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Le juif errant - Tome I

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— Hélas! mon ami, que n'ai-je eu plus tôt un entretien pareil avec lui. Ce que je lui ai appris de l'abbé Dubois a éveillé ses soupçons; alors il m'a interrogée, ce cher enfant, sur bien des choses dont il ne m'avait jamais parlé jusque-là… Je lui ai ouvert mon coeur tout entier; lui aussi m'a ouvert le sien, et nous avons fait de tristes découvertes sur des personnes que nous avions toujours crues bien respectables… et qui pourtant nous avaient trompés à l'insu l'un de l'autre…

— Comment cela?

— Oui, on lui disait à lui, sous le sceau du secret, des choses censées venir de moi; et à moi, sous le sceau du secret, on me disait des choses comme venant de lui… Ainsi… il m'a avoué qu'il ne s'était pas d'abord senti de vocation pour être prêtre… Mais on lui a assuré que je ne croirais mon salut certain dans ce monde et dans l'autre que s'il entrait dans les ordres, parce que j'étais persuadée que le Seigneur me récompenserait de lui avoir donné un si excellent serviteur, et que pourtant je n'oserais jamais demander, à lui Gabriel, une pareille preuve d'attachement, quoique je l'eusse ramassé orphelin dans la rue et élevé comme mon fils à force de privations et de travail… Alors, que voulez- vous! le pauvre cher enfant, croyant combler tous mes voeux… s'est sacrifié. Il est entré au séminaire.

— Mais c'est horrible, dit Agricol, c'est une ruse infâme; et pour les prêtres qui s'en sont rendus coupables, c'est un mensonge sacrilège…

— Pendant ce temps-là, reprit Françoise, à moi, on me tenait un autre langage; on me disait que Gabriel avait la vocation, mais qu'il n'osait me l'avouer, de peur que je ne fusse jalouse à cause d'Agricol, qui, ne devant jamais être qu'un ouvrier, ne jouirait pas des avantages que la prêtrise assurait à Gabriel… Aussi, lorsqu'il m'a demandé la permission d'entrer au séminaire (cher enfant! il n'y entrait qu'à regret, mais il croyait me rendre heureuse), au lieu de le détourner de cette idée, je l'ai, au contraire, engagé de tout mon pouvoir à la suivre, l'assurant qu'il ne pouvait mieux faire, que cela me causait une grande joie… Dame… vous entendez bien! j'exagérais, tant je craignais qu'il ne me crût jalouse pour Agricol.

— Quelle odieuse machination! dit Agricol stupéfait. On spéculait d'une manière indigne sur votre dévouement mutuel; ainsi, dans l'encouragement presque forcé que tu donnais à sa résolution, Gabriel voyait, lui, l'expression de ton voeu le plus cher…

— Peu à peu, pourtant, comme Gabriel est le meilleur coeur qu'il y ait au monde, la vocation lui est venue. C'est tout simple: consoler ceux qui souffrent, se dévouer à ceux qui sont malheureux, il était né pour cela; aussi ne m'aurait-il jamais parlé du passé sans notre entretien de ce matin… Mais, alors, lui toujours si doux, si timide… je l'ai vu s'indigner… s'exaspérer surtout contre M. Rodin et une autre personne qu'il accuse… Il avait déjà contre eux, m'a-t-il dit, de sérieux griefs… mais ces découvertes comblaient la mesure.

À ces mots de Françoise, Dagobert fit un mouvement et porta vivement la main à son front comme pour rassembler ses souvenirs. Depuis quelques minutes il écoutait avec une surprise profonde et presque avec frayeur le récit de ces menées souterraines, conduites par une fourberie si habile et si profonde.

Françoise continua:

— Enfin… quand j'ai avoué à Gabriel que, par les conseils de M. l'abbé Dubois, mon confesseur, j'avais livré à une personne étrangère les enfants qu'on avait confiées à mon mari… les filles du général Simon… le cher enfant, hélas! bien à regret, m'a blâmée… non d'avoir voulu faire connaître à ces pauvres orphelines les douceurs de notre sainte religion, mais de ne pas avoir consulté mon mari, qui seul répondait devant Dieu et devant les hommes du dépôt qu'on lui avait confié… Gabriel a vivement censuré la conduite de M. l'abbé Dubois, qui m'avait donné, disait-il, des conseils mauvais et perfides; puis ensuite ce cher enfant m'a consolée avec sa douceur d'ange en m'engageant à venir tout te dire… Mon pauvre ami! il aurait bien voulu m'accompagner; car c'est à peine si j'osais penser à rentrer ici, tant j'étais désolée de mes torts envers toi; mais malheureusement Gabriel était retenu à son séminaire par des ordres très sévères de ses supérieurs; il n'a pu venir avec moi, et…

Dagobert interrompit brusquement sa femme: il semblait en proie à une grande agitation:

— Un mot, Françoise, dit-il, car, en vérité, au milieu de tant de soucis, de trames si noires et si diaboliques, la mémoire se perd, la tête s'égare… Tu m'as dit, le jour où les enfants ont disparu, qu'en recueillant Gabriel, tu avais trouvé à son cou une médaille de bronze, et dans sa poche un portefeuille rempli de papiers écrits en langue étrangère?

— Oui… mon mari.

— Que tu avais plus tard remis ces papiers et cette médaille à ton confesseur?

— Oui, mon ami.

— Et Gabriel ne t'a-t-il jamais parlé depuis de cette médaille et de ces papiers?

— Non.

Agricol, entendant cette révélation de sa mère, la regardait avec surprise, et s'écria:

— Mais alors Gabriel a donc le même intérêt que les filles du général Simon et Mlle de Cardoville… à se trouver demain rue Saint-François?

— Certainement, dit Dagobert, et maintenant te souvient-il qu'il nous a dit, lors de mon arrivée, que dans quelques jours il aurait besoin de nous, de notre appui, pour une circonstance grave?

— Oui, mon père.

— Et on le retient prisonnier à son séminaire! Et il a dit à ta mère qu'il avait à se plaindre de ses supérieurs! Et il nous a demandé notre appui, t'en souviens-tu? d'un air si triste et si grave, que je lui ai dit:

— Qu'il s'agirait d'un duel à mort qu'il ne nous parlerait pas autrement!… reprit Agricol en interrompant Dagobert. C'est vrai, mon père… et pourtant, toi qui te connais en courage, tu as reconnu la bravoure de Gabriel égale à la tienne… Pour qu'il craigne tant ses supérieurs, il faut que le danger soit grand.

— Maintenant que j'ai entendu ta mère… je comprends tout… dit Dagobert. Gabriel est comme Rose et Blanche, comme Mlle de Cardoville… comme ta mère, comme nous le sommes peut-être, nous- mêmes, victimes d'une sourde machination de mauvais prêtres… Tiens, à cette heure que je connais leurs moyens ténébreux, leur persévérance infernale… je le vois, ajouta le soldat en parlant plus bas, il faut être bien fort pour lutter contre eux… Non, je n'avais pas l'idée de leur puissance…

— Tu as raison, mon père… car ceux qui sont hypocrites et méchants peuvent faire autant de mal que ceux qui sont bons et charitables comme Gabriel… font de bien. Il n'y a pas d'ennemi plus implacable qu'un mauvais prêtre.

— Je te crois… et cela m'épouvante, car enfin mes pauvres enfants sont entre leurs mains. Faudrait-il les leur abandonner sans lutte?… Tout est-il donc désespéré?… Oh! non… non… pas de faiblesses!… Et pourtant… depuis que ta mère nous a dévoilé ces trames diaboliques, je ne sais… mais je me sens moins fort… moins résolu… Tout ce qui se passe autour de nous me semble effrayant. L'enlèvement de ces enfants n'est plus une chose isolée, mais une ramification d'un vaste complot qui nous entoure et nous menace… Il me semble que, moi et ceux que j'aime, nous marchons la nuit… au milieu des serpents… au milieu d'ennemis et de pièges qu'on ne peut ni voir ni combattre… Enfin, que veux-tu que je te dise!… moi, je n'ai jamais craint la mort… je ne suis pas lâche… eh bien! maintenant, je l'avoue… oui, je l'avoue… ces robes noires me font peur… oui… j'en ai peur…

Dagobert prononça ces mots avec un accent si sincère, que son fils tressaillit, car il partageait la même impression.

Et cela devait être; les caractères francs, énergiques, résolus, habitués à agir et à combattre au grand jour, ne peuvent ressentir qu'une crainte, celle d'être enlacés et frappés dans les ténèbres par des ennemis insaisissables: ainsi Dagobert avait vingt fois affronté la mort, et pourtant, en entendant sa femme exposer naïvement ce sombre tissu de trahisons, de fourberies, de mensonges, de noirceurs, le soldat éprouvait un vague effroi; et quoique rien ne fût changé dans les conditions de son entreprise nocturne contre le couvent, elle lui apparaissait sous un jour plus sinistre et plus dangereux.

Le silence qui régnait depuis quelques moments fut interrompu par le retour de la Mayeux. Celle-ci, sachant que l'entretien de Dagobert, de sa femme et d'Agricol ne devait pas avoir d'importun auditeur, frappa légèrement à la porte, restant en dehors avec le père Loriot.

— Peut-on entrer, madame Françoise? dit l'ouvrière, voici le père
Loriot qui apporte du bois.

— Oui, oui, entre ma bonne Mayeux… dit Agricol pendant que son père essuyait la sueur froide qui coulait de son front.

La porte s'ouvrit, et l'on vit le digne teinturier, dont les mains et les bras étaient couleur amarante; il portait d'un côté un panier de bois; de l'autre, de la braise allumée sur une pelle à feu.

— Bonsoir la compagnie, dit le père Loriot, merci d'avoir pensé à moi, madame Françoise! vous savez que ma boutique et ce qu'il y a dedans sont à votre service… Entre voisins on s'aide, comme de juste. Vous avez, je l'espère, été dans le temps assez bonne pour feu ma femme!

Puis, déposant le bois dans un coin et donnant la pelle à braise à Agricol, le digne teinturier, devinant à l'air triste et préoccupé des différents acteurs de cette scène qu'il serait discret à lui de ne pas prolonger sa visite, ajouta:

— Vous n'avez pas besoin d'autre chose, madame Françoise?

— Merci, père Loriot, merci!

— Alors, bonsoir, la compagnie… Puis, s'adressant à la Mayeux, le teinturier ajouta:

— N'oubliez pas la lettre pour M. Dagobert… je n'ai pas osé y toucher, j'y aurais marqué les quatre doigts et le pouce en amarante. Bonsoir la compagnie.

Et le père Loriot sortit.

— Monsieur Dagobert, voici cette lettre, dit la Mayeux.

Et elle s'occupa d'allumer le poêle, pendant qu'Agricol approchait du foyer le fauteuil de sa mère.

— Vois ce que c'est, mon garçon, dit Dagobert à son fils, j'ai la tête si fatiguée que j'y vois à peine clair…

Agricol prit la lettre, qui contenait seulement quelques lignes, et lut avant d'avoir regardé la signature:

«En mer, le 25 décembre 1831. «Je profite de la rencontre et d'une communication de quelques minutes avec un navire qui se rend directement en Europe, mon vieux camarade, pour t'écrire à la hâte ces lignes, qui te parviendront, je l'espère, par le Havre, et probablement avant mes dernières lettres de l'Inde… Tu dois être maintenant avec ma femme et mon enfant… dis-leur…

«Je ne puis finir… le canot part… un mot en hâte… J'arrive en France… N'oublie pas le 13 février… l'avenir de ma femme et de mon enfant en dépend…

«Adieu, mon ami! Reconnaissance éternelle. «SIMON.»

— Agricol… ton père… vite… s'écria la Mayeux.

Dès les premiers mots de cette lettre, à laquelle les circonstances présentes donnaient un si cruel à-propos, Dagobert était devenu d'une pâleur mortelle… l'émotion, la fatigue, l'épuisement, joints à ce dernier coup, le firent chanceler. Son fils courut à lui, le soutint un instant entre ses bras; mais bientôt cet accès momentané de faiblesse se dissipa, Dagobert passa la main sur son front, redressa sa grande taille, son regard étincela, sa figure prit une expression de résolution déterminée, et il s'écria avec une exaltation farouche:

— Non, non, je ne serai pas traître, je ne serai pas lâche: les robes noires ne me font plus peur, et cette nuit Rose et Blanche Simon seront délivrées!

VIII. Le code pénal.

Dagobert, un moment épouvanté des machinations ténébreuses et souterraines si dangereuses poursuivies par les robes noires, comme il disait, contre des personnes qu'il aimait, avait pu hésiter un instant à tenter la délivrance de Rose et de Blanche; mais son indécision cessa aussitôt après la lettre du maréchal Simon, qui venait si inopinément lui rappeler des devoirs sacrés. À l'abattement passager du soldat avait succédé une résolution d'une énergie calme et pour ainsi dire recueillie.

— Agricol, quelle heure est-il? demanda-t-il à son fils.

— Neuf heures ont sonné tout à l'heure, mon père.

— Il faut me fabriquer tout de suite un crochet de fer solide… assez solide pour supporter mon poids, et assez ouvert pour s'adapter au chaperon d'un mur. Ce poêle de fonte sera ta forge et ton enclume; tu trouveras un marteau dans la maison… et… quant à du fer… tiens, en voici…

Ce disant, le soldat prit auprès du foyer une paire de pincettes à très fortes branches, les présenta à son fils, et ajouta:

— Allons, mordieu; mon garçon, attise le feu, chauffe à blanc, et forge-moi ce fer.

À ces paroles, Françoise et Agricol se regardèrent avec surprise; le forgeron resta muet et interdit, ignorant la résolution de son père et les préparatifs que celui-ci avait déjà commencés avec l'aide de la Mayeux.

— Tu ne m'entends donc pas, Agricol? répéta Dagobert toujours la paire de pincettes à la main; il faut tout de suite me fabriquer un crochet avec cela!…

— Un crochet… mon père… et pour quoi faire?

— Pour mettre au bout d'une corde que j'ai là; il faudra le terminer par une espèce d'oeillet assez large pour qu'elle puisse y être solidement attachée…

— Mais cette corde, ce crochet, à quoi bon?

— À escalader les murs du couvent, si je ne puis m'y introduire par une porte.

— Quel couvent? demanda Françoise à son fils.

— Comment, mon père! s'écria celui-ci en se levant brusquement, tu penses encore… à cela?

— Ah! çà, à quoi veux-tu que je pense?

— Mais, mon père… c'est impossible… tu ne tenteras pas une pareille entreprise.

— Mais quoi donc, mon enfant? demanda Françoise avec anxiété; où ton père veut-il donc aller?

— Il veut, cette nuit, s'introduire dans un couvent où sont enfermées les filles du maréchal Simon, et les enlever.

— Grand Dieu!… mon pauvre mari!… un sacrilège!… s'écria
Françoise, toujours fidèle à ses pieuses traditions; et joignant
les mains, elle fit un mouvement pour se lever et s'approcher de
Dagobert.

Le soldat, pressentant qu'il allait avoir à subir des observations, des prières de toutes sortes, et bien résolu de n'y pas céder, voulut tout d'abord couper court à ces supplications inutiles qui d'ailleurs lui faisaient perdre un temps précieux; il reprit donc un air grave, sévère, presque solennel, qui témoignait de l'inflexibilité de sa détermination:

— Écoute, ma femme, et toi aussi mon fils: quand, à mon âge, on se décide à une chose, on sait pourquoi… et une fois qu'on est décidé, il n'y a ni femme, ni fils qui tiennent… on fait ce qu'on doit… c'est à quoi je suis résolu… Épargnez-moi donc ces paroles inutiles… C'est votre devoir de me parler ainsi, soit; ce devoir, vous l'avez rempli; n'en parlons plus. Ce soir je veux être le maître chez moi…

Françoise, craintive, effrayée, n'osa pas hasarder une parole; mais elle tourna ses regards suppliants vers son fils.

— Mon père… dit celui-ci, un mot encore… un mot seulement.

— Voyons ce mot, reprit Dagobert avec impatience.

— Je ne peux pas combattre votre résolution; mais je vous prouverai que vous ignorez à quoi vous vous exposez…

— Je n'ignore rien, dit le soldat d'un ton brusque. Ce que je tente est grave… mais il ne sera pas dit que j'ai négligé un moyen, quel qu'il soit, d'accomplir ce que j'ai promis d'accomplir.

— Mon père, prends garde… Encore une fois… tu ne sais pas à quel danger tu t'exposes! dit le forgeron d'un air alarmé.

— Allons, parlons du danger; parlons du fusil du portier et de la faux du jardinier, dit Dagobert en haussant les épaules dédaigneusement; parlons-en, et que cela finisse… Eh bien! après, supposons que je laisse ma peau dans ce couvent, est-ce que tu ne restes pas à ta mère? Voilà vingt ans que vous avez l'habitude de vous passer de moi… ça vous coûtera moins…

— Et c'est moi, mon Dieu! c'est moi qui suis cause de tous ces malheurs!… s'écria la pauvre mère. Ah! Gabriel avait bien raison de me blâmer.

— Madame Françoise, rassurez-vous, dit tout bas la Mayeux, qui s'était rapprochée de la femme de Dagobert; Agricol ne laissera pas son père s'exposer ainsi.

Le forgeron, après un moment d'hésitation, reprit d'une voix émue:

— Je te connais trop, mon père, pour songer à t'arrêter par la peur d'un danger de mort.

— De quel danger parles-tu alors?

— D'un danger… devant lequel tu reculeras… toi si brave… dit le jeune homme d'un ton pénétré qui frappa son père.

— Agricol, dit sévèrement et rudement le soldat, vous dites une lâcheté, vous me faites une insulte.

— Mon père!

— Une lâcheté, reprit le soldat courroucé, parce qu'il est lâche de vouloir détourner un homme de son devoir en l'effrayant… une insulte, parce que vous me croyez capable d'être intimidé.

— Ah! monsieur Dagobert, s'écria la Mayeux, vous ne comprenez pas
Agricol.

— Je le comprends trop, répondit durement le soldat.

Douloureusement ému de la sévérité de son père, mais ferme dans sa résolution dictée par son amour et par son respect, Agricol reprit, non sans un violent battement de coeur:

— Pardonnez-moi si je vous désobéis, mon père… mais dussiez- vous me haïr, vous saurez à quoi vous vous exposez en escaladant, la nuit, les murs d'un couvent…

— Mon fils!! vous osez… s'écria Dagobert, le visage enflammé de colère.

— Agricol… s'écria Françoise éplorée… mon mari!

— Monsieur Dagobert, écoutez Agricol!… c'est dans notre intérêt à tous qu'il parle, s'écria la Mayeux.

— Pas un mot de plus… répondit le soldat en frappant du pied avec colère.

— Je vous dis… mon père… que vous risquez presque sûrement… les galères!! s'écria le forgeron en devenant d'une pâleur effrayante.

— Malheureux! dit Dagobert en saisissant son fils par le bras, tu ne pouvais pas me cacher cela… plutôt que de m'exposer à être traître et lâche!

Puis le soldat répéta en frémissant:

— Les galères!!

Et il baissa la tête, muet, pensif, et comme écrasé par ces mots foudroyants.

— Oui, vous introduire dans un lieu habité, la nuit, avec escalade et effraction… la loi est formelle… ce sont les galères! s'écria Agricol, à la fois heureux et désolé de l'accablement de son père; oui, mon père… les galères… si vous êtes pris en flagrant délit: et il y a dix chances contre une pour que cela soit, car, la Mayeux vous l'a dit, le couvent est gardé… Ce matin, vous auriez tenté d'enlever en plein jour ces deux jeunes demoiselles, vous auriez été arrêté; mais au moins cette tentative, faite ouvertement, avait un caractère de loyale audace qui plus tard peut-être vous eût fait absoudre… Mais vous introduire ainsi la nuit avec escalade… je vous le répète, ce sont les galères… Maintenant… mon père… décidez-vous… ce que vous ferez, je le ferai… car je ne vous laisserai pas aller seul… Dites un mot… je forge votre crochet; j'ai là au bas de l'armoire un marteau, des tenailles… et dans une heure nous partons.

Un profond silence suivit les paroles du forgeron, silence seulement interrompu par les sanglots de Françoise, qui murmurait avec désespoir:

— Hélas!… mon Dieu!… voilà pourtant ce qui arrive… parce que j'ai écouté l'abbé Dubois!…

En vain la Mayeux consolait Françoise, elle se sentait elle-même épouvantée; car le soldat était capable de braver l'infamie, et alors Agricol voudrait partager les périls de son père.

Dagobert, malgré son caractère énergique et déterminé, restait frappé de stupeur. Selon ses habitudes militaires, il n'avait vu dans son entreprise nocturne qu'une sorte de ruse de guerre autorisée par son bon droit d'abord, et aussi par l'inexorable fatalité de sa position; mais les effrayantes paroles de son fils le ramenaient à la réalité, à une terrible alternative: ou il lui fallait trahir la confiance du général Simon et les derniers voeux de la mère des orphelines, ou bien il lui fallait s'exposer à une flétrissure effroyable… et surtout y exposer son fils… son fils!! et cela même sans la certitude de délivrer les orphelines…

Tout à coup, Françoise, essuyant ses yeux noyés de larmes, s'écria comme frappée d'une inspiration soudaine:

— Mais, mon Dieu! j'y songe… il y a peut-être un moyen de faire sortir ces chères enfants du couvent sans violence.

— Comment cela, ma mère? dit vivement Agricol.

— C'est M. l'abbé Dubois qui les a fait conduire… mais, d'après ce que suppose Gabriel, probablement mon confesseur n'a agi que par les conseils de M. Rodin…

— Et quand cela serait, ma chère mère, on aurait beau s'adresser à M. Rodin, on n'obtiendrait rien de lui.

— De lui, non, mais peut-être de cet abbé si puissant qui est le supérieur de Gabriel, qui l'a toujours protégé depuis son entrée au séminaire.

— Quel abbé, ma mère?

— M. l'abbé d'Aigrigny.

— En effet, chère mère, avant d'être prêtre il était militaire… peut-être serait-il plus accessible qu'un autre… et pourtant…

— D'Aigrigny! s'écria Dagobert avec une expression d'horreur et de haine. Il y a ici mêlé à ces trahisons, un homme qui, avant d'être prêtre, a été militaire, et qui s'appelle d'Aigrigny?

— Oui, mon père, le marquis d'Aigrigny… Avant la
Restauration… il avait servi en Russie… et, en 1815, les
Bourbons lui ont donné un régiment…

— C'est lui! dit Dagobert d'une voix sourde. Encore lui! toujours lui!!! comme un mauvais démon… qu'il s'agisse de la mère, du père ou des enfants.

— Que dis-tu, mon père?

— Le marquis d'Aigrigny! s'écria Dagobert. Savez-vous quel est cet homme? Avant d'être prêtre, il a été le bourreau de la mère de Rose et de Blanche, qui méprisait son amour. Avant d'être prêtre… il s'est battu contre son pays, et s'est trouvé deux fois face à face à la guerre avec le général Simon… Oui, pendant que le général était prisonnier à Leipzig, criblé de blessures à Waterloo, l'autre, le marquis renégat, triomphait avec les Russes et les Anglais! Sous les Bourbons, le renégat, comblé d'honneurs, s'est encore retrouvé en face du soldat de l'Empire persécuté. Entre eux deux cette fois, il y a eu un duel acharné… Le marquis a été blessé; mais le général Simon, proscrit et condamné à mort, s'est exilé… Maintenant le renégat est prêtre… dites-vous? Eh bien, moi, maintenant, je suis certain que c'est lui qui a fait enlever Rose et Blanche afin d'assouvir sur elles la haine qu'il a toujours eue contre leur mère et contre leur père… Cet infâme d'Aigrigny les tient en sa puissance. Ce n'est plus seulement la fortune de ces enfants que j'ai à défendre maintenant… c'est leur vie… entendez-vous? leur vie…

— Mon père… croyez-vous cet homme capable de…

— Un traître à son pays, qui finit par être un prêtre infâme, est capable de tout; je vous dis que peut-être à cette heure ils tuent ces enfants à petit feu… s'écria le soldat d'une voix déchirante, car les séparer l'une de l'autre, c'est déjà commencer à les tuer…

Puis Dagobert ajouta avec une exaspération impossible à rendre:

— Les filles du général Simon sont au pouvoir du marquis d'Aigrigny et de sa bande… et j'hésiterais à tenter de les sauver… par peur des galères!… Les galères! ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif, qu'est-ce que ça me fait, à moi, les galères? Est-ce qu'on y met votre cadavre? Est-ce qu'après cette dernière tentative je n'aurais pas le droit, si elle avorte, de me brûler la cervelle? Mets ton fer au feu, mon garçon… vite, le temps presse… forge… forge le fer…

— Mais… ton fils… t'accompagne! s'écria Françoise avec un cri de désespoir maternel.

Puis, se levant, elle se jeta aux pieds de Dagobert en disant:

— Si tu es arrêté… il le sera aussi…

— Pour s'épargner les galères… il fera comme moi… j'ai deux pistolets.

— Mais moi… s'écria la malheureuse mère en tendant ses mains suppliantes, sans toi… sans lui… que deviendrai-je?

— Tu as raison… j'étais égoïste… j'irai seul, dit Dagobert.

— Tu n'iras pas seul… mon père… reprit Agricol.

— Mais ta mère!…

— La Mayeux voit ce qui se passe, elle ira trouver M. Hardy, mon bourgeois, et lui dira tout… C'est le plus généreux des hommes… et ma mère aura un abri et du pain jusqu'à la fin de ses jours.

— Et c'est moi… c'est moi qui suis cause de tout!… s'écria Françoise en se tordant les mains avec désespoir. Punissez-moi, mon Dieu… punissez-moi… c'est ma faute… j'ai livré ces enfants… Je serais punie par la mort de mon enfant.

— Agricol… tu ne me suivras pas!! Je te le défends, dit
Dagobert en pressant son fils contre sa poitrine avec énergie.

— Moi!… après t'avoir signalé le danger… je reculerais!… tu n'y penses pas, mon père! Est-ce que je n'ai pas aussi quelqu'un à délivrer, moi? Mlle de Cardoville, si bonne, si généreuse, qui m'avait voulu sauver de la prison, n'est-elle pas prisonnière, à son tour? Je te suivrai, mon père, c'est mon droit, c'est mon devoir, c'est ma volonté.

Ce disant, Agricol mit dans l'ardent brasier du poêle de fonte les pincettes destinées à faire un crochet.

— Hélas! mon Dieu! ayez pitié de nous tous! disait la pauvre mère en sanglotant, toujours agenouillée, pendant que le soldat était en proie à un violent combat intérieur.

— Ne pleure pas ainsi, chère mère, tu me brises le coeur, dit Agricol en relevant sa mère avec l'aide de la Mayeux, rassure-toi. J'ai dû exagérer à mon père les mauvaises chances de l'entreprise; mais à nous deux, en agissant prudemment, nous pourrons réussir presque sans rien risquer, n'est-ce pas, mon père? dit Agricol, en faisant un signe d'intelligence à Dagobert. Encore une fois, rassure-toi, bonne mère… je réponds de tout… Nous délivrerons les filles du maréchal Simon et Mlle de Cardoville… La Mayeux, donne-moi les tenailles et le marteau qui sont au bas de cette armoire…

L'ouvrière, essuyant ses larmes, obéit à Agricol, pendant que celui-ci, à l'aide d'un soufflet, avivait le brasier où chauffaient les pincettes.

— Voici tes outils… Agricol, dit la Mayeux d'une voix profondément altérée, en présentant, de ses mains tremblantes, ces objets au forgeron, qui, à l'aide des tenailles, retira bientôt du feu les pincettes chauffées à blanc, qu'il commença de façonner en crochet à grands coups de marteau, se servant du poêle de fonte pour enclume.

Dagobert était resté silencieux et pensif. Tout à coup il dit à
Françoise en lui prenant les mains:

— Tu connais ton fils: l'empêcher maintenant de me suivre, c'est impossible… Mais rassure-toi… chère femme… nous réussirons… je l'espère… Si nous ne réussissons pas… si nous sommes arrêtés, Agricol et moi, eh bien! non… pas de lâchetés… pas de suicide… le père et le fils s'en iront en prison bras dessus bras dessous, le front haut, le regard fier, comme deux hommes de coeur qui ont fait leur devoir… jusqu'au bout… Le jour du jugement viendra… nous dirons tout… loyalement, franchement… nous dirons que, poussés à la dernière extrémité… ne trouvant aucun secours, aucun appui dans la loi, nous avons été obligés d'avoir recours à la violence… Va, forge, mon garçon, ajouta Dagobert en s'adressant à son fils, qui martelait le fer rougi, forge… forge… sans crainte; les juges sont d'honnêtes gens, ils absoudront d'honnêtes gens.

— Oui, brave père, tu as raison; rassure-toi, chère mère… les juges verront la différence qu'il y a entre des bandits qui escaladent la nuit des murs pour voler… et un vieux soldat et son fils qui au péril de leur liberté, de leur vie, de l'infamie, ont voulu délivrer de pauvres victimes.

— Et si ce langage n'est pas entendu, reprit Dagobert, tant pis!… ce ne sera ni ton fils ni ton mari qui seront déshonorés aux yeux des honnêtes gens… Si l'on nous met au bagne… si nous avons le courage de vivre… eh bien! le jeune et le vieux forçat porteront fièrement leur chaîne… et le marquis renégat… le prêtre infâme sera plus honteux que nous… Va, forge le fer sans crainte, mon garçon! Il y a quelque chose que le bagne ne peut flétrir: une bonne conscience et l'honneur… Maintenant, deux mots, ma bonne Mayeux; l'heure avance et nous presse. Quand vous êtes descendue dans le jardin, avez-vous remarqué si les étages du couvent étaient élevés?

— Non, pas très élevés, monsieur Dagobert, surtout du côté qui regarde la maison des fous où est enfermée Mlle de Cardoville.

— Comment avez-vous fait pour parler à cette demoiselle?

— Elle était de l'autre côté d'une claire-voie en planches qui sépare à cet endroit les deux jardins.

— Excellent… dit Agricol en continuant de marteler son fer, nous pourrons facilement entrer de l'un dans l'autre jardin… peut-être sera-t-il plus facile et plus sûr de sortir par la maison des fous… Malheureusement tu ne sais pas où est la chambre de Mlle de Cardoville.

— Si… reprit la Mayeux en rassemblant ses souvenirs, elle habite un pavillon carré, et il y a au-dessus de la fenêtre où je l'ai vue pour la première fois une espèce d'auvent avancé, peint couleur de coutil bleu et blanc.

— Bon… je ne l'oublierai pas.

— Et vous ne savez pas, à peu près, où sont les chambres de mes pauvres enfants? dit Dagobert. Après un moment de réflexion, la Mayeux reprit:

— Elles sont en face du pavillon occupé par Mlle de Cardoville, car elle leur a fait depuis deux jours des signes de sa fenêtre; et je me souviens maintenant qu'elle m'a dit que les deux chambres, placées à des étages différents, se trouvaient, l'une au rez-de-chaussée, l'autre au premier.

— Et ces fenêtres sont-elles grillées? demanda le forgeron.

— Je l'ignore.

— Il n'importe, merci, ma bonne fille; avec ces indications nous pouvons marcher, dit Dagobert; pour le reste, j'ai mon plan.

— Ma petite Mayeux, de l'eau, dit Agricol, afin que je refroidisse mon fer. Puis, s'adressant à son père:

— Ce crochet est-il bien?

— Oui, mon garçon: dès qu'il sera refroidi, nous ajusterons la corde.

Depuis quelque temps Françoise Baudoin s'était agenouillée pour prier avec ferveur: elle suppliait Dieu d'avoir pitié d'Agricol et de Dagobert, qui, dans leur ignorance, allaient commettre un grand crime; elle conjurait surtout le Seigneur de faire retomber sur elle seule son courroux céleste, puisqu'elle seule était la cause de la funeste résolution de son fils et de son mari. Dagobert et Agricol terminaient en silence leurs préparatifs: tous deux étaient très pâles et d'une gravité solennelle: ils sentaient tout ce qu'il y avait de dangereux dans leur entreprise désespérée. Au bout de quelques minutes, dix heures sonnèrent à Saint-Merri. Le tintement de l'horloge arriva faible et à demi couvert par le grondement des rafales de vent et de pluie, qui n'avaient pas cessé.

— Dix heures… dit Dagobert en tressaillant, il n'y a pas une minute à perdre… Agricol, prends le sac.

— Oui, mon père. En allant chercher le sac, Agricol s'approcha de la Mayeux, qui se soutenait à peine, et lui dit tout bas et rapidement:

— Si nous ne sommes pas ici demain matin… je te recommande ma mère. Tu iras chez M. Hardy; peut-être sera-t-il arrivé de voyage. Voyons, soeur, du courage, embrasse-moi. Je te laisse ma pauvre mère.

Et le forgeron, profondément ému, serra cordialement dans ses bras la Mayeux, qui se sentait défaillir.

— Allons, mon vieux Rabat-Joie… en route, dit Dagobert, tu nous serviras de vedette…

Puis, s'approchant de sa femme, qui, s'étant relevée, serrait contre sa poitrine la tête de son fils, qu'elle couvrait de baisers en fondant en larmes, le soldat lui dit, affectant autant de calme que de sérénité:

— Allons, ma chère femme, sois raisonnable, fais-nous du bon feu… dans deux ou trois heures nous ramènerons ici deux pauvres enfants et une belle demoiselle… Embrasse-moi… cela me portera bonheur.

Françoise se jeta au cou de son mari sans prononcer une parole.

Ce désespoir muet, accentué par des sanglots sourds et convulsifs, était déchirant. Dagobert fut obligé de s'arracher des bras de sa femme, et, cachant son émotion, il dit à son fils d'une voix altérée:

— Partons… partons… elle me fend le coeur… Ma bonne Mayeux, veillez sur elle… Agricol… viens.

Et le soldat, glissant ses pistolets dans la poche de sa redingote, se précipita vers la porte, suivi de Rabat-Joie.

— Mon fils… encore!… que je t'embrasse encore une fois hélas!… c'est peut-être la dernière, s'écria la malheureuse mère, incapable de se lever et tendant les bras à Agricol. Pardonne-moi… c'est ma faute.

Le forgeron revint, pâle, mêla ses larmes à celles de sa mère, car il pleurait aussi, et murmura d'une voix étouffée:

— Adieu, chère mère… rassure-toi… à bientôt. Puis, se dérobant aux étreintes de Françoise, il rejoignit son père sur l'escalier. Françoise Baudoin poussa un long gémissement et tomba presque inanimée entre les bras de la Mayeux. Dagobert et Agricol sortirent de la rue Brise-Miche au milieu de la tourmente, et se dirigèrent à grands pas vers le boulevard de l'Hôpital, suivis de Rabat-Joie.

IX. Escalade et effraction.

Onze heures et demie sonnaient lorsque Dagobert et son fils arrivèrent sur le boulevard de l'Hôpital. Le vent était violent, la pluie battante; mais malgré l'épaisseur des nuées pluvieuses, la nuit paraissait assez claire, grâce au lever tardif de la lune. Les grands arbres noirs et les murailles blanches du jardin du couvent se distinguaient au milieu de cette pâle clarté. Au loin, un réverbère agité par le vent, et dont on apercevait à peine la lumière rougeâtre à travers la brume et la pluie, se balançait au- dessus de la chaussée boueuse de ce boulevard solitaire. À de rares intervalles on entendait, au loin… bien loin, le sourd roulement d'une voiture attardée; puis tout retombait dans un morne silence.

Dagobert et son fils, depuis leur départ de la rue Brise-Miche, avaient à peine échangé quelques paroles. Le but de ces deux hommes de coeur était noble, généreux; et pourtant, résolus, mais pensifs, ils se glissaient dans l'ombre comme des bandits à l'heure des crimes nocturnes. Agricol portait sur ses épaules un sac renfermant la corde, le crochet et la barre de fer; Dagobert s'appuyait sur le bras de son fils, et Rabat-Joie suivait son maître.

— Le banc où nous nous sommes assis tantôt doit être par ici, dit
Dagobert en s'arrêtant.

— Oui, dit Agricol en cherchant des yeux, le voilà, mon père.

— Il n'est que onze heures et demie, il faut attendre minuit, reprit Dagobert. Asseyons-nous un instant pour nous reposer et convenir de nos faits…

Au bout d'un moment de silence, le soldat reprit avec émotion en serrant les mains de son fils dans les siennes:

— Agricol… mon enfant… il en est temps encore… je t'en supplie… laisse-moi aller seul… je saurai bien me tirer d'affaire… Plus le moment approche… plus je crains de te compromettre dans cette entreprise dangereuse.

— Et moi, brave père, plus le moment approche, plus je crois que je te serai utile à quelque chose; bon ou mauvais, je partagerai ton sort… Notre but est louable… c'est une dette d'honneur que tu dois acquitter… j'en veux payer la moitié. Ce n'est pas maintenant que je me dédirai… Ainsi donc, brave père… songeons à notre plan de campagne.

— Allons, tu viendras, dit Dagobert en étouffant un soupir.

— Il faut donc, brave père, reprit Agricol, réussir sans encombre, et nous réussirons… Tu avais remarqué tantôt la petite porte de ce jardin, là, près de l'angle du mur… c'est déjà excellent.

— Par là, nous entrerons dans le jardin, et nous chercherons des bâtiments que sépare un mur terminé par une claire-voie.

— Oui… car d'un côté de cette claire-voie est le pavillon habité par Mlle de Cardoville, et de l'autre, la partie du couvent où sont enfermées les filles du général.

À ce moment Rabat-Joie, qui était accroupi aux pieds de Dagobert, se leva brusquement en dressant les oreilles et semblant écouter.

— On dirait que Rabat-Joie entend quelque chose, dit Agricol; écoutons.

On n'entendit rien que le bruit du vent qui agitait les grands arbres du boulevard.

— Mais, j'y pense, mon père: une fois la porte du jardin ouverte, emmenons-nous Rabat-Joie?

— Oui… oui: s'il y a un chien de garde, il s'en chargera, et puis, il nous avertira de l'approche des gens de ronde, et qui sait?… il a tant d'intelligence, il est si attaché à Rose et à Blanche, qu'il nous aidera peut-être à découvrir l'endroit où elles sont; je l'ai vu vingt fois aller les rejoindre dans les bois avec un instinct extraordinaire.

Un tintement lent, grave, sonore, dominant les sifflements de la bise, commençait de sonner minuit.

Ce bruit sembla retentir douloureusement dans l'âme d'Agricol et de son père; muets, émus, ils tressaillirent… Par un mouvement spontané, ils se prirent et se serrèrent énergiquement la main. Malgré eux, chaque battement de leur coeur se réglait sur chacun des coups de cette horloge, dont la vibration se prolongeait au milieu du morne silence de la nuit.

Au dernier tintement, Dagobert dit à son fils d'une voix ferme:

— Voilà minuit… embrasse-moi… et en avant!

Le père et le fils s'embrassèrent. Le moment était décisif et solennel.

— Maintenant, mon père, dit Agricol, agissons avec autant de ruse et d'audace que des bandits allant piller un coffre-fort.

Ce disant, le forgeron prit dans le sac la corde et le crochet. Dagobert s'arma de la pince de fer, et tous deux, s'avançant le long du mur avec précaution, se dirigèrent vers la petite porte située non loin de l'angle formé par la rue et par le boulevard, s'arrêtant de temps à autre pour prêter l'oreille avec attention, tâchant de distinguer les bruits qui ne seraient causés ni par la pluie ni par le vent.

La nuit continuant d'être assez claire pour que l'on pût parfaitement distinguer les objets, le forgeron et le soldat atteignirent la petite porte; les ais paraissaient vermoulus et peu solides.

— Bon! dit Agricol à son père, d'un coup elle cédera. Et le forgeron allait appuyer vigoureusement son épaule contre la porte en s'arc-boutant sur ses jarrets, lorsque tout à coup Rabat-Joie grogna sourdement en se mettant pour ainsi dire en arrêt.

D'un mot Dagobert fit taire le chien, et, saisissant son fils par le bras, il lui dit tout bas:

— Ne bougeons pas… Rabat-Joie a senti quelqu'un… dans le jardin!…

Agricol et son père restèrent quelques minutes immobiles, l'oeil au guet et suspendant leur respiration… Le chien, obéissant à son maître, ne grognait plus; mais son inquiétude et son agitation se manifestaient de plus en plus. Cependant on n'entendait rien…

— Le chien se sera trompé, mon père, dit tout bas Agricol.

— Je suis sûr que non… ne bougeons pas…

Après quelques secondes d'une nouvelle attente, Rabat-Joie se coucha brusquement et allongea autant qu'il le put son museau sous la traverse inférieure de la porte en soufflant avec force…

— On vient… dit vivement Dagobert à son fils.

— Éloignons-nous… reprit Agricol.

— Non, lui dit son père, écoutons: il sera temps de fuir si l'on ouvre la porte… Ici, Rabat-Joie, ici…

Le chien, obéissant, s'éloigna de la porte et vint se coucher aux pieds de son maître. Quelques secondes après on entendit sur la terre, détrempée par la pluie, une espèce de pataugement causé par des pas lourds dans des flaques d'eau, puis un bruit de paroles qui, emportées par le vent, n'arrivèrent pas jusqu'au soldat et au forgeron.

— Ce sont les gens de ronde dont nous a parlé la Mayeux, dit
Agricol à son père.

— Tant mieux… ils mettront un intervalle entre leur seconde tournée, elle nous assure au moins deux heures de tranquillité… Maintenant… notre affaire est sûre.

En effet, peu à peu, le bruit des pas devint moins distinct, puis il se perdit tout à fait…

— Allons, vite, ne perdons pas de temps, dit Dagobert à son fils au bout de dix minutes; ils sont loin. Maintenant, tâchons d'ouvrir cette porte.

Agricol y appuya sa puissante épaule, poussa vigoureusement, et la porte ne céda pas, malgré sa vétusté.

— Malédiction! dit Agricol, elle est barrée en dedans, j'en suis sûr, ces mauvaises planches n'auraient pas, sans cela, résisté au choc.

— Comment faire?

— Je vais monter sur le mur à l'aide de la corde et du crochet… et aller l'ouvrir en dedans.

Ce disant, Agricol prit la corde, le crampon, et, après plusieurs tentatives il parvint à lancer le crochet sur le chaperon du mur.

— Maintenant, mon père, fais-moi la courte échelle, je m'aiderai de la corde; une fois à cheval sur la muraille, je retournerai le crampon, et il me sera facile de descendre dans le jardin.

Le soldat s'adossa au mur, joignit ses deux mains, dans le creux desquelles son fils posa un pied, puis, montant de là sur les robustes épaules de son père, où il prit un point d'appui, à l'aide de la corde et de quelques dégradations de la muraille, il en atteignit la crête. Malheureusement, le forgeron ne s'était pas aperçu que le chaperon du mur était garni de morceaux de verre de bouteilles cassées qui le blessèrent aux genoux et aux mains; mais, de peur d'alarmer Dagobert, il retint un premier cri de douleur, replaça le crampon comme il fallait, se laissa glisser le long de la corde, et atteignit le sol; la porte était proche, il y courut: une forte barre de bois la maintenait, en effet, intérieurement; la serrure était en si mauvais état qu'elle ne résista pas à un violent effort d'Agricol; la porte s'ouvrit, Dagobert entra dans le jardin avec Rabat-Joie.

— Maintenant dit le soldat à son fils, grâce à toi, le plus fort est fait… Voici un moyen de fuite assuré pour mes pauvres enfants et pour Mlle de Cardoville… Le tout, à cette heure, est de les trouver… sans faire de mauvaise rencontre… Rabat-Joie va marcher devant en éclaireur… Va… va… mon chien, ajouta Dagobert, et surtout… sois muet… tais-toi.

Aussitôt l'intelligent animal s'avança de quelques pas, flairant, écoutant, éventant et marchant avec la prudence et l'attention circonspecte d'un limier en quête.

À la demi-clarté de la lune voilée par les nuages, Dagobert et son fils aperçurent autour d'eux un quinconce d'arbres énormes, auquel aboutissaient plusieurs allées. Indécis sur celle qu'ils devaient suivre, Agricol dit à son père:

— Prenons l'allée qui côtoie le mur, elle nous mènera sûrement à un bâtiment.

— C'est juste, allons, et marchons sur les bordures de gazon, au lieu de marcher dans l'allée boueuse; nos pas feront moins de bruit.

Le père et le fils, précédés de Rabat-Joie, parcoururent pendant quelque temps une sorte d'allée tournante, qui s'éloignait peu de la muraille; ils s'arrêtaient çà et là pour écouter… ou pour se rendre prudemment compte, avant de continuer leur marche, des mobiles aspects des arbres et des broussailles qui, agités par le vent et éclairés par la pâle clarté de la lune, affectaient des formes singulières.

Minuit et demi sonnait lorsque Agricol et son père arrivèrent à une large grille de fer qui servait de clôture au jardin réservé de la supérieure du couvent; c'est dans cette réserve que la Mayeux s'était introduite le matin, après avoir vu Rose Simon s'entretenir avec Adrienne de Cardoville.

À travers les barreaux de cette grille, Agricol et son père aperçurent à peu de distance une fermeture en planches à claire- voie aboutissant à une chapelle en construction, et au delà un petit pavillon carré.

— Voilà sans doute le pavillon de la maison des fous occupé par
Mlle de Cardoville.

— Et le bâtiment où sont les chambres de Rose et de Blanche, mais que nous ne pouvons apercevoir d'ici, lui fait face sans doute, reprit Dagobert. Pauvres enfants, elles sont là… pourtant, dans les larmes et le désespoir, ajouta-t-il avec une émotion profonde.

— Pourvu que cette grille soit ouverte, dit Agricol.

— Elle le sera probablement… elle est située à l'intérieur.

— Avançons doucement. En quelques pas Dagobert et son fils atteignirent la grille, seulement fermée par le pêne de la serrure. Dagobert allait l'ouvrir, lorsque Agricol lui dit:

— Prends garde de la faire crier avec ses gonds…

— Faut-il la pousser doucement ou brusquement?

— Laisse-moi, je m'en charge, dit Agricol. Et il ouvrit si brusquement le battant de la grille, qu'il ne grinça que faiblement, mais cependant ce bruit fut assez distinct pour être entendu au milieu du silence de la nuit, pendant un des intervalles que les rafales du vent laissaient entre elles. Agricol et son père restèrent un moment immobiles, inquiets, prêtant l'oreille… n'osant franchir le seuil de cette grille afin de se ménager une retraite. Rien ne bougea, tout demeura calme, tranquille. Agricol et son père, rassurés, pénétrèrent dans le jardin réservé. À peine le chien fut-il entré dans cet endroit qu'il donna tous les signes d'une joie extraordinaire; les oreilles dressées, la queue battant ses flancs, bondissant plutôt que courant, il eut bientôt atteint la séparation de claire-voie où le matin Rose Simon s'était un instant entretenue avec Mlle de Cardoville; puis il s'arrêta un instant en cet endroit, inquiet et affairé, tournant et virant comme un chien qui cherche et démêle une voie.

Dagobert et son fils, laissant Rabat-Joie obéir à son instinct, suivaient ses moindres mouvements avec un intérêt, avec une anxiété indicibles, espérant tout de son intelligence et de son attachement pour les orphelines.

— C'est sans doute près de cette claire-voie que Rose se trouvait lorsque la Mayeux l'a vue, dit Dagobert. Rabat-Joie est sur ses traces, laissons-le faire.

Au bout de quelques secondes, le chien tourna la tête du côté de Dagobert, et partit au galop, se dirigeant vers une porte du rez- de-chaussée du bâtiment qui faisait face au pavillon occupé par Adrienne; puis, arrivé à cette porte, le chien se secoua, semblant attendre Dagobert.

— Plus de doute, c'est bien dans ce bâtiment que sont les enfants, dit Dagobert, en allant rejoindre Rabat-Joie; c'est là qu'on aura tantôt renfermé Rose.

— Nous allons voir si les fenêtres sont ou non grillées, dit
Agricol en suivant son père. Tous deux arrivèrent auprès de Rabat-
Joie.

— Eh bien, mon vieux, lui dit tout bas le soldat en lui montrant le bâtiment, Rose et Blanche sont donc là? Le chien redressa la tête et répondit par un grognement de joie, accompagné de deux ou trois jappements.

Dagobert n'eut que le temps de saisir la gueule du chien entre ses mains.

— Il va tout perdre!… s'écria le forgeron. On l'a entendu, peut-être…

— Non… dit Dagobert. Mais, plus de doute… les enfants sont là…

À cet instant, la grille de fer par laquelle le soldat et son fils s'étaient introduits dans le jardin réservé, qu'ils avaient laissée ouverte, se referma avec fracas.

— On nous enferme… dit vivement Agricol, et pas d'autre issue…

Pendant un instant le père et le fils se regardèrent atterrés; mais Agricol reprit tout à coup:

— Peut-être le battant de la grille se sera-t-il fermé en roulant sur ses gonds par son propre poids… je cours m'en assurer… et la rouvrir si je puis…

— Va… vite, j'examinerai les fenêtres. Agricol se dirigea en hâte vers la grille, tandis que Dagobert, se glissant le long du mur, arriva devant les fenêtres du rez-de-chaussée; elles étaient au nombre de quatre; deux d'entre elles n'étaient pas grillées. Il regarda au premier étage, il était peu élevé, et aucune de ses fenêtres n'était garnie de barreaux; celle des deux soeurs qui habitait cet étage pourrait donc, une fois prévenue, attacher un drap à la barre d'appui de la fenêtre et se laisser glisser, comme l'avaient fait les orphelines pour s'évader de l'auberge du Faucon blanc; mais il fallait, chose difficile, savoir d'abord quelle chambre elle occupait. Dagobert pensa qu'il pourrait en être instruit par celle des deux soeurs qui habitait le rez-de- chaussée; mais là, autre difficulté: parmi ces quatre fenêtres, à laquelle devait-il frapper? Agricol revint précipitamment.

— C'était le vent, sans doute, qui avait fermé la grille, dit-il, j'ai ouvert de nouveau le battant et j'ai calé avec une pierre… mais il faut nous hâter.

— Et comment reconnaître les fenêtres de ces pauvres enfants? dit
Dagobert avec angoisse.

— C'est vrai, dit Agricol inquiet, que faire?

— Appeler au hasard, dit Dagobert, c'est donner l'éveil si nous nous adressons mal.

— Mon Dieu, mon Dieu! reprit Agricol avec une angoisse croissante, être arrivés ici, sous leurs fenêtres… et ignorer…

— Le temps presse, dit vivement Dagobert en interrompant son fils, risquons le tout pour le tout.

— Comment, mon père?

— Je vais appeler Rose et Blanche à haute voix; désespérées comme elles le sont, elles ne dorment pas, j'en suis sûr… elles seront debout à mon premier appel… Au moyen de son drap attaché à la barre d'appui, en cinq minutes celle qui habite le premier sera dans nos bras. Quant à celle du rez-de-chaussée… si sa fenêtre n'est pas grillée, en une seconde elle est à nous… sinon nous aurons bien vite descellé un barreau.

— Mais, mon père… cet appel à voix haute?

— Peut-être ne l'entendra-t-on pas…

— Mais si on l'entend, tout est perdu.

— Qui sait! Avant qu'on ait eu le temps d'aller chercher des hommes de ronde et d'ouvrir plusieurs portes, les enfants peuvent être délivrées, nous gagnons l'issue du boulevard et nous sommes sauvés…

— Le moyen est dangereux… mais je n'en vois pas d'autre.

— S'il n'y a que deux hommes, moi et Rabat-Joie nous nous chargeons de les maintenir s'ils accourent avant que l'évasion soit terminée; et pendant ce temps-là, tu enlèves les enfants.

— Mon père, un moyen… et un moyen sûr, s'écria tout à coup Agricol. D'après ce que nous a dit la Mayeux, Mlle de Cardoville a correspondu par signes avec Rose et Blanche.

— Oui.

— Elle sait donc où elles habitent, puisque les pauvres enfants lui répondaient de leurs fenêtres.

— Tu as raison… il n'y a donc que cela à faire… allons au pavillon… Mais comment reconnaître…

— La Mayeux me l'a dit, il y a une espèce d'auvent au-dessus de la croisée de la chambre de Mlle de Cardoville…

— Allons vite, ce ne sera rien que de briser une claire-voie en planches… As-tu la pince?

— La voilà.

— Vite, allons…En quelques pas, Dagobert et son fils arrivèrent auprès de cette faible séparation; trois planches arrachées par Agricol lui ouvrirent un facile passage.

— Reste là, mon père… et fais le guet, dit-il à Dagobert en s'introduisant dans le jardin du docteur Baleinier.

La fenêtre signalée par la Mayeux était facile à reconnaître: elle était haute et large; une sorte d'auvent la surmontait; car cette croisée avait été précédemment une porte, murée plus tard jusqu'au tiers de sa hauteur; des barreaux de fer assez espacés la défendaient.

Depuis quelques instants la pluie avait cessé; la lune, dégagée des nuages qui l'obscurcissaient naguère, éclairait en plein le pavillon; Agricol, s'approchant des carreaux, vit la chambre plongée dans l'obscurité; mais au fond de cette pièce une porte entrebâillée laissait échapper une assez vive clarté. Le forgeron, espérant que Mlle de Cardoville veillait encore, frappa légèrement aux vitres.

Au bout de quelques instants, la porte du fond s'ouvrit tout à fait; Mlle de Cardoville, qui ne s'était pas encore couchée, entra dans la seconde chambre, vêtue comme elle l'était lors de son entrevue avec la Mayeux: une bougie qu'Adrienne tenait à la main éclairait ses traits enchanteurs; ils exprimaient alors la surprise et l'inquiétude… La jeune fille posa son bougeoir sur une table, et parut écouter attentivement en s'avançant vers la fenêtre. Mais tout à coup elle tressaillit et s'arrêta brusquement. Elle venait de distinguer vaguement la figure d'un homme regardant à travers ses carreaux.

Agricol, craignant que Mlle de Cardoville effrayée, ne se réfugiât dans la pièce voisine, frappa de nouveau, et, risquant d'être entendu au dehors, il dit d'une voix assez haute:

— C'est Agricol Baudoin.

Ces mots arrivèrent jusqu'à Adrienne. Se rappelant aussitôt son entretien avec la Mayeux, elle pensa qu'Agricol et Dagobert s'étaient introduits dans le couvent pour enlever Rose et Blanche; courant alors vers la croisée, elle reconnut parfaitement Agricol à la brillante clarté de la lune et ouvrit sa fenêtre avec précaution.

— Mademoiselle, lui dit précipitamment le forgeron, il n'y a pas un instant à perdre; le comte de Montbron n'est pas à Paris, mon père et moi nous venons vous délivrer.

— Merci, merci, monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville d'une voix accentuée par la plus touchante reconnaissance; mais songez d'abord au filles du général Simon…

— Nous y pensons, mademoiselle; je venais aussi vous demander où sont leurs fenêtres.

— L'une est au rez-de-chaussée, c'est la dernière du côté du jardin; l'autre est située absolument au-dessus de celle-ci… au premier étage.

— Maintenant elles sont sauvées! s'écria le forgeron.

— Mais, j'y pense, reprit vivement Adrienne, le premier étage est assez élevé; vous trouverez là, près de cette chapelle en construction, de très longues perches provenant des échafaudages; cela pourra peut-être vous servir.

— Cela me vaudra une échelle pour arriver à la fenêtre du premier; maintenant, il s'agit de vous, mademoiselle.

— Ne songez qu'à ces chères orphelines, le temps presse… Pourvu qu'elles soient libres cette nuit; il m'est indifférent de rester un jour ou deux de plus dans cette maison.

— Non, mademoiselle, s'écria le forgeron, il est, au contraire, pour vous de la plus haute importance de sortir d'ici cette nuit… il s'agit d'intérêts que vous ignorez, je n'en doute plus maintenant.

— Que voulez-vous dire?

— Je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage; mais je vous en conjure, mademoiselle… venez; je puis desceller deux barreaux de cette fenêtre… je cours chercher une pince…

— C'est inutile. On se contente de fermer et de verrouiller en dehors la porte de ce pavillon, que j'habite seule; il vous sera donc facile de briser la serrure.

— Et dix minutes après nous serons sur le boulevard, dit le forgeron. Vite, mademoiselle, apprêtez-vous; prenez un châle, un chapeau, car la nuit est bien froide. Je reviens à l'instant.

— Monsieur Agricol, dit Adrienne les larmes aux yeux, je sais ce que vous risquez pour moi. Je vous prouverai, je l'espère, que j'ai aussi bonne mémoire… Ah!… vous et votre soeur adoptive, vous êtes de nobles et vaillantes créatures… Il m'est doux de vous devoir tant à tous deux… Mais ne revenez me chercher que lorsque les filles du général Simon seront libérées.

— Grâce à vos indications, c'est chose faite, mademoiselle; je cours chercher mon père et nous revenons vous chercher.

Agricol, suivant l'excellent conseil de Mlle de Cardoville, alla prendre, le long du mur de la chapelle, une de ces longues et fortes perches servant aux constructions, l'enleva sur ses robustes épaules et rejoignit lestement son père.

À peine Agricol avait-il dépassé la claire-voie pour se diriger vers la chapelle, noyée d'ombre, que Mlle de Cardoville crut apercevoir une forme humaine sortir d'un des massifs du jardin du couvent, traverser rapidement l'allée et disparaître derrière une haute charmille de buis. Adrienne, effrayée, appela Agricol à voix basse, afin de l'avertir. Il ne pouvait pas l'entendre; déjà il avait rejoint son père, qui, dévoré d'impatience, allait écoutant d'une fenêtre à l'autre, avec une angoisse croissante.

— Nous sommes sauvés! lui dit Agricol à voix basse. Voici les fenêtres de tes pauvres enfants: celle-ci au rez-de-chaussée… celle-là au premier.

— Enfin! dit Dagobert avec un élan de joie impossible à rendre.
Et il courut examiner les fenêtres.

— Elles ne sont pas grillées! s'écria-t-il.

— Assurons-nous d'abord si l'une des enfants est là, dit Agricol; ensuite, en appuyant cette perche le long du mur, je me hisserai jusqu'à la fenêtre du premier… qui n'est pas haute.

— Bien, mon garçon! une fois là, tu frapperas aux carreaux, tu appelleras Rose ou Blanche: quand elle t'aura répondu, tu redescendras, nous appuierons la perche à la barre d'appui de la fenêtre, et la pauvre enfant se laissera glisser; elles sont lestes et hardies… Vite… vite à l'ouvrage.

Pendant qu'Agricol, soulevant la perche, la plaçait convenablement et se disposait à y monter, Dagobert, frappant aux carreaux de la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, dit à voix haute:

— C'est moi… Dagobert…

Rose Simon habitait en effet cette chambre. La malheureuse enfant, désespérée d'être séparée de sa soeur, était en proie à une fièvre brûlante, ne dormait pas, et arrosait son chevet de ses larmes… Au bruit que fit Dagobert en frappant aux vitres, elle tressaillit d'abord de frayeur; puis, entendant la voix du soldat, cette voix si chère, si connue, la jeune fille se dressa sur son séant, passa ses mains sur son front comme pour s'assurer qu'elle n'était pas le jouet d'un songe; puis, enveloppée de son long peignoir blanc, elle courut à la fenêtre en poussant un cri de joie.

Mais tout à coup… et avant qu'elle eût ouvert sa croisée, deux coups de feu retentirent, accompagnés de ces cris répétés:

— À la garde!… Au voleur!… L'orpheline resta pétrifiée d'épouvante, les yeux machinalement fixés sur la fenêtre, à travers laquelle elle vit confusément, à la clarté de la lune, plusieurs hommes lutter avec acharnement, tandis que les aboiements furieux de Rabat-Joie dominaient ces cris incessamment répétés:

— À la garde!… Au voleur!… À l'assassin!…

X. La veille d'un grand jour.

Environ deux heures avant que les faits précédents ne se fussent passés au couvent Sainte-Marie, Rodin et le père d'Aigrigny étaient réunis dans le cabinet où on les a déjà vus, rue du Milieu-des-Ursins. Depuis la révolution de Juillet, le père d'Aigrigny avait cru devoir transporter momentanément dans cette habitation temporaire les archives secrètes et la correspondance de son ordre; mesure prudente, car il devait craindre de voir les révérends pères expulsés par l'État du magnifique établissement dont la Restauration les avait libéralement gratifiés[17].

Rodin, toujours vêtu d'une manière sordide, toujours sale et crasseux, écrivait modestement à son bureau, fidèle à son humble rôle de secrétaire, qui cachait, on l'a vu, une fonction bien autrement importante, celle de socius, fonction qui, selon les constitutions de l'ordre, consiste à ne pas quitter son supérieur, à surveiller, à épier ses moindres actions, ses plus légères impressions, et à rendre compte à Rome.

Malgré son habituelle impassibilité, Rodin semblait visiblement inquiet et préoccupé; il répondait d'une manière encore plus brève que de coutume aux ordres ou aux questions du père d'Aigrigny, qui venait de rentrer.

— Y a-t-il eu quelque chose de nouveau pendant mon absence? demanda-t-il à Rodin, les rapports se sont-ils succédé favorables?

— Très favorables.

— Lisez-les-moi.

— Avant d'en rendre compte à Votre Révérence, dit Rodin, je dois la prévenir que depuis deux jours Morok est ici.

— Lui! dit l'abbé d'Aigrigny avec surprise. Je croyais qu'en quittant l'Allemagne et la Suisse il avait reçu de Fribourg l'ordre de se diriger vers le Midi. À Nîmes, à Avignon, dans ce moment, il aurait pu être un intermédiaire utile… car les protestants s'agitent, et l'on craint une réaction contre les catholiques.

— J'ignore, dit Rodin, si Morok a eu des raisons particulières de changer son itinéraire. Quant à ses raisons apparentes, il m'a appris qu'il allait donner ici des représentations.

— Comment cela?

— Un agent dramatique l'a engagé, à son passage à Lyon, lui et sa ménagerie, pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin, à un prix très élevé. Il n'a pas cru devoir refuser cet avantage, a-t-il ajouté.

— Soit, dit le père d'Aigrigny en haussant les épaules; mais par la propagation des petits livres, par la vente des chapelets et des gravures, ainsi que par l'influence qu'il aurait certainement exercée sur des populations religieuses et peu avancées, telles que celles du Midi ou de la Bretagne, il pouvait rendre des services qu'il ne rendra jamais à Paris.

— Il est en bas avec une espèce de géant qui l'accompagne; car en sa qualité d'ancien serviteur de Votre Révérence, Morok espérait avoir l'honneur de vous baiser la main ce soir.

— Impossible… impossible… Vous savez comment cette soirée est occupée… Est-on allé rue Saint-François?

— On y est allé… Le vieux gardien juif a été, dit-il, prévenu par le notaire… Demain, à six heures du matin, des maçons abattront la porte murée; et, pour la première fois depuis cent cinquante ans, cette maison sera ouverte.

Le père d'Aigrigny resta un moment pensif; puis il dit à Rodin:

— À la veille d'un moment si décisif, il ne faut rien négliger, se remettre tout en mémoire. Relisez-moi la copie de cette note, insérée dans les archives de la société il y a un siècle et demi, au sujet de M. de Rennepont.

Le secrétaire prit une note dans un casier, et lut ce qui suit:

«Ce jourd'hui, 19 février 1682, le révérend père provincial Alexandre Bourdon a envoyé l'avertissement suivant, avec ces mots en marge: Extrêmement considérable pour l'avenir.

«On vient de découvrir, par les aveux d'un mourant qu'un de nos pères a assisté, une chose fort secrète.

«M. Marins de Rennepont, l'un des chefs les plus remuants et les plus redoutables de la région réformée, l'un des ennemis les plus acharnés de notre sainte compagnie, était apparemment rentré dans le giron de notre maternelle Église, à la seule et unique fin de sauver ses biens menacés de la confiscation à cause de ses déportements irréligieux et damnables; les preuves ayant été fournies par différentes personnes de notre compagnie, comme quoi la conversion du sieur de Rennepont n'était pas sincère et cachait un leurre sacrilège, les biens dudit sieur, dès lors considéré comme relaps, ont été, ce pourquoi, confisqués par Sa Majesté notre roi Louis XIV, et ledit sieur de Rennepont condamné perpétuellement aux galères[18], auxquelles il a échappé par une mort volontaire, ensuite duquel crime abominable il a été traîné sur la claie, et son corps abandonné aux chiens de la voierie.

«Ces prémisses exposées, l'on arrive à la chose secrète, si extrêmement considérable pour l'avenir et l'intérêt de notre société.

«Sa Majesté Louis XIV, dans sa paternelle et catholique bonté pour l'Église et en particulier pour notre ordre, nous avait accordé le profit de cette confiscation, en gratitude de ce que nous avions concouru à dévoiler le sieur de Rennepont comme relaps infâme et sacrilège… Nous venons d'apprendre assurément qu'à cette confiscation, et conséquemment à notre société, ont été abstraites une maison sise à Paris, rue Saint-François, numéro 3, et une somme de cinquante mille écus en or. La maison a été cédée avant la confiscation, moyennant une vente simulée, à un ami du sieur de Rennepont, très bon catholique cependant, et bien malheureusement, car on ne peut sévir contre lui. Cette maison, grâce à la connivence coupable mais inattaquable de cet ami, a été murée, et ne doit être ouverte que dans un siècle et demi, selon les dernières volontés du sieur de Rennepont.

«Quant aux cinquante mille écus en or, ils ont été placés en mains malheureusement inconnues jusqu'ici, à cette fin d'être capitalisés et exploités, durant cent cinquante ans, pour être partagés, à l'expiration desdites cent cinquante années, entre les descendants alors existants du sieur de Rennepont; somme qui, moyennant tant d'accumulations, sera devenue énorme, et atteindra nécessairement le chiffre de quarante ou cinquante millions de livres tournois.

«Par des motifs demeurés inconnus, et qu'il a consignés dans un testament, le sieur de Rennepont a caché à sa famille, que les édits contre les protestants ont chassée de France et exilée en Europe, a caché le placement des cinquante mille écus; conviant seulement ses parents à perpétuer dans leur lignée, de génération en génération, la recommandation aux derniers survivants de se trouver réunis à Paris, dans cent cinquante ans rue Saint- François, le 13 FÉVRIER 1832, et pour que cette recommandation ne s'oubliât pas, il a chargé un homme, dont l'état est inconnu mais dont le signalement est connu, de faire fabriquer des médailles de bronze où ce voeu et cette date sont gravés, et d'en faire parvenir une à chaque personne de sa famille; mesure d'autant plus nécessaire que, par un autre motif ignoré, et que l'on suppose aussi expliqué dans le testament, les héritiers seront tenus de se présenter ledit jour, avant midi, _en personne _et non par représentant, faute de quoi ils seraient exclus du partage.

«L'homme inconnu, qui est parti pour distribuer ces médailles aux membres de la famille Rennepont, est un homme de trente-six ans, de mine fière et triste, de haute stature; il a les sourcils noirs, épais et singulièrement rejoints; il se fait appeler Joseph; on soupçonne fort ce voyageur d'être un actif et dangereux émissaire de ces forcenés républicains et réformés des Sept Provinces-Unies.

«De ce qui précède, il résulte que cette somme, confiée par ce relaps à une main inconnue, d'une façon subreptice, a échappé à la confiscation à nous octroyée par notre bien-aimé roi: c'est donc un dommage énorme, un vol monstrueux, dont nous sommes tenus de nous récupérer, sinon quant au présent, du moins quant à l'avenir. Notre compagnie étant, pour la grande gloire de Dieu et de notre Saint-Père, impérissable, il sera facile, grâce aux relations que nous avons par toute la terre au moyen des missions et autres établissements, de suivre dès à présent la filiation de cette famille Rennepont de génération en génération, de ne jamais la perdre de vue, afin que dans cent cinquante ans, au moment du partage de cette immense fortune accumulée, notre compagnie puisse rentrer dans ce bien qui lui a été traîtreusement dérobé, et y rentrer fas aut nefas, par quelque moyen que ce soit, même par ruse ou par violence, notre compagnie n'étant tenue d'agir autrement à l'encontre des détenteurs futurs de nos biens si malicieusement larronnés par ce relaps infâme et sacrilège… pour ce qu'il est enfin légitime de défendre, conserver et récupérer son bien par tous les moyens que le Seigneur met entre nos mains. Jusqu'à la restitution complète, cette famille de Rennepont sera donc damnable et réprouvée, comme une lignée maudite de ce Caïn de relaps, et il sera bon de la toujours furieusement surveiller. Pour ce faire, il sera urgent que chaque année, à partir de ce jourd'hui, l'on établisse une sorte d'enquête sur la position successive des membres de cette famille.»

Rodin s'interrompit, et dit au père d'Aigrigny:

— Suit le compte rendu, année par année, de la position de cette famille depuis 1682 jusqu'à nos jours. Il est inutile de le lire à Votre Révérence?

— Très inutile, dit l'abbé d'Aigrigny, cette note résume parfaitement les faits…

Puis, après un moment de silence, il reprit avec une expression d'orgueil triomphant:

— Combien est grande la puissance de l'association, appuyée sur la tradition et sur la perpétuité grâce à cette note insérée dans nos archives! Depuis un siècle et demi cette famille a été surveillée de génération en génération… toujours notre ordre a eu les yeux fixés sur elle, la suivant sur tous les points du globe où l'exil l'avait disséminée… Enfin demain nous rentrerons dans cette créance peu considérable d'abord, et que cent cinquante ans ont changée en une fortune royale… Oui… nous réussirons, car je crois avoir prévu les éventualités… Une seule chose pourtant me préoccupe vivement.

— Laquelle? demanda Rodin.

— Je songe à ces renseignements que l'on a déjà, mais en vain, essayé d'obtenir du gardien de la maison de la rue Saint-François. A-t-on tenté encore une fois, ainsi que j'en avais donné l'ordre?

— On l'a tenté…

— Eh bien?

— Cette fois, comme les autres, ce vieux juif est resté impénétrable; il est d'ailleurs presque en enfance, et sa femme ne vaut guère mieux que lui.

— Quand je songe, reprit le père d'Aigrigny, que depuis un siècle et demi que cette maison de la rue Saint-François a été murée et fermée, sa garde s'est perpétuée de génération en génération dans cette famille de Samuel, je ne puis croire qu'ils aient tous ignoré qui ont été et qui sont les dépositaires successifs de ces fonds devenus immenses par leur accumulation.

— Vous l'avez vu, dit Rodin, par les notes du dossier de cette affaire, que l'ordre a toujours très soigneusement suivie depuis 1682. À diverses époques, on a tenté d'obtenir quelques renseignements à ce sujet, que la note du père Bourdon n'éclaircissait pas. Mais cette race de gardiens juifs est restée muette, d'où l'on doit conclure qu'ils ne savaient rien.

— C'est ce qui m'a toujours semblé impossible… car enfin… l'aïeul de tous ces Samuel a assisté à la fermeture de cette maison il y a cent cinquante ans. Il était, dit le dossier, l'homme de confiance ou le domestique de M. de Rennepont. Il est impossible qu'il n'ait pas été instruit de bien des choses dont la tradition se sera sans doute perpétuée dans sa famille.

— S'il m'était permis de hasarder une petite observation, dit humblement Rodin.

— Parlez…

— Il y a très peu d'années qu'on a eu la certitude, par une confidence de confessionnal, que les fonds existaient et qu'ils avaient atteint un chiffre énorme.

— Sans doute: c'est ce qui a appelé vivement l'attention du révérend père général sur cette affaire…

— On sait donc, ce que probablement tous les descendants de la famille Rennepont ignorent, l'immense valeur de cet héritage?

— Oui, répondit le père d'Aigrigny, la personne qui a certifié ce fait à son confesseur est digne de toute croyance… Dernièrement encore, elle a renouvelé cette déclaration; mais, malgré toutes les instances de son directeur, elle a refusé de faire connaître entre les mains de qui étaient les fonds, affirmant toutefois qu'ils ne pouvaient être placés en des mains plus loyales.

— Il me semble alors, reprit Rodin, que l'on est certain de ce qu'il y a de plus important à savoir.

— Et qui sait si le détenteur de cette somme énorme se présentera demain, malgré la loyauté qu'on lui prête? Malgré moi, plus le moment approche, plus mon anxiété augmente… Ah! reprit le père d'Aigrigny, après un moment de silence, c'est qu'il s'agit d'intérêts si immenses, que les conséquences du succès seraient incalculables… Enfin, du moins… tout ce qu'il était possible de faire aura été tenté.

À ces mots, que le père d'Aigrigny adressait à Rodin comme s'il eût demandé son adhésion, le socius ne répondit rien…

L'abbé, le regardant avec surprise, lui dit:

— N'êtes-vous pas de cet avis? pouvait-on oser davantage? n'est- on pas allé jusqu'à l'extrême limite du possible?

Rodin s'inclina respectueusement, mais resta muet.

— Si vous pensez que l'on a omis quelque précaution, s'écria le père d'Aigrigny avec une sorte d'impatience inquiète, dites-le… il est temps encore… Encore une fois, croyez-vous que tout ce qu'il était possible de faire ait été fait? Tous les descendants enfin écartés, Gabriel, en se présentant demain rue Saint- François, ne sera-t-il pas le seul représentant de cette famille, et, par conséquent, le seul possesseur de cette immense fortune? Or, d'après sa renonciation, et d'après nos statuts, ce n'est pas lui, mais notre ordre qui possédera. Pouvait-on agir mieux ou autrement? Parlez franchement.

— Je ne puis me permettre d'émettre une opinion à ce sujet, reprit humblement Rodin en s'inclinant de nouveau, le bon ou le mauvais succès répondra à Votre Révérence…

Le père d'Aigrigny haussa les épaules et se reprocha d'avoir demandé quelque conseil à cette machine à écrire qui lui servait de secrétaire, et qui n'avait, selon lui, que trois qualités: la mémoire, la discrétion et l'exactitude.

XI. L'étrangleur.

Après un moment de silence, le père d'Aigrigny reprit:

— Lisez-moi les rapports de la journée sur la situation de chacune des personnes signalées.

— Voici celui de ce soir… on vient de l'apporter.

— Voyons. Rodin lut ce qui suit: «Jacques Rennepont, dit Couche- tout-nu, a été vu dans l'intérieur de la prison pour dettes à huit heures, ce soir.»

— Celui-ci ne nous inquiétera pas demain… Et d'un… Continuez.

«Mme la supérieure du couvent de Sainte-Marie, avertie par Mme la comtesse de Saint-Dizier, a cru devoir enfermer plus étroitement encore les demoiselles Rose et Blanche Simon. Ce soir, à neuf heures, elles ont été enfermées soigneusement dans leur cellule, et des rondes armées veilleront la nuit dans le jardin du couvent.»

— Rien non plus à craindre de ce côté, grâce à ces précautions, dit le père d'Aigrigny. Continuez.

«M. le docteur Baleinier, aussi prévenu par Mme la princesse de Saint-Dizier, continue de faire surveiller Mlle de Cardoville: à huit heures trois quarts la porte de son pavillon a été verrouillée et fermée.»

— Encore un sujet d'inquiétude de moins…

— Quant à M. Hardy, reprit Rodin, j'ai reçu ce matin de Toulouse un billet de M. Bressac, son ami intime, qui nous a servi heureusement à éloigner ce manufacturier depuis quelques jours; ce billet contient une lettre de M. Hardy adressée à une personne de confiance. M. de Bressac a cru devoir détourner cette lettre de sa destination et nous l'envoyer comme une preuve nouvelle du succès de ses démarches dont il espère que nous lui tiendrons compte, car, ajoute-t-il, pour nous servir il trahit son ami intime de la manière la plus indigne en jouant une odieuse comédie. Aussi maintenant M. de Bressac ne doute pas qu'après ses excellents offices on ne lui remette les pièces qui le placent dans notre dépendance absolue, puisque ces pièces peuvent perdre à jamais une femme qu'il aime d'un amour adultère et passionné. Il dit enfin qu'on doit avoir pitié de l'horrible alternative où on l'a placé, de voir perdre et déshonorer la femme qu'il adore, ou de trahir d'une manière infâme son ami intime.

— Ces doléances adultères ne méritent aucune pitié, répondit dédaigneusement le père d'Aigrigny. D'ailleurs, on avisera… M. de Bressac peut nous être encore utile. Mais voyons cette lettre de M. Hardy, ce manufacturier impie et républicain, bien digne descendant de cette lignée maudite, et qu'il était important d'écarter.

— Voici la lettre de M. Hardy, reprit Rodin, on la fera parvenir demain à la personne à qui elle est adressée. Et Rodin lut ce qui suit:

Toulouse, 10 février. «Enfin je trouve le moment de vous écrire, mon cher monsieur, et de vous expliquer la cause de ce départ si brusque, qui a dû, non pas vous inquiéter, mais vous étonner. Je vous écris pour vous demander un service. En deux mots, voici les faits. Je vous ai bien souvent parlé de Félix de Bressac, un de mes camarades d'enfance, pourtant bien moins âgé que moi; nous nous sommes toujours aimés tendrement, et nous avons mutuellement échangé assez de preuves de sérieuse affection pour pouvoir compter l'un sur l'autre. C'est pour moi un frère. Vous savez ce que j'entends par ces paroles. Il y a plusieurs jours, il m'a écrit de Toulouse, où il était allé passer quelque temps: «Si tu m'aimes, viens, j'ai besoin de toi… Pars à l'instant… Tes consolations me donneront peut-être le courage de vivre… Si tu arrivais trop tard… pardonne-moi et pense quelquefois à celui qui sera jusqu'à la fin ton meilleur ami.» «Vous jugez de ma douleur et de mon épouvante. Je demande à l'instant des chevaux; mon chef d'atelier, un vieillard que j'estime et que je révère, le père du général Simon, apprenant que j'allais dans le Midi, me prie de l'emmener avec moi; je devais le laisser durant quelques jours dans le département de la Creuse, où il désirait étudier des usines récemment fondées. Je consentis d'autant plus à ce voyage, que je pouvais au moins épancher le chagrin et les angoisses que me causait la lettre de Bressac. J'arrive à Toulouse; on m'apprend qu'il est parti la veille, emportant des armes, et en proie au plus violent désespoir. Impossible de savoir d'abord où il est allé; au bout de deux jours quelques indications recueillies à grand'peine me mettent sur ses traces; enfin, après mille recherches je le découvre dans un misérable village. Jamais je ne vis un désespoir pareil; rien de violent, mais un abattement sinistre, un silence farouche. D'abord il me repoussa presque; puis cette horrible douleur arrivée à son comble se détendit peu à peu, et au bout d'un quart d'heure il tomba dans mes bras en fondant en larmes… Près de lui étaient ses armes chargées… Un jour plus tard, peut-être… et c'était fait de lui… Je ne puis vous apprendre la cause de son désespoir affreux, ce secret n'est pas le mien; mais son désespoir ne m'a pas étonné… Que vous dirai-je? c'est une cure complète à faire. Maintenant il faut calmer, soigner, cicatriser cette pauvre âme, si cruellement déchirée. L'amitié seule peut entreprendre cette tâche délicate, et j'ai bon espoir… Je l'ai décidé à partir, à faire un voyage de quelque temps; le mouvement, la distraction lui seront favorables… Je le mène à Nice; demain nous partons… S'il veut prolonger cette excursion, nous la prolongerons, car mes affaires ne me rappelleront pas impérieusement à Paris avant la fin du mois de mars.

«Quant au service que je vous demande, il est conditionnel. Voici le fait:

«Selon quelque papier de famille de ma mère, il paraît que j'aurais eu un certain intérêt à me trouver à Paris le 13 février, rue Saint-François, numéro 3. Je m'étais informé; je n'avais rien appris, sinon que cette maison de très antique apparence était fermée depuis cent cinquante ans, par une bizarrerie d'un de mes aïeux maternels, et qu'elle devait être ouverte le 13 de ce mois en présence des cohéritiers, qui, si j'en ai, me sont inconnus. Ne pouvant y assister, j'ai écrit au père du général Simon, mon chef d'atelier, en qui j'ai toute confiance, et que j'avais laissé dans le département de la Creuse, de partir pour Paris, afin de se trouver à l'ouverture de cette maison, non comme mon mandataire, cela serait inutile, mais comme curieux, et de me faire savoir, à Nice, ce qu'il adviendra de cette volonté romanesque d'un de mes grands-parents. Comme il se peut que mon chef d'atelier arrive trop tard pour accomplir cette mission, je vous serais mille fois obligé de vous informer chez moi au Plessis s'il est arrivé, et, dans le cas contraire, de le remplacer à l'ouverture de la maison de la rue Saint-François.

«Je crois bien n'avoir fait à mon pauvre ami Bressac qu'un insignifiant sacrifice en ne me trouvant pas à Paris ce jour-là; mais ce sacrifice eût-il été immense, je m'en applaudirais encore, car mes soins et mon amitié étaient nécessaires à celui que je regarde comme un frère.

«Ainsi, allez à l'ouverture de cette maison, je vous en prie, et soyez assez bon pour m'écrire poste restante, à Nice, le résultat de votre mission de curieux, etc.

«FRANCOIS HARDY.»

— Quoique sa présence ne puisse avoir aucune fâcheuse importance, il serait préférable que le père du maréchal Simon n'assistât pas demain à l'ouverture de cette maison, dit le père d'Aigrigny. Mais il n'importe; M. Hardy est sûrement éloigné: il ne s'agit plus que du jeune prince indien.

— Quant à lui, reprit le père d'Aigrigny d'un air pensif, on a fait sagement de laisser partir M. Norval, porteur des présents de Mlle de Cardoville pour ce prince. Le médecin qui accompagne M. Norval, et qui a été choisi par M. Baleinier, n'inspirera de la sorte aucun soupçon.

— Aucun, reprit Rodin. Sa lettre d'hier était complètement rassurante.

— Ainsi, rien à craindre non plus du prince indien, dit le père d'Aigrigny, tout va pour le mieux.

— Quant à Gabriel, reprit Rodin, il a écrit de nouveau ce matin pour obtenir de Votre Révérence l'entretien qu'il sollicite vainement depuis trois jours; il est affecté de la rigueur de la punition qu'on lui a infligée en lui défendant depuis cinq jours de sortir de notre maison.

— Demain… en le conduisant rue Saint-François, je l'écouterai… il sera temps… Ainsi donc, à cette heure, dit le père d'Aigrigny, d'un air de satisfaction triomphante, tous les descendants de cette famille, dont la présence pouvait ruiner nos projets, sont dans l'impossibilité de se trouver avant midi rue Saint-François, tandis que Gabriel seul y sera… Enfin nous touchons au but.

Deux coups, discrètement frappés, interrompirent le père d'Aigrigny.

— Entrez, dit-il. Un vieux serviteur vêtu de noir se présenta et dit:

— Il y a en bas un homme qui désire parler à l'instant à M. Rodin pour affaire très urgente.

— Son nom? demanda le père d'Aigrigny.

— Il n'a pas dit son nom, mais il dit qu'il vient de la part de
M. Josué… négociant de l'île de Java.

Le père d'Aigrigny et Rodin échangèrent un coup d'oeil de surprise, presque de frayeur.

— Voyez ce que c'est que cet homme, dit le père d'Aigrigny à Rodin sans pouvoir cacher son inquiétude, et venez ensuite me rendre compte. Puis, s'adressant au domestique qui sortit:

— Faites entrer. Ce disant, le père d'Aigrigny, après avoir échangé un signe expressif avec Rodin, disparut par une porte latérale. Une minute après, Faringhea, l'ex-chef de la secte des Étrangleurs, parut devant Rodin, qui le reconnut aussitôt pour l'avoir vu au château de Cardoville. Le socius tressaillit, mais il ne voulut pas paraître se souvenir de ce personnage. Cependant, toujours courbé sur son bureau, et ne semblant pas voir Faringhea, il écrivit aussitôt quelques mots à la hâte sur une feuille de papier placée devant lui.

— Monsieur… reprit le domestique étonné du silence de Rodin, voici cette personne.

Rodin plia le billet qu'il venait d'écrire précipitamment et dit au serviteur:

— Faites porter ceci à son adresse… On m'apportera la réponse.

Le domestique salua et sortit. Alors Rodin, sans se lever, attacha ses petits yeux de reptile sur Faringhea et lui dit courtoisement:

— À qui, monsieur, ai-je l'honneur de parler?

XII. Les deux frères de la bonne oeuvre.

Faringhea, né dans l'Inde, avait, on l'a dit, beaucoup voyagé et fréquenté les comptoirs européens des différentes parties de l'Asie; parlant bien l'anglais et le français, rempli d'intelligence et de sagacité, il était parfaitement civilisé. Au lieu de répondre à la question de Rodin, il attachait sur lui un regard fixe et pénétrant. Le socius, impatienté de ce silence, et pressentant avec une vague inquiétude que l'arrivée de Faringhea avait quelque rapport direct ou indirect avec la destinée de Djalma, reprit en affectant le plus grand sang-froid:

— À qui, monsieur, ai-je l'honneur de parler?

— Vous ne me reconnaissez pas? dit Faringhea faisant deux pas vers la chaise de Rodin.

— Je ne crois pas avoir jamais eu l'honneur de vous voir, répondit froidement celui-ci.

— Et moi, je vous reconnais, dit Faringhea; je vous ai vu au château de Cardoville le jour du naufrage du bateau à vapeur et du trois-mâts.

— Au château de Cardoville? c'est possible… monsieur, j'y étais en effet un jour de naufrage.

— Et ce jour-là je vous ai appelé par votre nom. Vous m'avez demandé ce que je voulais de vous… Je vous ai répondu: maintenant rien, frère… plus tard beaucoup… Le temps est venu… Je viens vous demander beaucoup.

— Mon cher monsieur, dit Rodin toujours impassible, avant de continuer cet entretien, jusqu'ici passablement obscur, je désirerais savoir je vous le répète, à qui j'ai l'avantage de parler… Vous vous êtes introduit ici sous prétexte d'une commission de M. Josué Van Daël… respectable négociant de Batavia, et…

— Vous connaissez l'écriture de M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.

— Je la connais parfaitement.

— Regardez… Et le métis tirant de sa poche (il était assez pauvrement vêtu à l'européenne) la longue dépêche dérobée par lui à Mahal, le contrebandier de Java, après l'avoir étranglé sur la grève de Batavia, mit ses papiers sous les yeux de Rodin, sans cependant s'en dessaisir.

— C'est en effet l'écriture de M. Josué, dit Rodin, et il tendit la main vers la lettre, que Faringhea remit lestement et prudemment dans sa poche.

— Vous avez, mon cher monsieur, permettez-moi de vous le dire,
une singulière manière de faire les commissions… dit Rodin.
Cette lettre était à mon adresse… et vous ayant été confiée par
M. Josué… vous deviez…

— Cette lettre ne m'a pas été confiée par M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.

— Comment l'avez-vous entre les mains!

— Un contrebandier de Java m'avait trahi; Josué avait assuré le passage de cet homme pour Alexandrie et lui avait remis cette lettre, qu'il devait porter à bord, pour la malle d'Europe. J'ai étranglé le contrebandier, j'ai pris la lettre, j'ai fait la traversée… et me voici…

L'Étrangleur avait prononcé ces mots avec une jactance farouche; son regard fauve et intrépide ne s'abaissa pas devant le regard perçant de Rodin, qui, à cet étrange aveu, avait redressé vivement la tête pour observer ce personnage.

Faringhea croyait étonner ou intimider Rodin par cette espèce de forfanterie féroce; mais, à sa grande surprise, le socius, toujours impassible comme un cadavre, lui dit simplement:

— Ah!… on étrangle ainsi… à Java?

— Et ailleurs… aussi, répondit Faringhea avec un sourire amer.

— Je ne veux pas vous croire… mais je vous trouve d'une étonnante sincérité, monsieur… Votre nom!…

— Faringhea.

— Eh bien, monsieur Faringhea, où voulez-vous en venir?… Vous vous êtes emparé, par un crime abominable, d'une lettre à moi adressée; maintenant vous hésitez à me la remettre…

— Parce que je l'ai lue… et qu'elle peut me servir.

— Ah!… vous l'avez lue! dit Rodin un instant troublé. Puis il reprit:

— Il est vrai que d'après votre manière de vous charger de la correspondance d'autrui, on ne peut s'attendre à une extrême discrétion de votre part… Et qu'avez-vous appris de si utile pour vous dans cette lettre de M. Josué!

— J'ai appris, frère… que vous étiez, comme moi, un fils de la bonne oeuvre.

— De quelle bonne oeuvre voulez-vous parler? demanda Rodin assez étonné. Faringhea répondit avec une expression d'ironie amère:

— Dans sa lettre Josué vous dit: «Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour famille ceux de notre ordre, et pour reine Rome.»

— Il est possible que M. Josué m'écrive ceci. Mais qu'en concluez-vous, monsieur?

— Notre oeuvre a, comme la vôtre, frère, le monde pour patrie; comme vous, pour famille nous avons nos complices, et pour reine_ Bohwanie._

— Je ne connais pas cette sainte, dit humblement Rodin.

— C'est notre Rome, à nous, répondit l'étrangleur. Il poursuivit:

— Josué vous parle encore de ceux de votre oeuvre qui, répandus sur toute la terre, travaillent à la gloire de Bohwanie.

— Et quels sont ces fils de Bohwanie, monsieur Faringhea?

— Des hommes résolus, audacieux, patients, rusés, opiniâtres, qui, pour faire triompher la bonne oeuvre, sacrifient pays, père et mère, soeur et frère, et qui regardent comme ennemis tous ceux qui ne sont pas des leurs.

— Il me paraît y avoir beaucoup de bon dans l'esprit persévérant et religieusement exclusif de cette oeuvre, dit Rodin d'un air modeste et béat… Seulement, il faudrait connaître ses fins et son but.

— Comme vous, frère, nous faisons des cadavres.

— Des cadavres! s'écria Rodin.

— Dans sa lettre, répondit Faringhea, Josué vous dit: «La plus grande gloire de notre ordre est de faire de l'homme un cadavre[19]« Notre oeuvre fait aussi de l'homme un cadavre… La mort des hommes est douce à Bohwanie.

— Mais, monsieur! s'écria Rodin, M. Josué parle de l'âme… de la volonté, de la pensée, qui doivent être anéantis par la discipline.

— C'est vrai, les vôtres tuent l'âme… nous tuons le corps.
Votre main, frère: vous êtes, comme nous, chasseurs d'hommes.

— Mais, encore une fois, monsieur, il s'agit de tuer la volonté, la pensée, dit Rodin.

— Et que sont les corps privés d'âme, de pensée, sinon des cadavres?… Allez, allez, frère, les morts que fait notre lacet ne sont pas plus inanimés, plus glacés que ceux que fait votre discipline. Allons, touchez là, frère… Rome et Bohwanie sont soeurs.

Malgré son calme apparent, Rodin ne voyait pas sans une secrète frayeur un misérable de l'espèce de Faringhea détenteur d'une longue lettre de Josué, où il devait être nécessairement question de Djalma. Rodin se croyait certain d'avoir mis le jeune Indien dans l'impossibilité d'être à Paris le lendemain; mais, ignorant les relations qui avaient pu se nouer depuis le naufrage entre le prince et le métis, il regardait Faringhea comme un homme probablement fort dangereux.

Plus le _socius _était intérieurement inquiet, plus il affecta de paraître calme et dédaigneux. Il reprit donc:

— Sans doute ce rapprochement entre Rome et Bohwanie est fort piquant… mais qu'en concluez-vous, monsieur?

— Je veux vous montrer, frère, ce que je suis, ce dont je suis capable, afin de vous convaincre qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

— En d'autres termes, monsieur, dit Rodin avec une ironie méprisante, vous appartenez à une secte meurtrière de l'Inde, et vous voulez, par une transparente allégorie, me donner à réfléchir sur le sort de l'homme à qui vous avez dérobé des lettres qui m'étaient adressées; à mon tour je me permettrai de vous faire observer en toute humilité, monsieur Faringhea, qu'ici on n'étrangle personne, et que si vous aviez la fantaisie de vouloir changer quelqu'un en cadavre pour l'amour de Bohwanie, votre divinité, on vous couperait le cou pour l'amour d'une autre divinité vulgairement appelée la Justice.

— Et que me ferait-on, si j'avais tenté d'empoisonner quelqu'un?

— Je vous ferai encore humblement observer, monsieur Faringhea, que je n'ai pas le loisir de vous professer un cours de jurisprudence criminelle. Seulement, croyez-moi, résistez à la tentation d'étrangler ou d'empoisonner qui que ce soit. Un dernier mot: voulez-vous ou non me remettre les lettres de M. Josué?

— Les lettres relatives au prince Djalma? dit le métis. Et il regarda fixement Rodin, qui, malgré une vive et subite angoisse, demeura impénétrable, et répondit le plus simplement du monde:

— Ignorant le contenu des lettres que vous retenez, monsieur, il m'est impossible de vous répondre. Je vous prie, et au besoin je vous requiers de me remettre ces lettres, ou de sortir d'ici.

— Vous allez dans quelques minutes me supplier de rester, frère.

— J'en doute.

— Quelques mots feront ce prodige… Si tout à l'heure je vous parlais d'empoisonnement, frère, c'est que vous avez envoyé un médecin… au château de Cardoville, pour empoisonner… momentanément le prince Djalma.

Rodin, malgré lui, tressaillit imperceptiblement, et reprit:

— Je ne comprends pas.

— Il est vrai, je suis un pauvre étranger qui ai sans doute beaucoup d'accent: pourtant je vais tâcher de parler mieux… Je sais, par les lettres de Josué, l'intérêt que vous avez à ce que le prince Djalma ne soit pas ici… demain, et ce que vous avez fait pour cela. M'entendez-vous?

— Je n'ai rien à répondre.

Deux coups frappés à la porte interrompirent la conversation.

— Entrez, dit Rodin.

— La lettre a été portée à son adresse, monsieur, dit un vieux domestique en s'inclinant; voici la réponse.

Rodin prit le papier qu'on lui présentait, et, avant de l'ouvrir, dit courtoisement à Faringhea:

— Vous permettez, monsieur!

— Ne vous gênez pas, dit le métis.

— Vous êtes bien bon, répondit Rodin, qui, après avoir lu, écrivit rapidement quelques mots au bas de la réponse qu'on lui apportait, et dit au domestique en la lui remettant:

— Renvoyez ceci à la même adresse. Le domestique s'inclina et disparut.

— Puis-je continuer? demanda le métis à Rodin.

— Parfaitement.

— Je continue donc, reprit Faringhea… Avant-hier, au moment où, tout blessé qu'il était, le prince allait, par mon conseil, partir pour Paris, est arrivé une belle voiture avec de superbes présents destinés à Djalma par un ami inconnu. Dans cette voiture il y avait deux hommes: l'un envoyé par l'ami inconnu; l'autre était un médecin… envoyé par vous pour donner des secours à Djalma et l'accompagner jusqu'à son arrivée à Paris… C'était charitable, n'est-ce pas, frère?

— Continuez votre histoire, monsieur.

— Djalma est parti hier… En déclarant que la blessure du prince empirerait d'une manière très grave s'il ne restait pas étendu dans la voiture pendant tout le voyage, le médecin s'est ainsi débarrassé de l'envoyé de l'ami inconnu, qui est reparti pour Paris; de son côté, le médecin a voulu m'éloigner à mon tour; mais Djalma a si fort insisté, que nous sommes partis, le médecin, le prince et moi. Hier soir, nous arrivons à moitié chemin; le médecin trouve qu'il faut passer la nuit dans une auberge: nous avions, disait-il, tout le temps d'être arrivés à Paris ce soir, le prince ayant annoncé qu'il lui fallait absolument être à Paris le 12 au soir. Le médecin avait beaucoup insisté pour partir seul avec le prince. Je savais, par la lettre de Josué, qu'il vous importait beaucoup que Djalma ne fût pas ici le 13; des soupçons me sont venus; j'ai demandé à ce médecin s'il vous connaissait; il m'a répondu avec embarras; alors au lieu des soupçons, j'ai eu des certitudes… Arrivé à l'auberge, pendant que le médecin était auprès de Djalma, je suis monté à la chambre du docteur, j'ai examiné une boîte remplie de plusieurs flacons qu'il avait apportés; l'un d'eux contenait de l'opium… J'ai deviné.

— Qu'avez-vous deviné, monsieur?

— Vous allez le savoir… le médecin a dit à Djalma, avant de se retirer: «Votre blessure est en bon état mais la fatigue du voyage pourrait l'enflammer; il serait bon demain dans la journée de prendre une potion calmante que je vais préparer ce soir afin de l'avoir toute prête dans la voiture…» Le calcul du médecin était simple, ajouta Faringhea.

Le lendemain (qui est aujourd'hui), le prince prenait la potion sur les quatre ou cinq heures du soir… bientôt il s'endormait profondément… Le médecin, inquiet, faisait arrêter la voiture dans la soirée… déclarait qu'il y avait du danger à continuer la route… passait la nuit dans une auberge, et s'établissait auprès du prince, dont l'assoupissement n'aurait cessé qu'à l'heure qui vous convenait. Tel était votre dessein; il m'a paru habilement projeté, j'ai voulu m'en servir pour moi-même, et j'ai réussi.

— Tout ce que vous dites là, mon cher monsieur, dit Rodin en rongeant ses ongles, est de l'hébreu pour moi.

— Toujours, sans doute, à cause de mon accent… mais, dites- moi… connaissez-vous l'array-mow?

— Non.

— Tant pis, c'est une admirable production de l'île de Java, si fertile en poisons.

— Eh! que m'importe? dit Rodin d'une voix brève et pouvant à peine dissimuler son anxiété croissante.

— Cela vous importe beaucoup. Nous autres fils de Bohwanie, nous avons horreur de répandre le sang, reprit Faringhea; mais, pour passer impunément le lacet autour du cou de nos victimes, nous attendons qu'elles soient endormies… Lorsque leur sommeil n'est pas assez profond, nous l'augmentons à notre gré; nous sommes très adroits dans notre oeuvre: le serpent n'est pas plus subtil, le lion plus audacieux. Djalma porte nos marques… L'array-mow est une poudre impalpable; en en faisant respirer quelques parcelles pendant le sommeil, ou en le mêlant au tabac d'une pipe pendant qu'on veille, on jette sa victime dans un assoupissement dont rien ne peut la tirer. Si l'on craint de donner une dose trop forte à la fois, on en fait aspirer plusieurs fois durant le sommeil et on prolonge ainsi sans danger autant de temps que l'homme peut rester sans boire ni manger… trente ou quarante heures environ… Vous voyez combien l'usage de l'opium est grossier auprès de ce divin narcotique… J'en avais apporté de Java une certaine quantité… par simple curiosité… sans oublier le contrepoison.

— Ah! il y a un contrepoison? dit machinalement Rodin.

— Comme il y a des gens qui sont tout le contraire de ce que nous sommes, frère de la bonne oeuvre… Les Javanais appelle le suc de cette racine le touboe… il dissipe l'engourdissement causé par l'array-mow comme le soleil dissipe les nuages… Or, hier soir, certain des projets de votre émissaire sur Djalma, j'ai attendu que ce médecin fût couché, endormi… je me suis introduit en rampant dans sa chambre… et je lui ai fait aspirer une telle dose d'array-mow… qu'il doit dormir encore…

— Malheureux! s'écria Rodin de plus en plus effrayé de ce récit, car Faringhea portait un coup terrible aux machinations du socius et de ses amis; mais vous risquiez d'empoisonner ce médecin?

— Frère… comme il risquait d'empoisonner Djalma. Ce matin nous sommes donc partis, laissant votre médecin dans l'auberge, plongé dans un profond sommeil. Je me suis trouvé seul dans la voiture avec Djalma. Il fumait, en véritable Indien; quelques parcelles d'array-mow, mélangées au tabac dont j'ai rempli sa longue pipe, l'ont d'abord assoupi… Une nouvelle dose qu'il a aspirée l'a endormi profondément, et à cette heure il est dans l'auberge où nous sommes descendus. Maintenant, frère… il dépend de moi de laisser Djalma plongé dans son assoupissement, qui durera jusqu'à demain soir… ou de l'en faire sortir à l'instant… Ainsi, selon que vous satisferez ou non à ma demande, Djalma sera ou ne sera pas demain rue Saint-François, numéro 3.

Ce disant, Faringhea tira de sa poche la médaille de Djalma, et dit à Rodin en la lui montrant:

— Vous le voyez, je vous dis la vérité… Pendant le sommeil de Djalma, je lui ai enlevé cette médaille, la seule indication qu'il ait de l'endroit où il doit se trouver demain… Je finis donc par où j'ai commencé, en vous disant:

— Frère, je viens vous demander beaucoup!

Depuis quelques moments, Rodin, selon son habitude lorsqu'il était en proie à un accès de rage muette et concentrée, se rongeait les ongles jusqu'au sang. À ce moment, le timbre de la loge du portier sonna trois coups espacés d'une façon particulière. Rodin ne parut pas faire attention à ce bruit; et pourtant tout à coup une étincelle brilla dans ses petits yeux de reptile, pendant que Faringhea, les bras croisés, le regardait avec une expression de supériorité triomphante et dédaigneuse.

Le socius baissa la tête, garda le silence, prit machinalement une plume sur son bureau, et en mâchonna la barbe pendant quelques secondes, en ayant l'air de réfléchir profondément à ce que venait de lui dire Faringhea. Enfin, jetant la plume sur le bureau, il se retourna brusquement vers le métis, et lui dit d'un air profondément dédaigneux:

— Ah çà, monsieur Faringhea, est-ce que vous prétendez vous moquer du monde avec vos histoires?

Le métis, stupéfait, malgré son audace, recula d'un pas.

— Comment, monsieur, reprit Rodin, vous venez ici, dans une maison respectable, vous vanter d'avoir dérobé une correspondance, étranglé celui-ci, empoisonné celui-là avec un narcotique! Mais c'est du délire, monsieur; j'ai voulu vous écouter jusqu'à la fin, pour voir jusqu'où vous pousseriez l'audace… Car il n'y a qu'un monstrueux scélérat qui puisse venir se targuer de si épouvantables forfaits; mais je veux bien croire qu'ils n'existent que dans votre imagination.

En prononçant ces mots avec une sorte d'animation qui ne lui était pas habituelle, Rodin se leva, et, tout en marchant, s'approcha peu à peu de la cheminée pendant que Faringhea, ne revenant pas de sa surprise, le regardait en silence; pourtant, au bout de quelques instants, il reprit d'un air sombre et farouche:

— Prenez garde, frère… ne me forcez pas à vous prouver que j'ai dit la vérité.

— Allons donc, monsieur! il faut venir des antipodes pour croire les Français si faciles à duper. Vous avez, dites-vous, la prudence du serpent et le courage du lion. J'ignore si vous êtes un lion courageux, mais pour serpent prudent… je le nie. Comment! vous avez une lettre de M. Josué qui peut me compromettre (en admettant que tout ceci ne soit pas une fable); le prince Djalma est plongé dans une torpeur qui sert mes projets et dont vous seul le pouvez faire sortir; vous pouvez enfin, dites-vous, porter un coup terrible à mes intérêts, et vous ne réfléchissez pas, lion terrible, serpent subtil, qu'il ne s'agit pour moi que de gagner vingt-quatre heures. Or, vous arrivez du fond de l'Inde à Paris; vous êtes étranger et inconnu à tous, vous me croyez aussi scélérat que vous, puisque vous m'appelez frère, et vous ne songez pas que vous êtes ici en mon pouvoir; que cette rue est solitaire, cette maison écartée, que je puis avoir ici sur-le- champ trois ou quatre personnes capables de vous garrotter en une seconde, tout étrangleur que vous êtes!… et cela seulement en tirant le cordon de cette sonnette, ajouta Rodin en le prenant en effet à la main. N'ayez donc pas peur, ajouta-t-il avec un sourire diabolique en voyant Faringhea faire un brusque mouvement de surprise et de frayeur; est-ce que je vous préviendrais si je voulais agir de la sorte?… Voyons, répondez… Une fois garrotté et mis en lieu de sûreté pendant vingt-quatre heures, comment pourriez-vous me nuire? Ne me serait-il pas alors facile de m'emparer des papiers de Josué, de la médaille de Djalma, qui, plongé dans un assoupissement jusqu'à demain soir, ne m'inquiéterait plus?… Vous le voyez donc bien, monsieur, vos menaces sont vaines… parce qu'elles reposent sur des mensonges… parce qu'il n'est pas vrai que le prince Djalma soit ici en votre pouvoir… Allez… sortez d'ici, et une autre fois, quand vous voudrez faire des dupes, adressez-vous mieux.

Faringhea restait frappé de stupeur; tout ce qu'il venait d'entendre lui semblait très probable; Rodin pouvait s'emparer de lui, de la lettre de Josué, de la médaille, et, en le retenant prisonnier, rendre impossible le réveil de Djalma; et pourtant Rodin lui ordonnait de sortir, à lui, Faringhea, qui se croyait si redoutable.

À force de chercher les motifs de la conduite inexplicable du_ socius_, le métis s'imagina, et en effet il ne pouvait penser autre chose, que Rodin, malgré les preuves qu'il apportait, ne croyait pas que Djalma fût en son pouvoir; de la sorte, le dédain du correspondant de Josué s'expliquait naturellement. Rodin jouait un coup d'une grande hardiesse et d'une grande habileté; aussi, tout en ayant l'air de grommeler entre ses dents d'un air courroucé, il observait en dessous, mais avec une anxiété dévorante, la physionomie de l'Étrangleur. Celui-ci, presque certain d'avoir pénétré le secret motif de la conduite de Rodin, reprit:

— Je vais sortir… mais un mot encore… vous croyez que je mens…

— J'en suis certain, vous m'avez débité un tissu de fables; j'ai perdu beaucoup de temps à les écouter, faites-moi grâce du reste… Il est tard, veuillez me laisser seul.

— Une minute encore… vous êtes un homme, je le vois, à qui l'on ne doit rien cacher, dit Faringhea. À cette heure, je ne puis attendre de Djalma qu'une espèce d'aumône et un mépris écrasant, car, du caractère dont il est, lui dire: donnez-moi beaucoup, parce que, pouvant vous trahir, je ne l'ai pas fait… ce serait m'attirer son courroux et son dédain… J'aurais pu vingt fois le tuer… mais son jour n'est pas encore venu, dit l'Étrangleur d'un air sombre, et pour attendre ce jour… et d'autres funestes jours, il me faut de l'or, beaucoup d'or… vous seul pouvez m'en donner en payant ma trahison envers Djalma, parce qu'à vous seul elle profite. Vous refusez de m'entendre, parce que vous me croyez menteur… j'ai pris l'adresse de l'auberge où nous sommes descendus, la voici. Envoyez quelqu'un s'assurer de la vérité de ce que je dis, alors, vous me croirez; mais le prix de ma trahison sera cher. Je vous l'ai dit, je vous demanderai beaucoup.

Ce disant, Faringhea offrait à Rodin une adresse imprimée: le socius, qui suivait du coin de l'oeil tous les mouvements de Faringhea, fit semblant, d'être profondément absorbé, de ne pas l'entendre et ne répondit rien.

— Prenez cette adresse… et assurez-vous que je ne mens pas, reprit Faringhea en tendant de nouveau l'adresse à Rodin.

— Hein… qu'est-ce? dit celui-ci en jetant à la dérobée un rapide regard sur l'adresse, qu'il lut avidement, mais sans y toucher.

— Lisez cette adresse, répéta le métis, et vous pourrez vous assurer que…

— En vérité, monsieur, s'écria Rodin en repoussant l'adresse de la main, votre impudence me confond. Je vous répète que je ne veux avoir rien de commun avec vous. Pour la dernière fois, je vous somme de vous retirer… Je ne sais pas ce que c'est que le prince Djalma… Vous pouvez me nuire, dites-vous; nuisez-moi, ne vous gênez pas, mais pour l'amour du ciel, sortez d'ici.

Ce disant, Rodin sonna violemment.

Faringhea fit un mouvement comme s'il eût voulu se mettre en défense. Un vieux domestique à la figure débonnaire et placide se présenta aussitôt.

— Lapierre, éclairez monsieur, lui dit Rodin en lui montrant du geste Faringhea. Celui-ci, épouvanté du calme de Rodin, hésitait à sortir.

— Mais, monsieur, lui dit Rodin remarquant son trouble et son hésitation, qu'attendez-vous! Je désire être seul.

— Ainsi, monsieur, lui dit Faringhea en se retirant lentement et à reculons, vous refusez mes offres! Prenez garde… demain il sera trop tard.

— Monsieur, j'ai l'honneur d'être votre humble serviteur. Et Rodin s'inclina avec courtoisie. L'Étrangleur sortit. La porte se referma sur lui… Aussitôt, le père d'Aigrigny parut sur le seuil de la pièce voisine. Sa figure était pâle et bouleversée.

— Qu'avez-vous fait! s'écria-t-il en s'adressant à Rodin. J'ai tout entendu… Ce misérable, j'en suis malheureusement certain, disait la vérité… l'Indien est en son pouvoir; il va le rejoindre.

— Je ne le pense pas, dit humblement Rodin en s'inclinant et reprenant sa physionomie morne et soumise.

— Et qui empêchera cet homme de rejoindre le prince!

— Permettez… Lorsqu'on a introduit ici cet affreux scélérat, je l'ai reconnu; aussi, avant de m'entretenir avec lui, j'ai prudemment écrit quelques lignes à Morok, qui attendait le bon loisir de Votre Révérence dans la salle basse avec Goliath; plus tard, pendant le cours de la conversation, lorsqu'on m'a apporté la réponse de Morok, qui attendait mes ordres, je lui ai donné de nouvelles instructions, voyant le tour que prenaient les choses.

— Et à quoi bon tout ceci, puisque cet homme vient de sortir de cette maison!

— Votre Révérence daignera peut-être remarquer qu'il n'est sorti qu'après m'avoir donné l'adresse de l'hôtel où est l'Indien, grâce à mon innocent stratagème de dédain… S'il eût manqué, Faringhea tombait toujours entre les mains de Goliath et de Morok, qui l'attendaient dans la rue à deux pas de la porte. Mais nous eussions été très embarrassés, car nous ne savions pas où habitait le prince Djalma.

— Encore de la violence! dit le père d'Aigrigny avec répugnance.

— C'est à regretter… fort à regretter… reprit Rodin… mais il a bien fallu suivre le système adopté jusqu'ici.

— Est-ce un reproche que vous m'adressez! dit le père d'Aigrigny qui commençait à trouver que Rodin était autre chose qu'une machine à écrire.

— Je ne me permettrais pas d'en adresser à Votre Révérence, dit Rodin en s'inclinant presque jusqu'à terre; mais il s'agit seulement de retenir cet homme pendant vingt-quatre heures.

— Et ensuite!… Ses plaintes!

— Un pareil bandit n'osera pas se plaindre; d'ailleurs il est sorti librement d'ici. Morok et Goliath lui banderont les yeux après s'être emparés de lui. La maison a une entrée dans la rue Vieille-des-Ursins. À cette heure et par ce temps d'ouragan, il ne passe personne dans ce quartier désert. Le trajet dépaysera complètement ce misérable; on le descendra dans une cave du bâtiment neuf et demain, la nuit, à pareille heure, on lui rendra la liberté avec les mêmes précautions… Quant à l'Indien, on sait maintenant où le trouver… il s'agit d'envoyer auprès de lui une personne de confiance et s'il sort de sa torpeur… il est un moyen très simple et surtout aucunement violent, selon mon petit jugement, dit modestement Rodin, de le tenir demain éloigné toute la journée de la rue Saint-François.

Le même domestique à figure débonnaire, qui avait introduit et éconduit Faringhea, rentra dans le cabinet après avoir discrètement frappé; il tenait à la main une espèce de gibecière en peau de daim, qu'il remit à Rodin en lui disant:

— Voici ce que M. Morok vient d'apporter; il est entré par la rue
Vieille. Le domestique sortit.

Rodin ouvrit le sac et dit au père d'Aigrigny en lui montrant ces objets:

— La médaille… et la lettre de Josué… Morok a été habile et expéditif.

— Encore un danger évité, dit le marquis, il est fâcheux d'en venir à de tels moyens…

— À qui les reprocher, sinon au misérable qui nous met dans la nécessité d'y avoir recours!… Je vais à l'instant dépêcher quelqu'un à l'hôtel de l'Indien.

— Et à sept heures du matin vous conduirez Gabriel rue Saint- François; c'est là que j'aurai avec lui l'entretien qu'il me demande si instamment depuis trois jours.

— Je l'en ai fait prévenir ce soir; il se rendra à vos ordres.

— Enfin, dit le père d'Aigrigny, après tant de luttes, tant de craintes, tant de traverses, quelques heures maintenant nous séparent de ce moment depuis si longtemps attendu.

* * * *

Nous conduirons le lecteur à la maison de la rue Saint François.

Onzième partie
Le 13 février

I. La maison de la rue Saint-François.

En entrant dans la rue Saint-Gervais par la rue Doré (au Marais), on se trouvait, à l'époque de ce récit, en face d'un mur d'une hauteur énorme, aux pierres noires et vermiculées par les années; ce mur, se prolongeant dans presque toute la largeur de cette rue solitaire, servait de contrefort à une terrasse ombragée d'arbres centenaires ainsi plantés à plus de quarante pieds au-dessus du pavé; à travers leurs épais branchages apparaissaient le fronton de pierre, le toit aigu et les grandes cheminées de briques d'une antique maison, dont l'entrée était située rue Saint-François, numéro 3, non loin de l'angle de la rue Saint-Gervais.

Rien de plus triste que le dehors de cette demeure; c'était encore de ce côté une muraille très élevée, percée de deux ou trois jours de souffrance, sortes de meurtrières formidablement grillagées. Une porte cochère en chêne massif, bardée de fer, constellée d'énormes têtes de clou et dont la couleur primitive disparaissait depuis longtemps sous une couche épaisse de boue, de poussière et de rouille, s'arrondissait par le haut, et s'adaptait à la voussure d'une baie cintrée, ressemblant à une arcade profonde, tant les murailles avaient d'épaisseur; dans l'un des larges battants de cette porte massive s'ouvrait une seconde petite porte servant d'entrée au juif Samuel, gardien de cette sombre demeure. Le seuil franchi, on arrivait sous une voûte formée par le bâtiment donnant sur la rue. Dans ce bâtiment était pratiqué le logement de Samuel; les fenêtres s'ouvraient sur une cour intérieure très spacieuse, coupée par une grille au-delà de laquelle on voyait un jardin. Au milieu de ce jardin s'élevait une maison de pierres de taille à deux étages, si bizarrement exhaussée qu'il fallait gravir un perron ou plutôt un double escalier de vingt marches pour arriver à la porte d'entrée murée depuis cent cinquante ans. Les contrevents des croisées de cette habitation avaient été remplacés par de larges et épaisses plaques de plomb hermétiquement soudées et maintenues par des châssis de fer scellés dans la pierre. De plus, afin d'intercepter complètement l'air, la lumière, et de parer de la sorte à toute dégradation intérieure ou extérieure, le toit avait été recouvert d'épaisses plaques de plomb, ainsi que l'ouverture des cheminées de briques, préalablement bouchées et maçonnées. On avait usé des mêmes procédés pour la clôture d'un petit belvédère carré situé au faîte de la maison, en recouvrant sa cage vitrée d'une sorte de chape soudée à la toiture. Seulement, par suite d'une fantaisie singulière, chacune des quatre plaques de plomb qui masquaient les faces de ce belvédère, correspondant aux quatre points cardinaux, était percée de sept petits trous ronds, disposés en formes de croix, que l'on distinguait facilement à l'extérieur. Partout ailleurs, les panneaux plombés des croisées étaient absolument pleins. Grâce à ces précautions, à la solide construction de cette demeure, à peine quelques réparations extérieures avaient été nécessaires, et les appartements, complètement soustraits à l'influence de l'air extérieur, devaient être, depuis un siècle et demi, aussi intacts que lors de leur fermeture.

L'aspect de murailles lézardées, de volets vermoulus et brisés, d'une toiture à demi effondrée, de croisées envahies par des plantes pariétaires, eût été peut-être moins triste que la vue de cette maison de pierre bardée de fer et de plomb, conservée comme un tombeau.

Le jardin, complètement abandonné, et dans lequel le gardien Samuel entrait seulement pour faire ses inspections hebdomadaires, offrait, surtout pendant l'été, une incroyable confusion de plantes parasites et de broussailles. Les arbres, livrés à eux- mêmes, avaient poussé en tous sens et entremêlé leurs branches; quelques vignes folles reproduites par rejetons, rampant d'abord sur le sol, jusqu'au pied des arbres, y avaient ensuite grimpé, enroulé leurs troncs, et jeté sur les branchages les plus élevés l'inextricable réseau de leurs sarments. L'on ne pouvait traverser cette _forêt vierge _qu'en suivant un sentier pratiqué par le gardien pour aller de la grille à la maison, dont les abords, ménagés en pente douce pour l'écoulement des eaux, étaient soigneusement dallés sur une largeur de dix pieds environ. Un autre petit chemin de ronde, ménagé autour des murs d'enceinte, était chaque nuit battu par deux ou trois énormes chiens des Pyrénées, dont la race fidèle s'était aussi perpétuée dans cette maison depuis un siècle et demi.

Telle était l'habitation destinée à servir de rendez-vous aux descendants de la famille de Rennepont.

La nuit qui séparait le 12 février du 13 allait bientôt finir. Le calme succédant à la tourmente, la pluie avait cessé; le ciel était pur, étoilé; la lune, à son déclin, brillait d'un doux éclat, et jetait une clarté mélancolique sur cette demeure abandonnée, silencieuse, dont aucun pas humain n'avait franchi le seuil depuis tant d'années.

Une vive lueur, s'échappant à travers une des fenêtres du logis du gardien, annonçait que le juif Samuel veillait encore.

Que l'on se figure une assez vaste chambre, lambrissée du haut en bas en vieilles boiseries de noyer devenues d'un brun presque noir à force de vétusté; deux tisons à demi éteints fument dans l'âtre au milieu des cendres refroidies; sur la tablette de cette cheminée de pierre peinte couleur de granit gris, on voit un vieux flambeau de fer garni d'une maigre chandelle, coiffée d'un éteignoir, et auprès une paire de pistolets à deux coups et un couteau de chasse à lame affilée, dont la poignée de bronze ciselé appartient au XVIIe siècle; de plus, une lourde carabine était appuyée à l'un des pilastres de la cheminée. Quatre escabeaux sans dossiers, une vieille armoire de chêne et une table à pieds tors, meublaient seuls cette chambre. À la boiserie étaient symétriquement suspendues des clefs de différentes grandeurs; leur forme annonçait leur antiquité; diverses étiquettes étaient fixées à leur anneau. Le fond de la vieille armoire de chêne, à secret et mobile, avait glissé sur une coulisse et l'on apercevait, scellée dans le mur, une large et profonde caisse de fer, dont le battant ouvert montrait le merveilleux mécanisme de l'une de ces serrures florentines du XVIe siècle, qui, mieux que toutes les inventions modernes, défiait l'effraction, et qui de plus, selon les idées du temps, grâce à une épaisse doublure de toile d'amiante, tendue assez loin des parois de la caisse sur des fils d'or, rendait incombustible en cas d'incendie les objets qu'elle renfermait.

Une grande cassette de bois de cèdre, prise dans cette caisse, et déposée sur un escabeau, contenait de nombreux papiers soigneusement rangés et étiquetés.

À la lueur d'une lampe de cuivre, le vieux gardien Samuel est occupé à écrire sur un petit registre, à mesure que sa femme Bethsabée dicte en lisant un carnet. Samuel avait alors environ quatre-vingt-deux ans, et, malgré cet âge avancé, une forêt de cheveux gris et crépus couvrait sa tête; il était petit, maigre, nerveux et la pétulance involontaire de ses mouvements prouvait que les années n'avaient pas affaibli son énergie et son activité, quoique dans le _quartier, _où il apparaissait d'ailleurs très rarement, il affectât de paraître presque en enfance, ainsi que l'avait dit Rodin au père d'Aigrigny. Une vieille robe de chambre de bouracan marron, à larges manches, enveloppait entièrement le vieillard, et tombait jusqu'à ses pieds. Les traits de Samuel offraient le type pur et oriental de sa race: son teint était mat et jaunâtre, son nez aquilin, son menton ombragé d'un petit bouquet de barbe blanche; ses pommettes saillantes jetaient une ombre assez dure sur ses joues creuses et ridées. Sa physionomie était remplie d'intelligence, de finesse et de sagacité. Son front, large, élevé, annonçait la droiture, la franchise et la fermeté; ses yeux, noirs et brillants comme les yeux arabes, avaient un regard à la fois pénétrant et doux.

Sa femme Bethsabée, de quinze ans moins âgée que lui, était de haute taille et entièrement vêtue de noir. Un bonnet plat en linon empesé, qui rappelait la sévère coiffure des graves matrones hollandaises, encadrait son visage pâle et austère, autrefois d'une rare et fière beauté, d'un caractère tout biblique; quelques plis du front, provenant du froncement presque continuel de ses sourcils gris, témoignaient que cette femme était souvent sous le poids d'une tristesse profonde. À ce moment même, la physionomie de Bethsabée trahissait une douleur inexprimable: son regard était fixe, sa tête penchée sur sa poitrine; elle avait laissé retomber sur ses genoux sa main droite dont elle tenait un petit carnet; de son autre main, elle serrait convulsivement une grosse tresse de cheveux noirs comme le jais qu'elle portait au cou. Cette natte épaisse était garnie d'un fermoir en or d'un pouce carré; sous une plaque de cristal qui le recouvrait d'un côté comme un reliquaire, on voyait un morceau de toile plié carrément et presque entièrement couvert de taches d'un rouge sombre, couleur de sang depuis longtemps séché.

Après un moment de silence, pendant lequel Samuel écrivit sur son registre, il dit tout haut en relisant ce qu'il venait d'écrire:

— D'autre part, cinq mille métalliques d'Autriche de mille florins, et la date du 19 octobre 1826.

En suite de cette énumération, Samuel ajouta en relevant la tête et en s'adressant à sa femme:

— Est-ce bien cela, Bethsabée? avez-vous comparé sur le carnet?
Bethsabée ne répondit pas.

Samuel la regarda, et, la voyant profondément accablée, lui dit avec une expression de tendresse inquiète:

— Qu'avez-vous?… mon Dieu, qu'avez-vous?

— Le 19 octobre… 1826… dit-elle lentement les yeux toujours fixes, et en serrant plus étroitement encore dans sa main la tresse de cheveux noirs qu'elle portait au cou. C'est une date funeste… Samuel… bien funeste… c'est celle de la dernière lettre que nous avons reçue de…

Bethsabée ne put continuer, elle poussa un long gémissement et cacha sa figure dans ses mains.

— Ah! je vous entends, reprit le vieillard d'une voix altérée, un père peut être distrait par de graves préoccupations, mais, hélas! le coeur d'une mère est toujours en éveil.

Et jetant sa plume sur la table, Samuel appuya son front sur ses mains avec accablement. Bethsabée reprit bientôt, comme si elle se fût douloureusement complue dans ses cruels souvenirs:

— Oui… ce jour est le dernier où notre fils Abel nous écrivit d'Allemagne en nous annonçant qu'il venait d'employer, selon vos ordres, les fonds qu'il avait emportés d'ici… et qu'il allait se rendre en Pologne pour une autre opération…

— Et en Pologne… il a trouvé la mort d'un martyr, reprit Samuel; sans motifs, sans preuve, car rien n'était plus faux, on l'a injustement accusé de venir organiser la contrebande… et le gouvernement russe, le traitant comme on traite nos frères et soeurs dans ces pays de cruelle tyrannie, l'a fait condamner à l'affreux supplice du knout… sans vouloir le voir ni l'entendre… À quoi bon… entendre un juif?… Qu'est-ce qu'un juif? une créature encore bien au-dessous d'un serf… Ne leur reproche-t-on pas, dans ce pays, tous les vices qu'engendre le dégradant servage où on les plonge? Un juif expirant sous le bâton! qui irait s'en inquiéter?

— Et notre pauvre Abel, si doux, si loyal, est mort sous le fouet… moitié de honte, moitié de douleur, dit Bethsabée en tressaillant. Un de nos frères de Pologne a obtenu à grand'peine la permission de l'ensevelir… Il a coupé ses beaux cheveux noirs… et ces cheveux avec ce morceau de linge, taché du sang de notre cher fils, c'est tout ce qui nous reste de lui! s'écria Bethsabée.

Et elle couvrait de baisers convulsifs la tresse de cheveux et le reliquaire.

— Hélas! dit Samuel en essuyant ses larmes, qui avaient aussi coulé à ce souvenir déchirant, le Seigneur, du moins, ne nous a retiré notre enfant que lorsque la tâche que notre famille poursuit fidèlement depuis un siècle et demi touchait à son terme… À quoi bon désormais notre race sur la terre? ajouta Samuel avec une profonde amertume, notre devoir n'est-il pas accompli?… Cette caisse ne renferme-t-elle pas une fortune de roi? cette maison, murée il y a cent cinquante ans, ne sera-t-elle pas ouverte ce matin aux descendants du bienfaiteur de mon aïeul?…

En disant ces mots, Samuel tourna tristement la tête vers la maison, qu'il apercevait de sa fenêtre.

À ce moment, l'aube allait paraître.

La lune venait de se coucher; le belvédère, ainsi que le toit et les cheminées, se découpaient en noir sur le bleu sombre du firmament étoilé.

Tout à coup Samuel pâlit, se leva brusquement et dit à sa femme d'une voix tremblante, en lui montrant la maison:

— Bethsabée… les sept points de lumière, comme il y a trente ans… regarde… regarde…

En effet, les sept ouvertures rondes, disposées en forme de croix, autrefois pratiquées dans les plaques de plomb qui recouvraient les croisées du belvédère, étincelèrent en sept points lumineux, comme si quelqu'un fût monté intérieurement au faîte de la maison murée.

II. Doit et avoir.

Pendant quelques instants, Samuel et Bethsabée restèrent immobiles, les yeux attachés avec une frayeur inquiète sur les sept points lumineux qui rayonnaient parmi les dernières clartés de la nuit au sommet du belvédère, pendant qu'à l'horizon, derrière la maison, une lueur d'un rose pâle annonçait l'aube naissante. Samuel rompit le premier le silence et dit à sa femme en passant la main sur son front:

— La douleur que vient de nous causer le souvenir de notre pauvre enfant nous a empêchés de réfléchir et de nous rappeler qu'après tout il ne devait y avoir pour nous rien d'effrayant dans ce qui se passe.

— Que dites-vous, Samuel?

— Mon père ne m'a-t-il pas dit que lui et mon aïeul avaient plusieurs fois aperçu des clartés pareilles à de longs intervalles?

— Oui, Samuel… mais sans pouvoir, non plus que nous, s'expliquer ces clartés…

— Ainsi que mon père et mon grand-père, nous devons croire qu'une issue, inconnue de leur temps comme elle l'est encore du nôtre, donne passage à des personnes qui ont aussi quelques devoirs mystérieux à remplir dans cette demeure. Encore une fois, mon père m'a prévenu de ne pas m'inquiéter de ces circonstances étranges… qu'il m'avait prédites… et qui, depuis trente ans, se renouvellent pour la seconde fois…

— Il n'importe, Samuel… cela épouvante comme si c'était quelque chose de surnaturel.

— Le temps des miracles est passé, dit le juif en secouant mélancoliquement la tête, bien des vieilles maisons de ce quartier ont des communications souterraines avec des endroits éloignés; quelques-unes, dit-on, se prolongent même jusqu'à la Seine et jusqu'aux catacombes… Sans doute cette maison est dans une condition pareille, et les personnes qui y viennent si rarement s'y introduisent par ce moyen.

— Mais ce belvédère ainsi éclairé…

— D'après le plan annoté du bâtiment, vous savez que ce belvédère forme le faîte ou la lanterne de ce qu'on appelle la _grande salle de deuil, _située au dernier étage de la maison. Comme il y règne une complète obscurité, à cause de la fermeture de toutes les fenêtres, nécessairement on se sert de lumière pour monter jusqu'à cette _salle de deuil, _pièce qui renferme, dit-on, des choses bien étranges, bien sinistres… ajouta le juif en tressaillant.

Bethsabée regardait attentivement, ainsi que son mari, les sept points lumineux, dont l'éclat diminuait à mesure que le jour grandissait.

— Ainsi que vous le dites, Samuel, ce mystère peut s'expliquer de la sorte… reprit la femme du vieillard. D'ailleurs ce jour est un jour si important pour la famille de Rennepont que, dans de telles circonstances, cette apparition ne doit pas nous étonner.

— Et penser, reprit Samuel, que depuis un siècle et demi ces lueurs ont apparu plusieurs fois! il est donc une autre famille qui de génération en génération s'est vouée, comme la nôtre, à accomplir un pieux devoir…

— Mais quel est ce devoir? Peut-être aujourd'hui tout s'éclaircira-t-il…

— Allons, allons, Bethsabée, reprit tout à coup Samuel en sortant de sa rêverie, et comme s'il se fût reproché son oisiveté, voici le jour, et il faut qu'avant huit heures cet état de caisse soit mis au net, ces immenses valeurs classées, et il montra le grand coffret de cèdre, afin qu'elles puissent être remises entre les mains de qui de droit.

— Vous avez raison, Samuel; ce jour ne nous appartient pas… c'est un jour solennel… et qui serait beau, oh! bien beau pour nous… si maintenant il pouvait y avoir de beaux jours pour nous, dit amèrement Bethsabée en songeant à son fils.

— Bethsabée, dit tristement Samuel, en appuyant sa main sur la main de sa femme, nous serons du moins sensibles à l'austère satisfaction du devoir accompli… Le Seigneur ne nous a-t-il pas été bien favorable, quoique en nous éprouvant cruellement par la mort de notre fils? N'est-ce pas grâce à sa providence que les trois générations de ma famille ont pu commencer, continuer et achever cette grande oeuvre?

— Oui, Samuel, dit affectueusement la juive, et du moins, pour vous, à cette satisfaction se joindront le calme et la quiétude, car lorsque midi sonnera vous serez délivré d'une bien terrible responsabilité.

Et, ce disant Bethsabée indiqua du geste la caisse de cèdre.

— Il est vrai, reprit le vieillard, j'aimerais mieux savoir ces immenses richesses entre les mains de ceux à qui elles appartiennent qu'entre les miennes; mais aujourd'hui je n'en serai plus dépositaire… Je vais donc contrôler une dernière fois l'état de ces valeurs, et ensuite nous le collationnerons d'après mon registre et le carnet que vous tenez.

Bethsabée fit un signe de tête affirmatif. Samuel reprit la plume et se livra très attentivement à ses calculs de banque; sa femme s'abandonna de nouveau, malgré elle, aux souvenirs cruels qu'une date fatale venait d'éveiller en lui rappelant la mort de son fils.

Exposons rapidement l'histoire très simple, et pourtant en apparence si romanesque, si merveilleuse, de ces cinquante mille écus qui, grâce à une accumulation et à une gestion sage, intelligente et fidèle, s'étaient naturellement, ou plutôt _forcément _transformés, au bout d'un siècle et demi, en une somme bien autrement importante que celle de _quarante millions _fixée par le père d'Aigrigny, qui, très incomplètement renseigné à ce sujet, et songeant d'ailleurs aux éventualités désastreuses, aux pertes, aux banqueroutes qui, pendant tant d'années, avaient pu atteindre les dépositaires successifs de ces valeurs, trouvait encore énorme… le chiffre de quarante millions.

L'histoire de cette fortune se trouva nécessairement liée à celle de la famille Samuel, qui faisait valoir ce fonds depuis trois générations, nous en dirons deux mots. Vers 1670, plusieurs années avant sa mort, M. Marius de Rennepont, lors d'un voyage au Portugal, avait pu, grâce à de très puissants intermédiaires, sauver la vie d'un malheureux juif condamné au bûcher par l'Inquisition pour cause de religion… Ce juif était _Isaac Samuel, _l'aïeul du gardien de la maison de la rue Saint-François.

Les hommes généreux s'attachent souvent à leurs obligés au moins autant que les obligés s'attachent à leurs bienfaiteurs. S'étant d'abord assuré qu'Isaac, qui faisait à Lisbonne un petit commerce de change, était probe, actif, laborieux, intelligent, M. de Rennepont, qui possédait alors de grands biens en France, proposa au juif de l'accompagner et de gérer sa fortune. L'espèce de réprobation et de méfiance dont les Israélites ont toujours été poursuivis était alors à son comble. Isaac fut donc doublement reconnaissant de la marque de confiance que lui donnait M. de Rennepont. Il accepta et se promit dès ce jour de vouer son existence tout entière au service de celui qui, après lui avoir sauvé la vie, avait foi en sa droiture et en sa probité, à lui juif appartenant à une race si généralement soupçonnée, haïe et méprisée. M. de Rennepont, homme d'un grand coeur, d'un grand sens et d'un grand esprit, ne s'était pas trompé dans son choix. Jusqu'à ce qu'il fût dépossédé de ses biens, ils prospérèrent merveilleusement entre les mains d'Isaac Samuel, qui, doué d'une admirable aptitude pour les affaires, l'appliquait exclusivement aux intérêts de son bienfaiteur.

Vinrent les persécutions et la ruine de M. de Rennepont dont les biens furent confisqués et abandonnés aux révérends pères de la compagnie de Jésus, ses délateurs, quelques jours avant sa mort. Caché dans la retraite qu'il avait choisie pour y finir violemment ses jours, il fit mander secrètement Isaac Samuel, et lui remit cinquante mille écus en or, seul débris de sa fortune passée; ce fidèle serviteur devait faire valoir cette somme, en accumuler et en placer les intérêts; s'il avait un fils, lui transmettre la même obligation; à défaut de fils, il chercherait un parent assez probe pour continuer cette gérance à laquelle serait d'ailleurs affectée une rétribution convenable; cette gérance devait être ainsi transmise et perpétuée de proche en proche jusqu'à l'expiration d'un siècle et demi. M. de Rennepont avait en outre prié Isaac d'être pendant sa vie le gardien de la maison de la rue Saint-François, où il serait gratuitement logé, et de léguer ces fonctions à sa descendance, si cela était possible.

Lors même qu'Isaac Samuel n'aurait pas eu d'enfants, le puissant esprit de solidarité qui unit souvent certaines familles juives entre elles aurait rendu praticable la dernière volonté de M. de Rennepont. Les parents d'Isaac se seraient associés à sa reconnaissance envers son bienfaiteur, et eux, ainsi que leurs générations successives, eussent accompli généreusement la tâche imposée à l'un des leurs; mais Isaac eut un fils plusieurs années après la mort de M. de Rennepont. Ce fils, Lévi Samuel, né en 1669, n'ayant pas eu d'enfants de sa première femme, s'était remarié à l'âge de près de soixante ans, et, en 1750, il lui était né un fils: David Samuel, le gardien de la maison de Saint- François, qui, en 1832 (époque de ce récit), était âgé de quatre- vingt-deux ans, promettait de fournir une carrière aussi avancée que son père, mort à quatre-vingt-treize ans; disons enfin qu'Abel Samuel, le fils que regrettait si amèrement Bethsabée, né en 1790, était mort sous le knout russe, à l'âge de vingt-six ans.

Cette humble généalogie établie, on comprendra facilement que la longévité successive de ces trois membres de la famille Samuel, qui s'étaient perpétués comme gardiens de la maison murée, et reliant ainsi le XIXe siècle au XVIIe, avait singulièrement simplifié et facilité l'exécution des dernières volontés de M. de Rennepont, ce dernier ayant d'ailleurs formellement déclaré à l'aïeul de Samuel qu'il désirait que la somme qu'il laissait ne fût augmentée que par la seule capitalisation des intérêts à cinq pour cent, afin que cette fortune arrivât jusqu'à ses descendants pure de toute spéculation déloyale.

Les coreligionnaires de la famille Samuel, premiers inventeurs de la lettre de change, qui leur servit, au moyen âge, à transporter mystérieusement des valeurs considérables d'un bout à l'autre du monde, à dissimuler leur fortune, à la mettre à l'abri de la rapacité de leurs ennemis; les juifs, disons-nous, ayant fait presque seuls le commerce du change et de l'argent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, aidèrent beaucoup aux transactions secrètes et aux opérations financières de la famille Samuel, qui, jusqu'en 1820 environ, plaça toujours ses valeurs devenues progressivement immenses, dans les maisons de banque ou dans les comptoirs israélites les plus riches de l'Europe. Cette manière d'agir, sûre et occulte, avait permis au gardien actuel de la rue Saint- François d'effectuer, à l'insu de tous, par simples dépôts ou par lettres de change, des placements énormes, car c'est surtout lors de sa gestion que la somme capitalisée avait acquis, par le seul fait de l'accumulation, un développement presque incalculable, son père, et surtout son grand-père n'ayant eu comparativement à lui que peu de fonds à gérer. Quoiqu'il s'agît simplement de trouver successivement des placements assurés et immédiats, afin que l'argent ne restât pas pour ainsi dire sans rapporter d'intérêt, il avait fallu une grande capacité financière pour arriver à ce résultat, surtout lorsqu'il fut question de cinquantaine de millions; cette capacité, le dernier Samuel, d'ailleurs instruit à l'école de son père, la déploya à un haut degré, ainsi que le démontreront les résultats prochainement cités.

Rien ne semble plus touchant, plus noble, plus respectable que la conduite des membres de cette famille israélite qui, solidaires de l'engagement de gratitude pris par un des leurs, se vouent pendant de si longues années, avec autant de désintéressement que d'intelligence et de probité, au lent accroissement d'une fortune de roi dont ils n'attendent aucune part, et qui, grâce à eux, doit arriver pure et immense aux mains des descendants du bienfaiteur de leur aïeul. Rien enfin n'est plus honorable pour le proscrit qui fait le dépôt, et pour le juif qui le reçoit, que ce simple échange de paroles données, sans autre garantie qu'une confiance et une estime réciproques, lorsqu'il s'agit d'un résultat qui ne doit se produire qu'au bout de cent cinquante ans.

Après avoir relu attentivement son inventaire, Samuel dit à sa femme:

— Je suis certain de l'exactitude de mes additions; voulez-vous maintenant collationner sur le carnet que vous avez à la main l'énoncé des valeurs que je viens d'écrire sur ce registre? je m'assurerai en même temps que les titres sont classés par ordre dans cette cassette, car je dois ce matin remettre le tout au notaire, lorsqu'on ouvrira le testament.

— Commencez, mon ami, je vous suis, dit Bethsabée.

Samuel lut l'état suivant, vérifiant à mesure dans sa caisse.

Résumé du compte des héritiers de M. de Rennepont, remis par
David Samuel._

Débit Fr. 2, 000, 000 de rente 5% françaises en inscriptions nominatives et au porteur, achetées de 1825 à 1832, suivant bordereaux à l'appui, à un cours moyen de 99 fr. 50.

39, 800, 000 Fr.

Fr. 900, 000 de rente 3% françaises en diverses inscriptions achetées pendant les mêmes années à un cours moyen de 74 fr. 50 c.

22, 275, 000 Fr.

5000 actions de la Banque de France, achetées en commun à 1900 francs.

9, 500, 000 Fr.

3900 actions des Quatre-Canaux, en un certificat de dépôt desdites actions à la compagnie, achetées au cours moyen de 1115 francs.

3, 345, 000 Fr.

125, 000 ducats de rente de Naples, au cours moyen de 82 francs, - - 2, 050, 000 ducats: soit 4 fr. 40 c. le ducat.

9, 020, 000 Fr.

5000 métalliques d'Autriche de 1000 florins, au cours moyen de 63 florins. — 4, 650, 000 florins au change de 2 fr. 50 c. par florin.

11, 625, 000 Fr.

75, 000 livres sterling de rente 3% consolidés anglais à 883/4. — 2, 218, 750 sterling à 25 fr. par livre sterling.

55, 468, 750 Fr.

1, 200, 000 florins en 21/2% hollandais à 60 francs. — 28, 860, 000 florins à 2 fr. 10 par florin des Pays-Bas.

60, 606, 000 Fr.

Appoints en billets de banque, or et argent.

535, 250 Fr.

Paris, le 12 février 1832: 212, 175, 000 Fr.

Crédit Fr. 150, 000 reçus de M. de Rennepont, en 1682, par Isaac Samuel, mon grand-père, et placés successivement par lui, mon père et moi, à l'intérêt de 5%, avec règlement de compte par semestre et en capitalisant les intérêts, ont produit, suivant les comptes ci-joints:

Ci … 225, 950, 000 Fr.

Mais il faut en déduire, suivant le détail ci-annexé, pour pertes éprouvées dans des faillites, pour commissions et courtages payés à divers, et aussi pour appointements des trois générations de gérants.

……… 13, 775, 000 Fr.

— C'est bien cela, reprit Samuel après avoir vérifié les lettres renfermées dans la cassette de cèdre. Il reste en caisse, à la disposition des héritiers de la famille Rennepont, la somme de DEUX CENT DOUZE MILLIONS cent soixante-quinze mille francs.

Et le vieillard regarda sa femme avec une expression de bien légitime orgueil.

— Cela n'est pas croyable! s'écria Bethsabée frappée de stupeur; je savais que d'immenses valeurs étaient entre vos mains; mais je n'aurais jamais cru que cent cinquante mille francs laissés il y a cent cinquante ans fussent la seule source de cette fortune incroyable.

— Et c'est pourtant la seule, Bethsabée… reprit fièrement le vieillard. Sans doute, mon grand-père, mon père et moi nous avons toujours mis autant de fidélité que d'exactitude dans la gestion de ces fonds; sans doute il nous a fallu beaucoup de sagacité dans le choix des placements à faire lors des temps de révolution et de crises commerciales; mais cela nous était facile, grâce à nos relations d'affaires avec nos coreligionnaires de tous les pays; mais jamais ni moi ni les miens nous ne nous sommes permis de faire un placement, non pas usuraire… mais qui ne fût pas même au-dessous du taux légal… Les ordres formels de M. de Rennepont, recueillis par mon grand-père, le voulaient ainsi, et il n'y a pas au monde de fortune plus pure que celle-ci… Sans ce désintéressement et en profitant seulement de quelques circonstances favorables, ce chiffre de deux cent douze millions aurait peut-être de beaucoup augmenté.

— Est-ce possible, mon Dieu!

— Rien de plus simple. Bethsabée… tout le monde sait qu'en quatorze ans un capital est doublé par la seule accumulation et composition de ses intérêts à 5 pour 100; maintenant réfléchissez qu'en cent cinquante ans il y a dix fois quatorze ans… que ces cent cinquante premiers mille francs ont été ainsi doublés et martingalés; ce qui vous étonne vous paraîtra tout simple. En 1682, M. de Rennepont a confié à mon grand-père 150, 000 francs; cette somme, capitalisée ainsi que je vous l'ai dit, a dû produire en 1696, quatorze années après, 300, 000 francs. Ceux-ci, doublés en 1710, ont produit 600, 000 francs. Lors de la mort de mon grand-père, en 1719, la somme à faire valoir était déjà de près d'un million; en 1724; elle aurait dû monter à 1 million 200, 000 francs; en 1738, à 2 millions 400, 000 francs; en 1752, deux ans après ma naissance, à 4 millions 800, 000 francs; en 1766, à 9 millions 600, 000 francs; en 1780, à 19 millions 200, 000 francs; en 1794, douze ans après la mort de mon père, à 38 millions 400, 000 francs; en 1808, à 76 millions 800, 000 francs; en 1822, à 153 millions 600, 000 francs; et aujourd'hui, en composant les intérêts de dix années, elle devrait être au moins de 225 millions environ. Mais des pertes, des non-valeurs et des frais inévitables, dont le compte est d'ailleurs ici rigoureusement établi, ont réduit cette somme à 212 millions 175, 000 francs en valeurs renfermées dans cette caisse.

— Maintenant je vous comprends, mon ami, reprit Bethsabée pensive, mais quelle incroyable puissance que celle de l'accumulation! et que d'admirables choses on pourrait faire pour l'avenir avec de faibles ressources au temps présent.

— Telle a été, sans doute, la pensée de M. de Rennepont; car, au dire de mon père, qui le tenait de mon aïeul, M. de Rennepont était un des plus grands esprits… de son temps, répondit Samuel en refermant la cassette de bois de cèdre.

— Dieu veuille que ses descendants soient dignes de cette fortune de roi, et en fassent un noble emploi! dit Bethsabée en se levant.

Le jour était complètement venu; sept heures du matin sonnèrent.

— Les maçons ne vont pas tarder à arriver, dit Samuel en replaçant la boîte de cèdre dans sa caisse de fer, dissimulée derrière la vieille armoire de chêne. Comme vous, Bethsabée, reprit-il, je suis curieux et inquiet de savoir quels sont les descendants de M. de Rennepont qui vont se présenter ici.

Deux ou trois coups vigoureusement frappés avec le marteau de fer de l'épaisse porte cochère retentirent dans la maison. L'aboiement des chiens de garde répondit à ce bruit. Samuel dit à sa femme:

— Ce sont sans doute les maçons que le notaire envoie avec un clerc; je vous en prie, réunissez toutes les clefs en trousseau avec leurs étiquettes; je vais revenir les prendre.

Ce disant, Samuel descendit assez lestement l'escalier, malgré son âge, s'approcha de la porte, ouvrit prudemment un guichet, et vit trois manoeuvres, en costume de maçon, accompagnés d'un jeune homme vêtu en noir.

— Que voulez-vous, messieurs? dit le juif avant d'ouvrir, afin de s'assurer encore de l'identité de ces personnages.

— Je viens de la part de Me Dumesnil, notaire, répondit le clerc, pour assister à l'ouverture de la porte murée; voici une lettre de mon patron pour M. Samuel, gardien de la maison.

— C'est moi, monsieur, dit le juif; veuillez jeter cette lettre dans la boîte, je vais la prendre.

Le clerc fit ce que désirait Samuel, mais il haussa les épaules. Rien ne lui semblait plus ridicule que cette demande du soupçonneux vieillard.

Le gardien ouvrit la boîte, prit la lettre, alla à l'extrémité de la voûte afin de la lire au grand jour, compara soigneusement la signature à celle d'une autre lettre du notaire qu'il prit dans la poche de sa houppelande; puis, après ces précautions, ayant mis ses dogues à la chaîne, il revint enfin ouvrir le battant de la porte au clerc et aux maçons.

— Que diable! mon brave homme, dit le clerc en entrant, il s'agirait d'ouvrir la porte d'un château fort qu'il n'y aurait pas plus de formalités…

Le juif s'inclina sans répondre.

— Est-ce que vous êtes sourd, mon cher? lui cria le clerc aux oreilles.

— Non, monsieur, dit Samuel en souriant doucement et faisant quelques pas en dehors de la voûte, il ajouta en montrant la maison:

— Voici, monsieur, la porte maçonnée qu'il faut dégager; il faudra aussi desceller le châssis de fer et celui de plomb de la seconde croisée à droite.

— Pourquoi ne pas ouvrir toutes les fenêtres? demanda le clerc.

— Parce que tels sont les ordres que j'ai reçus comme gardien de cette demeure, monsieur.

— Et qui vous les a donnés, ces ordres?

— Mon père… monsieur, à qui son père les avait transmis de la part du maître de la maison… Une fois que je n'en serai plus le gardien, qu'elle sera en possession de son nouveau propriétaire, celui-ci agira comme bon lui semblera.

— À la bonne heure, dit le clerc assez surpris. Puis s'adressant aux maçons, il ajouta:

— Le reste vous regarde, mes braves, dégagez la porte et descellez le châssis de fer seulement de la seconde croisée à droite.

Pendant que les maçons se mettaient à l'ouvrage sous l'inspection du clerc de notaire, une voiture s'arrêta devant la porte cochère, et Rodin, accompagné de Gabriel, entra dans la maison de la rue Saint-François.

III. L'héritier.

Samuel vint ouvrir la porte à Gabriel et à Rodin. Ce dernier dit au juif:

— Vous êtes, monsieur, le gardien de cette maison?

— Oui, monsieur, répondit Samuel.

— M. l'abbé Gabriel de Rennepont que voici, dit Rodin en montrant son compagnon, est l'un des descendants de la famille de Rennepont.

— Ah! tant mieux, monsieur, dit presque involontairement le juif, frappé de l'angélique physionomie de Gabriel, car la noblesse et la sérénité de l'âme du jeune prêtre se lisaient dans son regard d'archange et sur son front pur et blanc, déjà couronné de l'auréole du martyre.

Samuel regardait Gabriel avec une curiosité remplie de bienveillance et d'intérêt; mais sentant bientôt que cette contemplation silencieuse devenait embarrassante pour Gabriel, il lui dit:

— Le notaire, monsieur l'abbé, ne doit venir qu'à dix heures.
Gabriel le regarda d'un air surpris et répondit:

— Quel notaire… monsieur?

— Le père d'Aigrigny vous expliquera ceci, se hâta de dire Rodin, et s'adressant à Samuel, il ajouta: Nous sommes un peu en avance… Ne pourrions-nous pas attendre quelque part l'arrivée du notaire?

— Si vous voulez vous donner la peine de venir chez moi, dit
Samuel, je vais vous conduire.

— Je vous remercie, monsieur, j'accepte, dit Rodin.

— Veuillez donc me suivre, messieurs, dit le vieillard. Quelques moments après, le jeune prêtre et le _socius, _précédés de Samuel, entrèrent dans une des pièces que ce dernier occupait au rez-de- chaussée du bâtiment de la rue et qui donnait sur la cour.

— M. l'abbé d'Aigrigny, qui a servi de tuteur à M. Gabriel, doit bientôt venir nous demander, ajouta Rodin; aurez-vous la bonté de l'introduire ici?

— Je n'y manquerai pas, monsieur, dit Samuel en sortant.

Le _socius _et Gabriel restèrent seuls. À la mansuétude adorable qui donnait habituellement aux beaux traits du missionnaire un charme si touchant, succédait en ce moment une remarquable expression de tristesse, de résolution et de sévérité. Rodin, n'ayant pas vu Gabriel depuis quelques jours, était gravement préoccupé du changement qu'il remarquait en lui; aussi l'avait-il observé silencieusement pendant le trajet de la rue des Postes à la rue Saint-François. Le jeune prêtre portait, comme d'habitude, une longue soutane noire qui faisait ressortir davantage encore la pâleur transparente de son visage. Lorsque le juif fut sorti, il dit à Rodin d'une voix ferme:

— M'apprendrez-vous enfin, monsieur, pourquoi, depuis plusieurs jours, il m'a été impossible de parler à Sa Révérence le père d'Aigrigny? pourquoi il a choisi cette maison pour m'accorder cet entretien?

— Il m'est impossible de répondre à ces questions, reprit froidement Rodin. Sa Révérence ne peut manquer d'arriver bientôt, elle vous entendra. Tout ce que je puis vous dire, c'est que notre révérend père a, autant que vous, cette entrevue à coeur: s'il a choisi cette maison pour cet entretien, c'est que vous avez intérêt à vous trouver ici… Vous le savez bien… quoique vous ayez affecté quelque étonnement en entendant le gardien parler d'un notaire.

Ce disant, Rodin attacha un regard scrutateur et inquiet sur Gabriel, dont la figure n'exprima rien autre chose que la surprise.

— Je ne vous comprends pas, répondit-il à Rodin. Quel intérêt puis-je avoir à me trouver ici, dans cette maison?

— Encore une fois, il est impossible que vous ne le sachiez pas, reprit Rodin, observant toujours Gabriel avec attention.

— Je vous ai dit, monsieur, que je l'ignorais, répondit celui-ci, presque blessé de l'insistance du socius.

_— _Et qu'est donc venue vous dire hier votre mère adoptive? pourquoi vous êtes-vous permis de la recevoir sans l'autorisation du révérend père d'Aigrigny, ainsi que je l'ai appris ce matin? Ne vous a-t-elle pas entretenu de certains papiers de famille trouvés sur vous lorsqu'elle vous a recueilli?

— Non, monsieur, dit Gabriel. À cette époque, ces papiers ont été remis au confesseur de ma mère adoptive; et, plus tard, ils ont passé entre les mains du révérend père d'Aigrigny. Pour la première fois, depuis bien longtemps, j'entends parler de ces papiers.

— Ainsi… vous prétendez que ce n'est pas à ce sujet que Françoise Baudoin est venue vous entretenir hier? reprit opiniâtrement Rodin en accentuant lentement ses paroles.

— Voilà, monsieur, la seconde fois que vous semblez douter de ce que j'affirme, dit doucement le jeune prêtre réprimant un mouvement d'impatience. Je vous assure que je dis la vérité.

— Il ne sait rien, pensa Rodin, car il connaissait assez la sincérité de Gabriel pour conserver dès lors le moindre doute après une déclaration aussi positive.

— Je vous crois, reprit le _socius. _Cette idée m'était venue en cherchant quelle raison assez grave avait pu vous faire transgresser les ordres du révérend père d'Aigrigny au sujet de la retraite absolue qu'il vous avait ordonnée, retraite qui excluait toute communication avec le dehors… Bien plus, contre toutes les règles de notre maison, vous vous êtes permis de fermer votre porte, qui doit toujours rester ouverte ou entr'ouverte, afin que la mutuelle surveillance qui nous est ordonnée entre nous puisse s'exercer plus facilement… Je ne m'étais expliqué vos fautes graves contre la discipline que par la nécessité d'une conversation très importante avec votre mère adoptive.

— C'est à un prêtre et non à son fils adoptif que Mme Baudoin a désiré parler, répondit Gabriel, et j'ai cru pouvoir l'entendre; si j'ai fermé ma porte, c'est qu'il s'agissait d'une confession.

— Et qu'avait donc Françoise Baudoin de si pressé à vous confesser?

— C'est ce que vous saurez tout à l'heure, lorsque je dirai à Sa
Révérence, s'il lui plaît que vous m'entendiez, reprit Gabriel.

Ces mots furent dits d'un ton si net par le missionnaire, qu'il s'ensuivit un assez long silence.

Rappelons au lecteur que Gabriel avait jusqu'alors été tenu par ses supérieurs dans la plus complète ignorance de la gravité des intérêts de famille qui réclamaient sa présence rue Saint- François. La veille, Françoise Baudoin, absorbée par sa douleur, n'avait pas songé à lui dire que les orphelines devaient aussi se trouver à ce même rendez-vous, et y eût-elle d'ailleurs songé, les recommandations expresses de Dagobert l'eussent empêchée de parler au jeune prêtre de cette circonstance. Gabriel ignorait donc absolument les liens de famille qui l'attachaient aux filles du maréchal Simon, à Mlle de Cardoville, à M. Hardy, au prince et à Couche-tout-nu; en un mot, si on lui eût alors révélé qu'il était l'héritier de M. Marius de Rennepont, il se serait cru le seul descendant de cette famille.

Pendant l'instant de silence qui succéda à son entretien avec Rodin, Gabriel examinait à travers les fenêtres du rez-de-chaussée les travaux des maçons occupés à dégager la porte des pierres qui la muraient. Cette première opération terminée, ils s'occupèrent alors de desceller des barres de fer qui maintenaient une plaque de plomb sur la partie extérieure de la porte.

À ce moment, le père d'Aigrigny, conduit par Samuel, entrait dans la chambre. Avant que Gabriel se fût retourné, Rodin eut le temps de dire tout bas au révérend père:

— Il ne sait rien, et l'Indien n'est plus à craindre.

Malgré son calme affecté, les traits du père d'Aigrigny étaient pâles et contractés, comme ceux d'un joueur qui est sur le point de voir se décider une partie d'une importance terrible. Tout jusqu'alors favorisait les desseins de sa compagnie; mais il ne pensait pas sans effroi aux quatre heures qui restaient encore pour attendre le terme fatal.

Gabriel s'étant retourné, le père d'Aigrigny lui dit d'un ton affectueux et cordial, en s'approchant de lui, le sourire aux lèvres et la main tendue:

— Mon cher fils, il m'en a coûté beaucoup de vous avoir refusé jusqu'à ce moment l'entretien que vous désirez depuis votre retour; il m'a été non moins pénible de vous obliger à une retraite de quelques jours. Quoique je n'aie aucune explication à vous donner au sujet des choses que je vous ordonne, je veux bien vous dire que je n'ai agi que dans votre intérêt.

— Je dois croire Votre Révérence, répondit Gabriel en s'inclinant.

Le jeune prêtre sentait malgré lui une vague émotion de crainte; car jusqu'à son départ pour sa mission en Amérique, le père d'Aigrigny, entre les mains duquel il avait prêté les voeux formidables qui le liaient irrévocablement à la société de Jésus, le père d'Aigrigny avait exercé sur lui une de ces influences effrayantes qui, ne procédant que par le despotisme, la compression et l'intimidation, brisent toutes les forces vives de l'âme, et la laissent inerte, tremblante et terrifiée. Les impressions de la première jeunesse sont ineffaçables, et c'était la première fois, depuis son retour d'Amérique, que Gabriel se retrouvait avec le père d'Aigrigny; aussi, quoiqu'il ne sentît pas faillir la résolution qu'il avait prise, Gabriel regrettait de n'avoir pu, ainsi qu'il l'avait espéré, prendre de nouvelles forces dans un franc entretien avec Agricol et Dagobert.

Le père d'Aigrigny connaissait trop les hommes pour n'avoir pas remarqué l'émotion du jeune prêtre et ne s'être pas rendu compte de ce qui la causait. Cette impression lui parut d'un favorable augure; il redoubla donc de séduction, de tendresse et d'aménité, se réservant, s'il le fallait, de prendre un autre masque. Il dit à Gabriel, en s'asseyant, pendant que celui-ci restait, ainsi que Rodin, respectueusement debout:

— Vous désirez, mon cher fils, avoir un entretien très important avec moi?

— Oui, mon père, dit Gabriel en baissant malgré lui les yeux devant l'éclatante et large prunelle grise de son supérieur.

— J'ai aussi, moi, des choses d'un grand intérêt à vous apprendre; écoutez-moi donc d'abord… vous parlerez ensuite.

— Je vous écoute, mon père…

— Il y a environ douze ans, mon cher fils, dit affectueusement le père d'Aigrigny, que le confesseur de votre mère adoptive, s'adressant à moi par l'intermédiaire de M. Rodin, appela mon attention sur vous en me parlant des progrès étonnants que vous faisiez à l'école des Frères; j'appris en effet que votre excellente conduite, que votre caractère doux et modeste, votre intelligence précoce étaient dignes du plus grand intérêt; de ce moment on eut les yeux sur vous; au bout de quelque temps, voyant que vous ne déméritiez pas, il me parut qu'il y avait autre chose en vous qu'un artisan; on s'entendit avec votre mère adoptive, et par mes soins vous fûtes admis gratuitement dans l'une des écoles de notre compagnie. Ainsi une charge de moins pesa sur l'excellente femme qui vous avait recueilli, et un enfant qui faisait déjà concevoir de hautes espérances reçut par nos soins paternels tous les bienfaits d'une éducation religieuse… Cela n'est-il pas vrai, mon fils?

— Cela est vrai, mon père, répondit Gabriel en baissant les yeux.

— À mesure que vous grandissiez, d'excellentes et rares vertus se développaient en vous: votre obéissance, votre douceur surtout, étaient exemplaires; vous faisiez de rapides progrès dans vos études. J'ignorais alors à quelle carrière vous voudriez vous livrer un jour. Mais j'étais toutefois certain que, dans toutes les conditions de votre vie, vous resteriez toujours un fils bien- aimé de l'Église. Je ne m'étais pas trompé dans mes espérances, ou plutôt vous les avez, mon cher fils, de beaucoup dépassées. Apprenant par une confidence amicale que votre mère adoptive désirait ardemment vous voir entrer dans les ordres, vous avez généreusement répondu au désir de l'excellente femme à qui vous deviez tant… Mais comme le Seigneur est toujours juste dans ses récompenses, il a voulu que la plus touchante preuve de gratitude que vous puissiez donner à votre mère adoptive vous fût en même temps divinement profitable, puisqu'elle vous faisait entrer parmi les membres militants de notre sainte Église.

À ces mots du père d'Aigrigny, Gabriel ne put retenir un mouvement en se rappelant les amères confidences de Françoise; mais il se contint pendant que Rodin, debout et accoudé à l'angle de la cheminée, continuait de l'examiner avec une attention singulière et opiniâtre.

Le père d'Aigrigny reprit:

— Je ne vous le cache pas, mon cher fils, votre résolution me combla de joie; je vis en vous une des futures lumières de l'Église, et je fus jaloux de la voir briller au milieu de notre compagnie. Nos épreuves, si difficiles, si pénibles, si nombreuses, vous les avez courageusement subies: vous avez été jugé digne de nous appartenir et après avoir prêté entre mes mains un serment irrévocable et sacré qui vous attache à jamais à notre compagnie pour la plus grande gloire du Seigneur, vous avez désiré répondre à l'appel de notre Saint-Père, aux âmes de bonne volonté, et aller prêcher[20], comme missionnaire, la foi catholique chez les barbares. Quoiqu'il nous fût pénible de nous séparer de notre cher fils, nous dûmes accéder à des désirs si pieux: vous êtes parti humble missionnaire, vous nous êtes revenu glorieux martyr, et nous nous enorgueillissons à juste titre de vous compter parmi nous. Ce rapide exposé du passé était nécessaire, mon cher fils, pour arriver à ce qui suit; car il s'agit, si la chose était possible… de resserrer davantage encore les liens qui vous attachent à nous. Écoutez-moi donc bien, mon cher fils, ceci est confidentiel et d'une haute importance, non seulement pour vous, mais encore pour notre compagnie.

— Alors… mon père!… s'écria vivement Gabriel, en interrompant le père d'Aigrigny, je ne puis pas… je ne dois pas vous entendre!

Et le jeune prêtre devint pâle; on vit, à l'altération de ses traits, qu'un violent combat se livrait en lui; mais reprenant bientôt sa résolution première, il releva le front, et, jetant un regard assuré sur le père d'Aigrigny et sur Rodin, qui se regardaient muets de surprise, il reprit:

— Je vous le répète, mon père, s'il s'agit de choses confidentielles sur la compagnie… il m'est impossible de vous entendre.

— En vérité, mon cher fils, vous me causez un étonnement profond. Qu'avez-vous? mon Dieu! vos traits sont altérés, votre émotion est visible… Voyons… parlez sans crainte… Pourquoi ne pouvez- vous m'entendre davantage?

— Je ne puis vous le dire, mon père, avant de vous avoir, moi aussi, rapidement exposé le passé… tel qu'il m'a été donné de le juger depuis quelque temps… Vous comprendrez alors, mon père, que je n'ai plus droit à vos confidences, car bientôt un abîme va nous séparer sans doute.

À ces mots de Gabriel, il est impossible de peindre le regard que Rodin et le père d'Aigrigny échangèrent rapidement; le _socius _commença de ronger ses ongles en attachant son oeil de reptile irrité sur Gabriel; le père d'Aigrigny devint livide; son front se couvrit d'une sueur froide. Il se demandait avec épouvante si, au moment de toucher au but, l'obstacle viendrait de Gabriel, en faveur de qui tous les obstacles avaient été écartés. Cette pensée était désespérante. Pourtant le révérend père se contint admirablement, resta calme, et répondit avec une affectueuse onction:

— Il m'est impossible de croire, mon cher fils, que vous et moi soyons jamais séparés par un abîme… si ce n'est par l'abîme de douleurs que me causerait quelque grave atteinte portée à votre salut; mais… parlez… je vous écoute…

— Il y a en effet, douze ans, mon père, reprit Gabriel d'une voix ferme et en s'animant peu à peu, que, par vos soins, je suis entré dans un collège de la compagnie de Jésus… J'y entrai aimant, loyal et confiant… Comment a-t-on encouragé tout d'abord ces précieux instincts de l'enfance?… le voici. Le jour de mon arrivée, le supérieur me dit, en me désignant deux enfants un peu plus âgés que moi: «Voilà les compagnons que vous préférerez; vous vous promènerez toujours tous trois ensemble: la règle de la maison défend tout entretien à deux personnes; la règle veut aussi que vous écoutiez attentivement ce que diront vos compagnons, afin de pouvoir me le rapporter, car ces chers enfants peuvent avoir, à leur insu, des pensées mauvaises, ou projeter de commettre des fautes; or, si vous aimez vos camarades, il faut m'avertir de leurs fâcheuses tendances, afin que mes remontrances paternelles leur épargnent la punition en prévenant les fautes… il vaut mieux prévenir le mal que de le punir.»

— Tels sont en effet, mon cher fils, dit le père d'Aigrigny, la règle de nos maisons et le langage que l'on tient à tous les élèves qui s'y présentent.

— Je le sais, mon père… répondit Gabriel avec amertume; aussi trois jours après, pauvre enfant soumis et crédule, j'épiais naïvement mes camarades, écoutant, retenant leurs entretiens, et allant les rapporter au supérieur, qui me félicitait de mon zèle… Ce que l'on me faisait faire était indigne… et pourtant, Dieu le sait, je croyais accomplir un devoir charitable; j'étais heureux d'obéir aux ordres d'un supérieur que je respectais, et dont j'écoutais, dans ma foi enfantine, les paroles comme j'aurais écouté celles de Dieu… Plus tard… un jour que je m'étais rendu coupable d'une infraction à la règle de la maison, le supérieur me dit: «Mon enfant, vous avez mérité une punition sévère; mais elle vous sera remise si vous parvenez à surprendre un de vos camarades dans la même faute que vous avez commise…» Et de peur que malgré ma foi et mon obéissance aveugles cet encouragement à la délation basée sur l'intérêt personnel ne me parut odieux, le supérieur ajouta: «Je vous parle, mon enfant, dans l'intérêt du salut de votre camarade; car s'il échappait à la punition, il s'habituerait au mal par l'impunité; or, en le surprenant en faute et en attirant sur lui un châtiment salutaire, vous aurez donc le double avantage d'aider à son salut, et de vous soustraire, vous, à une punition méritée, mais dont votre zèle envers le prochain vous gagnera la rémission.»

— Sans doute, reprit le père d'Aigrigny, de plus en plus effrayé du langage de Gabriel; et en vérité, mon cher fils, tout ceci est conforme à la règle suivie dans nos collèges et aux habitudes des personnes de notre compagnie, _qui se dénoncent mutuellement sans préjudice de l'amour et de la charité réciproques, et pour leur plus grand avancement __spirituel, surtout quand le supérieur l'a ordonné ou demandé __pour la plus grande gloire de Dieu.__[21]__ __[22]_

_— _Je le sais!… s'écria Gabriel, je le sais; c'est au nom de ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes qu'ainsi l'on m'encourageait au mal.

— Mon cher fils, dit le père d'Aigrigny en tâchant de cacher sous une apparence de dignité blessée sa terreur toujours croissante, de vous à moi… ces paroles sont au moins étranges.

À ce moment Rodin, quittant la cheminée où il s'était accoudé, commença de se promener de long en large dans la chambre, d'un air méditatif, sans discontinuer de ronger ses ongles.

— Il m'est cruel, ajouta le père d'Aigrigny, d'être obligé de vous rappeler, mon cher fils, que vous nous devez l'éducation que vous avez reçue.

— Tels étaient ses fruits, mon père, reprit Gabriel. Jusqu'alors, j'avais épié les autres enfants avec une sorte de désintéressement… mais les ordres du supérieur m'avaient fait faire un pas de plus dans cette voie indigne… J'étais devenu délateur pour échapper à une punition méritée. Et telles étaient ma foi, mon humilité, ma confiance, que je m'accoutumai à remplir avec innocence et candeur un rôle doublement odieux; une fois, cependant, je l'avoue, tourmenté par de vagues scrupules, derniers élans des aspirations généreuses qu'on étouffait en moi, je me demandai si le but charitable et religieux qu'on attribuait à ces délations, à cet espionnage continuel, suffisait pour m'absoudre; je fis part de mes craintes au supérieur; il me répondit que je n'avais pas à discerner, mais à obéir, qu'à lui seul appartenait la responsabilité de mes actes.

— Continuez, mon cher fils, dit le père d'Aigrigny cédant malgré lui à un profond accablement; hélas! j'avais raison de vouloir m'opposer à votre voyage en Amérique.

— Et la Providence a voulu que ce fût dans ce pays neuf, fécond et libre, qu'éclairé par un hasard singulier sur le présent et sur le passé, mes yeux se soient enfin ouverts, s'écria Gabriel. Oui, c'est en Amérique que, sortant de la sombre maison où j'avais passé tant d'années de ma jeunesse, et me trouvant pour la première fois face à face avec la majesté divine, au milieu des immenses solitudes que je parcourais… c'est là, qu'accablé devant tant de magnificence et tant de grandeur, j'ai fait serment…

Mais Gabriel, s'interrompant, reprit:

— Tout à l'heure, mon père, je m'expliquerai sur ce serment; mais croyez-moi, ajouta le missionnaire avec un accent profondément douloureux, ce fut un jour bien fatal, bien funeste, que celui où j'ai dû redouter et accuser ce que j'avais béni et révéré pendant si longtemps… Oh! je vous l'assure, mon père… ajouta Gabriel les yeux humides, ce n'est pas sur moi seul qu'alors j'ai pleuré.

— Je connais la bonté de votre coeur, mon cher fils, reprit le père d'Aigrigny renaissant à une lueur d'espoir en voyant l'émotion de Gabriel, je crains que vous n'ayez été égaré; mais confiez-vous à nous comme à vos pères spirituels, et, je l'espère, nous raffermirons votre foi malheureusement ébranlée, nous dissiperons les ténèbres qui sont venues obscurcir votre vue… car, hélas! mon cher fils, dans votre illusion, vous aurez pris quelques lueurs trompeuses pour le pur éclat du jour… Continuez…

Pendant que le père d'Aigrigny parlait ainsi, Rodin s'arrêta, prit un portefeuille dans sa poche, et écrivit quelques notes.

Gabriel était de plus en plus pâle et ému, il lui fallait un grand courage pour parler ainsi qu'il parlait, car depuis son voyage en Amérique il avait appris à connaître le redoutable pouvoir de la compagnie; mais cette révélation du passé envisagée au point de vue d'un présent plus éclairé, étant pour le jeune prêtre l'excuse ou plutôt la cause de la détermination qu'il venait signifier à son supérieur, il voulait loyalement exposer toute chose, malgré le danger qu'il affrontait sciemment. Il continua donc d'une voix altérée:

— Vous le savez, mon père, la fin de mon enfance, cet heureux âge de franchise et de joie innocente, affectueuse, se passa dans une atmosphère de crainte, de compression et de soupçonneux espionnage. Comment, hélas! aurais-je pu me laisser aller au moindre mouvement de confiance et d'abandon, lorsqu'on me recommandait à chaque instant d'éviter les regards de celui qui me parlait, afin de mieux cacher l'impression qu'il pouvait me causer par ces paroles, de dissimuler tout ce que je ressentais, de tout observer, tout écouter autour de moi? J'atteignis ainsi l'âge de quinze ans; peu à peu les très rares visites que l'on permettait de me rendre, mais toujours en présence de l'un de nos pères, à ma mère adoptive et à mon frère, furent supprimées, dans le but de fermer complètement mon coeur à toutes les émotions douces et tendres. Morne, craintif, au fond de cette grande maison triste, silencieuse, glacée, je sentis que l'on m'isolait de plus en plus du monde affectueux et libre; mon temps se partageait entre des études mutilées, sans ensemble, sans portée, et de nombreuses heures de pratiques minutieuses et d'exercices dévotieux. Mais, je vous le demande, mon père, cherchait-on jamais à échauffer nos jeunes âmes par des paroles empreintes de tendresse et d'amour évangélique?… Hélas! non… À ces mots adorables du divin Sauveur: _Aimez-vous les uns les autres, _on semblait avoir substitué ceux-ci: _Défiez-vous les uns des autres… _Enfin, mon père, nous disait-on jamais un mot de la patrie ou de la liberté? Non… oh! non, car ces mots-là font battre le coeur, et il ne faut pas que le coeur batte…

À nos heures d'étude et de pratique, succédaient, pour unique distraction, quelques promenades à trois… jamais à deux, parce qu'à trois la délation mutuelle est plus praticable[23], et parce qu'à deux l'intimité s'établissant plus facilement il pourrait se nouer de ces amitiés saintes, généreuses, qui feraient battre le coeur, et il ne faut pas que le coeur batte… Aussi, à force de le comprimer, est-il arrivé un jour où je n'ai plus senti; depuis six mois, je n'avais vu ni mon frère ni ma mère adoptive… ils vinrent au collège… Quelques années auparavant je les aurais accueillis avec des élans de joie mêlés de larmes… Cette fois mes yeux restèrent secs, mon coeur froid; ma mère et mon frère me quittèrent éplorés; l'aspect de cette douleur pourtant me frappa… J'eus alors conscience et horreur de cette insensibilité glaciale qui m'avait gagné depuis que j'habitais cette tombe. Épouvanté, je voulus en sortir pendant que j'en avais encore la force…

Alors je vous parlai, mon père, du choix d'un état… car, pendant ces quelques moments de réveil, il m'avait semblé entendre bruire au loin la vie active et féconde! la vie laborieuse et libre, la vie d'affection, de famille… Oh! comme alors je sentais le besoin de mouvement, de liberté, d'émotions nobles et chaleureuses! là j'aurais du moins retrouvé la vie de l'âme qui me fuyait… Je vous le dis, mon père… en embrassant vos genoux, que j'inondais de larmes, la vie d'artisan ou de soldat, tout m'eût convenu… Ce fut alors que vous m'apprîtes que ma mère adoptive, à qui je devais la vie, car elle m'avait trouvé mourant de misère… car, pauvre elle-même, elle m'avait donné la moitié du pain de son enfant… admirable sacrifice pour une mère… ce fut alors, reprit Gabriel en hésitant et en baissant les yeux, car il était de ces nobles natures qui rougissent et se sentent honteuses des infamies dont elles sont victimes; ce fut alors, mon père, reprit Gabriel après une nouvelle hésitation, que vous m'avez appris que ma mère adoptive n'avait qu'un but, qu'un désir, celui…

— Celui de vous voir entrer dans les ordres, mon cher fils, reprit le père d'Aigrigny, puisque cette pieuse et parfaite créature espérait qu'en faisant votre salut vous assuriez le sien… mais elle n'osait vous avouer sa pensée, craignant que vous ne vissiez un désir intéressé dans…

— Assez… mon père, dit Gabriel interrompant le père d'Aigrigny avec un mouvement d'indignation involontaire: il m'est pénible de vous entendre affirmer une erreur: Françoise Baudoin n'a jamais eu cette pensée…

— Mon cher fils, vous êtes bien prompt dans vos jugements, reprit doucement le père d'Aigrigny; je vous dis, moi, que telle a été la seule et unique pensée de votre mère adoptive…

— Hier, mon père, elle m'a tout dit. Elle et moi, nous avons été mutuellement trompés.

— Ainsi, mon cher fils, dit sévèrement le père d'Aigrigny à Gabriel, vous mettez la parole de votre mère adoptive au-dessus de la mienne?…

— Épargnez-moi une réponse pénible pour vous et pour moi, dit
Gabriel en baissant les yeux…

— Me direz-vous maintenant, reprit le père d'Aigrigny avec anxiété, ce que vous prétendez me… Le révérend père ne put achever. Samuel entra et dit:

— Un homme d'un certain âge demande à parler à M. Rodin.

— C'est moi, monsieur; je vous remercie, répondit le _socius _assez surpris.

Puis, avant de rejoindre le juif, il remit au père d'Aigrigny quelques mots écrits au crayon sur un des feuillets de son portefeuille. Rodin sortit fort inquiet de savoir qui pouvait venir le chercher rue Saint-François.

Le père d'Aigrigny et Gabriel restèrent seuls.

IV. Rupture.

Le père d'Aigrigny, plongé dans une angoisse mortelle, avait pris machinalement le billet de Rodin, le tenant à la main sans songer à l'ouvrir; le révérend père se demandait avec effroi quelle conclusion Gabriel allait donner à ses récriminations sur le passé; il n'osait répondre à ses reproches, craignant d'irriter ce jeune prêtre, sur la tête duquel reposaient encore des intérêts si immenses.

Gabriel ne pouvait rien posséder en propre d'après les constitutions de la compagnie de Jésus; de plus, le révérend père avait eu soin d'obtenir de lui, en faveur de l'ordre, une renonciation expresse à tous les biens qui pourraient lui revenir un jour; mais le commencement de cet entretien semblait annoncer une si grave modification dans la manière de voir de Gabriel au sujet de la compagnie, que celui-ci pouvait vouloir briser les liens qui l'attachaient à elle; dans ce cas, il n'était _légalement _tenu à remplir aucun de ses engagements. La donation était annulée de fait; et au moment d'être si heureusement réalisées, par la possession de l'immense fortune de la famille Rennepont, les espérances du père d'Aigrigny se trouvaient complètement et à jamais ruinées.[24] De toutes les perplexités par lesquelles le révérend Père avait passé depuis quelque temps au sujet de cet héritage, aucune n'avait été plus imprévue, plus terrible. Craignant d'interrompre ou d'interroger Gabriel, le père d'Aigrigny attendit avec une terreur muette le dénouement de cette conversation jusqu'alors si menaçante.

Le missionnaire reprit:

— Il est de mon devoir, mon père, de continuer cet exposé de ma vie passée jusqu'au moment de mon départ pour l'Amérique; vous comprendrez tout à l'heure pourquoi je m'impose cette obligation.

Le père d'Aigrigny lui fit signe de parler.

— Une fois instruit du prétendu voeu de ma mère adoptive, je me résignai… quoi qu'il m'en coûtât… je sortis de la triste maison… où j'avais passé une partie de mon enfance et de ma première jeunesse, pour entrer dans l'un des séminaires de la compagnie. Ma résolution n'était pas dictée par une irrésistible vocation religieuse… mais par le désir d'acquitter une dette sacrée envers ma mère adoptive. Cependant, le véritable esprit de la religion du Christ est si vivifiant, que je me sentis ranimé, réchauffé à l'idée de pratiquer les admirables enseignements du divin Sauveur. Dans ma pensée, au lieu de ressembler au collège où j'avais jusqu'alors vécu dans une compression rigoureuse, un séminaire était un lieu béni, où tout ce qu'il y a de pur, de chaleureux dans la fraternité évangélique était appliqué à la vie commune; où, par l'exemple, on prêchait incessamment l'ardent amour de l'humanité, les douceurs ineffables de la commisération et de la tolérance; où l'on interprétait l'immortelle parole du Christ dans son sens le plus large, le plus fécond; où l'on se préparait enfin, par l'expansion habituelle des sentiments les plus généreux, à ce magnifique apostolat, d'attendrir les riches et les heureux sur les angoisses et les souffrances de leurs frères, en leur dévoilant les misères affreuses de l'humanité… Morale sublime et sainte à laquelle nul ne résiste lorsqu'on la prêche les yeux remplis de larmes, le coeur débordant de tendresse et de charité!

En prononçant ces derniers mots avec une émotion profonde, les yeux de Gabriel devinrent humides, sa figure resplendit d'une angélique beauté.

— Tel est en effet, mon cher fils, l'esprit du christianisme; mais il faut surtout en expliquer et en étudier la lettre, répondit froidement le père d'Aigrigny. C'est à cette étude que sont spécialement destinés les séminaires de notre compagnie. L'interprétation de la lettre est une oeuvre d'analyse, de discipline, de soumission, et non une oeuvre de coeur et de sentiment…

— Je ne m'en aperçus que trop, mon père… À mon entrée dans cette nouvelle maison… je vis, hélas! mes espérances déçues: un moment dilaté, mon coeur se resserra; au lieu de ce foyer de vie, d'affection et de jeunesse que j'avais rêvé, je retrouvai dans ce séminaire, silencieux et glacé, la même compression de tout élan généreux, la même discipline inexorable, le même système de délations mutuelles, la même défiance, les mêmes obstacles invincibles à toute liaison d'amitié… Aussi l'ardeur qui avait un instant réchauffé mon âme s'affaiblit: je retombai peu à peu dans les habitudes d'une vie inerte, passive, machinale, qu'une impitoyable autorité réglait avec une précision mécanique, de même que l'on règle le mouvement inanimé d'une horloge.

— C'est que l'ordre, la soumission, la régularité, sont les premiers fondements de notre compagnie, mon cher fils.

— Hélas! mon père, c'était la mort, et non la vie, que l'on régularisait ainsi; au milieu de cet anéantissement de tout principe généreux, je me livrai aux études de scolastique et de théologie, études sombres et sinistres, science cauteleuse, menaçante ou hostile, qui toujours éveille des idées de péril, de lutte, de guerre, et jamais des idées de paix, de progrès et de liberté.

— La théologie, mon cher fils, dit sévèrement le père d'Aigrigny, est à la fois une cuirasse et une épée; une cuirasse pour défendre et couvrir le dogme catholique, une épée pour attaquer l'hérésie.

— Pourtant, mon père, le Christ et ses apôtres ignoraient cette science ténébreuse, et à leurs simples et touchantes paroles les hommes se régénéraient, la liberté succédait à l'esclavage… L'Évangile, ce code divin, ne suffit-il pas pour enseigner aux hommes à s'aimer?… Mais, hélas! loin de nous faire entendre ce langage, on nous entretenait trop souvent de guerres de religion, nombrant les flots de sang qu'il avait fallu verser pour être agréable au Seigneur et noyer l'hérésie. Ces terribles enseignements rendaient notre vie plus triste encore. À mesure que nous approchions du terme de l'adolescence, nos relations de séminaire prenaient un caractère d'amertume, de jalousie et de soupçon toujours croissant. Les habitudes de délation, s'appliquant à des sujets plus sérieux, engendraient des haines sourdes, des ressentiments profonds. Je n'étais ni meilleur ni plus méchant que les autres: tous rompus depuis des années au joug de fer de l'obéissance passive, déshabitués de tout examen, de tout libre arbitre, humbles et tremblants devant nos supérieurs, nous offrions tous la même empreinte pâle, morne et effacée… Enfin je pris les ordres: une fois prêtre, vous m'avez convié, mon père, à entrer dans la compagnie de Jésus, ou plutôt je me suis trouvé insensiblement, presque à mon insu, amené à cette détermination… Comment? je l'ignore… depuis si longtemps ma volonté ne m'appartenait plus! Je subis toutes les épreuves; la plus terrible fut décisive… pendant plusieurs mois j'ai vécu dans le silence de ma cellule, pratiquant avec résignation l'exercice étrange et machinal que vous m'aviez ordonné, mon père. Excepté Votre Révérence, personne ne s'approchait de moi pendant ce long espace de temps; aucune voix humaine, si ce n'est la vôtre, ne frappait mon oreille… la nuit, quelquefois j'éprouvais de vagues terreurs… mon esprit, affaibli par le jeûne, par les austérités, par la solitude, était alors frappé de visions effrayantes; d'autres fois, au contraire, j'éprouvais un accablement rempli d'une sorte de quiétude, en songeant que prononcer mes voeux, c'était me délivrer à jamais du fardeau de la volonté et de la pensée… Alors je m'abandonnais à une insupportable torpeur, ainsi que ces malheureux qui, surpris dans les neiges, cèdent à l'engourdissement d'un froid homicide… J'attendais le moment fatal… Enfin, selon que le voulait la discipline, mon père, _étouffant dans mon agonie__[25]_, je hâtais le moment d'accomplir le dernier acte de ma volonté expirante: le voeu de renoncer à l'exercice de ma volonté…

— Rappelez-vous, mon cher fils, reprit le père d'Aigrigny, pâle et torturé par des angoisses croissantes, rappelez-vous que la veille du jour fixé pour la prononciation de vos voeux, je vous ai offert, selon la règle de notre compagnie, de renoncer à être des nôtres, vous laissant complètement libre, car nous n'acceptons que les vocations volontaires.

— Il est vrai, mon père, répondit Gabriel avec une douloureuse amertume; lorsque, épuisé, brisé par trois mois de solitude et d'épreuves, j'étais anéanti…; incapable de faire un mouvement, vous avez ouvert la porte de ma cellule… en me disant: «Si vous le voulez, levez-vous… marchez… vous êtes libre…» Hélas! les forces me manquaient; le seul désir de mon âme inerte, et depuis si longtemps paralysée, c'était le repos du sépulcre… aussi je prononçai des voeux irrévocables, et je retombai entre vos mains, comme un cadavre…

_— _Et jusqu'à présent, mon cher fils, vous n'aviez jamais failli à cette obéissance de cadavre… ainsi que l'a dit, en effet, notre glorieux fondateur… parce que plus cette obéissance est absolue, plus elle est méritoire.

Après un moment de silence, Gabriel reprit:

— Vous m'aviez toujours caché, mon père, les véritables fins de la compagnie dans laquelle j'entrais… L'abandon complet de ma volonté que je remettais à mes supérieurs m'était demandé au nom de la plus grande gloire de Dieu… mes voeux prononcés, je ne devais être entre vos mains qu'un instrument docile, obéissant; mais je devais être employé, me disiez-vous, à une oeuvre sainte, belle et grande… Je vous crus, mon père; comment ne pas vous croire?… J'attendis: un événement funeste vint changer ma destinée… une maladie douloureuse, causée par…

— Mon fils! s'écria le père d'Aigrigny en interrompant Gabriel, il est inutile de rappeler ces circonstances.

— Pardonnez-moi, mon père, je dois tout vous rappeler… j'ai le droit d'être entendu; je ne veux passer sous silence aucun des faits qui m'ont dicté la résolution immuable que j'ai à vous annoncer.

— Parlez donc, mon fils, dit le père d'Aigrigny en fronçant les sourcils, et paraissant effrayé de ce qu'allait dire le jeune prêtre, dont les joues, jusqu'alors pâles, se couvrirent d'une vive rougeur.

— Six mois avant mon départ pour l'Amérique, reprit Gabriel en baissant les yeux, vous m'avez prévenu que vous me destiniez à la confession… et… pour me préparer à ce saint mystère… vous m'avez remis un livre…

Gabriel hésita de nouveau. Sa rougeur augmenta. Le père d'Aigrigny contint à peine un mouvement d'impatience et de colère.

— Vous m'avez remis un livre, reprit le jeune prêtre en faisant un effort sur lui-même, un livre contenant les questions qu'un confesseur peut adresser aux jeunes garçons… aux jeunes filles… et aux femmes mariées… lorsqu'ils se présentent au tribunal de la pénitence… Mon Dieu! ajouta Gabriel en tressaillant à ce souvenir, je n'oublierai jamais ce moment terrible… c'était le soir… Je me retirai dans ma chambre… emportant ce livre, composé, m'aviez-vous dit, par un de nos pères, et complété par un saint évêque[26]. Plein de respect, de confiance et de foi… j'ouvris ces pages… D'abord je ne compris pas… Puis, enfin… je compris… Alors je fus saisi de honte et d'horreur, frappé de stupeur; à peine j'eus la force de fermer d'une main tremblante cet abominable livre… et je courus chez vous, mon père… m'accuser d'avoir involontairement jeté les yeux sur ces pages sans nom… que par erreur vous aviez mises entre mes mains.

— Rappelez-vous aussi, mon cher fils, dit gravement le père d'Aigrigny, que je calmai vos scrupules; je vous dis qu'un prêtre, destiné à tout entendre sous le sceau de la confession, devait tout connaître, tout savoir et pouvoir tout apprécier… que notre compagnie imposait la lecture de ce _Compendium, _comme ouvrage classique, aux jeunes diacres, aux séminaristes et aux jeunes prêtres qui se destinaient à la confession.

— Je vous crus, mon père: l'habitude de l'obéissance inerte était si puissante en moi, la discipline m'avait tellement déshabitué de tout examen, que, malgré mon horreur, que je me reprochais comme une faute grave, en me rappelant vos paroles, je remportai le livre dans ma chambre et je lus. Oh! mon père, quelle effrayante révélation de ce que la luxure a de plus criminel, de plus désordonné dans ses raffinements! Et j'étais dans la vigueur de l'âge… et jusqu'alors mon ignorance et le secours de Dieu m'avaient seuls soutenu dans des luttes cruelles contre les sens… Oh! quelle nuit! quelle nuit! À mesure qu'au milieu du profond silence de ma solitude, j'épelais, en frissonnant de confusion et de frayeur, ce catéchisme de débauches monstrueuses, inouïes, inconnues… à mesure que ces tableaux obscènes, d'une effroyable lubricité, s'offraient à mon imagination, jusqu'alors chaste et pure… vous le savez, mon Dieu! il me semblait sentir ma raison s'affaiblir. Oui… et elle s'égara tout à fait… car bientôt je voulus fuir ce livre infernal, et je ne sais quel épouvantable attrait, quelle curiosité me retenaient haletant, éperdu, devant ces pages infâmes… et je me sentais mourir de confusion, de honte; et, malgré moi, mes joues s'enflammaient; une ardeur corrosive circulait dans mes veines… alors de redoutables hallucinations vinrent achever mon égarement… il me sembla voir des fantômes lascifs sortir de ce livre maudit… et je perdis connaissance en cherchant à fuir leurs brûlantes étreintes.

— Vous parlez de ce livre en termes blâmables, dit sévèrement le père d'Aigrigny; vous avez été victime de votre imagination trop vive: c'est à elle que vous devez attribuer cette impression funeste, produite par un livre excellent et irréprochable dans sa spécialité, autorisé d'ailleurs par l'Église.

— Ainsi, mon père, reprit Gabriel avec une profonde amertume, je n'ai pas le droit de me plaindre de ce que ma pensée, jusqu'alors innocente et vierge, a été depuis à jamais souillée par des monstruosités que je n'aurais jamais soupçonnées, car je doute que ceux qui sont coupables de se livrer à ces horreurs viennent en demander la rémission au prêtre.

— Ce sont là des questions que vous n'êtes pas apte à juger, répondit brusquement le père d'Aigrigny.

— Je n'en parlerai plus, mon père, dit Gabriel, et il reprit:

— Une longue maladie succéda à cette nuit terrible; plusieurs fois, me dit-on, l'on craignait que ma raison ne s'égarât. Lorsque je revins… le passé m'apparut comme un songe pénible… Vous me dîtes alors, mon père, que je n'étais pas encore mûr pour certaines fonctions… Ce fut alors que je vous demandai avec instances de partir pour les missions d'Amérique… Après avoir longtemps repoussé ma prière, vous avez consenti… Je partis… Depuis mon enfance j'avais toujours vécu ou au collège ou au séminaire, dans un état de compression et de sujétion continuel: à force de m'accoutumer à baisser la tête et les yeux, je m'étais pour ainsi dire déshabitué de contempler le ciel et les splendeurs de la nature… aussi quel bonheur profond, religieux, je ressentis, lorsque je me trouvai tout à coup transporté au milieu des grandeurs imposantes de la mer, lorsque, pendant la traversée, je me vis entre l'Océan et le ciel! Alors il me sembla que je sortais d'un lieu d'épaisses et lourdes ténèbres; pour la première fois depuis bien des années je sentis mon coeur battre librement dans ma poitrine! pour la première fois je me sentis maître de ma pensée, et j'osai examiner ma vie passée, ainsi que l'on regarde du haut d'une montagne au fond d'une vallée obscure… Alors d'étranges doutes s'élevèrent dans mon esprit. Je me demandai de quel droit, dans quel but, on avait pendant si longtemps comprimé, anéanti l'exercice de ma volonté, de ma liberté, de ma raison, puisque Dieu m'a donc doué de liberté, de volonté, de raison; mais je me dis… que peut-être les fins de cette oeuvre grande, belle et sainte, à laquelle je devais concourir, me seraient un jour dévoilées et me récompenseraient de mon obéissance et de ma résignation.

À ce moment, Rodin entra. Le père d'Aigrigny l'interrogea d'un regard significatif: le _socius _s'approcha et lui dit tout bas, sans que Gabriel pût l'entendre:

— Rien de grave; on vient seulement de m'avertir que le père du maréchal Simon est arrivé à la fabrique de M. Hardy.

Puis, jetant un coup d'oeil sur Gabriel, Rodin parut interroger le père d'Aigrigny, qui baissa la tête d'un air accablé. Pourtant il reprit, s'adressant à Gabriel pendant que Rodin s'accoudait de nouveau à la cheminée:

— Continuez, mon cher fils… j'ai hâte de savoir à quelle résolution vous vous êtes arrêté.

— Je vais vous le dire dans un instant, mon père. J'arrivai à Charlestown… Le supérieur de notre établissement dans cette ville, à qui je fis part de mes doutes sur le but de la compagnie, se chargea de les éclaircir; avec une franchise effrayante, il me dévoila son but… où tendaient non pas peut-être tous les membres de la compagnie, car un grand nombre partageaient mon ignorance, mais le but que ses chefs ont opiniâtrement poursuivi depuis la fondation de l'ordre… Je fus épouvanté… Je lus les casuistes… Oh! alors, mon père, ce fut une nouvelle et effrayante révélation, lorsqu'à chaque page de ces livres écrits par nos pères je lus l'excuse, la justification du _vol, _de la _calomnie, _du _viol, _de _l'adultère, _du _parjure, _du _meurtre, _du _régicide__[27]__… _Lorsque je pensai que moi, prêtre d'un Dieu de charité, de justice, de pardon et d'amour, j'appartenais désormais à une compagnie dont les chefs professaient de pareilles doctrines et s'en glorifiaient, je fis à Dieu le serment de rompre à jamais les liens qui m'attachaient à elle!

À ces mots de Gabriel, le père d'Aigrigny et Rodin échangèrent un regard terrible: tout était perdu, leur proie leur échappait.

Gabriel, profondément ému des souvenirs qu'il évoquait, ne s'aperçut pas de ce mouvement du révérend père et du _socius _et continua:

— Malgré ma résolution, mon père, de quitter la compagnie, la découverte que j'avais faite me fut bien douloureuse… Ah! croyez-moi, pour une âme juste et bonne, rien n'est plus affreux que d'avoir à renoncer à ce qu'elle a respecté et à le renier. Je souffrais tellement que, en songeant aux dangers de ma mission, j'espérais avec une joie secrète que Dieu me rappellerait peut- être à lui dans cette circonstance… mais, au contraire, il a veillé sur moi avec une sollicitude providentielle.

Et ce disant, Gabriel tressaillit au souvenir de la femme mystérieuse qui lui avait sauvé la vie en Amérique. Puis, après un moment de silence, il reprit:

— Ma mission terminée, je suis revenu ici, mon père, décidé à vous prier de me rendre la liberté et de me délier de mes serments… Plusieurs fois, mais en vain, je vous demandai un entretien… hier, la Providence voulut que j'eusse une longue conversation avec ma mère adoptive; par elle j'ai appris la ruse dont on s'était servi pour forcer ma vocation, l'abus sacrilège que l'on a fait de la confession pour l'engager à confier à d'autres personnes les orphelines qu'une mère mourante avait remises aux mains d'un loyal soldat. Vous le comprenez, mon père, si j'avais pu hésiter encore à vouloir rompre ces liens, ce que j'ai appris hier eût rendu ma décision irrévocable… Mais à ce moment solennel, mon père, je dois vous dire que je n'accuse pas la compagnie tout entière; bien des hommes simples, crédules et confiants comme moi en font sans doute partie… Dans leur aveuglement… instrument dociles, ils ignorent l'oeuvre à laquelle on les fait concourir… je les plains, et je prierai Dieu de les éclairer comme il m'a éclairé.

_— _Ainsi, mon fils, dit le père d'Aigrigny en se levant, livide et atterré, vous venez me demander de briser les liens qui vous attachent à la compagnie?

— Oui, mon père… j'ai fait un serment entre vos mains, et je vous prie de me délier de ce serment.

— Ainsi, mon fils, vous entendez que tous les engagements librement pris autrefois par vous soient considérés comme vains et non avenus?

— Oui, mon père.

— Ainsi, mon fils, il n'y aura désormais rien de commun entre vous et notre compagnie?

— Non, mon père… puisque je vous prie de me relever de mes voeux.

— Mais vous savez, mon fils, que la compagnie peut vous délier… mais que vous ne pouvez pas vous délier d'elle?

— Ma démarche vous prouve, mon père, l'importance que j'attache au serment, puisque je viens vous demander de m'en délier… Cependant, si vous me refusiez… je ne me croirais pas engagé, ni aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes.

— C'est parfaitement clair, dit le père d'Aigrigny à Rodin; et sa voix expira sur ses lèvres, tant son désespoir était profond.

Tout à coup, pendant que Gabriel, les yeux baissés, attendait la réponse du père d'Aigrigny, qui restait immobile et muet, Rodin parut frappé d'une idée subite, en s'apercevant que le révérend père tenait encore à la main son billet écrit au crayon.

Le _socius _s'approcha vivement du père d'Aigrigny, et lui dit tout bas d'un air de doute et d'alarme:

— Est-ce que vous n'auriez pas lu mon billet?

— Je n'y ai pas songé, reprit machinalement le révérend père.

Rodin parut faire un effort sur lui-même pour réprimer un mouvement de violent courroux; puis il dit au père d'Aigrigny d'une voix calme:

— Lisez-le donc alors… À peine le révérend père eut-il jeté les yeux sur ce billet qu'un vif rayon d'espoir illumina sa physionomie jusqu'alors désespérée; serrant alors la main du _socius _avec une expression de profonde reconnaissance, il lui dit à voix basse:

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