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Le juif errant - Tome I

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— Et ce peu tu ne l'as pas toujours?…

— Non… mais il est des privations que moi, débile et maladive, je puis pourtant endurer mieux que toi… Ainsi la faim me cause une sorte d'engourdissement… qui se termine par une grande faiblesse… Toi… robuste et vivace… la faim t'exaspère… te donne le délire!… Hélas! tu t'en souviens?… combien de fois je t'ai vue en proie à ces crises douloureuses… lorsque dans notre triste mansarde… à la suite d'un chômage de travail… nous ne pouvions pas même gagner nos quatre francs par semaine, et que nous n'avions rien… absolument rien à manger… car notre fierté nous empêchait de nous adresser aux voisins!…

— Cette fierté-là, au moins tu l'as conservée, toi!

— Et toi aussi… n'as-tu pas lutté autant qu'il est donné à une créature humaine de lutter? Mais les forces ont un terme… Je te connais bien, Céphyse… c'est surtout devant la faim que tu as cédé… devant la faim et cette pénible obligation d'un travail acharné qui ne te donnait pas même de quoi subvenir aux plus indispensables besoins.

— Mais toi… ces privations, tu les endurais, tu les endures encore!

— Est-ce que tu peux me comparer à toi? Tiens, dit la Mayeux en prenant sa soeur par la main et la conduisant devant une glace posée au-dessus d'un canapé, regarde-toi… Crois-tu que Dieu, en te faisant si belle, en te douant d'un sang vif et ardent, d'un caractère joyeux, remuant, expansif, amoureux du plaisir, ait voulu que ta jeunesse se passât au fond d'une mansarde glacée, sans jamais voir le soleil, clouée sur ta chaise, vêtue de haillons, et travaillant sans cesse et sans espoir? Non, car Dieu nous a donné d'autres besoins que ceux de boire et de manger. Même dans notre humble condition, la beauté n'a-t-elle pas besoin d'un peu de parure? La jeunesse n'a-t-elle pas besoin de mouvement, de plaisir et de gaieté? Tous les âges n'ont-ils pas besoin de distractions et de repos? Tu aurais gagné un salaire suffisant pour manger à ta faim, pour avoir un jour ou deux d'amusements par semaine après un travail quotidien de douze ou quinze heures, pour te procurer la modeste et fraîche toilette que réclame si impérieusement ton charmant visage, tu n'aurais rien demandé de plus, j'en suis certaine, tu me l'as dit cent fois; tu as donc cédé à une nécessité irrésistible, parce que tes besoins sont plus grands que les miens.

— C'est vrai… répondit la reine Bacchanal d'un air pensif: si j'avais seulement trouvé à gagner quarante sous par jour… ma vie aurait été tout autre… car dans les commencements… vois-tu, ma soeur, j'étais cruellement humiliée de vivre aux dépens de quelqu'un…

— Aussi… as-tu été invinciblement entraînée, ma bonne Céphyse; sans cela je te blâmerais au lieu de te plaindre… Tu n'as pas choisi ta destinée, tu l'as subie… comme je subis la mienne…

— Pauvre soeur! dit Céphyse en embrassant tendrement la Mayeux, toi si malheureuse, tu m'encourages, tu me consoles… et ce serait à moi de te plaindre…

— Rassure-toi, dit la Mayeux, Dieu est juste et bon: s'il m'a refusé bien des avantages, il m'a donné mes joies comme il t'a donné les tiennes…

— Tes joies?

— Oui, et de grandes… Sans elles… la vie me serait trop lourde… je n'aurais pas le courage de la supporter…

— Je te comprends, dit Céphyse avec émotion, tu trouves encore moyen de te dévouer pour les autres, et cela adoucit tes chagrins.

— Je fais du moins tout mon possible pour cela, quoique je puisse bien peu; mais aussi quand je réussis, ajouta la Mayeux en souriant doucement, je suis heureuse et fière comme une pauvre petite fourmi qui, après bien des peines, a apporté un gros brin de paille au nid commun… Mais ne parlons plus de moi…

— Si… parlons-en, je t'en prie, et au risque de te fâcher, reprit timidement la reine Bacchanal, je vais te faire une proposition que tu as déjà repoussée… Jacques[13] a, je crois, encore de l'argent… nous le dépensons en folies… donnant çà et là à de pauvres gens quand l'occasion se rencontre… Je t'en supplie, laisse-moi venir à ton aide… je le vois à ta pauvre figure, tu as beau vouloir me le cacher, tu t'épuises à force de travail.

— Merci, ma chère Céphyse… je connais ton bon coeur; mais je n'ai besoin de rien… Le peu que je gagne me suffit.

— Tu me refuses… dit tristement la reine Bacchanal, parce que tu sais que mes droits sur cet argent ne sont pas honorables… Soit!… je comprends ton scrupule… Mais, du moins, accepte un service de Jacques… il a été ouvrier comme nous… Entre camarades… on s'aide… Je t'en supplie, accepte… ou je croirai que tu me dédaignes…

— Et moi, je croirai que tu me méprises si tu insistes, ma bonne Céphyse, dit la Mayeux d'un ton à la fois si ferme et si doux que la reine Bacchanal vit que toute insistance serait inutile…

Elle baissa tristement la tête et une larme roula de nouveau dans ses yeux.

— Mon refus t'afflige, dit la Mayeux en lui prenant la main; j'en suis désolée, mais réfléchis… et tu me comprendras…

— Tu as raison, dit la reine Bacchanal avec amertume après un moment de silence, tu ne peux pas accepter… de secours de mon amant… c'était t'outrager que de te le proposer… Il y a des positions si humiliantes, qu'elles souillent jusqu'au bien qu'on voudrait faire.

— Céphyse… je n'ai pas voulu te blesser… tu le sais bien.

— Oh! va, crois-moi, reprit la reine Bacchanal, si étourdie, si gaie que je sois, j'ai quelquefois… des moments de réflexion, même au milieu de mes joies les plus folles… et ces moments-là sont rares, heureusement.

— Et à quoi penses-tu alors?

— Je pense que la vie que je mène n'est guère honnête; alors je veux demander à Jacques une petite somme d'argent, seulement de quoi assurer ma vie pendant un an, alors je fais le projet d'aller te rejoindre et de me remettre peu à peu à travailler.

— Eh bien!… cette idée est bonne… pourquoi ne la suis-tu pas?

— Parce qu'au moment d'exécuter ce projet, je m'interroge sincèrement, et le courage me manque; je le sens, jamais je ne pourrai reprendre l'habitude du travail, et renoncer à cette vie, tantôt riche comme aujourd'hui, tantôt précaire… mais au moins libre, oisive, joyeuse, insouciante, et toujours mille fois préférable à celle que je mènerais en gagnant quatre francs par semaine. Jamais, d'ailleurs, l'intérêt ne m'a guidée; plusieurs fois j'ai refusé de quitter un amant qui n'avait pas grand'chose pour quelqu'un de riche que je n'aimais pas; jamais je n'ai rien demandé pour moi. Jacques a peut-être dépensé dix mille francs depuis trois ou quatre mois, et nous n'avons que deux mauvaises chambres à peine meublées, car nous vivons toujours dehors, comme des oiseaux; heureusement, quand je l'ai aimé, il ne possédait rien du tout; j'avais vendu pour cent francs quelques bijoux qu'on m'avait donnés, et mis cette somme à la loterie; comme les fous ont toujours du bonheur, j'ai gagné quatre mille francs. Jacques était aussi gai, aussi fou, aussi en train que moi, nous nous sommes dit: nous nous aimons bien; tant que l'argent durera, nous irons; quand nous n'en aurons plus, de deux choses l'une, ou nous serons las l'un de l'autre, et alors nous nous dirons adieu, ou bien nous nous aimerons encore; alors, pour rester ensemble, nous essayerons de nous remettre au travail: si nous ne le pouvons pas, et que nous tenions toujours à ne pas nous séparer… un boisseau de charbon fera notre affaire.

— Grand Dieu! s'écria la Mayeux en pâlissant.

— Rassure-toi donc… nous n'avons pas à en venir là… il nous restait encore quelque chose, lorsqu'un agent d'affaires, qui m'avait fait la cour, mais qui était si laid que ça m'empêchait de voir qu'il était riche, sachant que je vivais avec Jacques, m'a engagée à… Mais pourquoi t'ennuyer de ces détails… En deux mots, on a prêté de l'argent à Jacques sur quelque chose comme des droits assez douteux, dit-on, qu'il avait à une succession… C'est avec cet argent-là que nous nous amusons… tant qu'il y en aura… ça ira…

— Mais, ma bonne Céphyse, au lieu de dépenser si follement cet argent, pourquoi ne pas le placer… et te marier avec Jacques… puisque tu l'aimes!

— Oh! d'abord, vois-tu, répondit en riant la reine Bacchanal, dont le caractère insouciant et gai reprenait le dessus, placer de l'argent, ça ne vous procure aucun agrément… on a pour tout amusement à regarder un petit morceau de papier qu'on vous donne en échange de ces belles pièces d'or avec lesquelles on a mille plaisirs… Quant à me marier, certainement j'aime Jacques comme je n'ai jamais aimé personne; pourtant il me semble que, si j'étais mariée avec lui, tout notre bonheur s'en irait; car enfin, comme mon amant, il n'a rien à me dire du passé; mais, comme mon mari, il me le reprocherait tôt ou tard, et si ma conduite mérite des reproches, j'aime mieux me les adresser moi-même, j'y mettrai des formes.

— À la bonne heure, folle que tu es… mais cet argent ne durera pas toujours… Après… comment ferez-vous?

— Après… ah bah! après… c'est dans la lune… Demain me paraît toujours devoir arriver dans cent ans… S'il fallait se dire qu'on mourra un jour… ça ne serait pas la peine de vivre…

L'entretien de Céphyse et de la Mayeux fut de nouveau interrompu par un tapage effroyable que dominait le bruit aigu et perçant de la crécelle de Nini-Moulin; puis à ce tumulte succéda un choeur de cris inhumains au milieu duquel on distinguait ces mots qui firent trembler les vitres:

— La reine Bacchanal!… la reine Bacchanal!!

La Mayeux tressaillit à ce bruit soudain.

— C'est encore ma cour qui s'impatiente, lui dit Céphyse en riant cette fois.

— Mon Dieu! s'écria la Mayeux avec effroi, si on allait venir te chercher ici?…

— Non, non, rassure-toi.

— Mais si… entends-tu ces pas!… on marche dans le corridor… on approche… Oh! je t'en conjure, ma soeur, fais que je puisse m'en aller seule… sans être vue de tout ce monde.

Au moment où la porte s'ouvrait, Céphyse y courut. Elle vit dans le corridor une députation à la tête de laquelle marchaient Nini- Moulin, armé de sa formidable crécelle, Rose-Pompon et Couche- tout-nu.

— La reine Bacchanal! ou je m'empoisonne avec un verre d'eau, cria Nini-Moulin.

— La reine Bacchanal! ou j'affiche mes bans à la mairie avec
Nini-Moulin! cria la petite Rose-Pompon d'un air déterminé.

— La reine Bacchanal! ou sa cour s'insurge et vient l'enlever! dit une autre voix.

— Oui, oui, enlevons-la, répéta un choeur formidable.

— Jacques… entre seul, dit la reine Bacchanal malgré ces sommations pressantes. Puis, s'adressant à sa cour d'un ton majestueux:

— Dans dix minutes, je suis à vous, et alors, tempête infernale!

— Vive la reine Bacchanal!! cria Dumoulin en agitant sa crécelle et en se retirant, suivi de la députation, pendant que Couche- tout-nu entrait seul dans le cabinet.

— Jacques, c'est ma bonne soeur, lui dit Céphyse.

— Enchanté de vous voir, mademoiselle, dit Jacques cordialement, et doublement enchanté, car vous allez me donner des nouvelles du camarade Agricol… Depuis que je joue au millionnaire, nous ne nous voyons plus, mais je l'aime toujours comme un bon et grave compagnon… Vous demeurez dans sa maison… Comment va-t-il?

— Hélas! monsieur… il est arrivé bien des malheurs à lui et à sa famille… il est en prison.

— En prison! s'écria Céphyse.

— Agricol… en prison!… lui! et pourquoi? dit Couche-tout-nu.

— Pour un délit politique qui n'a rien de grave. On avait espéré le faire mettre en liberté sous caution…

— Sans doute… pour cinq cents francs, je connais ça… dit
Couche-tout-nu…

— Malheureusement cela a été impossible; la personne sur laquelle on comptait…

La reine Bacchanal interrompit la Mayeux en disant à Couche-tout- nu:

— Jacques… tu entends… Agricol… en prison… pour cinq cents francs.

— Pardieu! je t'entends et je te comprends, tu n'as pas besoin de me faire de signes… Pauvre garçon! et il fait vivre sa mère!

— Hélas! oui, monsieur, et c'est d'autant plus pénible que son père est arrivé de Russie, et que sa mère…

— Tenez, mademoiselle, dit Couche-tout-nu en interrompant encore la Mayeux et lui donnant une bourse, prenez… tout est payé d'avance ici. Voilà le restant de mon sac; il y a là dedans vingt- cinq ou trente napoléons; je ne peux pas mieux les finir qu'en m'en servant pour un camarade dans la peine. Donnez-les au père d'Agricol; il fera les démarches nécessaires, et demain Agricol sera à sa forge… où j'aime mieux qu'il soit que moi.

— Jacques, embrasse-moi tout de suite, dit la reine Bacchanal.

— Tout de suite, et encore, et toujours, dit Jacques en embrassant joyeusement la reine.

La Mayeux hésita un moment; mais songeant qu'après tout cette somme, qui allait être follement dissipée, pouvait rendre la vie et l'espoir à la famille d'Agricol, songeant enfin que ces cinq cents francs, remis plus tard à Jacques, lui seraient peut-être alors d'une utile ressource, la jeune fille accepta, et, les yeux humides, dit en prenant la bourse:

— Monsieur Jacques, j'accepte… vous êtes généreux et bon: le père d'Agricol aura du moins aujourd'hui cette consolation à de bien cruels chagrins… Merci, oh! merci.

— Il n'y a pas besoin de me remercier, mademoiselle… on a de l'argent, c'est pour les autres comme pour soi…

Les cris recommencèrent plus furieux que jamais, et la crécelle de
Nini-Moulin grinça d'une façon déplorable.

— Céphyse… ils vont tout briser là-dedans si tu ne viens pas, et maintenant je n'ai plus de quoi payer la casse, dit Couche- tout-nu. Pardon, mademoiselle, ajouta-t-il en riant, mais, vous le voyez, la royauté a ses devoirs…

Céphyse, émue, tendit les bras à la Mayeux, qui s'y jeta en pleurant de douces larmes.

— Et maintenant, dit-elle à sa soeur, quand te reverrai-je?

— Bientôt… quoique rien ne me fasse plus de peine que de te voir dans une misère que tu ne veux pas me permettre de soulager…

— Tu viendras? tu me le promets?

— C'est moi qui vous le promets pour elle, dit Jacques, nous irons vous voir, vous et votre voisin Agricol.

— Allons… retourne à la fête, Céphyse… amuse-toi de bon coeur… tu le peux… car M. Jacques va rendre une famille bien heureuse…

Ce disant, et après que Couche-tout-nu se fût assuré qu'elle pouvait descendre sans être vue de ses joyeux et bruyants compagnons, la Mayeux descendit furtivement, bien empressée de porter au moins une bonne nouvelle à Dagobert, mais voulant auparavant se rendre rue de Babylone, au pavillon naguère occupé par Adrienne de Cardoville. On saura plus tard la cause de la détermination de la Mayeux.

Au moment où la jeune fille sortait de chez le traiteur, trois hommes bourgeoisement et confortablement vêtus parlaient bas et paraissaient se consulter en regardant la maison du traiteur. Bientôt un quatrième homme descendit précipitamment l'escalier du traiteur.

— Eh bien? dirent les trois autres avec anxiété.

— Il est là…

— Tu en es sûr?

— Est-ce qu'il y a deux Couche-tout-nu sur la terre? répondit l'autre; je viens de le voir; il est déguisé en fort… ils sont attablés pour trois heures au moins.

— Allons… attendez-moi là, vous autres… dissimulez-vous le plus possible… Je vas chercher le chef de file, et l'affaire est dans le sac.

Et, disant ces mots, l'un des hommes disparut en courant dans une rue qui aboutissait sur la place.

À ce moment, la reine Bacchanal entrait dans la salle du banquet, accompagnée de Couche-tout-nu, et fut saluée par les acclamations les plus frénétiques.

— Maintenant, s'écria Céphyse avec une sorte d'entraînement fébrile et comme si elle eût cherché à s'étourdir, maintenant, mes amis, tempêtes, ouragans, bouleversements, déchaînements et autres tremblements…

Puis, tendant son verre à Nini-Moulin, elle dit:

— À boire!

— Vive la reine! cria-t-on tout d'une voix.

III. Le réveille-matin.

La reine Bacchanal, ayant en face d'elle Couche-tout-nu et Rose- Pompon, Nini-Moulin à sa droite, présidait au repas dit réveille- matin, généreusement offert par Jacques à ses compagnons de plaisir.

Ces jeunes gens et ces jeunes filles semblaient avoir oublié les fatigues d'un bal commencé à onze heures du soir et terminé à six heures du matin; tous ces couples, aussi joyeux qu'amoureux et infatigables, riaient, mangeaient, buvaient, avec une ardeur juvénile et pantagruélique; aussi, pendant la première partie du repas, on causa peu, on n'entendit que le bruit du choc des verres et des assiettes.

La physionomie de la reine Bacchanal était moins joyeuse, mais beaucoup plus animée que de coutume; ses joues colorées, ses yeux brillants annonçaient une surexcitation fébrile; elle voulait s'étourdir à tout prix; son entretien avec sa soeur lui revenait quelquefois à l'esprit, elle tâchait d'échapper à ces tristes souvenirs.

Jacques regardait Céphyse de temps à autre avec une adoration passionnée; car, grâce à la singulière conformité de caractère, d'esprit, de goûts, qui existait entre lui et la reine Bacchanal, leur liaison avait des racines beaucoup plus profondes et plus solides que n'en ont d'ordinaire ces attachements éphémères basés sur le plaisir. Céphyse et Jacques ignoraient même toute la puissance d'un amour jusqu'alors environné de joies et de fêtes et que nul événement sinistre n'avait encore contrarié.

La petite Rose-Pompon, veuve depuis quelques jours d'un étudiant qui, afin de pouvoir terminer dignement son carnaval, était retourné dans sa province pour soutirer quelque argent à sa famille sous un de ces fabuleux prétextes dont la tradition se conserve et se cultive soigneusement dans les Écoles de droit et de médecine, Rose-Pompon, par un exemple de fidélité rare, et ne voulant pas se compromettre, avait choisi pour chaperon l'inoffensif Nini-Moulin.

Ce dernier, débarrassé de son casque, montrait une tête chauve entourée d'un bordure de cheveux noirs et crépus assez longs derrière la nuque. Par un phénomène bachique très remarquable, à mesure que l'ivresse le gagnait, une sorte de zone empourprée comme sa face épanouie gagnait peu à peu son front et envahissait la blancheur luisante de son crâne. Rose-Pompon, connaissant la signification de ce symptôme, le fit remarquer à la société, et s'écria en riant aux éclats:

— Nini-Moulin, prends garde! la marée du vin monte drôlement!!

— Quand il en aura par-dessus la tête… il sera noyé! ajouta la reine Bacchanal.

— Ô reine! ne cherchez pas à me distraire… je médite… répondit Dumoulin, qui commençait à être ivre, et qui tenait à la main, en guise de coupe antique, un bol à punch rempli de vin, car il méprisait les verres ordinaires, qu'il appelait dédaigneusement, en raison de leur médiocre capacité, des gorgettes.

— Il médite… reprit Rose-Pompon; Nini-Moulin médite, attention!…

— Il médite… il est donc malade?

— Qu'est-ce qu'il médite? un pas chicard?

— Une pose anacréontique et défendue?

— Oui, je médite, reprit gravement Dumoulin, je médite sur le vin en général et en particulier… le vin, dont le divin Bossuet (Dumoulin avait l'énorme inconvénient de citer Bossuet lorsqu'il était ivre), le vin dont le divin Bossuet, qui était connaisseur, a dit:

— Dans le vin est le courage, la force, la joie, l'ivresse spirituelle[14] (quand on a de l'esprit, bien entendu), ajouta Nini-Moulin en manière de parenthèse.

— Alors j'adore ton Bossuet, dit Rose-Pompon.

— Quant à ma méditation particulière, elle porte sur la question de savoir si le vin des noces de Cana était rouge ou blanc… Tantôt j'interroge le vin blanc, tantôt le rouge… tantôt tous les deux à la fois.

— C'est aller au fond de la question, dit Couche-tout-nu.

— Et surtout au fond des bouteilles, dit la reine Bacchanal.

— Comme vous le dites, ô majesté!… et j'ai déjà dit, à force d'expériences et de recherches, une grande découverte, à savoir que si le vin des noces de Cana était rouge…

— Il n'était pas blanc, dit judicieusement Rose-Pompon.

— Et si j'arrivais à la conviction qu'il n'était ni blanc, ni rouge? demanda Dumoulin d'un air magistral.

— C'est que vous seriez gris, mon gros, répondit Couche-tout-nu.

— L'époux de la reine dit vrai… Voilà ce qui arrive lorsqu'on est trop altéré de science; mais c'est égal, d'études en études sur cette question, à laquelle j'ai voué ma vie, j'atteindrai la fin de ma respectable carrière, en donnant à ma soif une couleur suffisamment historique… théo… lo… gique et ar… chéo… lo… gique.

Il faut renoncer à peindre la réjouissante grimace et le non moins réjouissant accent avec lequel Dumoulin prononça et scanda ces derniers mots, qui provoquèrent une hilarité prolongée.

Archéologipe… dit Rose-Pompon, qu'est-ce que c'est que ça? ça a-t-il une queue? ça va-t-il sur l'eau?

— Laisse donc, reprit la reine Bacchanal, ce sont des mots de savant ou d'escamoteur, c'est comme les tournures en crinoline… ça bouffe… et voilà tout… J'aime mieux boire… Versez, Nini- Moulin… du champagne. Rose-Pompon, à la santé de ton Philémon… à son retour!…

— Buvons plutôt au succès de la carotte de longueur qu'il espère tirer à son embêtante et pingre famille pour finir son carnaval, dit Rose-Pompon; heureusement son plan de carotte n'est pas mauvais…

— Rose-Pompon! s'écria Nini-Moulin, si vous avez commis ce calembour avec ou sans intention, venez m'embrasser… ma fille.

— Merci!… et mon époux, qu'est-ce qu'il dirait?

— Rose-Pompon… je veux vous rassurer… saint Paul… entendez- vous, l'apôtre saint Paul…

— Eh bien! après… bon apôtre?

— Saint Paul a dit formellement que ceux qui sont mariés doivent vivre comme s'ils n'avaient pas de femmes…

_— _Qu'est-ce que ça me fait à moi?… ça regarde Philémon.

— Oui, reprit Nini-Moulin. Mais le divin Bossuet, tout gobichonneur, et chafriolant ce jour-là, ajoute, en citant saint Paul: _Et, par conséquent, les femmes mariées doivent vivre comme n'ayant pas de maris__[15]_… Il ne me reste plus qu'à vous tendre d'autant plus les bras, ô Rose-Pompon! que Philémon n'est pas même votre époux…

— Je ne dis pas; mais vous êtes trop laid!…

— C'est une raison… Alors je bois à la santé du plan de Philémon!… Faisons nos voeux pour qu'il produise une carotte monstre!…

— À la bonne heure, dit Rose-Pompon; à la santé de cet intéressant légume, si nécessaire à l'existence des étudiants!

— Et autres carotivores! ajouta Dumoulin.

Ce toast, rempli d'à-propos, fut accueilli d'unanimes acclamations.

— Avec la permission de Sa Majesté et de sa cour, reprit Dumoulin, je propose un toast à la réussite d'une chose qui m'intéresse et qui a quelque ressemblance analogique avec la carotte de Philémon… J'ai dans l'idée que ce toast me portera bonheur.

— Voyons la chose…

— Eh bien! à la santé de mon mariage! dit Dumoulin en se levant.

Ces mots provoquèrent une explosion de cris, d'éclats de rire, de trépignements formidables. Nini-Moulin criait, trépignait, riait plus fort que les autres, ouvrant une bouche énorme, et ajoutant à ce tintamarre assourdissant le bruit aigu de sa crécelle, qu'il reprit sous sa chaise où il l'avait déposée.

Lorsque cet ouragan fut un peu calmé, la reine Bacchanal se leva et dit:

— Je bois à la santé de la future Mme Nini-Moulin.

— Ô reine! vos procédés me touchent si sensiblement que je vous laisse lire au fond de mon coeur le nom de mon épouse future, s'écria Dumoulin: elle se nomme Mme veuve Honorée-Modeste- Messaline-Angèle de la Sainte-Colombe.

— Bravo!… bravo!…

— Elle a soixante ans, et plus de mille livres de rente qu'elle n'a de poils à la moustache grise et de rides au visage; son embonpoint est si imposant qu'une de ses robes pourrait servir de tente à l'honorable société: aussi j'espère vous présenter ma future épouse le mardi gras en costume de bergère qui vient de dévorer son troupeau; on voulait la convertir, mais je me charge de la divertir, elle aimera mieux ça; il faut donc que vous m'aidiez à la plonger dans les bouleversements les plus bachiques et les plus cancaniques.

— Nous la plongerons dans tout ce que vous voudrez.

— C'est le cancan en cheveux blancs! chantonna Rose-Pompon sur un air connu.

— Ça imposera aux sergents de ville.

— On leur dira: «Respectez-la… votre mère aura peut-être un jour son âge.»

Tout à coup la reine Bacchanal se leva. Sa physionomie avait une singulière expression de joie amère et sardonique; d'une main elle tenait son verre plein.

— On dit que le choléra approche avec ses bottes de sept lieues… s'écria-t-elle. Je bois au choléra!

Et elle but. Malgré la gaieté générale, ces mots firent une impression sinistre, une sorte de frisson électrique parcourut l'assemblée; presque tous les visages devinrent tout à coup sérieux.

— Ah! Céphyse… dit Jacques d'un ton de reproche.

— Au choléra! reprit intrépidement la reine Bacchanal: qu'il épargne ceux qui ont envie de vivre… et qu'il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter!…

Jacques et Céphyse échangèrent rapidement un regard, qui échappa à leurs joyeux compagnons, et pendant quelque temps la reine Bacchanal resta muette et pensive.

— Ah! comme ça… c'est différent, reprit Rose-Pompon d'un air crâne. Au choléra!… afin qu'il n'y ait plus que de bons enfants sur la terre.

Malgré cette variante, l'impression restait toujours sourdement pénible. Dumoulin voulut couper court à ce triste sujet d'entretien, et s'écria:

— Au diable les morts! vivent les vivants! Et à propos de vivants et de bons vivants, je demanderai à porter une santé chère à notre reine, la santé de notre amphitryon; malheureusement j'ignore son respectable nom, puisque j'ai seulement l'avantage de le connaître depuis cette nuit; il m'excusera donc si je me borne à porter la santé de Couche-tout-nu, nom qui n'effarouche en rien ma pudeur, car Adam ne se couchait jamais autrement. Va donc pour Couche- tout-nu.

— Merci, mon gros, dit Jacques, si j'oubliais votre nom, moi, je vous appellerais Qui-veut-boire, et je suis bien sûr que vous répondriez: «Présent!»

— Présent… présentissime, dit Dumoulin en faisant le salut militaire d'une main et tenant son bol de l'autre.

— Du reste, quand on a trinqué ensemble, reprit cordialement
Couche-tout-nu, il faut se connaître à fond… Je me nomme Jacques
Rennepont.

— Rennepont! s'écria Dumoulin en paraissant frappé de ce nom, malgré sa demi-ivresse; vous vous appelez Rennepont!

— Tout ce qu'il y a de plus Rennepont… Ça vous étonne!

— C'est qu'il y a une ancienne famille de ce nom… les comtes de
Rennepont.

— Ah bah! vraiment! dit Couche-tout-nu en riant.

— Les comtes de Rennepont, qui sont aussi ducs de Cardoville, ajouta Dumoulin.

— Ah çà! voyons, mon gros, est-ce que je vous fais l'effet de devoir le jour à une pareille famille… moi, ouvrier en goguette et en gogailles!

— Vous!… ouvrier! Ah çà, mais nous tombons dans les Mille et une Nuits! s'écria Dumoulin de plus en plus surpris; vous nous payez un repas de Balthazar avec accompagnement de voitures à quatre chevaux… et vous êtes ouvrier!… Dites-moi vite votre métier… j'en suis, et j'abandonne la vigne du Seigneur où je provigne tant bien que mal.

— Ah ça! n'allez pas croire, dites donc, que je suis ouvrier en billets de banque et en monnaie trompe-l'oeil! dit Jacques en riant.

— Ah! camarade… une telle supposition…

— Est pardonnable à voir le train que je mène… Mais je vais vous rassurer… Je dépense un héritage.

— Vous mangez et vous buvez un oncle, sans doute! dit gracieusement Dumoulin.

— Ma foi… je n'en sais rien…

— Comment! vous ignorez l'espèce de ce que vous mangez!

— Figurez-vous d'abord que mon père était chiffonnier…

— Ah! diable!… dit Dumoulin, assez décontenancé, quoiqu'il fût assez généralement peu scrupuleux sur le choix de ses compagnons de bouteille; mais, son premier étonnement passé, il reprit avec une aménité charmante:

— Mais il y a des chiffonniers du plus haut mérite…

— Pardieu, vous croyez rire… dit Jacques, et pourtant vous avez raison; mon père était un homme d'un fameux mérite, allez!! Il parlait grec et latin comme un vrai savant, et il me disait toujours que pour les mathématiques il n'avait pas son pareil… sans compter qu'il avait beaucoup voyagé…

— Mais alors, reprit Dumoulin que la surprise dégrisait, vous pourriez bien être de la famille des comtes de Rennepont.

— Dans ce cas-là, dit Rose-Pompon en riant, votre père chiffonnait en amateur, et pour l'honneur.

— Non! non! misère de Dieu! c'était bien pour vivre, reprit Jacques; mais dans sa jeunesse il avait été à son aise… à ce qu'il paraît, ou plutôt à ce qu'il ne paraissait plus. Dans son malheur, il s'était adressé à un parent riche qu'il avait; mais le parent riche lui avait dit: «Merci!» Alors il a voulu utiliser son grec, son latin et ses mathématiques. Impossible. Il paraît que dans ces temps-là Paris grouillait de savants. Alors, plutôt que de crever de faim il a cherché son pain au bout de son crochet, et il l'a, ma foi, trouvé; car j'en ai mangé pendant deux ans, lorsque je suis venu vivre avec lui après la mort d'une tante avec qui j'habitais à la campagne.

— Votre respectable père était alors une manière de philosophe, dit Dumoulin; mais à moins qu'il n'ait trouvé un héritage au coin d'une borne… je ne vois pas venir l'héritage dont vous parlez.

— Attendez donc la fin de la chanson. À l'âge de douze ans je suis entré apprenti dans la fabrique de M. Tripeaud; deux ans après, mon père est mort d'accident, me laissant le mobilier de notre grenier: une paillasse, une chaise et une table; de plus, dans une mauvaise boîte à eau de Cologne, des papiers, à ce qu'il paraît, écrits en anglais, et une médaille de bronze qui, avec sa chaîne, pouvait bien valoir dix sous… Il ne m'avait jamais parlé de ces papiers. Ne sachant à quoi ils étaient bons, je les avais laissés au fond d'une vieille malle au lieu de les brûler; bien m'en a pris, car, sur ces papiers-là, on m'a prêté de l'argent.

— Quel coup du ciel! dit Dumoulin. Ah çà, mais on savait donc que vous les aviez?

— Oui, un de ces hommes qui sont à la piste des vieilles créances est venu trouver Céphyse, qui m'en a parlé; après avoir lu les papiers, l'homme m'a dit que l'affaire était douteuse, mais qu'il me prêterait dessus dix mille francs, si je voulais… Dix mille francs!… c'était un trésor… j'ai accepté tout de suite…

— Mais vous auriez dû penser que ces créances devaient avoir une assez grande valeur…

— Ma foi, non… puisque mon père, qui devait en savoir la valeur, n'en avait pas tiré parti… et puis, dix mille francs en beaux et bons écus… qui vous tombent on ne sait d'où… ça se prend toujours, et tout de suite… et j'ai pris… Seulement, l'agent d'affaires m'a fait signer une lettre de change de… de garantie… oui, c'est ça, de garantie.

— Vous l'avez signée?

— Qu'est-ce que ça me faisait?… c'était une pure formalité, m'a dit l'homme d'affaires; et il disait vrai, puisqu'elle est échue il y a une quinzaine de jours et que je n'en ai pas entendu parler… Il me reste encore un millier de francs chez l'agent d'affaires, que j'ai pris pour caissier, vu qu'il avait la caisse… Et voilà, mon gros, comment je ribote à mort du matin au soir depuis mes dix mille francs, joyeux comme un pinson d'avoir quitté mon gueux de bourgeois, M. Tripeaud.

En prononçant ce nom, la physionomie de Jacques, jusqu'alors joyeuse, s'assombrit tout à coup. Céphyse, qui n'était plus sous l'impression pénible qui l'avait un moment absorbée, regarda Jacques avec inquiétude, car elle savait à quel point le nom de Tripeaud l'irritait.

— M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu, en voilà un qui rendrait les bons méchants, et les méchants pires… On dit: bon cavalier bon cheval; on devrait dire: bon maître, bon ouvrier… Misère de Dieu! quand je pense à cet homme-là!… Et Couche-tout-nu frappa violemment du poing sur la table.

— Voyons, Jacques, pense à autre chose, dit la reine Bacchanal.
Rose-Pompon… fais-le donc rire…

— Je n'en ai plus envie, de rire, répondit Jacques d'un ton brusque et encore animé par l'exaltation du vin, c'est plus fort que moi; quand je pense à cet homme-là… je m'exaspère! Fallait l'entendre: «Gredins d'ouvriers… canaille d'ouvriers! ils crient qu'ils n'ont pas de pain dans le ventre, disait M. Tripeaud, _eh bien! on leur y mettra des baïonnettes__[16]__!_… ça les calmera…» Et les enfants… dans sa fabrique… fallait les voir… pauvres petits… travaillant aussi longtemps que des hommes… s'exténuant et crevant à la douzaine… Mais, bah! après tout, ceux-là morts, il en venait toujours bien d'autres… Ce n'est pas comme des chevaux, qu'on ne peut remplacer qu'en payant.

— Allons, décidément, vous n'aimez pas votre ancien patron, dit Dumoulin, de plus en plus surpris de l'air sombre et soucieux de son amphitryon, et regrettant que la conversation eût pris ce tour sérieux; aussi dit-il quelques mots à l'oreille de la reine Bacchanal, qui lui répondit par un signe d'intelligence.

— Non… je n'aime pas M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu; je le hais, savez-vous pourquoi! c'est de sa faute autant que de la mienne si je suis devenu un bambocheur. Je ne dis pas ça pour me vanter, mais c'est vrai… Étant gamin et apprenti chez lui, j'étais tout coeur, tout ardeur, et si enragé pour l'ouvrage que j'ôtais ma chemise pour travailler; c'est même à propos de ça qu'on m'a baptisé Couche-tout-nu… Eh bien! j'avais beau me tuer, m'éreinter… jamais un mot pour m'encourager; j'arrivais le premier à l'atelier, j'en sortais le dernier… rien; on ne s'en apercevait seulement pas. Un jour je suis blessé sur la mécanique… on me porte à l'hôpital… j'en sors… tout faible encore; c'est égal, je reprends mon travail… je ne me rebutais pas; les autres, qui savaient de quoi il retournait et qui connaissaient le patron, avaient beau me dire: «Est-il serin de s'échiner ainsi, ce petit-là!… qu'est-ce qu'il en retirera!… Mais fais donc ton ouvrage tout juste, imbécile, il n'en sera ni plus ou moins.» C'est égal, j'allais toujours; enfin un jour, un vieux brave homme, qu'on appelait le père Arsène — il travaillait depuis longtemps dans la maison et c'était un modèle de conduite - - un jour donc, le père Arsène est mis à la porte, parce que ses forces diminuaient trop. C'était pour lui le coup de la mort; il avait une femme infirme, et à son âge, faible comme il était, il ne pouvait se placer ailleurs… Quand le chef d'atelier lui apprend son renvoi, le pauvre bonhomme ne pouvait pas le croire; il se met à pleurer de désespoir. En ce moment M. Tripeaud passe… le père Arsène le supplie à mains jointes de le garder à moitié prix. «Ah çà! lui dit M. Tripeaud en levant les épaules, est-ce que tu crois que je vais faire de ma fabrique une maison d'invalides? Tu ne peux plus travailler, va-t'en! — Mais j'ai travaillé pendant quarante ans de ma vie, qu'est-ce que vous voulez que je devienne, mon Dieu? disait le pauvre père Arsène. — Est-ce que ça me regarde, moi?» lui répond M. Tripeaud et, s'adressant à son commis: «Faites le décompte de sa semaine et qu'il file.» Le père Arsène a filé, oui il a filé… mais, le soir, lui et sa vieille femme se sont asphyxiés. Or, voyez-vous, j'étais gamin; mais l'histoire du père Arsène m'a appris une chose: c'est qu'on avait beau se crever de travail, ça ne profitait jamais qu'aux bourgeois, qu'ils ne vous en savaient seulement pas gré, et qu'on n'avait en perspective pour ses vieux jours que le coin d'une borne pour y crever. Alors, tout mon bon feu s'était éteint; je me suis dit: qu'est-ce qu'il m'en reviendra de faire plus que je ne dois? Est-ce que quand mon travail rapporte des monceaux d'or à M. Tripeaud j'en ai seulement un atome? Aussi, comme je n'avais aucun avantage d'amour-propre ou d'intérêt à travailler, j'ai pris le travail en dégoût, j'ai fait tout juste ce qu'il fallait pour gagner ma paye; je suis devenu flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais: Quand ça m'ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène et sa femme…

Pendant que Jacques se laissait emporter malgré lui à ces pensées amères, les autres convives, avertis par la pantomime expressive de Dumoulin et de la reine Bacchanal, s'étaient tacitement concertés; aussi, à un signe de la reine Bacchanal, qui sauta sur la table, renversant du pied les bouteilles et les verres, tous se levèrent, en criant, avec accompagnement de la crécelle de Nini- Moulin:

— La Tulipe orageuse!… on demande le quadrille de la Tulipe orageuse!

À ces cris joyeux, qui éclatèrent comme une bombe, Jacques tressaillit; puis, après avoir regardé ses convives avec étonnement, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées pénibles qui le dominaient, et s'écria:

— Vous avez raison: en avant deux, et vive la joie! En ce moment, la table, enlevée par des bras vigoureux, fut reléguée à l'extrémité de la grande salle du banquet; les spectateurs s'entassèrent sur des chaises, sur des banquettes, sur le rebord des fenêtres, et, chantant en choeur l'air si connu des Étudiants, remplacèrent l'orchestre, afin d'accompagner la contredanse formée par Couche-tout-nu, la reine Bacchanal, Nini- Moulin et Rose-Pompon.

Dumoulin, confiant sa crécelle à un des convives, reprit son exorbitant casque romain à plumeau; il avait mis bas son carrick au commencement du festin; il apparaissait donc dans toute la splendeur de son déguisement. Sa cuirasse à écailles se terminait congrûment par une jaquette de plumes semblable à celles que portent les sauvages de l'escorte du boeuf gras. Nini-Moulin avait le ventre gros et les jambes grêles, aussi ses tibias flottaient à l'aventure dans l'évasement de ses larges bottes à revers.

La petite Rose-Pompon, son bonnet de police de travers, les deux mains dans les poches de son pantalon, le buste un peu penché en avant et ondulante de droite à gauche sur ses hanches, fit en avant deux avec Nini-Moulin; celui-ci, ramassé sur lui-même, s'avançait par soubresauts, la jambe gauche repliée, la jambe droite lancée en avant, la pointe du pied en l'air et le talon glissant sur le plancher; de plus il frappait sa nuque de sa main gauche, tandis que, par un mouvement simultané, il étendait vivement son bras droit comme s'il eût voulu jeter de la poudre aux yeux de ses vis-à-vis.

Ce départ eut le plus grand succès; on l'applaudissait bruyamment, quoiqu'il ne fût que l'innocent prélude du pas de la Tulipe orageuse, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit; un des garçons, ayant un instant cherché Couche-tout-nu des yeux, courut à lui et lui dit quelques mots à l'oreille.

— Moi! s'écria Jacques en riant aux éclats, quelle farce!

Le garçon ayant ajouté quelques mots, la figure de Couche-tout-nu exprima tout à coup une assez vive inquiétude, et il répondit au garçon:

— À la bonne heure!… j'y vais. Et il fit quelques pas vers la porte.

— Qu'est-ce qu'il y a donc, Jacques? demanda la reine Bacchanal avec surprise.

— Je reviens tout de suite… quelqu'un va me remplacer; dansez toujours, dit Couche-tout-nu. Et il sortit précipitamment.

— C'est quelque chose qui n'aura pas été porté sur la carte, dit
Dumoulin; il va revenir.

— C'est cela, dit Céphyse. Maintenant, le cavalier seul, dit-elle au remplaçant de Jacques. Et la contredanse continua.

Nini-Moulin venait de prendre Rose-Pompon de la main droite et la reine Bacchanal de la main gauche, afin de balancer entre elles deux, figure dans laquelle il était étourdissant de bouffonnerie, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau et le garçon, que Jacques avait suivi, s'approcha vivement de Céphyse d'un air consterné et lui parla à l'oreille, ainsi qu'il avait parlé à Couche-tout-nu. La reine Bacchanal devint pâle, poussa un cri perçant, se précipita vers la porte et sortit en courant sans prononcer une parole, laissant ses convives stupéfaits.

IV. Les adieux.

La reine Bacchanal, suivant le garçon du traiteur, arriva au bas de l'escalier. Un fiacre était à la porte. Dans ce fiacre elle vit Couche-tout-nu avec un des hommes qui, deux heures auparavant, stationnaient sur la place du Châtelet.

À l'arrivée de Céphyse, l'homme descendit et dit à Jacques en tirant sa montre:

— Je vous donne un quart d'heure… c'est tout ce que je peux faire pour vous, mon brave garçon… après cela… en route. N'essayez pas de nous échapper, nous veillerons aux portières tant que le fiacre restera là.

D'un bond Céphyse fut dans la voiture. Trop émue pour avoir parlé jusque-là, elle s'écria, en s'asseyant à côté de Jacques et en remarquant sa pâleur:

— Qu'y a-t-il? que te veut-on?

— On m'arrête pour dettes… dit Jacques d'une voix sombre.

— Toi! s'écria Céphyse en poussant un cri déchirant.

— Oui, pour cette lettre de change de garantie que l'agent d'affaires m'a fait signer… et il disait que c'était seulement une formalité… Brigand!!

— Mais, mon Dieu, tu as de l'argent chez lui… qu'il prenne toujours cela en acompte.

— Il ne me reste pas un sou; il m'a fait dire par les recors qu'il ne me donnerait pas les derniers mille francs, puisque je n'avais pas payé la lettre de change…

— Alors, courons chez lui le prier, le supplier de te laisser en liberté; c'est lui qui est venu te proposer de te prêter cet argent; je le sais bien, puisque c'est à moi qu'il s'est d'abord adressé. Il aura pitié.

— De la pitié… un agent d'affaires!… Allons donc!

— Ainsi, rien… plus rien! s'écria Céphyse en joignant les mains avec angoisse. Puis elle reprit:

— Mais il doit y avoir quelque chose à faire… Il t'avait promis…

— Ses promesses, tu vois comme il les tient, reprit Jacques avec amertume; j'ai signé sans savoir seulement ce que je signais; l'échéance est passée, il est en règle… il ne me servirait de rien de résister; on vient de m'expliquer tout cela…

— Mais on ne peut te retenir longtemps en prison! c'est impossible…

— Cinq ans… si je ne paye pas… Et comme je ne pourrai jamais payer, mon affaire est sûre…

— Ah! quel malheur! quel malheur! et ne pouvoir rien! dit Céphyse en cachant sa tête entre ses mains.

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques d'une voix douloureusement émue, depuis que je suis là, je ne pense qu'à une chose… à ce que tu vas devenir.

— Ne t'inquiète pas de moi…

— Que je ne m'inquiète pas de toi! mais tu es folle! Comment feras-tu? Le mobilier de nos deux chambres ne vaut pas deux cents francs. Nous dépensions si follement que nous n'avons pas seulement payé notre loyer. Nous devons trois termes… il ne faut donc pas compter sur la vente de nos meubles, je te laisse sans un sou. Au moins, moi, en prison, on me nourrit… mais toi, comment vivras-tu!

— À quoi bon te chagriner d'avance!

— Je te demande comment tu vivras demain! s'écria Jacques.

— Je vendrai mon costume, quelques effets; je t'enverrai la moitié de l'argent, je garderai le reste; ça me fera quelques jours.

— Et après?… après?

— Après!… dame… alors… je ne sais pas, moi. Mon Dieu, que veux-tu que je te dise!… après, je verrai.

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques avec une amertume navrante, c'est maintenant que je vois comme je t'aime… j'ai le coeur serré comme dans un étau en pensant que je vais te quitter… ça me donne des frissons de ne pas savoir ce que tu deviendras…

Puis, passant la main sur son front, Jacques ajouta:

— Vois-tu… ce qui nous a perdus, c'est de nous dire toujours: demain n'arrivera pas; et tu le vois, demain arrive. Une fois que je ne serai plus près de toi, une fois que tu auras dépensé le dernier sou de ces hardes que tu vas vendre… incapable de travailler comme tu l'es maintenant… que feras-tu?… Veux-tu que je te le dise, moi… ce que tu feras? tu m'oublieras, et…

Puis, comme s'il eût reculé devant sa pensée, Jacques s'écria avec rage et désespoir:

— Misère de Dieu! si cela devait arriver, je me briserais la tête sur un pavé.

Céphyse devina la réticence de Jacques; elle lui dit vivement en se jetant à son cou:

— Moi? un autre amant… jamais! car je suis comme toi, maintenant je vois combien je t'aime.

— Mais pour vivre?… ma pauvre Céphyse! pour vivre?

— Eh bien… j'aurai du courage, j'irai habiter avec ma soeur comme autrefois… je travaillerai avec elle; ça me donnera toujours du pain… Je ne sortirai que pour aller te voir… D'ici à quelques jours, l'homme d'affaires, en réfléchissant, pensera que tu ne peux pas lui payer dix mille francs, et il te fera remettre en liberté; j'aurai repris l'habitude du travail… tu verras! tu reprendras aussi cette habitude; nous vivrons pauvres, mais tranquilles… Après tout, nous nous serons au moins bien amusés pendant six mois… tandis que tant d'autres n'ont de leur vie connu le plaisir; crois-moi, mon bon Jacques, ce que je te dis est vrai… Cette leçon me profitera. Si tu m'aimes, n'aie pas la moindre inquiétude; je te dis que j'aimerais cent fois mieux mourir que d'avoir un autre amant.

— Embrasse-moi… dit Jacques, les yeux humides, je te crois… je te crois… tu me redonnes du courage… et pour maintenant et pour plus tard… Tu as raison, il faut tâcher de nous remettre au travail, ou sinon… le boisseau de charbon du père Arsène… car, vois-tu, ajouta Jacques d'une voix basse et en frémissant, depuis six mois… j'étais comme ivre; maintenant, je me dégrise… et je vois où nous allions… une fois à bout de ressources, je serais peut-être devenu un voleur, et toi… une…

— Oh! Jacques, tu me fais peur, ne dis pas cela! s'écria Céphyse, en interrompant Couche-tout-nu; je te le jure, je retournerai chez ma soeur, je travaillerai… j'aurai du courage…

La reine Bacchanal en ce moment était très sincère; elle voulait résolument tenir sa parole; son coeur n'était pas encore complètement perverti; la misère, le besoin, avaient été pour elle comme pour tant d'autres la cause et même l'excuse de son égarement; jusqu'alors elle avait du moins toujours suivi l'attrait de son coeur, sans aucune arrière-pensée basse et vénale; la cruelle position où elle voyait Jacques exaltait encore son amour; elle se croyait assez sûre d'elle-même pour lui jurer d'aller reprendre auprès de la Mayeux cette vie de labeur aride et incessant, cette vie de douloureuses privations qu'il lui avait été déjà impossible de supporter et qui devait lui être bien plus pénible encore depuis qu'elle s'était habituée à une voie oisive et dissipée. Néanmoins les assurances qu'elle venait de donner à Jacques calmèrent un peu le chagrin et les inquiétudes de cet homme; il avait assez d'intelligence et de coeur pour s'apercevoir que la pente fatale où il s'était jusqu'alors laissé aveuglément entraîner les conduisait, lui et Céphyse, droit à l'infamie.

Un des recors, ayant frappé à la portière, dit à Jacques:

— Mon garçon, il ne vous reste que cinq minutes, dépêchez-vous.

— Allons! ma fille… du courage, dit Jacques.

— Sois tranquille… j'en aurai… tu peux y compter…

— Tu ne vas pas remonter là-haut?

— Non, oh non! dit Céphyse. Cette fête, je l'ai en horreur maintenant.

— Tout est payé d'avance… je vais faire dire à un garçon de prévenir qu'on ne nous attende pas, reprit Jacques. Ils vont être bien étonnés, mais c'est égal…

— Si tu pouvais seulement m'accompagner… jusque chez nous, dit Céphyse, cet homme le permettrait peut-être, car enfin tu ne peux pas aller à Sainte-Pélagie habillé comme ça.

— C'est vrai, il ne refusera pas de m'accompagner; mais comme il sera avec nous dans la voiture, nous ne pourrons plus rien nous dire devant lui… Aussi… laisse-moi pour la première fois de ma vie te parler raison. Souviens-toi bien de ce que je te dis, ma bonne Céphyse… ça peut d'ailleurs s'adresser à moi comme à toi, reprit Jacques d'un ton grave et pénétré; reprends aujourd'hui l'habitude du travail… Il a beau être pénible, ingrat; c'est égal… n'hésite pas, car tu oublieras bientôt l'effet de cette leçon; comme tu dis, plus tard il ne serait plus temps, et alors tu finirais comme tant d'autres pauvres malheureuses… tu m'entends…

— Je t'entends… dit Céphyse en rougissant; mais j'aimerais mieux cent fois la mort qu'une telle vie…

— Et tu aurais raison… car dans ce cas-là, vois-tu, ajouta Jacques d'une voix sourde et concentrée, je t'y aiderais… à mourir.

— J'y compte bien, Jacques… répondit Céphyse en embrassant son amant avec exaltation; puis elle ajouta tristement:

— Vois-tu, c'était comme un pressentiment lorsque, tout à l'heure, je me suis sentie toute chagrine, sans savoir pourquoi, au milieu de notre gaieté… et que je buvais au choléra… pour qu'il nous fasse mourir ensemble…

— Eh bien… qui sait s'il ne viendra pas, le choléra? reprit Jacques d'un air sombre, ça nous épargnerait le charbon, nous n'aurons seulement pas peut-être de quoi en acheter…

— Je ne peux te dire qu'une chose, Jacques, c'est que pour vivre et pour mourir ensemble tu me trouveras toujours.

— Allons, essuie tes yeux, reprit-il avec une profonde émotion.
Ne faisons pas d'enfantillages devant ces hommes…

Quelques minutes après, le fiacre se dirigea vers le logis de Jacques, où il devait changer de vêtements avant de se rendre à la prison pour dettes.

* * * *

Répétons-le, à propos de la soeur de la Mayeux (il est des choses qu'on ne saurait trop redire): l'une des plus funestes conséquences de l'inorganisation du travail est l'insuffisance du salaire. L'insuffisance du salaire force inévitablement le plus grand nombre des jeunes filles, ainsi mal rétribuées, à chercher le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent. Tantôt elles reçoivent une modique somme de leur amant, qui, jointe au produit de leur labeur, aide à leur existence. Tantôt, comme la soeur de la Mayeux, elles abandonnent complètement le travail et font vie commune avec l'homme qu'elles choisissent, lorsque celui-ci peut suffire à cette dépense; alors, et durant ce temps de plaisir et de fainéantise, la lèpre incurable de l'oisiveté envahit à tout jamais ces malheureuses. Ceci est la première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la société impose à un nombre immense d'ouvrières, nées pourtant avec des instincts de pudeur, de droiture et d'honnêteté. Au bout d'un certain temps, leur amant les délaisse, quelquefois lorsqu'elles sont mères. D'autres fois, une folle prodigalité conduit l'imprévoyant en prison; alors la jeune fille se trouve seule, abandonnée, sans moyens d'existence. Celles qui ont conservé du coeur et de l'énergie se remettent au travail… le nombre en est bien rare.

Les autres… poussées par la misère, par l'habitude d'une vie facile et oisive, tombent alors jusqu'aux derniers degrés de l'abjection.

Et il faut encore plus les plaindre que les blâmer de cette abjection, car la cause première et virtuelle de leur chute était l'insuffisante rémunération de leur travail ou le chômage.

Une autre déplorable conséquence de l'inorganisation du travail est, pour les hommes, outre l'insuffisance du salaire, le profond dégoût qu'ils apportent dans la tâche qui leur est imposée.

Cela se conçoit. Sait-on rendre le travail attrayant, soit par la variété des occupations, soit par des récompenses honorifiques, soit par des soins, soit par une rémunération proportionnée aux bénéfices que leur main-d'oeuvre procure, soit enfin par l'espérance d'une retraite assurée après de longues années de labeur? Non, le pays ne s'inquiète ni se soucie de leurs besoins ou de leurs droits.

Et pourtant il y a, pour ne citer qu'une industrie, des mécaniciens et des ouvriers dans les usines, qui, exposés à l'explosion et au contact de formidables engrenages, courent chaque jour de plus grands dangers que les soldats n'en courent à la guerre, déploient un savoir pratique rare, rendent à l'industrie, et conséquemment au pays, d'incontestables services pendant une longue et honorable carrière, à moins qu'ils ne périssent par l'explosion d'une chaudière ou qu'ils n'aient quelque membre broyé entre les dents de fer d'une machine. Dans ce cas, le travailleur reçoit-il une récompense au moins égale à celle que reçoit le soldat pour prix de son courage, louable sans doute, mais stérile: une place dans une maison d'invalides? Non… Qu'importe au pays? et si le maître du travailleur est ingrat, le mutilé, incapable de service, meurt de faim dans quelque coin.

Enfin, dans ces fêtes pompeuses de l'industrie, convoque-t-on jamais quelques-uns de ces habiles travailleurs qui seuls ont tissé ces admirables étoffes, forgé et damasquiné ces armes éclatantes, ciselé ces coupes d'or et d'argent, sculpté ces meubles d'ébène et d'ivoire, monté ces éblouissantes pierreries avec un art exquis? Non…

Retirés au fond de leur mansarde, au milieu d'une famille misérable et affamée, ils vivent à peine d'un mince salaire, ceux- là qui, cependant, on l'avouera, ont au moins concouru _pour moitié _à doter le pays des merveilles qui font sa richesse, sa gloire et son orgueil.

Un ministre du commerce qui aurait la moindre intelligence de ses hautes fonctions et de ses DEVOIRS, ne demanderait-il pas que chaque fabrique exposante choisît par une élection à plusieurs degrés un certain nombre de candidats des plus méritants, parmi lesquels le fabricant désignerait celui qui lui semblerait le plus digne de représenter la CLASSE OUVRIÈRE dans ces grandes solennités industrielles? Ne serait-il pas d'un noble et encourageant exemple de voir alors le maître proposer aux récompenses ou aux distinctions publiques l'ouvrier député par ses pairs comme l'un des plus honnêtes, des plus laborieux, des plus intelligents de sa profession?

Alors une désespérante injustice disparaîtrait, alors les vertus du travailleur seraient stimulées par un but généreux, élevé; alors il aurait intérêt à bien faire.

Sans doute le fabricant, en raison de l'intelligence qu'il déploie, des capitaux qu'il aventure, des établissements qu'il fonde et du bien qu'il fait quelquefois, a un droit légitime aux distinctions dont on le comble; mais pourquoi le travailleur est- il impitoyablement exclu de ces récompenses dont l'action est si puissante sur les masses? Les généraux et les officiers sont-ils donc les seuls que l'on récompense dans une armée? Après avoir justement rémunéré les chefs de cette puissante et féconde armée de l'industrie, pourquoi ne jamais songer aux soldats?

Pourquoi n'y a-t-il jamais pour eux de signe de rémunération éclatante, quelque consolante et bienveillante parole d'une lèvre auguste? Pourquoi ne voit-on pas enfin, en France, un seul ouvrier décoré pour prix de sa main-d'oeuvre, de son courage industriel et de sa longue et laborieuse carrière? Cette croix et la modeste pension qui l'accompagne seraient pourtant pour lui une double récompense justement méritée; mais non, pour l'humble travailleur, pour le travail nourricier, il n'y a qu'oubli, injustice, indifférence et dédain!

Aussi de cet abandon public, souvent aggravé par l'égoïsme et par la dureté des maîtres ingrats, naît pour les travailleurs une condition déplorable. Les uns, malgré un labeur incessant, vivent dans les privations, et meurent avant l'âge, presque toujours maudissant une société qui les délaisse; d'autres cherchent l'éphémère oubli de leurs maux dans une ivresse meurtrière; un grand nombre enfin, n'ayant aucun intérêt, aucun avantage, aucune incitation morale ou matérielle à faire plus ou à faire mieux, se bornent à faire rigoureusement ce qu'il faut pour gagner leur salaire. Rien ne les attache à leur travail, parce que rien à leurs yeux ne rehausse, n'honore, ne glorifie le travail… Rien ne les défend contre les séductions de l'oisiveté, et s'ils trouvent par hasard le moyen de vivre quelque temps dans la paresse, peu à peu ils cèdent à ces habitudes de fainéantise, de débauche; et quelquefois les plus mauvaises passions flétrissent à jamais des natures originairement saines, honnêtes, remplies de bon vouloir, faute d'une tutelle protectrice et équitable qui ait soutenu, encouragé, récompensé leurs premières tendances, honnêtes et laborieuses.

* * * *

Nous suivrons maintenant la Mayeux, qui, après s'être présentée pour chercher de l'ouvrage chez la personne qui l'employait ordinairement, s'était rendue rue de Babylone, au pavillon occupé par Adrienne de Cardoville.

Dixième partie
Le couvent

I. Florine.

Pendant que la reine Bacchanal et Couche-tout-nu terminaient si tristement la plus joyeuse phase de leur existence, la Mayeux arrivait à la porte du pavillon de la rue de Babylone. Avant de sonner, la jeune ouvrière essuya ses larmes: un nouveau chagrin l'accablait. En quittant la maison du traiteur, elle était allée chez la personne qui lui donnait habituellement du travail; mais celle-ci lui en avait refusé, pouvant, disait-elle, faire confectionner la même besogne dans les prisons de femmes avec un tiers d'économie. La Mayeux, plutôt que de perdre cette dernière ressource, offrit de subir cette diminution, mais les pièces de lingerie étaient déjà livrées, et la jeune ouvrière ne pouvait espérer d'occupation avant une quinzaine de jours, même en accédant à cette réduction de salaire. On conçoit les angoisses de la pauvre créature; car, en présence d'un chômage forcé, il faut mendier, mourir de faim ou voler.

Quant à sa visite au pavillon de la rue de Babylone, elle s'expliquera tout à l'heure.

La Mayeux sonna timidement à la petite porte; peu d'instants après, Florine vint lui ouvrir. La camériste n'était plus habillée selon le goût charmant d'Adrienne; elle était, au contraire, vêtue avec une affectation de simplicité austère; elle portait une robe montante de couleur sombre, assez large pour cacher la svelte élégance de sa taille; ses bandeaux de cheveux, d'un noir de jais, s'apercevaient à peine sous la garniture plate de son petit bonnet blanc empesé, assez pareil aux cornettes des religieuses; mais, malgré ce costume si modeste, la figure brune et pâle de Florine paraissait toujours admirablement belle. On l'a dit: placée par un passé criminel dans la dépendance absolue de Rodin et de M. d'Aigrigny, Florine leur avait jusqu'alors servi d'espionne auprès d'Adrienne, malgré les marques de confiance et de bonté dont celle-ci la comblait. Florine n'était pas complètement pervertie; aussi éprouvait-elle souvent de douloureux mais vains remords, en songeant au métier infâme qu'on l'obligeait à faire auprès de sa maîtresse.

À la vue de la Mayeux, qu'elle reconnut (Florine lui avait appris la veille l'arrestation d'Agricol et le soudain accès de folie de Mlle de Cardoville), elle recula d'un pas, tant la physionomie de la jeune ouvrière lui inspira d'intérêt et de pitié. En effet l'annonce d'un chômage forcé, au milieu de circonstances déjà si pénibles, portait un terrible coup à la jeune ouvrière; les traces de larmes récentes sillonnaient ses joues; ses traits exprimaient à son insu une désolation profonde, et elle paraissait si épuisée, si faible, si accablée, que Florine s'avança vivement vers elle, lui offrit son bras, et lui dit avec bonté en la soutenant:

— Entrez, mademoiselle, entrez… Reposez-vous un instant, car vous êtes bien pâle… et vous paraissez bien souffrante et bien fatiguée!

Ce disant, Florine introduisit La Mayeux dans un petit vestibule à cheminée, garni de tapis, et la fit asseoir auprès d'un bon feu, dans un fauteuil de tapisserie; Georgette et Hébé avaient été renvoyées, Florine était restée jusqu'alors seule gardienne du pavillon.

Lorsque La Mayeux fut assise, Florine lui dit avec intérêt:

— Mademoiselle, ne voulez-vous rien prendre? un peu d'eau sucrée, chaude, et de fleur d'oranger?

— Je vous remercie, mademoiselle, dit la Mayeux avec émotion, tant la moindre preuve de bienveillance la remplissait de gratitude; puis elle voyait avec une douce surprise que ses pauvres vêtements n'étaient pas un sujet d'éloignement ou de dédain pour Florine. Je n'ai besoin que d'un peu de repos, car je viens de très loin, reprit-elle, et si vous le permettez…

— Reposez-vous tant que vous voudrez, mademoiselle… je suis seule dans ce pavillon depuis le départ de ma pauvre maîtresse… Ici Florine rougit et soupira… Ainsi donc ne vous gênez en rien… mettez-vous là… vous serez mieux… Mon Dieu! comme vos pieds sont mouillés… Posez-les sur ce tabouret.

L'accueil cordial de Florine, sa belle figure, l'agrément de ses manières, qui n'étaient pas celle d'une femme de chambre ordinaire, frappèrent vivement la Mayeux, sensible plus que personne, malgré son humble condition, à tout ce qui était gracieux, délicat et distingué; aussi, cédant à cet attrait, la jeune ouvrière, ordinairement d'une sensibilité inquiète, d'une timidité ombrageuse, se sentit presque en confiance avec Florine.

— Combien vous êtes obligeante, mademoiselle!… lui dit-elle d'un ton pénétré; je suis toute confuse de vos bons soins!

— Je vous l'assure, mademoiselle, je voudrais faire autre chose pour vous que de vous offrir une place à ce foyer… vous avez l'air si doux, si intéressant!

— Ah! mademoiselle… que cela fait du bien, de se réchauffer à un bon feu! dit naïvement la Mayeux, et presque malgré elle.

Puis craignant, tant était grande sa délicatesse, qu'on ne la crût capable de chercher, en prolongeant sa visite, à abuser de son hospitalité, elle ajouta:

— Voici, mademoiselle, pourquoi je reviens ici… Hier vous m'avez appris qu'un jeune ouvrier forgeron, M. Agricol Baudoin, avait été arrêté dans ce pavillon…

— Hélas! oui, mademoiselle, et cela au moment où ma pauvre maîtresse s'occupait de lui venir en aide…

— M. Agricol… je suis sa soeur adoptive, reprit la Mayeux en rougissant légèrement, m'a écrit hier au soir, de sa prison… il me priait de dire à son père de se rendre ici le plus tôt possible, afin de prévenir Mlle de Cardoville qu'il avait, lui, Agricol, les choses les plus importantes à communiquer à cette demoiselle, ou à la personne qu'on lui enverrait… mais qu'il n'osait se confier à une lettre, ignorant si la correspondance des prisonniers n'était pas lue par le directeur de la prison.

— Comment! c'est à ma maîtresse que M. Agricol veut faire une révélation importante? dit Florine très surprise.

— Oui, mademoiselle, car à cette heure Agricol ignore l'affreux malheur qui a frappé Mlle de Cardoville.

— C'est juste… et cet accès de folie s'est, hélas! déclaré d'une manière si brusque, dit Florine en baissant les yeux, que rien ne pouvait le faire prévoir.

— Il faut bien que cela soit ainsi, reprit la Mayeux, car lorsque Agricol a vu Mlle de Cardoville pour la première fois… il est revenu frappé de sa grâce, de sa délicatesse et de sa bonté.

— Comme tous ceux qui approchent ma maîtresse… dit tristement
Florine.

— Ce matin, reprit la Mayeux, lorsque, d'après la recommandation d'Agricol, je me suis présentée chez son père, il était déjà sorti, car il est en proie à de grandes inquiétudes; mais la lettre de mon frère adoptif m'a paru si pressante et devoir être d'un si puissant intérêt pour Mlle de Cardoville, qui s'était montré remplie de générosité pour lui… que je suis venue.

— Malheureusement mademoiselle n'est plus ici, vous savez?

— Mais n'y a-t-il personne de sa famille à qui je puisse, sinon parler, du moins faire savoir par vous, mademoiselle, qu'Agricol désire faire connaître des choses très importantes, pour cette demoiselle?

— Cela est étrange, reprit Florine en réfléchissant et sans répondre à la Mayeux; puis, se retournant vers elle:

— Et vous en ignorez complètement le sujet, de ces révélations?

— Complètement mademoiselle; mais je connais Agricol: c'est l'honneur, la loyauté même; il a l'esprit très juste, très droit; l'on peut croire à ce qu'il affirme… D'ailleurs, quel intérêt aurait-il à…

— Mon Dieu! s'écria tout à coup Florine, frappée d'un trait de lumière soudaine et en interrompant la Mayeux, je me souviens de cela maintenant: lorsqu'il a été arrêté dans une cachette où mademoiselle l'avait fait conduire, je me trouvais là par hasard. M. Agricol m'a dit rapidement et tout bas:

«Prévenez votre généreuse maîtresse que sa bonté pour moi aura sa récompense, et que mon séjour dans cette cachette n'aura peut-être pas été inutile…» C'est tout ce qu'il a pu me dire, car on l'a emmené à l'instant. Je l'avoue, dans ces mots je n'avais vu que l'expression de sa reconnaissance et l'espoir de la prouver un jour à mademoiselle… Mais en rapprochant ces paroles à la lettre qu'il vous a écrite… dit Florine en réfléchissant…

— En effet, reprit la Mayeux, il y a certainement quelque rapport entre son séjour dans sa cachette et les choses importantes qu'il demande à révéler à votre maîtresse ou à quelqu'un de sa famille.

— Cette cachette n'avait été ni habitée, ni visitée depuis très longtemps, dit Florine d'un air pensif, peut-être M. Agricol y aura trouvé ou vu quelque chose qui doit intéresser ma maîtresse.

— Si la lettre d'Agricol ne m'eût pas paru si pressante, reprit la Mayeux, je ne serais pas venue, et il se serait présenté ici lui-même lors de sa sortie de prison, qui maintenant, grâce à la générosité d'un de ses anciens camarades, ne peut tarder longtemps; mais ignorant si, même moyennant caution, on le laisserait libre aujourd'hui… j'ai voulu avant tout accomplir fidèlement sa recommandation… la généreuse bonté que votre maîtresse lui avait témoignée m'en faisait un devoir.

Comme toutes les personnes dont les bons instincts se réveillent encore parfois, Florine éprouvait une sorte de consolation à faire du bien lorsqu'elle le pouvait faire impunément, c'est-à-dire sans s'exposer aux inexorables ressentiments de ceux dont elle dépendait. Grâce à la Mayeux, elle trouvait l'occasion de rendre probablement un grand service à sa maîtresse; connaissant assez la haine de la princesse de Saint-Dizier contre sa nièce pour être certaine du danger qu'il y aurait à ce que la révélation d'Agricol, en raison même de son importance, fût faite à une autre qu'à Mlle de Cardoville, Florine dit à la Mayeux d'un ton grave et pénétré:

— Écoutez, mademoiselle… je vais vous donner un conseil profitable, je crois, à ma pauvre maîtresse; mais cette démarche de ma part pourrait m'être très funeste si vous n'aviez pas égard à mes recommandations.

— Comment cela mademoiselle? dit la Mayeux en regardant Florine avec une profonde surprise.

— Dans l'intérêt de ma maîtresse… M. Agricol ne doit confier à personne… si ce n'est à elle-même… les choses importantes qu'il désire lui communiquer.

— Mais, ne pouvant voir Mlle Adrienne, pourquoi ne s'adresserait- il pas à sa famille?

— C'est surtout à la famille de ma maîtresse qu'il doit taire tout ce qu'il sait… Mlle Adrienne peut guérir… Alors M. Agricol lui parlera; bien plus, ne dût-elle jamais guérir, dites à votre frère adoptif qu'il vaut encore mieux qu'il garde son secret que de le voir servir aux ennemis de ma maîtresse… ce qui arriverait infailliblement, croyez-moi.

— Je vous comprends, mademoiselle, dit tristement la Mayeux. La famille de votre généreuse maîtresse ne l'aime pas et la persécuterait peut-être?

— Je ne puis rien vous dire de plus à ce sujet, maintenant; quant à ce qui me regarde, je vous en conjure, promettez-moi d'obtenir de M. Agricol qu'il ne parle à personne au monde de la démarche que vous avez tentée près de moi à ce sujet, et du conseil que je vous donne… Le bonheur… non pas le bonheur, reprit Florine avec amertume, comme si depuis longtemps elle avait renoncé à l'espoir d'être heureuse, non pas le bonheur, mais le repos de ma vie dépend de votre discrétion.

— Ah! soyez tranquille, dit la Mayeux, aussi attendrie que surprise de l'expression douloureuse des traits de Florine; je ne serai pas ingrate; personne au monde, sauf Agricol, ne saura que je vous ai vue.

— Merci… oh! merci, mademoiselle, dit Florine avec effusion.

— Vous me remerciez? dit la Mayeux étonnée de voir de grosses larmes rouler dans les yeux de Florine.

— Oui… je vous dois un moment de bonheur… pur et sans mélange; car j'aurai peut-être rendu un service à ma chère maîtresse sans risquer d'augmenter les chagrins qui m'accablent déjà…

— Vous, malheureuse!

— Cela vous étonne? pourtant, croyez-moi, quel que soit votre sort, je le changerais pour le mien, s'écria Florine presque involontairement.

— Hélas! mademoiselle, dit la Mayeux, vous paraissez avoir un trop bon coeur pour que je vous laisse former un pareil voeu, surtout aujourd'hui…

— Que voulez-vous dire?

— Ah! je l'espère bien sincèrement pour vous, mademoiselle, reprit la Mayeux avec amertume, jamais vous ne saurez ce qu'il y a d'affreux à se voir privé de travail lorsque le travail est votre unique ressource.

— En êtes-vous réduite là? mon Dieu!… s'écria Florine en regardant la Mayeux avec anxiété.

La jeune ouvrière baissa la tête et ne répondit rien; son excessive fierté se reprochait presque cette confidence, qui ressemblait à une plainte, et qui lui était échappée en songeant à l'horreur de sa position.

— S'il en était ainsi, reprit Florine, je vous plains du plus profond de mon coeur… et cependant je ne sais si mon infortune n'est pas plus grande encore que la vôtre.

Puis, après un moment de réflexion, Florine s'écria tout à coup:

— Mais j'y songe… si vous manquez de travail… si vous êtes à bout de ressources… je pourrai, je l'espère, vous procurer de l'ouvrage…

— Serait-il possible, mademoiselle! s'écria la Mayeux. Jamais je n'aurais osé vous demander un pareil service… qui pourtant me sauverait… mais maintenant votre offre généreuse commande presque ma confiance… aussi je dois vous avouer que ce matin même on m'a retiré un travail bien modeste, puisqu'il me rapportait quatre francs par semaine…

— Quatre francs par semaine! s'écria Florine, pouvant à peine croire ce qu'elle entendait.

— C'était bien peu, sans doute, reprit la Mayeux, mais cela me suffisait… Malheureusement, la personne qui m'employait trouve à faire faire cet ouvrage moyennant un prix encore plus minime.

— Quatre francs par semaine! répéta Florine, profondément touchée de tant de misère et de tant de résignation; eh bien, moi, je vous adresserai à des personnes qui vous assureront un gain d'au moins deux francs par jour.

— Je pourrais gagner deux francs par jour… est-ce possible?…

— Oui, sans doute… seulement, il faudrait aller travailler en journée… à moins que vous ne préfériez vous mettre servante.

— Dans ma position, dit la Mayeux avec une timidité fière on n'a pas le droit, je le sais, d'écouter ses susceptibilités, pourtant je préférerais travailler à la journée, et, en gagnant moins, avoir la faculté de travailler chez moi.

— La condition d'aller en journée est malheureusement indispensable, dit Florine.

— Alors, je dois renoncer à cet espoir, répondit timidement la Mayeux… Non que je refuse d'aller en journée; avant tout il faut vivre… mais… on exige des ouvrières une mise, sinon élégante, du moins convenable… et, je vous l'avoue sans honte, parce que ma pauvreté est honnête… je ne puis être mieux vêtue que je ne le suis.

— Qu'à cela ne tienne… dit vivement Florine, on vous donnera les moyens de vous vêtir convenablement.

La Mayeux regarda Florine avec une surprise croissante. Ces offres étaient si fort au-delà de ce qu'elle pouvait espérer et de ce que le ouvrières gagnent généralement, que la Mayeux pouvait à peine y croire.

— Mais… reprit-elle avec hésitation, pour quel motif serait-on si généreux envers moi, mademoiselle? De quelle façon pourrais-je donc mériter un salaire si élevé?

Florine tressaillit. Un élan de coeur et de bon naturel, le désir d'être utile à la Mayeux, dont la douceur et la résignation l'intéressaient vivement, l'avaient entraînée à une proposition irréfléchie; elle savait à quel prix la Mayeux pourrait obtenir les avantages qu'elle lui proposait, et seulement alors elle se demanda si la jeune ouvrière consentirait jamais à accepter une pareille condition. Malheureusement, Florine s'était trop avancée, elle ne put se résoudre à oser tout dire à la Mayeux. Elle résolut donc d'abandonner l'avenir aux scrupules de la jeune ouvrière; puis enfin comme ceux qui ont failli sont ordinairement peu disposés à croire à l'infaillibilité des autres, Florine se dit que peut-être la Mayeux, dans la position désespérée où elle se trouvait, aurait moins de délicatesse qu'elle ne lui en supposait… Elle reprit donc:

— Je le conçois, mademoiselle, des offres si supérieures à ce que vous gagnez habituellement vous étonnent; mais je dois vous dire qu'il s'agit d'une institution pieuse, destinée à procurer de l'ouvrage ou de l'emploi aux femmes méritantes et dans le besoin… Cet établissement, qui s'appelle Sainte-Marie, se charge de placer soit des domestiques, soit des ouvrières à la journée… Or, l'oeuvre est dirigée par des personnes si charitables, qu'elles fournissent même une espèce de trousseau lorsque les ouvrières qu'elles prennent sous leur protection ne sont pas assez convenablement vêtues pour aller remplir les fonctions auxquelles on les destine.

Cette explication fort plausible des offres _magnifiques _de Florine devait satisfaire la Mayeux, puisque après tout il s'agissait d'une oeuvre de bienfaisance.

— Ainsi, je comprends le taux élevé du salaire dont vous me parlez, mademoiselle, reprit la Mayeux; seulement je n'ai aucune recommandation pour être protégée par les personnes charitables qui dirigent cet établissement.

— Vous souffrez, vous êtes laborieuse, honnête, ce sont des droits suffisants… Seulement, je dois vous prévenir que l'on vous demandera si vous remplissez exactement vos devoirs religieux.

— Personne plus que moi, mademoiselle, n'aime et bénit Dieu, dit la Mayeux avec une fermeté douce; mais les pratiques de certains devoirs sont une affaire de conscience, et je préférerais renoncer au patronage dont vous me parlez, s'il devait avoir quelque exigence à ce sujet…

— Pas le moins du monde. Seulement, je vous l'ai dit, comme ce sont des personnes très pieuses qui dirigent cette oeuvre, vous ne vous étonnerez pas de leurs questions… Et puis enfin… essayez; que risquez-vous? Si les propositions qu'on vous fera vous conviennent, vous les acceptez… si, au contraire, elle vous semblent choquer votre liberté de conscience, vous les refuserez… votre position ne sera pas empirée.

La Mayeux n'avait rien à répondre à cette conclusion, qui, lui laissant la plus parfaite latitude, devait éloigner d'elle toute défiance; elle reprit donc:

— J'accepte votre offre, mademoiselle, et je vous en remercie du fond du coeur; mais qui me présentera?

— Moi… demain, si vous le voulez.

— Mais les renseignements que l'on désirera prendre sur moi, peut-être?…

— La respectable mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, où est établie l'oeuvre, vous appréciera, j'en suis sûre, sans qu'il lui soit besoin de se renseigner; sinon elle vous le dira, et il vous sera facile de la satisfaire. Ainsi, c'est convenu… à demain.

— Viendrai-je vous prendre ici, mademoiselle?

— Non: ainsi que je vous l'ai dit, il faut qu'on ignore que vous êtes venue de la part de M. Agricol; et une nouvelle visite ici pourrait être connue et donner l'éveil… J'irai vous prendre en fiacre… Où demeurez-vous?

— Rue Brise-Miche, numéro 3… Puisque vous prenez cette peine, mademoiselle, vous n'auriez qu'à prier le teinturier qui sert de portier de venir m'avertir… de venir avertir la Mayeux.

— La Mayeux! dit Florine avec surprise.

— Oui, mademoiselle, répondit l'ouvrière avec un triste sourire, c'est le sobriquet que tout le monde me donne… et tenez, ajouta la Mayeux, ne pouvant retenir une larme, c'est aussi à cause de mon infirmité ridicule, à laquelle ce sobriquet fait allusion, que je crains d'aller en journée chez des étrangers… il y a tant de gens qui vous raillent… sans savoir combien ils vous blessent!… Mais, reprit la Mayeux en essuyant une larme, je n'ai pas à choisir, je me résignerai…

Florine, péniblement émue, prit la main de la Mayeux et lui dit:

— Rassurez-vous, il est des infortunes si touchantes qu'elles inspirent la compassion et non la raillerie. Je ne puis donc vous demander sous votre véritable nom?

— Je me nomme Madeleine Soliveau mais, je vous le répète, mademoiselle, demandez la Mayeux, car on ne me connaît guère que sous ce nom-là.

— Je serai donc demain à midi rue Brise-Miche.

— Ah! mademoiselle, comment jamais reconnaître vos bontés?

— Ne parlons pas de cela; tout mon désir est que mon entremise puisse vous être utile… ce dont vous seule jugerez. Quant à Agricol, ne lui répondez pas; attendez qu'il soit sorti de prison, et dites-lui alors, je vous le répète, que ses révélations doivent être secrètes jusqu'au moment où il pourra voir ma pauvre maîtresse…

— Et où est-elle à cette heure, cette chère demoiselle?

— Je l'ignore… Je ne sais pas où on l'a conduite lorsque son accès s'est déclaré. Ainsi, à demain; attendez-moi.

— À demain, dit la Mayeux. Le lecteur n'a pas oublié que le couvent de Sainte-Marie, où Florine devait conduire la Mayeux, renfermait les filles du maréchal Simon, et était voisin de la maison de santé du docteur Baleinier, où se trouvait Adrienne de Cardoville.

II. La mère Sainte-Perpétue.

Le couvent de Sainte-Marie, où avaient été conduites les filles du maréchal Simon, était un ancien hôtel dont le vaste jardin donnait sur le boulevard de l'Hôpital, l'un des endroits (à cette époque surtout) les plus déserts de Paris.

Les scènes qui vont suivre se passaient le 12 février, veille du jour fatal où les membres de la famille Rennepont, les derniers descendants de la soeur du Juif errant, devaient se trouver assemblés rue Saint-François.

Le couvent de Sainte-Marie était tenu avec une régularité parfaite. Un conseil supérieur, composé d'ecclésiastiques influents présidés par le père d'Aigrigny et de femmes d'une grande dévotion, à la tête desquelles se trouvait la princesse de Saint-Dizier, s'assemblait fréquemment, afin d'aviser aux moyens d'étendre et d'assurer l'influence occulte et puissante de cet établissement, qui prenait une extension remarquable. Des combinaisons très habiles, très profondément calculées, avaient présidé à la fondation de l'oeuvre de Sainte-Marie, qui, par suite de nombreuses donations, possédait de très riches immeubles et d'autres biens dont le nombre augmentait chaque jour. La communauté religieuse n'était qu'un prétexte; mais grâce à de nombreuses intelligences nouées avec la province par l'intermédiaire des membres les plus exaltés du parti ultramontain, on attirait dans cette maison un assez grand nombre d'orphelines richement dotées, qui devaient recevoir au couvent une éducation solide, austère, religieuse, bien préférable, disait-on, à l'éducation frivole qu'elles auraient reçue dans les pensionnats à la mode, infectés de la corruption du siècle; aux femmes veuves ou isolées, mais riches aussi, l'oeuvre de Sainte- Marie offrait un asile assuré contre les dangers et les tentations du monde: dans cette paisible retraite on goûtait un calme adorable, on faisait doucement son salut, et l'on était entouré des soins les plus tendres, les plus affectueux. Ce n'était pas tout: la mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent, se chargeait aussi au nom de l'oeuvre, de procurer aux vrais fidèles, qui désiraient préserver l'intérieur de leurs maisons de la corruption du siècle, soit des demoiselles de compagnie pour les femmes seules ou âgées, soit des servantes pour les ménages, soit enfin des ouvrières à la journée, toutes personnes dont la pieuse moralité était garantie par l'oeuvre. Rien ne semblerait plus digne d'intérêt, de sympathie et d'encouragement qu'un pareil établissement; mais tout à l'heure se dévoilera le vaste et dangereux réseau d'intrigues de toutes sortes que cachaient ces charitables apparences.

La supérieure du couvent, mère Sainte-Perpétue, était une grande femme de quarante ans environ, vêtue de bure couleur carmélite, et portant un long rosaire à sa ceinture; un bonnet blanc à mentonnière, accompagné d'un voile noir, embéguinait étroitement son visage maigre et blême; une grande quantité de rides profondes et transversales sillonnaient son front couleur d'ivoire jauni; son nez, à arête tranchante, se courbait quelque peu en bec d'oiseau de proie; son oeil noir était sagace et perçant; sa physionomie, à la fois intelligente, froide et ferme. Pour l'entente et la conduite des intérêts matériels de la communauté, la mère Sainte-Perpétue en eût remontré au procureur le plus retors et le plus rusé. Lorsque les femmes sont possédées de ce qu'on appelle l'esprit des affaires, et qu'elles y appliquent leur finesse de pénétration, leur persévérance infatigable, leur prudente dissimulation, et surtout cette justesse et cette rapidité du coup d'oeil qui leur sont naturelles, elles arrivent à des résultats prodigieux. Pour la mère Sainte-Perpétue, femme de tête solide et forte, la vaste comptabilité de la communauté n'était qu'un jeu; personne mieux qu'elle ne savait acheter des propriétés, les remettre en valeur et les revendre avec avantage; le cours de la Rente, le change, la valeur courante des actions de différentes entreprises lui étaient aussi très familiers; jamais elle n'avait commandé à ses intermédiaires une fausse spéculation lorsqu'il s'était agi de placer les fonds dont tant de bonnes âmes faisaient journellement don à l'oeuvre de Sainte-Marie; l'esprit d'association, lorsqu'il est dirigé dans un but d'égoïsme collectif, donne aux corporations les défauts et les vices de l'individu.

Ainsi une congrégation aimera le pouvoir et l'argent, comme un ambitieux aime le pouvoir pour le pouvoir, comme le cupide aime l'argent pour l'argent… Mais c'est surtout à l'endroit des immeubles que les congrégations agissent comme un seul homme. L'immeuble est leur rêve, leur idée fixe, leur fructueuse monomanie; elles le poursuivent de leurs voeux les plus sincères, les plus tendres, les plus chauds… Le premier immeuble est, pour une pauvre petite communauté naissante, ce qu'est pour une jeune mariée sa corbeille de noces; pour un adolescent, son premier cheval de course; pour un poète, son premier succès; pour une lorette, son premier châle de cachemire; parce qu'après tout, dans ce siècle matériel, un immeuble pose, classe, _cote _une communauté pour une certaine valeur à cette espèce de Bourse religieuse, et donne une idée d'autant meilleure de son crédit sur les simples que toutes ces associations de salut en commandite, qui finissent par posséder des biens immenses, se fondent toujours modestement avec la pauvreté pour apport social et la charité du prochain comme garantie et éventualité. Aussi l'on peut se figurer tout ce qu'il y a d'âcre et d'ardente rivalité entre les différentes congrégations d'hommes et de femmes à propos des immeubles que chacun peut compter au soleil, avec quelle ineffable complaisance une opulente congrégation écrase sous l'inventaire de ses maisons, de ses fermes, de ses valeurs de portefeuille, une congrégation moins riche. L'envie, la jalousie haineuse, rendues plus irritantes encore par l'oisiveté claustrale, naissent forcément de telles comparaisons; et pourtant rien n'est moins chrétien dans l'adorable acception de ce mot divin, rien n'est moins selon le véritable esprit évangélique, esprit si essentiellement, si religieusement communiste, que cette âpre, que cette insatiable ardeur d'acquérir et d'accaparer par tous les moyens possibles: avidité dangereuse, qui est loin d'être excusée aux yeux de l'opinion publique par quelques maigres aumônes auxquelles préside un inexorable esprit d'exclusion et d'insolence.

Mère Sainte-Perpétue était assise devant un grand bureau à cylindre, placé au milieu d'un cabinet très simplement, mais très confortablement meublé; un excellent feu brillait dans la cheminée de marbre, un moelleux tapis recouvrait le plancher. La supérieure, à qui on remettait chaque jour toutes les lettres adressées soit aux soeurs, soit aux pensionnaires du couvent, venait d'ouvrir les lettres des soeurs selon son droit, et de décacheter très dextrement les lettres des pensionnaires selon le droit qu'elle s'attribuait, à leur insu, mais toujours, bien entendu, dans le seul intérêt du salut de ces chères filles, et aussi un peu pour se tenir au courant de leur correspondance; car la supérieure s'imposait encore le devoir de prendre connaissance de toutes les lettres qu'on écrivait du couvent, avant de les mettre à la poste. Les traces de cette pieuse et innocente inquisition disparaissaient très facilement, la sainte et bonne mère possédant tout un arsenal de charmants petits outils d'acier: les uns, très affilés, servaient à découper imperceptiblement le papier autour du cachet; puis, la lettre ouverte, lue et replacée dans son enveloppe, on prenait un autre gentil instrument arrondi, on le chauffait légèrement et on le promenait sur le contour de la cire du cachet, qui, en fondant et s'étalant un peu, recouvrait la primitive incision; enfin, par un sentiment de justice et d'égalité très louable, il y avait dans l'arsenal de la bonne mère jusqu'à un petit fumigatoire on ne peut plus ingénieux, à la vapeur humide et dissolvante duquel on soumettait les lettres modestement et humblement fermées avec des pains à cacheter; ainsi détrempés, ils cédaient sous le moindre effort et sans occasionner la moindre déchirure.

Selon l'importance des indiscrétions qu'elle faisait ainsi commettre aux signataires des lettres, la supérieure prenait des notes plus ou moins étendues. Elle fut interrompue dans cette intéressante investigation par deux coups doucement frappés à la porte verrouillée.

Mère Sainte-Perpétue abaissa aussitôt le vaste cylindre de son secrétaire sur son arsenal, se leva et alla ouvrir d'un air grave et solennel. Une soeur converse venait lui annoncer que Mme la princesse de Saint-Dizier attendait dans le salon, et que Mlle Florine, accompagnée d'une jeune fille contrefaite et mal vêtue, arrivée peu de temps après la princesse, attendait à la porte du petit corridor.

— Introduisez d'abord Mme la princesse, dit la mère Sainte- Perpétue. Et avec une prévenance charmante, elle approcha un fauteuil du feu.

Mme de Saint-Dizier entra. Quoique sans prétentions coquettes et juvéniles, la princesse était habillée avec goût et élégance: elle portait un chapeau de velours noir de la meilleure faiseuse, un grand châle de cachemire bleu, une robe de satin noir garnie de martre pareille à la fourrure de son manchon.

— Quelle bonne fortune me vaut encore aujourd'hui l'honneur de votre visite, ma chère fille? lui dit gracieusement la supérieure.

— Une recommandation très importante, ma chère mère, car je suis très pressée; on m'attend chez Son Éminence, et je n'ai malheureusement que quelques minutes à vous donner: il s'agit encore de ces deux orphelines au sujet desquelles nous avons longuement causé hier.

— Elles continuent à être séparées, selon votre désir, et cette séparation leur a porté un coup si sensible… que j'ai été obligée d'envoyer, ce matin… prévenir le docteur Baleinier… à la maison de santé. Il a trouvé de la fièvre jointe à un grand abattement, et, chose singulière, absolument les mêmes symptômes de maladie chez l'une que chez l'autre des deux soeurs… J'ai interrogé de nouveau ces deux malheureuses créatures; je suis restée confondue… épouvantée… ce sont des idolâtres.

— Aussi était-il bien urgent de vous les confier… Mais voici le sujet de ma visite: ma chère mère, on vient d'apprendre le retour imprévu du soldat qui a amené ces jeunes filles en France, et que l'on croyait absent pour quelques jours: il est donc à Paris. Malgré son âge, c'est un homme audacieux, entreprenant, et d'une rare énergie; s'il découvrait que ces jeunes filles sont ici, — ce qui est d'ailleurs heureusement presque impossible, — dans sa rage de les voir à l'abri de son influence impie, il serait capable de tout. Ainsi, à compter d'aujourd'hui, ma chère mère, redoublez de surveillance… que personne ne puisse s'introduire ici nuitamment. Ce quartier est si désert!…

— Soyez tranquille, ma chère fille, nous sommes suffisamment gardées; notre concierge et nos jardiniers, bien armés, font une ronde chaque nuit du côté du boulevard de l'Hôpital; les murailles sont hautes et hérissées de pointes de fer aux endroits d'un accès plus facile… Mais je vous remercie toujours, ma chère fille, de m'avoir prévenue, on redoublera de précautions.

— Il faudra surtout en redoubler cette nuit, ma chère mère!

— Et pourquoi?

— Parce que si cet infernal soldat avait l'audace inouïe de tenter quelque chose, il le tenterait cette nuit…

— Et comment le savez-vous, ma chère fille?

— Nos renseignements nous donnent cette certitude, répondit la princesse avec un léger embarras qui n'échappa pas à la supérieure; mais elle était trop fine et trop réservée pour paraître s'en apercevoir; seulement elle soupçonna qu'on lui cachait plusieurs choses.

— Cette nuit donc, répondit mère Sainte-Perpétue, on redoublera de surveillance… Mais puisque j'ai le plaisir de vous voir, ma chère fille, j'en profiterai pour vous dire deux mots du mariage en question.

— Parlons-en, ma chère mère, dit vivement la princesse, car cela est très important. Le jeune de Brisville est un homme rempli d'ardente dévotion dans ce temps d'impiété révolutionnaire; il pratique ouvertement, il peut nous rendre les plus grands services: il est, à la Chambre, assez écouté; il ne manque pas d'une sorte d'éloquence agressive et provocante, et je ne sais personne qui donne à sa croyance un tour plus effronté, à sa foi une allure plus insolente: son calcul est juste, car cette manière cavalière et débraillée de parler de choses saintes pique et réveille la curiosité des indifférents. Heureusement, les circonstances sont telles qu'il peut se montrer d'une audacieuse violence contre nos ennemis sans le moindre danger, ce qui redouble naturellement son ardeur de martyr postulant: en un mot, il est à nous, et en retour nous lui devons ce mariage; il faut donc qu'il se fasse. Vous savez d'ailleurs, chère mère, qu'il se propose d'offrir une donation de cent mille francs à l'oeuvre de Sainte-Marie le jour où il sera en possession de la fortune de Mlle Baudricourt.

— Je n'ai jamais douté des excellentes intentions de M. de Brisville au sujet d'une oeuvre qui mérite la sympathie de toutes les personnes pieuses, répondit discrètement la supérieure, mais je ne croyais pas rencontrer tant d'obstacles de la part de la jeune personne.

— Comment donc?

— Cette jeune fille, que j'avais crue jusqu'ici la soumission, la timidité, la nullité, tranchons le mot l'idiotisme même, au lieu d'être, comme je le pensais, ravie de cette proposition de mariage, demande du temps pour réfléchir.

— Cela fait pitié!

— Elle m'oppose une résistance d'inertie; j'ai beau lui dire sévèrement qu'étant sans parents, sans amis, et confiée absolument à mes soins, elle doit voir par mes yeux, écouter par mes oreilles, et que lorsque je lui affirme que cette union lui convient de tout point, elle doit lui donner son adhésion sans la moindre objection ou réflexion…

— Sans doute… on ne peut parler d'une manière plus sensée.

— Elle me répond qu'elle voudrait voir M. de Brisville et connaître son caractère avant de s'engager…

— C'est absurde… puisque vous lui répondez de sa moralité et que vous trouvez ce mariage convenable.

— Du reste, j'ai fait remarquer à Mlle Baudricourt que jusqu'à présent je n'avais employé envers elle que des moyens de douceur et de persuasion; mais que si elle m'y forçait, je serais obligée, malgré moi, et dans son intérêt même, d'agir avec rigueur pour vaincre son opiniâtreté, de la séparer de ses compagnes, de la mettre en cellule, au secret le plus rigoureux, jusqu'à ce qu'elle se décide, après tout, à être heureuse… et à épouser un homme honorable…

— Et ces menaces, ma chère mère?…

— Auront, je l'espère, un bon résultat. Elle avait dans sa province une correspondance avec une ancienne amie de pension… j'ai supprimé cette correspondance, qui m'a paru dangereuse; elle est donc maintenant sous ma seule influence… et j'espère que nous arriverons à nos fins. Mais, vous le voyez, ma chère fille, ce n'est jamais sans peine, sans traverses, que l'on parvient à faire le bien.

— Aussi je suis certaine que M. de Brisville ne s'en tiendra pas à sa première promesse, et je me porte caution pour lui que s'il épouse Mlle Baudricourt…

— Vous savez, ma chère fille, dit la supérieure en interrompant la princesse, que s'il s'agissait de moi, je refuserais; mais donner à l'oeuvre, c'est donner à Dieu, et je ne puis empêcher M. de Brisville d'augmenter la somme de ses bonnes oeuvres. Et puis, il nous arrive quelque chose de déplorable…

— De quoi s'agit-il donc, ma chère mère?

— Le Sacré-Coeur nous dispute et nous surenchérit un immeuble tout à fait à notre convenance… En vérité, il y a des gens insatiables; je m'en suis, du reste, expliquée très vertement avec la supérieure.

— Elle m'a dit, en effet, et a rejeté la faute sur l'économe, répondit Mme de Saint-Dizier.

— Ah!… vous la voyez donc, ma chère fille? demanda la supérieure, qui parut assez vivement surprise.

— Je l'ai rencontrée chez Monseigneur, répondit Mme de Saint- Dizier avec une légère hésitation que la mère Sainte-Perpétue ne parut pas remarquer.

Elle reprit:

— Je ne sais en vérité pourquoi notre établissement excite si violemment la jalousie du Sacré-Coeur; il n'y a pas de bruits fâcheux qu'il n'ait répandus sur l'oeuvre de Sainte Marie; mais certaines personnes se sentent toujours blessées des succès du prochain.

— Allons, ma chère mère, dit la princesse d'un ton conciliant, il faut espérer que la donation de M. de Brisville vous mettra à même de couvrir la surenchère du Sacré-Coeur; ce mariage aurait donc un double avantage, ma chère mère… car il placerait une grande fortune entre les mains d'un homme à nous, qui l'emploierait comme il convient… Avec environ cent mille francs de rente, la position de notre ardent défenseur triplera d'importance. Nous aurons enfin un organe digne de notre cause, et nous ne serons plus obligés de nous laisser défendre par des gens comme ce M. Dumoulin.

— Il y a pourtant bien de la verve et bien du savoir dans ses écrits. Selon moi, c'est le style d'un saint Bernard en courroux contre l'impiété du siècle.

— Hélas! ma chère mère, si vous saviez quel étrange saint Bernard c'est que ce M. Dumoulin!… mais je ne veux pas souiller vos oreilles. Tout ce que je puis vous dire, c'est que de tels défenseurs compromettent les plus saintes causes. Adieu, ma chère mère… au revoir… et surtout redoublez de précautions cette nuit… le retour de ce soldat est inquiétant!

— Soyez tranquille, ma chère fille… Ah! j'oubliais… Mlle Florine m'a priée de vous demander une grâce: c'est d'entrer à votre service. Vous connaissez la fidélité qu'elle vous a montrée dans la surveillance de votre malheureuse nièce… je crois qu'en la récompensant ainsi vous vous l'attacheriez complètement, et je vous serais très reconnaissante pour elle.

— Dès que vous vous intéressez le moins du monde à Florine, ma chère mère, c'est chose faite, je la prendrai chez moi… Et maintenant, j'y songe, elle pourra m'être plus utile que je ne pensais d'abord.

— Mille grâces, ma chère fille, de votre obligeance; à bientôt, je l'espère. Nous avons après-demain à deux heures une longue conférence avec Son Éminence et Monseigneur, ne l'oubliez pas.

— Non, ma chère mère, je serai exacte… Mais redoublez de précautions cette nuit, de crainte d'un grand scandale.

Après avoir respectueusement baisé la main de la supérieure, la princesse sortit par la grande porte du cabinet qui donnait dans un salon conduisant au grand escalier.

Quelques minutes après, Florine entrait chez la supérieure par une porte latérale. La supérieure était assise; Florine s'approcha d'elle avec une humilité craintive.

— Vous n'avez pas rencontré Mme la princesse de Saint-Dizier? lui demanda la mère Sainte-Perpétue.

— Non, ma mère, j'étais à attendre dans le couloir dont les fenêtres donnent sur le jardin.

— La princesse vous prend à son service à compter d'aujourd'hui, dit la supérieure. Florine fit un mouvement de surprise chagrine et dit:

— Moi!… ma mère… mais…

— Je le lui ai demandé en votre nom… Vous acceptez? répondit impérieusement la supérieure.

— Pourtant… ma mère … je vous avais priée de ne pas…

— Je vous dis que vous acceptez! dit la supérieure d'un ton si ferme, si positif, que Florine baissa les yeux et dit à voix basse:

— J'accepte.

— C'est au nom de M. Rodin que je vous donne cet ordre.

— Je m'en doutais, ma mère, répondit tristement Florine. Et à quelles conditions… entré-je… chez la princesse?

— Aux mêmes conditions que chez sa nièce. Florine tressaillit et dit:

— Ainsi, je devrai faire des rapports fréquents, secrets, sur la princesse?

— Vous observerez, vous vous souviendrez, et vous rendrez compte…

— Oui, ma mère.

— Vous porterez surtout votre attention sur les visites que la princesse pourrait recevoir désormais de la supérieure du Sacré- Coeur; vous les noterez et tâcherez d'entendre… Il s'agit de préserver la princesse de fâcheuses influences.

— J'obéirai, ma mère.

— Vous tâcherez aussi de savoir pour quelle raison deux jeunes orphelines ont été amenées ici et recommandées avec la plus grande sévérité par Mme Grivois, femme de confiance de la princesse.

— Oui, ma mère.

— Ce qui ne vous empêchera pas de graver dans votre souvenir les choses qui vous paraîtront dignes de remarque. Demain, d'ailleurs, je vous donnerai des instructions particulières sur un autre sujet.

— Il suffit, ma mère.

— Si, du reste, vous vous conduisez d'une manière satisfaisante, si vous exécutez fidèlement les instructions dont je vous parle, vous sortirez de chez la princesse pour être femme de charge chez une jeune mariée; ce sera pour vous une position excellente et durable… toujours aux mêmes conditions. Ainsi, il est bien entendu que vous entrez chez Mme de Saint-Dizier après m'en avoir fait la demande.

— Oui, ma mère… je m'en souviendrai.

— Quelle est cette jeune fille qui vous accompagne?

— Une pauvre créature sans aucune ressource, très intelligente, d'une éducation au-dessus de son état; elle est ouvrière en lingerie; le travail lui manque, elle est réduite à la dernière extrémité. J'ai pris sur elle des renseignements ce matin en allant la chercher; ils sont excellents.

— Elle est laide et contrefaite?

— Sa figure est intéressante, mais elle est contrefaite. La supérieure parut satisfaite de savoir que la personne dont on lui parlait était douce, d'un extérieur disgracieux, et elle ajouta après un moment de réflexion:

— Et elle paraît intelligente?

— Très intelligente.

— Et elle est absolument sans ressources?

— Sans aucune ressource.

— Est-elle pieuse?

— Elle ne pratique pas.

— Peu importe, se dit mentalement la supérieure; si elle est très intelligente, cela suffira. Puis elle reprit tout haut:

— Savez-vous si elle est adroite ouvrière?

— Je le crois, ma mère.

La supérieure se leva, alla à un casier, y prit un registre, y parut chercher pendant quelque temps avec attention, puis elle dit en replaçant le registre:

— Faites entrer cette jeune fille… et allez m'attendre dans la lingerie.

— Contrefaite… intelligente… adroite ouvrière, dit la supérieure en réfléchissant; elle n'inspirerait aucun soupçon… Il faut voir.

Au bout d'un instant; Florine rentra avec la Mayeux, qu'elle introduisit auprès de la supérieure, après quoi elle se retira discrètement. La jeune ouvrière était émue, tremblante et profondément troublée, car elle ne pouvait pour ainsi dire croire à la découverte qu'elle venait de faire pendant l'absence de Florine.

Ce ne fut pas sans une vague frayeur que la Mayeux resta seule avec la supérieure du couvent de Sainte-Marie.

III. La tentation.

Telle avait été la cause de la profonde émotion de la Mayeux: Florine, en se rendant auprès de la supérieure, avait laissé la jeune ouvrière dans un couloir garni de banquettes et formant une sorte d'antichambre située au premier étage. Se trouvant seule, la Mayeux s'était approchée machinalement d'une fenêtre ouvrant sur le jardin du couvent, borné de ce côté par un mur à moitié démoli, et terminé à l'une de ses extrémités par une clôture de planches à claire-voie. Ce mur, aboutissant à une chapelle en construction, était mitoyen avec le jardin d'une maison voisine.

La Mayeux avait tout à coup vu apparaître une jeune fille à l'une des croisées du rez-de-chaussée de cette maison, croisée grillée, d'ailleurs remarquable par une sorte d'auvent en forme de tente qui la surmontait. Cette jeune fille, les yeux fixés sur un des bâtiments du couvent, faisait de la main des signes qui semblaient à la fois encourageants et affectueux. De la fenêtre où elle était placée, la Mayeux, ne pouvant voir à qui s'adressaient ces signes d'intelligence, admirait la rare beauté de cette jeune fille, l'éclat de son teint, le noir brillant de ses grands yeux, le doux et bienveillant sourire qui effleurait ses lèvres. On répondit sans doute à sa pantomime à la fois gracieuse et expressive, car, par un mouvement rempli de grâce, cette jeune fille, posant la main gauche sur son coeur, fit de la main droite un geste qui semblait dire que son coeur s'en allait vers cet endroit qu'elle ne quittait pas des yeux.

Un pâle rayon de soleil, perçant les nuages, vint se jouer à ce moment sur les cheveux de cette jeune fille, dont la blanche figure, alors presque collée aux barreaux de la croisée, sembla pour ainsi dire tout à coup illuminée par les éblouissants reflets de sa splendide chevelure d'or bruni. À l'aspect de cette ravissante figure, encadrée de longues boucles d'admirables cheveux d'un roux doré, la Mayeux tressaillit involontairement; la pensée de Mlle de Cardoville lui vint aussitôt à l'esprit, et elle se persuada (elle ne se trompait pas) qu'elle avait devant les yeux la protectrice d'Agricol.

En retrouvant là, dans cette sinistre maison d'aliénés, cette jeune fille si merveilleusement belle, en se souvenant de la bonté délicate avec laquelle elle avait quelques jours auparavant accueilli Agricol dans son petit palais éblouissant de luxe, la Mayeux sentit son coeur se briser. Elle croyait Adrienne folle… et pourtant, en l'examinant plus attentivement encore, il lui semblait que l'intelligence et la grâce animaient toujours cet adorable visage. Tout à coup Mlle de Cardoville fit un geste expressif, mit son doigt sur sa bouche, envoya deux baisers dans la direction de ses regards, et disparut subitement.

Songeant aux révélations si importantes qu'Agricol avait à faire à Mlle de Cardoville, la Mayeux regrettait d'autant plus amèrement de n'avoir aucun moyen, aucune possibilité de parvenir jusqu'à elle; car il lui semblait que si cette jeune fille était folle, elle se trouvait du moins dans un moment lucide.

La jeune ouvrière était plongée dans ces réflexions remplies d'inquiétude lorsqu'elle vit revenir Florine accompagnée d'une des religieuses du couvent. La Mayeux dut donc garder le silence sur la découverte qu'elle venait de faire, et se trouva bientôt en présence de la supérieure.

La supérieure, après un rapide et pénétrant examen de la physionomie de la jeune ouvrière, lui trouva l'air si timide, si doux, si honnête, qu'elle crut pouvoir ajouter complètement foi aux renseignements donnés par Florine.

— Ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue d'une voix affectueuse, Florine m'a dit dans quelle cruelle situation vous vous trouviez… Il est donc vrai… vous manquez absolument de travail?

— Hélas! oui, madame.

— Appelez-moi, votre mère… ma chère fille; ce nom est plus doux… et c'est la règle de cette maison… Je n'ai pas besoin de vous demander quels sont vos principes?

— J'ai toujours vécu honnêtement de mon travail… ma mère, répondit la Mayeux avec une simplicité à la fois digne et modeste.

— Je vous crois, ma chère fille, et j'ai de bonnes raisons pour vous croire… Il faut remercier le Seigneur de vous avoir mise à l'abri de bien des tentations… mais, dites-moi, êtes-vous habile dans votre état?

— Je fais de mon mieux ma mère; l'on a toujours été satisfait de mon travail… Si vous désirez d'ailleurs me mettre à l'oeuvre, vous en jugerez.

— Votre affirmation me suffit, ma chère fille… Vous préférez, n'est-ce pas, aller travailler en journée?

— Mlle Florine m'a dit, ma mère, que je ne pouvais espérer avoir de travail chez moi.

— Pour l'instant, non, ma fille; si plus tard l'occasion se présentait… j'y songerais… Quant à présent, voici ce que je peux vous offrir: une vieille dame très respectable m'a fait demander une ouvrière à la journée; présentée par moi, vous lui conviendrez; l'oeuvre se chargera de vous vêtir comme il faut, peu à peu l'on retiendra ce déboursé sur votre salaire, car c'est avec nous que vous compterez… Ce salaire est de deux francs par jour… Vous paraît-il suffisant?

— Ah! ma mère… c'est bien au-delà de ce que je pouvais espérer.

— Vous ne serez d'ailleurs occupée que de neuf heures du matin à six heures du soir… il vous restera donc encore quelques heures dont vous pourrez disposer. Vous le voyez, cette condition est assez douce, n'est-ce pas?

— Oh! bien douce, ma mère…

— Je dois, avant tout, vous dire chez qui l'oeuvre aurait l'intention de vous employer… c'est chez une veuve nommée Mme de Brémont, personne remplie de solide piété… Vous n'aurez, je l'espère, dans sa maison, que d'excellents exemples… s'il en était autrement, vous viendriez m'en avertir.

— Comment cela ma mère? dit la Mayeux avec surprise.

— Écoutez-moi bien, ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue d'un ton de plus en plus affectueux; l'oeuvre de Sainte-Marie a un saint et double but… Vous comprenez, n'est-ce pas, que s'il est de notre devoir de donner aux maîtres toutes les garanties désirables sur la moralité des personnes que nous plaçons dans l'intérieur de leur famille, nous devons aussi donner aux personnes que nous plaçons toutes les garanties de moralité désirables sur les maîtres à qui nous les adressons?

— Rien n'est plus juste et d'une plus sage prévoyance, ma mère.

— N'est-ce pas, ma chère fille? car de même qu'une servante de mauvaise conduite peut porter un trouble fâcheux dans une famille respectable, de même aussi un maître ou une maîtresse de mauvaises moeurs peuvent avoir une dangereuse influence sur les personnes qui les servent ou qui vont travailler dans leur maison. Or, c'est pour offrir une mutuelle garantie aux maîtres et aux serviteurs vertueux que notre oeuvre est fondée…

— Ah! madame… dit naïvement la Mayeux, ceux qui ont eu cette pensée méritent la bénédiction de tous…

— Et les bénédictions ne manquent pas, ma chère fille, parce que l'oeuvre tient ses promesses. Ainsi, une intéressante ouvrière… comme vous, par exemple… est placée auprès de personnes irréprochables, selon nous; aperçoit-elle, soit chez ses maîtres, soit même chez les gens qui les fréquentent habituellement, quelque irrégularité de moeurs, quelque tendance irréligieuse qui blesse sa pudeur ou qui choque ses principes religieux, elle vient aussitôt nous faire une confidence détaillée de ce qui a pu l'alarmer. Rien de plus juste… n'est-il pas vrai?

— Oui, ma mère… répondit timidement la Mayeux, qui commençait à trouver ces prévisions singulières.

— Alors, reprit la supérieure, si le cas nous paraît grave, nous engageons notre protégée à observer plus attentivement encore, afin de bien se convaincre qu'elle avait raison de s'alarmer… Elle nous fait de nouvelles confidences, et si elles confirment nos premières craintes, fidèles à notre pieuse tutelle, nous retirons aussitôt notre protégée de cette maison peu convenable. Du reste, comme le plus grand nombre d'entre elles, malgré leur candeur et leur vertu, n'ont pas les lumières suffisantes pour distinguer ce qui peut nuire à leur âme, nous préférons, dans leur intérêt, que tous les huit jours elles nous confient, comme une fille le confierait à sa mère, soit de vive voix, soit par écrit, tout ce qui s'est passé durant la semaine dans les maisons où elles sont placées; alors nous avisons pour elles, soit en les y laissant, soit en les retirant. Nous avons déjà environ cent personnes, demoiselles de compagnie, de magasin, servantes ou ouvrières à la journée, placées selon ces conditions dans un grand nombre de familles; et, dans l'intérêt de tous, nous nous applaudissons chaque jour de cette manière de procéder. Vous me comprenez, n'est-ce pas, ma chère fille?

— Oui… oui… ma mère, dit la Mayeux, de plus en plus embarrassée. Elle avait trop de droiture et de sagacité pour ne pas trouver que cette manière d'assurance mutuelle sur la moralité des maîtres et des serviteurs ressemblait à une sorte d'espionnage du foyer domestique, organisé sur une vaste échelle et exécuté par les protégées de l'oeuvre presque à leur insu: car il était en effet difficile de déguiser plus habilement à leurs yeux cette habitude de délation à laquelle on les dressait sans qu'elles s'en doutassent.

— Si je suis entrée dans ces longs détails, ma chère fille, reprit la mère Sainte-Perpétue, prenant le silence de la Mayeux pour un assentiment, c'est afin que vous ne vous croyiez pas obligée de rester malgré vous dans une maison où, contre votre attente, je vous le répète, vous ne trouveriez pas continuellement de saints et pieux exemples… Ainsi, la maison de Mme de Brémont, à laquelle je vous destine, est une maison tout en Dieu… Seulement on dit, et je ne veux pas le croire, que la fille de Mme de Brémont, Mme de Noisy, qui depuis peu de temps est venue habiter avec elle, n'est pas d'une conduite parfaitement exemplaire, qu'elle ne remplit par exactement ses devoirs religieux, et qu'en l'absence de son mari, à cette heure en Amérique, elle reçoit des visites malheureusement trop assidues d'un M. Hardy, riche manufacturier.

Au nom du patron d'Agricol la Mayeux ne put retenir un mouvement de surprise et rougit légèrement.

La supérieure prit naturellement cette rougeur et ce mouvement pour une preuve de la pudibonde susceptibilité de la jeune ouvrière et ajouta:

— J'ai dû tout vous dire, ma chère fille, afin que vous fussiez sur vos gardes. J'ai dû même vous entretenir de bruits que je crois complètement erronés, car la fille de Mme de Brémont a eu sans cesse de trop bons exemples sous les yeux pour les oublier jamais… D'ailleurs, étant dans la maison du matin au soir, mieux que personne vous serez à même de vous apercevoir si les bruits dont je vous parle sont faux ou fondés: si par malheur ils l'étaient, selon vous, alors, ma chère fille, vous viendriez me confier toutes les circonstances qui vous autorisent à le croire, et si je partageais votre opinion, je vous retirerais à l'instant de cette maison, parce que la sainteté de la mère ne compenserait pas suffisamment le déplorable exemple que vous offrirait la conduite de la fille… car dès que vous faites partie de l'oeuvre, je suis responsable de votre salut; et, bien plus, dans le cas où votre susceptibilité vous obligerait à sortir de chez Mme de Brémont, comme vous pourriez être quelque temps sans emploi, l'oeuvre, si elle est satisfaite de votre zèle et de votre conduite, vous donnera un franc par jour jusqu'au moment où elle vous replacera. Vous voyez, ma chère fille, qu'il y a tout à gagner avec nous… Il est donc convenu que vous entrerez après- demain chez Mme de Brémont.

La Mayeux se trouvait dans une position très difficile: tantôt elle croyait ses premiers soupçons confirmés, et, malgré sa timidité, sa fierté se révoltait en songeant que, parce qu'on la savait misérable, on la croyait capable de se vendre comme une espionne, moyennant un salaire élevé; tantôt, au contraire, sa délicatesse naturelle répugnant à croire qu'une femme de l'âge et de la condition de la supérieure pût descendre à lui adresser une de ces propositions aussi infamantes pour celui qui l'accepte que pour celui qui la fait, elle se reprochait ses premiers doutes, se demandant si la supérieure, avant de l'employer, ne voulait pas, jusqu'à un certain point, l'éprouver, et voir si sa droiture s'élèverait au-dessus d'une offre relativement très brillante. La Mayeux était si naturellement portée à croire au bien qu'elle s'arrêta à cette dernière pensée, se disant qu'après tout, si elle se trompait, ce serait pour la supérieure la manière la moins blessante de refuser ses offres indignes. Par un mouvement qui n'avait rien de hautain, mais qui disait la conscience qu'elle avait de sa dignité, la jeune ouvrière, relevant la tête, jusqu'alors tenue humblement baissée, regarda la supérieure bien en face, afin que celle-ci pût lire sur ses traits la sincérité de ses paroles, et lui dit d'une voix légèrement émue, et oubliant cette fois de dire «ma mère»:

— Ah! madame… je ne puis vous reprocher de me faire subir une pareille épreuve… vous me voyez bien misérable, et je n'ai rien fait qui puisse me mériter votre confiance; mais, croyez-moi, si pauvre que je sois, jamais je ne m'abaisserai à faire une action aussi méprisable que celle que vous êtes sans doute obligée de me proposer afin de vous assurer par mon refus que je suis digne de votre intérêt. Non, non, madame, jamais, et à aucun prix, je ne serai capable d'une délation.

La Mayeux prononça ces derniers mots avec tant d'animation que son visage se colora légèrement. La supérieure avait trop de tact et d'expérience pour ne pas reconnaître la sincérité des paroles de la Mayeux; s'estimant heureuse de voir la jeune fille prendre ainsi le change, elle lui sourit affectueusement et lui tendit les bras en disant:

— Bien, bien, ma chère fille… venez m'embrasser…

— Ma mère… je suis confuse… de tant de bonté.

— Non, car vos paroles sont remplies de droiture… Seulement, persuadez-vous bien que je ne vous ai pas fait subir d'épreuve… parce qu'il n'y a rien qui ressemble moins à une délation que les marques de confiance filiale que nous demandons à nos protégées dans l'intérêt même de la moralité de leur condition; mais certaines personnes — et, je le vois, vous êtes du nombre, ma chère fille — ont des principes assez arrêtés, une intelligence assez avancée, pour pouvoir se passer de nos conseils et apprécier par elles-mêmes ce qui peut nuire à leur salut. C'est donc une responsabilité que je vous laisserai tout entière, ne vous demandant d'autres confidences que celles que vous croirez devoir me faire volontairement.

— Ah! madame… que de bonté! dit la pauvre Mayeux, ignorant les mille détours de l'esprit monacal, et se croyant déjà certaine de gagner honorablement un salaire équitable.

— Ce n'est pas de la bonté… c'est de la justice, reprit la mère Sainte-Perpétue, dont l'accent devenait de plus en plus affectueux; on ne saurait trop avoir de confiance et de tendresse envers de saintes filles comme vous, que la pauvreté a encore épurées, si cela peut se dire, parce qu'elles ont toujours fidèlement observé la loi du Seigneur.

— Ma mère…

— Une dernière question, ma chère fille: combien de fois par mois approchez-vous la sainte table?

— Madame, reprit la Mayeux, je ne m'en suis pas approchée depuis ma première communion, que j'ai faite il y a huit ans. C'est à peine si en travaillant chaque jour, et tout le jour, je puis suffire à gagner ma vie; il ne me reste donc pas de loisir pour…

— Grand Dieu! s'écria la supérieure en interrompant la Mayeux et joignant les mains avec tous les signes d'un douloureux étonnement, il serait vrai?… vous ne pratiquez pas?…

— Hélas, madame, je vous l'ai dit, le temps me manque, reprit la
Mayeux en regardant la mère Sainte-Perpétue d'un air interdit.

Après un moment de silence, celle-ci lui dit tristement:

— Vous me voyez désolée, ma chère fille… Je vous l'ai dit: de même que nous ne plaçons nos protégées que dans des maisons pieuses, de même on nous demande des personnes pieuses et qui pratiquent; c'est une des conditions indispensables de l'oeuvre… Ainsi, à mon grand regret, il m'est impossible de vous employer comme je l'espérais… Cependant, si par la suite vous renonciez à une si grande indifférence à propos de vos devoirs religieux… alors nous verrions…

— Madame, dit la Mayeux, le coeur gonflé de larmes, car elle était obligée de renoncer à une heureuse espérance, je vous demande pardon de vous avoir retenue si longtemps… pour rien.

— C'est moi, ma chère fille, qui regrette vivement de ne pouvoir vous attacher à l'oeuvre… mais je ne perds pas tout espoir… surtout parce que je désire voir une personne déjà digne d'intérêt mériter un jour par sa piété l'appui durable des personnes religieuses… Adieu… ma chère fille… Allez en paix, et que Dieu soit miséricordieux en attendant que vous soyez tout à fait revenue à lui…

Ce disant, la supérieure se leva et conduisit la Mayeux jusqu'à la porte, toujours avec les formes les plus douces et les plus maternelles; puis, au moment où la Mayeux dépassait le seuil, elle lui dit:

— Suivez le corridor, descendez quelques marches, frappez à la seconde porte à droite; c'est la lingerie: vous y trouverez Florine… elle vous reconduira… Adieu, ma chère fille…

Dès que la Mayeux fut sortie de chez la supérieure, ses larmes, jusqu'alors contenues, coulèrent abondamment; n'osant pas paraître ainsi éplorée devant Florine et quelques religieuses sans doute rassemblées dans la lingerie, elle s'arrêta un moment auprès d'une des fenêtres du corridor pour essuyer ses yeux noyés de pleurs.

Elle regardait machinalement la croisée de la maison voisine du couvent, où elle avait cru reconnaître Adrienne de Cardoville, lorsqu'elle vit celle-ci sortir d'une porte et s'avancer rapidement vers la clôture à claire-voie qui séparait les deux jardins…

Au même instant, à sa profonde stupeur, la Mayeux vit une des deux soeurs dont la disparition désespérait Dagobert, Rose Simon, pâle, chancelante, abattue, s'approcher avec crainte et inquiétude de la claire-voie qui la séparait de Mlle de Cardoville, comme si l'orpheline eût redouté d'être aperçue…

IV. La Mayeux et mademoiselle de Cardoville.

La Mayeux, émue, attentive, inquiète, penchée à l'une des fenêtres du couvent, suivait des yeux les mouvements de Mlle de Cardoville et de Rose Simon, qu'elle s'attendait si peu à trouver réunies dans cet endroit.

L'orpheline, s'approchant tout à fait de la claire-voie qui séparait le jardin de la communauté de celui de la maison du docteur Baleinier, dit quelques mots à Adrienne, dont les traits exprimèrent tout à coup l'étonnement, l'indignation et la pitié. À ce moment une religieuse accourut en regardant de côté et d'autre, comme si elle eût cherché quelqu'un avec inquiétude; puis apercevant Rose, qui, timide et craintive, se serrait contre la claire-voie, elle la saisit par le bras, eut l'air de lui faire de graves reproches, et, malgré quelques vives paroles que Mlle de Cardoville sembla lui adresser, la religieuse emmena rapidement l'orpheline, qui, éplorée, se retourna deux ou trois fois vers Adrienne; celle-ci, après lui avoir encore témoigné de son intérêt par des gestes expressifs, se retourna brusquement, comme si elle eût voulu cacher ses larmes.

Le corridor où se tenait la Mayeux pendant cette scène touchante était situé au premier étage; l'ouvrière eut la pensée de descendre au rez-de-chaussée, de tâcher de s'introduire dans le jardin, afin de parler à cette belle jeune fille aux cheveux d'or, de bien s'assurer si elle était Mlle de Cardoville, et alors, si elle la croyait dans un moment lucide, de lui apprendre qu'Agricol avait à lui communiquer des choses du plus grand intérêt, mais qu'il ne savait comment l'en instruire.

La journée s'avançait, le soleil allait bientôt se coucher; la Mayeux, craignant que Florine ne se lassât de l'attendre, se hâta d'agir; marchant d'un pas léger, prêtant l'oreille de temps à autre avec inquiétude, elle gagna l'extrémité du corridor; là, un petit escalier de trois ou quatre marches conduisait au palier de la lingerie, puis, formant une spirale étroite, aboutissait à l'étage inférieur. L'ouvrière, entendant des voix, se hâta de descendre, et se trouva dans un long corridor du rez-de-chaussée vers le milieu duquel s'ouvrait une porte vitrée donnant sur une partie du jardin réservée à la supérieure. Une allée, bordée d'un côté par une haute charmille de buis, pouvant protéger la Mayeux contre les regards, elle s'y glissa et arriva jusqu'à la clôture en claire-voie, qui à cet endroit séparait le jardin du couvent de celui de la maison du docteur Baleinier. À quelques pas d'elle l'ouvrière vit Mlle de Cardoville assise et accoudée sur un banc rustique.

La fermeté du caractère d'Adrienne avait été un moment ébranlée par la fatigue, par le saisissement, par l'effroi, par le désespoir, lors de cette nuit terrible où elle s'était vue conduite dans la maison de fous du docteur Baleinier; enfin celui- ci, profitant avec une astuce diabolique de l'état d'affaiblissement, d'accablement, où se trouvait la jeune fille, était même parvenu à la faire un instant douter d'elle-même. Mais le calme qui succède forcément aux émotions les plus pénibles, les plus violentes, mais la réflexion, mais le raisonnement d'un esprit juste et fin, rassurèrent bientôt Adrienne sur les craintes que le docteur Baleinier avait un instant pu lui inspirer. Elle ne crut même pas à une erreur du savant docteur; elle lut clairement dans la conduite de cet homme, conduite d'une détestable hypocrisie et d'une rare audace, servie par une non moins rare habileté; trop tard enfin, elle reconnut dans M. Baleinier un aveugle instrument de Mme de Saint-Dizier. Dès lors elle se renferma dans un silence, dans un calme remplis de dignité; pas une plainte, pas un reproche, ne sortirent de sa bouche… elle attendit. Pourtant quoiqu'on lui laissât une assez grande liberté de promenade et d'action (en la privant toutefois de toute communication avec le dehors), la situation présente d'Adrienne était dure, pénible, surtout pour elle, si amoureuse d'un harmonieux et charmant entourage. Elle sentait néanmoins que cette situation ne pouvait durer longtemps, elle ignorait l'action et la surveillance des lois; mais le simple bon sens lui disait qu'une séquestration de quelques jours, adroitement appuyée sur des apparences de dérangement d'esprit plus ou moins plausibles, pouvait, à la rigueur, être tentée et même impunément exécutée; mais à la condition de ne pas se prolonger au-delà de certaines limites, parce qu'après tout une jeune fille de sa condition ne disparaissait pas brusquement du monde, sans qu'au bout d'un certain temps l'on s'en informât; et alors un prétendu accès de folie soudaine donnait lieu à de sérieuses investigations. Juste ou fausse, cette conviction avait suffi pour redonner au caractère d'Adrienne son ressort et son énergie accoutumés. Cependant, elle s'était quelquefois en vain demandé la cause de cette séquestration; elle connaissait trop Mme de Saint-Dizier pour la croire capable d'agir sans un but arrêté et d'avoir seulement voulu lui causer un tourment passager… En cela Mlle de Cardoville ne se trompait pas; le père d'Aigrigny et la princesse étaient persuadés qu'Adrienne, plus instruite qu'elle ne voulait le paraître, savait combien il lui importait de se trouver, le 13 février, rue Saint-François, et qu'elle était résolue à faire valoir ses droits. En faisant enfermer Adrienne comme folle, ils portaient donc un coup funeste à son avenir; mais disons que cette dernière précaution était inutile, car Adrienne, quoique sur la voie du secret de famille qu'on avait voulu lui cacher, et dont on la croyait informée, ne l'avait pas entièrement pénétré, faute de quelques pièces cachées ou égarées. Quel que fût le motif de la conduite odieuse des ennemis de Mlle de Cardoville, elle n'en était pas moins révoltée. Rien n'était moins haineux, moins avide de vengeance que cette généreuse jeune fille; mais en songeant à tout ce que Mme de Saint-Dizier, l'abbé d'Aigrigny et le docteur Baleinier lui faisaient souffrir, elle se promettait, non des représailles, mais d'obtenir, par tous les moyens possibles, une réparation éclatante. Si on la lui refusait, elle était décidée à poursuivre, à combattre sans repos ni trêve tant d'astuce, tant d'hypocrisie, tant de cruauté, non par ressentiment de ses douleurs, mais pour épargner les mêmes tourments à d'autres victimes, qui ne pourraient, comme elle, lutter et se défendre.

Adrienne, sans doute encore sous la pénible impression que venait de lui causer son entrevue avec Rose Simon, s'accoudait languissamment sur l'un des supports du banc rustique où elle était assise, et tenait ses yeux cachés sous sa main gauche. Elle avait déposé son chapeau à ses côtés, et la position inclinée de sa tête ramenait sur ses joues fraîches et polies, qu'elles cachaient presque entièrement, les longues boucles de ses cheveux d'or. Dans cette attitude, penchée, remplie de grâce et d'abandon, le charmant et riche contour de sa taille se dessinait sous sa robe de moire d'un vert d'émail; un large col fixé par un noeud de satin rose et des manchettes plates en guipure magnifique empêchaient que la couleur de sa robe tranchât trop vivement sur l'éblouissante blancheur de son cou de cygne et de ses mains raphaélesques imperceptiblement veinées de petits sillons d'azur; sur son cou-de-pied, très haut et très nettement détaché, se croisaient les minces cothurnes d'un petit soulier de satin noir, car le docteur Baleinier lui avait permis de s'habiller avec son goût habituel: et nous l'avons dit, la recherche, l'élégance, n'étaient pas pour Adrienne coutume de coquetterie, mais devoir envers elle-même que Dieu s'était complu à faire si belle.

À l'aspect de cette jeune fille, dont elle admira naïvement la mise et la tournure charmantes, sans retour amer sur les haillons qu'elle portait et sur sa difformité à elle, pauvre ouvrière, la Mayeux se dit tout d'abord, avec autant de bon sens que de sagacité, qu'il était extraordinaire qu'une folle se vêtit si sagement et si gracieusement; aussi ce fut avec autant de surprise que d'émotion qu'elle s'approcha doucement de la claire- voie qui la séparait d'Adrienne, réfléchissant, néanmoins, que peut-être cette infortunée était véritablement insensée, mais qu'elle se trouvait dans un jour lucide. Alors d'une voix timide, mais assez élevée pour être entendue, la Mayeux, afin de s'assurer de l'identité d'Adrienne, dit avec un grand battement de coeur:

— Mademoiselle de Cardoville!

— Qui m'appelle! dit Adrienne. Puis redressant vivement la tête, et apercevant la Mayeux, elle ne put retenir un léger cri de surprise, presque d'effroi. En effet, cette pauvre créature, pâle, difforme, misérablement vêtue, lui apparaissant ainsi brusquement, devait inspirer à Mlle de Cardoville, si amoureuse de grâce et de beauté, une sorte de répugnance, de frayeur… et ces deux sentiments se trahirent sur sa physionomie expressive. La Mayeux ne s'aperçut pas de l'impression qu'elle causait; immobile, les yeux fixes, les mains jointes avec une sorte d'admiration ou plutôt d'adoration profonde, elle contemplait l'éblouissante beauté d'Adrienne, qu'elle avait seulement entrevue à travers le grillage de sa croisée; ce que lui avait dit Agricol du charme de sa protectrice lui paraissait mille fois au-dessous de la réalité; jamais la Mayeux, même dans ses secrètes inspirations de poète, n'avait rêvé une si rare perfection. Par un rapprochement singulier, l'aspect du beau idéal jetait dans une sorte de divine extase ces deux jeunes filles si dissemblables, ces deux types extrêmes de laideur et de beauté, de richesse et de misère.

Après cet hommage, pour ainsi dire involontaire, rendu à Adrienne, la Mayeux fit un mouvement vers la claire-voie.

— Que voulez-vous!… s'écria Mlle de Cardoville en se levant, avec un sentiment de répulsion qui ne put échapper à la Mayeux.

Aussi, baissant timidement les yeux, celle-ci dit de sa voix la plus douce:

— Pardon, mademoiselle, de me présenter ainsi devant vous, mais les moments sont précieux… je viens de la part d'Agricol…

En prononçant ces mots la jeune ouvrière releva les yeux avec inquiétude, craignant que Mlle de Cardoville n'eût oublié le nom du forgeron; mais à sa grande surprise et à sa plus grande joie, l'effroi d'Adrienne sembla diminuer au nom d'Agricol. Elle se rapprocha de la claire-voie, et regarda la Mayeux avec une curiosité bienveillante.

— Vous venez de la part de M. Agricol Baudoin! lui dit-elle. Et qui êtes-vous!

— Sa soeur adoptive, mademoiselle… une pauvre ouvrière qui demeure dans sa maison.

Adrienne parut rassembler ses souvenirs, se rassurer tout à fait, et dit en souriant avec bonté, après un moment de silence:

— C'est vous qui avez engagé M. Agricol à s'adresser à moi pour la caution, n'est-ce pas?

— Comment! mademoiselle, vous vous souvenez?…

— Je n'oublie jamais ce qui est généreux et noble. M. Agricol m'a parlé avec attendrissement de votre dévouement pour lui; je m'en souviens… rien de plus simple… Mais comment êtes-vous ici, dans ce couvent?

— On m'avait dit que peut-être l'on m'y procurerait de l'occupation, car je me trouve sans ouvrage. Malheureusement, j'ai éprouvé un refus de la part de la supérieure.

— Et comment m'avez-vous reconnue?

— À votre beauté, mademoiselle… dont Agricol m'avait parlé.

— Ne m'avez-vous pas plutôt reconnue… à ceci? dit Adrienne; et, souriant, elle prit du bout de ses doigts rosés l'extrémité d'une des longues et soyeuses boucles de ses cheveux dorés.

— Il faut pardonner à Agricol, mademoiselle, dit la Mayeux avec un de ces demi-sourires qui effleuraient si rarement ses lèvres; il est poète, et en me faisant, avec une respectueuse admiration, le portrait de sa protectrice… il n'a omis aucune de ses rares perfections.

— Et qui vous a donné l'idée de venir me parler?

— L'espoir de pouvoir peut-être vous servir, mademoiselle… Vous avez recueilli Agricol avec tant de bonté, que j'ai osé partager sa reconnaissance envers vous…

— Osez, osez, ma chère enfant, dit Adrienne avec une grâce indéfinissable, ma récompense sera double… quoique jusqu'ici je n'aie pu être utile que d'intention à votre digne frère adoptif.

Pendant l'échange de ces paroles, Adrienne et la Mayeux s'étaient tour à tour regardées avec une surprise croissante.

D'abord la Mayeux ne comprenait pas qu'une femme qui passait pour folle s'exprimât comme s'exprimait Adrienne; puis elle s'étonnait elle-même de la liberté ou plutôt de l'aménité d'esprit avec laquelle elle venait de répondre à Mlle de Cardoville, ignorant que celle-ci partageait ce précieux privilège des natures élevées et bienveillantes, de mettre en valeur tout ce qui les approche avec sympathie.

De son côté, Mlle de Cardoville était à la fois profondément émue et étonnée d'entendre cette jeune fille du peuple, vêtue comme une mendiante, s'exprimer en termes choisis avec un à-propos parfait. À mesure qu'elle considérait la Mayeux, l'impression désagréable que celle-ci lui avait fait éprouver se transformait en un sentiment tout contraire. Avec ce tact de rapide et minutieuse observation naturel aux femmes, elle remarquait sous le mauvais bonnet de crêpe noir de la Mayeux, une belle chevelure châtain, lisse et brillante. Elle remarquait encore que ses mains blanches, longues et maigres, quoique sortant des manches d'une robe en guenilles, étaient d'une netteté parfaite, preuve que le soin, la propreté, le respect de soi, luttaient du moins contre une horrible détresse. Adrienne trouvait enfin dans la pâleur des traits mélancoliques de la jeune ouvrière, dans l'expression à la fois intelligente, douce et timide de ses yeux bleus, un charme touchant et triste, une dignité modeste qui faisaient oublier sa difformité. Adrienne aimait passionnément la beauté physique; mais elle avait l'esprit trop supérieur, l'âme trop noble, le coeur trop sensible, pour ne pas savoir apprécier la beauté morale qui rayonne souvent sur une figure humble et souffrante. Seulement, cette appréciation était toute nouvelle pour Mlle de Cardoville; jusqu'alors sa haute fortune, ses habitudes élégantes, l'avaient tenue éloignée des personnes de la classe de la Mayeux.

Après un moment de silence, pendant lequel la belle patricienne et l'ouvrière misérable s'étaient mutuellement examinées avec une surprise croissante, Adrienne dit à la Mayeux:

— La cause de notre étonnement à toutes deux est, je crois, facile à deviner; vous trouvez sans doute que je parle assez raisonnablement pour une folle, si l'on vous a dit que je l'étais. Et moi, ajouta Mlle de Cardoville d'un ton de commisération pour ainsi dire respectueuse, et moi je trouve que la délicatesse de votre langage et de vos manières contraste si douloureusement avec la position où vous semblez être, que ma surprise doit encore surpasser la vôtre.

— Ah! mademoiselle, s'écria la Mayeux avec une expression de bonheur tellement sincère et profond, que ses yeux se voilèrent de larmes de joie, il est donc vrai! On m'avait trompée: aussi tout à l'heure, en vous voyant si belle, si bienveillante, en entendant votre voix si douce, je ne pouvais croire qu'un tel malheur vous eût frappée… Mais, hélas! comment se fait-il mademoiselle, que vous soyez ici?

— Pauvre enfant! reprit Adrienne tout émue de l'affection que lui témoignait cette excellente créature. Et comment se fait-il qu'avec tant de coeur, qu'avec un esprit si distingué vous soyez si malheureuse? Mais rassurez-vous je ne serai pas toujours ici… c'est vous dire que vous et moi reprendrons bientôt la place qui nous convient… Croyez-moi, je n'oublierai jamais que malgré la pénible préoccupation où vous deviez être en vous voyant privée de travail, votre seule ressource, vous ayez songé à venir à moi pour tâcher de m'être utile… Vous pouvez, en effet, me servir beaucoup… ce qui me ravit, parce que je vous devrai beaucoup… Aussi vous verrez combien j'abuserai de ma reconnaissance, dit Adrienne avec un sourire adorable. Mais, reprit-elle, avant de penser à moi, pensons aux autres. Votre frère adoptif n'est-il pas en prison?

— À cette heure, sans doute, mademoiselle, il n'y est plus, grâce à la générosité d'un de ses camarades; son père a pu aller hier offrir une caution, et on lui a promis qu'aujourd'hui il serait libre… Mais, de sa prison, il m'avait écrit qu'il avait les choses les plus importantes à vous révéler.

— À moi?

— Oui, mademoiselle… Agricol sera, je l'espère, libre aujourd'hui. Par quels moyens pourra-t-il vous en instruire?

— Il a des révélations à me faire, à moi! répéta Mlle de Cardoville d'un air pensif. Je cherche en vain ce que cela peut être; mais tant que je serai enfermée dans cette maison, privée de toute communication avec le dehors, M. Agricol ne peut songer à s'adresser directement ou indirectement à moi: il doit donc attendre que je sois hors d'ici; ce n'est pas tout, il faut aussi arracher de ce couvent deux pauvres enfants bien plus à plaindre que moi… Les filles du maréchal Simon sont retenues ici malgré elles.

— Vous savez leur nom, mademoiselle?

— M. Agricol, en apprenant leur arrivée à Paris, m'avait dit qu'elles avaient quinze ans et qu'elles se ressemblaient d'une manière frappante… Aussi, lorsque avant-hier, faisant ma promenade accoutumée, j'ai remarqué deux pauvres petites figures éplorées venir de temps à autre se coller aux croisées des cellules qu'elles habitent séparément, l'une au rez-de-chaussée, l'autre au premier étage, un secret pressentiment m'a dit que je voyais en elles les orphelines dont M. Agricol m'avait parlé, et qui déjà m'intéressaient vivement, car elles sont mes parentes.

— Elles, vos parentes, mademoiselle?

— Sans doute… Aussi, ne pouvant faire plus, j'avais tâché de leur exprimer par signes combien leur sort me touchait; leurs larmes, l'altération de leurs charmants visages, me disaient assez qu'elles étaient prisonnières dans le couvent comme je le suis moi-même dans cette maison.

— Ah! je comprends, mademoiselle, victime de l'animosité de votre famille, peut-être?…

— Quel que soit mon sort je suis bien moins à plaindre que ces deux enfants… dont le désespoir est alarmant… Leur séparation est surtout ce qui les accable davantage; d'après quelques mots que l'une d'elles m'a dits tout à l'heure, je vois qu'elles sont comme moi victimes d'une odieuse machination… Mais, grâce à vous… il sera possible de les sauver. Depuis que je suis dans cette maison, il m'a été impossible, je vous l'ai dit, d'avoir la moindre communication avec le dehors… On ne m'a laissé ni plume ni papier, il m'est donc impossible d'écrire. Maintenant, écoutez- moi attentivement, et nous pourrons combattre une odieuse persécution.

— Oh! parlez! parlez, mademoiselle!

— Le soldat qui a amené les orphelines en France, le père de
M. Agricol est ici?

— Oui, mademoiselle… Ah! si vous saviez son désespoir, sa fureur, lorsqu'à son retour il n'a pas retrouvé les enfants qu'une mère mourante lui avait confiés!

— Il faut surtout qu'il se garde d'agir avec la moindre violence, tout serait perdu… Prenez cette bague, et Adrienne tira une bague de son doigt, remettez-la-lui… Il ira aussitôt… Mais êtes-vous sûre de vous rappeler un nom et une adresse?

— Oh! oui, mademoiselle… soyez tranquille; Agricol m'a dit votre nom une seule fois… je ne l'ai pas oublié: le coeur a sa mémoire.

— Je le vois, ma chère enfant… Rappelez-vous donc le nom du comte de Montbron…

— Le comte de Montbron… Je ne l'oublierai pas.

— C'est un de mes bons vieux amis; il demeure place Vendôme, numéro 7.

— Place Vendôme, numéro 7… Je retiendrai cette adresse.

— Le père de M. Agricol ira chez lui ce soir; s'il n'y est pas, il l'attendra jusqu'à son retour. Alors il le demandera de ma part, en lui faisant remettre cette bague pour preuve de ce qu'il avance; une fois auprès de lui, il lui dira tout, l'enlèvement des jeunes filles, l'adresse du couvent où elles sont retenues; il ajoutera que je suis moi-même renfermée comme folle dans la maison de santé du docteur Baleinier… La vérité a un accent que M. de Montbron reconnaîtra… C'est un homme d'infiniment d'expérience et d'esprit, dont l'influence est grande; à l'instant il s'occupera des démarches nécessaires, et demain ou après- demain, j'en suis certaine, ces pauvres orphelines et moi nous serons libres… cela… grâce à vous. Mais les moments sont précieux, on pourrait nous surprendre… Hâtez-vous, ma chère enfant…

Puis, au moment de se retirer, Adrienne dit à la Mayeux, avec un sourire si touchant et avec un accent si pénétré, si affectueux, qu'il fut impossible à l'ouvrière de ne pas le croire sincère:

— M. Agricol m'a dit que je vous valais par le coeur… Je comprends maintenant tout ce qu'il y avait pour moi d'honorable… de flatteur dans ces paroles… Je vous en prie… donnez-moi vite votre main, ajouta Mlle de Cardoville, dont les yeux devinrent humides; puis, passant sa main charmante à travers deux des ais de la claire-voie, elle la tendit à la Mayeux.

Les mots et le geste de la belle patricienne furent empreints d'une cordialité si vraie, que l'ouvrière, sans fausse honte, mit en tremblant dans la ravissante main d'Adrienne sa pauvre main amaigrie…

Alors Mlle de Cardoville, par un moment de pieux respect, la porta spontanément à ses lèvres en disant:

— Puisque je ne puis vous embrasser comme une soeur, vous qui me sauvez… que je baise au moins cette noble main glorifiée par le travail.

Tout à coup des pas se firent entendre dans le jardin du docteur Baleinier; Adrienne se redressa brusquement et disparut derrière des arbres verts, en disant à la Mayeux:

— Courage, souvenir… et espoir! Tout ceci s'était passé si rapidement, que la jeune ouvrière n'avait pu faire un pas; les larmes, mais des larmes cette fois bien douces, coulaient abondamment sur ses joues pâles. Une jeune fille comme Adrienne de Cardoville la traiter de soeur, lui baiser la main, et se dire fière de lui ressembler par le coeur, à elle, pauvre créature végétant au plus profond de l'abîme de la misère, c'était montrer un sentiment de fraternelle égalité aussi divin que la parole évangélique. Il est des mots, des impressions, qui font oublier à une belle âme des années de souffrances, et qui semblent, par un éclat fugitif, lui révéler à elle-même sa propre grandeur; il en fut ainsi de la Mayeux: grâce à de généreuses paroles, elle eut un moment la conscience de sa valeur… Et quoique ce ressentiment fût aussi rapide qu'ineffable, elle joignit les mains et leva les yeux au ciel avec une expression de fervente reconnaissance; car si l'ouvrière ne pratiquait pas, pour nous servir de l'argot ultramontain, personne plus qu'elle n'était doué de ce sentiment profondément, sincèrement religieux, qui est au dogme ce que l'immensité des cieux étoilés est au profond d'une église.

* * * *

Cinq minutes après avoir quitté Mlle de Cardoville, la Mayeux, sortant du jardin sans être aperçue, était remontée au premier étage et frappait discrètement à la porte de la lingerie.

Une soeur vint lui ouvrir.

— Mlle Florine, qui m'a amenée, n'est-elle pas ici, ma soeur? demanda-t-elle.

— Elle n'a pu vous attendre plus longtemps; vous venez sans doute de chez Mme notre mère la supérieure?

— Oui… oui, ma soeur… dit l'ouvrière en baissant les yeux; auriez-vous la bonté de me dire par où je dois sortir?

— Venez avec moi. La Mayeux suivit la soeur, tremblant à chaque pas de rencontrer la supérieure, qui se fût à bon droit étonnée et informée de la cause de son long séjour dans le couvent. Enfin, la première porte du couvent se referma sur la Mayeux. Après avoir traversé rapidement la vaste cour, s'approchant de la loge du portier, afin de demander qu'on lui ouvrit la porte extérieure, l'ouvrière entendit ces mots prononcés d'une voix rude:

— Il paraît, mon vieux Jérôme, qu'il faudra cette nuit redoubler de surveillance… Quant à moi, je vais mettre deux balles de plus dans mon fusil; Mme la supérieure a ordonné de faire deux rondes au lieu d'une…

— Moi, Nicolas, je n'ai pas de fusil, dit l'autre voix, j'ai ma faux bien aiguisée, bien tranchante, emmanchée à revers… C'est une arme de jardinier; elle n'en est pas plus mauvaise.

Involontairement inquiète de ces paroles, qu'elle n'avait pas cherché à entendre, la Mayeux s'approcha de la loge du concierge et demanda le cordon.

— D'où venez-vous comme ça? dit le portier en sortant à demi de sa loge, tenant à la main un fusil à deux coups qu'il s'occupait de charger, et en examinant l'ouvrière d'un regard soupçonneux.

— Je viens de parler à Mme la supérieure, répondit timidement la
Mayeux.

— Bien vrai?… dit brutalement Nicolas; c'est que vous m'avez l'air d'une mauvaise pratique; enfin, c'est égal… filez, et plus vite que ça!!

La porte cochère s'ouvrit, la Mayeux sortit. À peine avait-elle fait quelques pas dans la rue qu'à sa grande surprise elle vit Rabat-Joie accourir à elle… et plus loin, derrière lui, Dagobert arrivait aussi précipitamment. La Mayeux allait au-devant du soldat, lorsqu'une voix pleine et sonore, criant de loin: «Hé! ma bonne Mayeux!» fit retourner la jeune fille…

Du côté opposé d'où venait Dagobert, elle vit accourir Agricol.

V. Les rencontres.

À la vue de Dagobert et d'Agricol, la Mayeux était restée stupéfaite à quelques pas de la porte du couvent.

Le soldat n'apercevait pas encore l'ouvrière; il s'avançait rapidement, suivant Rabat-Joie, qui, bien que maigre, efflanqué, hérissé, crotté, semblait frétiller de plaisir, et tournait de temps à autre sa tête intelligente vers son maître, auprès duquel il était retourné après avoir caressé la Mayeux.

— Oui, oui, je t'entends, mon pauvre vieux, disait le soldat avec émotion; tu es plus fidèle que moi… toi, tu ne les as pas abandonnées une minute, mes chères enfants; tu les as suivies; tu auras attendu jour et nuit, sans manger… à la porte de la maison où on les a conduites, et, à la fin, lassé de ne pas les voir sortir… tu es accouru au logis me chercher… Oui, pendant que je me désespérais comme un fou furieux… tu faisais ce que j'aurais dû faire… tu découvrais leur retraite… Qu'est-ce que cela prouve? que les bêtes valent mieux que les hommes! C'est connu… Enfin… je vais les revoir… Quand je pense que c'est demain le 13, et que sans toi, mon vieux Rabat-Joie… tout était perdu… j'en ai le frisson… Ah ça, arriverons-nous bientôt?… Quel quartier désert!… et la nuit approche.

Dagobert avait tenu ce discours à Rabat-Joie tout en marchant et en tenant les yeux fixés sur son brave chien, qui marchait d'un bon pas… Tout à coup, voyant le fidèle animal le quitter en bondissant, il leva la tête et aperçut à quelques pas de lui Rabat-Joie faisant de nouveau fête à la Mayeux et à Agricol, qui venaient de se rejoindre à quelques pas de la porte du couvent.

— La Mayeux! s'étaient écriés le père et le fils à la vue de la jeune ouvrière en s'approchant d'elle et la regardant avec une surprise profonde.

— Bon espoir! monsieur Dagobert, dit-elle avec une joie impossible à rendre, Rose et Blanche sont retrouvées… Puis se retournant vers le forgeron:

— Bon espoir, Agricol! Mlle de Cardoville n'est pas folle… Je viens de la voir…

— Elle n'est pas folle?… Quel bonheur! dit le forgeron.

— Les enfants!!! s'écria Dagobert en prenant dans ses mains tremblantes d'émotion les mains de la Mayeux… vous les avez vues?

— Oui, tout à l'heure… bien tristes… bien désolées… mais je n'ai pu leur parler.

— Ah! dit Dagobert en s'arrêtant comme suffoqué par cette nouvelle, et portant ses deux mains à sa poitrine, je n'aurais jamais cru que mon vieux coeur pût battre si fort. Et pourtant… grâce à mon chien, je m'attendais presque à ce qui arrive… mais c'est égal… j'ai… comme un éblouissement de joie…

— Brave père, tu vois, la journée est bonne, dit Agricol en regardant l'ouvrière avec reconnaissance.

— Embrassez-moi, ma digne et chère fille, ajouta le soldat en serrant la Mayeux dans ses bras avec effusion. Puis, dévoré d'impatience, il ajouta:

— Allons vite chercher les enfants.

— Ah! ma bonne Mayeux, dit Agricol tout ému, tu rends le repos, peut-être la vie à mon père… Et Mlle de Cardoville… comment sais-tu?…

— Un bien grand hasard… Et toi-même… comment te trouves-tu là?

— Rabat-Joie s'arrête et il aboie!… s'écria Dagobert qui avait déjà fait quelques pas précipitamment.

En effet, le chien, aussi impatient que son maître de revoir les orphelines, mais mieux instruit que lui sur le lieu de leur retraite, était allé se poster à la porte du couvent, d'où il se mit à aboyer afin d'attirer l'attention de Dagobert. Celui-ci comprit son chien, et dit à la Mayeux, en lui faisant un geste indicatif:

— Les enfants sont là?

— Oui, monsieur Dagobert.

— J'en étais sûr… Brave chien!… Oui! oui, les bêtes valent mieux que les hommes; sauf vous, ma bonne Mayeux, qui valez mieux que les hommes et les bêtes… Enfin… ces pauvres petites… je vais les voir… les avoir…

Ce disant, Dagobert, malgré son âge, se mit à courir pour rejoindre Rabat-Joie.

— Agricol! s'écria la Mayeux, empêche ton père de frapper à cette porte… il perdrait tout!

En deux bonds le forgeron atteignit son père. Celui-ci allait mettre la main sur le marteau de la porte.

— Mon père, ne frappe pas, s'écria le forgeron en saisissant le bras de Dagobert.

— Que diable me dis-tu là?…

— La Mayeux dit qu'en frappant vous perdriez tout.

— Comment?…

— Elle va vous expliquer.

En effet, la Mayeux, moins alerte qu'Agricol, arriva bientôt, et dit au soldat:

— Monsieur Dagobert, ne restons pas devant cette porte; on pourrait l'ouvrir, nous voir; cela donnerait des soupçons; suivons plutôt le mur…

— Des soupçons! dit le vétéran tout surpris, mais sans s'éloigner de la porte, quels soupçons?

— Je vous en conjure… ne restez pas là… dit la Mayeux avec tant d'instance, qu'Agricol, se joignant à elle, dit à son père:

— Mon père… puisque la Mayeux dit cela… c'est qu'elle a ses raisons; écoutons-la… Le boulevard de l'Hôpital est à deux pas, il n'y passe personne; nous pourrons parler sans être interrompus.

— Que le diable m'emporte si je comprends un mot à tout ceci! s'écria Dagobert, mais toujours sans quitter la porte. Ces enfants sont là, je les prends, je les emmène… c'est l'affaire de dix minutes.

— Oh! ne croyez pas cela… monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c'est bien plus difficile que vous ne pensez… Mais venez… venez. Entendez-vous? on parle dans la cour.

En effet, on entendit un bruit de voix assez élevé.

— Viens… viens, mon père… dit Agricol en entraînant le soldat presque malgré lui.

Rabat-Joie, paraissant très surpris de ces hésitations, aboya deux ou trois fois, sans abandonner son poste, comme pour protester contre cette humiliante retraite; mais, à un appel de Dagobert, il se hâta de rejoindre le corps d'armée.

Il était alors cinq heures du soir, il faisait grand vent; d'épaisses nuées grises et pluvieuses couraient sur le ciel. Nous l'avons dit, le boulevard de l'Hôpital, qui limitait à cet endroit le jardin du couvent n'était presque pas fréquenté. Dagobert, Agricol et la Mayeux purent donc tenir solitairement conseil dans cet endroit écarté.

Le soldat ne dissimulait pas la violente impatience que lui causaient ces tempéraments: aussi, à peine l'angle de la rue fut- il tourné, qu'il dit à la Mayeux:

— Voyons, ma fille, expliquez-vous… je suis sur des charbons ardents.

— La maison où sont renfermées les filles du maréchal Simon… est un couvent… monsieur Dagobert.

— Un couvent! s'écria le soldat, je devrais m'en douter. Puis il ajouta:

— Eh bien, après! j'irai les chercher dans un couvent comme ailleurs. Une fois n'est pas coutume.

— Mais, monsieur Dagobert, elles sont enfermées là contre leur gré, contre le vôtre; on ne vous les rendra pas.

— On me les rendra pas! ah! mordieu, nous allons voir ça!… Et il fit un pas vers la rue.

— Mon père, dit Agricol en le retenant, un moment de patience, écoutez la Mayeux.

— Je n'écoute rien… Comment! ces enfants sont là… à deux pas de moi… je le sais… et je ne les aurais pas, de gré ou de force, à l'instant même? ah! pardieu! ce serait curieux! laissez- moi.

— Monsieur Dagobert, je vous en supplie, écoutez-moi, dit la
Mayeux en prenant l'autre main de Dagobert, il y a un autre moyen
d'avoir ces pauvres demoiselles, et cela, sans violence: Mlle de
Cardoville me l'a bien dit, la violence perdrait tout…

— S'il y a un autre moyen… à la bonne heure… vite… voyons le moyen.

— Voici une bague que Mlle de Cardoville…

— Qu'est-ce que c'est que Mlle de Cardoville?

— Mon père, c'est une jeune personne remplie de générosité qui voulait être ma caution… et à qui j'ai des choses si importantes à dire…

— Bon, bon, reprit Dagobert, tout à l'heure nous parlerons de cela… Eh bien, ma bonne Mayeux, cette bague?

— Vous allez la prendre, monsieur Dagobert, vous irez trouver M. le comte de Montbron, place Vendôme, numéro 7. C'est un homme, à ce qu'il paraît, très puissant; il est ami de Mlle de Cardoville, cette bague lui prouvera que vous venez de sa part. Vous lui direz qu'elle est retenue comme folle dans une maison de santé voisine de ce couvent, et que dans ce couvent sont renfermées, contre leur gré, les filles du maréchal Simon.

— Bien… ensuite… ensuite?

— Alors M. le comte de Montbron fera, auprès des personnes haut placées, les démarches nécessaires pour faire rendre la liberté à Mlle de Cardoville et aux filles du général Simon, et peut-être… demain ou après-demain…

— Demain ou après-demain! s'écria Dagobert, peut-être!! mais c'est aujourd'hui, à l'instant, qu'il me les faut… Après- demain… et peut-être encore… il serait bien temps… Merci toujours, ma bonne Mayeux; mais gardez votre bague… J'aime mieux faire mes affaires moi-même… Attends-moi là, mon garçon.

— Mon père… que voulez-vous faire?… s'écria Agricol en retenant encore le soldat, c'est un couvent… pensez donc!

— Tu n'es qu'un conscrit; je connais ma théorie du couvent sur le bout de mon doigt. En Espagne, je l'ai pratiquée cent fois… Voilà ce qui va arriver… je frappe, une tourière ouvre; elle me demande ce que je veux, je ne réponds pas; elle veut m'arrêter, je passe: une fois dans le couvent, j'appelle mes enfants de toutes mes forces, en le parcourant du haut en bas.

— Mais, monsieur Dagobert, les religieuses! dit la Mayeux en tâchant de retenir Dagobert.

— Les religieuses se mettent à mes trousses et me poursuivent en criant comme des pies dénichées; je connais ça. À Séville, j'ai été repêcher de la sorte une Andalouse que des béguines retenaient de force. Je les laisse crier, je parcours donc le couvent en appelant Rose et Blanche… Elles m'entendent, me répondent; elles sont enfermées, je prends la première chose venue et j'enfonce leur porte.

— Mais, monsieur Dagobert, les religieuses… les religieuses!

— Les religieuses avec leurs cris ne m'empêchent pas d'enfoncer la porte, de prendre mes enfants dans mes bras et de filer: si on a refermé la porte du dehors, second enfoncement… Ainsi, ajouta Dagobert en se dégageant des mains de la Mayeux, attendez-moi là; dans dix minutes je suis ici… Va toujours chercher un fiacre, mon garçon.

Plus calme que Dagobert, et surtout plus instruit que lui en matière de Code pénal, Agricol fut effrayé des conséquences que pouvait avoir l'étrange façon de procéder du vétéran. Aussi, se jetant au-devant de lui, il s'écria:

— Je t'en supplie, un mot encore…

— Mordieu, voyons, dépêche-toi.

— Si tu veux pénétrer de force dans le couvent, tu perds tout!

— Comment?

— D'abord, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, il y a des hommes dans le couvent… En sortant, tout à l'heure, j'ai vu le portier qui chargeait son fusil, le jardinier parlait d'une faux aiguisée et de rondes qu'ils faisaient la nuit…

— Je me moque pas mal d'un fusil de portier et de la faux d'un jardinier!

— Soit, mon père; mais, je t'en conjure, écoute-moi un moment encore: tu frappes, n'est-ce pas? la porte s'ouvre, le portier te demande ce que tu veux…

— Je dis que je veux parler à la supérieure… et je file dans le couvent.

— Mais, mon Dieu! monsieur Dagobert, dit la Mayeux, une fois la cour traversée, on arrive à une seconde porte fermée par un guichet; là une religieuse vient voir qui sonne, et n'ouvre que lorsqu'on lui a dit l'objet de la visite qu'on veut faire.

— Je lui répondrai: je veux voir la supérieure.

— Alors, mon père, comme tu n'es pas un habitué du couvent, on ira prévenir la supérieure.

— Bon, après?

— Après…

— Elle vous demandera ce que vous voulez, monsieur Dagobert.

— Ce que je veux… mordieu… mes enfants!

— Encore une minute de patience, mon père… Tu ne peux douter, d'après les précautions que l'on a prises, que l'on ne veuille retenir là Mlles Simon malgré elles, malgré toi.

— Je n'en doute pas… j'en suis sûr… c'est pour arriver là qu'ils ont tourné la tête de ma pauvre femme…

— Alors, mon père, la supérieure te répondra qu'elle ne sait pas ce que tu veux dire et que Mlles Simon ne sont pas au couvent.

— Et je lui dirai moi, qu'elles y sont; témoin la Mayeux, témoin
Rabat-Joie.

— La supérieure te dira qu'elle ne te connaît pas, qu'elle n'a pas d'explications à te donner… et elle refermera le guichet.

— Alors, j'enfonce la porte… tu vois bien qu'il faut toujours en arriver là… Laissez-moi… mordieu! laissez-moi…

— Et le portier, à ce bruit, à cette violence, court chercher la garde, on arrive et l'on commence par t'arrêter.

— Et vos pauvres enfants… que deviennent-elles alors, monsieur
Dagobert? dit la Mayeux.

Le père d'Agricol avait trop de bon sens pour ne pas sentir toute la justesse des observations de son fils et de la Mayeux; mais il savait bien qu'il fallait qu'à tout prix les orphelines fussent libres avant le lendemain. Cette alternative était terrible, si terrible que, portant ses deux mains à son front brûlant, Dagobert tomba assis sur un banc de pierre, comme anéanti par l'inexorable fatalité de sa position.

Agricol et la Mayeux, profondément touchés de ce muet désespoir, échangèrent un triste regard. Le forgeron, s'asseyant à côté du soldat, lui dit:

— Mais, mon père, rassure-toi donc… songe à ce que la Mayeux vient de dire… En allant avec cette bague de Mlle de Cardoville chez ce monsieur qui est très influent, tu le vois, ces demoiselles peuvent être libres demain… suppose même, au pis aller, qu'elles ne te soient rendues qu'après-demain…

— Tonnerre et sang! vous voulez donc me rendre fou? s'écria Dagobert en bondissant sur son banc et en regardant son fils et la Mayeux avec une expression si sauvage, si désespérée, qu'Agricol et l'ouvrière en reculèrent avec autant de surprise que d'inquiétude. Pardon, mes enfants, dit Dagobert en revenant à lui après un long silence, j'ai tort de m'emporter, car nous ne pouvons nous entendre… Ce que vous dites est juste… et pourtant, moi, j'ai raison de parler comme je parle… Écoutez- moi… tu es un honnête homme, Agricol; vous, une honnête fille, la Mayeux… Ce que je vais dire est pour vous seuls… J'ai amené ces enfants du fond de la Sibérie, savez-vous pourquoi? Pour qu'elles se trouvent demain matin rue Saint-François… Si elles ne s'y trouvent pas, j'ai trahi le dernier voeu de leur mère mourante.

— Rue Saint-François, no 3? s'écria Agricol en interrompant son père.

— Oui… comment sais-tu ce numéro? dit Dagobert.

— Cette date ne se trouve-t-elle pas sur une médaille en bronze?

— Oui… reprit Dagobert de plus en plus étonné. Qui t'a dit cela?

— Mon père… un instant… s'écria Agricol. Laissez-moi réfléchir… je crois deviner… oui… et toi, ma bonne Mayeux, tu m'as dit que Mlle de Cardoville n'était pas folle…

— Non… on la retient malgré elle… dans cette maison, sans la laisser communiquer avec personne… elle a ajouté qu'elle se croyait, ainsi que les filles du maréchal Simon, victime d'une odieuse machination.

— Plus de doute! s'écria le forgeron, je comprends tout maintenant… Mlle de Cardoville a le même intérêt que Mlles Simon à se trouver demain rue Saint-François… et elle l'ignore peut- être.

— Comment?

— Encore un mot, ma bonne Mayeux… Mlle de Cardoville t'a-t-elle dit qu'elle avait un intérêt puissant à être libre demain?

— Non… car, en me donnant cette bague pour le comte de Montbron, elle m'a dit: «Grâce à lui, demain ou après-demain, moi et les filles du maréchal Simon nous serons libres…»

— Mais explique-toi donc? dit Dagobert à son fils avec impatience.

— Tantôt, reprit le forgeron, lorsque tu es venu me chercher à la prison, mon père, je t'ai dit que j'avais un devoir sacré à remplir et que je te rejoindrais à la maison…

— Oui… et j'ai été de mon côté tenter de nouvelles démarches dont je vous parlerai tout à l'heure.

— J'ai couru tout de suite au pavillon de la rue de Babylone, ignorant que Mlle de Cardoville fût folle, ou du moins passât pour folle… Un domestique m'ouvre et me dit que cette demoiselle a éprouvé un soudain accès de folie… Tu conçois, mon père, quel coup cela porte… je demande où elle est, et on me répond qu'on n'en sait rien; je demande si je peux parler à quelqu'un de ses parents. Comme ma blouse n'inspirait pas grande confiance, on me répond qu'il n'y a ici personne de sa famille… J'étais désolé; une idée me vient… je me dis: elle est folle, son médecin doit savoir où l'on l'a conduite; si elle est en état de m'entendre, il me conduira auprès d'elle; sinon à défaut de parents, je parlerai au médecin; souvent, un médecin, c'est un ami… Je demande donc à ce domestique s'il pourrait m'indiquer le médecin de Mlle de Cardoville. On me donne son adresse sans difficultés: M. le docteur Baleinier, rue Taranne, 12. J'y cours, il était sorti; mais on me dit chez lui que sur les cinq heures je le trouverais sans doute à sa maison de santé: cette maison est voisine du couvent… voilà pourquoi nous nous sommes rencontrés.

— Mais cette médaille… cette médaille, dit Dagobert impatiemment, où l'as-tu vue?

— C'est à propos de cela, et d'autres choses encore, que j'avais écrites à la Mayeux, que je désirerais faire à Mlle de Cardoville des révélations importantes.

— Et ces révélations?

— Voici mon père: j'étais allé chez elle le jour de votre départ, pour la prier de me fournir une caution: on m'avait suivi; elle l'apprend par une de ses femmes de chambre; pour me mettre à l'abri de l'arrestation, elle me fait conduire dans une cachette de son pavillon; c'était une sorte de petite pièce voûtée qui ne recevait de jour que par un conduit fait comme une cheminée; au bout de quelques instants j'y voyais très clair. N'ayant rien de mieux à faire qu'à regarder autour de moi, je regarde; les murs étaient recouverts de boiseries; l'entrée de cette cachette se composait d'un panneau glissant sur des coulisses de fer, au moyen de contrepoids et d'engrenages compliqués admirablement travaillés; c'est mon état, ça m'intéressait: je me mets à examiner ces ressorts avec curiosité malgré mes inquiétudes; je me rendais bien compte de leur jeu, mais il y avait un bouton de cuivre dont je ne pouvais trouver l'emploi: j'avais beau le tirer à moi, à droite, à gauche, rien dans les ressorts ne fonctionnait. Je me dis: ce bouton appartient sans doute à un autre mécanisme, alors l'idée me vient, au lieu de le tirer à moi, de le pousser fortement; aussitôt j'entends un petit grincement, et je vois tout à coup, au-dessus de l'entrée de la cachette, un panneau de deux pieds carrés s'abaisser de la boiserie comme la tablette d'un secrétaire; ce panneau était façonné en sorte de boîte; comme j'avais sans doute poussé le ressort trop brusquement, la secousse fit tomber par terre une petite médaille en bronze avec sa chaîne.

— Où tu as vu l'adresse… de la rue Saint-François! s'écria
Dagobert.

— Oui, mon père, et, avec cette médaille, était tombée par terre une grande enveloppe cachetée… En la ramassant, j'ai lu pour ainsi dire malgré moi, en grosses lettres: Pour Mlle de Cardoville. Elle doit prendre connaissance de ces papiers à l'instant même où ils lui seront remis. Puis, au-dessous de ces mots, je vois les initiales R. et C., accompagnées d'un parafe et de cette date: Paris, 12 novembre 1830. Je retourne l'enveloppe, je vois, sur deux cachets qui la scellaient, les mêmes initiales R. et C., surmontées d'une couronne.

— Et ces cachets étaient intacts! demanda la Mayeux.

— Parfaitement intacts.

— Plus de doute, alors; Mlle de Cardoville ignorait l'existence de ces papiers, dit l'ouvrière.

— Ç'a été ma première idée, puisqu'il lui était recommandé d'ouvrir tout de suite cette enveloppe, et que, malgré cette recommandation, qui datait de près de deux ans, les cachets étaient restés intacts.

— C'est évident, dit Dagobert; et alors qu'as-tu fait!

— J'ai replacé le tout dans le secret, me promettant d'en prévenir Mlle de Cardoville; mais, quelques instants après, on est entré dans la cachette, qui avait été découverte; je n'ai plus revu Mlle de Cardoville: j'ai seulement pu dire à une de ses femmes de chambre quelques mots à double entente sur ma trouvaille, espérant que cela donnerait l'éveil à sa maîtresse… Enfin, aussitôt qu'il m'a été possible de t'écrire, ma bonne Mayeux, je l'ai fait pour te prier d'aller trouver Mlle de Cardoville…

— Mais cette médaille… dit Dagobert, est pareille à celle que les filles du général Simon possèdent; comment cela se fait-il!

— Rien de plus simple, mon père… je me le rappelle maintenant,
Mlle de Cardoville est leur parente, elle me l'a dit.

— Elle… parente de Rose et Blanche!

— Oui, sans doute, ajouta la Mayeux; elle me l'a dit aussi tout à l'heure.

— Eh bien, reprit Dagobert en regardant son fils avec angoisse, comprends-tu que je veuille avoir mes enfants aujourd'hui même! Comprends-tu, ainsi que me l'a dit leur pauvre mère en mourant, qu'un jour de retard peut tout perdre! Comprends-tu enfin que je ne peux pas me contenter d'un peut-être demain… quand je viens du fond de la Sibérie avec ces enfants… pour les conduire demain rue Saint-François!… Comprends-tu enfin qu'il me les faut aujourd'hui, quand je devrais mettre le feu au couvent!

— Mais, mon père, encore une fois, la violence…

— Mais, mordieu! sais-tu ce que le commissaire de police m'a répondu ce matin, quand j'ai été lui renouveler ma plainte contre le confesseur de ta pauvre mère! «Qu'il n'y a aucune preuve; que l'on ne pouvait rien faire.»

— Mais maintenant il y a des preuves, mon père, ou du moins on sait où sont les jeunes filles… Avec cette certitude on est fort… Sois tranquille. La loi est plus puissante que toutes les supérieures de couvent du monde.

— Et le comte de Montbron, à qui Mlle de Cardoville vous prie de vous adresser, dit la Mayeux, n'est-il pas un homme puissant! Vous lui direz pour quelles raisons il est important que ces demoiselles soient en liberté ce soir, ainsi que Mlle de Cardoville… qui, vous le voyez, a aussi un grand intérêt à être libre demain… Alors, certainement, le comte de Montbron hâtera les démarches de la justice, et ce soir… vos enfants vous seront rendues.

— La Mayeux a raison, mon père… Va chez le comte; moi je cours chez le commissaire lui dire que l'on sait maintenant où sont retenues ces jeunes filles. Toi, ma bonne Mayeux, retourne à la maison nous attendre, n'est-ce pas, mon père?… Donnons-nous rendez-vous chez nous.

Dagobert était resté pensif, tout à coup il dit à Agricol:

— Soit… Je suivrai vos conseils… Mais suppose que le commissaire dise: «On ne peut pas agir avant demain.» Suppose que le comte de Montbron me dise la même chose… Crois-tu que je resterai les bras croisés jusqu'à demain matin?

— Mon père…

— Il suffit, reprit le soldat d'une voix brève, je m'entends…
Toi, mon garçon, cours chez le commissaire… Vous, ma bonne
Mayeux, allez nous attendre; moi, je vais chez le comte… Donnez-
moi la bague. Maintenant l'adresse?

— Place Vendôme, 7, le comte de Montbron… vous venez de la part de Mlle de Cardoville, dit la Mayeux.

— J'ai bonne mémoire, dit le soldat; ainsi le plus tôt possible à la rue Brise-Miche.

— Oui, mon père; bon courage… Tu verras que la loi défend et protège les honnêtes gens…

— Tant mieux, dit le soldat, parce que sans cela les honnêtes gens seraient obligés de se protéger et de se défendre eux-mêmes. Ainsi, mes enfants, à bientôt, rue Brise-Miche.

* * * *

Lorsque Dagobert, Agricol et la Mayeux se séparèrent, la nuit était complètement venue.

VI. Le rendez-vous.

Il est huit heures du soir, la pluie fouette les vitres de la chambre de Françoise Baudoin, rue Brise-Miche, tandis que de violentes rafales de vent ébranlent la porte et les fenêtres mal closes. Le désordre et l'incurie de cette modeste demeure, ordinairement tenue avec tant de soin, témoignent de la gravité des tristes événements qui ont bouleversé des existences jusqu'alors si paisibles dans leur obscurité. Le sol carrelé est souillé de boue, une épaisse couche de poussière a envahi les meubles, naguère reluisants de propreté. Depuis que Françoise a été emmenée par le commissaire, le lit n'a pas été fait; la nuit, Dagobert s'y est jeté tout habillé pendant quelques heures lorsque, épuisé de fatigue, brisé de désespoir, il rentrait après de nouvelles et vaines tentatives pour découvrir la retraite de Rose et de Blanche.

Sur la commode, une bouteille, un verre, quelques débris de pain dur, prouvent la frugalité du soldat, réduit, pour toute ressource, à l'argent du prêt que le mont-de-piété avait fait sur les objets portés en gage par la Mayeux, après l'arrestation de Françoise.

À la pâle lueur d'une chandelle placée sur le petit poêle de fonte alors froid comme le marbre, car la provision de bois est depuis longtemps épuisée, on voit la Mayeux, assise et sommeillant sur une chaise, la tête penchée sur sa poitrine; ses mains cachées sous son tablier d'indienne et ses talons appuyés sur le dernier barreau de la chaise; de temps à autre elle frissonne sous ses vêtements humides. Après cette journée de fatigues, d'émotions si diverses, la pauvre créature n'avait pas mangé (y eût-elle songé, qu'elle n'avait pas de pain chez elle); attendant le retour de Dagobert et d'Agricol, elle cédait à une somnolence agitée, hélas! bien différente d'un calme et bon sommeil réparateur. De temps à autre, la Mayeux, inquiète, ouvrait à demi les yeux, regardait autour d'elle; puis, de nouveau vaincue par un irrésistible besoin de repos, sa tête retombait sur sa poitrine.

Au bout de quelques minutes de silence seulement interrompu par le bruit du vent, un pas lent et pesant se fit entendre sur le palier.

La porte s'ouvrit. Dagobert entra, suivi de Rabat-Joie.

Réveillée en sursaut, la Mayeux redressa vivement la tête, se leva, alla rapidement vers le père d'Agricol et dit:

— Eh bien, monsieur Dagobert… avez-vous de bonnes nouvelles?… avez-vous?…

La Mayeux ne put continuer, tant elle fut frappée de la sombre expression des traits du soldat; absorbé dans ses réflexions, il ne sembla d'abord pas apercevoir l'ouvrière, se jeta sur une chaise avec accablement, mit ses coudes sur la table et cacha sa figure dans ses mains.

Après une assez longue méditation, il se leva et dit à mi-voix:

— Il le faut!… il le faut!… Faisant alors quelques pas dans la chambre, Dagobert regarda autour de lui comme s'il eût cherché quelque chose; enfin, après une minute d'examen, avisant auprès du poêle une barre de fer de deux pieds environ, servant à enlever le couvercle de fonte de ce calorifère lorsqu'il était trop brûlant, il la prit, la considéra attentivement, la soupesa, puis la posa sur la commode d'un air satisfait.

La Mayeux, surprise du silence prolongé de Dagobert, suivait ses mouvements avec une curiosité timide et inquiète; bientôt sa surprise fit place à l'effroi lorsqu'elle vit le soldat prendre son havresac déposé sur une chaise, l'ouvrir, et en tirer une paire de pistolets de poche dont il fit jouer les batteries avec précaution. Saisie de frayeur, l'ouvrière ne put s'empêcher de s'écrier:

— Mon Dieu!… monsieur Dagobert… que voulez-vous faire?

Le soldat regarda la Mayeux comme s'il l'apercevait seulement pour la première fois et lui dit d'une voix cordiale mais brusque:

— Bonsoir, ma bonne fille… Quelle heure est-il?

— Huit heures… viennent de sonner à Saint-Merri, monsieur
Dagobert.

— Huit heures… dit le soldat en se parlant à lui-même, seulement huit heures!

Et posant les pistolets à côté de la barre de fer, il parut réfléchir de nouveau en jetant les yeux autour de lui.

— Monsieur Dagobert, se hasarda de dire la Mayeux, vous n'avez donc pas de bonnes nouvelles?…

— Non… Ce seul mot fut dit par le soldat d'un ton si bref, que la Mayeux, n'osant pas l'interroger davantage, alla se rasseoir en silence. Rabat-Joie vint appuyer sa tête sur les genoux de la jeune fille et suivit aussi curieusement qu'elle-même tous les mouvements de Dagobert.

Celui-ci, après être resté de nouveau pensif pendant quelques moments, s'approcha du lit, y prit un drap, parut en mesurer et en supputer la longueur, puis il dit à la Mayeux en se retournant vers elle:

— Des ciseaux…

— Mais, monsieur Dagobert…

— Voyons… ma bonne fille… des ciseaux… reprit Dagobert d'un ton bienveillant, mais qui annonçait qu'il voulait être obéi.

L'ouvrière prit des ciseaux dans le panier à ouvrage de Françoise et les présenta au soldat.

— Maintenant, tenez l'autre bout du drap, ma fille, et tendez-le ferme…

En quelques minutes, Dagobert eut fendu le drap dans sa longueur en quatre morceaux, qu'il tordit ensuite très serré, de façon à faire des espèces de cordes, fixant de loin en loin, au moyen de rubans de fil que lui donna l'ouvrière, la _torsion _qu'il avait imprimée au linge; de ces quatre tronçons, solidement noués les uns au bout des autres, Dagobert fit une corde de vingt pieds au moins. Cela ne lui suffisait pas; car il dit, en se parlant à lui- même:

— Maintenant il me faudrait un crochet… Et il chercha de nouveau autour de lui. La Mayeux, de plus en plus effrayée, car elle ne pouvait plus douter des projets de Dagobert, lui dit timidement:

— Mais, monsieur Dagobert… Agricol n'est pas encore rentré… s'il tarde autant… c'est que sans doute il a de bonnes nouvelles…

— Oui, dit le soldat avec amertume en cherchant toujours des yeux autour de lui l'objet qui lui manquait, de bonnes nouvelles dans le genre des miennes.

Et il ajouta:

— Il me faudrait pourtant un fort grappin de fer… En furetant de côté et d'autre, le soldat trouva un des gros sacs de toile grise à la couture desquels travaillait Françoise. Il le prit, l'ouvrit, et dit à la Mayeux:

— Ma fille, mettez là-dedans la barre de fer et la corde; ce sera plus commode à transporter… là-bas…

— Grand Dieu! s'écria la Mayeux en obéissant à Dagobert, vous partirez sans attendre Agricol, monsieur Dagobert… lorsqu'il a peut-être de bonnes choses à vous apprendre?…

— Soyez tranquille, ma fille… j'attendrai mon garçon… je ne peux partir d'ici qu'à dix heures… J'ai le temps…

— Hélas! monsieur Dagobert! vous avez donc perdu tout espoir?

— Au contraire… j'ai bon espoir… mais en moi… Et ce disant, Dagobert tordit la partie supérieure du sac, de manière à le fermer, puis il le plaça sur la commode, à côté de ses pistolets.

— Au moins vous attendrez Agricol, monsieur Dagobert?

— Oui… s'il arrive avant dix heures…

— Ainsi mon Dieu! vous êtes décidé…

— Très décidé… Et pourtant, si j'étais assez simple pour croire aux porte-malheur

— Quelquefois, monsieur Dagobert les présages ne trompent pas, dit la Mayeux, ne songeant qu'à détourner le soldat de sa dangereuse résolution.

— Oui, reprit Dagobert, les bonnes femmes disent cela… et quoique je ne sois pas une bonne femme, ce que j'ai vu tantôt… m'a serré le coeur… Après tout, j'aurai pris sans doute un mouvement de colère pour un pressentiment…

— Et qu'avez-vous vu?

— Je peux vous raconter cela, ma bonne fille… Ça nous aidera à passer le temps… et il me dure, allez… Puis s'interrompant:

— Est-ce que ce n'est pas une demie qui vient de sonner?

— Oui… monsieur Dagobert; c'est huit heures et demie.

— Encore une heure et demie, dit Dagobert, d'une voix sourde.
Puis il ajouta:

— Voici ce que j'ai vu… Tantôt, en passant dans une rue, je ne sais laquelle, mes yeux ont été machinalement attirés par une énorme affiche rouge, en tête de laquelle on voyait une panthère noire dévorant un cheval blanc… À cette vue, mon sang n'a fait qu'un tour; parce que vous saurez, ma bonne Mayeux, qu'une panthère noire a dévoré un pauvre cheval blanc que j'avais, le compagnon de Rabat-Joie que voilà… et qu'on appelait Jovial…

À ce nom, autrefois si familier pour lui, Rabat-Joie, couché aux pieds de la Mayeux, releva brusquement la tête et regarda Dagobert.

— Voyez-vous… les bêtes ont de la mémoire, il se le rappelle, dit le soldat en soupirant lui-même à ce souvenir. Puis, s'adressant à son chien:

— Tu t'en souviens donc, de Jovial?

En entendant de nouveau ce nom prononcé par son maître d'une voix émue, Rabat-Joie grogna et jappa doucement comme pour affirmer qu'il n'avait pas oublié son vieux camarade de route.

— En effet, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c'est un triste rapprochement que de trouver en tête de cette affiche cette panthère noire dévorant un cheval.

— Ce n'est rien que cela, vous allez voir le reste. Je m'approche de cette affiche et je lis que le nommé Morok, arrivant d'Allemagne, fera voir dans un théâtre différents animaux féroces qu'il a domptés, et entre autres un lion superbe, un tigre, et une panthère noire de Java nommée la Mort.

— Ce nom fait peur, dit la Mayeux.

— Et il vous fera plus peur encore, mon enfant, quand vous saurez que cette panthère est la même qui a étranglé mon cheval près de Leipzig, il y a quatre mois.

— Ah! mon Dieu… vous avez raison, monsieur Dagobert, dit la
Mayeux, c'est effrayant!

— Attendez encore, dit Dagobert dont les traits s'assombrissaient de plus en plus, ce n'est pas tout… C'est à cause de ce nommé Morok, le maître de cette panthère, que moi et mes pauvres enfants nous avons été emprisonnés à Leipzig.

— Et ce méchant homme est à Paris!… et il vous en veut! dit la Mayeux; oh! vous avez raison… monsieur Dagobert… il faut prendre garde à vous, c'est un mauvais présage.

— Oui… pour ce misérable… si je le rencontre, dit Dagobert d'une voix sourde, car nous avons de vieux comptes à régler ensemble…

— Monsieur Dagobert, s'écria la Mayeux en prêtant l'oreille, quelqu'un monte en courant, c'est le pas d'Agricol… il a de bonnes nouvelles… j'en suis sûre…

— Voilà mon affaire, dit vivement le soldat sans répondre à la Mayeux, Agricol est forgeron… il me trouvera le crochet de fer qu'il me faut.

Quelques instants après, Agricol entrait en effet; mais, hélas! du premier coup d'oeil l'ouvrière put lire sur la physionomie atterrée de l'ouvrier la ruine des espérances dont elle s'était bercée…

— Eh bien! dit Dagobert à son fils d'un ton qui annonçait clairement la foi qu'il avait dans le succès des démarches tentées par Agricol, eh bien! quoi de nouveau?

— Ah! mon père, c'est à en devenir fou, c'est à se briser la tête contre les murs! s'écria le forgeron avec emportement. Dagobert se tourna vers la Mayeux, et lui dit:

— Vous voyez, ma pauvre fille… j'en étais sûr…

— Mais vous, mon père, s'écria Agricol, vous avez vu le comte de
Montbron?

— Le comte de Montbron est, depuis trois jours, parti pour la Lorraine… voilà mes bonnes nouvelles, répondit le soldat avec une ironie amère; voyons les tiennes… raconte-moi tout: j'ai besoin d'être bien convaincu qu'en s'adressant à la justice, qui, comme tu le disais tantôt, défend et protège les honnêtes gens, il est des occasions où elle les laisse à la merci des gueux… Oui, j'ai besoin de ça… et puis après d'un crochet… et j'ai compté sur toi… pour les deux choses.

— Que veux-tu dire, mon père?

— Raconte d'abord tes démarches… nous avons le temps… huit heures et demie viennent seulement de sonner tout à l'heure… Voyons: en me quittant, où es-tu allé?

— Chez le commissaire qui avait déjà reçu votre déposition.

— Que t'a-t-il dit?

— Après avoir très obligeamment écouté ce dont il s'agissait, il m'a répondu: «Ces jeunes filles, sont, après tout, placées dans une maison très respectable… dans un couvent… il n'y a donc pas urgence de les enlever de là… et, d'ailleurs, je ne puis prendre sur moi de violer un domicile religieux sur votre simple déposition; demain je ferai mon rapport à qui de droit, et l'on avisera plus tard.»

— Plus tard… vous voyez, toujours des remises, dit le soldat.

—» Mais monsieur, lui ai-je répondu, reprit Agricol, c'est à l'instant, c'est ce soir, cette nuit même, qu'il faut agir; car si ces jeunes filles ne se trouvent pas demain matin rue Saint- François, elles peuvent éprouver un dommage incalculable…

— C'est très fâcheux, m'a répondu le commissaire; mais, encore une fois, je ne peux, sur votre simple déclaration, ni sur celle de votre père, qui, pas plus que vous, n'est parent ou allié de ces jeunes personnes, me mettre en contravention formelle avec les lois, qu'on ne violerait pas même sur la demande d'une famille. La justice a ses lenteurs et ses formalités, auxquelles il faut se soumettre.»

— Certainement, dit Dagobert, il faut s'y soumettre, au risque de se montrer lâche, traître et ingrat…

— Et lui as-tu aussi parlé de Mlle de Cardoville? demanda la
Mayeux.

— Oui, mais il m'a, à ce sujet, répondu de même… c'était fort grave; je faisais une déposition, il est vrai, mais je n'apportais aucune preuve à l'appui de ce que j'avançais. «Une tierce personne vous a assuré que Mlle de Cardoville affirmait n'être pas folle, m'a dit le commissaire, cela ne suffit pas: tous les fous prétendent n'être pas fous; je ne puis donc violer le domicile d'un médecin respectable sur votre seule déclaration. Néanmoins, je la reçois, j'en rendrai compte. Mais il faut que la loi ait son cours…»

— Lorsque, tantôt, je voulais agir, dit sourdement Dagobert, est- ce que je n'avais pas prévu tout cela? pourtant j'ai été assez faible pour vous écouter.

— Mais, mon père ce que tu voulais tenter était impossible… et tu t'exposais à de trop dangereuses conséquences, tu en es convenu.

— Ainsi, reprit le soldat sans répondre à son fils, on t'a formellement dit, positivement dit, qu'il ne fallait pas songer à obtenir légalement ce soir, ou même demain matin, que Rose et Blanche me soient rendues?

— Non, mon père, il n'y a pas urgence aux yeux de la loi, la question ne pourra être décidée avant deux ou trois jours.

— C'est tout ce que je voulais savoir, dit Dagobert en se levant et en marchant de long en large dans la chambre.

— Pourtant, reprit son fils, je ne me suis pas tenu pour battu. Désespéré, ne pouvant croire que la justice pût demeurer sourde à des réclamations si équitables… j'ai couru au palais de justice… espérant que peut-être là… je trouverais un juge… un magistrat qui accueillerait ma plainte et y donnerait suite…

— Eh bien? dit le soldat en s'arrêtant.

— On m'a dit que le parquet du procureur du roi était tous les jours fermé à cinq heures et ouvert à dix heures; pensant à votre désespoir, à la position de cette pauvre Mlle de Cardoville, je voulus tenter encore une démarche; je suis entré dans un poste de troupes de ligne commandé par un lieutenant… je lui ai tout dit; il m'a vu si ému, je lui parlais avec tant de chaleur, tant de conviction que je l'ai intéressé… «Lieutenant, lui disais-je, accordez-moi seulement une grâce, qu'un sous-officier et deux hommes se rendent au couvent afin d'en obtenir l'entrée légale. On demandera à voir les filles du maréchal Simon; on leur laissera le choix de rester ou de rejoindre mon père, qui les a amenées de Russie… et l'on verra si ce n'est pas contre leur gré qu'on les retient.»

— Et que t'a-t-il répondu, Agricol? demanda la Mayeux pendant que
Dagobert, haussant les épaules, continuait sa promenade.

—» Mon garçon, m'a-t-il dit, ce que vous me demandez là est impossible; je conçois vos raisons, mais je ne peux pas prendre sur moi une mesure aussi grave. Entrer de force dans un couvent, il y a de quoi me faire casser. — Mais alors, monsieur, que faut- il faire? c'est à en perdre la tête. — Ma foi, je n'en sais rien. Le plus sûr est d'attendre…», me dit le lieutenant… Alors, mon père, croyant avoir fait humainement ce qu'il était possible de faire, je suis revenu… espérant que tu aurais été plus heureux que moi; malheureusement je me suis trompé.

Ce disant, le forgeron, accablé de fatigue, se jeta sur une chaise.

Il y eut un moment de silence profond après ces mots d'Agricol qui ruinaient les dernières espérances de ces trois personnes, muettes, anéanties sous le coup d'une inexorable fatalité.

Un nouvel incident vint augmenter le caractère sinistre et douloureux de cette scène.

VII. Découvertes.

La porte, qu'Agricol n'avait pas songé à refermer, s'ouvrit pour ainsi dire timidement, et Françoise Baudoin, la femme de Dagobert, pâle, défaillante, se soutenant à peine, parut sur le seuil. Le soldat, Agricol et la Mayeux étaient plongés dans un si morne abattement, qu'aucune de ces trois personnes ne s'aperçut de l'entrée de Françoise.

Celle-ci fit à peine deux pas dans la chambre et tomba à genoux, les mains jointes, en disant d'une voix humble et faible:

— Mon pauvre mari… pardon…

À ces mots, Agricol et la Mayeux, qui tournaient le dos à la porte, se retournèrent, et Dagobert releva vivement la tête.

— Ma mère!… s'écria Agricol en courant vers Françoise.

— Ma femme! s'écria Dagobert, en se levant et faisant un pas vers l'infortunée…

— Bonne mère!… toi, à genoux, dit Agricol en se courbant vers
Françoise, en l'embrassant avec effusion; relève-toi donc!

— Non, mon enfant, dit Françoise de son accent à la fois doux et ferme, je ne me relèverai pas avant que ton père… m'ait pardonnée… j'ai eu de grands torts envers lui… maintenant je le sais…

— Te pardonner… pauvre femme, dit le soldat ému en s'approchant. Est-ce que je t'ai jamais accusée… sauf dans un premier mouvement de désespoir? Non… non… ce sont de mauvais prêtres que j'ai accusés… et j'avais raison… Enfin, te voilà, ajouta-t-il, en aidant son fils à relever Françoise; c'est un chagrin de moins… On t'a donc mise en liberté?… Hier je n'avais pu encore savoir où était ta prison… j'ai tant de soucis que je n'ai pas eu qu'à songer à toi… Voyons, chère femme, assieds-toi là…

— Bonne mère… comme tu es faible… comme tu as froid… comme tu es pâle!… dit Agricol avec angoisse et les yeux remplis de larmes.

— Pourquoi ne nous as-tu pas fait prévenir? ajouta-t-il… Nous aurions été te chercher… Mais comme tu trembles!… chère mère… tes mains sont glacées… reprit le forgeron agenouillé devant Françoise.

Puis se tournant vers la Mayeux:

— Fais donc un peu de feu tout de suite.

— J'y avais pensé quand ton père est arrivé, Agricol; mais il n'y a plus ni bois ni charbon…

— Eh bien… je t'en prie, ma bonne Mayeux, descends en emprunter au père Loriot… il est si bonhomme qu'il ne te refusera pas… Ma pauvre mère est capable de tomber malade… vois comme elle frissonne.

À peine avait-il dit ces mots que la Mayeux disparut. Le forgeron se leva, alla prendre la couverture du lit, et revint en envelopper soigneusement les genoux et les pieds de sa mère; puis, s'agenouillant de nouveau devant elle, il lui dit:

— Tes mains, chère mère.

Et Agricol, prenant les mains débiles de sa mère dans les siennes, essaya de les réchauffer de son haleine.

Rien n'était plus touchant que ce tableau, que de voir ce robuste garçon à la figure énergique et résolue, alors empreinte d'une expression de tendresse adorable, entourer des attentions les plus délicates cette pauvre vieille mère pâle et tremblante.

Dagobert, bon comme son fils, alla prendre un oreiller, l'apporta, et dit à sa femme:

— Penche-toi un peu en avant, je vais mettre cet oreiller derrière toi; tu seras mieux, et cela te réchauffera encore.

— Comme vous me gâtez tous deux, dit Françoise en tâchant de sourire; et toi surtout, es-tu bon… après tout le mal que je t'ai fait! dit-elle à Dagobert.

Et dégageant une de ses mains d'entre celles de son fils, elle prit la main du soldat, sur laquelle elle appuya ses yeux remplis de larmes; puis elle dit à voix basse:

— En prison, je me suis bien repentie… va…

Le coeur d'Agricol se brisait en songeant que sa mère avait dû être momentanément confondue dans sa prison avec tant de misérables créatures… elle, sainte et digne femme… d'une pureté si angélique… Il allait pour ainsi dire la consoler d'un passé si douloureux pour elle; mais il se tut, songeant que ce serait porter un nouveau coup à Dagobert. Aussi reprit-il:

— Et Gabriel, chère mère!… comment va-t-il, ce bon frère?
Puisque tu viens de le voir, donne-nous de ses nouvelles.

— Depuis son arrivée, dit Françoise en essuyant ses yeux, il est en retraite… ses supérieurs lui ont rigoureusement défendu de sortir… Heureusement, ils ne lui avaient pas défendu de me recevoir… car ses paroles, ses conseils m'ont ouvert les yeux; c'est lui qui m'a appris combien, sans le savoir, j'avais été coupable envers toi, mon pauvre mari.

— Que veux-tu dire? reprit Dagobert.

— Dame! tu dois penser que si je t'ai causé tant de chagrin, ce n'est pas par méchanceté… En te voyant si désespéré, je souffrais autant que toi; mais je n'osais pas le dire, de peur de manquer à mon serment… Je voulais le tenir, croyant bien faire, croyant que c'était mon devoir… Pourtant… quelque chose me disait que mon devoir n'était pas de te désoler ainsi. «Hélas! mon Dieu! éclairez-moi! m'écriai-je dans ma prison, en m'agenouillant et en priant malgré les railleries des autres femmes; comment une action juste et sainte qui m'a été ordonnée par mon confesseur, le plus respectable des hommes, accable-t-elle moi et les miens de tant de tourments? Ayez pitié de moi, mon bon Dieu! inspirez-moi, avertissez-moi si j'ai fait mal sans le vouloir…» Comme je priais avec ferveur, Dieu m'a exaucée; il m'a envoyé l'idée de m'adresser à Gabriel… «Je vous remercie, mon Dieu, je vous obéirai, me suis-je dit: Gabriel est comme mon enfant… il est prêtre aussi… c'est un saint martyr… si quelqu'un au monde ressemble au divin Sauveur par la charité, par la bonté… c'est lui… Quand je sortirai de prison, j'irai le consulter, et il éclaircira mes doutes.»

— Chère mère… tu as raison! s'écria Agricol, c'était une idée d'en haut… Gabriel… c'est un ange, c'est ce qu'il y a de plus pur, de plus courageux, de plus noble au monde! C'est le type du vrai prêtre, du bon prêtre.

— Ah! pauvre femme, dit Dagobert avec amertume, si tu n'avais jamais eu d'autre confesseur que Gabriel!…

— J'y avais bien pensé avant ses voyages, dit naïvement
Françoise. J'aurais tant aimé me confesser à ce cher enfant…
Mais, vois-tu, j'ai craint de fâcher l'abbé Dubois, et que Gabriel
ne fût trop indulgent pour mes péchés.

— Tes péchés, pauvre chère mère… dit Agricol, en as-tu seulement jamais commis un seul?

— Et Gabriel, que t'a-t-il dit? demanda le soldat.

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