; ainsi que sa soeur, elle avait de magnifiques cheveux châtains et de grands yeux bleus; mais au lieu d'être doux et timides comme ceux de la jeune ouvrière, ils brillaient d'une infatigable ardeur pour le plaisir. Telle était l'énergie de cette organisation vivace, que, malgré plusieurs nuits et plusieurs jours passés en fêtes continuelles, son teint était aussi pur, sa joue aussi rose, son épaule aussi fraîche, que si elle fût sortie le matin même de quelque paisible retraite. Son déguisement, quoique bizarre et d'un caractère singulièrement saltimbanque, lui seyait pourtant à merveille. Il se composait d'une sorte de corsage juste en drap d'or et à longue taille, garni de grosses bouffettes de rubans incarnats qui flottaient sur ses bras nus, et d'une courte jupe, aussi en velours incarnat, ornée de passequilles et de paillettes d'or, laquelle jupe ne descendait qu'à moitié d'une jambe à la fois fine et robuste, chaussée de bas de soie blancs et de brodequins rouges à talons de cuivre. Jamais danseuse espagnole n'a eu de taille plus hardiment cambrée, plus élastique et, pour ainsi dire, plus frétillante que cette singulière fille, qui semblait possédée du démon de la danse et du mouvement, car presque à chaque instant un gracieux petit balancement de la tête, accompagné d'une légère ondulation des épaules et des hanches, semblait suivre la cadence d'un orchestre invisible dont elle marquait la mesure du bout de son pied droit posé sur le rebord de la portière de la façon la plus provocante, car la reine Bacchanal se tenait debout et fièrement campée sur les coussins de la voiture. Une sorte de diadème doré, emblème de sa bruyante royauté, orné de grelots retentissants, ceignait son front; ses cheveux, nattés en deux grosses tresses, s'arrondissaient autour de ses joues vermeilles et allaient se tordre derrière sa tête; sa main gauche reposait sur l'épaule de Rose-Pompon, et de la main droite elle tenait un énorme bouquet dont elle saluait la foule en riant aux éclats.

Il serait difficile de rendre ce tableau si bruyant, si animé, si fou, complété par une troisième voiture, remplie comme la première d'une pyramide de masques grotesques et extravagants.

Parmi cette foule réjouie, une seule personne contemplait cette scène avec une tristesse profonde: c'était la Mayeux, toujours maintenue au premier rang des spectateurs, malgré ses efforts pour sortir de la foule. Séparée de sa soeur depuis bien longtemps, elle la revoyait pour la première fois dans toute la pompe de son singulier triomphe, au milieu des cris de joie, des bravos de ses compagnons de plaisir. Pourtant les yeux de la jeune ouvrière se voilèrent de larmes: quoique la reine Bacchanal parût partager l'étourdissante gaieté de ceux qui l'entouraient, quoique sa figure fût radieuse, quoiqu'elle parût jouir de tout l'éclat d'un luxe passager, elle la plaignait sincèrement… elle… pauvre malheureuse, presque vêtue de haillons, qui venait au point du jour chercher du travail pour la journée et pour la nuit… La Mayeux avait oublié la foule pour contempler sa soeur, qu'elle aimait tendrement, d'autant plus tendrement qu'elle la croyait à plaindre… Les yeux fixés sur cette joyeuse et belle fille, sa pâle et douce figure exprimait une pitié touchante, un intérêt profond et douloureux.

Tout à coup, le brillant et gai coup d'oeil que la reine Bacchanal promenait sur la foule rencontra le triste et humide regard de la Mayeux…

— Ma soeur!! s'écria Céphyse. (Nous l'avons dit, c'était le nom de la reine Bacchanal.) Ma soeur!…

Et, leste comme une danseuse, d'un saut, la reine Bacchanal abandonna son trône ambulant, heureusement alors immobile, et se trouva devant la Mayeux, qu'elle embrassa avec effusion.

Tout ceci s'était passé si rapidement, que les compagnons de la reine Bacchanal, encore stupéfaits de la hardiesse de son saut périlleux, ne savaient à quoi l'attribuer; les masques qui entouraient la Mayeux s'écartèrent frappés de surprise, et la Mayeux, toute au bonheur d'embrasser sa soeur, à qui elle rendait ses caresses, ne songea pas au singulier contraste qui devait bientôt exciter l'étonnement et l'hilarité de la foule. Céphyse y songea la première, et, voulant épargner une humiliation à sa soeur, elle se retourna vers la voiture et dit:

— Rose-Pompon, jette-moi mon manteau… et vous, Nini-Moulin, ouvrez vite la portière.

La reine Bacchanal reçut le manteau. Elle en enveloppa prestement la Mayeux, avant que celle-ci, stupéfaite, eût pu faire un mouvement; puis la prenant par la main, elle lui dit:

— Viens… viens…

— Moi!… s'écria la Mayeux avec effroi, tu n'y penses pas?…

— Il faut absolument que je te parle… je demanderai un cabinet… où nous serons seules… Dépêche-toi… bonne petite soeur… Devant tout le monde… ne résiste pas… viens…

La crainte de se donner en spectacle décida la Mayeux, qui d'ailleurs, tout étourdie de l'aventure, tremblante, effrayée, suivit presque machinalement sa soeur, qui l'entraîna dans la voiture, dont la portière venait d'être ouverte par Nini-Moulin. Le manteau de la reine Bacchanal cachant les pauvres vêtements et l'infirmité de la Mayeux, la foule n'eut pas à rire, et s'étonna seulement de cette rencontre pendant que les voitures arrivaient à la porte d'un traiteur de la place du Châtelet.

II. Les contrastes.

Quelques minutes après la rencontre de la Mayeux et de la reine Bacchanal, les deux soeurs étaient réunies dans un cabinet de la maison du traiteur.

— Que je t'embrasse encore, dit Céphyse à la jeune ouvrière; au moins maintenant nous sommes seules… tu n'as plus peur!…

Au mouvement que fit la reine Bacchanal pour serrer la Mayeux dans ses bras, le manteau qui l'enveloppait tomba. À la vue de ces misérables vêtements qu'elle avait à peine eu le temps de remarquer sur la place du Châtelet, au milieu de la foule, Céphyse joignit les mains, et ne put retenir une exclamation de douloureuse surprise. Puis, s'approchant de sa soeur pour la contempler de plus près, elle prit entre ses mains potelées les mains maigres et glacées de la Mayeux, et examina pendant quelques minutes, avec un chagrin croissant, cette malheureuse créature souffrante, pâle, amaigrie par les privations et par les veilles, à peine vêtue d'une mauvaise robe de toile usée, rapiécée…

— Ah! ma soeur! te voir ainsi! Et ne pouvant prononcer un mot de plus, la reine Bacchanal se jeta au cou de la Mayeux en fondant en larmes, et au milieu de ses sanglots elle ajouta:

— Pardon!… pardon!…

— Qu'as-tu, ma bonne Céphyse? dit la jeune ouvrière, profondément émue, et se dégageant doucement des étreintes de sa soeur. Tu me demandes pardon… et de quoi?

— De quoi? reprit Céphyse en relevant son visage inondé de larmes et pourpre de confusion. N'était-il pas honteux à moi d'être vêtue de ces oripeaux, de dépenser tant d'argent en folies… lorsque tu es ainsi vêtue, lorsque tu manques de tout… lorsque tu meurs peut-être de misère et de besoin? car je n'ai jamais vu ta pauvre figure si pâle, si fatiguée…

— Rassure-toi, ma bonne soeur… je ne me porte pas mal… j'ai un peu veillé cette nuit… voilà pourquoi je suis pâle… mais, je t'en prie, ne pleure pas… tu me désoles…

La reine Bacchanal venait d'arriver radieuse au milieu d'une foule enivrée, et c'était la Mayeux qui la consolait… Un incident vint encore rendre ce contraste plus frappant. On entendit tout à coup des cris joyeux dans la salle voisine, et ces mots retentirent prononcés avec enthousiasme:

— Vive la reine Bacchanal!… vive la reine Bacchanal!… La Mayeux tressaillit, et ses yeux se remplirent de larmes en voyant sa soeur, qui, le visage caché dans ses mains, semblait écrasée de honte.

— Céphyse, lui dit-elle, je t'en supplie… ne t'afflige pas ainsi… tu me ferais regretter le bonheur de cette rencontre, et j'en suis si heureuse!… il y a si longtemps que je ne t'ai vue… Mais qu'as-tu? dis-le-moi.

— Tu me méprises peut-être… et tu as raison, dit la reine
Bacchanal en essuyant ses yeux.

— Te mépriser!… moi, mon Dieu!… et pourquoi?

— Parce que je mène la vie que je mène… au lieu d'avoir comme toi le courage de supporter la misère…

La douleur de Céphyse était si navrante, que la Mayeux, toujours indulgente et bonne, voulut avant tout consoler sa soeur, la relever un peu à ses propres yeux, et lui dit tendrement:

— En la supportant bravement pendant une année, ainsi que tu l'as fait, ma bonne Céphyse, tu as eu plus de mérite et de courage que je n'en aurai, moi, à la supporter toute ma vie.

— Ah! ma soeur… ne dis pas cela…

— Voyons, franchement, reprit la Mayeux… à quelles tentations une créature comme moi est-elle exposée? Est-ce que naturellement je ne recherche pas l'isolement et la solitude autant que tu recherches la vie bruyante et le plaisir? Quels besoins ai-je, chétive comme je suis? Bien peu me suffit…

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