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Le juif errant - Tome I

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Rodin écrivit. Au bout de quelques secondes, son maître lui dit avec une expression singulière:

— M. Josué ne vous parle pas du général Simon, à propos de la mort du père de Djalma et de l'emprisonnement de celui-ci?

— M. Josué n'en dit pas un mot, répondit le secrétaire en continuant son travail. Le maître de Rodin garda le silence, et se promena pensif dans la chambre.

Au bout de quelques instants, Rodin lui dit:

— C'est écrit…

— Poursuivez…

Note n°4.

Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu.

«Ouvrier de la fabrique de M. le baron Tripeaud, le concurrent de M. François Hardy. Cet artisan est un ivrogne, fainéant, tapageur et dépensier; il ne manque pas d'intelligence, mais la paresse et la débauche l'ont absolument perverti. Un agent d'affaires très adroit, sur lequel je compte, s'est mis en rapport avec une fille Céphyse Soliveau, dite _la reine Bacchanal, _qui est la maîtresse de cet ouvrier. Grâce à elle, l'agent d'affaires a noué quelques relations avec lui, et on peut le regarder dès à présent comme à peu près en dehors des intérêts qui devraient nécessiter sa présence à Paris le 13 février.»

Note n°5.

Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.

«Parent éloigné du précédent; mais il ignore l'existence de ce parent et de cette parenté. Orphelin abandonné, il a été recueilli par Françoise Baudouin, femme d'un soldat surnommé Dagobert.

«Si, contre toute attente, ce soldat venait à Paris, on aurait sur lui un puissant moyen d'action par sa femme. Celle-ci est une excellente créature, ignorante et crédule, d'une piété exemplaire, et sur laquelle on a depuis longtemps une influence et une autorité sans bornes. C'est par elle que l'on a décidé Gabriel à entrer dans les ordres, malgré la répugnance qu'il éprouvait.

«Gabriel a vingt-cinq ans; caractère angélique comme sa figure; rares et solides vertus; malheureusement il a été élevé avec son frère adoptif, Agricol, fils de Dagobert. Cet Agricol est poète et ouvrier, excellent ouvrier d'ailleurs; il travaille chez M. François Hardy; il est imbu des plus détestables doctrines; idolâtre sa mère; probe, laborieux, mais sans aucun sentiment religieux. Noté comme _très dangereux, _c'est ce qui rendait sa fréquentation si à craindre pour Gabriel. Celui-ci, malgré toutes ses parfaites qualités, donne toujours quelques inquiétudes. On a même dû retarder de s'ouvrir complètement à lui, une fausse démarche pourrait en faire aussi un homme des plus _dangereux; _il est extrêmement à ménager, du moins jusqu'au 13 février, puisque, on le répète, _sur lui, sur sa présence à Paris à cette époque, _reposent d'immenses espérances et de non moins immenses intérêts.

«Par suite de ces ménagements auxquels on est tenu envers lui, on a dû consentir à ce qu'il fit partie de la mission d'Amérique; car il joint à une douceur angélique une intrépidité calme, un esprit aventureux, que l'on n'a pu satisfaire qu'en lui permettant de partager la vie périlleuse des missionnaires. Heureusement on a donné les plus sévères instructions à ses supérieurs à Charlestown, afin qu'ils n'exposent jamais une vie si précieuse. Ils doivent le renvoyer à Paris au moins un mois ou deux avant le 13 février».

Le maître de Rodin, l'interrompant de nouveau, lui dit:

— Lisez la lettre de Charlestown; voyez ce qu'on vous mande, afin de compléter aussi cette information. Après avoir lu, Rodin répondit:

— Gabriel est attendu, d'un jour à l'autre, des montagnes
Rocheuses, où il avait absolument voulu aller seul en mission.

— Quelle imprudence!

— Sans doute il n'a couru aucun danger, puisqu'il a annoncé lui- même son retour à Charlestown… Dès son arrivée, qui ne peut dépasser le milieu de ce mois, écrit-on, on le fera partir immédiatement pour la France.

— Ajoutez ceci à la note qui le concerne, dit le maître de Rodin.

— C'est écrit, répondit celui-ci au bout de quelques instants.

— Poursuivez, lui dit son maître. Rodin continua.

Note n°6.

Mademoiselle Adrienne Rennepont de Cardoville.

«Parente éloignée (et ignorant cette parenté) de Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, et de Gabriel Rennepont, prêtre missionnaire. Elle a bientôt vingt et un ans, la plus piquante physionomie du monde, la beauté la plus rare, quoique rousse, un esprit des plus remarquables par son originalité, une fortune immense, tous les instincts sensuels. On est épouvanté de l'avenir de cette jeune personne, quand on songe à l'audace incroyable de son caractère. Heureusement, son subrogé tuteur, le baron de Tripeaud (baron de 1829 et homme d'affaires du feu comte de Rennepont, duc de Cardoville), est tout à fait dans les intérêts et presque dans la dépendance de la tante de Mlle de Cardoville. L'on compte, à bon droit, sur cette digne et respectable parente, et sur M. Tripeaud, pour combattre et vaincre les desseins étranges, inouïs, que cette jeune personne, aussi résolue qu'indépendante, ne craint pas d'annoncer… et que malheureusement l'on ne peut fructueusement exploiter… dans l'intérêt de l'affaire en question, car…»

Rodin ne put continuer, deux coups discrètement frappés à la porte l'interrompirent.

Le secrétaire se leva, alla voir qui heurtait, resta un moment dehors, puis revint tenant deux lettres à la main, en disant:

— Mme la princesse a profité du départ d'une estafette pour envoyer…

— Donnez la lettre de la princesse! s'écria le maître de Rodin sans le laisser achever. Enfin, je vais avoir des nouvelles de ma mère!!! ajouta-t-il.

À peine avait-il lu quelques lignes de cette lettre, qu'il pâlit; ses traits exprimèrent aussitôt un étonnement profond et douloureux, une douleur poignante.

— Ma mère! s'écria-t-il. Ô mon Dieu! ma mère!

— Quelque malheur serait-il arrivé? demanda Rodin d'un air alarmé en se levant à l'exclamation de son maître.

— Sa convalescence était trompeuse, lui dit celui-ci avec abattement; elle est maintenant retombée dans un état presque désespéré; pourtant le médecin pense que ma présence pourrait peut-être la sauver, car elle m'appelle sans cesse; elle veut me revoir une dernière fois pour mourir en paix… Oh! ce désir est sacré… Ne pas m'y rendre serait un parricide… Pourvu, mon Dieu! que j'arrive à temps… D'ici à la terre de la princesse, il faut presque deux jours en voyageant jour et nuit.

— Ah! mon dieu!… quel malheur! fit Rodin en joignant les mains et levant les yeux au ciel…

Son maître sonna vivement, et dit à un domestique âgé qui ouvrit la porte:

— Jetez à l'instant dans une malle de ma voiture de voyage ce qui m'est indispensable. Que le portier prenne un cabriolet et aille en toute hâte me chercher des chevaux de poste… Il faut que dans une heure je sois parti.

Le domestique sortit précipitamment.

— Ma mère… ma mère… ne plus la revoir!… Oh! ce serait affreux! s'écria-t-il en tombant sur une chaise avec accablement et cachant sa figure dans ses mains. Cette grande douleur était sincère, cet homme aimait tendrement sa mère; ce divin sentiment avait jusqu'alors traversé, inaltérable et pur, toutes les phases de sa vie… souvent bien coupable.

Au bout de quelques minutes, Rodin se hasarda de dire à son maître en lui montrant la seconde lettre:

— On vient aussi d'apporter celle-ci de la part de M. Duplessis: c'est très important… et très pressé…

— Voyez ce que c'est, et répondez… je n'ai pas la tête à moi…

— Cette lettre est confidentielle… dit Rodin en la présentant à son maître… je ne puis l'ouvrir… ainsi que vous le voyez à la marque de l'enveloppe.

À l'aspect de cette marque, les traits du maître de Rodin prirent une indéfinissable expression de crainte et de respect; d'une main tremblante il rompit le cachet.

Ce billet contenait ces seuls mots: «Toute affaire cessante… sans perdre une minute… partez… et venez… M. Duplessis vous remplacera; il a des ordres.»

— Grand Dieu! s'écria cet homme avec désespoir. Partir sans revoir ma mère… Mais c'est affreux… c'est impossible… C'est la tuer peut-être… oui… ce serait un parricide…

En disant ces mots, ses yeux s'arrêtèrent par hasard sur l'énorme sphère marquée de petites croix rouges… À cette vue, une brusque révolution s'opéra en lui; il sembla se repentir de la vivacité de ses regrets; peu à peu sa figure, quoique toujours triste, redevint calme et grave… Il donna la lettre fatale à son secrétaire, et lui dit en étouffant un soupir.

— À classer à son numéro d'ordre.

Rodin prit la lettre, y inscrivit un numéro, et la plaça dans un carton particulier. Après un moment de silence, son maître reprit:

— Vous recevrez des ordres de M. Duplessis, vous travaillerez avec lui. Vous lui remettrez la note de l'affaire des médailles: il sait à qui l'adresser; vous répondrez à Batavia, à Leipzig et à Charlestown dans le sens que j'ai dit. Empêcher à tout prix les filles du général Simon de quitter Leipzig, hâter l'arrivée de Gabriel à Paris; et dans le cas peu probable où le prince Djalma viendrait à Paris, dire à M. Josué Van Daël que l'on compte sur son zèle et sur son obéissance pour l'y retenir.

Cet homme qui, au moment où sa mère mourante l'appelait en vain, pouvait conserver un tel sang-froid, rentra dans son appartement.

Rodin s'occupa des réponses qu'on venait de lui ordonner de faire, et les transcrivit en chiffres.

Au bout de trois quarts d'heure, on entendit bruire les grelots des chevaux de poste. Le vieux serviteur rentra après avoir discrètement frappé.

— La voiture est attelée, dit-il.

Rodin fit un signe de tête, le domestique sortit. Le secrétaire alla heurter à son tour à la porte de l'appartement de son maître. Celui-ci sortit, toujours grave et froid, mais d'une pâleur effrayante; il tenait une lettre à la main.

— Pour ma mère… dit-il à Rodin; vous enverrez un courrier à l'instant…

— À l'instant… répondit le secrétaire.

— Que les trois lettres pour Leipzig, Batavia et Charlestown partent aujourd'hui même par la voie accoutumée; c'est de la dernière importance, vous le savez.

Tels furent les derniers mots de cet homme… Exécutant avec une obéissance impitoyable des ordres impitoyables, il partait en effet sans tenter de revoir sa mère.

Son secrétaire l'accompagna respectueusement jusqu'à sa voiture.

— Quelle route… monsieur? demanda le postillon en se retournant sur sa selle.

— Route d'Italie!… répondit le maître de Rodin sans pouvoir retenir un soupir, si déchirant, qu'il ressemblait à un sanglot.

* * * *

Lorsque la voiture fut partie au galop des chevaux, Rodin, qui avait salué profondément son maître, haussa les épaules avec une expression de dédain, puis il rentra dans la grande pièce froide et nue. L'attitude, la physionomie, la démarche de ce personnage changèrent subitement. Il semblait grandi, ce n'était plus un automate qu'une humble obéissance faisait machinalement agir; ses traits, jusqu'alors impassibles, son regard, jusqu'alors continuellement voilé, s'animèrent tout à coup et révélèrent une astuce diabolique; son sourire sardonique contracta ses lèvres minces et blafardes, une satisfaction sinistre dérida ce visage cadavéreux. À son tour, il s'arrêta devant l'énorme sphère; à son tour il la contempla silencieusement comme l'avait contemplée son maître… Puis, se courbant sur ce globe, l'enlaçant pour ainsi dire dans ses bras… Après l'avoir quelques instants couvé de son oeil de reptile, il promena sur la surface polie de la mappemonde ses doigts noueux, frappa tour à tour de son ongle plat et sale trois des endroits où l'on voyait des petites croix rouges… À mesure qu'il désignait ainsi une de ces villes, situées dans des contrées si diverses, il la nommait tout haut avec un ricanement sinistre: Leipzig… Charlestown… Batavia…

Puis il se tut, absorbé dans ses réflexions…

Ce petit homme vieux, sordide, mal vêtu, au masque livide et mort, qui venait pour ainsi dire de ramper sur ce globe, paraissait bien plus effrayant que son maître… lorsque celui-ci, debout et hautain, avait impérieusement jeté sa main sur ce monde, qu'il semblait vouloir dominer à force d'orgueil, de violence et d'audace.

Le premier ressemblait à l'aigle qui, planant au-dessus de sa proie, peut quelquefois la manquer par l'élévation même du vol auquel il se laisse emporter. Rodin ressemblait, au contraire, au reptile qui, se traînant dans l'ombre et le silence sur les pas de sa victime, finit toujours par l'enserrer de ses noeuds homicides.

Au bout de quelques instants, Rodin s'approcha de son bureau en se frottant vivement les mains, et écrivit la lettre suivante, à l'aide d'un chiffre particulier, inconnu de son maître.

Paris, 9 heures 3/4 du matin.

«Il est parti… mais il a hésité!!

«Sa mère mourante l'appelait auprès d'elle; il pouvait peut-être, lui disait-on, la sauver par sa présence… Aussi s'est-il écrié: «Ne pas me rendre auprès de ma mère… ce serait un parricide!»

«Pourtant… _il _est parti!… mais il a hésité…

«Je le surveille toujours…

«Ces lignes arriveront à _Rome _en même temps que lui…

«P.-S. Dites au cardinal-prince qu'il peut compter sur moi, mais qu'à mon tour j'entends qu'il me serve activement.

D'un moment à l'autre, les dix-sept voix dont il dispose peuvent m'être utiles… il faut donc qu'il tâche d'augmenter le nombre de ses adhérents.»

Après avoir plié et cacheté cette lettre, Rodin la mit dans sa poche.

Dix heures sonnèrent. C'était l'heure du déjeuner de M. Rodin. Il rangea et serra ses papiers dans un tiroir dont il emporta la clef, brossa du coude son vieux chapeau graisseux, prit à la main un parapluie tout rapiécé et sortit.

* * * *

Pendant que ces deux hommes, du fond de cette retraite obscure, ourdissaient cette trame où devaient être enveloppés les sept descendants d'une famille autrefois proscrite… un défenseur étrange, mystérieux, songeait à protéger cette famille, qui était aussi la sienne.

Épilogue.

Le site est agreste… sauvage…

C'est une haute colline couverte d'énormes blocs de grès au milieu desquels pointent çà et là des bouleaux et des chênes au feuillage déjà jauni par l'automne; ces grands arbres se dessinent sur la lueur rouge que le soleil a laissée au couchant: on dirait la réverbération d'un incendie. De cette hauteur, l'oeil plonge dans une vallée profonde, ombreuse, fertile, à demi voilée d'une légère vapeur par la brume du soir… Les grasses prairies, les massifs d'arbres touffus, les champs dépouillés de leurs épis mûrs, se confondent dans une teinte sombre, uniforme, qui contraste avec la limpidité bleuâtre du ciel. Des clochers de pierre grise ou d'ardoise élancent çà et là leurs flèches aiguës du fond de cette vallée… car plusieurs villages y sont épars, bordant une longue route qui va du nord au couchant.

C'est l'heure du repos, c'est l'heure où d'ordinaire la vitre de chaque chaumière s'illumine au joyeux pétillement du foyer rustique, et scintille au loin à travers l'ombre et la feuillée, pendant que des tourbillons de fumée sortant des cheminées s'élèvent lentement vers le ciel. Et pourtant, chose étrange, on dirait que dans ce pays tous les foyers sont éteints ou déserts. Chose plus étrange, plus sinistre encore, tous les clochers sonnent le funèbre glas des morts… L'activité, le mouvement, la vie, semblaient concentrés dans ce branle lugubre qui retentit au loin.

Mais voilà que, dans ces villages, naguère obscurs, les lumières commencent à poindre… Ces clartés ne sont pas produites par le vif et joyeux pétillement du foyer rustique… Elles sont rougeâtres comme ces feux de pâtre aperçus le soir à travers le brouillard… Et puis ces lumières ne restent pas immobiles. Elles marchent… marchent lentement vers le cimetière de chaque église.

Alors le glas des morts redouble, l'air frémit sous les coups précipités des cloches; et, à de rares intervalles, des chants mortuaires arrivent, affaiblis, jusqu'au faîte de la colline.

Pourquoi tant de funérailles? Quelle est donc cette vallée de désolation, où les chants paisibles qui succèdent au dur travail quotidien sont remplacés par des chants de mort? où le repos du soir est remplacé par le repos éternel? Quelle est cette vallée de désolation dont chaque village pleure tant de morts à la fois, et les enterre à la même heure, la même nuit?

Hélas! c'est que la mortalité est si prompte, si nombreuse, si effrayante, que c'est à peine si l'on suffit à enterrer les morts… Pendant le jour, un rude et impérieux labeur attache les survivants à la terre: et le soir seulement, au retour des champs, ils peuvent, brisés de fatigue, creuser ces autres sillons où leurs frères vont reposer, pressés comme les grains de blé dans le semis.

Et cette vallée n'a pas, seule, vu tant de désolation. Pendant des années maudites, bien des villages, bien des bourgs, bien des villes, bien des contrées immenses ont vu, comme cette vallée, leurs foyers éteints et déserts!… ont vu, comme cette vallée, le deuil remplacer la joie, le glas des morts remplacer le bruit des fêtes… ont, comme cette vallée, beaucoup pleuré de morts le même jour et les ont enterrés la nuit, à la sinistre lueur des torches. Car, pendant ces années maudites, un terrible voyageur a lentement parcouru la terre d'un pôle à l'autre… du fond de l'Inde et de l'Asie aux glaces de la Sibérie… des glaces de la Sibérie jusqu'aux grèves de l'Océan français. Ce voyageur, mystérieux comme la mort, lent comme l'éternité, implacable comme le destin, terrible comme la main de Dieu… c'était…

LE CHOLÉRA!!…

* * * *

Le bruit des cloches et des chants funèbres montait toujours, des profondeurs de la vallée au sommet de la colline, comme une grande voix plaintive… La lueur des torches funéraires s'apercevait toujours au loin, à travers la brume du soir… Le crépuscule durait encore. Heure étrange, qui donne aux formes les plus arrêtées une apparence vague, insaisissable, fantastique…

Mais le sol pierreux et sonore de la montagne a résonné sous un pas lent, égal et ferme… À travers les grands troncs noirs des arbres un homme a passé. Sa taille était haute; il tenait sa tête baissée sur sa poitrine; sa figure était noble, douce et triste; ses sourcils, unis entre eux, s'étendaient d'une tempe à l'autre, et semblaient rayer son front d'une marque sinistre. Cet homme ne semblait pas entendre les tintements lointains de tant de cloches funèbres et pourtant, deux jours auparavant, le calme, le bonheur, la santé, la joie régnaient dans ces villages, qu'il avait lentement traversés, et qu'il laissait alors derrière lui mornes et désolés.

Mais ce voyageur continuait sa route dans ses pensées.

«Le 13 février approche, pensait-il; ils approchent… ces jours où les descendants de ma soeur bien-aimée, ces derniers rejetons de notre race, doivent être réunis à Paris… Hélas! pour la troisième fois, il y a cent cinquante ans, la persécution l'a disséminée par toute la terre, cette famille qu'avec tendresse j'ai suivie d'âge en âge, pendant dix-huit siècles… au milieu de ses migrations, de ses exils, de ses changements de religion, de fortune et de nom. Oh! pour cette famille, issue de ma soeur, à moi, pauvre artisan[3], que de grandeurs, que d'abaissements, que d'obscurité, que d'éclat, que de misères, que de gloire! De combien de crimes elle s'est souillée… de combien de vertus elle s'est honorée! L'histoire de cette seule famille… c'est l'histoire de l'humanité tout entière! Passant à travers tant de générations, par les veines du pauvre et du riche, du souverain et du bandit, du sage et du fou, du lâche et du brave, du saint et de l'athée, le sang de ma soeur s'est perpétué jusqu'à cette heure.

«De cette famille… que reste-t-il aujourd'hui?

«Sept rejetons:

«Deux orphelines, filles d'une mère proscrite et d'un père proscrit; un prince détrôné; un pauvre prêtre missionnaire; un homme de condition moyenne; une jeune fille de grand nom et de grande fortune; ensuite un artisan.

«À eux tous, ils résument les vertus, le courage, les dégradations, les misères de notre race!…

«La Sibérie… L'Inde… l'Amérique… la France… voilà où le sort les a jetés!

«L'instinct m'avertit lorsqu'un des miens est en péril… Alors, du nord au midi… de l'orient à l'occident, je vais à eux… je vais à eux, hier, sous les glaces du pôle, aujourd'hui sous une zone tempérée… demain sous le feu des tropiques; mais souvent, hélas! au moment où ma présence pourrait les sauver, la main invisible me pousse, le tourbillon m'emporte, et…

«— MARCHE!… MARCHE!…

«— Qu'au moins je finisse ma tâche!

«— MARCHE!…

«— Une heure seulement!… une heure de repos!…

«— MARCHE!…

«— Hélas! je laisse ceux que j'aime au bord de l'abîme!…

«— MARCHE!… MARCHE!!!

«Tel est mon châtiment… S'il est grand… mon crime a été plus grand encore!… artisan voué aux privations, à la misère… le malheur m'avait rendu méchant… Oh! maudit… maudit soit le jour où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré, parce que, malgré mon labeur acharné, les miens manquaient de tout… le Christ a passé devant ma porte! Poursuivi d'injures, accablé de coups, portant à grand-peine sa lourde croix, il m'a demandé de se reposer un moment sur mon banc de pierre… Son front ruisselait, ses pieds saignaient, la fatigue le brisait… et avec une douceur navrante, il me disait:

«— Je souffre!…

«— Et moi aussi, je souffre… lui ai-je répondu en le repoussant avec colère, avec dureté; je souffre, mais personne ne me vient en aide… Les impitoyables font les impitoyables!… MARCHE!… MARCHE!

«Alors, lui, poussant un soupir douloureux, m'a dit:

«— Et toi, tu marcheras sans cesse jusqu'à la rédemption; ainsi le veut le Seigneur qui est au cieux.

«Et mon châtiment a commencé…

«Trop tard j'ai ouvert les yeux à la lumière… trop tard j'ai connu le repentir, trop tard j'ai connu la charité, trop tard enfin j'ai compris ces paroles, qui devraient être la loi de l'humanité tout entière:

AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES «En vain, depuis des siècles, pour mériter mon pardon, puisant ma force et mon éloquence dans ces mots célestes, j'ai rempli de commisération et d'amour bien des coeurs remplis de courroux et d'envie: en vain j'ai enflammé bien des âmes de la sainte horreur de l'oppression et de l'injustice. Le jour de la clémence n'est pas encore venu!…

«Et, ainsi que le premier homme a par sa chute voué sa postérité au malheur, on dirait que moi, artisan, j'ai voué les artisans à d'éternelles douleurs, et qu'ils expient mon crime: car eux seuls, depuis dix-huit siècles, n'ont pas encore été affranchis. Depuis dix-huit siècles, les puissants et les heureux disent à ce peuple de travailleurs… ce que j'ai dit au Christ implorant et souffrant: MARCHE!… MARCHE!… Et ce peuple, comme lui brisé de fatigue, comme lui portant une lourde croix… dit comme lui avec une tristesse amère:

«— Oh! par pitié… quelques instants de trêve… nous sommes épuisés…

«— MARCHE!!!

«— Mais si nous mourons à la peine, que deviendront et nos petits-enfants et nos vieilles mères?

«— MARCHE!… MARCHE!…

«Et depuis des siècles, eux et moi, nous marchons et nous souffrons, sans qu'une voix charitable nous ai dit ASSEZ!!! Hélas!… tel est mon châtiment, il est immense… il est double… Je souffre au nom de l'humanité en voyant des populations misérables, vouées sans relâche à d'ingrats et rudes travaux. Je souffre au nom de la famille, en ne pouvant, moi pauvre et errant, venir toujours en aide aux miens, à ces descendants d'une soeur chérie.

«Mais quand la douleur est au-dessus de mes forces… quand je pressens pour les miens un danger dont je ne peux les sauver, alors, traversant les mondes, ma pensée va trouver cette femme, comme moi maudite… cette fille de reine[4] qui, comme moi fils d'artisan, marche… marche, et marchera jusqu'au jour de sa rédemption… Une seule fois par siècle, ainsi que deux planètes se rapprochent dans leur révolution séculaire… je puis rencontrer cette femme… pendant la fatale semaine de la Passion.

«Et après cette entrevue remplie de souvenirs terribles et de douleurs immenses, astres errants de l'éternité, nous poursuivons notre course infinie.

«Et cette femme, la seule qui, comme moi sur la terre, assiste à la fin de chaque siècle, en disant: ENCORE!!! cette femme, d'un bout du monde à l'autre, répond à ma pensée…

«Elle, qui seule au monde partage mon terrible sort, a voulu partager l'unique intérêt qui m'ait consolé à travers les siècles… Ces descendants de ma soeur chérie, elle les aime aussi… elle les protège aussi… Pour eux aussi, de l'orient à l'occident, du nord au midi… elle va… elle arrive.

«Mais, hélas! la main invisible la pousse aussi… le tourbillon l'emporte aussi. Et:

«— MARCHE!…

«— Qu'au moins je finisse ma tâche, dit-elle aussi.

«— MARCHE!…

«— Une heure… rien qu'une heure de repos!

«— MARCHE!…

«— Je laisse ceux que j'aime au fond de l'abîme.

«— MARCHE!… MARCHE!!!

* * * *

Pendant que cet homme allait ainsi sur la montagne, absorbé dans ses pensées, la brise du soir, jusqu'alors légère, avait augmenté, le vent devenait de plus en plus violent, déjà l'éclair sillonnait la nue… déjà de sourds et longs sifflements annonçaient l'approche d'un orage. Tout à coup, cet homme maudit, qui ne peut plus ni pleurer ni sourire, tressaillit.

Aucune douleur physique ne pouvait l'atteindre… et pourtant il porta vivement la main à son coeur, comme s'il eût éprouvé un contrecoup cruel. «Oh! s'écria-t-il, je le sens… à cette heure… plusieurs des miens… les descendants de ma soeur bien- aimée souffrent et courent de grands périls… les uns au fond de l'Inde… d'autres en Amérique… d'autres ici en Allemagne. La lutte recommence, de détestables passions se sont ranimées… Ô toi qui m'entends, toi comme moi errante et maudite, Hérodiade, aide-moi à les protéger. Que ma prière t'arrive au milieu des solitudes de l'Amérique où tu es à cette heure… Puissions-nous arriver à temps!»

Alors il se passa une chose extraordinaire.

La nuit était venue. Cet homme fit un mouvement pour retourner précipitamment sur ses pas, mais une force invisible l'en empêcha et le poussa en sens contraire.

À ce moment la tempête éclata dans toute sa sombre majesté. Un de ces tourbillons qui déracinent les arbres… qui ébranlent les rochers, passa sur la montagne, rapide et tonnant comme la foudre. Au milieu des mugissements de l'ouragan, à la lueur des éclairs, on vit alors, sur les flancs de la montagne, l'homme au front marqué de noir descendre à grands pas à travers les rochers et les arbres courbés sous les efforts de la tempête. La marche de cet homme n'était plus lente, ferme et calme mais péniblement saccadée, comme celle d'un être qu'une puissance irrésistible entraînerait malgré lui… ou qu'un effrayant ouragan emporterait dans son tourbillon.

En vain cet homme étendait vers le ciel des mains suppliantes. Il disparut bientôt au milieu des ombres de la nuit et du fracas de la tempête.

Troisième partie
Les étrangleurs

I. L'ajoupa.

Pendant que M. Rodin expédiait sa correspondance cosmopolite… du fond de la rue du Milieu-des-Ursins, à Paris; pendant que les filles du général Simon, après avoir quitté en fugitives l'auberge du _Faucon Blanc, _étaient retenues prisonnières à Leipzig avec Dagobert, d'autres scènes intéressant vivement ces différents personnages se passaient pour ainsi dire parallèlement et à la même époque… à l'extrémité du monde, au fond de l'Asie, à l'île de Java, non loin de la ville de Batavia, résidence de M. Josué Van Daël, l'un des correspondants de M. Rodin.

Java!!! contrée magnifique et sinistre, où les plus admirables fleurs cachent les plus hideux reptiles, où les fruits les plus éclatants renferment des poisons subtils, où croissent des arbres splendides dont l'ombrage tue; où le vampire, chauve-souris gigantesque, pompe le sang des victimes dont il prolonge le sommeil, en les entourant d'un air frais et parfumé; car l'éventail le plus agile n'est pas plus rapide que le battement des grandes ailes musquées de ce monstre.

Le mois d'octobre 1831 touche à sa fin. Il est midi, heure presque mortelle pour qui affronte ce soleil torréfiant, qui répand sur le ciel bleu d'émail foncé des nappes de lumière ardente.

Un _ajoupa, _sorte de pavillon de repos fait de nattes de jonc étendues sur de gros bambous profondément enfoncés dans le sol, s'élève au milieu de l'ombre bleuâtre projetée par un massif d'arbres d'une verdure aussi étincelante que de la porcelaine verte; ces arbres, de formes bizarres, sont ici arrondis en arcades, là élancés en flèches, plus loin ombellés en parasols, mais si feuillus, si épais, si enchevêtrés les uns dans les autres que leur dôme est impénétrable à la pluie.

Le sol, toujours marécageux, malgré cette chaleur infernale, disparaît sous un inextricable amas de lianes, de fougères, de joncs touffus, d'une fraîcheur, d'une vigueur de végétation incroyables, et qui atteignent presque au toit de l'ajoupa, caché là ainsi qu'un nid dans l'herbe. Rien de plus suffocant que cette atmosphère pesamment chargée d'exhalaisons humides comme la vapeur de l'eau chaude, et imprégnée des parfums les plus violents, les plus âcres; car le cannelier, le gingembre, le stéphanotis, le gardénia, mêlés à ces arbres et à ces lianes, répandent par bouffées leur arôme pénétrant. Un toit de larges feuilles de bananier recouvre cette cabane: à l'une des extrémités est une ouverture carrée servant de fenêtre et grillagée très finement avec des fibres végétales, afin d'empêcher les reptiles et les insectes venimeux de se glisser dans l'ajoupa.

Un énorme tronc d'arbre mort, encore debout, mais incliné, et dont le faîte touche le toit de l'ajoupa, sort du milieu du taillis; de chaque gerçure de son écorce, noire, rugueuse, moussue, jaillit une fleur étrange, presque fantastique; l'aile d'un papillon n'est pas d'un tissu plus léger, d'un pourpre plus éclatant, d'un noir plus velouté: ces oiseaux inconnus que l'on voit en rêve n'ont pas de formes aussi bizarres que ces orchis, fleurs ailées qui semblent toujours prêtes à s'envoler de leurs tiges frêles et sans feuilles; de longs cactus flexibles et arrondis, que l'on prendrait pour des reptiles, enroulent aussi ce tronc d'arbre, et y suspendent leurs sarments verts chargés de larges corymbes d'un blanc d'argent nuancé à l'intérieur d'un vif orange: ces fleurs répandent une violente odeur de vanille. Un petit serpent rouge brique, gros comme une forte plume et long de cinq à six pouces, sort à demi sa tête plate de l'un de ces énormes calices parfumés, où il est blotti et lové…

Au fond de l'ajoupa, un jeune homme, étendu sur une natte, est profondément endormi. À voir son teint d'un jaune diaphane et doré, on dirait une statue de cuivre pâle sur laquelle se joue un rayon de soleil; sa pose est simple et gracieuse; son bras droit, replié, soutient sa tête un peu élevée et tournée de profil; sa large robe de mousseline blanche, à manches flottantes, laisse voir sa poitrine et ses bras, dignes d'Antinoüs; le marbre n'est ni plus ferme ni plus poli que sa peau dont la nuance dorée contraste vivement avec la blancheur de ses vêtements. Sur sa poitrine large et saillante, on voit une profonde cicatrice… Il a reçu un coup de feu en défendant la vie du général Simon, du père de Rose et de Blanche. Il porte au cou une petite médaille, pareille à celle que portent les deux soeurs. Cet Indien est Djalma. Ses traits sont à la fois d'une grande noblesse et d'une beauté charmante; ses cheveux d'un noir bleu, séparés sur son front, tombent souples, mais non bouclés, sur ses épaules; ses sourcils, hardiment et finement dessinés, sont d'un noir aussi foncé que ses longs cils, dont l'ombre se projette sur ses joues imberbes; ses lèvres d'un rouge vif, légèrement entr'ouvertes, exhalent un souffle oppressé; son sommeil est lourd, pénible, car la chaleur devient de plus en plus suffocante.

Au dehors, le silence est profond. Il n'y a pas le plus léger souffle de brise. Cependant, au bout de quelques minutes, les fougères énormes qui couvrent le sol commencent à s'agiter presque imperceptiblement, comme si un corps rampant avec lenteur ébranlait la base de leurs tiges. De temps à autre, cette faible oscillation cessait brusquement; tout redevenait immobile. Après plusieurs de ces alternatives de bruissement et de profond silence, une tête humaine apparut au milieu des joncs, à peu de distance du tronc de l'arbre mort.

Cet homme, d'une figure sinistre, avait le teint couleur de bronze verdâtre, de longs cheveux noirs tressés autour de sa tête, des yeux brillant d'un éclat sauvage, et une physionomie remarquablement intelligente et féroce. Suspendant son souffle, il demeura un moment immobile; puis, s'avançant sur les mains et sur les genoux, en écartant si doucement les feuilles qu'on n'entendait pas le plus petit bruit, il atteignit ainsi avec prudence et lenteur le tronc incliné de l'arbre mort, dont le faîte touchait presque au toit de l'ajoupa. Cet homme, Malais d'origine et appartenant à la secte des Étrangleurs, après avoir écouté de nouveau, sortit presque entièrement des broussailles; sauf une espèce de caleçon blanc serré à la taille par une ceinture bariolée de couleurs tranchantes, il était entièrement nu; une épaisse couche d'huile enduisait ses membres bronzés, souples et nerveux. S'allongeant sur l'énorme tronc du côté opposé à la cabane et ainsi masqué par le volume de cet arbre entouré de lianes, il commença d'y ramper silencieusement, avec autant de patience que de précaution. Dans l'ondulation de son échine, dans la flexibilité de ses mouvements, dans sa vigueur contenue, dont la détente devait être terrible, il y avait quelque chose de la sourde et perfide allure du tigre guettant sa proie.

Atteignant ainsi, complètement inaperçu, la partie déclive de l'arbre, qui touchait presque au toit de la cabane, il ne fut plus séparé que par une distance d'un pied environ de la petite fenêtre. Alors il avança prudemment la tête, et plongea son regard dans l'intérieur de la cabane, afin de trouver le moyen de s'y introduire.

À la vue de Djalma profondément endormi, les yeux brillants de l'Étrangleur redoublèrent d'éclat: une contraction nerveuse ou plutôt de rire muet et farouche, vrillant les deux coins de sa bouche, les attira vers les pommettes et découvrit deux rangées de dents limées triangulairement comme une lame de scie, et teintes d'un noir luisant. Djalma était couché de telle sorte, et si près de la porte de l'ajoupa (elle s'ouvrait de dehors en dedans) que si l'on eût tenté de l'entrebâiller, il aurait été réveillé à l'instant même.

L'Étrangleur, le corps toujours caché par l'arbre, voulant examiner attentivement l'intérieur de la cabane, se pencha davantage, et, pour se donner un point d'appui, posa légèrement sa main sur le rebord de l'ouverture qui servait de fenêtre; ce mouvement ébranla la grande fleur du cactus, au fond de laquelle était logé le petit serpent; il s'élança et s'enroula rapidement autour du poignet de l'Étrangleur.

Soit douleur, soit surprise, celui-ci jeta un léger cri… mais en se retirant brusquement en arrière, toujours cramponné au tronc d'arbre, il s'aperçut que Djalma avait fait un mouvement… En effet, le jeune Indien, conservant sa pose nonchalante, ouvrit à demi les yeux, tourna sa tête du côté de la petite fenêtre, et une aspiration profonde souleva sa poitrine, car la chaleur concentrée sous cette épaisse voûte de verdure humide était intolérable.

À peine Djalma eut-il remué, qu'à l'instant retentit derrière l'arbre ce glapissement bien sonore, aigu, que jette l'oiseau du paradis lorsqu'il prend son vol, cri à peu près semblable à celui du faisan… Ce cri se répéta bientôt, mais en s'affaiblissant, comme si le brillant oiseau se fût éloigné. Djalma, croyant savoir la cause du bruit qui l'avait un instant éveillé, étendit légèrement le bras sur lequel reposait sa tête, et se rendormit sans presque changer de position.

Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna de nouveau dans cette solitude; tout resta immobile. L'Étrangleur, par son habile imitation du cri d'un oiseau, venait de réparer l'imprudente exclamation de surprise et de douleur que lui avait arraché la piqûre du reptile. Lorsqu'il supposa Djalma rendormi, il avança la tête et vit en effet le jeune Indien replongé dans le sommeil. Descendant alors de l'arbre avec la même précaution, quoique sa main gauche fût assez gonflée par la morsure du serpent, il disparut dans les joncs.

À ce moment un chant lointain, d'une cadence monotone et mélancolique, se fit entendre. L'Étrangleur se redressa, écouta attentivement, et sa figure prit une expression de surprise et de courroux sinistres. Le chant se rapprocha de plus en plus de la cabane.

Au bout de quelques secondes, un Indien, traversant une clairière, se dirigea vers l'endroit où se tenait caché l'Étrangleur. Celui- ci prit alors une corde longue et mince qui ceignait ses reins; l'une de ses extrémités était armée d'une balle de plomb, de la forme et du volume d'un oeuf; après avoir attaché l'autre bout de ce lacet à son poignet droit, l'Étrangleur prêta de nouveau l'oreille et disparut en rampant au milieu des grandes herbes dans la direction de l'Indien, qui s'avançait lentement sans interrompre son chant plaintif et doux. C'était un jeune garçon de vingt ans à peine, esclave de Djalma; il avait le teint bronzé; une ceinture bariolée serrait sa robe de coton bleu; il portait un petit ruban rouge et des anneaux d'argent aux oreilles et aux poignets… Il apportait un message à son maître qui, durant la grande chaleur du jour, se reposait dans cet ajoupa, situé à une assez grande distance de la maison qu'il habitait.

Arrivant à un endroit où l'allée se bifurquait, l'esclave prit sans hésiter le sentier qui conduisait à la cabane… dont il se trouvait alors à peine éloigné de quarante pas.

Un de ces énormes papillons de Java, dont les ailes étendues ont six à huit pouces de long et offrent deux raies d'or verticales sur un fond d'outre-mer, voltigea de feuille en feuille et vint s'abattre et se fixer sur un buisson de gardénias odorants à portée du jeune Indien. Celui-ci suspendit son chant, s'arrêta, avança prudemment le pied, puis la main… et saisit le papillon. Tout à coup l'esclave voit la sinistre figure de l'Étrangleur se dresser devant lui… il entend un sifflement pareil à celui d'une fronde, il sent une corde lancée avec autant de rapidité que de force entourer son cou d'un triple noeud, et presque aussitôt le plomb dont elle est armée le frappe violemment derrière le crâne.

Cette attaque fut si brusque, si imprévue, que le serviteur de Djalma ne put pousser un seul cri, un seul gémissement… Il chancela… l'Étrangleur donna une vigoureuse secousse au lacet… la figure bronzée de l'esclave devint d'un noir pourpré, et il tomba sur ses genoux en agitant ses bras… l'Étrangleur le renversa tout à fait… serra si violemment la corde que le sang jaillit de la peau… La victime fit quelques derniers mouvements convulsifs, et puis ce fut tout… Pendant cette rapide mais terrible agonie, le meurtrier, agenouillé devant sa victime, épiant ses moindres convulsions, attachant sur elle des yeux fixes, ardents, semblait plongé dans l'extase d'une jouissance féroce… ses narines se dilataient, les veines de ses tempes, de son cou se gonflaient, et ce même rictus sinistre, qui avait retroussé ses lèvres à l'aspect de Djalma endormi, montrait ses dents noires et aiguës, qu'un tremblement nerveux des mâchoires heurtait l'une contre l'autre. Mais bientôt il croisa ses bras sur sa poitrine haletante, courba le front en murmurant des paroles mystérieuses, ressemblant à une invocation ou à une prière… Et il retomba dans la contemplation farouche que lui inspirait l'aspect du cadavre…

L'hyène et le chat-tigre qui, avant de la dévorer, s'accroupissent auprès de la proie qu'ils ont surprise ou chassée, n'ont pas un regard plus fauve, plus sanglant que ne l'était celui de cet homme…

Mais se souvenant que sa tâche n'était pas accomplie, s'arrachant à regret de ce funeste spectacle, il détacha son lacet du cou de la victime, enroula cette corde autour de lui, traîna le cadavre hors du sentier, et, sans chercher à le dépouiller de ses anneaux d'argent, cacha le corps sous une épaisse touffe de joncs. Puis l'Étrangleur, se remettant à ramper sur le ventre et sur les genoux, arriva jusqu'à la cabane de Djalma, cabane construite en nattes attachées sur des bambous. Après avoir attentivement prêté l'oreille, il tira de sa ceinture un couteau dont la lame, tranchante et aiguë, était enveloppée d'une feuille de bananier, et pratiqua dans la natte une incision de trois pieds de longueur; ceci fut fait avec tant de prestesse et avec une lame si parfaitement affilée, que le léger grincement du diamant sur la vitre eût été plus bruyant…

Voyant par cette ouverture, qui devait lui servir de passage, Djalma toujours profondément endormi, l'Étrangleur se glissa dans la cabane avec une incroyable témérité.

II. Le tatouage.

Le ciel, jusqu'alors d'un bleu transparent, devint peu à peu d'un ton glauque, et le soleil se voila d'une vapeur rougeâtre et sinistre. Cette lumière étrange donnait à tous les objets des reflets bizarres; on pourrait en avoir une idée en imaginant l'aspect d'un paysage que l'on regarderait à travers un vitrail couvert de cuivre. Dans ces climats, ce phénomène, joint au redoublement d'une chaleur torride, annonce toujours l'approche d'un orage. On sentait de temps à autre une fugitive odeur sulfureuse… Alors les feuilles, légèrement agitées par des courants électriques, frissonnaient sur leurs tiges… puis tout retombait dans le silence, dans une immobilité morne. La pesanteur de cette atmosphère brûlante, saturée d'âcres parfums, devenait presque intolérable; de grosses gouttes de sueur perlaient le front de Djalma, toujours plongé dans un sommeil énervant… Pour lui, ce n'était plus du repos, c'était un accablement pénible.

L'Étrangleur se glissa comme un reptile le long des parois de l'ajoupa, et en rampant à plat ventre arriva jusqu'à la natte de Djalma, auprès duquel il se blottit d'abord en s'aplatissant, afin d'occuper le moins de place possible. Alors commença une scène effrayante, en raison du mystère et du profond silence qui l'entouraient. La vie de Djalma était à la merci de l'Étrangleur… Celui-ci, ramassé sur lui-même, appuyé sur ses mains et sur ses genoux, le cou tendu, la prunelle fixe, dilatée, restait immobile comme une bête féroce en arrêt… Un léger tremblement convulsif des mâchoires agitait seul son masque de bronze. Mais bientôt ses traits hideux révélèrent la lutte violente qui se passait dans son âme, entre la soif… la jouissance du meurtre que le récent assassinat de l'esclave venait encore de surexciter… et l'ordre qu'il avait reçu de ne pas attenter aux jours de Djalma, quoique le motif qui l'amenait dans l'ajoupa fût peut-être pour le jeune Indien plus redoutable que la mort même… Par deux fois l'Étrangleur, dont le regard s'enflammait de férocité, ne s'appuyant plus que sur sa main gauche, porta vivement la droite à l'extrémité de son lacet… Mais par deux fois sa main l'abandonna… l'instinct du meurtre céda devant une volonté toute-puissante dont le Malais subissait l'irrésistible empire. Il fallait que sa rage homicide fût poussée jusqu'à la folie, car dans ces hésitations il perdait un temps précieux… D'un moment à l'autre, Djalma, dont la vigueur, l'adresse et le courage étaient connus et redoutés, pouvait se réveiller. Et quoiqu'il fût sans armes, il eût été pour l'Étrangleur un terrible adversaire.

Enfin, celui-ci se résigna… il comprima un profond soupir de regret, et se mit en devoir d'accomplir sa tâche… Cette tâche eût paru impossible à tout autre… Qu'on en juge…

Djalma, le visage tourné vers la gauche, appuyait sa tête sur son bras plié; il fallait d'abord, sans le réveiller, le forcer de tourner sa figure vers la droite, c'est-à-dire vers la porte, afin que dans le cas où il s'éveillerait à demi, son regard ne pût tomber sur l'Étrangleur. Celui-ci, pour accomplir ses projets, devait rester plusieurs minutes dans la cabane.

Le ciel blanchit de plus en plus… La chaleur arrivait à son dernier degré d'intensité; tout concourait à jeter Djalma dans la torpeur et favorisait les desseins de l'Étrangleur…

S'agenouillant alors près de Djalma, il commença, du bout de ses doigts souples et frottés d'huile, d'effleurer le front, les tempes et les paupières du jeune Indien, mais avec une si extrême délicatesse que le contact des deux épidermes était à peine sensible… Après quelques secondes de cette espèce d'incantation magnétique, la sueur qui baignait le front de Djalma devint plus abondante; il poussa un soupir étouffé, puis, deux ou trois fois, les muscles de son visage tressaillirent, car ces attouchements, trop légers pour l'éveiller, lui causaient pourtant un sentiment de malaise indéfinissable… Le couvant d'un oeil inquiet, ardent, l'Étrangleur continua sa manoeuvre avec tant de patience, tant de dextérité, que Djalma, toujours endormi, mais ne pouvant supporter davantage cette sensation vague et cependant agaçante, dont il ne se rendait pas compte, porta machinalement sa main droite à sa figure, comme s'il eût voulu se débarrasser du frôlement importun d'un insecte… Mais la force lui manqua; presque aussitôt sa main, inerte et appesantie, retomba sur sa poitrine…

Voyant, à ce symptôme, qu'il touchait au but désiré, l'Étrangleur réitéra ses attouchements sur les paupières, sur le front, sur les tempes, avec la même adresse… Alors Djalma, de plus en plus accablé, anéanti sous une lourde somnolence, n'ayant pas sans doute la force ou la volonté de porter sa main à son visage, détourna machinalement sa tête, qui retomba languissante sur son épaule droite, cherchant, par ce changement d'attitude, à se soustraire à l'impression désagréable qui le poursuivait.

Ce premier résultat obtenu, l'Étrangleur put agir librement. Voulant rendre alors aussi profond que possible le sommeil qu'il venait d'interrompre à demi, il tâcha d'imiter le vampire, et, simulant le jeu d'un éventail, il agita rapidement ses deux mains étendues autour du visage brûlant du jeune Indien… À cette sensation de fraîcheur inattendue et si délicieuse au milieu d'une chaleur suffocante, les traits de Djalma s'épanouirent machinalement; sa poitrine se dilata; ses lèvres entrouvertes aspirèrent cette brise bienfaisante, et il tomba dans un sommeil d'autant plus invincible qu'il avait été contrarié, et qu'il s'y livrait alors sous l'influence d'une sensation de bien-être. Un rapide éclair illumina de sa lueur flamboyante la voûte ombreuse qui abritait l'ajoupa; craignant qu'au premier coup de tonnerre le jeune Indien ne s'éveillât brusquement, l'Étrangleur se hâta d'accomplir son projet.

Djalma, couché sur le dos, avait la tête penché sur son épaule droite, et son bras gauche étendu; l'Étrangleur, blotti à sa gauche, cessa peu à peu de l'éventer; puis il parvint à relever, avec une incroyable dextérité, jusqu'à la saignée, la large et longue manche de mousseline blanche qui cachait le bras gauche de Djalma.

Tirant alors de la poche de son caleçon une petite boîte de cuivre, il y prit une aiguille d'une finesse, d'une acuité extraordinaire, et un tronçon de racine noirâtre. Il piqua plusieurs fois cette racine avec l'aiguille. À chaque piqûre il en sortait une liqueur blanche et visqueuse. Lorsque l'Étrangleur crut l'aiguille suffisamment imprégnée de ce suc, il se courba et souffla doucement sur la partie interne du bras de Djalma, afin d'y causer une nouvelle sensation de fraîcheur; alors, à l'aide de son aiguille, il traça presque imperceptiblement, sur la peau du jeune homme endormi, quelques signes mystérieux et symboliques. Ceci fut exécuté avec tant de prestesse, la pointe de l'aiguille était si fine, si acérée, que Djalma ne ressentit pas la légère érosion qui effleura son épiderme. Bientôt les signes que l'Étrangleur venait de tracer apparurent d'abord en traits d'un rose pâle à peine sensible, et aussi déliés qu'un cheveu; mais telle était la puissance corrosive et lente du suc dont l'aiguille était imprégnée, que, en s'infiltrant et s'extravasant peu à peu sous la peau, il devait au bout de quelques heures devenir d'un rouge violet, et rendre ainsi très apparents ces caractères alors presque invisibles.

L'Étrangleur, après avoir si heureusement accompli son projet, jeta un dernier regard de féroce convoitise sur l'Indien endormi, puis, s'éloignant de la natte en rampant, il regagna l'ouverture par laquelle il s'était introduit dans la cabane, rejoignit hermétiquement les deux lèvres de cette incision, afin d'ôter tout soupçon, et disparut au moment où le tonnerre commençait à gronder sourdement dans le lointain.[5]M. le comte Edouard de Warren, dans son excellent ouvrage sur l'Inde anglaise, que nous aurons l'occasion de citer, s'exprime de la même manière sur l'inconcevable adresse des Indiens. «Ils vont, dit-il, jusqu'à vous dépouiller, sans interrompre votre sommeil, du drap même dont vous dormez enveloppé. Ceci n'est point une plaisanterie, mais un fait. Les mouvements du _bheel _sont ceux d'un serpent, dormez- vous dans votre tente avec un domestique couché en travers de chaque porte? le _bheel _viendra s'accroupir en dehors, à l'ombre et dans un coin où il pourra entendre la respiration de chacun. Dès que l'Européen s'endort, il est sûr de son fait: l'Asiatique ne résistera pas longtemps à l'attrait du sommeil. Le moment venu, il fait, à l'endroit même où il se trouve, une coupure verticale dans la toile de la tente; elle lui suffit pour s'introduire. Il passe comme un fantôme, sans faire crier le moindre grain de sable. Il est parfaitement nu, et tout son corps est huilé; un couteau-poignard est suspendu à son cou. Il se blottira près de votre couche, et avec un sang-froid et une dextérité incroyables pliera le drap en très petits plis tout près du corps, de manière à occuper la moindre surface possible; cela fait, il passe de l'autre côté, chatouille légèrement le dormeur, qu'il semble magnétiser de manière qu'il se retire instinctivement et finit par se retourner en laissant le drap plié derrière lui. S'il se réveille et qu'il veuille saisir le voleur, il retrouve un corps glissant qui lui échappe comme une anguille; si pourtant il parvient à le saisir, malheur à lui, le poignard le frappe au coeur: il tombe baigné dans son sang, et l'assassin disparaît.»

III. Le contrebandier.

L'orage du matin a depuis longtemps cessé. Le soleil est à son déclin; quelques heures se sont écoulées depuis que l'Étrangleur s'est introduit dans la cabane de Djalma et l'a tatoué d'un signe mystérieux pendant son sommeil.

Un cavalier s'avance rapidement au milieu d'une longue avenue bordée d'arbres touffus.

Abrités sous cette épaisse voûte de verdure, mille oiseaux saluaient par leurs gazouillements et par leurs jeux cette resplendissante soirée; des perroquets verts et rouges grimpaient à l'aide de leur bec crochu à la cime des acacias roses; des maïna-maïnou, gros oiseau d'un bleu-lapis, dont la gorge et la longue queue ont des reflets d'or bruni, poursuivaient les loriots-princes d'un noir de velours nuancé d'orange; les colombes de Kolo, d'un violet irisé, faisaient entendre leur doux roucoulement à côté d'oiseaux de paradis dont le plumage étincelant réunissait l'éclat prismatique de l'émeraude et du rubis, de la topaze et du saphir. Cette allée, un peu exhaussée, dominait un petit étang où se projetait çà et là l'ombre verte des tamarins et des nopals; l'eau calme, limpide, laissait voir, comme incrustés dans une masse de cristal bleuâtre, tant ils sont immobiles, des poissons d'argent aux nageoires de pourpre, d'autres d'azur aux nageoires vermeilles; tous sans mouvement à la surface de l'eau, où miroitait un éblouissant rayon de soleil, se plaisaient à se sentir inondés de lumière et de chaleur; mille insectes, pierreries vivantes, aux ailes de feu, glissaient, voletaient, bourdonnaient sur cette onde transparente où se reflétaient à une profondeur extraordinaire les nuances diaprées des feuilles et des fleurs aquatiques du rivage.

Il est impossible de rendre l'aspect de cette nature exubérante, luxuriante de couleurs, de parfums, de soleil, et servant pour ainsi dire de cadre au jeune et brillant cavalier qui arrivait du fond de l'avenue. C'est Djalma. Il ne s'est pas aperçu que l'Étrangleur lui a tracé sur le bras gauche certains signes ineffaçables. Sa cavale javanaise, de taille moyenne, remplie de vigueur et de feu, est noire comme la nuit; un étroit tapis rouge remplace la selle. Pour modérer les bonds impétueux de sa jument, Djalma se sert d'un petit mors d'acier dont la bride et les rênes, tressées de soie écarlate, sont légères comme un fil. Nul de ces admirables cavaliers si magistralement sculptés sur la frise du Parthénon n'est à la fois plus gracieusement et plus fièrement à cheval que ce jeune Indien, dont le beau visage, éclairé par le soleil couchant, rayonne de bonheur et de sérénité; ses yeux brillent de joie; les narines dilatées, les lèvres entrouvertes, il aspire avec délices la brise embaumée du parfum des fleurs et de la senteur de la feuillée, car les arbres sont encore humides de l'abondante pluie qui a succédé à l'orage. Un bonnet incarnat assez semblable à la coiffure grecque, posé sur les cheveux noirs de Djalma, fait encore ressortir la nuance dorée de son teint; son cou est nu, il est vêtu de sa robe de mousseline blanche à larges manches, serrée à la taille par une ceinture écarlate; un caleçon très ample, en tissu blanc, laisse voir la moitié de ses jambes nues, fauves et polies; leur galbe, d'une pureté angélique, se dessine sur les flancs noirs de sa cavale, que Djalma presse légèrement de son mollet nerveux; il n'a pas d'étriers; son pied petit et étroit, est chaussé d'une sandale de maroquin rouge. La fougue de ses pensées, tour à tour impérieuse et contenue, s'exprimait pour ainsi dire par l'allure qu'il imposait à sa cavale: allure tantôt hardie, précipitée, comme l'imagination qui s'emporte sans frein; tantôt calme, mesurée, comme la réflexion qui succède à une folle vision. Dans cette course bizarre, ses moindres mouvements étaient remplis d'une grâce fière, indépendante et un peu sauvage.

Djalma, dépossédé du territoire paternel par les Anglais, et d'abord incarcéré par eux comme prisonnier d'État après la mort de son père, tué les armes à la main (ainsi que M. Josué Van Daël l'avait écrit de Batavia à M. Rodin), a été ensuite mis en liberté. Abandonnant alors l'Inde continentale, accompagné du général Simon qui n'avait pas quitté les abords de la prison du fils de son ancien ami, le roi Kadja-Sing, le jeune Indien est venu à Batavia, lieu de naissance de sa mère, pour y recueillir le modeste héritage de ses aïeux maternels. Dans cet héritage, si longtemps dédaigné ou oublié par son père, se sont trouvés des papiers importants et la médaille, en tout semblable à celle que portent Rose et Blanche. Le général Simon, aussi surpris que charmé de cette découverte, qui non seulement établissait un lien de parenté entre sa femme et la mère de Djalma, mais qui semblait promettre à ce dernier de grands avantages à venir, le général Simon, laissant Djalma à Batavia pour y terminer quelques affaires, est parti pour Sumatra, île voisine: on lui a fait espérer d'y trouver un bâtiment qui allât directement et rapidement en Europe, car, dès lors, il fallait qu'à tout prix le jeune Indien fût aussi à Paris le 13 février 1832. Si, en effet, le général Simon trouvait un vaisseau prêt à partir pour l'Europe, il devait revenir aussitôt chercher Djalma; ce dernier, attendant donc d'un jour à l'autre ce retour, se rendait sur la jetée de Batavia, dans l'espérance de voir arriver le père de Rose et de Blanche par le paquebot de Sumatra.

Quelques mots de l'enfance et de la jeunesse du fils de Kadja-Sing sont nécessaires. Ayant perdu sa mère de très bonne heure, simplement et rudement élevé, enfant, il avait accompagné son père à ces grandes chasses aux tigres, aussi dangereuses que des batailles; à peine adolescent, il l'avait suivi à la guerre pour défendre son territoire… dure et sanglante guerre… Ayant ainsi vécu, depuis la mort de sa mère, au milieu des forêts et des montagnes paternelles, où, au milieu de combats incessants, cette nature vigoureuse et ingénue s'était conservée pure et vierge, jamais le surnom de _Généreux _qu'on lui avait donné ne fut mieux mérité. Prince, il était véritablement prince… chose rare… et durant le temps de sa captivité il avait souverainement imposé à ses geôliers anglais par sa dignité silencieuse. Jamais un reproche, jamais une plainte: un calme fier et mélancolique… c'est tout ce qu'il avait opposé à un traitement aussi injuste que barbare, jusqu'à ce qu'il fût mis en liberté. Habitué jusqu'alors à l'existence patriarcale ou guerrière des montagnards de son pays qu'il avait quittée pour passer quelques mois en prison, Djalma ne connaissait pour ainsi dire rien de la vie civilisée. Mais, sans avoir positivement les défauts de ses qualités, Djalma en poussait du moins les conséquences à l'extrême: d'une opiniâtreté inflexible dans la foi jurée, dévoué à la mort, confiant jusqu'à l'aveuglement, bon jusqu'au plus complet oubli de soi, il eût été inflexible pour qui se fût montré envers lui ingrat, menteur ou perfide. Enfin, il eût fait bon marché de la vie d'un traître ou d'un parjure, parce qu'il aurait trouvé juste, s'il avait commis une trahison ou un parjure, de les payer de sa vie. C'était, en un mot, l'homme des sentiments entiers, absolus. Et un tel homme aux prises avec les tempéraments, les calculs, les faussetés, les déceptions, les ruses, les restrictions, les faux semblants d'une société très raffinée, celle de Paris, par exemple, serait sans doute un très curieux sujet d'étude.

Nous soulevons cette hypothèse, parce que, depuis que son voyage en France était résolu, Djalma n'avait qu'une pensée fixe, ardente… _être à Paris. À Paris… _cette ville féerique dont, en Asie même, ce pays féerique, on faisait tant de merveilleux récits. Ce qui surtout enflammait l'imagination vierge et brûlante du jeune Indien, c'étaient les femmes françaises… ces Parisiennes si belles, si séduisantes, ces merveilles d'élégance, de grâce et de charmes, qui éclipsaient, disait-on, les magnificences de la capitale du monde civilisé. À ce moment même, par cette soirée splendide et chaude, entouré de fleurs et des parfums enivrants qui accéléraient encore les battements de ce coeur ardent et jeune, Djalma songeait à ces créatures enchanteresses qu'il se plaisait à revêtir des formes les plus idéales. Il lui semblait voir à l'extrémité de l'allée, au milieu de la nappe de lumière dorée que les arbres entouraient de leur plein cintre de verdure, il lui semblait voir passer et repasser, blancs et sveltes sur ce fond vermeil, d'adorables et voluptueux fantômes qui, souriant, lui jetaient des baisers du bout de leurs doigts roses. Alors, ne pouvant plus contenir les brûlantes émotions qui l'agitaient depuis quelques minutes, emporté par une exaltation étrange, Djalma poussant tout à coup quelques cris de joie, mâle, profonde, d'une sonorité sauvage, fit en même temps bondir sous lui sa vigoureuse jument, avec une folle ivresse… Un vif rayon de soleil, perçant la sombre voûte de l'allée, l'éclairait alors tout entier.

Depuis quelques instants, un homme s'avançait rapidement dans un sentier qui, à son extrémité, coupait diagonalement l'avenue où se trouvait Djalma. Cet homme s'arrêta un moment dans l'ombre, contemplant Djalma avec étonnement. C'était en effet quelque chose de charmant à voir au milieu d'une éblouissante auréole de lumière que ce jeune homme, si beau, si cuivré, si ardent… aux vêtements blancs et flottants, si allègrement campé sur sa fière cavale noire qui couvrait d'écume sa bride rouge, dont la longue queue et la crinière épaisse ondoyaient au vent du soir.

Mais, par un contraste qui succède à tous les désirs humains, Djalma se sentit bientôt atteint d'un ressentiment de mélancolie indéfinissable et douce; il porta la main à ses yeux humides et voilés, laissant tomber ses rênes sur le cou de sa docile monture. Aussitôt celle-ci s'arrêta, allongea son encolure de cygne, et tourna la tête à demi vers le personnage qu'elle apercevait à travers les taillis. Cet homme, nommé Mahal le contrebandier, était vêtu à peu près comme les matelots européens. Il portait une veste et un pantalon de toile blanche, une large ceinture rouge et un chapeau de paille très plat de forme; sa figure était brune, caractérisée, et, quoiqu'il eût quarante ans, complètement imberbe.

En un instant Mahal fut auprès du jeune Indien.

— Vous êtes le prince Djalma?… lui dit-il en assez mauvais français, en portant respectueusement la main à son chapeau.

— Que veux-tu?… dit l'Indien.

— Vous êtes… le fils de Kadja-Sing?

— Encore une fois, que veux-tu?

— L'ami du général Simon!…

— Le général Simon!!!… s'écria Djalma.

— Vous allez au-devant de lui… comme vous y allez chaque soir depuis que vous attendez son retour de Sumatra?

— Oui… mais comment sais-tu?… dit l'Indien en regardant le contrebandier avec autant de surprise que de curiosité.

— Il doit débarquer à Batavia aujourd'hui ou demain.

— Viendrais-tu de sa part?…

— Peut-être, dit Mahal d'un air défiant. Mais êtes-vous bien le fils de Kadja-Sing?

— C'est moi… te dis-je… Mais où as-tu vu le général Simon?

— Puisque vous êtes le fils de Kadja-Sing, reprit Mahal en regardant toujours Djalma d'un air soupçonneux, quel est votre surnom?…

— On appelait mon père le _Père du Généreux, _répondit le jeune
Indien, et un regard de tristesse passa sur ses beaux traits.

Ces mots parurent commencer à convaincre Mahal de l'identité de Djalma; pourtant, voulant sans doute s'éclairer davantage, il reprit:

— Vous avez dû recevoir, il y a deux jours, une lettre du général
Simon, écrite de Sumatra.

— Oui… mais pourquoi ces questions?

— Pour m'assurer que vous êtes bien le fils de Kadja-Sing et exécuter les ordres que j'ai reçus.

— De qui?

— Du général Simon…

— Mais où est-il?

— Lorsque j'aurai la preuve que vous êtes le prince Djalma, je vous le dirai; on m'a bien averti que vous étiez monté sur une cavale noire bridée de rouge… mais…

— Par ma mère!… parleras-tu?…

— Je vous dirai tout… si vous pouvez me dire quel était le papier imprimé renfermé dans la dernière lettre que le général Simon vous a écrite de Sumatra.

— C'était un fragment de journal français.

— Et ce journal annonçait-il une bonne ou mauvaise nouvelle touchant le général?

— Une bonne nouvelle, puisqu'on lisait qu'en son absence on avait reconnu le dernier titre et le dernier grade qu'il devait à l'empereur, ainsi qu'on a fait aussi pour d'autres de ses frères d'armes exilés comme lui.

— Vous êtes bien le prince Djalma, dit le contrebandier après un moment de réflexion. Je peux parler… Le général Simon est débarqué cette nuit à Java… mais dans un endroit désert de la côte.

— Dans un endroit désert!…

— Parce qu'il faut qu'il se cache…

— Lui!… s'écria Djalma stupéfait. Se cacher… et pourquoi!

— Je n'en sais rien…

— Mais où est-il! demanda Djalma en pâlissant d'inquiétude.

— Il est à trois lieues d'ici… près du bord de la mer… dans les ruines de Tchandi…

— Lui… forcé de se cacher… répéta Djalma, et sa figure exprimait une surprise et une angoisse croissantes.

— Sans en être certain, je crois qu'il s'agit d'un duel qu'il a eu à Sumatra… dit mystérieusement le contrebandier.

— Un duel… et avec qui?

— Je ne sais pas, je n'en suis pas sûr; mais connaissez-vous les ruines de Tchandi!…

— Oui.

— Le général vous y attend; voilà ce qu'il m'a ordonné de vous dire…

— Tu es donc venu avec lui de Sumatra?

— J'étais le pilote du petit bâtiment côtier-contrebandier qui l'a débarqué cette nuit sur une plage déserte. Il savait que vous veniez chaque jour l'attendre sur la route du Môle; j'étais à peu près sûr de vous y rencontrer… Il m'a donné, sur la lettre que vous avez reçue de lui, les détails que je viens de vous dire, afin de vous bien prouver que je venais de sa part; s'il avait pu vous écrire, il l'aurait fait.

— Et il ne t'a pas dit pourquoi il était obligé de se cacher?…

— Il ne m'a rien dit… D'après quelques mots, j'ai soupçonné ce que je vous ai dit… un duel!…

Connaissant la bravoure et la vivacité du général Simon, Djalma crut les soupçons du contrebandier assez fondés. Après un moment de silence, il lui dit:

— Veux-tu te charger de reconduire mon cheval!… Ma maison est en dehors de la ville, là-bas, cachée dans les arbres de la mosquée neuve… Et pour gravir la montagne de Tchandi, mon cheval m'embarrasserait: j'irai bien plus vite à pied…

— Je sais où vous demeurez; le général Simon me l'avait dit… j'y serais allé si je ne vous avais pas rencontré ici… donnez- moi donc votre cheval.

Djalma sauta légèrement à terre, jeta la bride à Mahal, déroula un bout de sa ceinture, y prit une petite bourse de soie et la donna au contrebandier en lui disant:

— Tu as été fidèle et obéissant… tiens… C'est peu… mais je n'ai pas davantage.

— Kadja-Sing était bien nommé le Père du Généreux, dit le contrebandier en s'inclinant avec respect et reconnaissance.

Et il prit la route qui conduisait à Batavia, en conduisant en main la cavale de Djalma.

Le jeune Indien s'enfonça dans le taillis, et, marchant à grands pas, il se dirigea vers la montagne où étaient les ruines de Tchandi, et où il ne pouvait arriver qu'à la nuit.

IV. M. Josué Van Daël.

M. Josué Van Daël, négociant hollandais, correspondant de M. Rodin, était né à Batavia (capitale de l'île de Java); ses parents l'avaient envoyé faire son éducation à Pondichéry dans une célèbre maison religieuse, établie depuis longtemps dans cette ville et appartenant à la compagnie de Jésus. C'est là qu'il s'était affilié à la congrégation comme _profès des trois voeux _ou même laïque, appelé vulgairement _coadjuteur temporel. _M. Josué était un homme d'une probité qui passait pour intacte, d'une exactitude rigoureuse dans les affaires, froid, discret, réservé, d'une habileté, d'une sagacité remarquables; ses opérations financières étaient presque toujours heureuses, car une puissance protectrice lui donnait toujours à temps la connaissance des événements qui pouvaient avantageusement influer sur ses transactions commerciales. La maison religieuse de Pondichéry était intéressée dans ses affaires: elle le chargeait de l'exportation et de l'échange des produits de plusieurs propriétés qu'elle possédait dans cette colonie. Parlant peu, écoutant beaucoup, ne discutant jamais, d'une politesse extrême, donnant peu, mais avec choix et à propos, M. Josué inspirait généralement, à défaut de sympathie, ce froid respect qu'inspirent toujours les gens rigoristes; car, au lieu de subir l'influence des moeurs coloniales, souvent libres et dissolues, il paraissait vivre avec une grande régularité, et son extérieur avait quelque chose d'austèrement composé qui imposait beaucoup.

La scène suivante se passait à Batavia pendant que Djalma se rendait aux ruines de Tchandi, dans l'espoir d'y rencontrer le général Simon. M. Josué venait de se retirer dans son cabinet, où l'on voyait plusieurs casiers garnis de leurs cartons et de grands livres de caisse ouverts sur des pupitres. L'unique fenêtre de ce cabinet, situé au rez-de-chaussée, donnant sur une petite cour déserte, était à l'extérieur solidement grillagée de fer; une persienne mobile remplaçait les carreaux des croisées, à cause de la grande chaleur du climat de Java. M. Josué, après avoir posé sur son bureau une bougie renfermée dans une verrine, regarda la pendule.

— Neuf heures et demie, dit-il, Mahal doit bientôt venir.

Ce disant, il sortit, traversa une antichambre, ouvrit une seconde porte épaisse, ferrée de grosses têtes de clous à la hollandaise, gagna la cour avec précaution, afin de n'être pas entendu par les gens de sa maison, et tira le verrou à secret qui fermait le battant d'une grande barrière de six pieds environ, formidablement armée de pointes de fer. Puis, laissant cette issue ouverte, il regagna son cabinet après avoir successivement et soigneusement refermé derrière lui les autres portes.

M. Josué se mit à son bureau, prit dans le double fond d'un tiroir une longue lettre, ou plutôt un mémoire commencé depuis quelque temps et écrit jour par jour (il est inutile de dire que la lettre adressée à M. Rodin, à Paris, rue du Milieu-des-Ursins, était antérieure à la libération de Djalma et à son arrivée à Batavia).

Le mémoire en question était aussi adressé à M. Rodin; M. Josué le continua de la sorte:

«Craignant le retour du général Simon, dont j'avais été instruit en interceptant ses lettres (je vous ai dit que j'étais parvenu à me faire choisir par lui comme son correspondant), lettres que je lisais et que je faisais ensuite remettre _intactes _à Djalma, j'ai dû, forcé par le temps et par les circonstances, recourir aux moyens extrêmes tout en sauvant complètement les apparences, et en rendant un signalé service à l'humanité; cette dernière raison m'a surtout décidé.

«Un nouveau danger d'ailleurs commandait impérieusement ma conduite. Le bateau à vapeur _le Ruyter _a mouillé ici hier, et il repart demain dans la journée. Ce bâtiment fait la traversée pour l'Europe par le golfe Arabique; ses passagers débarquent à l'isthme de Suez, le traversent et vont reprendre à Alexandrie un autre bâtiment qui les conduit en France.

«Ce voyage, aussi rapide que direct, ne demande que sept ou huit semaines; nous sommes à la fin d'octobre; le prince Djalma pourrait donc être en France vers le commencement du mois de janvier; et d'après vos ordres, dont j'ignore la cause, mais que j'exécute avec zèle et soumission, il fallait à tout prix mettre obstacle à ce départ, puisque, me dites-vous, un des plus graves intérêts de la _Société _serait compromis par l'arrivée de ce jeune Indien à Paris avant le 13 février. Or, si je réussis, comme je l'espère, à lui faire manquer l'occasion du _Ruyter, _il lui sera matériellement impossible d'arriver en France avant le mois d'avril; car le _Ruyter _est le seul bâtiment qui fasse le trajet directement: les autres navires mettent au moins quatre ou cinq mois à se rendre en Europe.

«Avant de vous parler du moyen que j'ai dû employer pour retenir ici le prince Djalma, moyen dont à cette heure encore j'ignore le bon ou le mauvais succès, il est bon que vous connaissiez certains faits.

«L'on vient de découvrir dans l'Inde anglaise une communauté dont les membres s'appelaient entre eux _frères de la bonne oeuvre _ou _phansegars, _ce qui signifie simplement _Étrangleurs; _ces meurtriers ne répandent pas le sang: ils étranglent leurs victimes, moins pour les voler que pour obéir à une vocation homicide et aux lois d'une infernale divinité nommée par eux _Bohwanie. _Je ne puis mieux vous donner une idée sur cette horrible secte qu'en transcrivant ici quelques lignes de l'avant- propos du rapport du colonel Sleeman, qui a poursuivi cette association ténébreuse avec un zèle infatigable; ce rapport a été publié il y a deux mois. En voici un extrait; c'est le colonel qui parle:

«De 1822 à 1824, quand j'étais chargé de la magistrature et de l'administration civile du district de Nersingpour, il ne se commettait pas un meurtre, pas le plus petit vol, par un bandit ordinaire, dont je n'eusse immédiatement connaissance; mais si quelqu'un était venu me dire à cette époque qu'une bande d'assassins de profession héréditaire demeurait dans le village de Kundelie, à quatre cents mètres tout au plus de ma cour de justice; que les admirables bosquets du village de Mandesoor, à une journée de marche de ma résidence, étaient un des plus effroyables entrepôts d'assassinats de toute l'Inde: que des bandes nombreuses des frères de la _bonne oeuvre, _venant de l'Hindoustan et du Dékan, se donnaient annuellement rendez-vous sous ces ombrages comme à des fêtes solennelles, pour exercer leur effroyable vocation sur toutes les routes qui viennent se croiser dans cette localité, j'aurais pris cet Indien pour un fou qui s'était laissé effrayer par des contes; et cependant rien n'était plus vrai: des voyageurs, par centaines, étaient enterrés chaque année sous les bosquets de Mandesoor; toute une tribu d'assassins vivait à ma porte pendant que j'étais magistrat suprême de la province, et étendait ses dévastations jusqu'aux cités de Poonah et d'Hyderabad; je n'oublierai jamais que, pour me convaincre, l'un des chefs de ces Étrangleurs, devenu leur dénonciateur, fit exhumer, de l'emplacement même que couvrait ma tente, treize cadavres, et s'offrit d'en faire sortir du sol tout autour de lui un nombre illimité.[6]»

«Ce peu de mots du colonel Sleeman vous donnera une idée de cette société terrible, qui a ses lois, ses devoirs, ses habitudes en dehors de toutes les lois divines et humaines. Dévoués les uns aux autres jusqu'à l'héroïsme, obéissant aveuglément à leurs chefs, qui se disent les représentants immédiats de leur sombre divinité, regardant comme ennemis tous ceux qui n'étaient pas des leurs, se recrutant partout par un effrayant prosélytisme, ces apôtres d'une religion de meurtre allaient prêchant dans l'ombre leurs abominables doctrines et couvraient l'Inde d'un immense réseau. Trois de leurs principaux chefs et un de leurs adeptes, fuyant la poursuite opiniâtre du gouverneur anglais, et étant parvenus à s'y soustraire, sont arrivés à la pointe septentrionale de l'Inde jusqu'au détroit de Malaka, situé à très peu de distance de notre île; un contrebandier, quelque peu pirate, affilié à leur association, et nommé _Mahal, _les a pris à bord de son bateau côtier, et les a transportés ici, où ils se croient pour quelque temps en sûreté: car, suivant les conseils du contrebandier, ils se sont réfugiés dans une épaisse forêt où se trouvent plusieurs temples en ruine dont les nombreux souterrains leur offrent une retraite. Parmi ces chefs, tous trois d'une remarquable intelligence, il en est un surtout, nommé Faringhea, doué d'une énergie extraordinaire, de qualités éminentes, qui en font un homme des plus redoutables: celui-là est métis, c'est-à-dire fils d'un blanc et d'une Indienne; il a habité longtemps des villes où se tiennent des comptoirs européens et parle très bien l'anglais et le français; les deux autres chefs sont un nègre et un Indien; l'adepte est un Malais.

«Le contrebandier Mahal, réfléchissant qu'il pouvait obtenir une bonne récompense en livrant ces trois chefs et leur adepte, est venu à moi, sachant, comme tout le monde le sait, ma liaison intime avec une personne on ne peut plus influente sur notre gouverneur; il m'a donc offert, il y a deux jours, à certaines conditions, de livrer le nègre, le métis, l'Indien et le Malais… Ces conditions sont: une somme assez considérable, et l'assurance d'un passage sur un bâtiment partant pour l'Europe ou l'Amérique, afin d'échapper à l'implacable vengeance des Étrangleurs. J'ai saisi avec empressement cette occasion de livrer à la justice humaine ces trois meurtriers, et j'ai promis à Mahal d'être son intermédiaire auprès du gouverneur, mais aussi à certaines conditions, fort innocentes en elles-mêmes, et qui regardaient Djalma… Je m'expliquerai plus au long si mon projet réussit, ce que je vais savoir, car Mahal sera ici tout à l'heure.

«En attendant que je ferme les dépêches, qui partiront demain pour l'Europe par le _Ruyter, _où j'ai retenu le passage de Mahal le contrebandier, en cas de réussite, j'ouvre une parenthèse au sujet d'une affaire assez importante. Dans ma dernière lettre, où je vous annonçais la mort du père de Djalma et l'incarcération de celui-ci par les Anglais, je demandais des renseignements sur la solvabilité de M. le baron Tripeaud, banquier et manufacturier à Paris, qui a une succursale de sa maison à Calcutta. Maintenant ces renseignements deviennent inutiles, si ce que l'on vient de m'apprendre est malheureusement vrai; ce sera à vous d'agir selon les circonstances.

«Sa maison de Calcutta nous doit, à moi et à notre collègue de Pondichéry, des sommes assez considérables, et l'on dit M. Tripeaud dans des affaires fort dangereusement embarrassées, ayant voulu monter une fabrique pour ruiner par une concurrence implacable un établissement immense, depuis longtemps fondé par M. François Hardy, très grand industriel. On m'assure que M. Tripeaud a déjà enfoui et perdu dans cette entreprise de grands capitaux; il a sans doute fait beaucoup de mal à M. François Hardy, mais il a, dit-on, gravement compromis sa fortune à lui, Tripeaud; or, s'il fait faillite, le contrecoup de son désastre nous serait très funeste, puisqu'il nous doit beaucoup d'argent, à moi et aux nôtres. Dans cet état de choses, il serait bien à désirer que, par les moyens tout-puissants et de toute nature dont on dispose, on parvînt à discréditer complètement et à faire tomber la maison de M. François Hardy, déjà ébranlée par la concurrence acharnée de M. Tripeaud; cette combinaison réussissant, celui-ci regagnerait en très peu de temps tout ce qu'il a perdu; la ruine de son rival assurerait sa prospérité, à lui Tripeaud, et nos créances seraient couvertes. Sans doute il serait pénible, il serait douloureux, d'être obligé d'en venir à cette extrémité pour rentrer dans nos fonds; mais de nos jours n'est-on pas quelquefois autorisé à se servir des armes que l'on emploie incessamment contre nous? Si l'on en est réduit là par l'injustice et la méchanceté des hommes, il faut se résigner en songeant que si nous tenons à conserver ces biens terrestres, c'est dans une intention toute à la plus grande gloire de Dieu, tandis qu'entre les mains de nos ennemis ces biens ne sont que de dangereux moyens de perdition et de scandale. C'est d'ailleurs une humble proposition que je vous soumets; j'aurais la possibilité de prendre l'initiative, au sujet de ces créances, que je ne ferais rien de moi-même; ma volonté n'est pas à moi… Comme tout ce que je possède, elle appartient à ceux à qui j'ai juré obéissance aveugle.»

Un léger bruit venant du dehors interrompit M. Josué et attira son attention. Il se leva brusquement et alla droit à la croisée. Trois petits coups furent extérieurement frappés sur une des feuilles de la persienne.

— C'est vous, Mahal? demanda M. Josué à voix basse.

— C'est moi, répondit-on du dehors, et aussi à voix basse.

— Et le Malais?

— Il a réussi…

— Vraiment! s'écria M. Josué avec une expression de satisfaction… Vous en êtes sûr?

— Très sûr, il n'y a pas de démon plus adroit et plus intrépide…

— Et Djalma?

— Les passages de la dernière lettre du général Simon, que je lui ai cités, l'ont convaincu que je venais de la part du général, et qu'il le trouverait aux ruines de Tchandi.

— Ainsi, à cette heure?

— Djalma est aux ruines, où il trouvera le noir, le métis et l'Indien. C'est là qu'ils ont donné rendez-vous au Malais, qui a tatoué le prince pendant son sommeil.

— Avez-vous été reconnaître le passage souterrain?

— J'y ai été hier… une des pierres du piédestal de la statue tourne sur elle-même… l'escalier est large… il suffira.

— Et les trois chefs n'ont aucun soupçon sur vous?

— Aucun… je les ai vus ce matin… et ce soir le Malais est venu tout me raconter avant d'aller les rejoindre aux ruines de Tchandi; car il était resté caché dans les broussailles, n'osant pas s'y rendre durant le jour.

— Mahal… si vous avez dit la vérité, si tout réussit, votre grâce et une large récompense vous sont assurées… Votre place est arrêtée sur le _Ruyter, _vous partirez demain: vous serez ainsi à l'abri de la vengeance des Étrangleurs, qui vous poursuivraient jusqu'ici pour venger la mort de leurs chefs, puisque la Providence vous a choisi pour livrer ces trois grands criminels à la justice… Dieu vous bénira… Allez de ce pas m'attendre à la porte de M. le gouverneur… je vous introduirai; il s'agit de choses si importantes, que je n'hésite pas à aller le réveiller au milieu de la nuit… Allez vite… je vous suis de mon côté.

On entendit au dehors les pas précipités de Mahal qui s'éloignait, et le silence régna de nouveau dans la maison.

M. Josué retourna à son bureau, ajouta ces mots en hâte au mémoire commencé: «Quoi qu'il arrive, il est maintenant impossible que Djalma quitte Batavia… Soyez rassuré, il ne sera pas à Paris le 13 février de l'an prochain… Ainsi que je l'avais prévu, je vais être sur pied toute la nuit, je cours chez le gouverneur, j'ajouterai demain quelques mots à ce long mémoire, que le bateau à vapeur _le Ruyter _portera en Europe.»

Après avoir refermé son secrétaire, M. Josué sonna bruyamment, et, au grand étonnement des gens de sa maison, surpris de le voir sortir au milieu de la nuit, il se rendit à la hâte à la résidence du gouverneur de l'île.

Nous conduirons le lecteur aux ruines de Tchandi.

V. Les ruines de Tchandi.

À l'orage du milieu de ce jour, orage dont les approches avaient si bien servi les desseins de l'Étrangleur sur Djalma, a succédé une nuit calme et sereine. Le disque de la lune s'élève lentement derrière une masse de ruines imposantes, situées sur une colline, au milieu d'un bois épais, à trois lieues environ de Batavia. De larges assises de pierres, de hautes murailles de briques rongées par le temps, de vastes portiques chargés d'une végétation parasite se dessinent vigoureusement sur la nappe de lumière argentée qui se fond à l'horizon avec le bleu limpide du ciel. Quelques rayons de la lune, glissant à travers l'ouverture de l'un des portiques, éclairent deux statues colossales placées au pied d'un immense escalier dont les dalles disjointes disparaissent presque entièrement sous l'herbe, la mousse et les broussailles. Les débris de l'une de ces statues, brisée par le milieu, jonchent le sol, l'autre, restée entière et debout, est effrayante à voir…

Elle représente un homme de proportions gigantesques: la tête a trois pieds de hauteur; l'expression de cette figure est féroce. Deux prunelles de schiste noir et brillant sont incrustées dans sa face grise: sa bouche large, profonde, démesurément ouverte. Des reptiles ont fait leur nid entre ses lèvres de pierre; à la clarté de la lune on y distingue vaguement un fourmillement hideux… Une large ceinture chargée d'ornements symboliques entoure le corps de cette statue, et soutient à son côté droit une longue épée. Ce géant a quatre bras étendus; dans ses quatre mains, il porte une tête d'éléphant, un serpent roulé, un crâne humain et un oiseau semblable à un héron. La lune, éclairant cette statue de côté, la profile d'une vive lumière, qui augmente encore l'étrangeté farouche de son aspect.

Çà et là, enchâssés au milieu des murailles de briques à demi écroulées, on voit quelques fragments de bas-reliefs, aussi de pierre, très hardiment fouillés; l'un des mieux conservés représente un homme à tête d'éléphant, ailé comme une chauve- souris et dévorant un enfant. Rien de plus sinistre que ces ruines encadrées de massifs d'arbres d'un vert sombre, couvertes d'emblèmes effrayants et vues à la clarté de la lune, au milieu du profond silence de la nuit.

À l'une des murailles de cet ancien temple, dédié à quelque mystérieuse et sanglante divinité javanaise, est adossée une hutte grossièrement construite de débris de pierres et de briques; la porte, faite de treillis de jonc, est ouverte; il s'en échappe une lueur rougeâtre qui jette ses reflets ardents sur les hautes herbes dont la terre est couverte.

Trois hommes sont réunis dans cette masure, éclairée par une lampe d'argile où brûle une mèche de fil de cocotier imbibée d'huile de palmier.

Le premier de ces trois hommes, âgé de quarante ans environ, est pauvrement vêtu à l'européenne; son teint pâle et presque blanc annonce qu'il appartient à la race métisse; il est issu d'un blanc et d'une Indienne.

Le second est un robuste nègre africain, aux lèvres épaisses, aux épaules et aux jambes grêles, ses cheveux crépus commencent à grisonner; il est couvert de haillons, et se tient debout auprès de l'Indien.

Un troisième personnage est endormi et étendu sur une natte dans un coin de la masure.

Ces trois hommes étaient les chefs des Étrangleurs, qui, poursuivis dans l'Inde continentale, avaient cherché un refuge à Java, sous la conduite de Mahal le contrebandier.

— Le Malais ne revient pas, dit le métis, nommé Faringhea, le chef le plus redoutable de cette secte homicide, peut-être a-t-il été tué par Djalma en exécutant nos ordres.

— L'orage de ce matin a fait sortir de la terre tous les reptiles, dit le nègre, peut-être le Malais a-t-il été mordu… et à cette heure son corps n'est-il qu'un nid de serpents.

— Pour servir la _bonne oeuvre, _dit Faringhea d'un air sombre, il faut savoir braver la mort…

— Et la donner, ajouta le nègre.

Un cri étouffé, suivi de quelques mots inarticulés, attira l'attention de ces deux hommes, qui tournèrent vivement la tête vers le personnage endormi. Ce dernier a trente ans au plus, sa figure imberbe et d'un jaune-cuivre, sa robe de grosse étoffe, son petit turban rayé de jaune et de brun, annoncent qu'il appartient à la plus pure race hindoue; son sommeil semble agité par un songe pénible, une sueur abondante couvre ses traits, contractés par la terreur; il parle en rêvant; sa parole est brève, entrecoupée, il l'accompagne de quelques mouvements convulsifs.

— Toujours ce songe! dit Faringhea au nègre; toujours le souvenir de cet homme!

— Quel homme?

— Ne te rappelles-tu pas qu'il y a cinq ans le féroce colonel
Kennedy… le bourreau des Indiens, était venu sur les bords du
Gange chasser le tigre avec vingt chevaux, quatre éléphants et
cinquante serviteurs?

— Oui, oui, dit le nègre, et à nous trois, chasseurs d'hommes, nous avons fait une chasse meilleure que la sienne; Kennedy, avec ses chevaux, ses éléphants et ses nombreux serviteurs, n'a pas eu son tigre… et nous avons eu le nôtre, ajouta-t-il avec une ironie sinistre. Oui, Kennedy, ce tigre à face humaine, est tombé dans notre embuscade, et les frères de la _bonne oeuvre _ont offert cette belle proie à leur déesse Bohwanie.

— Si tu t'en souviens, c'est au moment où nous venions de serrer une dernière fois le lacet au cou de Kennedy que nous avons aperçu tout à coup ce voyageur… il nous avait vus, il fallait s'en défaire… Depuis, ajouta Faringhea, le souvenir du meurtre de cet homme le poursuit en songe…

Et il désigna l'Indien endormi.

— Il le poursuit aussi lorsqu'il est éveillé, dit le nègre, regardant Faringhea d'un air significatif.

— Écoute, dit celui-ci en montrant l'Indien qui, dans l'agitation de son rêve, recommençait à parler d'une voix saccadée, écoute, le voilà qui répète les réponses de ce voyageur lorsque nous lui avons proposé de mourir ou de servir avec nous la _bonne oeuvre… _Son esprit est frappé!… toujours frappé.

En effet, l'Indien prononçait tout haut dans son rêve une sorte d'interrogatoire mystérieux dont il faisait tour à tour les demandes et les réponses.

— Voyageur, disait-il d'une voix entrecoupée par de brusques silences, pourquoi cette raie noire sur ton front? Elle s'étend d'une tempe à l'autre… c'est une marque fatale; ton regard est triste comme la mort… As-tu été victime? viens avec nous… Bohwanie venge les victimes. Tu as souffert? — _Oui, beaucoup souffert… — _Depuis longtemps? — _Oui, depuis bien longtemps. — _Tu souffres encore? — Toujours. — À qui t'a frappé, que réserves-tu? — _La pitié. — _Veux-tu rendre coup pour coup? — _Je veux rendre l'amour pour la haine. — _Qui es-tu donc, toi qui rends le bien pour le mal? — Je suis celui qui aime, qui souffre et qui pardonne.

— Frère… entends-tu? dit le nègre à Faringhea, il n'a pas oublié les paroles du voyageur avant sa mort.

— La vision le poursuit… Écoute… il parle encore… Comme il est pâle!

En effet, l'Indien, toujours sous l'obsession de son rêve, continua:

— Voyageur, nous sommes trois, nous sommes courageux, nous avons la mort dans la main, et tu nous as vus sacrifier à la _bonne oeuvre. _Sois des nôtres… ou meurs… meurs… meurs… Oh! quel regard… Pas ainsi… Ne me regarde pas ainsi…

En disant ces mots, l'Indien fit un brusque mouvement, comme pour éloigner un objet qui s'approchait de lui, et il se réveilla en sursaut. Alors, passant la main sur son front baigné de sueur… il regarda autour de lui d'un oeil égaré.

— Frère… toujours ce rêve? lui dit Faringhea. Pour un hardi chasseur d'hommes… ta tête est faible… Heureusement ton coeur et ton bras sont forts…

L'Indien resta un moment sans répondre, son front caché dans ses mains; puis il reprit:

— Depuis longtemps je n'avais pas rêvé de ce voyageur.

— N'est-il pas mort? dit Faringhea en haussant les épaules.
N'est-ce pas toi qui lui as lancé le lacet autour du cou?

— Oui, dit l'Indien en tressaillant…

— N'avons-nous pas creusé sa fosse auprès de celle du colonel Kennedy? Ne l'y avons-nous pas enterré, comme le bourreau anglais, sous le sable et sous les joncs? dit le nègre.

— Oui, nous avons creusé la fosse, dit l'Indien en frémissant, et pourtant, il y a un an, j'étais près de la porte de Bombay, le soir… j'attendais un de nos frères… Le soleil allait se coucher derrière la pagode qui est à l'est de la petite colline; je vois encore tout cela, j'étais assis sous un figuier… j'entends un pas calme, lent et ferme: je détourne la tête… c'était lui… il sortait de la ville.

— Vision! dit le nègre, toujours cette vision!

— Vision! ajouta Faringhea, ou vague ressemblance.

— À cette marque noire qui lui barre le front, je l'ai reconnu, c'était lui; je restai immobile d'épouvante… les yeux hagards; il s'est arrêté en attachant sur moi un regard calme et triste… Malgré moi, j'ai crié: «C'est lui! — _C'est moi! _a-t-il répondu de sa voix douce, _puisque tous ceux que tu as tués renaissent comme moi. _Et il montra le ciel. Pourquoi tuer? Écoute… je viens de Java; je vais à l'autre bout du monde… dans un pays de neige éternelle… Là ou ici, sur une terre de feu ou sur une terre glacée, ce sera toujours moi! Ainsi de l'âme de ceux qui tombent sous ton lacet, en ce monde ou là-haut… Dans cette enveloppe ou dans une autre… L'âme sera toujours une âme… tu ne peux l'atteindre… Pourquoi tuer?…» Et secouant tristement la tête… il a passé… marchant toujours lentement… lentement… le front incliné… Il a gravi ainsi la colline de la pagode. Je le suivais des yeux sans pouvoir bouger; au moment où le soleil se couchait, il s'est arrêté au sommet, sa grande taille s'est dessinée sur le ciel, et il a disparu. Oh! c'était lui!… ajouta l'Indien en frissonnant, après un long silence. C'était lui!…

Jamais le récit de l'Indien n'avait varié; car bien souvent il avait entretenu ses compagnons de cette mystérieuse aventure. Cette persistance de sa part finit par ébranler leur incrédulité, ou plutôt par leur faire chercher une cause naturelle à cet événement surhumain en apparence.

— Il se peut, dit Faringhea après un moment de réflexion, que le noeud qui serrait le cou du voyageur ait été arrêté, qu'il lui soit resté un souffle de vie: l'air aura pénétré à travers les joncs dont nous avons recouvert sa fosse, et il sera revenu à la vie.

— Non, non, dit l'Indien en secouant la tête. Cet homme n'est pas de notre race…

— Explique-toi.

— Maintenant je sais…

— Tu sais?

— Écoutez, dit l'Indien d'une voix solennelle:

— Le nombre des victimes que les fils de Bohwanie ont sacrifiées depuis le commencement des siècles n'est rien auprès de l'immensité de morts et de mourants que ce terrible voyageur laisse derrière lui dans sa marche homicide.

— Lui… s'écrièrent le nègre et Faringhea.

— Lui! répéta l'Indien avec un accent de conviction dont ses compagnons furent frappés. Écoutez encore et tremblez. Lorsque j'ai rencontré ce voyageur aux portes de Bombay… il venait de Java, et il allait vers le Nord… m'a-t-il dit. Le lendemain Bombay était ravagé par le choléra… et quelque temps après on apprenait que ce fléau avait d'abord éclaté ici… à Java…

— C'est vrai, dit le nègre.

— Écoutez encore, reprit l'Indien, «Je m'en vais vers le Nord… vers un pays de neige éternelle,» m'avait dit le voyageur… Le choléra… s'en est allé, lui aussi, vers le Nord… il a passé par Mascate, Ispahan, Tauris… Tiflis, et a gagné la Sibérie.

— C'est vrai… dit Faringhea, devenu pensif.

— Et le choléra, reprit l'Indien, ne faisait que cinq à six lieues par jour… la marche d'un homme… Il ne paraissait jamais en deux endroits à la fois… mais il s'avançait lentement, également… toujours la marche d'un homme.

À cet étrange rapprochement, les deux compagnons de l'Indien se regardèrent avec stupeur. Après un silence de quelques minutes, le nègre, effrayé, dit à l'Indien:

— Et tu crois que cet homme…

— Je crois que cet homme que nous avons tué, rendu à la vie par quelque divinité infernale… a été chargé par elle de porter sur la terre ce terrible fléau… et de répandre partout sur ses pas la mort… lui qui ne peut mourir… Souvenez-vous, ajouta l'Indien avec une sombre exaltation, souvenez-vous… ce terrible voyageur a passé par Bombay, le choléra a dévasté Bombay; ce voyageur est allé vers le Nord, le choléra a dévasté le Nord…

Ce disant, l'Indien retomba dans une rêverie profonde. Le nègre et
Faringhea étaient saisis d'un sombre étonnement.

L'Indien disait vrai, quant à la marche mystérieuse (jusqu'ici encore inexpliquée) de cet épouvantable fléau, qui n'a jamais fait, on le sait, que cinq ou six lieues par jour, n'apparaissant jamais simultanément en deux endroits.

Rien de plus étrange, en effet, que de suivre sur les cartes dressées à cette époque l'allure lente, progressive, de ce fléau voyageur, qui offre à l'oeil étonné tous les caprices, tous les incidents de la marche d'un homme, passant ici plutôt que par là… choisissant des provinces dans un pays… des villes dans les provinces… un quartier dans une ville… une rue dans un quartier… une maison dans une rue… ayant même ses lieux de séjour et de repos, puis continuant sa marche lente, mystérieuse et terrible.

Les paroles de l'Indien, en faisant ressortir ces effrayantes bizarreries, devaient donc vivement impressionner le nègre et Faringhea, natures farouches, amenées par d'effroyables doctrines à la monomanie du meurtre.

Oui… car (ceci est un fait avéré) il y a eu dans l'Inde des sectaires de cette abominable communauté, des gens qui, presque toujours, tuaient sans motif, sans passion… tuaient pour tuer… pour la volupté du meurtre… pour substituer la mort à la vie… pour _faire d'un vivant un cadavre… _ainsi qu'ils l'ont dit dans un de leurs interrogatoires…

La pensée s'abîme à pénétrer la cause de ces monstrueux phénomènes… Par quelle incroyable succession d'événements des hommes se sont-ils voués à ce sacerdoce de la mort?…

Sans nul doute, une telle religion ne peut _florir _que dans des contrées vouées comme l'Inde au plus atroce esclavage, à la plus impitoyable exploitation de l'homme par l'homme…

Une telle religion… n'est-ce pas la haine de l'humanité exaspérée jusqu'à sa dernière puissance par l'oppression? Peut- être encore cette secte homicide, dont l'origine se perd dans la nuit des âges, s'est-elle perpétuée dans ces régions comme la seule protestation possible de l'esclavage contre le despotisme. Peut-être enfin Dieu, dans ses vues impénétrables, a-t-il créé là des Phansegars comme il y a créé des tigres et des serpents… Ce qui est encore remarquable dans cette sinistre congrégation, c'est le lien mystérieux qui, unissant tous ses membres entre eux, les isole des autres hommes; car ils ont des lois à eux, des coutumes à eux; ils se dévouent, se soutiennent, s'aident entre eux; mais pour eux, il n'y a ni pays ni famille… ils ne relèvent que d'un sombre et invisible pouvoir, aux arrêts duquel ils obéissent avec une soumission aveugle, et au nom duquel ils se répandent partout, afin de _faire des cadavres, _pour employer une de leurs sauvages expressions…

* * * *

Pendant quelques moments, les trois Étrangleurs avaient gardé un profond silence.

Au dehors, la lune jetait toujours de grandes lumières blanches et de grandes ombres bleuâtres sur la masse imposante des ruines; les étoiles scintillaient au ciel; de temps à autre, une faible brise faisait bruire les feuilles épaisses et vernissées des bananiers et des palmiers.

Le piédestal de la statue gigantesque qui, entièrement conservée, s'élevait à gauche du portique, reposait sur de larges dalles, à moitié cachées sous les broussailles.

Tout à coup une de ces dalles parut s'abîmer. De l'excavation qui se forma sans bruit, un homme, vêtu d'un uniforme, sortit à mi- corps, regarda attentivement autour de lui… et prêta l'oreille.

Voyant la lueur de la lampe qui éclairait l'intérieur de la masure trembler sur les grandes herbes, il se retourna, fit un signe, et bientôt lui et deux autres soldats gravirent, avec le plus grand silence et les plus grandes précautions, les dernières marches de cet escalier souterrain, et se glissèrent à travers les ruines.

Pendant quelques moments, leurs ombres mouvantes se projetèrent sur les parties du sol éclairées par la lune, puis ils disparurent derrière des pans de murs dégradés.

Au moment où la dalle épaisse reprit sa place et son niveau, on aurait pu voir la tête de plusieurs autres soldats embusqués dans cette excavation.

Le métis, l'Indien et le nègre, toujours pensifs dans la masure ne s'étaient aperçus de rien.

VI. L'embuscade.

Le métis Faringhea, voulant sans doute échapper aux sinistres pensées que les paroles de l'Indien sur la marche mystérieuse du choléra avaient éveillées en lui, changea brusquement d'entretien. Son oeil brilla d'un feu sombre, sa physionomie prit une expression d'exaltation farouche, et il s'écria:

— Bohwanie veillera sur nous, intrépides chasseurs d'hommes! Frères, courage… courage… le monde est grand… notre proie est partout… Les Anglais nous forcent de quitter l'Inde, nous les trois chefs de la _bonne oeuvre; _qu'importe! nous y laissons nos frères, aussi cachés, aussi nombreux que les scorpions noirs qui ne révèlent leur présence que par une piqûre mortelle; l'exil agrandit nos domaines… Frère, à toi l'Amérique, dit-il à l'Indien d'un air inspiré. — Frère, à toi l'Afrique, dit-il au nègre. — Frères, à moi l'Europe!… Partout où il y a des hommes, il y a des bourreaux et des victimes… Partout où il y a des victimes, il y a des coeurs gonflés de haine; c'est à nous d'enflammer cette haine de toutes les ardeurs de la vengeance! C'est à nous, à force de ruses, à force de séductions, d'attirer parmi nous, serviteurs de Bohwanie, tous ceux dont le zèle, le courage et l'audace peuvent nous être utiles. Entre nous et pour nous, rivalisons de dévouement, d'abnégation; prêtons-nous force, aide et appui! Que tous ceux qui ne sont pas avec nous soient notre proie; isolons-nous au milieu de tous, contre tous, malgré tous. Pour nous, qu'il n'y ait ni patrie ni famille. Notre famille, ce sont nos frères; notre pays… c'est le monde.

Cette sorte d'éloquence sauvage impressionna vivement le nègre et l'Indien, qui subissaient ordinairement l'influence de Faringhea, dont l'intelligence était très supérieure à la leur, quoiqu'ils fussent eux-mêmes deux des chefs les plus éminents de cette sanglante association.

— Oui, tu as raison, frère! s'écria l'Indien partageant l'exaltation de Faringhea, à nous le monde… Ici même, à Java, laissons une trace de notre passage… Avant notre départ, fondons la _bonne oeuvre _dans cette île… elle y grandira vite, car ici la misère est grande, les Hollandais sont aussi rapaces que les Anglais… Frère, j'ai vu dans les rivières marécageuses de cette île, toujours mortelles à ceux qui les cultivent, des hommes que le besoin forçait à ce travail homicide; ils étaient livides comme des cadavres; quelques-uns, exténués par la maladie, par la fatigue et par la faim, sont tombés pour ne plus se relever… Frère, la _bonne oeuvre _grandira dans ce pays.

— L'autre soir, dit le métis, j'étais sur le bord du lac, derrière un rocher; une jeune femme est venue, quelques lambeaux de couverture entouraient à peine son corps maigre et brûlé par le soleil; dans ses bras elle tenait un petit enfant qu'elle serrait en pleurant contre son sein tari. Elle a embrassé trois fois cet enfant en disant: «Toi au moins, tu ne seras pas malheureux comme ton père!» et elle l'a jeté à l'eau, il a poussé un cri en disparaissant… À ce cri, les caïmans cachés dans les roseaux ont joyeusement sauté dans le lac… Frères, ici les mères tuent leurs enfants par pitié, la _bonne oeuvre _grandira dans ce pays.

— Ce matin, dit le nègre, pendant qu'on déchirait un de ses esclaves noirs à coups de fouet, un vieux petit bonhomme, négociant à Batavia, est sorti de sa maison des champs pour regagner la ville. Dans son palanquin, il recevait, avec une indolence blasée, les tristes caresses de deux des jeunes filles dont il peuple son harem, en les achetant à leurs familles, trop pauvres pour les nourrir. Le palanquin où se tenaient ce petit vieillard et ces jeunes filles était porté par douze hommes jeunes et robustes. Frères, il y a ici des mères qui, par misère, vendent leurs filles, des esclaves que l'on fouette, des hommes qui portent d'autres hommes comme des bêtes de somme… la _bonne oeuvre _grandira dans ce pays.

— Dans ce pays… et dans tout pays d'oppression, de misère, de corruption et d'esclavage.

— Puissions-nous donc engager parmi nous Djalma, comme nous l'a conseillé Mahal le contrebandier, dit l'Indien; notre voyage à Java aurait un double profit; car, avant de partir, nous compterions parmi les nôtres ce jeune homme entreprenant et hardi, qui a tant de motifs de haïr les hommes.

— Il va venir… envenimons encore ses ressentiments.

— Rappelons-lui la mort de son père.

— Le massacre des siens…

— Sa captivité.

— Que la haine enflamme son coeur, et il est à nous…

Le nègre, qui était resté quelque temps pensif, dit tout à coup:

— Frères… Si Mahal le contrebandier nous trompait?

— Lui! s'écria l'Indien presque avec indignation; il nous a donné asile sur son bateau côtier, il a assuré notre fuite du continent; il doit nous embarquer ici à bord de la goélette qu'il va commander, et nous mener à Bombay, où nous trouverons des bâtiments pour l'Afrique, l'Europe et l'Amérique.

— Quel intérêt aurait Mahal à nous trahir? dit Faringhea. Rien ne le mettrait à l'abri de la vengeance des fils de Bohwanie, il le sait.

— Enfin, dit le noir, ne nous a-t-il pas promis que, par ruse, il amènerait Djalma à se rendre ici ce soir parmi nous? et une fois parmi nous… il faudra qu'il soit des nôtres…

— N'est-ce pas encore le contrebandier qui nous a dit: «Ordonnez au Malais de se rendre dans l'ajoupa de Djalma… de le surprendre pendant son sommeil, et, au lieu de le tuer comme il le pourrait, de lui tracer sur le bras le nom de Bohwanie; Djalma jugera ainsi de la résolution, de l'adresse, de la soumission de nos frères, et il comprendra ce que l'on doit espérer ou craindre de tels hommes… Par admiration ou par terreur, il faudra donc, qu'il soit des nôtres!

— Et s'il refuse d'être à nous, malgré les raisons qu'il a de haïr les hommes?

— Alors… Bohwanie décidera de son sort, dit Faringhea d'un air sombre. J'ai mon projet…

— Mais le Malais réussira-t-il à surprendre Djalma pendant son sommeil! dit le nègre.

— Il n'est personne de plus hardi, de plus agile, de plus adroit que le Malais, dit Faringhea. Il a eu l'audace d'aller surprendre dans son repaire une panthère noire qui allaitait!… il a tué la mère et a enlevé la petite femelle, qu'il a plus tard vendue à un capitaine de navire européen.

— Le Malais a réussi! s'écria l'Indien en prêtant l'oreille à un cri singulier qui retentit dans le profond silence de la nuit et des bois.

— Oui, c'est le cri du vautour emportant sa proie, dit le nègre en écoutant à son tour, c'est le signal par lequel nos frères annoncent aussi qu'ils ont saisi leur proie.

Peu de temps après, le Malais paraissait à la porte de la hutte. Il était drapé dans une grande pièce de coton rayée de couleurs tranchantes.

— Eh bien! dit le nègre avec inquiétude, as-tu réussi!

— Djalma portera toute sa vie le signe de la _bonne oeuvre, _dit le Malais avec orgueil. Pour parvenir jusqu'à lui… j'ai dû offrir à Bohwanie un homme qui se trouvait sur mon passage; j'ai laissé le corps sous des broussailles près de l'ajoupa. Mais Djalma… porte notre signe. Mahal le contrebandier l'a su le premier.

— Et Djalma ne s'est pas réveillé!… dit l'Indien, confondu de l'adresse du Malais.

— S'il s'était réveillé, répondit celui-ci avec calme, j'étais mort… puisque je devais épargner sa vie.

— Parce que sa vie peut nous être plus utile que sa mort, reprit le métis.

Puis, s'adressant au Malais:

— Frère, en risquant ta vie pour la _bonne oeuvre, _tu as fait aujourd'hui ce que nous avons fait hier, ce que nous ferons demain… Aujourd'hui tu obéis, un autre jour tu commanderas.

— Nous appartenons tous à Bohwanie, dit le Malais. Que faut-il encore faire!… je suis prêt.

En parlant ainsi le Malais faisait face à la porte de la masure; tout à coup il dit à voix basse:

— Voici Djalma; il approche de la porte de la cabane: Mahal ne nous a pas trompés.

— Qu'il ne me voie pas encore, dit Faringhea en se retirant dans un coin obscur de la cabane et en se couchant sous une natte; tâchez de le convaincre… s'il résiste… j'ai mon projet…

À peine Faringhea avait-il dit ces mots et disparu, que Djalma arrivait à la porte de la masure.

À la vue de ces trois personnages à la physionomie sinistre, Djalma recula de surprise. Ignorant que ces hommes appartenaient à la secte des Phansegars, et sachant que souvent, dans ce pays où il n'y a pas d'auberges, les voyageurs passent les nuits sous la tente ou dans les ruines qu'ils rencontrent, il fit un pas vers eux. Lorsque son premier étonnement fut passé, reconnaissant au teint bronzé de l'un de ces hommes, et à son costume, qu'il était Indien, il lui dit en langue hindoue:

— Je croyais trouver ici un Européen… un Français…

— Ce Français n'est pas encore venu, répondit l'Indien, mais il ne tardera pas.

Devinant à la question de Djalma le moyen dont s'était servi Mahal pour l'attirer dans ce piège, l'Indien espérait gagner du temps en prolongeant cette erreur.

— Tu connais… ce Français? demanda Djalma au Phansegar.

— Il nous a donné rendez-vous ici… comme à toi, reprit l'Indien.

— Et pour quoi faire? dit Djalma de plus en plus étonné.

— À son arrivée… tu le sauras…

— C'est le général Simon qui vous a dit de vous trouver ici?

— C'est le général Simon, répondit l'Indien.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Djalma cherchait en vain à s'expliquer cette mystérieuse aventure.

— Et qui êtes-vous? demanda-t-il à l'Indien d'un air soupçonneux; car le morne silence des deux compagnons du Phansegar, qui se regardaient fixement, commençait à lui donner quelques soupçons.

— Qui nous sommes? reprit l'Indien, nous sommes à toi… si tu veux être à nous.

— Je n'ai pas besoin de vous… vous n'avez pas besoin de moi…

— Qui sait?

— Moi… je le sais…

— Tu te trompes… les Anglais ont tué ton père… il était roi… on t'a fait captif… on t'a proscrit… tu ne possèdes plus rien…

À ce souvenir cruel les traits de Djalma s'assombrirent; il tressaillit, un sourire amer contracta ses lèvres.

Le Phansegar continua:

— Ton père était juste, brave… aimé de ses sujets… on l'appelait le Père du Généreux, et il était bien nommé… Laisseras-tu sa mort sans vengeance? La haine qui te ronge le coeur sera-t-elle stérile?

— Mon père est mort les armes à la main… J'ai vengé sa mort sur les Anglais que j'ai tués à la guerre… Celui qui pour moi a remplacé mon père… et a aussi combattu pour lui m'a dit qu'il serait maintenant insensé à moi de vouloir lutter contre les Anglais pour reconquérir mon territoire. Quand ils m'ont mis en liberté, j'ai juré de ne jamais remettre les pieds dans l'Inde… et je tiens les serments que je fais…

— Ceux qui t'ont dépouillé, ceux qui t'ont fait captif, ceux qui ont tué ton père… sont des hommes. Il est ailleurs des hommes sur qui tu peux te venger… que ta haine retombe sur eux!

— Pour parler ainsi des hommes… n'es-tu donc pas un homme?

— Moi… et ceux qui me ressemblent, nous sommes plus que des hommes… Nous sommes au reste de la race humaine ce que sont les hardis chasseurs aux bêtes féroces qu'ils traquent dans les bois… Veux-tu être comme nous… plus qu'un homme, veux-tu assouvir sûrement, largement, impunément, la haine qui te dévore le coeur… Après le mal que l'on t'a fait?

— Tes paroles sont de plus en plus obscures… je n'ai pas de haine dans le coeur, dit Djalma. Quand un ennemi est digne de moi… je le combats… quand il en est indigne, je le méprise… ainsi je ne hais ni les braves… ni les lâches.

— Trahison! s'écria tout à coup le nègre en indiquant la porte d'un geste rapide; car Djalma et l'Indien s'en étaient peu à peu éloignés pendant leur entretien, et ils se trouvaient alors dans un des angles de la cabane.

Au cri du nègre, Faringhea, que Djalma n'avait pas aperçu, écarta brusquement la natte qui le cachait, tira son poignard, bondit comme un tigre, et fut d'un saut hors de la cabane. Voyant alors un cordon de soldats s'avancer avec précaution, il frappa l'un d'eux d'un coup mortel, en renversa deux autres, et disparut au milieu des ruines.

Ceci s'était passé si précipitamment, qu'au moment où Djalma se retourna pour savoir la cause du cri d'alarme du nègre, Faringhea venait de disparaître. Djalma et les trois étrangleurs furent aussitôt couchés en joue par plusieurs soldats rassemblés à la porte, pendant que d'autres s'élançaient à la poursuite de Faringhea.

Le nègre, le Malais et l'Indien, voyant l'impossibilité de résister, échangèrent rapidement quelques paroles, et tendirent la main aux cordes dont quelques soldats étaient munis.

Le capitaine hollandais qui commandait le détachement entra dans la cabane à ce moment.

— Et celui-ci? dit-il en montrant Djalma aux soldats qui achevaient de garrotter les trois Phansegars.

— Chacun son tour, mon officier, dit un vieux sergent, nous allons à lui.

Djalma restait pétrifié de surprise, ne comprenant rien à ce qui se passait autour de lui; mais lorsqu'il vit le sergent et les deux soldats s'avancer avec des cordes pour le lier, il les repoussa avec une violente indignation et se précipita vers la porte où se tenait l'officier.

Les soldats, croyant que Djalma subirait son sort avec autant d'impassibilité que ses compagnons, ne s'attendaient pas à cette résistance; ils reculèrent de quelques pas, frappés malgré eux de l'air de noblesse et de dignité du fils de Kadja-Sing.

— Pourquoi voulez-vous me lier… comme ces hommes? s'écria Djalma en s'adressant en indien à l'officier, qui comprenait cette langue, servant depuis longtemps dans les colonies hollandaises.

— Pourquoi on veut te lier… misérable! parce que tu fais partie de cette bande d'assassins… Et vous, ajouta l'officier en s'adressant aux soldats en hollandais, avez-vous peur de lui?… Serrez… serrez les noeuds autour de ses poignets, en attendant qu'on lui en serre un autre autour du cou!

— Vous vous trompez, dit Djalma avec une dignité calme et un sang-froid qui étonnèrent l'officier, je suis ici depuis un quart d'heure à peine… je ne connais pas ces personnes… je croyais trouver ici un Français.

— Tu n'es pas un Phansegar comme eux… et à qui prétends-tu faire croire ce mensonge.

— Eux! s'écria Djalma avec un mouvement et une expression d'horreur si naturelle, que d'un signe l'officier arrêta les soldats, qui s'avançaient de nouveau pour garrotter le fils de Kadja-Sing, ces hommes font partie de cette horrible bande de meurtriers!… et vous m'accusez d'être leur complice!… Alors je suis tranquille, monsieur, dit le jeune homme en haussant les épaules avec un sourire de dédain.

— Il ne suffit pas de dire que vous êtes tranquille, reprit l'officier; grâce aux révélations, on sait maintenant à quels signes mystérieux se reconnaissent les Phansegars.

— Je vous répète, monsieur, que j'ai l'horreur la plus grande pour ces meurtriers… que j'étais venu ici pour…

Le nègre, interrompant Djalma, dit à l'officier avec une joie farouche:

— Tu l'as dit, les fils de la _bonne oeuvre _se reconnaissent par des signes qu'ils portent tatoués sur la chair… Notre heure est arrivée, nous donnerons notre cou à la corde… Assez souvent nous avons enroulé le lacet au cou de ceux qui ne servent pas la _bonne oeuvre. _Regarde nos bras et regarde celui de ce jeune homme.

L'officier, interprétant mal les paroles du nègre, dit à Djalma:

— Il est évident que si, comme dit ce nègre, vous ne portez pas au bras ce signe mystérieux… et nous allons nous en assurer; si vous expliquez d'une manière satisfaisante votre présence ici, dans deux heures vous pouvez être mis en liberté.

— Tu ne me comprends pas, dit le nègre à l'officier, le prince
Djalma est des nôtres, car il porte sur le bras gauche le nom de
Bohwanie…

— Oui, il est comme nous fils de la _bonne oeuvre, _ajouta le
Malais.

— Il est comme nous Phansegar, dit l'Indien.

Ces trois hommes, irrités de l'horreur que Djalma avait manifestée en apprenant qu'ils étaient Phansegars, mettaient un farouche orgueil à faire croire que le fils de Kadja-Sing appartenait à leur horrible association.

— Qu'avez-vous à répondre? dit l'officier à Djalma.

Celui-ci haussa les épaules avec une dédaigneuse pitié, releva de sa main droite sa longue et large manche gauche, et montra son bras nu.

— Quelle audace! s'écria l'officier.

En effet, un peu au-dessous de la saignée, sur la partie interne de l'avant-bras, on voyait écrit d'un rouge vif le nom de Bohwanie, en caractères hindous. L'officier courut au Malais, découvrit son bras; il vit le nom, les mêmes signes: non content encore, il s'assura que le nègre et l'Indien les portaient aussi.

— Misérable! s'écria-t-il en revenant furieux vers Djalma, tu inspires plus d'horreur encore que tes complices. Garrottez-le comme un lâche assassin, dit-il aux soldats, qui ment au bord de la fosse, car son supplice ne se fera pas longtemps attendre.

Stupéfait, épouvanté, Djalma, depuis quelques moments les yeux fixés devant ce tatouage funeste, ne pouvait prononcer une parole ni faire un mouvement; sa pensée s'abîmait devant ce fait incompréhensible.

— Oserais-tu nier ce signe? lui dit l'officier avec indignation.

— Je ne puis nier… ce que je vois… ce qui est… dit Djalma avec accablement.

— Il est heureux… que tu avoues enfin, misérable, reprit l'officier. Et vous, soldats… veillez sur lui… et sur ses complices… vous en répondez.

Se croyant le jouet d'un songe étrange, Djalma ne fit aucune résistance, se laissa machinalement garrotter et emmener. L'officier espérait, avec une partie de ses soldats, découvrir Faringhea dans les ruines, mais ses recherches furent vaines; et au bout d'une heure il partit pour Batavia, où l'escorte des prisonniers l'avait devancé.

* * * *

Quelques heures après ces événements, M. Josué Van Daël terminait ainsi le long mémoire adressé à M. Rodin, à Paris:

«…Les circonstances étaient telles que je ne pouvais agir autrement; somme toute, c'est un petit mal pour un grand bien. Trois meurtriers sont livrés à la justice, et l'arrestation temporaire de Djalma ne servira qu'à faire briller son innocence d'un plus pur éclat.

«Déjà ce matin je suis allé chez le gouverneur protester en faveur de notre jeune prince. Puisque c'est grâce à moi, ai-je dit, que ces trois grands criminels sont tombés entre les mains de l'autorité, que l'on me prouve du moins quelque gratitude en faisant tout au monde pour rendre plus évidente que le jour la non-culpabilité du prince Djalma, déjà si intéressant par ses malheurs et par ses nobles qualités. Certes, ai-je ajouté, lorsque hier je me suis hâté de venir apprendre au gouverneur que l'on trouverait les Phansegars rassemblés dans les ruines de Tchandi, j'étais loin de m'attendre à ce qu'on confondrait avec eux le fils adoptif du général Simon, excellent homme, avec qui j'ai eu depuis quelque temps les plus honorables relations. Il faut donc à tout prix découvrir le mystère inconcevable qui a jeté Djalma dans cette dangereuse position, et je suis, ai-je encore dit, tellement sûr qu'il n'est pas coupable, que dans son intérêt je ne demande aucune grâce, il aura assez de courage et de dignité pour attendre patiemment en prison le jour de la justice.

«Or, dans tout ceci, vous le voyez, je vous disais vrai, je n'avais pas à me reprocher le moindre mensonge, car personne au monde n'est plus convaincu que moi de l'innocence de Djalma.

«Le gouverneur m'a répondu, comme je m'y attendais, que moralement il était aussi certain que moi de l'innocence du jeune prince, qu'il aurait pour lui les plus grands égards; mais qu'il fallait que la justice eût son cours, parce que c'était le seul moyen de démontrer la fausseté de l'accusation et de découvrir par quelle incompréhensible fatalité ce signe mystérieux se trouvait tatoué sur le bras de Djalma… Mahal le contrebandier, qui seul pourrait édifier la justice à ce sujet, aura dans une heure quitté Batavia pour se rendre à bord du _Ruyter, _qui le conduira en Égypte; car il doit remettre au capitaine un mot de moi qui certifie que Mahal est bien la personne dont j'ai payé et arrêté le passage. En même temps, il portera à bord ce long mémoire; car le _Ruyter _doit partir dans une heure, et la dernière levée des lettres pour l'Europe s'est faite hier soir. Mais j'ai voulu voir ce matin le gouverneur avant de fermer ces dépêches.

«Voici donc le prince Djalma retenu forcément ici pendant un mois; cette occasion du _Ruyter _perdue, il est matériellement impossible que le jeune Indien soit en France avant le 13 février de l'an prochain.

«Vous le voyez… vous avez ordonné, j'ai aveuglément agi selon les moyens dont je pouvais disposer, ne considérant que la _fin _qui les justifiera, car il s'agissait, m'avez-vous dit, d'un intérêt immense pour la Société. Entre vos mains j'ai été ce que nous devons être entre les mains de nos supérieurs… un instrument… puisque, à la plus grande gloire de Dieu, nos supérieurs font de nous, quant à la volonté, _des cadavres__[7]_.

Laissons donc nier notre accord et notre puissance: les temps nous semblent contraires, mais les événements changent seuls; nous, nous ne changeons pas.

«Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union et dévouement entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour famille nos frères, et pour reine Rome.

J. V.»

* * * *

À dix heures du matin environ, Mahal le contrebandier partit, avec cette dépêche cachetée, pour se rendre à bord du _Ruyter. _Une heure après, le corps de Mahal le contrebandier, étranglé à la mode des Phansegars, était caché dans les joncs sur le bord d'une grève déserte, où il était allé chercher sa barque pour rejoindre le _Ruyter. _Lorsque plus tard, après le départ de ce bâtiment, on retrouva le cadavre du contrebandier, M. Josué fit en vain chercher sur lui la volumineuse dépêche dont il l'avait chargé. On ne retrouva pas non plus la lettre que Mahal devait remettre au capitaine du _Ruyter _afin d'être reçu comme passager.

Enfin, les fouilles et les battues ordonnées et exécutées dans le pays pour y découvrir Faringhea furent toujours vaines. Jamais on ne vit à Java le dangereux chef des Étrangleurs.

Quatrième partie
Le château de Cardoville

I. M. Rodin.

Trois mois se sont écoulés depuis que Djalma a été jeté en prison à Batavia, accusé d'appartenir à la secte meurtrière des Phansegars, ou Étrangleurs. La scène suivante se passe en France, au commencement de février 1832, au château de Cardoville, ancienne habitation féodale, située sur les hautes falaises de la côte de Picardie, non loin de Saint-Valery, dangereux parage où presque chaque année plusieurs navires se perdent corps et biens par les coups de vent de nord-ouest, qui rendent la navigation de la Manche si périlleuse.

De l'intérieur du château on entend gronder une violente tempête qui s'est élevée pendant la nuit; souvent un bruit formidable, pareil à celui d'une décharge d'artillerie, tonne dans le lointain et est répété par les échos du rivage: c'est la mer qui se brise avec fureur sur les falaises que domine l'antique manoir… Il est environ sept heures du matin, le jour ne paraît pas encore à travers les fenêtres d'une grande chambre située au rez-de- chaussée du château; dans cet appartement, éclairé par une lampe, une femme de soixante ans environ, d'une figure honnête et naïve, vêtue comme le sont les riches fermières de Picardie, est déjà occupée d'un travail de couture, malgré l'heure matinale. Plus loin, le mari de cette femme, à peu près du même âge qu'elle, assis devant une grande table, classe et renferme dans de petits sacs des échantillons de blé et d'avoine. La physionomie de cet homme à cheveux blancs est intelligente, ouverte; elle annonce le bon sens et la droiture égayés par une pointe de malice rustique; il porte un habit-veste de drap vert; de grandes guêtres de chasse en cuir fauve cachent à demi son pantalon de velours noir. La terrible tempête qui se déchaîne au dehors semble rendre plus doux encore l'aspect de ce paisible tableau d'intérieur. Un excellent feu brille dans une grande cheminée de marbre blanc, et jette ses joyeuses clartés sur le parquet soigneusement ciré: rien de plus gai que l'aspect de la tenture et les rideaux d'ancienne toile perse à chinoiseries rouges sur fond blanc, et rien de plus riant que le dessus des portes représentant des bergerades dans le goût de Watteau. Une pendule de biscuit de Sèvres, des meubles de bois de rose incrustés de marqueterie verte, meubles pansus et ventrus, contournés et chantournés, complètent l'ameublement de cette chambre. Au dehors la tempête continuait de gronder; quelquefois le vent s'engouffrait avec bruit dans la cheminée, ou ébranlait la fermeture des fenêtres. L'homme qui s'occupait de classer les échantillons de grains était M. Dupont, régisseur de la terre du château de Cardoville.

— Sainte Vierge! mon ami, lui dit sa femme, quel temps affreux! Ce M. Rodin, dont l'intendant de Mme la princesse de Saint-Dizier nous annonce l'arrivée pour ce matin, a bien mal choisi son jour.

— Le fait est que j'ai rarement entendu un ouragan pareil… Si M. Rodin n'a jamais vu la mer en colère, il pourra aujourd'hui se régaler de ce spectacle.

— Qu'est-ce que ce M. Rodin peut venir faire ici, mon ami?

— Ma foi! je n'en sais rien; l'intendant de la princesse me dit, dans sa lettre, d'avoir pour M. Rodin les plus grands égards, de lui obéir comme à mes maîtres. Ce sera à M. Rodin de s'expliquer et à moi d'exécuter ses ordres, puisqu'il vient de la part de Mme la princesse.

— À la rigueur, c'est de la part de Mlle Adrienne qu'il devrait venir… puisque la terre lui appartient depuis la mort de feu M. le comte-duc de Cardoville, son père.

— Oui, mais la princesse est sa tante; son intendant fait les affaires de Mlle Adrienne: que l'on vienne de sa part ou de celle de la princesse, c'est toujours la même chose.

— Peut-être M. Rodin a-t-il dessein d'acheter la terre… Pourtant cette grosse dame qui est venue de Paris exprès, il y a huit jours, pour voir le château, paraissait en avoir bien envie.

À ces mots, le régisseur se prit à rire d'un air narquois.

— Qu'est-ce que tu as donc à rire, Dupont? lui demanda sa femme, très bonne créature, mais qui ne brillait ni par l'intelligence ni par la pénétration.

— Je ris, répondit Dupont, parce que je pense à la figure et à la tournure de cette grosse… de cette énorme femme; que diable, quand on a cette mine-là, on ne s'appelle pas Mme de la Sainte- Colombe. Dieu de Dieu… quelle sainte et quelle colombe… elle est grosse comme un muid, elle a une voix de rogomme, des moustaches grises comme un vieux grenadier, et, sans qu'elle s'en doute, je l'ai entendue dire à son domestique: «Allons donc, mon fiston…» Et elle s'appelle Sainte-Colombe!

— Que tu es singulier, Dupont! on ne choisit pas son nom… Et puis ce n'est pas sa faute, à cette dame, si elle a de la barbe.

— Oui, mais c'est sa faute si elle s'appelle de la Sainte- Colombe; tu t'imagines que c'est son vrai nom, toi?… Ah! ma pauvre Catherine, tu es bien de ton village…

— Et toi, mon pauvre Dupont, tu ne peux pas t'empêcher d'être toujours, par-ci, par-là, un peu mauvaise langue; cette dame a l'air respectable… La première chose qu'elle a demandée en arrivant, ç'a été la chapelle du château dont on lui avait parlé… Elle a même dit qu'elle y ferait des embellissements… Et quand je lui ai appris qu'il n'y avait pas d'église dans ce petit pays, elle a paru très fâchée d'être privée de curé dans le village.

— Eh! mon Dieu, oui, la première chose que font les parvenus, c'est de jouer à la dame de paroisse, à la grande dame.

— Mme de la Sainte-Colombe n'a pas besoin de faire la grande, puisqu'elle l'est.

— Elle! une grande dame?

— Mais oui. D'abord il n'y avait qu'à voir comme elle était bien mise avec sa robe ponceau et ses beaux gants violets comme ceux d'un évêque; et puis, quand elle a ôté son chapeau, elle avait sur son tour de faux cheveux blonds une ferronnière en diamants, des boutons de boucles d'oreilles en diamants gros comme le pouce, des bagues en diamants à tous les doigts. Ce n'est pas certainement une personne du petit monde qui mettrait tant de diamants en plein jour.

— Bien, bien, tu t'y connais joliment…

— Ce n'est pas tout.

— Bon… Quoi encore?

— Elle ne m'a parlé que de ducs, de marquis, de comtes, de messieurs très riches qui fréquentaient chez elle et qui étaient ses amis; et puis, comme elle me demandait, en voyant ce petit pavillon du parc qui a été dans le temps à demi brûlé par les Prussiens, et que feu M. le comte n'a jamais fait rebâtir: «Qu'est-ce que c'est donc que ces ruines-là?» je lui ai répondu: «Madame, c'est du temps des alliés que le pavillon a été incendié. — Ah! ma chère… s'est-elle écriée, les alliés, ces bons alliés, ces chers alliés… C'est eux et la Restauration qui ont commencé ma fortune.» Alors, moi, vois-tu, Dupont, je me suis dit tout de suite: «Bien sûr, c'est une ancienne émigrée.»

— Mme de la Sainte-Colombe!… s'écria le régisseur en éclatant de rire… Ah! ma pauvre femme! ma pauvre femme!…

— Oh! toi, parce que tu as été trois ans à Paris, tu te crois un devin…

— Catherine, brisons là: tu me ferais dire quelque sottise, et il y a des choses que d'honnêtes et excellentes créatures comme toi doivent toujours ignorer.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire par là… mais tâche donc de ne pas être si mauvaise langue, car enfin, si Mme de la Sainte- Colombe achète la terre… tu seras bien content qu'elle te garde pour régisseur… n'est-ce pas?

— Ça, c'est vrai… car nous nous faisons vieux, ma bonne Catherine; voilà vingt ans que nous sommes ici, nous sommes trop honnêtes pour avoir songé à grappiller pour nos vieux jours, et, ma foi… il serait dur à notre âge de chercher une autre condition que nous ne trouverions peut-être pas… Ah! tout ce que je regrette, c'est que Mlle Adrienne ne garde pas la terre… car il paraît que c'est elle qui a voulu la vendre… et que Mme la princesse n'était pas de cet avis-là.

— Mon Dieu, Dupont, tu ne trouves pas bien extraordinaire de voir Mlle Adrienne, à son âge, si jeune, disposer elle-même de sa grande fortune?

— Dame, c'est tout simple; mademoiselle, n'ayant plus ni père ni mère, est maîtresse de son bien, sans compter qu'elle a une fameuse petite tête: te rappelles-tu, il y a dix ans, quand M. le comte l'a amenée ici, un été? Quel démon! quelle malice, et puis quels yeux! hein, comme ils pétillaient déjà!

— Le fait est que Mlle Adrienne avait alors dans le regard… une expression… enfin une expression bien extraordinaire pour son âge.

— Si elle a tenu ce que promettait sa mine lutine et chiffonnée, elle doit être bien jolie à présent, malgré la couleur un peu hasardée de ses cheveux, car, entre nous… si elle était une petite bourgeoise au lieu d'être une demoiselle de grande naissance, on dirait tout bonnement qu'elle est rousse.

— Allons, encore des méchancetés!

— Contre Mlle Adrienne!… Le ciel m'en préserve!… car elle avait l'air de devoir être aussi bonne que jolie… Ce n'est pas pour lui faire tort que je dis qu'elle est rousse… au contraire: car je me rappelle que ses cheveux étaient si fins, si brillants, si dorés, qu'ils allaient si bien à son teint blanc comme la neige et à ses yeux noirs, qu'en vérité on ne les aurait pas voulus autrement; aussi je suis sûr que maintenant cette couleur de cheveux, qui aurait nui à d'autres, rend la figure de Mlle Adrienne plus piquante encore: ça doit être une vraie mine de petit diable.

— Oh! pour diable, il faut être juste, elle l'était bien… toujours à courir dans le parc, à faire endêver sa gouvernante, à grimper aux arbres… enfin, à faire les cent coups.

— Je t'accorde que Mlle Adrienne est un diable incarné; mais que d'esprit, que de gentillesse, et surtout, quel coeur, hein!

— Ça, pour bonne elle l'était. Est-ce qu'une fois elle ne s'est pas avisée de donner son châle et sa robe de mérinos toute neuve à une petite pauvresse, tandis qu'elle-même revenait au château en jupon… et nu-bras…

— Tu vois, du coeur, toujours du coeur; mais une tête… oh! une tête!

— Oui, une bien mauvaise tête; aussi ça devait mal finir, car il paraît qu'elle fait à Paris des choses… mais des choses…

— Quoi donc?

— Ah! mon ami, je n'ose pas…

— Mais voyons…

— Eh bien, ajouta la digne femme avec une sorte d'embarras et de confusion qui prouvait combien tant d'énormités l'effrayaient, on dit que Mlle Adrienne ne met jamais le pied dans une église… qu'elle s'est logée toute seule dans un temple idolâtre, au bout du jardin de l'hôtel de sa tante… qu'elle se fait servir par des femmes masquées qui l'habillent en déesse, et qu'elle les égratigne toute la journée, parce qu'elle se grise… Sans compter que toutes les nuits elle joue d'un cor de chasse en or massif… ce qui fait, tu le sens bien, le désespoir et la désolation de sa pauvre tante, la princesse.

Ici le régisseur partit d'un éclat de rire qui interrompit sa femme.

— Ah çà! dit-il, quand son accès d'hilarité fut passé, qui t'a fait ces beaux contes-là sur Mlle Adrienne!

— C'est la femme de René, qui était allée à Paris pour chercher un nourrisson; elle a été à l'hôtel Saint-Dizier, pour voir Mme Grivois, sa marraine… Tu sais, la première femme de chambre de Mme la princesse… Eh bien! c'est elle, Mme Grivois, qui lui a dit tout cela; et assurément elle doit être bien informée, puisqu'elle est de la maison.

— Oui, encore une bonne pièce et une fine mouche que cette Grivois! Autrefois, c'était la plus fière luronne, et maintenant elle fait, comme sa maîtresse, la sainte nitouche… la dévote; car, tel maître, tel valet… La princesse elle-même, qui, à cette heure, est si collet-monté, elle allait joliment bien dans le temps… hein!… Il y a une quinzaine d'années, quelle gaillarde! Te rappelles-tu ce beau colonel de hussards, qui était en garnison à Abbeville?… Tu sais bien, cet émigré qui avait servi en Russie, et à qui les Bourbons avaient donné un régiment, à la Restauration?

— Oui, oui, je m'en souviens; mais tu es trop mauvaise langue.

— Ma foi, non! je dis la vérité; le colonel passait sa vie au château, et tout le monde disait qu'il était très bien avec la sainte princesse d'aujourd'hui… Ah! c'était le bon temps alors. Tous les soirs, fête ou spectacle au château. Quel boute-en-train que ce colonel… comme il jouait bien la comédie… Je me rappelle…

Le régisseur ne put continuer. Une grosse servante, portant le costume et le bonnet picards, entra précipitamment, en s'adressant à sa maîtresse:

— Madame… il y a là un bourgeois qui demande à parler à monsieur; il arrive de Saint-Valery, dans la carriole du maître de poste… il dit qu'il s'appelle M. Rodin.

— M. Rodin! dit le régisseur en se levant, fais entrer tout de suite.

* * * *

Un instant après, M. Rodin entra. Il était, selon sa coutume, plus que modestement vêtu; il salua très humblement le régisseur et sa femme; celle-ci, sur un signe de son mari, disparut.

La figure cadavéreuse de M. Rodin, ses lèvres presque invisibles, ses petits yeux de reptile à demi voilés par sa flasque paupière supérieure, ses vêtements presque sordides lui donnaient une physionomie très peu engageante; pourtant cet homme, lorsqu'il le fallait, savait, avec un art diabolique, affecter tant de bonhomie, tant de sincérité, sa parole devenait si affectueuse, si subtilement pénétrante, que peu à peu l'impression désagréable, répugnante, que son aspect inspirait d'abord s'effaçait, et presque toujours il finissait par enlacer invinciblement sa dupe ou sa victime dans les replis tortueux de sa faconde aussi souple que mielleuse et perfide; car on dirait que le laid et le mal ont leur fascination comme le beau et le bien… L'honnête régisseur regardait cet homme avec surprise; en songeant aux pressantes recommandations de l'intendant de la princesse de Saint-Dizier, il s'attendait à voir un tout autre personnage; aussi, pouvant à peine dissimuler son étonnement, il lui avait dit:

— C'est bien à M. Rodin que j'ai l'honneur de parler?

— Oui, monsieur… et voici une nouvelle lettre de l'intendant de
Mme la princesse de Saint-Dizier.

— Veuillez, je vous prie, monsieur, pendant que je vais lire cette lettre, vous approcher du feu… il fait un temps si mauvais! dit le régisseur avec empressement; pourrait-on vous offrir quelque chose?

— Mille remerciements, mon cher monsieur… je repars dans une heure…

Pendant que M. Dupont lisait, M. Rodin jetait un regard interrogateur sur l'intérieur de cette chambre; car, en homme habile, il tirait souvent des inductions très justes et très utiles de certaines apparences, qui souvent révèlent un goût, une habitude, et donnent ainsi quelques notions caractéristiques. Mais cette fois sa curiosité fut en défaut.

— Fort bien, monsieur, dit le régisseur après avoir lu. M. l'intendant me renouvelle la recommandation de me mettre absolument à vos ordres.

— Ils se bornent à peu de chose, et je ne vous dérangerai pas longtemps.

— Monsieur, c'est un honneur pour moi…

— Mon Dieu! je sais combien vous devez être occupé, car en entrant dans ce château on est frappé de l'ordre, de la parfaite tenue qui y règnent; ce qui prouve, mon cher monsieur, toute l'excellence de vos soins.

— Monsieur… certainement… vous me flattez.

— Vous flatter!… un pauvre vieux bonhomme comme moi ne pense guère à cela… Mais revenons à notre affaire. Il y a ici une chambre appelée la chambre verte?

— Oui, monsieur, c'est la chambre qui servait de cabinet de travail à feu M. le duc de Cardoville.

— Vous aurez la bonté de m'y conduire.

— Monsieur, c'est malheureusement impossible… Après la mort de M. le comte et la levée des scellés, on a serré beaucoup de papiers dans un meuble de cette chambre, et les gens d'affaires ont emporté les clefs à Paris.

— Ces clefs, les voici, dit M. Rodin en montrant au régisseur une grande et une petite clef attachées ensemble.

— Ah! monsieur… c'est différent… vous venez chercher les papiers!

— Oui… certains papiers… ainsi qu'une petite cassette de bois des îles, garnie de fermetures en argent… Connaissez-vous cela!

— Oui, monsieur… je l'ai vue souvent sur la table de travail de M. le comte… elle doit se trouver dans le grand meuble de laque dont vous avez la clef…

— Vous voudrez donc bien me conduire dans cette chambre, d'après l'autorisation de Mme la princesse de Saint-Dizier…

— Oui, monsieur… Et Mme la princesse se porte bien?

— Parfaitement… elle est toujours toute en Dieu.

— Et Mlle Adrienne?…

— Hélas, mon cher monsieur!… dit M. Rodin en poussant un soupir contrit et douloureux.

— Ah! mon Dieu… monsieur… est-ce qu'il serait arrivé malheur à cette bonne Mlle Adrienne?

— Comment l'entendez-vous?

— Est-ce qu'elle serait malade?

— Non… non… elle est malheureusement aussi bien portante qu'elle est belle…

— Malheureusement!… dit le régisseur surpris.

— Hélas, oui! car lorsque la beauté, la jeunesse et la santé se joignent à un désolant esprit de révolte et de perversité… à un caractère… qui n'a sûrement pas son pareil sur la terre… il vaudrait mieux être privé de ces dangereux avantages… qui deviennent autant de causes de perdition… Mais, je vous en conjure, mon cher monsieur, parlons d'autre chose… Ce sujet m'est trop pénible… dit M. Rodin d'une voix profondément émue, et il porta le bout de son petit doigt gauche dans le coin de son oeil droit comme pour y sécher une larme naissante.

Le régisseur ne vit pas la larme, mais vit le mouvement, et il fut frappé de l'altération de la voix de M. Rodin. Aussi reprit-il d'un ton pénétré:

— Monsieur… pardonnez-moi mon indiscrétion… je ne savais pas…

— C'est moi qui vous demande pardon de cet attendrissement involontaire… les larmes sont rares chez les vieillards… mais si vous aviez vu comme moi le désespoir de cette excellente princesse… qui n'a eu qu'un tort, celui d'avoir été trop bonne pour sa nièce… et d'avoir ainsi encouragé ses… Mais encore une fois, parlons d'autre chose, mon cher monsieur.

Après un moment de silence, M. Rodin parut se remettre de son émotion, il dit à Dupont:

— Voici, mon cher monsieur, quant à la chambre verte, une partie de ma mission accomplie; il en reste une autre… Avant d'y arriver, je dois vous rappeler une chose que vous avez peut-être oubliée… à savoir qu'il y a quinze ou seize ans M. le marquis d'Aigrigny, alors colonel de Hussards, en garnison à Abbeville… a passé quelque temps ici.

— Ah! monsieur, quel bel officier! j'en parlais encore tout à l'heure à ma femme! C'était la joie du château; et comme il jouait bien la comédie, surtout les mauvais sujets; tenez, dans les deux Edmonds, il était à mourir de rire, dans le rôle du soldat qui est gris… et avec ça une voix charmante… il a chanté ici Joconde, monsieur, comme on ne le chanterait pas à Paris.

Rodin, après avoir complaisamment écouté le régisseur, lui dit:

— Vous savez sans doute qu'après un duel terrible qu'il avait eu avec un forcené bonapartiste, nommé le général Simon, M. le colonel marquis d'Aigrigny (dont à cette heure j'ai l'honneur d'être le secrétaire intime) a quitté le monde pour l'Église…

— Ah! monsieur, est-ce possible?… un si beau colonel!…

— Ce beau colonel, brave, riche, noble, fêté, a abandonné tant d'avantages pour endosser une pauvre robe noire; et, malgré son nom, sa position, ses alliances, sa réputation de grand prédicateur, il est aujourd'hui ce qu'il était il y a quatorze ans… simple abbé… au lieu d'être archevêque ou cardinal, comme tant d'autres qui n'avaient ni son mérite ni ses vertus.

M. Rodin s'exprimait avec tant de bonhomie, tant de conviction; les faits qu'il citait semblaient si incontestables, que M. Dupont ne put s'empêcher de s'écrier:

— Mais, monsieur, c'est superbe cela!…

— Superbe… mon Dieu! non, dit M. Rodin avec une inimitable expression de naïveté, c'est tout simple… quand on a le coeur de M. d'Aigrigny… Mais parmi ses qualités il a surtout celle de ne jamais oublier les braves gens, les gens de probité, d'honneur, de conscience… c'est-à-dire, mon bon monsieur Dupont, qu'il s'est souvenu de vous.

— Comment! M. le marquis a daigné…

— Il y a trois jours j'ai reçu une lettre de lui, où il me parlait de vous.

— Il est donc à Paris?

— Il y sera d'un moment à l'autre; depuis environ trois mois il est parti pour l'Italie… il a, pendant ce voyage, appris une bien terrible nouvelle, la mort de Mme sa mère, qui avait été passer l'automne dans une des terres de Mme la princesse de Saint- Dizier.

— Ah! mon Dieu… j'ignorais…

— Oui, ça été un cruel chagrin pour lui; mais il faut savoir se résigner aux volontés de la Providence.

— Et à propos de quoi M. le marquis me faisait-il l'honneur de vous parler de moi?

— Je vais vous le dire… D'abord, il faut que vous sachiez que ce château est vendu… Le contrat a été signé la veille de mon départ de Paris…

— Ah! monsieur, vous renouvelez toutes mes inquiétudes…

— En quoi?

— Je crains que les nouveaux propriétaires ne me gardent pas comme régisseur.

— Voyez un peu quel heureux hasard! c'est justement à propos de cette place que je veux vous entretenir.

— Il serait possible?

— Certainement. Sachant l'intérêt que M. le marquis vous porte, je désirerais beaucoup, mais beaucoup, que vous puissiez conserver cette place; je ferai tout mon possible pour vous servir, si…

— Ah! monsieur, s'écria Dupont en interrompant Rodin, que de reconnaissance! c'est le ciel qui vous envoie…

— À votre tour vous me flattez, mon cher monsieur; d'abord, je dois vous avouer que je suis obligé de mettre une condition… à mon appui.

— Oh! qu'à cela ne tienne, monsieur, parlez… parlez.

— La personne qui doit venir habiter ce château est une vieille dame digne de vénération à tous égards; Mme de la Sainte-Colombe, c'est le nom de cette respectable…

— Comment! dit le régisseur en interrompant Rodin, monsieur… c'est cette dame-là qui a acheté le château? Mme de la Sainte- Colombe?…

— Vous la connaissez donc?

— Oui, monsieur, elle est venue voir la terre il y a huit jours… Ma femme soutient que c'est une grande dame… mais, entre nous, à certains mots que je lui ai entendu dire…

— Vous êtes rempli de pénétration, mon bon monsieur Dupont… Mme de la Sainte-Colombe n'est pas une grande dame… tant s'en faut; je crois qu'elle était simplement marchande de modes sous les galeries de bois du Palais-Royal. Vous voyez que je vous parle à coeur ouvert.

— Et elle qui se vantait que des seigneurs français et étrangers fréquentaient sa maison dans ce temps-là!

— C'est tout simple, ils venaient sans doute lui commander des chapeaux pour leurs femmes; toujours est-il qu'après avoir amassé une grande fortune… et avoir été, dans sa jeunesse et dans son âge mûr, indifférente… hélas! plus qu'indifférente… au salut de son âme, de la Sainte-Colombe est, à cette heure, dans une voie excellente et méritoire. C'est ce qui la rend, ainsi que je vous le disais, digne de vénération à tous égards, car rien n'est plus respectable qu'un repentir sincère… et durable. Mais, pour que son salut se fasse d'une manière efficace, nous avons besoin de vous, mon cher monsieur Dupont.

— De moi, monsieur… et que puis-je?…

— Vous pouvez beaucoup. Voici comment: il n'y a pas d'église dans ce hameau, qui se trouve à égale distance de deux paroisses; Mme de la Sainte-Colombe, voulant faire un choix entre leurs deux desservants, s'informera nécessairement auprès de vous et de Mme Dupont, qui habitez depuis longtemps le pays.

— Oh! le renseignement ne sera pas long à donner… le curé de
Danicourt est le meilleur des hommes.

— C'est justement ce qu'il ne faudrait pas dire à Mme de la
Sainte-Colombe.

— Comment?

— Il faudrait, au contraire, lui vanter beaucoup et sans cesse M. le curé de Roiville, l'autre paroisse, afin de décider cette chère dame à lui confier son salut.

— Pourquoi à celui-là plutôt qu'à l'autre, monsieur!

— Pourquoi, je vais vous le dire; si vous et Mme Dupont parvenez à amener Mme de la Sainte-Colombe à faire le choix que je désire, vous êtes certain d'être conservé ici comme régisseur… Je vous en donne ma parole d'honneur; et ce que je promets, je le tiens.

— Je ne doute pas, monsieur, que vous n'ayez ce pouvoir, dit
Dupont, convaincu par l'accent et par l'autorité des paroles de
Rodin, mais je voudrais savoir…

— Un mot encore, dit Rodin en l'interrompant; je dois, je veux jouer cartes sur table et vous dire pourquoi j'insiste sur la préférence que je vous prie d'appuyer. Je serais désolé que vous vissiez dans tout ceci l'ombre d'une intrigue. Il s'agit simplement d'une bonne action. Le curé de Roiville, pour qui je réclame votre appui, est un homme auquel M. l'abbé d'Aigrigny s'intéresse particulièrement. Quoique très pauvre, il soutient sa vieille mère. S'il était chargé du salut de Mme de la Sainte- Colombe, il y travaillerait plus efficacement que tout autre; car il est plein d'onction et de patience… et puis, il est évident que par cette digne dame il y aurait quelques petites douceurs dont sa vieille mère profiterait… Voilà le secret de cette grande machination. Lorsque j'ai su que cette dame était disposée à acheter cette terre voisine de la paroisse de notre protégé, je l'ai écrit à M. le marquis, il s'est souvenu de vous et il m'a écrit de vous prier de lui rendre ce petit service, qui, vous le voyez, ne sera pas stérile. Car, je vous le répète, et je vous le prouverai, j'ai le pouvoir de vous faire conserver comme régisseur.

— Tenez, monsieur, reprit Dupont après un moment de réflexion, vous êtes si franc, si obligeant, que je vais imiter votre franchise. Autant le curé de Danicourt est respectable et aimé dans le pays, autant celui de Roiville, que vous me priez de lui préférer… est redouté pour son intolérance… Et puis…

— Et puis?…

— Et puis, enfin, on dit…dit…

— Voyons… que dit-on?

— On dit que… c'est un jésuite.

À ces mots, M. Rodin partit d'un éclat de rire si franc, que le régisseur en resta stupéfait, car la figure de M. Rodin avait une singulière expression lorsqu'il riait…

— Un jésuite!!! répétait M. Rodin en redoublant d'hilarité, un jésuite… Ah çà, mon cher monsieur Dupont, comment vous, homme de bon sens, d'expérience et d'intelligence, allez-vous croire à ces sornettes?… Un jésuite! est-ce qu'il y a des jésuites? dans ce temps-ci surtout… pouvez-vous croire à ces histoires de jacobins, à ces croquemitaines du vieux libéralisme? Allons donc, je parie que vous aurez lu cela… dans le Constitutionnel!

— Pourtant, monsieur… on dit…

— Mon Dieu… on dit tant de choses… Mais des hommes sages, des hommes éclairés comme vous, ne s'inquiètent pas des _on dit, _ils s'occupent avant tout de faire leurs petites affaires sans nuire à personne, ils ne sacrifient pas à des niaiseries une bonne place qui assure leur existence jusqu'à la fin de leurs jours; car, franchement, si vous ne parveniez pas à faire préférer mon protégé par Mme de la Sainte-Colombe, je vous déclare, à regret, que vous ne resteriez pas régisseur ici.

— Mais, monsieur, dit le pauvre Dupont, ce ne sera pas ma faute si cette dame, entendant vanter l'autre curé, le préfère à votre protégé.

— Oui; mais si, au contraire, des personnes habitant depuis longtemps le pays… des personnes dignes de toute confiance… et qu'elle verrait chaque jour… disaient à Mme de la Sainte-Colombe beaucoup de bien de mon protégé, et un mal affreux de l'autre desservant, elle préférerait mon protégé, et vous resteriez régisseur.

— Mais, monsieur… c'est de la calomnie… cela!… s'écria
Dupont.

— Ah! mon cher monsieur Dupont, dit M. Rodin d'un air affligé et d'un ton d'affectueux reproche; comment pouvez-vous me croire capable de vous donner un si vilain conseil? C'est une simple supposition que je fais. Vous désirez rester régisseur de cette terre, je vous en offre le moyen certain… c'est à vous de vous consulter et d'aviser.

— Mais, monsieur…

— Un mot encore… ou plutôt encore une condition. Celle-là est aussi importante que l'autre… On a vu malheureusement des ministres du Seigneur abuser de l'âge et de la faiblesse d'esprit de leurs pénitentes pour se faire indirectement avantager, eux… ou d'autres personnes; je crois notre protégé incapable d'une telle bassesse. Cependant, pour mettre à couvert ma responsabilité, et surtout… la vôtre… puisque vous auriez contribué à faire agréer ma créature, je désire que deux fois par semaine vous m'écriviez dans les plus grands détails tout ce que vous aurez remarqué dans le caractère, les habitudes, les relations, les lectures mêmes de Mme de Sainte-Colombe; car, voyez-vous, l'influence d'un directeur se révèle dans tout l'ensemble de la vie, et je désire être complètement édifié sur la conduite de mon protégé sans qu'il s'en doute… De sorte que si vous étiez frappé de quelque chose qui vous parût blâmable, j'en serais aussitôt instruit par votre correspondance hebdomadaire très détaillée.

— Mais, monsieur, c'est de l'espionnage!… s'écria le malheureux régisseur.

— Ah! mon cher monsieur Dupont… pouvez-vous flétrir ainsi l'un des plus doux, des plus saints penchants de l'homme… la confiance… car je ne vous demande rien autre chose… que de m'écrire en confiance tout ce qui se passera ici dans les moindres détails… À ces deux conditions, inséparables l'une de l'autre, vous restez régisseur… sinon j'aurais la douleur… le regret d'être forcé d'en faire donner un autre à Mme de Sainte-Colombe.

— Monsieur, je vous en conjure, dit Dupont avec émotion, soyez généreux sans condition… Moi et ma femme nous n'avons que cette place pour vivre, et nous sommes trop vieux pour en trouver une autre… Ne mettez pas une probité de quarante ans aux prises avec la peur et la misère, qui est si mauvaise conseillère.

— Mon cher monsieur Dupont, vous êtes un grand enfant, réfléchissez. Dans huit jours vous me rendrez réponse…

— Ah! monsieur, par pitié!!!

Cet entretien fut interrompu par un bruit retentissant que répétèrent bientôt les échos des falaises.

À peine avait-il parlé que le même bruit se répéta encore avec plus de sonorité.

— Le canon!… s'écria Dupont en se levant; c'est le canon, c'est sans doute un navire qui demande du secours, ou qui appelle un pilote.

— Mon ami, dit la femme du régisseur en entrant brusquement, de la terrasse on voit en mer un bateau à vapeur et un bâtiment à voiles presque entièrement démâté… les vagues les poussent à la côte; le trois-mâts tire le canon de détresse… Il est perdu.

— Ah! c'est terrible!… et ne pouvant rien, rien qu'assister à un naufrage, s'écria le régisseur en prenant son chapeau et se préparant à sortir.

— N'y a-t-il donc aucun secours à donner à ces bâtiments? demanda
M. Rodin.

— Du secours!… S'ils sont entraînés sur ces récifs… aucune puissance humaine ne pourra les sauver; depuis l'équinoxe, deux navires se sont déjà perdus sur cette côte.

— Perdus… corps et biens! Ah! c'est affreux, dit M. Rodin.

— Par cette tempête, il reste malheureusement aux passagers peu de chances de salut; il n'importe, dit le régisseur en s'adressant à sa femme; je cours sur les falaises, avec les gens de la ferme, essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux: fais faire grand feu dans plusieurs chambres… prépare du linge, des vêtements, des cordiaux… Je n'ose espérer un sauvetage… mais enfin il faut tenter… Venez-vous avec moi, monsieur Rodin?

— Je m'en ferais un devoir, si je pouvais être bon à quelque chose; mais mon âge, ma faiblesse… me rendent de bien peu de secours, dit Rodin, qui ne se souciait nullement d'affronter la tempête. Madame votre femme voudra bien m'enseigner où est la chambre verte, j'y prendrai les objets que je viens chercher, et je repartirai à l'instant pour Paris, car je suis très pressé.

— Soit, monsieur; Catherine va vous conduire. Et toi, fais sonner la grosse cloche… dit le régisseur à sa servante; que tous les gens de la ferme viennent me retrouver au pied des falaises avec des cordes et des leviers.

— Oui, mon ami; mais ne t'expose pas.

— Embrasse-moi, ça me portera bonheur, dit le régisseur. Puis il sortit en courant et en disant:

— Vite… vite, à cette heure il ne reste peut-être pas une planche des navires!

— Ma chère madame, auriez-vous l'obligeance de me conduire à la chambre verte? dit Rodin toujours impassible.

— Veuillez me suivre, monsieur, dit Catherine en essuyant ses larmes, car elle tremblait pour le sort de son mari, dont elle connaissait le courage.

II. La tempête.

La mer est affreuse… Des lames immenses, d'un vert sombre marbré d'écume blanche dessinent leurs ondulations, tour à tour hautes et profondes, sur une large bande de lumière rouge qui s'étend à l'horizon. Au-dessus s'entassaient de lourdes masses de nuages d'un noir bitumineux; chassées par la violence du vent, quelques folles nuées d'un gris rougeâtre courent sur ce ciel lugubre. Le pâle soleil d'hiver, avant de disparaître au milieu des grands nuages derrière lesquels il monte lentement, jetant quelques reflets obliques sur la mer en tourmente, dore çà et là les crêtes transparentes des vagues les plus élevées.

Une ceinture d'écume neigeuse bouillonne et tourbillonne à perte de vue sur les récifs dont cette côte âpre et dangereuse est hérissée. Au loin, à mi-côte d'un promontoire de roches, assez avancé dans la mer, s'élève le château de Cardoville; un rayon de soleil fait flamboyer ses vitres. Ses murailles de briques et ses toits d'ardoise aigus se dressent au milieu de ce ciel chargé de vapeurs. Un grand navire désemparé, ne naviguant plus que sous des lambeaux de voile fixés à des tronçons de mât, dérive vers la côte. Tantôt il roule sur la croupe monstrueuse des vagues, tantôt il plonge au fond de leurs abîmes.

Un éclair brille… il est suivi d'un bruit sourd à peine perceptible au milieu du fracas de la tempête. Ce coup de canon est le dernier signal de détresse de ce bâtiment, qui se perd et court malgré lui sur la côte. À ce moment, un bateau à vapeur, surmonté de son panache de noire fumée, venait de l'est et allait vers l'ouest; faisant tous ses efforts pour se maintenir éloigné de la côte, il laissait les récifs à sa gauche. Le navire démâté devait, d'un instant à l'autre, passer à l'avant du bateau à vapeur, en courant sur les roches où le poussaient le vent et la marée.

Tout à coup un violent coup de mer coucha le bateau à vapeur sur le flanc: la vague énorme, furieuse, s'abattit sur le pont; en une seconde la cheminée fut renversée, le tambour brisé, une des roues de la machine mise hors de service… une seconde lame, succédant à la première, prit encore le bâtiment par le travers, et augmenta tellement les avaries, que, ne gouvernant plus, il alla bientôt à la côte… dans la même direction que le trois-mâts. Mais celui- ci, quoique plus éloigné des récifs, offrant au vent et à la mer une plus grande surface que le bateau à vapeur, le gagnait de vitesse dans leur dérive commune, et il s'en rapprocha bientôt assez pour qu'il y eût à craindre un abordage entre les deux bâtiments… nouveau danger ajouté à toutes les horreurs d'un naufrage alors certain.

Le trois-mâts, navire anglais, nommé le Black-Eagle, venait d'Alexandrie, d'où il amenait des passagers qui, arrivés de l'Inde et de Java par la mer Rouge sur le bateau à vapeur le Ruyter, avaient quitté ce bâtiment pour traverser l'isthme de Suez. Le Black-Eagle, en sortant du détroit de Gibraltar, avait été relâcher aux Açores, d'où il arrivait alors… Il faisait voile pour Portsmouth lorsqu'il fut assailli par le vent du nord-ouest qui régnait alors dans la Manche.

Le bateau à vapeur, nommé le Guillaume-Tell, arrivait d'Allemagne, par l'Elbe; après avoir passé à Hambourg, il se dirigeait vers le Havre.

Ces deux bâtiments, jouets de lames énormes, poussés par la tempête, entraînés par la marée, couraient sur les récifs avec une effrayante rapidité. Le pont de chaque navire offrait un spectacle terrible; la mort de tous les passagers paraissait certaine, car une mer affreuse se brisait sur des roches vives au pied d'une falaise à pic.

Le capitaine du Black-Eagle, debout à l'arrière, se tenant sur un débris de mâture, donnait dans cette extrémité terrible ses derniers ordres avec un courageux sang-froid. Les embarcations avaient été enlevées par les lames. Il ne fallait pas songer à mettre la chaloupe à flot; la seule chance de salut, dans le cas où le navire ne se briserait pas tout d'abord en touchant le banc de roches, était d'établir, au moyen d'un câble porté sur les roches, un va-et-vient, sorte de communication des plus dangereuses entre la terre et les débris d'un navire.

Le pont était couvert de passagers dont les cris et l'épouvante augmentaient encore la confusion générale. Les uns, frappés de stupeur, cramponnés aux râteliers des haubans, attendaient la mort avec une insensibilité stupide; d'autres se tordaient les mains avec désespoir, ou se roulaient sur le pont en poussant des imprécations terribles.

Ici, des femmes priaient agenouillées; d'autres cachaient leur figure dans leurs mains, comme pour ne pas voir les sinistres approches de la mort; une jeune mère, pâle comme un spectre, tenant son enfant étroitement serré contre son sein, allait, suppliante, d'un matelot à l'autre, offrant à qui se chargerait de son fils une bourse pleine d'or et des bijoux qu'elle venait d'aller chercher.

Ces cris, ces frayeurs, ces larmes contrastaient avec la résignation sombre et taciturne des marins.

Reconnaissant l'imminence d'un danger aussi effrayant qu'inévitable, les uns, se dépouillant d'une partie de leurs vêtements, attendaient le moment de tenter un dernier effort pour disputer leur vie à la fureur des vagues; d'autres, renonçant à tout espoir, bravaient la mort avec une indifférence stoïque.

Çà et là des épisodes touchants ou terribles se dessinaient, si cela peut se dire, sur un fond de sombre et morne désespoir.

Un jeune homme de dix-huit à vingt ans environ, aux cheveux noirs et brillants, au teint cuivré, aux traits d'une régularité, d'une beauté parfaites, contemplait cette scène de désolation et de terreur avec ce calme triste, particulier à ceux qui ont souvent bravé de grands périls; enveloppé d'un manteau, le dos appuyé aux bastingages, il arc-boutait ses pieds sur une des pièces de bois de la drome.

Tout à coup, la malheureuse mère, qui, son enfant dans ses bras, et de l'or dans sa main, s'était déjà en vain adressée à quelques matelots pour les supplier de sauver son fils, avisant le jeune homme au teint cuivré, se jeta à ses genoux et lui tendit son enfant avec un élan de désespoir inexprimable…

Le jeune homme le prit, secoua tristement la tête en montrant les vagues furieuses à cette femme éplorée… mais d'un geste expressif il sembla lui promettre d'essayer de le sauver…

Alors la jeune mère, dans une folle ivresse d'espoir, se mit à baigner de larmes les mains du jeune homme au teint cuivré.

Plus loin, un autre passager du Black-Eagle paraissait animé de la pitié la plus active. On lui eût donné vingt-cinq ans à peine. De longs cheveux blonds et bouclés flottaient autour de sa figure angélique. Il portait une soutane noire et un rabat blanc. S'attachant aux plus désespérés, allant de l'un à l'autre, il leur disait de pieuses paroles d'espérance ou de résignation; à l'entendre consoler ceux-ci, encourager ceux-là, dans un langage rempli d'onction, de tendresse et d'ineffable charité, on l'eût dit étranger ou indifférent aux périls qu'il partageait. Sur cette suave et belle figure, on lisait une intrépidité froide et sainte, un religieux détachement de toute pensée terrestre; de temps à autre, il levait ses grands yeux bleus rayonnant de reconnaissance, d'amour et de sérénité, comme pour remercier Dieu de l'avoir mis à une de ces épreuves formidables où l'homme, rempli de coeur et de bravoure, peut se dévouer pour ses frères, et, sinon les sauver tous, du moins mourir avec eux en leur montrant le ciel… Enfin on eût dit un ange envoyé par le Créateur pour rendre moins cruels les coups d'une inexorable fatalité…

Opposition bizarre! non loin de ce jeune homme beau comme un archange, on voyait un être qui ressemblait au démon du mal.

Hardiment monté sur le tronçon du mât de beaupré, où il se tenait à l'aide de quelques débris de cordages, cet homme dominait la scène terrible qui se passait sur le pont. Une joie sinistre, sauvage, éclatait sur son front jaune et mat, teinte particulière aux gens issus d'un blanc et d'une créole métisse; il ne portait qu'une chemise et un caleçon de toile; à son cou était suspendu par un cordon un rouleau de fer-blanc, pareil à celui dont se servent les soldats pour serrer leur congé.

Plus le danger augmentait, plus le trois-mâts menaçait d'être jeté sur les récifs ou d'aborder le bateau à vapeur, dont il approchait rapidement (abordage terrible, qui devait faire sombrer les deux bâtiments avant même qu'ils eussent échoué au milieu des roches), plus la joie infernale de ce passager se révélait par d'effrayants transports. Il semblait hâter avec une féroce impatience l'oeuvre de destruction qui allait s'accomplir.

À le voir ainsi se repaître avidement de toutes les angoisses, de toutes les terreurs, de tous les désespoirs qui s'agitaient devant lui, on l'eût pris pour l'apôtre de l'une de ces divinités qui, dans les pays barbares, président au meurtre et au carnage.

Bientôt le Black-Eagle, poussé par le vent et par des vagues énormes, arriva si près du Guillaume-Tell, que de ce bâtiment l'on pouvait distinguer les passagers rassemblés sur le pont du bateau à vapeur, aussi presque désemparé. Ses passagers n'étaient plus qu'en petit nombre. Le coup de mer, en emportant le tambour et en brisant une des roues de la machine, avait aussi emporté presque tout le plat-bord du même côté; les vagues, entrant à chaque instant par cette large brèche, balayaient le pont avec une violence irrésistible, et chaque fois enlevaient quelque victime.

Parmi les passagers, qui semblaient n'avoir échappé que pour être broyés contre les rochers ou écrasés sous le choc des deux navires, dont la rencontre devenait de plus en plus imminente, un groupe était surtout digne du plus tendre, du plus douloureux intérêt.

Réfugié à l'arrière, un grand vieillard au front chauve, à la moustache grise, avait enroulé autour de son corps un bout de cordage, et, ainsi solidement amarré le long de la muraille du navire, il enlaçait de ses bras et serrait avec force contre sa poitrine deux jeunes filles de quinze à seize ans, à demi enveloppées dans une pelisse de peau de renne… Un grand chien fauve, ruisselant d'eau et aboyant avec fureur contre les lames, était à leurs pieds.

Ces jeunes filles, entourées du bras du vieillard, se pressaient encore l'une contre l'autre; mais, loin de s'égarer autour d'elles avec épouvante, leurs yeux se levaient vers le ciel, comme si, pleines d'une espérance ingénue, elles se fussent attendues à être sauvées par l'intervention d'une puissance surnaturelle.

Un épouvantable cri d'horreur, de désespoir, poussé à la fois par tous les passagers des deux navires, retentit tout à coup au- dessus du fracas de la tempête.

Au moment où, plongeant profondément entre deux lames, le bateau à vapeur offrait son travers à l'avant du trois-mâts, celui-ci, enlevé à une hauteur prodigieuse par une montagne d'eau, se trouva pour ainsi dire suspendu au-dessus du Guillaume-Tell pendant la seconde qui précéda le choc de ces deux bâtiments…

Il est de ces spectacles d'une horreur sublime… impossibles à rendre. Mais, durant ces catastrophes promptes comme la pensée, on surprend parfois des tableaux si rapides, que l'on croirait les avoir aperçus à la lueur d'un éclair.

Ainsi, lorsque le_ Black-Eagle_, soulevé par les flots, allait s'abattre sur le Guillaume-Tell, le jeune homme à figure d'archange, aux cheveux blonds flottants, se tenait debout à l'avant du trois-mâts, prêt à se précipiter à la mer pour sauver quelque victime…

Tout à coup il aperçut à bord du bateau à vapeur, qu'il dominait de toute l'élévation d'une vague immense, il aperçut les deux jeunes filles étendant vers lui leurs bras suppliants… Elles semblaient le reconnaître et le contemplaient avec une sorte d'extase, d'adoration religieuse!

Pendant une seconde, malgré le fracas de la tempête, malgré l'approche du naufrage, les regards de ces trois êtres se rencontrèrent…

Les traits du jeune homme exprimèrent alors une commisération subite, profonde; car les deux jeunes filles, les mains jointes, l'imploraient comme un sauveur attendu…

Le vieillard, renversé par la chute d'un bordage, gisait sur le pont.

Bientôt tout disparut. Une effrayante masse d'eau lança impétueusement le_ Black-Eagle_ sur le Guillaume-Tell au milieu d'un nuage d'écume bouillonnante.

À l'effroyable écrasement de ces deux masses de bois et de fer, qui, broyées l'une contre l'autre, sombrèrent aussitôt, se joignit seulement un grand cri… un cri d'agonie et de mort… un seul cri poussé par cent créatures humaines s'abîmant à la fois dans les flots…

Et puis l'on ne vit plus rien.

Quelques moments après, dans le creux ou sur la cime des vagues… on put apercevoir les débris des deux bâtiments; et çà et là, les bras crispés, la figure livide et désespérée de quelques malheureux tâchant de gagner les récifs de la côte au risque d'y être écrasés sous le choc des lames qui s'y brisaient avec fureur.

III. Les naufragés.

Pendant que le régisseur était allé sur le bord de la mer pour porter secours à ceux des passagers qui auraient pu échapper à un naufrage inévitable, M. Rodin, conduit par Catherine à la chambre verte, y avait pris les objets qu'il devait rapporter à Paris.

Après deux heures passées dans cette chambre, fort indifférent au sauvetage qui préoccupait les habitants du château, Rodin revint dans la pièce occupée par le régisseur, pièce qui aboutissait à une longue galerie.

Lorsqu'il y entra, il n'y trouva personne; il tenait sous son bras une petite cassette de bois des îles, garnie de fermoirs en argent noircis par les années. Sa redingote, à demi boutonnée, laissait voir la partie supérieure d'un grand portefeuille de maroquin rouge placé dans sa poche de côté. M. Rodin demeura pensif pendant quelques minutes; l'entrée de Mme Dupont, qui s'occupait avec zèle de tous les préparatifs de secours, l'interrompit dans ses réflexions.

— Maintenant, dit Mme Dupont à une servante, faites du feu dans la pièce voisine, mettez là ce vin chaud: M. Dupont peut rentrer d'un moment à l'autre.

— Eh bien, ma chère madame, lui dit Rodin, espère-t-on sauver quelqu'un de ces malheureux?

— Hélas! monsieur… je l'ignore; voilà près de deux heures que mon mari est parti… Je suis dans une inquiétude mortelle; il est si courageux, si imprudent, une fois qu'il s'agit d'être utile…

— Courageux… jusqu'à l'imprudence, se dit Rodin avec impatience… Je n'aime pas cela.

— Enfin, reprit Catherine, je viens de faire mettre ici à côté du linge bien chaud… des cordiaux… Pourvu que cela, mon Dieu! serve à quelque chose!

— Il faut toujours l'espérer, ma chère madame. J'ai bien regretté que mon âge, ma faiblesse, ne m'aient pas permis de me joindre à votre excellent mari… Je regrette aussi de ne pouvoir attendre pour savoir l'issue de ses efforts, et l'en féliciter s'ils sont heureux… car je suis malheureusement forcé de repartir… mes moments sont comptés. Je vous serai très obligé de faire atteler mon cabriolet.

— Oui, monsieur… j'y vais aller.

— Un mot… ma chère, ma bonne madame Dupont… vous êtes une femme de tête et d'excellent conseil… J'ai mis votre mari à même de garder, s'il le veut, la place de régisseur de cette terre.

— Il serait possible! Que de reconnaissance! Sans cette place, vieux comme nous sommes, nous ne saurions que devenir!

— J'ai seulement mis à cette promesse… deux conditions… des misères… il vous expliquera cela.

— Ah! monsieur, vous êtes notre sauveur…

— Vous êtes trop bonne… Mais à deux petites conditions.

— Il y en aurait cent monsieur, que nous les accepterions. Jugez donc, monsieur… sans ressources… si nous n'avions pas cette place… sans ressources.

— Je compte donc sur vous; dans l'intérêt de votre mari, tâchez de le décider.

— Madame… madame! voilà monsieur qui arrive, dit une servante en accourant dans la chambre.

— Y a-t-il beaucoup de monde avec lui?

— Non, madame… il est seul…

— Seul? comment, seul?

— Oui, madame.

Quelques moments après, M. Dupont entrait dans la salle. Ses habits ruisselaient d'eau; pour maintenir son chapeau, malgré la tourmente, il l'avait fixé sur sa tête au moyen de sa cravate nouée en forme de mentonnière; ses guêtres étaient couvertes d'une boue crayeuse.

— Enfin, mon ami, te voilà! j'étais si inquiète! s'écria sa femme en l'embrassant tendrement.

— Jusqu'à présent… trois de sauvés.

— Dieu soit loué! mon cher monsieur Dupont, dit Rodin, au moins vos efforts n'auront pas été vains.

— Trois… seulement trois, mon Dieu! dit Catherine.

— Je ne te parle que de ceux que j'ai vus… près de la petite anse aux Goélands. Il faut espérer que dans les autres endroits de la côte un peu accessibles il y a eu d'autres sauvetages.

— Tu as raison… car heureusement la côte n'est pas partout également mauvaise.

— Et où sont ces intéressants naufragés, mon cher monsieur? demanda Rodin, qui ne pouvait s'empêcher de rester quelques instants de plus.

— Ils montent la falaise… soutenus par nos gens. Comme ils ne marchent guère vite, je suis accouru en avant pour rassurer ma femme et pour prendre quelques mesures nécessaires; d'abord, il faut tout de suite préparer des vêtements de femme.

— Il y a donc une femme parmi les personnes sauvées?

— Il y a deux jeunes filles… quinze ou seize ans, tout au plus… des enfants… et si jolies!

— Pauvres petites! dit M. Rodin avec componction.

— Celui à qui elles doivent la vie est avec elles… Oh! pour celui-là, on peut le dire, c'est un héros!…

— Un héros?

— Oui. Figure-toi…

— Tu me diras cela tout à l'heure. Passe donc au moins cette robe de chambre, qui est bien sèche, car tu es trempé d'eau… bois un peu de ce vin chaud… tiens.

— Ce n'est pas de refus, car je suis gelé… Je te disais donc que celui qui avait sauvé ces jeunes filles était un héros… le courage qu'il a montré est au-dessus de ce qu'on peut imaginer… Nous partons d'ici avec les hommes de la ferme, nous descendons le petit sentier à pic, et nous arrivons enfin au pied de la falaise… à la petite anse des Goélands, heureusement un peu abritée des lames par cinq ou six énormes blocs de roches assez avancés dans la mer. Au fond de l'anse… qu'est-ce que nous trouvons? les deux jeunes filles dont je te parle, évanouies, les pieds trempant dans l'eau, mais adossées à une roche, comme si elles eussent été placées là après avoir été retirées de la mer.

— Chers enfants… c'est à fendre le coeur, dit M. Rodin en portant, selon son habitude, le bout de son petit doigt gauche à l'angle de son oeil droit pour y essuyer une larme qui s'y montrait rarement.

— Ce qui m'a frappé, c'est qu'elles se ressemblaient tellement, dit le régisseur, qu'il faut certainement l'habitude de les voir pour les reconnaître…

— Deux jumelles sans doute, dit Mme Dupont.

— L'une de ces pauvres jeunes filles, reprit le régisseur, tenait entre ses deux mains jointes une petite médaille en bronze, qui était suspendue à son cou par une chaînette de même métal.

M. Rodin se tenait ordinairement très voûté. À ces derniers mots du régisseur, il se redressa brusquement, une légère rougeur colora ses joues livides… pour tout autre, ces symptômes eussent paru assez insignifiants; mais chez M. Rodin, habitué depuis longues années à contraindre, à dissimuler toutes ses émotions, ils annonçaient une profonde stupeur; s'approchant du régisseur, il lui dit d'une voix légèrement altérée, mais de l'air le plus indifférent du monde:

— C'était sans doute une pieuse relique… Vous n'avez pas vu ce qu'il y avait sur cette médaille?

— Non, monsieur… je n'y ai pas songé.

— Et ces deux jeunes filles se ressemblaient… beaucoup… dites-vous?

— Oui, monsieur… à s'y méprendre… Probablement elles sont orphelines, car elles sont vêtues de deuil…

— Ah!… elles sont vêtues de deuil… dit M. Rodin avec un nouveau mouvement.

— Hélas! si jeunes et orphelines! reprit Mme Dupont en essuyant ses larmes.

— Comme elles étaient évanouies… nous les transportions plus loin, dans un endroit où le sable était bien sec… Pendant que nous nous occupions de ce soin, nous voyons paraître la tête d'un homme au-dessous d'une roche; il essayait de la gravir en s'y cramponnant d'une main; on court à lui, et bien heureusement encore! car ses forces étaient à bout: il est tombé épuisé entre les mains de nos hommes. C'est de lui que je te disais: c'est un héros, car, non content d'avoir sauvé les deux jeunes filles avec un courage admirable, il avait encore voulu tenter de sauver une troisième personne, et il était retourné au milieu des rochers battus par la mer… mais ses forces étaient à bout, et, sans nos hommes, il aurait été bien certainement enlevé des roches auxquelles il se cramponnait.

— Tu as raison, c'est un fier courage…

M. Rodin, la tête baissée sur sa poitrine, semblait étranger à la conversation; sa consternation, sa stupeur augmentaient avec la réflexion: les deux jeunes filles qu'on venait de sauver avaient quinze ans; elles étaient vêtues de deuil; elles se ressemblaient à s'y méprendre; l'une portait au cou une médaille de bronze: il n'en pouvait plus douter, il s'agissait des filles du général Simon. Comment les deux soeurs étaient-elles au nombre des naufragés? Comment étaient-elles sorties de la prison de Leipzig? Comment n'en avait-il pas été instruit? S'étaient-elles évadées? Avaient-elles été mises en liberté? Comment n'en avait-il pas été averti? Ces pensées secondaires, qui se présentaient en foule à l'esprit de M. Rodin, s'effaçaient devant ce fait: «Les filles du général Simon étaient là.» Sa trame, laborieusement ourdie, était anéantie.

— Quand je te parle du sauveur de ces deux jeunes filles, reprit le régisseur en s'adressant à sa femme et sans remarquer la préoccupation de M. Rodin, tu t'attends peut-être, d'après cela, à voir un hercule; et bien! tu n'y est pas… c'est presque un enfant, tant il a l'air jeune, avec sa jolie figure douce et ses grands cheveux blonds… Enfin, je lui ai laissé un manteau, car il n'avait que sa chemise et une culotte courte noire avec des bas de laine noirs aussi… ce qui m'a semblé singulier.

— C'est vrai, les marins ne sont guère habillés de la sorte.

— Du reste, quoique le navire où il était fût anglais, je crois que mon héros est Français, car il parle notre langue comme toi et moi… Ce qui m'a fait venir les larmes aux yeux, c'est quand les jeunes filles sont revenues à elles… En le voyant, elles se sont jetées à ses genoux; elles avaient l'air de le regarder avec religion et de le remercier comme on prie Dieu… Puis après, elles ont jeté les yeux autour d'elles comme si elles avaient cherché quelqu'un; elles se sont dit quelques mots, et ont éclaté en sanglots en se jetant dans les bras l'une de l'autre.

— Quel sinistre, mon Dieu! combien de victimes il doit y avoir!

— Quand nous avons quitté les falaises, la mer avait déjà rejeté sept cadavres… des débris, des caisses… J'ai fait prévenir les douaniers garde-côtes… Ils resteront là toute la journée pour veiller; et si, comme je l'espère, d'autres naufragés échappent, on les enverrait ici… Mais, écoute donc, on dirait un bruit de voix… Oui, ce sont nos naufragés.

Et le régisseur et sa femme coururent à la porte de la salle, qui s'ouvrait sur une longue galerie, pendant que M. Rodin, rongeant convulsivement ses ongles plats, attendait avec une inquiétude courroucée l'arrivée des naufragés; un tableau touchant s'offrit à sa vue.

Du fond de cette galerie, assez sombre et seulement percée d'un côté de plusieurs fenêtres en ogive, trois personnes conduites par un paysan s'avançaient lentement. Ce groupe se composait de deux jeunes filles et de l'homme intrépide à qui elles devaient la vie… Rose et Blanche étaient à droite et à gauche de leur sauveur, qui, marchant avec beaucoup de peine, s'appuyait légèrement sur leurs bras. Quoiqu'il eût vingt-cinq ans accomplis, la figure juvénile de cet homme n'annonçait pas cet âge; ses longs cheveux blond cendré, séparés au milieu de son front, tombaient lisses et humides sur le collet d'un ample manteau brun dont on l'avait couvert. Il serait difficile de rendre l'adorable bonté de cette pâle et douce figure, aussi pure que ce que le pinceau de Raphaël a produit de plus idéal; car seul ce divin artiste aurait pu rendre la grâce mélancolique de ce visage enchanteur, la sérénité de son regard céleste, limpide et bleu comme celui d'un archange… ou d'un martyr monté au ciel. Oui, d'un martyr, car une sanglante auréole ceignait déjà cette tête charmante…

Chose douloureuse à voir… au-dessus de ses sourcils blonds, et rendus par le froid d'un coloris plus vif, une étroite cicatrice, qui datait de plusieurs mois, semblait entourer son beau front d'un cordon de pourpre; chose plus triste encore, ses mains avaient été cruellement transpercées par un crucifiement; ses pieds avaient subi la même mutilation… et s'il marchait avec tant de peine, c'est que ses blessures venaient de se rouvrir sur les rochers aigus où il avait couru pendant le sauvetage.

Ce jeune homme était Gabriel, prêtre attaché aux missions étrangères et fils adoptif de la femme de Dagobert. Gabriel était prêtre et martyr… car, de nos jours, il y a encore des martyrs… comme du temps où les Césars livraient les premiers chrétiens aux lions et aux tigres du Cirque; car de nos jours, des enfants du peuple, c'est presque toujours chez lui que se recrutent les dévouements héroïques et désintéressés, des enfants du peuple, poussés par une vocation respectable, comme ce qui est courageux et sincère, s'en vont dans toutes les parties du monde tenter de propager leur foi, et braver la torture, la mort, avec une bienveillance ingénue. Combien d'eux, victimes de barbares, ont péri, obscurs et ignorés, au milieu des solitudes des deux mondes! Et pour ces simples soldats de la croix, qui n'ont que leur croyance et que leur intrépidité, jamais au retour (et ils reviennent rarement), jamais de fructueuses et somptueuses dignités ecclésiastiques. Jamais la pourpre ou la mitre ne cachent leur front cicatrisé, leurs membres mutilés: comme le plus grand nombre des soldats du drapeau, ils meurent oubliés…[8]

Dans leur reconnaissance ingénue, les filles du général Simon, une fois revenues à elles après le naufrage, et se trouvant en état de gravir les rochers, n'avaient voulu laisser à personne le soin de soutenir la démarche chancelante de celui qui venait de les arracher à une mort certaine.

Les vêtements noirs de Rose et de Blanche ruisselaient d'eau; leur figure, d'une grande pâleur, exprimait une douleur profonde; des larmes récentes sillonnaient leurs joues; les yeux mornes, baissés, tremblantes d'émotion et de froid, les orphelines songeaient avec désespoir qu'elles ne reverraient plus Dagobert, leur guide, leur ami… car c'était à lui que Gabriel avait tendu en vain une main secourable pour l'aider à gravir les rochers; malheureusement les forces leur avaient manqué à tous deux… et le soldat s'était vu emporter par le retrait d'une lame.

La vue de Gabriel fut un nouveau sujet de surprise pour Rodin, qui s'était retiré à l'écart, afin de tout examiner; mais cette surprise était si heureuse… il éprouva tant de joie de voir le missionnaire sauvé d'une mort certaine, que la cruelle impression qu'il avait ressentie à la vue des filles du général Simon s'adoucit un peu. (On n'a pas oublié qu'il fallait pour les projets de M. Rodin que Gabriel fût à Paris le 13 février.)

Le régisseur et sa femme, tendrement émus à l'aspect des orphelines, s'approchèrent d'elles avec empressement.

— Monsieur… monsieur… bonne nouvelle, s'écria un garçon de ferme en entrant. Encore deux naufragés de sauvés!

— Dieu soit loué! Dieu soit béni! dit le missionnaire.

— Où sont-ils? demanda le régisseur en se dirigeant vers la porte.

— Il y en a un qui peut marcher… il me suit avec Justin, qui l'amène… L'autre a été blessé contre les rochers, on le transporte ici sur un brancard fait de branches d'arbres…

— Je cours le faire placer dans la salle basse, dit le régisseur en sortant; toi, ma femme, occupe-toi de ces jeunes demoiselles.

— Et le naufragé qui peut marcher… où est-il? demanda la femme du régisseur…

— Le voilà, dit le paysan en montrant quelqu'un qui s'avançait assez rapidement du fond de la galerie. Dès qu'il a su que les deux jeunes demoiselles que l'on a sauvées étaient ici, quoiqu'il soit vieux et blessé à la tête, il a fait de si grandes enjambées que c'est tout au plus si j'ai pu le devancer.

Le paysan avait à peine prononcé ces paroles, que Rose et Blanche, se levant par un mouvement spontané, s'étaient précipitées vers la porte. Elles y arrivèrent en même temps que Dagobert. Le soldat, incapable de prononcer une parole, tomba à genoux sur le seuil en tendant ses bras aux filles du général Simon, pendant que Rabat- Joie, courant à elles, leur léchait les mains. Mais l'émotion était trop violente pour Dagobert; lorsqu'il eut serré entre ses bras les orphelines, sa tête se pencha en arrière, et il fut tombé à la renverse sans les soins des paysans. Malgré les observations de la femme du régisseur sur leur faiblesse et sur leur émotion, les deux jeunes filles voulurent accompagner Dagobert évanoui, que l'on transporta dans une chambre voisine.

À la vue du soldat, la figure de M. Rodin s'était violemment contractée, car jusqu'alors il avait cru à la mort du guide des filles du général Simon.

Le missionnaire, accablé de fatigue, s'appuyait sur une chaise et n'avait pas encore aperçu Rodin.

Un nouveau personnage, un homme au teint jaune et mat, entra dans cette chambre, accompagné d'un paysan qui lui indiqua Gabriel. L'homme au teint jaune, à qui on avait prêté une blouse et un pantalon de paysan, s'approcha du missionnaire, et lui dit en français, mais avec un accent étranger:

— Le prince Djalma vient d'être transporté tout à l'heure ici.
Son premier mot a été pour vous appeler.

— Que dit cet homme? s'écria Rodin en s'avançant vers Gabriel.

— Monsieur Rodin! s'écria le missionnaire en reculant de surprise.

— Monsieur Rodin! s'écria l'autre naufragé; et, de ce moment, son oeil ne quitta plus le correspondant de Josué.

— Vous ici, monsieur! dit Gabriel en s'approchant de Rodin avec une déférence mêlée de crainte.

— Que vous a dit cet homme? répéta Rodin d'une voix altérée. N'a- t-il pas prononcé le nom du prince Djalma?

— Oui, monsieur; le prince Djalma est un des passagers du vaisseau anglais qui venait d'Alexandrie et sur lequel nous avons naufragé… Ce navire avait relâché aux Açores, où je me trouvais; le bâtiment qui m'amenait de Charlestown ayant été obligé de rester dans cette île à cause de grandes avaries, je me suis embarqué sur le Black-Eagle, où se trouvait le prince Djalma. Nous allions à Portsmouth; de là, mon intention était de revenir en France.

Rodin ne songeait pas à interrompre Gabriel; cette nouvelle secousse paralysait sa pensée. Enfin, comme un homme qui tente un dernier effort, quoiqu'il en sache d'avance la vanité, il ajouta:

— Et savez-vous quel est ce prince Djalma?

— C'est un homme aussi bon que brave… le fils d'un roi dépouillé de son territoire par les Anglais. Puis, se tournant vers l'autre naufragé, le missionnaire lui dit avec intérêt:

— Comment va le prince? Ses blessures sont-elles dangereuses?

— Ce sont des contusions très violentes, mais qui ne seront pas mortelles, dit l'autre.

— Dieu soit loué! dit le missionnaire en s'adressant à Rodin, voici, vous le voyez, encore un naufragé de sauvé.

— Tant mieux, répondit Rodin d'un ton impérieux et bref.

— Je vais aller auprès de lui, dit Gabriel avec soumission. Vous n'avez aucun ordre à me donner?…

— Serez-vous en état de partir… dans deux ou trois heures, malgré vos fatigues?

— S'il le faut… oui.

— Il le faut… vous partirez avec moi.

Gabriel s'inclina devant Rodin, qui tomba anéanti sur une chaise, pendant que le missionnaire sortait avec le paysan. L'homme au teint jaune était resté dans un coin de la chambre, inaperçu de Rodin. Cet homme était Faringhea, le métis, un des trois chefs des Étrangleurs, qui avait échappé aux poursuites des soldats dans les ruines de Tchandi; après avait tué Mahal le contrebandier, il lui avait volé les dépêches écrites par M. Josué Van Daël à Rodin, et la lettre grâce à laquelle le contrebandier devait être reçu comme passager à bord du Ruyter. Faringhea s'étant échappé de la cabane des ruines de Tchandi sans être vu de Djalma, celui-ci le retrouvant à bord après une évasion (que l'on expliquera plus tard), ignorant qu'il appartînt à la secte des Phansegars, l'avait traité pendant la traversée comme un compatriote.

Rodin, l'oeil fixe, hagard, le teint livide de rage muette, rongeant ses ongles jusqu'au vif, n'apercevait pas le métis qui, après s'être silencieusement approché de lui, lui mit familièrement la main sur l'épaule et lui dit:

— Vous vous appelez Rodin?

— Qu'est-ce? demanda celui-ci en tressaillant et en redressant brusquement la tête.

— Vous vous appelez Rodin? répéta Faringhea…

— Oui… que voulez-vous?

— Vous demeurez rue du Milieu-des-Ursins, à Paris?

— Oui… mais encore une fois, que voulez-vous?

— Rien… maintenant… frère… plus tard… beaucoup.

Et Faringhea, s'éloignant à pas lents, laissa Rodin effrayé; car cet homme qui ne tremblait devant rien, avait été frappé du sinistre regard et de la sombre physionomie de l'Étrangleur.

IV. Le départ pour Paris.

Le plus grand silence règne dans le château de Cardoville; la tempête s'est peu à peu calmée, l'on n'entend plus au loin que le sourd ressac des vagues qui s'abattent pesamment sur la côte.

Dagobert et les orphelines ont été établis dans des chambres chaudes et confortables au premier étage du château.

Djalma, trop grièvement blessé pour être transporté à l'étage supérieur, est resté dans une salle basse. Au moment du naufrage, une mère éplorée lui avait remis son enfant entre les bras. En vain il voulut tenter d'arracher cet infortuné à une mort certaine; ce dévouement a gêné ses mouvements et le jeune Indien a été presque brisé sur les roches. Faringhea, qui a su le convaincre de son affection, est resté auprès de lui à le veiller.

Gabriel, après avoir donné quelques consolations à Djalma, est remonté dans la chambre qui lui était destinée; fidèle à la promesse qu'il a faite à Rodin d'être prêt à partir au bout de deux heures, il n'a pas voulu se coucher: ses habits séchés, il s'est endormi dans un grand fauteuil à haut dossier, placé devant une cheminée où brûle un ardent brasier.

Cet appartement est situé auprès de ceux qui sont occupés par
Dagobert et par les deux soeurs.

Rabat-Joie, probablement sans aucune défiance dans un si honnête château, a quitté la porte de Rose et de Blanche pour venir se réchauffer et s'étendre devant le foyer au coin duquel le missionnaire est endormi. Rabat-Joie, son museau appuyé sur ses pattes allongées, jouit avec délices d'un parfait bien-être, après tant de traverses terrestres et maritimes! Nous ne saurions affirmer qu'il pense habituellement beaucoup au pauvre vieux Jovial, à moins qu'on ne prenne pour une marque de souvenir de sa part son irrésistible besoin de mordre tous les chevaux blancs qu'il avait rencontrés depuis la mort de son vénérable compagnon, lui jusqu'alors le plus inoffensif des chiens à l'endroit des chevaux de toute robe.

Au bout de quelques instants, une des portes qui donnaient dans cette chambre s'ouvrit, et les deux soeurs entrèrent timidement. Depuis quelques instants éveillées, reposées et habillées, elles ressentaient encore de l'inquiétude au sujet de Dagobert: quoique la femme du régisseur, après les avoir conduites dans leur chambre, fût ensuite revenue leur apprendre que le médecin du village ne trouvait aucune gravité dans l'état et dans la blessure du soldat, néanmoins elles sortaient de chez elles, espérant s'informer de lui auprès de quelqu'un du château.

Le haut dossier de l'antique fauteuil où dormait Gabriel le cachait complètement! mais les orphelines, voyant Rabat-Joie tranquillement couché au pied de ce fauteuil, crurent que Dagobert y sommeillait; elles s'avancèrent donc vers ce siège sur la pointe du pied. À leur grand étonnement, elles virent Gabriel endormi. Interdites, elles s'arrêtèrent immobiles, n'osant ni reculer ni avancer, de peur de l'éveiller. Les longs cheveux blonds du missionnaire, n'étant plus mouillés, frisant naturellement autour de son cou et de ses épaules, la pâleur de son teint ressortait sur le pourpre foncé du damas qui recouvrait le dossier du fauteuil. Le beau visage de Gabriel exprimait alors une mélancolie amère, soit qu'il fût sous l'impression d'un songe pénible, soit qu'il eût l'habitude de cacher de douloureux ressentiments dont l'expression se révélait à son insu pendant son sommeil; malgré cette apparence de tristesse navrante, ses traits conservaient leur caractère d'angélique douceur, d'un attrait inexprimable… car rien n'est plus touchant que la beauté qui souffre.

Les deux jeunes filles baissèrent les yeux, rougirent spontanément, et échangèrent un coup d'oeil un peu inquiet en se montrant du regard le missionnaire endormi.

— Il dort, ma soeur, dit Rose à voix basse.

— Tant mieux… répondit Blanche aussi à voix basse en faisant à
Rose un signe d'intelligence, nous pourrons le bien regarder…

— En venant de la mer ici avec lui, nous n'osions pas…

— Vois donc comme sa figure est douce!

— Il me semble que c'est bien lui que nous avons vu dans nos rêves…

— Disant qu'il nous protégerait.

— Et cette fois encore… il n'y a pas manqué.

— Mais, du moins, nous le voyons…

— Ce n'est pas comme dans la prison de Leipzig… pendant cette nuit si noire.

— Il nous a encore sauvées, cette fois.

— Sans lui… ce matin… nous périssions…

— Pourtant, ma soeur, dans nos rêves, il me semble que son visage était comme éclairé par une douce lumière.

— Oui… tu sais, il nous éblouissait presque.

— Et puis il n'avait pas l'air triste.

— C'est qu'alors, vois-tu, il venait du ciel, et maintenant il est sur terre…

— Ma soeur… est-ce qu'il avait alors autour du front cette cicatrice d'un rose vif?

— Oh! non, nous nous en serions bien aperçues.

— Et à ses mains… vois donc aussi ces cicatrices…

— Mais s'il a été blessé… ce n'est donc pas un archange?

— Pourquoi, ma soeur, s'il a reçu ces blessures en voulant empêcher le mal, ou en secourant des personnes qui, comme nous, allaient mourir?

— Tu as raison… s'il ne courait pas de dangers en venant au secours de ceux qu'il protège, ce serait moins beau…

— Comme c'est dommage qu'il n'ouvre pas les yeux…

— Son regard est si bon, si tendre!

— Pourquoi ne nous a-t-il rien dit de notre mère pendant la route?

— Nous n'étions pas seules avec lui… il n'aura pas voulu…

— Maintenant nous sommes seules…

— Si nous le priions, pour qu'il nous en parle… Et les orphelines s'interrogèrent du regard avec une naïveté charmante; leurs figures se coloraient d'un vif incarnat, et leur sein virginal palpitait doucement sous leur robe noire.

— Tu as raison… prions-le.

— Mon Dieu, ma soeur, comme notre coeur bat, dit Blanche, ne doutant pas avec raison que Rose ne ressentît tout ce qu'elle ressentait elle-même, et comme ce battement fait du bien! On dirait qu'il va nous arriver quelque chose d'heureux.

Les deux soeurs, après s'être approchées du fauteuil sur la pointe du pied, s'agenouillèrent les mains jointes, l'une à droite, l'autre à gauche du jeune prêtre. Ce fut un tableau charmant. Levant leurs adorables figures vers Gabriel, elles dirent tout bas, bien bas, d'une voix suave et fraîche comme leurs visages de quinze ans:

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