Le juif errant - Tome I
— Et où sont ces chères enfants, monsieur? dit Adrienne.
— Chez nous, mademoiselle… c'est ce qui rendait ma position difficile, c'est ce qui m'a donné le courage de venir à vous; ce n'est pas qu'avec mon travail je ne puisse suffire à notre petit ménage ainsi augmenté… mais si l'on m'arrête?
— Vous arrêter?… et pourquoi?
— Tenez, mademoiselle… ayez la bonté de lire cet avis, que l'on a envoyé à la Mayeux… cette pauvre fille dont je vous ai parlé… une soeur pour moi…
Et Agricol remit à Mlle de Cardoville la lettre anonyme écrite à l'ouvrière.
Après l'avoir lue, Adrienne dit au forgeron avec surprise:
— Comment, monsieur, vous êtes poète?
— Je n'ai ni cette prétention, ni cette ambition, mademoiselle… seulement quand je reviens auprès de ma mère, après ma journée de travail… ou souvent même en forgeant mon fer, pour me distraire ou me délasser, je m'amuse à rimer… tantôt quelques odes, tantôt des chansons.
— Et ce chant des _Travailleurs, _dont on parle dans cette lettre, est donc bien hostile, bien dangereux?
— Mon Dieu, non, mademoiselle, au contraire; car, moi, j'ai le bonheur d'être employé chez M. Hardy, qui rend la position de ses ouvriers aussi heureuse que celle de nos autres camarades l'est peu… et je m'étais borné à faire en faveur de ceux-ci, qui composent la masse, une réclamation chaleureuse, sincère, équitable, rien de plus; mais vous le savez peut-être, mademoiselle, dans ce temps de conspiration et d'émeute, souvent on est incriminé, emprisonné légèrement… Qu'un tel malheur m'arrive… que deviendront ma mère… mon père… et les deux orphelines que nous devons regarder comme de notre famille jusqu'au retour du maréchal Simon?… Aussi, mademoiselle, pour échapper à ce malheur, je venais vous demander, dans le cas où je risquerais d'être arrêté, de me fournir une caution; de la sorte que je ne serais pas forcé de quitter l'atelier pour la prison, et mon travail suffirait à tout, j'en réponds.
— Dieu merci, dit gaiement Adrienne, ceci pourra s'arranger parfaitement; désormais, monsieur le poète, vous puiserez vos inspirations dans le bonheur et non dans le chagrin… triste Muse!… D'abord, votre caution sera faite.
— Ah! mademoiselle… vous nous sauvez.
— Il se trouve ensuite que le médecin de notre famille est fort lié avec un ministre très important (entendez-le comme vous voudrez, dit-elle en souriant, vous ne vous tromperez guère); le docteur a sur ce grand homme d'État beaucoup d'influence, car il a toujours eu le bonheur de lui conseiller, par raison de santé, les douceurs de la vie privée, la veille du jour où on lui a ôté son portefeuille. Soyez donc parfaitement tranquille, si la caution était insuffisante, nous aviserions à d'autres moyens.
— Mademoiselle, dit Agricol avec une émotion profonde, je vous devrai le repos, peut-être la vie de ma mère… croyez-moi, je ne serai jamais ingrat.
— C'est tout simple… Maintenant, autre chose: il faut bien que ceux qui en ont trop aient le droit de venir en aide à ceux qui n'en ont pas assez… Les filles du maréchal Simon sont de ma famille; elles logeront ici, avec moi; ce sera plus convenable; vous en préviendrez votre bonne mère; et, ce soir, en allant la remercier de l'hospitalité qu'elle a donnée à mes jeunes parentes, j'irai les chercher.
Tout à coup Georgette, soulevant la portière qui séparait le salon d'une pièce voisine, entra précipitamment et d'un air effrayé:
— Ah! mademoiselle, s'écria-t-elle, il se passe quelque chose d'extraordinaire dans la rue…
— Comment cela? explique-toi.
— Je venais de reconduire ma couturière jusqu'à la petite porte, il m'a semblé voir des hommes de mauvaise mine regarder attentivement les murs et les croisées du petit bâtiment attenant au pavillon, comme s'ils voulaient épier quelqu'un.
— Mademoiselle, dit Agricol avec chagrin, je ne m'étais pas trompé, c'est moi qu'on cherche…
— Que dites-vous!
— Il m'avait semblé être suivi depuis la rue Saint-Merri… Il n'y a plus à douter: on m'aura vu entrer chez vous et l'on veut m'arrêter… Ah! maintenant, mademoiselle, que votre intérêt est acquis à ma mère… maintenant que je n'ai plus d'inquiétude pour les filles du maréchal Simon, plutôt que de vous exposer au moindre désagrément, je cours me livrer…
— Gardez-vous-en bien, monsieur, dit vivement Adrienne, la liberté est une trop bonne chose pour la sacrifier volontairement… D'ailleurs, Georgette peut se tromper… mais en tout cas, je vous en prie, ne vous livrez pas… Croyez-moi, évitez d'être arrêté… cela facilitera, je pense, beaucoup mes démarches… car il me semble que la justice se montre d'un attachement exagéré pour ceux qu'elle a une fois saisis…
— Mademoiselle, dit Hébé en entrant aussi d'un air inquiet, un homme vient de frapper à la petite porte… il a demandé si un jeune homme en blouse n'était pas entré ici… il a ajouté que la personne qu'il cherchait se nommait Agricol Baudoin… et qu'on avait quelque chose de très important à lui apprendre…
— C'est mon nom, dit Agricol, c'est une ruse pour m'engager à sortir…
— Évidemment, dit Adrienne, aussi faut-il la déjouer. Qu'as-tu répondu, mon enfant? ajouta-t-elle en s'adressant à Hébé.
— Mademoiselle… j'ai répondu que je ne savais pas de qui on voulait parler.
— À merveille!… Et l'homme questionneur?
— Il s'est éloigné, mademoiselle.
— Sans doute pour revenir bientôt, dit Agricol.
— C'est très probable, reprit Adrienne. Aussi, monsieur, faut-il vous résigner à rester ici quelques heures… Je suis malheureusement obligée de me rendre à l'instant chez Mme la princesse de Saint-Dizier, ma tante, pour une entrevue très importante qui ne pouvait déjà souffrir aucun retard, mais qui est rendue plus pressante encore par ce que vous venez de m'apprendre au sujet des filles du maréchal Simon. Restez donc ici, monsieur, puisqu'en sortant vous seriez certainement arrêté.
— Mademoiselle… pardonnez mon refus… Mais encore une fois, je ne dois pas accepter cette offre généreuse.
— Et pourquoi?
— On a tenté de m'attirer au dehors afin de ne pas avoir à pénétrer légalement chez vous; mais à cette heure, mademoiselle, si je ne sors pas on entrera, et jamais je ne vous exposerai à un pareil désagrément. Je ne suis plus inquiet de ma mère, que m'importe la prison!
— Et le chagrin que votre mère ressentira, et ses inquiétudes et ses craintes, n'est-ce donc rien? Et votre père, et cette pauvre ouvrière qui vous aime comme un frère et que je vaux par le coeur, dites-vous, monsieur, l'oubliez-vous aussi?… Croyez-moi, épargnez ces tourments à votre famille… Restez ici; avant ce soir je suis certaine, soit par caution, soit autrement, de vous délivrer de ces ennuis…
— Mais, mademoiselle, en admettant que j'accepte votre offre généreuse… on me trouvera ici.
— Pas du tout… il y a dans ce pavillon, qui servait autrefois de petite maison… vous voyez, monsieur, dit Adrienne en souriant, que j'habite un lieu bien profane, il y a dans ce pavillon une cachette si merveilleusement bien imaginée qu'elle peut défier toutes les recherches: Georgette va vous y conduire; vous y serez très commodément, vous pourrez même y écrire quelques vers pour moi si la situation vous inspire…
— Ah! mademoiselle, que de bontés!… s'écria Agricol. Comment ai-je mérité…
— Comment? monsieur, je vais vous le dire: admettez que votre caractère, que votre position ne méritent aucun intérêt; admettez que je n'aie pas contracté une dette sacrée envers votre père pour les soins touchants qu'il a eus des filles du maréchal Simon, mes parentes… mais songez au moins à Lutine, monsieur, dit Adrienne en riant, à Lutine que voilà… et que vous avez rendue à ma tendresse… Sérieusement… si je ris, reprit cette singulière et folle créature, c'est qu'il n'y a pas le moindre danger pour vous, et que je me trouve dans un accès de bonheur; ainsi donc, monsieur, écrivez-moi vite votre adresse et celle de votre mère sur ce portefeuille; suivez Georgette, et faites-moi de très jolis vers si vous ne vous ennuyez pas trop dans cette prison où vous fuyez… une prison.
Pendant que Georgette conduisait le forgeron dans la cachette, Hébé apportait à sa maîtresse un petit chapeau de castor gris à plume grise, car Adrienne devait traverser le parc pour se rendre au grand hôtel occupé par Mme la princesse de Saint-Dizier. Un quart d'heure après cette scène, Florine entrait mystérieusement dans la chambre de Mme Grivois, première femme de la princesse de Saint-Dizier.
— Eh bien? demanda Mme Grivois à la jeune fille.
— Voici les notes que j'ai pu prendre dans la matinée, dit Florine en remettant un papier à la duègne; heureusement j'ai bonne mémoire…
— À quelle heure, au juste, est-elle rentrée ce matin? dit vivement la duègne.
— Qui, madame?
— Mlle Adrienne.
— Mais elle n'est pas sortie, madame… nous l'avons mise au bain à neuf heures.
— Mais avant neuf heures elle est rentrée, après avoir passé la nuit dehors. Car voilà où elle en est arrivée, pourtant.
Florine regardait Mme Grivois avec un profond étonnement.
— Je ne vous comprends pas, madame.
— Comment! mademoiselle n'est pas rentrée ce matin, à huit heures, par la petite porte du jardin? Osez donc mentir!
— J'avais été souffrante hier, je ne suis descendue qu'à neuf heures pour aider Georgette et Hébé à sortir Mademoiselle du bain… j'ignore ce qui s'est passé auparavant, je vous le jure, madame…
— C'est différent… vous vous informerez de ce que je viens de vous dire là auprès de vos compagnes; elles ne se défient pas de vous, elles vous diront tout…
— Oui, madame.
— Qu'a fait mademoiselle ce matin depuis que vous l'avez vue?
— Mademoiselle a dicté une lettre à Georgette pour M. Norval, j'ai demandé d'être chargée de l'envoyer afin d'avoir un prétexte pour sortir et pour noter ce que j'avais retenu…
— Bon… et cette lettre?
— Jérôme vient de sortir; je la lui ai donnée pour qu'il la mît à la poste…
— Maladroite! s'écria Mme Grivois, vous ne pouviez pas me l'apporter?
— Mais puisque mademoiselle a dicté tout haut à Georgette, selon son habitude, je savais le contenu de cette lettre et je l'ai écrit dans la note.
— Ce n'est pas la même chose… il était possible qu'il fût bon de retarder l'envoi de cette lettre… La princesse va être contrariée…
— J'avais cru bien faire… madame.
— Mon Dieu! je sais que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque; depuis six mois on est satisfait de vous… mais cette fois vous avez commis une grave imprudence…
— Ayez de l'indulgence… madame… ce que je fais est assez pénible. Et la jeune fille étouffa un soupir.
Mme Grivois la regarda fixement, et lui dit d'un ton sardonique:
— Eh bien! ma chère, ne continuez pas… si vous avez des scrupules… vous êtes libre… allez-vous-en…
— Vous savez bien que je ne suis pas libre, madame… dit Florine en rougissant; une larme lui vint aux yeux, et elle ajouta: — Je suis dans la dépendance de M. Rodin, qui m'a placée ici…
— Alors à quoi bon ces soupirs?
— Malgré soi, on a des remords… Mademoiselle est si bonne… si confiante…
— Elle est parfaite, assurément; mais vous n'êtes pas ici pour me faire son éloge… Qu'y a-t-il ensuite?
— L'ouvrier qui a hier retrouvé et rapporté Lutine est venu tout à l'heure demander à parler à mademoiselle.
— Et cet homme est-il encore chez elle?
— Je l'ignore… il entrait seulement lorsque je suis sortie avec la lettre…
— Vous vous arrangerez pour savoir ce qu'est venu faire cet ouvrier chez mademoiselle… vous trouverez un prétexte pour revenir dans la journée m'en instruire.
— Oui, madame…
— Mademoiselle a-t-elle paru préoccupée, inquiète, effrayée de l'entrevue qu'elle doit avoir aujourd'hui avec la princesse? Elle cache si peu ce qu'elle pense que vous devez le savoir.
— Mademoiselle a été gaie comme à l'ordinaire, elle a même plaisanté là-dessus…
— Ah! elle a plaisanté… dit la duègne, et elle ajouta entre ses dents, sans que Florine pût l'entendre: — Rira bien qui rira le dernier; malgré son audace et son caractère diabolique… elle tremblerait, elle demanderait grâce… si elle savait ce qui l'attend aujourd'hui…
Puis s'adressant à Florine:
— Retournez au pavillon, et défendez-vous, je vous le conseille, de ces beaux scrupules qui pourraient vous jouer un mauvais tour, ne l'oubliez pas.
— Je ne peux pas oublier que je ne m'appartiens plus, madame…
— À la bonne heure, et à tantôt. Florine quitta le grand hôtel et traversa le parc pour regagner le pavillon. Mme Grivois se rendit aussitôt auprès de la princesse de Saint-Dizier.
IV. Une jésuitesse.
Pendant que les scènes précédentes se passaient dans la rotonde
Pompadour occupée par Mlle de Cardoville, d'autres événements
avaient lieu dans le grand hôtel occupé par Mme la princesse de
Saint-Dizier.
L'élégance et la somptuosité du pavillon du jardin contrastaient étrangement avec le sombre intérieur de l'hôtel, dont la princesse habitait le premier étage; car la disposition du rez-de-chaussée ne le rendait propre qu'à donner des fêtes, et depuis longtemps Mme de Saint-Dizier avait renoncé à ces splendeurs mondaines; la gravité de ses domestiques, tous âgés et vêtus de noir, le profond silence qui régnait dans sa demeure, où l'on ne parlait pour ainsi dire qu'à voix basse, la régularité presque monastique de cette immense maison, donnaient à l'entourage de la princesse un caractère triste et sévère.
Un homme du monde, qui joignait un grand courage à une rare indépendance de caractère, parlant de Mme la princesse de Saint- Dizier (à qui Adrienne de Cardoville _allait, _selon son expression, _livrer une grande bataille), _disait ceci: «Afin de ne pas avoir Mme de Saint-Dizier pour ennemie, moi qui ne suis ni plat ni lâche, j'ai, pour la première fois de ma vie, fait une platitude et une lâcheté.» Et cet homme parlait sincèrement.
Mais Mme de Saint-Dizier n'était pas tout d'abord arrivée à ce haut point d'_importance. _Quelques mots sont nécessaires pour poser nettement diverses phases de la vie de cette femme dangereuse, implacable, qui, par son affiliation à l'ORDRE avait acquis une puissance occulte et formidable; car il y a quelque chose de plus menaçant qu'un _jésuite… _c'est une _jésuitesse; _et quand on a vu un certain monde, on sait qu'il existe malheureusement beaucoup de ces affiliées, de robe plus ou moins courte. Mme de Saint-Dizier, autrefois fort belle, avait été, pendant les dernières années de l'Empire et les premières années de la Restauration, une des femmes les plus à la mode de Paris: d'un esprit remuant, actif, aventureux, dominateur, d'un coeur froid et d'une imagination vive, elle s'était extrêmement livrée à la galanterie, non par tendresse de coeur, mais par amour pour l'intrigue, qu'elle aimait comme certains hommes aiment le jeu… à cause des émotions qu'elle procure.
Malheureusement, tel avait toujours été l'aveuglement ou l'insouciance de son mari, le prince de Saint-Dizier (frère aîné du comte de Rennepont, duc de Cardoville, père d'Adrienne), que, durant sa vie, il ne dit jamais un mot qui pût faire penser qu'il soupçonnait les aventures de sa femme. Aussi, ne trouvant pas sans doute assez de difficultés dans ces liaisons, d'ailleurs si commodes sous l'Empire, la princesse, sans renoncer à la galanterie, crut lui donner plus de mordant, plus de verdeur, en la compliquant de quelques intrigues politiques. S'attaquer à Napoléon, creuser une mine sous les pieds du colosse, cela du moins promettait des émotions capables de satisfaire le caractère le plus exigeant. Pendant quelque temps tout alla au mieux; jolie et spirituelle, adroite et fausse, perfide et séduisante, entourée d'adorateurs qu'elle fanatisait, mettant une sorte de coquetterie féroce à leur faire jouer leurs têtes dans de graves complots, la princesse espéra ressusciter la Fronde, et entama une correspondance secrète très active avec quelques personnages influents à l'étranger, bien connus pour leur haine contre l'empereur et contre la France; de là datèrent ses premières relations épistolaires avec le marquis d'Aigrigny, alors colonel au service de la Russie, et aide de camp de Moreau. Mais un jour toutes ces belles menées furent découvertes, plusieurs chevaliers de Mme de Saint-Dizier furent envoyés à Vincennes, et l'empereur, qui aurait pu sévir terriblement, se contenta d'exiler la princesse dans une de ses terres près de Dunkerque.
À la Restauration, les _persécutions _dont Mme de Saint-Dizier avait souffert pour la bonne cause lui furent comptées, et elle acquit même alors une assez grande influence, malgré la légèreté de ses moeurs. Le marquis d'Aigrigny, ayant pris du service en France, s'y était fixé; il était charmant et aussi fort à la mode; il avait correspondu et conspiré avec la princesse sans la connaître, ces _précédents _amenèrent nécessairement une liaison entre eux. L'amour-propre effréné, le goût des plaisirs bruyants, de grands besoins de haine, d'orgueil et de domination, l'espèce de sympathie mauvaise, dont l'attrait perfide rapproche les natures perverses sans les confondre, avaient fait de la princesse et du marquis deux complices plutôt que deux amants. Cette liaison était fondée sur des sentiments égoïstes, amers, sur l'appui redoutable que deux caractères de cette trempe dangereuse pouvaient se prêter contre un monde où leur esprit d'intrigue, de galanterie, et de dénigrement leur avait fait beaucoup d'ennemis; cette liaison dura jusqu'au moment où, après son duel avec le général Simon, le marquis entra au séminaire sans que l'on connût la cause de cette résolution subite.
La princesse, ne trouvant pas l'heure de la conversion sonnée pour elle, continua de s'abandonner au tourbillon du monde avec une ardeur âpre, jalouse, haineuse, car elle voyait finir ses belles années. On jugera, par le fait suivant, du caractère de cette femme. Encore fort agréable, elle voulut terminer sa vie mondaine par un éclatant et dernier triomphe, ainsi qu'une grande comédienne sait se retirer à temps du théâtre afin de laisser des regrets. Voulant donner cette consolation suprême à sa vanité, la princesse choisit habilement ses victimes; elle avisa dans le monde un jeune couple qui s'idolâtrait, et à force d'astuce, de manèges, elle enleva l'amant à sa maîtresse, ravissante femme de dix-huit ans dont il était adoré. Ce succès bien constaté, Mme de Saint-Dizier quitta le monde dans tout l'éclat de son aventure. Après plusieurs longs entretiens avec l'abbé-marquis d'Aigrigny, alors prédicateur fort renommé, elle partit brusquement de Paris, et alla passer deux ans dans sa terre près de Dunkerque, où elle n'emmena qu'une de ses femmes, Mme Grivois.
Lorsque la princesse revint, on ne put reconnaître cette femme autrefois frivole, galante et dissipée; la métamorphose était complète, extraordinaire, presque effrayante. L'hôtel de Saint- Dizier, jadis ouvert aux joies, aux fêtes, aux plaisirs, devint silencieux et austère; au lieu de ce qu'on appelle _monde élégant, _la princesse ne reçut plus chez elle que des femmes d'une dévotion retentissante, des hommes importants, mais cités pour la sévérité outrée de leurs principes religieux et monarchiques. Elle s'entoura surtout de certains membres considérables du haut clergé; une congrégation de femmes fut placée sous son patronage; elle eut confesseur, chapelle, aumônier, et même directeur; mais ce dernier exerçait _in partibus: _le marquis-abbé d'Aigrigny resta véritablement son guide spirituel; il est inutile de dire que depuis longtemps leurs relations de galanterie avaient complètement cessé. Cette conversion soudaine, complète et surtout très bruyamment prônée, frappa le plus grand nombre d'admiration et de respect; quelques-uns, plus pénétrants, sourirent. Un trait entre mille fera connaître l'effrayante puissance que la princesse avait acquise depuis son affiliation. Ce trait montrera aussi le caractère souterrain, vindicatif et impitoyable de cette femme, qu'Adrienne de Cardoville s'apprêtait si imprudemment à braver. Parmi les personnes qui sourirent plus ou moins de la conversion de Mme de Saint-Dizier se trouvait le jeune couple qu'elle avait désuni si cruellement avant de quitter pour toujours la scène galante du monde: tous deux, plus passionnés que jamais, s'étaient réunis dans leur amour après cet orage passager, bornant leur vengeance à quelques piquantes plaisanteries sur la conversion de la femme qui leur avait fait tant de mal… Quelque temps après, une terrible fatalité s'appesantissait sur les deux amants. Un mari, jusqu'alors aveugle… était brusquement éclairé par des révélations anonymes; un épouvantable éclat s'ensuivit, la jeune femme fut perdue. Quant à l'amant, des bruits vagues, peu précisés, mais remplis de réticences perfidement calculées et mille fois plus odieuses qu'une accusation formelle, que l'on peut au moins combattre et détruire, étaient répandus sur lui avec tant de persistance, avec une si diabolique habileté et par des voies si diverses, que ses meilleurs amis se retirèrent peu à peu de lui, subissant à leur insu l'influence lente et irrésistible de ce bourdonnement incessant et confus qui pourtant peut se résumer par ceci:
— Eh bien! vous savez?
— Non!
— On dit de bien vilaines choses sur lui!
— Ah! vraiment? Et quoi donc?
— Je ne sais, de mauvais bruits… des rumeurs fâcheuses pour son honneur.
— Diable!… c'est grave… Cela m'explique alors pourquoi il est maintenant reçu plus que froidement.
— Quant à moi, désormais je l'éviterai.
— Et moi aussi, etc., etc.
Le monde est ainsi fait, qu'il n'en faut souvent pas plus pour flétrir un homme auquel d'assez grands succès ont mérité beaucoup d'envieux. C'est ce qui arriva à l'homme dont nous parlons. Le malheureux, voyant le vide se former autour de lui, sentant, pour ainsi dire, la terre manquer sous ses pieds, ne savait où chercher, où prendre l'insaisissable ennemie dont il sentait les coups; car jamais il ne lui était venu à la pensée de soupçonner la princesse, qu'il n'avait pas revue depuis son aventure avec elle. Voulant à toute force savoir la cause de cet abandon et de ces mépris, il s'adressa à un de ses anciens amis. Celui-ci lui répondit d'une manière dédaigneusement évasive; l'autre s'emporta, demanda satisfaction… Son adversaire lui dit:
— Trouvez deux témoins de votre connaissance et de la mienne… et je me bats avec vous. Le malheureux n'en trouva pas un.
Enfin, délaissé par tous, sans avoir jamais pu s'expliquer ce délaissement, souffrant atrocement du sort de la femme qui avait été perdue pour lui, il devint fou de douleur, de rage, de désespoir, et se tua… Le jour de sa mort, Mme de Saint-Dizier dit qu'une vie aussi honteuse devait avoir nécessairement une pareille fin; que celui qui pendant si longtemps s'était fait un jeu des lois divines et humaines ne pouvait terminer sa misérable vie que par un dernier crime… le suicide!… Et les amis de Mme de Saint-Dizier répétèrent et colportèrent ces terribles paroles d'un air contrit, béat et convaincu.
Ce n'était pas tout: à côté du châtiment se trouvait la récompense. Les gens qui observent remarquaient que les favoris de la coterie religieuse de Mme de Saint-Dizier arrivaient à de hautes positions avec une rapidité singulière. Les jeunes gens _vertueux, _et puis religieusement assidus aux prônes, étaient mariés à de riches orphelines du _Sacré-Coeur, _que l'on tenait en réserve; pauvres jeunes filles qui, apprenant trop tard ce que c'est qu'un mari dévot, choisi et imposé par des dévotes, expiaient souvent par des larmes bien amères la trompeuse faveur d'être ainsi admises parmi ce monde hypocrite et faux où elles se trouvaient étrangères, sans appui, et qui les écrasait si elles osaient se plaindre de l'union à laquelle on les avait condamnées. Dans le salon de Mme de Saint-Dizier se faisaient des préfets, des colonels, des receveurs généraux, des députés, des académiciens, des évêques, des pairs de France, auxquels on ne demandait, en retour du tout-puissant appui qu'on leur donnait, que d'affecter des dehors pieux, de communier quelquefois en public, de jurer une guerre acharnée à tout ce qui était impie ou révolutionnaire, et surtout de correspondre confidentiellement, sur _différents sujets de son choix, _avec l'abbé d'Aigrigny; distraction fort agréable d'ailleurs, car l'abbé était l'homme du monde le plus aimable, le plus spirituel, et surtout le plus accommodant.
Voici à ce propos un fait _historique _qui a manqué à l'ironie amère et vengeresse de Molière ou de Pascal. C'était pendant la dernière année de la Restauration; un des hauts dignitaires de la cour, homme indépendant et ferme, ne _pratiquait pas, _comme disent les bons pères, c'est-à-dire qu'il ne communiait pas. L'évidence où le mettait sa position pouvait rendre cette indifférence d'un fâcheux exemple; on lui dépêcha l'abbé-marquis d'Aigrigny; celui-ci, connaissant le caractère honorable et élevé du récalcitrant, sentit que, s'il pouvait l'amener à _pratiquer, _par quelque moyen que ce fût, _l'effet _serait des meilleurs; en homme d'esprit, et sachant à qui il s'adressait, l'abbé fit bon marché du dogme, du fait religieux en lui-même; il ne parla que des convenances, de l'exemple salutaire qu'une pareille résolution produirait sur le public.
— Monsieur l'abbé, dit l'autre, je respecte plus la religion que vous-même, car je regarderais comme une jonglerie infâme de communier sans conviction.
— Allons, allons, homme intraitable, _Alceste _renfrogné, dit le marquis-abbé en souriant finement, on mettra d'accord vos scrupules et le profit que vous aurez, croyez-moi, à m'écouter: _on vous ménagera _une COMMUNION BLANCHE, car, après tout, que demandons-nous? l'apparence.
Or, une _communion blanche _se pratique avec une hostie non consacrée.
L'abbé-marquis en fut pour ses offres rejetées avec indignation; mais l'homme de cour fut destitué. Et cela n'était pas un fait isolé. Malheur à ceux qui se trouvaient en opposition de principes et d'intérêts avec Mme de Saint-Dizier ou ses amis! Tôt ou tard, directement ou indirectement, ils se voyaient frappés d'une manière cruelle, presque toujours irréparable: ceux-ci dans leurs relations les plus chères, ceux-là dans leur crédit; d'autres dans leur honneur, d'autres enfin dans les fonctions officielles dont ils vivaient; et cela par l'action sourde, latente, continue, d'un dissolvant terrible et mystérieux qui minait invisiblement les réputations, les fortunes, les positions les plus solidement établies, jusqu'au moment où elles s'abîmaient à jamais au milieu de la surprise et de l'épouvante générales.
On concevra maintenant que, sous la Restauration, la princesse de Saint-Dizier fût devenue singulièrement influente et redoutable. Lors de la révolution de Juillet, elle s'était _ralliée; _et, chose bizarre! tout en conservant des relations de famille et de société avec quelques personnes très fidèles au culte de la monarchie déchue, on lui attribuait encore beaucoup d'action et de pouvoir. Disons enfin que le prince de Saint-Dizier étant décédé sans enfants, depuis plusieurs années, sa fortune personnelle, très considérable, était retournée à son beau-frère puîné, le père d'Adrienne de Cardoville; ce dernier étant mort depuis dix-huit mois, cette jeune fille se trouvait donc alors la dernière et seule représentante de cette branche de la famille des Rennepont.
La princesse de Saint-Dizier attendait sa nièce dans un assez grand salon tendu de damas vert sombre; les meubles, recouverts de pareille étoffe, étaient d'ébène sculpté, ainsi que la bibliothèque, remplie de livres pieux. Quelques tableaux de sainteté, un grand christ d'ivoire sur un fond de velours noir, achevaient de donner à cette pièce une apparence austère et lugubre. Mme de Saint-Dizier, assise devant un grand bureau, achevait de cacheter plusieurs lettres, car elle avait une correspondance fort étendue et fort variée. Alors âgée de quarante-cinq ans environ, elle était belle encore; les années avaient épaissi sa taille, qui, autrefois d'une élégance remarquable, se dessinait pourtant encore assez avantageusement sous sa robe noire montante. Son bonnet fort simple, orné de rubans gris, laissait voir ses cheveux blonds lissés en épais bandeaux. Au premier abord on restait frappé de son air à la fois digne et simple; on cherchait en vain, sur cette physionomie alors remplie de componction et de calme, la trace des agitations de la vie passée; à la voir si naturellement grave et réservée, l'on ne pouvait s'habituer à la croire l'héroïne de tant d'intrigues, de tant d'aventures galantes; bien plus, si par hasard elle entendait un propos quelque peu léger, la figure de cette femme, qui avait fini par se croire à peu près une mère de l'Église, exprimait aussitôt un étonnement candide et douloureux qui se changeait bientôt en un air de chasteté révoltée et de commisération dédaigneuse. Du reste, lorsqu'il le fallait, le sourire de la princesse était encore rempli de grâce et même d'une séduisante et irrésistible bonhomie; son grand oeil bleu savait, à l'occasion, devenir affectueux et caressant; mais si l'on osait froisser son orgueil, contrarier ses volontés ou nuire à ses intérêts, et qu'elle pût, sans se compromettre, laisser éclater ses ressentiments, alors sa figure, habituellement placide et sérieuse, trahissait une froide et implacable méchanceté.
À ce moment Mme Grivois entra dans le cabinet de la princesse, tenant à la main le _rapport _que Florine venait de lui remettre sur la matinée d'Adrienne de Cardoville. Mme Grivois était depuis longtemps au service de Mme de Saint-Dizier; elle savait tout ce qu'une femme de chambre intime peut et doit savoir de sa maîtresse lorsque celle-ci a été fort galante.
Était-ce volontairement que la princesse avait conservé ce témoin si bien instruit des nombreuses erreurs de sa jeunesse? c'est ce qu'on ignorait généralement. Ce qui demeurait évident, c'est que Mme Grivois jouissait auprès de la princesse de grands privilèges, et qu'elle était plutôt comme une femme de compagnie que comme une femme de chambre.
— Voici, madame, les notes de Florine, dit Mme Grivois en remettant le papier à la princesse.
— J'examinerai cela _tout à l'heure, _répondit Mme de Saint- Dizier; mais, dites-moi, ma nièce va se rendre ici. Pendant la conférence à laquelle elle va assister, vous conduirez dans son pavillon une personne qui doit bientôt venir et qui vous demandera de ma part.
— Bien, madame.
— Cet homme fera un inventaire exact de tout ce que renferme le pavillon qu'Adrienne habite. Vous veillerez à ce que rien ne soit omis: ceci est de la plus grande importance.
— Oui, madame… mais si Georgette ou Hébé veulent s'opposer…
— Soyez tranquille, l'homme chargé de cet inventaire a une qualité telle, que lorsqu'elles le connaîtront, ces filles n'oseront s'opposer à cet inventaire ni aux autres mesures qu'il a encore à prendre… Il ne faudrait pas manquer, tout en l'accompagnant, d'insister sur certaines particularités destinées à confirmer les bruits que vous avez répandus depuis quelque temps…
— Soyez tranquille, madame, ces bruits ont maintenant la consistance d'une vérité…
— Bientôt cette Adrienne si insolente et si hautaine sera donc brisée et forcée de demander grâce… et à moi encore…
Un vieux valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte et annonça:
— Monsieur l'abbé d'Aigrigny!
— Si Mlle de Cardoville se présente, dit la princesse à
Mme Grivois, vous la prierez d'attendre un instant.
— Oui, madame… dit la duègne, qui sortit avec le valet de chambre.
Mme de Saint-Dizier et M. d'Aigrigny restèrent seuls.
V. Le complot.
L'abbé-marquis d'Aigrigny, on l'a facilement deviné, le personnage que l'on a déjà vu rue du Milieu-des-Ursins, d'où il était parti pour Rome il y avait de cela trois mois environ. Le marquis était vêtu de grand deuil avec son élégance accoutumée. Il ne portait pas la soutane; sa redingote noire, assez juste, et son gilet, bien serré aux hanches, faisaient valoir l'élégance de sa taille; son pantalon de casimir noir découvrait son pied parfaitement chaussé de brodequins vernis; enfin sa tonsure disparaissait au milieu de la légère calvitie qui avait un peu dégarni la partie postérieure de sa tête. Rien dans son costume ne décelait, pour ainsi dire, le prêtre, sauf peut-être le manque absolu de favoris, remarquable sur une figure aussi virile; son menton, fraîchement rasé, s'appuyait sur une haute et ample cravate noire nouée avec une crânerie militaire qui rappelait que cet abbé-marquis, que ce prédicateur en renom, alors l'un des chefs les plus actifs et les plus influents de son ordre, avait, sous la Restauration, commandé un régiment de hussards après avoir fait la guerre avec les Russes contre la France.
Arrivé seulement le matin, le marquis n'avait pas revu la princesse depuis que sa mère à lui, la marquise douairière d'Aigrigny, était morte auprès de Dunkerque, dans une terre appartenant à Mme de Saint-Dizier, en appelant en vain son fils pour adoucir l'amertume de ses derniers moments; mais un ordre, auquel M. d'Aigrigny avait dû sacrifier les sentiments les plus sacrés de la nature, lui ayant été transmis de Rome, il était aussitôt parti pour cette ville, non sans un mouvement d'hésitation remarqué et dénoncé par Rodin; car l'amour de M. d'Aigrigny pour sa mère avait été le seul sentiment pur qui eût constamment traversé sa vie. Lorsque le valet de chambre se fut discrètement retiré avec Mme Grivois, le marquis s'approcha vivement de la princesse, lui tendit la main, et lui dit d'une voix émue:
— Herminie… ne m'avez-vous pas caché quelque chose dans vos lettres?… À ses derniers moments, ma mère m'a maudit!
— Non, non, Frédéric… rassurez-vous… Elle eût désiré votre présence… Mais bientôt ses idées se sont troublées, et dans son délire… c'était encore vous… qu'elle appelait…
— Oui, dit le marquis avec amertume, son instinct maternel lui disait sans doute que ma présence aurait peut-être pu la rendre à la vie…
— Je vous en prie… bannissez de si tristes souvenirs… ce malheur est irréparable.
— Une dernière fois, répétez-le-moi… Vraiment, ma mère n'a pas été cruellement affectée de mon absence?… Elle n'a pas soupçonné qu'un devoir plus impérieux m'appelait ailleurs?
— Non, non, vous dis-je… Lorsque sa raison s'est machinalement troublée, il s'en fallait de beaucoup que vous eussiez eu déjà le temps d'être rendu auprès d'elle… Tous les tristes détails que je vous ai écrits à ce sujet sont de la plus exacte vérité. Ainsi, rassurez-vous…
— Oui… ma conscience devrait être tranquille… j'ai obéi à mon devoir en sacrifiant ma mère; et pourtant, malgré moi, je n'ai jamais pu parvenir à ce complet détachement qui nous est commandé par ces terribles paroles: Celui qui ne hait pas son père et sa mère, et jusqu'à son âme, ne peut être mon disciple.[10]
— Sans doute, Frédéric, ces renoncements sont pénibles; mais, en échange, que d'influence… que de pouvoir!
— Il est vrai, dit le marquis après un moment de silence: que ne sacrifierait-on pas pour régner dans l'ombre sur ces tout- puissants de la terre qui règnent au grand jour! Ce voyage à Rome que je viens de faire… m'a donné une nouvelle idée de notre formidable pouvoir; car, voyez-vous, Herminie, c'est surtout de Rome, de ce point culminant qui, quoi qu'on fasse, domine encore la plus belle, la plus grande partie du monde, soit par la force de l'habitude ou de la tradition, soit par la foi… c'est de ce point surtout qu'on peut embrasser notre action dans toute son étendue… C'est un curieux spectacle de voir de si haut le jeu régulier de ces milliers d'instruments, dont la personnalité s'absorbe continuellement dans l'immuable personnalité de notre ordre… Quelle puissance nous avons!… Vraiment, je suis toujours saisi d'un sentiment d'admiration, presque effrayé, en songeant qu'avant de nous appartenir l'homme pense, veut, croit, agit à son gré… et lorsqu'il est à nous, au bout de quelques mois… de l'homme il n'a plus que l'enveloppe: Intelligence, esprit, raison, conscience, libre arbitre, tout est chez lui paralysé, desséché, atrophié, par l'habitude d'une obéissance muette et terrible, par la pratique de mystérieux exercices qui brisent et tuent tout ce qu'il y a de libre et de spontané dans la pensée humaine. Alors, à ces corps privés d'âmes, muets, mornes, froids comme des cadavres, nous insufflons l'esprit de notre ordre; aussitôt ces cadavres marchent, vont, agissent, exécutent, mais sans sortir du cercle où ils sont à jamais enfermés; c'est ainsi qu'ils deviennent membres du corps gigantesque dont ils exécutent machinalement la volonté, mais dont ils ignorent les desseins, ainsi que la main exécute les travaux les plus difficiles sans connaître, sans comprendre la pensée qui la dirige.
En parlant ainsi, la physionomie du marquis d'Aigrigny prenait une incroyable expression de superbe et de domination hautaine.
— Oh! oui, cette puissance est grande, bien grande, dit la princesse, d'autant plus formidable qu'elle s'exerce mystérieusement sur les esprits et sur les consciences.
— Tenez, Herminie, dit le marquis, j'ai eu sous mes ordres un régiment magnifique; rien n'était plus éclatant que l'uniforme de mes hussards; bien souvent, le matin, par un beau soleil d'été sur un vaste champ de manoeuvres, j'ai éprouvé la mâle et profonde jouissance du commandement… à ma voix, mes cavaliers s'ébranlaient, les fanfares sonnaient, les plumes flottaient, les sabres luisaient, mes officiers, étincelants de broderies d'or, couraient au galop répéter mes ordres: ce n'était que bruit, lumière, éclat; tous ces soldats, braves ardents, électrisés par la bataille, obéissaient à un signe, à une parole de moi, je me sentais fier et fort, tenant pour ainsi dire dans ma main tous ces courages que je maîtrisais, comme je maîtrisais la fougue de mon cheval de bataille… Eh bien, aujourd'hui, malgré nos mauvais jours… moi qui ai longtemps et bravement fait la guerre, je puis le dire sans vanité aujourd'hui, à cette heure, je me sens mille fois plus d'action, plus d'autorité, plus de force, plus d'audace, à la tête de cette milice noire et muette, qui pense, veut, va et obéit machinalement selon que je dis; qui d'un signe se disperse sur la surface du globe, ou se glisse doucement dans le ménage par la confession de la femme et par l'éducation de l'enfant, dans les intérêts de famille par les confidences des mourants, sur le trône par la conscience inquiète d'un roi crédule et timoré, à côté du Saint-Père enfin… cette manifestation vivante de la Divinité, par les services qu'on lui rend ou qu'on lui impose… Encore une fois, dites, cette domination mystérieuse qui s'étend depuis le berceau jusqu'à la tombe, depuis l'humble ménage de l'artisan jusqu'au trône… depuis le trône jusqu'au siège sacré du vicaire de Dieu; cette domination n'est-elle pas faite pour allumer ou satisfaire la plus vaste ambition? Quelle carrière au monde m'eût offert ces splendides jouissances? Quel profond dédain ne dois-je pas avoir pour cette vie frivole et brillante d'autrefois qui pourtant nous faisait tant d'envieux, Herminie! Vous en souvenez- vous? ajouta d'Aigrigny avec un sourire amer.
— Combien vous avez raison, Frédéric! reprit vivement la princesse. Avec quel mépris on songe au passé… Comme vous, souvent, je compare le passé au présent, et alors quelle satisfaction je ressens d'avoir suivi vos conseils! Car, enfin, n'est-ce pas à vous que je dois de ne pas jouer le rôle misérable et ridicule que joue toujours une femme sur le retour lorsqu'elle a été belle et entourée?… Que ferais-je à cette heure? Je m'efforcerais en vain de retenir autour de moi ce monde égoïste et ingrat, ces hommes grossiers qui ne s'occupent des femmes que tant qu'elles peuvent servir à leurs passions ou flatter leur vanité; ou bien il me resterait la ressource de tenir ce qu'on appelle une maison agréable… pour les autres… oui… de donner des fêtes, c'est-à-dire recevoir une foule d'indifférents, et offrir des occasions de se rencontrer à de jeunes couples amoureux qui, se suivant chaque soir de salon en salon, ne viennent chez vous que pour se trouver ensemble: stupide plaisir, en vérité, que d'héberger cette jeunesse épanouie, riante, amoureuse, qui regarde le luxe et l'éclat dont on l'entoure comme le cadre obligé de ses joies et de ses amours insolents.
Il y avait tant de dureté dans les paroles de la princesse, et sa physionomie exprimait une envie si haineuse, que la violente amertume de ses regrets se trahissait malgré elle.
— Non, non, reprit-elle, grâce à vous, Frédéric, après un dernier et éclatant triomphe, j'ai rompu sans retour avec ce monde qui bientôt m'aurait abandonnée, moi si longtemps son idole et sa reine; j'ai changé de royaume… Au lieu d'hommes dissipés, que je dominais par une frivolité supérieure à la leur, je me suis vue entourée d'hommes considérables, redoutés, tout-puissants, dont plusieurs gouvernaient l'État; je me suis dévouée à eux comme ils se sont dévoués à moi. Alors seulement j'ai joui du bonheur que j'avais toujours rêvé… j'ai eu une part active, une forte influence dans les plus grands intérêts du monde; j'ai été initiée aux secrets les plus graves; j'ai pu frapper sûrement qui m'avait raillée ou haïe; j'ai pu élever au-delà de leurs espérances ceux qui me servaient, me respectaient et m'obéissaient.
— En quelques mots, Herminie, vous venez de résumer ce qui fera toujours notre force… en nous recrutant des prosélytes… «Trouver la facilité de satisfaire sûrement ses haines et ses sympathies, et acheter au prix d'une obéissance passive à la hiérarchie de l'ordre sa part de mystérieuse domination sur le reste du monde…» Et il y a des fous… des aveugles, qui nous croient abattus parce que nous avons à lutter contre quelques mauvais jours, dit M. d'Aigrigny avec dédain, comme si nous n'étions pas surtout fondés, organisés pour la lutte… comme si dans la lutte nous ne puisions pas une force, une activité nouvelle… Sans doute les temps sont mauvais… mais ils deviendront meilleurs… Et vous le savez, il est presque certain que dans quelques jours, le 13 février, nous disposerons d'un moyen d'action assez puissant pour rétablir notre influence un moment ébranlée.
— Vous voulez parler de l'affaire des médailles?…
— Sans doute et je n'avais autant de hâte d'être de retour ici que pour assister à ce qui pour nous est un si grand événement.
— Vous avez su… la fatalité qui encore une fois a failli renverser tant de projets si laborieusement conçus?…
— Oui, tout à l'heure, en arrivant, j'ai vu Rodin…
— Il vous a dit…
— L'inconcevable arrivée de l'Indien et des filles du général Simon au château de Cardoville après le double naufrage qui les a jetés sur la côte de Picardie… Et l'on croyait les jeunes filles à Leipzig… l'Indien à Java… les précautions étaient si bien prises… En vérité, ajouta le marquis avec dépit, on dirait qu'une invisible puissance protège toujours cette famille!
— Heureusement, Rodin est homme de ressources et d'activité, reprit la princesse; il est venu hier soir… nous avons longuement causé.
— Et le résultat de votre entretien est excellent… Le soldat va être éloigné pendant deux jours… le confesseur de sa femme est prévenu, le reste après ira de soi-même… demain, ces jeunes filles ne seront plus à craindre… Reste l'Indien… il est à Cardoville, dangereusement blessé; nous avons donc du temps pour agir…
— Mais ce n'est pas tout, reprit la princesse, il y a encore, sans compter ma nièce, deux personnes qui, pour nos intérêts, ne doivent pas se trouver à Paris le 13 février.
— Oui, M. Hardy… mais son ami le plus cher, le plus intime, le
trahit: il est à nous, et par lui on a attiré M. Hardy dans le
Midi, d'où il est presque impossible qu'il revienne avant un mois.
Quant à ce misérable ouvrier vagabond surnommé Couche-tout-nu…
— Ah!… fit la princesse avec une exclamation de pudeur révoltée…
— Cet homme ne nous inquiète pas… Enfin Gabriel, sur qui repose notre espoir certain, ne sera pas abandonné d'une minute jusqu'au grand jour… Tout semble donc nous promettre le succès… et plus que jamais… il nous faut à tout prix le succès. C'est pour nous une question de vie ou de mort… car en revenant je me suis arrêté à Forli… J'ai vu le duc d'Orbano; son influence sur l'esprit du roi est toute-puissante… absolue… il a complètement accaparé son esprit, c'est donc avec le duc seul qu'il est possible de traiter…
— Eh bien?
— D'Orbano se fait fort, et il le peut, je le sais, de nous assurer une existence légale, hautement protégée dans les États de son maître, avec le privilège exclusif de l'éducation de la jeunesse… Grâce à de tels avantages, il ne nous faudrait pas en ce pays plus de deux ou trois ans pour y être tellement enracinés, que ce serait au duc d'Orbano à nous demander appui à son tour; mais aujourd'hui qu'il peut tout, il met une condition absolue à ses services.
— Et cette condition?…
— 5 000 000 comptants, et une pension annuelle de 100 000 francs.
— C'est beaucoup!…
— Et c'est peu, si l'on songe qu'une fois le pied dans ce pays, on rentrerait promptement dans cette somme, qui, après tout, est à peine la huitième partie de celle que l'affaire des médailles, heureusement conduite, doit assurer à l'ordre…
— Oui… près de quarante millions… dit la princesse d'un air pensif.
— Et encore… ces cinq millions que d'Orbano demande ne seraient qu'une avance… ils nous rentreraient par des dons volontaires, en raison même de l'accroissement de notre influence par l'éducation des enfants, qui nous donnerait la famille… et peu à peu la confiance de ceux qui gouvernent… Et ils hésitent!… s'écria le marquis en haussant les épaules avec dédain. Et il est des gouvernements assez aveugles pour nous proscrire! ils ne voient donc pas qu'en nous abandonnant l'éducation, ce que nous demandons avant toute chose, nous façonnons le peuple à cette obéissance muette et morne, à cette soumission de serf et de brute, qui assure le repos des États par l'immobilité de l'esprit! Et quand on songe pourtant que la majorité des classes nobles et de la riche bourgeoisie nous déteste et nous hait! Ces stupides ne comprennent donc pas que, du jour où nous aurons persuadé au peuple que son atroce misère est une loi immuable, éternelle de la destinée; qu'il doit renoncer au coupable espoir de toute amélioration à son sort; qu'il doit enfin regarder comme un crime aux yeux de Dieu d'aspirer au bien-être dans ce monde, puisque les récompenses d'en haut sont en raison des souffrances d'ici-bas; de ce jour-là, il faudra bien que le peuple, hébété par cette conviction désespérante, se résigne à croupir dans sa fange et dans sa misère; alors toutes ses impatientes aspirations vers des jours meilleurs seront étouffées, alors seront résolues ces questions menaçantes qui rendent pour les gouvernants l'avenir si sombre et si effrayant… Ces gens ne voient donc pas que cette foi aveugle, passive, que nous demandons au peuple, nous sert de frein pour le conduire et le mater… tandis que nous ne demandons aux heureux du monde que des apparences qui devraient, s'ils avaient seulement l'intelligence de leur corruption, donner un stimulant de plus à leurs plaisirs?
— Il n'importe, Frédéric, reprit la princesse; ainsi que vous le dites, un grand jour approche… Avec près de quarante millions que l'ordre peut posséder par l'heureux succès de l'affaire des médailles… on peut tenter sûrement bien des grandes choses… Comme levier, entre les mains de l'ordre, un tel moyen d'action serait d'une portée incalculable, dans ce temps où tout se vend et s'achète.
— Et puis, reprit M. d'Aigrigny d'un air pensif, il ne faut pas se le dissimuler… ici la réaction continue… l'exemple de la France est tout… C'est à peine si en Autriche et en Hollande nous pouvons nous maintenir… les ressources de l'ordre diminuent de jour en jour. C'est un moment de crise; mais il peut se prolonger. Aussi, grâce à cette ressource immense… des médailles, nous pouvons non seulement braver toutes les éventualités, mais encore nous établir puissamment, grâce à l'offre du duc d'Orbano, que nous acceptons… Alors, de ce centre inexpugnable, notre rayonnement serait incalculable… Ah! le 13 février, ajouta M. d'Aigrigny après un moment de silence, en secouant la tête, le 13 février peut être pour notre puissance une date aussi fameuse que celle du concile de Trente, qui nous a donné pour ainsi dire une nouvelle vie.
— Aussi ne faut-il rien épargner, dit la princesse, pour réussir à tout prix… Des six personnes que vous avez à craindre, cinq sont ou seront hors d'état de vous nuire… Il reste donc ma nièce… et vous savez que je n'attendais que votre arrivée pour prendre une dernière résolution… Toutes mes dispositions sont prises, et, ce matin même, nous commencerons à agir…
— Vos soupçons ont-ils augmenté, depuis votre dernière lettre?
— Oui… je suis certaine qu'elle est plus instruite qu'elle ne veut le paraître… et, dans ce cas, nous n'aurions pas de plus dangereuse ennemie.
— Telle a été toujours mon opinion… Aussi, il y a six mois, vous ai-je engagée à prendre en tous cas les mesures que vous avez prises, et qui rendent facile aujourd'hui ce qui sans cela eût été impossible.
— Enfin, dit la princesse avec une expression de joie haineuse et amère, ce caractère indomptable sera brisé, je vais être vengée de tant d'insolents sarcasmes que j'ai été obligée de dévorer pour ne pas éveiller ses soupçons; moi… moi, avoir tout supporté jusqu'ici… car cette Adrienne a pris comme à tâche, l'imprudente… de m'irriter contre elle…
— Qui vous offense m'offense. Vous le savez, Herminie, mes haines sont les vôtres.
— Et vous-même… mon ami… combien de fois avez-vous été en butte à sa poignante ironie!
— Mes instincts m'ont rarement trompé… je suis certain que cette jeune fille peut être pour nous un ennemi dangereux… très dangereux, dit le marquis d'une voix brève et dure.
— Aussi faut-il qu'elle ne soit plus à craindre, répondit
Mme de Saint-Dizier en regardant fixement le marquis.
— Avez-vous vu le docteur Baleinier et Tripeaud? demanda-t-il.
— Ils seront ici ce matin… Je les ai avertis de tout.
— Vous les avez trouvés bien disposés contre elle?
— Parfaitement… Adrienne ne se défie en rien du docteur, qui a toujours su conserver, jusqu'à un certain point, sa confiance… Du reste, une circonstance qui me semble inexplicable vient encore à notre aide.
— Que voulez-vous dire?
— Ce matin Mme Grivois a été, selon mes ordres, rappeler à Adrienne que je l'attendais à midi pour une affaire importante. En approchant du pavillon, Mme Grivois a vu ou a cru voir Adrienne rentrer par la petite porte du jardin.
— Que dites-vous?… Serait-il possible?… En a-t-on la preuve positive? s'écria le marquis.
— Jusqu'à présent il n'y a pas d'autre preuve que la déposition spontanée de Mme Grivois… Mais j'y songe, dit la princesse en prenant un papier placé auprès d'elle, voici le rapport que me fait chaque jour une des femmes d'Adrienne.
— Celle que Rodin est parvenu à faire placer auprès de votre nièce?
— Elle-même, et comme cette créature se trouve dans la plus entière dépendance de Rodin, elle nous a parfaitement servis jusqu'ici… Peut-être dans ce rapport trouvera-t-on la confirmation de ce que Mme Grivois affirme avoir vu.
À peine la princesse eut-elle jeté les yeux sur cette note, qu'elle s'écria presque avec effroi:
— Que vois-je?… mais c'est donc le démon que cette fille?
— Que dites-vous?
— Le régisseur de cette terre qu'elle a vendue, en écrivant à Adrienne pour lui demander sa protection, l'a instruite du séjour du prince indien au château. Elle sait qu'il est son parent… et elle vient d'écrire à son ancien professeur de peinture, Norval, de partir en poste avec des costumes indiens, des cachemires, afin de ramener ici tout de suite ce prince Djalma… lui… qu'il faut à tout prix éloigner de Paris.
Le marquis pâlit et dit à Mme de Saint-Dizier:
— S'il ne s'agit pas d'un nouveau caprice de votre nièce… l'empressement qu'elle met à mander ici ce parent… prouve qu'elle en sait encore plus que vous n'aviez osé le soupçonner… Elle est instruite de l'affaire des médailles. Elle peut tout perdre… prenez garde!…
— Alors, dit résolument la princesse, il n'y a plus à hésiter… il faut pousser les choses plus que nous ne l'avions pensé… et que ce matin même tout soit fini…
— Oui… mais c'est presque impossible.
— Tout se peut; le docteur et M. Tripeaud sont à nous, dit vivement la princesse.
— Quoique je sois aussi sûr que vous-même du docteur… et de M. Tripeaud dans cette circonstance, il ne faudra aborder cette question, qui les effrayera d'abord… qu'après l'entretien que nous allons avoir avec votre nièce… Il vous sera facile, malgré sa finesse, de savoir à quoi nous en tenir… Et si nos soupçons se réalisent… si elle est instruite de ce qu'il serait dangereux qu'elle sût… alors aucun ménagement, surtout aucun retard. Il faut qu'aujourd'hui tout soit terminé. Il n'y a pas à hésiter.
— Avez-vous pu faire prévenir l'homme en question? dit la princesse après un moment de silence.
— Il doit être ici à midi… Il ne peut tarder.
— J'ai pensé que nous serions ici très commodément pour ce que nous voulons… cette pièce n'est séparée du petit salon que par une portière; on l'abaissera… et votre homme pourra se placer derrière.
— À merveille.
— C'est un homme sûr?
— Très sûr… nous l'avons déjà souvent employé dans des circonstances pareilles; il est aussi habile que discret…
À ce moment on frappa légèrement à la porte.
— Entrez! dit la princesse.
— M. le docteur Baleinier fait demander si madame la princesse peut le recevoir, dit un valet de chambre.
— Certainement, priez-le d'entrer.
— Il y a aussi un monsieur à qui M. l'abbé a donné rendez-vous ici à midi, et que, selon ses ordres, j'ai fait attendre dans l'oratoire.
— C'est l'homme en question, dit le marquis à la princesse, il faudrait d'abord l'introduire; il est inutile, quant à présent, que le docteur Baleinier le voie.
— Faites venir d'abord cette personne, dit la princesse; puis, lorsque je sonnerai, vous prierez M. le docteur Baleinier d'entrer; dans le cas où M. le baron Tripeaud se présenterait, vous le conduiriez de même ici; ensuite ma porte sera absolument fermée, excepté pour Mlle Adrienne.
Le valet de chambre sortit.
VI. Les ennemis d'Adrienne.
Le valet de chambre de la princesse de Saint-Dizier rentra bientôt avec un petit homme pâle, vêtu de noir et portant des lunettes; il avait sous son bras gauche un assez long étui en maroquin noir.
La princesse dit à cet homme:
— Monsieur l'abbé vous a prévenu de ce qu'il y avait à faire?
— Oui, madame, dit l'homme d'une petite voix grêle et flûtée, en faisant un profond salut.
— Serez-vous convenablement dans cette pièce? lui dit la princesse.
Et ce disant, elle le conduisit à une chambre voisine, seulement séparée de son cabinet par une portière…
— Je serai là très convenablement, madame la princesse, répondit l'homme aux lunettes avec un nouveau et profond salut.
— En ce cas, monsieur, veuillez entrer dans cette chambre, j'irai vous avertir lorsqu'il en sera temps…
— J'attendrai vos ordres, madame la princesse.
— Et rappelez-vous surtout mes recommandations, ajouta le marquis en détachant les embrasses de la portière.
— Monsieur l'abbé peut être tranquille…
La portière, de lourde étoffe, retomba et cacha ainsi complètement l'homme aux lunettes. La princesse sonna; quelques moments après, la porte s'ouvrit et on annonça le docteur Baleinier, l'un des personnages importants de cette histoire.
Le docteur Baleinier avait cinquante ans environ, une taille moyenne, replète, la figure pleine, luisante et colorée. Ses cheveux gris, très lissés et assez longs, séparés par une raie au milieu du front, s'aplatissaient sur les tempes; il avait conservé l'usage de la culotte courte en drap de soie noire, peut-être encore parce qu'il avait la jambe belle; des boucles d'or nouaient ses jarretières et les attaches de ses souliers de maroquin bien luisants; il portait une cravate, un gilet et un habit noirs, ce qui lui donnait l'air quelque peu clérical; sa main blanche et potelée disparaissait à demi cachée sous une manchette de batiste à petits plis, et la gravité de son costume n'en excluait pas la recherche. Sa physionomie était souriante et fine, son petit oeil annonçait une pénétration et une sagacité rares; homme du monde et de plaisir, gourmet très délicat, spirituel causeur, prévenant jusqu'à l'obséquiosité, souple, adroit, insinuant, le docteur Baleinier était l'une des plus anciennes créatures de la coterie congréganiste de la princesse de Saint-Dizier. Grâce à cet appui tout-puissant dont on ignorait la cause, le docteur, longtemps ignoré malgré un savoir réel et un mérite incontestable, s'était trouvé nanti, sous la Restauration, de deux sinécures médicales très lucratives, et peu à peu d'une nombreuse clientèle; mais il faut dire qu'une fois sous le patronage de la princesse, le docteur se prit tout à coup à observer scrupuleusement ses devoirs religieux; il communia une fois la semaine, et très publiquement, à la grand'messe de Saint-Thomas-d'Aquin. Au bout d'un an, une certaine classe de malades, entraînée par l'exemple et par l'enthousiasme de la coterie de Mme de Saint-Dizier, ne voulut plus d'autre médecin que le docteur Baleinier, et sa clientèle prit bientôt un accroissement extraordinaire. On juge facilement de quelle importance il était pour l'ordre d'avoir parmi ses _membres externes _l'un des praticiens les plus répandus de Paris. Un médecin a aussi son sacerdoce. Admis à toute heure dans la plus secrète intimité de famille, un médecin sait, devine, peut aussi bien des choses… Enfin, comme le prêtre, il a l'oreille des malades et des mourants. Or, lorsque celui qui est chargé du salut du corps et celui qui est chargé du salut de l'âme s'entendent et s'entr'aident dans un intérêt commun, il n'est rien… (certains cas échéants) qu'ils ne puissent obtenir de la faiblesse ou de l'épouvante d'un agonisant, non pour eux-mêmes, les lois s'y opposent, mais pour des tiers appartenant plus ou moins à la classe si commode des _hommes de paille. _Le docteur Baleinier était donc l'un des membres externes les plus actifs et les plus précieux de la congrégation de Paris. Lorsqu'il entra, il alla baiser la main de la princesse avec une galanterie parfaite.
— Toujours exact, mon cher monsieur Baleinier.
— Toujours heureux, toujours empressé de me rendre à vos ordres, madame; puis, se retournant vers le marquis, auquel il serra cordialement la main, il ajouta:
— Enfin! vous voilà… Savez-vous que trois mois, c'est bien long pour vos amis!…
— Le temps est aussi long pour ceux qui partent que pour ceux qui restent, mon cher docteur… Eh bien! voilà le grand jour… Mlle de Cardoville va venir…
— Je ne suis pas sans inquiétude, dit la princesse; si elle avait quelque soupçon?
— C'est impossible, dit M. Baleinier; nous sommes les meilleurs amis du monde… Vous savez que Mlle Adrienne a toujours été en confiance avec moi… Avant-hier encore nous avons ri beaucoup… Et comme je lui faisais, selon mon habitude, des observations sur son genre de vie au moins excentrique… et sur la singulière exaltation d'idées où je la trouve parfois…
— M. Baleinier ne manque jamais d'insister sur ces circonstances en apparence fort insignifiantes, dit Mme de Saint-Dizier au marquis d'un air significatif.
— Et c'est en effet très essentiel, reprit celui-ci.
— Mlle Adrienne a répondu à mes observations, reprit le docteur, en se moquant de moi le plus gaiement, le plus spirituellement du monde; car, il faut l'avouer, cette jeune fille a bien l'esprit des plus distingués que je connaisse.
— Docteur!… docteur!… dit Mme de Saint-Dizier, pas de faiblesse au moins!
Au lieu de lui répondre tout d'abord, M. Baleinier prit sa boîte d'or dans la poche de son gilet, l'ouvrit et y puisa une prise de tabac qu'il aspira lentement, et regardant la princesse d'un air tellement significatif qu'elle parut complètement rassurée:
— De la faiblesse!… moi, madame! dit enfin M. Baleinier en secouant de sa main blanche et potelée quelques grains de tabac épars sur les plis de sa chemise; n'ai-je pas eu l'honneur de m'offrir volontairement à vous afin de vous sortir de l'embarras où je vous voyais?
— Et vous seul au monde pouviez nous rendre cet important service, dit M. d'Aigrigny.
— Vous voyez donc bien, madame, reprit le docteur, que je ne suis pas un homme à _faiblesse… _car j'ai parfaitement compris la portée de mon action… mais il s'agit, m'a-t-on dit, d'intérêts si immenses…
— Immenses… en effet, dit M. d'Aigrigny; un intérêt capital.
— Alors je n'ai pas dû hésiter, reprit M. Baleinier; soyez donc sans inquiétude! Laissez-moi, en homme de goût et de bonne compagnie, rendre justice et hommage à l'esprit charmant et distingué de Mlle Adrienne, et quand viendra le moment d'agir, vous me verrez à l'oeuvre…
— Peut-être… ce moment sera-t-il plus rapproché que nous ne le pensions… dit Mme de Saint-Dizier en échangeant un regard avec M. d'Aigrigny.
— Je suis et serai toujours prêt… dit le médecin; à ce sujet je réponds de tout ce qui me concerne… Je voudrais bien être aussi tranquille sur toutes choses.
— Est-ce que votre maison de santé n'est pas toujours aussi à la mode… que peut l'être une maison de santé? dit Mme de Saint- Dizier en souriant à demi.
— Au contraire… je me plaindrais presque d'avoir trop de pensionnaires. Ce n'était pas de cela qu'il s'agit; mais en attendant Mlle Adrienne, je puis vous dire deux mots d'une affaire qui ne la touche qu'indirectement, car il s'agit de la personne qui a acheté la terre de Cardoville, une certaine Mme de la Sainte-Colombe, qui m'a pris pour médecin, grâce aux manoeuvres habiles de Rodin.
— En effet, dit M. d'Aigrigny, Rodin m'a écrit à ce sujet… sans entrer dans de grands détails.
— Voici le fait, dit le docteur. Cette Mme de la Sainte-Colombe, qu'on avait crue d'abord assez facile à conduire, s'est montrée très récalcitrante à l'endroit de sa conversion… Déjà deux directeurs ont renoncé à faire son salut. En désespoir de cause, Rodin lui avait détaché le petit Philippon. Il est adroit, tenace, et surtout d'une patience… impitoyable… C'était l'homme qu'il fallait. Lorsque j'ai eu Mme de la Sainte-Colombe pour cliente, Philippon m'a demandé mon aide, qui lui était naturellement acquise; nous sommes convenus de nos faits… Je ne devais pas avoir l'air de le connaître le moins du monde… Il devait me tenir au courant des variations de l'état moral de sa pénitente… afin que, par une médication très inoffensive, du reste, car l'état de la malade est peu grave, il me fût possible de faire éprouver à celle-ci des alternatives de bien-être ou de mal-être assez sensibles, selon que son directeur serait content ou mécontent d'elle… afin qu'il pût lui dire: «Vous le voyez, madame: êtes-vous dans la bonne voie, la grâce réagit sur votre santé, et vous vous trouvez mieux… retombez-vous, au contraire, dans la voie mauvaise, vous éprouvez certain malaise physique: preuve évidente de l'influence toute-puissante de la foi, non seulement sur l'âme, mais sur le corps.»
— Il est sans doute pénible, dit M. d'Aigrigny avec un sang-froid parfait, d'être obligé d'en arriver à de tels moyens pour arracher les opiniâtres à la perdition, mais il faut pourtant bien proportionner les modes d'action à l'intelligence ou au caractère des individus.
— Du reste, reprit le docteur, Mme la princesse a pu observer, au couvent de Sainte-Marie, que j'ai maintes fois employé très fructueusement, pour le repos et pour le salut de l'âme de quelques-unes de nos malades, ce moyen, je le répète, extrêmement innocent. Ces alternatives varient, tout au plus, entre le mieux et le moins bien; mais si faibles que soient ces différences… elles réagissent souvent très efficacement sur certains esprits… Il en avait été ainsi à l'égard de Mme de la Sainte-Colombe. Elle était dans une si bonne voie de guérison morale et physique, que Rodin avait cru pouvoir engager Philippon à conseiller la campagne à sa pénitente… craignant à Paris l'occasion des rechutes… Ce conseil, joint au désir qu'avait cette femme de jouer à la dame de paroisse, l'avait déterminée à acheter la terre de Cardoville, bon placement, du reste; mais ne voilà-t-il pas qu'hier ce malheureux Philippon est venu m'apprendre que Mme de la Sainte-Colombe était sur le point de faire une énorme rechute, morale… bien entendu, car le physique est maintenant dans un état de prospérité désespérant. Or, cette rechute paraissait causée par un entretien qu'aurait eu cette dame avec un certain Jacques Dumoulin, que vous connaissez, m'a-t-on dit, mon cher abbé, et qui s'est, on ne sait pas comment, introduit auprès d'elle.
— Ce Jacques Dumoulin, dit le marquis avec dégoût, est un de ces hommes que l'on emploie et que l'on méprise; c'est un écrivain rempli de fiel, d'envie et de haine… ce qui lui donne une certaine éloquence brutale et incisive… Nous le payons assez grassement pour attaquer nos ennemis, quoiqu'il soit quelquefois douloureux de voir défendre par une telle plume les principes que nous respectons… Car ce misérable vit comme un bohémien, ne quitte pas les tavernes, et est presque toujours ivre… Mais, il faut l'avouer, sa verve injurieuse est inépuisable… et il est versé dans les connaissances théologiques les plus ardues, ce qui nous le rend parfois très utile…
— Eh bien… quoique Mme de la Sainte-Colombe ait soixante ans… il paraît que ce Dumoulin aurait des visées matrimoniales sur la fortune considérable de cette femme… Vous ferez bien, je crois, de prévenir Rodin, afin qu'il se défie des ténébreux manèges de ce drôle… Mille pardons de vous avoir si longtemps entretenu de ces misères… Mais à propos du couvent de Sainte-Marie, dont j'avais tout à l'heure l'honneur de vous parler, madame, ajouta le docteur en s'adressant à la princesse, il y a longtemps que vous n'y êtes allée?
La princesse échangea un vif regard avec M. d'Aigrigny et répondit:
— Mais… il y a huit jours… environ.
— Vous y trouverez alors bien du changement: le mur qui était mitoyen avec ma maison de santé a été abattu, car l'on va construire là un nouveau corps de bâtiment et une chapelle… l'ancienne était trop petite. Du reste, je dois dire, à la louange de Mlle Adrienne, ajouta le docteur avec un singulier demi- sourire, qu'elle m'avait promis pour cette chapelle la copie d'une Vierge de Raphaël.
— Vraiment… c'était plein d'à-propos, dit la princesse. Mais voici bientôt midi et M. Tripeaud ne vient pas.
— Il est subrogé tuteur de Mlle de Cardoville, dont il a géré les biens comme ancien agent d'affaires du comte-duc, dit le marquis visiblement préoccupé, et sa présence nous est absolument indispensable; il serait bien à désirer qu'il fût ici avant l'arrivée de Mlle de Cardoville, qui peut entrer d'un moment à l'autre.
— Il est dommage que son portrait ne puisse pas le remplacer ici, dit le docteur en souriant avec malice et tirant de sa poche une petite brochure.
— Qu'est-ce que cela, docteur? lui demanda la princesse.
— Un de ces pamphlets anonymes qui paraissent de temps à autre… Il est intitulé: _le Fléau, _et le portrait du baron Tripeaud y est tracé avec tant de sincérité, que ce n'est plus de la satire… cela tombe dans la réalité; tenez, écoutez plutôt. Cette esquisse est intitulée:
TYPE DU LOUP-CERVIER
«M. le baron Tripeaud. — Cet homme, qui se montre aussi bassement humble envers certaines supériorités sociales qu'il se montre insolent et grossier envers ceux qui dépendent de lui; cet homme est l'incarnation vivante et effrayante de la partie mauvaise de l'aristocratie bourgeoise et industrielle, de _l'homme d'argent, _du spéculateur cynique, sans coeur, sans foi, sans âme, qui jouerait à la hausse ou à la baisse sur la mort de sa mère, si la mort de sa mère avait action sur le cours de la Rente. Ces gens-là ont tous les vices odieux des nouveaux affranchis, non pas de ceux qu'un travail honnête, patient et digne a noblement enrichis, mais de ceux qui ont été soudainement favorisés par un aveugle caprice du hasard ou par un heureux coup de filet dans les eaux fangeuses de l'agiotage. Une fois parvenus, ces gens-là haïssent le peuple, parce que le peuple leur rappelle l'origine dont ils rougissent; impitoyables pour l'affreuse misère des masses, ils l'attribuent à la paresse, à la débauche, parce que cette calomnie met à l'aise leur barbare égoïsme. Et ce n'est pas tout. Du haut de son coffre-fort et du haut de son double droit d'électeur éligible, M. le baron Tripeaud insulte comme tant d'autres à la pauvreté, à l'incapacité politique:
«De l'officier de fortune qui, après quarante ans de guerre et de service, peut à peine vivre d'une retraite insuffisante;
«Du magistrat qui a consumé sa vie à remplir de tristes et austères devoirs, et qui n'est pas mieux rétribué à la fin de ses jours;
«Du savant qui a illustré son pays par d'utiles travaux, ou du professeur qui a initié des générations entières à toutes les connaissances humaines;
«Du modeste et vertueux prêtre de campagne, le plus pur représentant de l'Évangile dans son sens charitable, fraternel et démocratique, etc.
«Dans cet état de choses, comment M. le baron de l'industrie n'aurait-il pas le plus insolent mépris pour cette foule imbécile d'honnêtes gens qui après avoir donné au pays leur jeunesse, leur âge mûr, leur sang, leur intelligence, leur savoir, se voient dénier les droits dont il jouit, lui, parce qu'il a gagné un million à un jeu défendu par la loi ou à une industrie déloyale?
«Il est vrai que les optimistes disent à ces parias de la civilisation dont on ne saurait trop vénérer, trop honorer la pauvreté digne et fière: _Achetez des propriétés, _vous serez éligibles et électeurs.
«Arrivons à la biographie de M. le baron: André Tripeaud, fils d'un palefrenier d'auberge…»
À ce moment, les deux battants de la porte s'ouvrirent, et le valet de chambre annonça:
— M. le baron Tripeaud! Le docteur Baleinier remit sa brochure dans sa poche, fit le salut le plus cordial au financier, et se leva même pour lui serrer la main.
M. le baron entra en se confondant depuis la porte en salutations.
— J'ai l'honneur de me rendre aux ordres de madame la princesse… elle sait qu'elle peut toujours compter sur moi.
— En effet, j'y compte, monsieur Tripeaud, et surtout dans cette circonstance.
— Si les intentions de madame la princesse sont toujours les mêmes au sujet de Mlle de Cardoville…
— Toujours, monsieur, et c'est pour cela que nous nous réunissons aujourd'hui.
— Madame la princesse peut être assurée de mon concours, ainsi que je le lui ai déjà promis… Je crois aussi que la plus grande sévérité doit être enfin employée… et que même s'il était nécessaire de…
— C'est aussi notre opinion, se hâta de dire le marquis en faisant un signe à la princesse et lui montrant d'un regard l'endroit où était caché l'homme aux lunettes; nous sommes tous parfaitement d'accord, reprit-il; seulement, convenons encore bien de ne laisser aucun point douteux dans l'intérêt de cette jeune personne, car son intérêt seul nous guide; provoquons sa sincérité par tous les moyens possibles…
— Mademoiselle vient d'arriver du pavillon du jardin; elle demande si elle peut voir madame, dit le valet de chambre en se présentant de nouveau après avoir frappé.
— Dites à mademoiselle que je l'attends, dit la princesse; et maintenant, je n'y suis pour personne… sans exception… vous l'entendez?… pour personne absolument…
Puis, soulevant la portière derrière laquelle l'homme était caché, Mme de Saint-Dizier lui fit un signe d'intelligence, et la princesse rentra dans le salon.
Chose étrange, pendant le peu de temps qui précéda l'arrivée d'Adrienne, les différents acteurs de cette scène semblèrent inquiets, embarrassés, comme s'ils eussent vaguement redouté sa présence.
Au bout d'une minute, Mlle de Cardoville entra chez sa tante.
VII. L'escarmouche.
En entrant, Mlle de Cardoville jeta sur un fauteuil son chapeau de castor gris, qu'elle avait mis pour traverser le jardin; on vit alors sa belle chevelure d'or qui pendait de chaque côté sur son visage en longs et légers tire-bouchons, et se tordait en grosse natte derrière sa tête. Adrienne se présentait sans hardiesse, mais avec une aisance parfaite; sa physionomie était gaie, souriante, ses grands yeux noirs semblaient encore plus brillants que de coutume. Lorsqu'elle aperçut l'abbé d'Aigrigny, elle fit un mouvement de surprise, et un sourire quelque peu moqueur effleura ses lèvres vermeilles. Après avoir fait un gracieux signe de tête au docteur, et passé devant le baron Tripeaud sans le regarder, elle salua la princesse d'une demi-révérence du meilleur et du plus grand air.
Quoique la démarche et la tournure de Mlle Adrienne fussent d'une extrême distinction, d'une convenance parfaite et surtout empreinte d'une grâce toute féminine, on y sentait pourtant un _je ne sais quoi _de résolu, d'indépendant et de fier, très rare chez les femmes, surtout chez les jeunes filles de son âge; enfin ses mouvements, sans être brusques, n'avaient rien de contraint, de raide ou d'apprêté; ils étaient, si cela se peut dire, francs et dégagés comme son caractère; on y sentait circuler la vie, la sève, la jeunesse, et l'on devinait que cette organisation, complètement expansive, loyale et décidée, n'avait pu jusqu'alors se soumettre à la compression d'un rigorisme affecté.
Chose assez bizarre, quoiqu'il fût homme du monde, homme de grand esprit, homme d'Église des plus remarquables par son éloquence, et surtout homme de domination et d'autorité, le marquis d'Aigrigny éprouvait un malaise involontaire, une gêne inconcevable, presque pénible… en présence d'Adrienne de Cardoville; lui toujours si maître de soi, lui habitué à exercer une influence toute- puissante, lui qui avait souvent, au nom de son ordre, traité au moins d'égal à égal avec des têtes couronnées, se sentait embarrassé, au-dessous de lui-même, en présence de cette jeune fille, aussi remarquable par sa franchise que par son esprit et sa mordante ironie… Or, comme généralement les hommes habitués à imposer beaucoup aux autres sont très près de haïr les personnes qui, loin de subir leur influence, les embarrassent et les raillent, ce n'était pas précisément de l'affection que le marquis portait à la nièce de la princesse de Saint-Dizier. Depuis longtemps même et contre son ordinaire, il n'essayait plus sur Adrienne cette séduction, cette fascination de la parole, auxquelles il devait habituellement un charme presque irrésistible; il se montrait avec elle, sec, tranchant, sérieux, et se réfugiait dans une sphère glacée de dignité hautaine et de rigidité austère qui paralysaient complètement les qualités aimables dont il était doué, et dont il tirait ordinaire un si excellent et si fécond parti… De tout ceci Adrienne s'amusait fort, mais très imprudemment; car les motifs les plus vulgaires engendrent souvent des haines implacables.
Ces antécédents posés, on comprendra les divers sentiments et les intérêts variés qui animaient les différents acteurs de cette scène.
Mme de Saint-Dizier était assise dans un grand fauteuil au coin du foyer.
Le marquis d'Aigrigny se tenait debout devant le feu.
Le docteur Baleinier, assis près du bureau, s'était remis à feuilleter la biographie du baron Tripeaud.
Et le baron semblait examiner très attentivement un tableau de sainteté suspendu à la muraille.
— Vous m'avez fait demander, ma tante, pour causer d'affaires importantes? dit Adrienne, rompant le silence embarrassé qui régnait dans le salon depuis son entrée.
— Oui, mademoiselle, répondit la princesse d'un air froid et sévère, il s'agit d'un entretien des plus graves.
— Je suis à vos ordres, ma tante… Voulez-vous que nous passions dans votre bibliothèque?
— C'est inutile… nous causerons ici.
Puis, s'adressant au marquis, au docteur et au baron, elle leur dit:
— Messieurs, veuillez vous asseoir.
Ceux-ci prirent place autour de la table du cabinet de la princesse.
— Et en quoi l'entretien que nous devons avoir peut-il regarder ces messieurs, ma tante? demanda Mlle de Cardoville avec surprise.
— Ces messieurs sont d'anciens amis de notre famille, tout ce qui peut vous intéresser les touche, et leurs conseils doivent être écoutés et acceptés par vous avec respect…
— Je ne doute pas, ma tante, de l'amitié toute particulière de M. d'Aigrigny pour notre famille; je doute encore moins du dévouement profond et désintéressé de M. Tripeaud; M. Baleinier est un de mes vieux amis; mais avant d'accepter ces messieurs pour spectateurs… ou, si vous l'aimez mieux, ma tante, pour confidents de notre entretien, je désire savoir de quoi nous devons nous entretenir devant eux.
— Je croyais, mademoiselle, que parmi vos singulières prétentions, vous aviez au moins… celle de la franchise et du courage.
— Mon Dieu, ma tante, répondit Adrienne, souriant avec une humilité moqueuse, je n'ai pas plus de prétention à la franchise et au courage que vous n'en avez à la sincérité et à la bonté; convenons donc bien, une fois pour toutes, que nous sommes ce que nous sommes… sans prétention…
— Soit, dit Mme de Saint-Dizier d'un ton sec; depuis longtemps je suis habituée aux boutades de votre esprit indépendant; je crois donc que, courageuse et franche comme vous dites l'être, vous ne devez pas craindre de dire, devant des personnes aussi graves et aussi respectables que ces messieurs, ce que vous me diriez à moi seule…
— C'est donc un interrogatoire en forme que je vais subir? Et sur quoi?
— Ce n'est pas un interrogatoire; mais comme j'ai le droit de veiller sur vous, mais comme vous abusez de plus en plus de ma folle condescendance à vos caprices… je veux un terme à ce qui n'a que trop duré; je veux, devant des amis de notre famille, vous signifier mon irrévocable résolution quant à l'avenir… Et d'abord jusqu'ici vous vous êtes fait une idée très fausse et très incomplète de mon pouvoir sur vous.
— Je vous assure, ma tante, que je ne m'en suis fait aucune idée juste ou fausse, car je n'y ai jamais songé.
— C'est ma faute; j'aurais dû, au lieu de condescendre à vos fantaisies, vous faire sentir plus rudement mon autorité; mais le moment est venu de vous soumettre: le blâme sévère de mes amis m'a éclairée à temps… Votre caractère est entier, indépendant, résolu; il faut qu'il change, entendez-vous? et il changera, de gré ou de force, c'est moi qui vous le dis.
À ces mots prononcés aigrement devant des étrangers, et dont rien ne semblait autoriser la dureté, Adrienne releva fièrement la tête, mais, se contenant, elle reprit en souriant:
—Vous dites, ma tante, que je changerai; cela ne m'étonnerait pas… on a vu des conversions… si bizarres!
La princesse se mordit les lèvres.
— Une conversion sincère… n'est jamais bizarre, ainsi que vous l'appelez, mademoiselle, dit froidement l'abbé d'Aigrigny; mais, au contraire, très méritoire et d'un excellent exemple.
— Excellent? reprit Adrienne; c'est selon… car enfin si l'on convertit ses défauts… en vices…
— Que voulez-vous dire, mademoiselle? s'écria la princesse.
— Je parle de moi, ma tante: vous me reprochez d'être indépendante et résolue… si j'allais devenir par hasard hypocrite et méchante? Tenez… vrai… je préfère mes chers petits défauts, que j'aime comme des enfants gâtés… je sais ce que j'ai… je ne sais pas ce que j'aurais.
— Pourtant, mademoiselle Adrienne, dit M. le baron Tripeaud d'un air suffisant et sentencieux, vous ne pouvez nier qu'une conversion…
— Je crois M. Tripeaud extrêmement fort sur la conversion de toute espèce de choses en toute espèce de bénéfices, par toute espèce de moyens, dit Adrienne d'un ton sec et dédaigneux, mais il doit rester étranger à cette question.
— Mais, mademoiselle, reprit le financier en puisant du courage dans un regard de la princesse, vous oubliez que j'ai l'honneur d'être votre subrogé tuteur, et que…
— Il est de fait que M. Tripeaud a cet honneur-là, et je n'ai jamais trop su pourquoi, dit Adrienne avec un redoublement de hauteur, sans même regarder le baron. Mais il ne s'agit pas de deviner des énigmes, je désire donc, ma tante, savoir le motif de cette réunion.
— Vous allez être satisfaite, mademoiselle; je vais m'expliquer d'une façon très nette, très précise; vous allez connaître le plan de la conduite que vous aurez à tenir désormais; et si vous refusiez de vous y soumettre avec l'obéissance et le respect que vous devez à mes ordres, je verrais ce qu'il me resterait à faire…
Il est impossible de rendre le ton impérieux, l'air dur de la princesse en prononçant ces mots, qui devaient faire bondir une jeune fille jusqu'alors habituée à vivre, jusqu'à un certain point, à sa guise; pourtant, peut-être contre l'attente de Mme de Saint-Dizier, au lieu de répondre avec vivacité, Adrienne la regarda fixement et dit en riant:
— Mais c'est une véritable déclaration de guerre; cela devient très amusant…
— Il ne s'agit pas de déclaration de guerre, dit durement l'abbé d'Aigrigny, blessé des expressions de Mlle de Cardoville.
— Ah! monsieur l'abbé, reprit celle-ci, vous, un ancien colonel, vous êtes bien sévère pour une plaisanterie… vous qui devez tant à la guerre… vous qui, grâce à elle, avez commandé un régiment français, après vous être battu si longtemps contre la France, pour connaître le fort et le faible de ses ennemis, bien entendu.
À ces mots, qui lui rappelaient des souvenirs pénibles, le marquis rougit; il allait répondre lorsque la princesse s'écria:
— En vérité, mademoiselle, ceci est d'une inconvenance intolérable.
— Soit, ma tante, j'avoue mes torts; je ne devais pas dire que ceci est amusant, car, en vérité, ça ne l'est pas du tout… mais c'est du moins très curieux… et peut-être même, ajouta la jeune fille après un moment de silence, peut-être même assez audacieux… et l'audace me plaît… Puisque nous voici sur ce terrain, puisqu'il s'agit d'un plan de conduite auquel je dois obéir sous peine… de…
Puis s'interrompant et s'adressant à sa tante:
— Sous quelle peine, ma tante?…
— Vous le saurez… Poursuivez…
— Je vais donc aussi, moi, devant ces messieurs, vous déclarer d'une façon très nette, très précise, la détermination que j'ai prise; comme il me fallait quelque temps pour qu'elle fût exécutable, je ne vous en avais pas parlé plus tôt, car, vous le savez… je n'ai pas l'habitude de dire: Je ferai cela… mais je fais ou j'ai fait cela.
— Certainement, et c'est cette habitude de coupable indépendance qu'il faut briser.
— Je ne comptais donc vous avertir de ma détermination que plus tard; mais je ne puis résister au plaisir de vous en faire part aujourd'hui, tant vous me paraissez disposée à l'entendre et à l'accueillir… Mais, je vous en prie, ma tante, parlez d'abord… il se peut, après tout, que nous nous soyons complètement rencontrées dans nos vues.
— Je vous aime mieux ainsi, dit la princesse; je retrouve au moins en vous le courage de votre orgueil et de votre mépris de toute autorité: vous parlez d'audace… la vôtre est grande.
— Je suis du moins fort décidée à faire ce que d'autres par faiblesse n'oseraient malheureusement pas… Mais j'oserai… Ceci est net et précis, je pense.
— Très net… et très précis, dit la princesse en échangeant un signe d'intelligence et de satisfaction avec les autres acteurs de cette scène. Les positions, ainsi établies, simplifient beaucoup les choses… Je dois seulement vous avertir, dans votre intérêt, que ceci est très grave, plus grave que vous ne le pensez, et que vous n'aurez plus qu'un moyen de me disposer à l'indulgence, ce sera de substituer à l'arrogance et à l'ironie habituelles de votre langage la modestie et le respect qui conviennent à une jeune fille.
Adrienne sourit, mais ne répondit rien. Quelques secondes de silence et quelques regards, échangés de nouveau entre la princesse et ses trois amis, annoncèrent qu'à ces escarmouches plus ou moins brillantes allait succéder un combat sérieux. Mlle de Cardoville avait trop de pénétration, trop de sagacité, pour ne pas remarquer que la princesse de Saint-Dizier attachait une grave importance à cet entretien décisif; mais la jeune fille ne comprenait pas comment sa tante pouvait espérer de lui imposer sa volonté absolue; la menace de recourir à des moyens de coercition lui semblait avec raison une menace ridicule. Néanmoins, connaissant le caractère vindicatif de sa tante, la puissance ténébreuse dont elle disposait, les terribles vengeances qu'elle avait quelquefois exercées; réfléchissant enfin que des hommes dans la position du marquis et du médecin ne seraient pas venus assister à cet entretien sans de graves motifs, un moment la jeune fille réfléchit avant d'engager la lutte. Mais bientôt, par cela même qu'elle pressentait vaguement, il est vrai, un danger quelconque, loin de faiblir, elle prit à coeur de le braver et d'exagérer, si cela était possible, l'indépendance de ses idées, et de maintenir, en tout et pour tout, la détermination qu'elle allait de son côté notifier à la princesse de Saint-Dizier.
VIII. La révolte.
— Mademoiselle… dit la princesse à Adrienne de Cardoville d'un ton froid et sévère, je me dois à moi-même, je dois à ces messieurs de rappeler en peu de mots les événements qui se sont passés depuis quelque temps. Il y a six mois, à la fin du deuil de votre père, vous aviez alors dix-huit ans… vous m'avez demandé à jouir de votre fortune et à être émancipée… j'ai eu la malheureuse faiblesse d'y consentir… Vous avez voulu quitter le grand hôtel et vous établir dans le pavillon du jardin, loin de toute surveillance… Alors a commencé une suite de dépenses plus extravagantes les unes que les autres. Au lieu de vous contenter d'une ou deux femmes de chambre prises dans la classe où on les prend ordinairement, vous avez été choisir des femmes de compagnie que vous avez costumées d'une façon aussi bizarre que coûteuse; vous-même, dans la solitude de votre pavillon, il est vrai, vous avez revêtu tour à tour des vêtements des siècles passés… Vos folles fantaisies, vos caprices déraisonnables ont été sans bornes, sans frein; non seulement vous n'avez jamais rempli vos devoirs religieux, mais vous avez eu l'audace de profaner vos salons en y élevant je ne sais quelle espèce d'autel païen où l'on voit un groupe de marbre représentant un jeune homme et une jeune fille… (la princesse prononça ces mots comme s'ils lui eussent brûlé les lèvres) objet d'art, soit, mais objet d'art on ne peut plus malséant chez une personne de votre âge. Vous avez passé des jours entiers absolument renfermée chez vous, sans vouloir recevoir personne, et M. le docteur Baleinier, le seul de mes amis en qui vous ayez conservé quelque confiance, étant parvenu, à force d'instances, à pénétrer chez vous, vous a trouvée plusieurs fois dans un état d'exaltation si grande, qu'il en a conçu de graves inquiétudes sur votre santé… Vous avez toujours voulu sortir seule sans rendre compte de vos actions à personne; vous vous êtes plu sans cesse à mettre enfin votre volonté au-dessus de mon autorité… Tout ceci est-il vrai?
— Ce portrait du passé… est peu flatté, dit Adrienne en souriant, mais enfin il n'est pas absolument méconnaissable.
— Ainsi, mademoiselle, dit l'abbé d'Aigrigny en comptant et accentuant lentement la parole, vous convenez positivement que tous les faits que vient de rapporter madame votre tante sont d'une scrupuleuse vérité?
Et tous les regards s'attachèrent sur Adrienne comme si sa réponse devait avoir une extrême importance.
— Sans doute, monsieur, et j'ai l'habitude de vivre assez ouvertement pour que cette question soit inutile…
— Ces faits sont donc avoués, dit l'abbé d'Aigrigny se retournant vers le docteur et le baron.
— Ces faits nous demeurent complètement acquis, dit M. Tripeaud d'un ton suffisant.
— Mais pourrais-je savoir, ma tante, dit Adrienne, à quoi bon ce long préambule?
— Ce long préambule, mademoiselle, reprit la princesse avec dignité, sert à exposer le passé afin de motiver l'avenir.
— Voici quelque chose, ma chère tante, un peu dans le goût des mystérieux arrêts de la sibylle de Cumes… Cela doit cacher quelque chose de redoutable.
— Peut-être, mademoiselle… car rien n'est plus redoutable pour certains caractères que l'obéissance, que le devoir, et votre caractère est du nombre de ces esprits enclins à la révolte…
— Je l'avoue naïvement, ma tante, et il en sera ainsi jusqu'au jour où je pourrai chérir l'obéissance et respecter le devoir.
— Que vous choisissiez, que vous respectiez ou non mes ordres, peu m'importe, mademoiselle, dit la princesse d'une voix brève et dure, vous allez pourtant, dès aujourd'hui, dès à présent, commencer par vous soumettre, absolument, aveuglément à ma volonté; en un mot, vous ne ferez rien sans ma permission; il le faut, je le veux, ce sera…
Adrienne regarda d'abord fixement sa tante, puis elle partit d'un éclat de rire frais et sonore qui retentit longtemps dans cette vaste pièce…
M. d'Aigrigny et le baron Tripeaud firent un mouvement d'indignation. La princesse regarda sa nièce d'un air courroucé.
Le docteur leva les yeux au ciel et joignit les mains sur son abdomen en soupirant avec componction.
— Mademoiselle… de tels éclats de rire sont peu convenables, dit l'abbé d'Aigrigny; les paroles de madame votre tante sont graves, très graves, et méritent un autre accueil.
— Mon Dieu! monsieur, dit Adrienne en calmant son hilarité, à qui la faute si je ris si fort? Comment rester de sang-froid quand j'entends ma tante me parler d'aveugle soumission à ses ordres?… Est-ce qu'une hirondelle habituée à voler à plein ciel… à s'ébattre en plein soleil… est faite pour vivre dans le trou d'une taupe?…
À cette réponse, M. d'Aigrigny affecta de regarder les autres membres de cette espèce de conseil de famille avec un profond étonnement.
— Une hirondelle? que veut-elle dire?… demanda l'abbé au baron en lui faisant un signe que celui-ci comprit.
— Je ne sais… répondit Tripeaud en regardant à son tour le docteur; elle a parlé de taupe… c'est inouï… incompréhensible…
— Ainsi, mademoiselle, dit la princesse semblant partager la surprise des autres personnes, voici la réponse que vous me faites…
— Mais sans doute, répondit Adrienne, étonnée que l'on feignît de ne pas comprendre l'image dont elle s'était servie, ainsi que cela lui arrivait assez souvent, dans son langage poétique et coloré.
— Allons, madame, allons, dit le docteur Baleinier, en souriant avec bonhomie, il faut être indulgente… Ma chère demoiselle Adrienne a l'esprit naturellement si original, si exalté!!… C'est bien en vérité la plus charmante folle que je connaisse… je lui ai dit cent fois en ma qualité de vieil ami… qui se permet tout…
— Je conçois que votre attachement à mademoiselle vous rende indulgent… Il n'en est pas moins vrai, monsieur le docteur, dit M. d'Aigrigny en paraissant reprocher au médecin de prendre le parti de Mlle de Cardoville, que ce sont des réponses extravagantes lorsqu'il s'agit de questions aussi sérieuses.
— Le malheur est que mademoiselle ne comprend pas la gravité de cette conférence, dit la princesse d'un air dur. Elle le comprendra peut-être maintenant que je vais lui signifier mes ordres.
— Voyons ces ordres… ma tante…
Et Adrienne, qui était assise de l'autre côté de la table, en face de sa tante, posa son petit menton rose dans le creux de sa jolie main, avec un geste de grâce moqueuse charmant à voir.
— À dater de demain, reprit la princesse, vous quitterez le pavillon que vous habitez… vous renverrez vos femmes… vous reviendrez occuper ici deux chambres, où l'on ne pourra entrer qu'en passant dans mon appartement… vous ne sortirez jamais seule… vous m'accompagnerez aux offices… votre émancipation cessera pour cause de prodigalité bien et dûment constatée; je me chargerai de toutes vos dépenses… je me chargerai même de commander vos robes, afin que vous soyez modestement vêtue, comme il convient… enfin, jusqu'à votre majorité, qui sera du reste indéfiniment reculée, grâce à l'intervention d'un conseil de famille… vous n'aurez aucune somme d'argent à votre disposition… telle est ma volonté…
— Et certainement on ne peut qu'applaudir à votre résolution, madame la princesse, dit le baron Tripeaud: on ne peut que vous encourager à montrer la plus grande fermeté, car il faut que tant de désordres aient un terme…
— Il est plus que temps de mettre fin à de pareils scandales, ajouta l'abbé.
— La bizarrerie, l'exaltation du caractère… peuvent pourtant faire excuser bien des choses, se hasarda de dire le docteur d'un air patelin.
— Sans doute, monsieur le docteur, dit sèchement la princesse à M. Baleinier qui jouait parfaitement son rôle; mais alors on agit avec ces caractères-là comme il convient.
Mme de Saint-Dizier s'était exprimée d'une manière ferme et précise, elle paraissait convaincue de la possibilité d'exécuter ce dont elle menaçait sa nièce. M. Tripeaud et M. d'Aigrigny venaient de donner un assentiment complet aux paroles de la princesse; Adrienne commença de voir qu'il s'agissait de quelque chose de fort grave: alors sa gaieté fit place à une ironie amère, à une expression d'indépendance révoltée. Elle se leva brusquement et rougit un peu, ses narines roses se dilatèrent, son oeil brilla, elle redressa la tête en secouant légèrement sa belle chevelure ondoyante et dorée, par un mouvement rempli d'une fierté qui lui était naturelle, et elle dit à sa tante d'une voix incisive, après un moment de silence:
— Vous avez parlé du passé, madame, j'en dirai donc aussi quelques mots, mais vous m'y forcez… oui, je le regrette… J'ai quitté votre demeure, parce qu'il m'était impossible de vivre davantage dans cette atmosphère de sombre hypocrisie et de noires perfidies…
— Mademoiselle… dit M. d'Aigrigny, de telles paroles sont aussi violentes que déraisonnables.
— Monsieur! puisque vous m'interrompez, deux mots, dit vivement Adrienne en regardant fixement l'abbé: Quels sont les exemples que je trouvais chez ma tante?
— Des exemples excellents, mademoiselle.
— Excellents, monsieur? Est-ce parce que j'y voyais chaque jour sa conversion complice de la vôtre?
— Mademoiselle… vous vous oubliez… dit la princesse en devenant pâle de rage.
— Madame… je n'oublie pas… je me souviens… comme tout le monde… voilà tout… Je n'avais aucune parente à qui demander asile… J'ai voulu vivre seule… J'ai désiré jouir de mes revenus parce que j'aime mieux les dépenser que de les voir dilapider par M. Tripeaud.
— Mademoiselle! s'écria le baron, je ne comprends pas que vous vous permettiez de…
— Assez monsieur! dit Adrienne en lui imposant silence par un geste d'une hauteur écrasante, je parle de vous… mais je ne vous parle pas… Et Adrienne continua: j'ai donc voulu dépenser mon revenu selon mes goûts; j'ai embelli la retraite que j'ai choisie. À des servantes laides, malapprises, j'ai préféré des jeunes filles jolies, bien élevées, mais pauvres; leur éducation ne me permettant pas de les soumettre à une humiliante domesticité, j'ai rendu leur condition aimable et douce; elles ne me servent pas, elles me rendent service; je les paye, mais je leur suis reconnaissante… Subtilités, du reste, que vous ne comprendrez pas, madame, je le sais… Au lieu de les voir mal ou peu gracieusement vêtues, je leur ai donné des habits qui vont bien à leurs charmants visages, parce que j'aime ce qui est jeune, ce qui est beau. Que je m'habille d'une façon ou d'une autre, cela ne regarde que mon miroir. Je sors seule parce qu'il me plaît d'aller où me guide ma fantaisie. Je ne vais pas à la messe, soit; si j'avais encore ma mère, je lui dirais quelles sont mes dévotions, et elle m'embrasserait tendrement… J'ai élevé un grand autel païen à la jeunesse et à la beauté, c'est vrai, parce que j'adore Dieu dans tout ce qu'il fait de beau, de bon, de noble, de grand, et mon coeur, du matin au soir, répète cette prière fervente et sincère: Merci, mon Dieu! merci… M. Baleinier, dites-vous, madame, m'a souvent trouvée dans ma solitude en proie à une exaltation étrange… oui… cela est vrai… c'est qu'alors, échappant par la pensée à tout ce qui me rend le présent si odieux, si pénible, si laid, je me réfugiais dans l'avenir; c'est qu'alors j'entrevoyais des horizons magiques… c'est qu'alors m'apparaissaient des visions si splendides que je me sentais ravie dans je ne sais quelle sublime et divine extase… et que je n'appartenais plus à la terre…
En prononçant ces dernières paroles avec enthousiasme, la physionomie d'Adrienne sembla se transfigurer, tant elle devint resplendissante. À ce moment ce qui l'entourait n'existait plus pour elle.
— C'est qu'alors, reprit-elle avec une exaltation croissante, je respirais un air pur, vivifiant et libre… oh! libre… surtout… libre… et si salubre… si généreux à l'âme… Oui, au lieu de voir mes soeurs péniblement soumises à une domination égoïste, humiliante, brutale… à qui elles doivent les vices séduisants de l'esclavage, la fourberie gracieuse, la perfidie enchanteresse, la fausseté caressante, la résignation méprisante, l'obéissance haineuse… je les voyais, ces nobles soeurs, dignes et sincères, parce qu'elles étaient libres; fidèles et dévouées, parce qu'elles pouvaient choisir; ni impérieuses ni basses, parce qu'elles n'avaient pas de maître à dominer ou à flatter; chéries et respectées enfin, parce qu'elles pouvaient retirer d'une main déloyale la main loyalement donnée. Oh! mes soeurs… mes soeurs… je le sens… ce ne sont pas là seulement de consolantes visions, ce sont encore de saintes espérances!
Entraînée malgré elle par l'exaltation de ses pensées, Adrienne garda un moment le silence afin de _reprendre terre, _pour ainsi dire, et ne s'aperçut pas que les acteurs de cette scène se regardaient d'un air radieux.
— Mais… ce qu'elle dit là… est excellent… murmura le docteur à l'oreille de la princesse, auprès de qui il était assis; elle serait d'accord avec nous qu'elle ne parlerait pas autrement.
— Ce n'est qu'en la mettant hors d'elle-même par une excessive dureté qu'elle arrivera _au point où il nous la faut, _ajouta M. d'Aigrigny.
Mais on eût dit que le mouvement d'irritation d'Adrienne s'était pour ainsi dire dissipé au contact des sentiments généreux qu'elle venait d'éprouver. S'adressant en souriant à M. Baleinier, elle lui dit:
— Avouez, docteur, qu'il n'y a rien de plus ridicule que de céder à l'enivrement de certaines pensées en présence de personnes incapables de les comprendre. Voici une belle occasion de vous moquer de l'exaltation d'esprit que vous me reprochez quelquefois… M'y laisser entraîner dans un moment si grave!… car il paraît décidément que ceci est grave. Mais que voulez-vous, mon bon monsieur Baleinier! quand une idée me vient à l'esprit, il m'est aussi impossible de ne pas suivre sa fantaisie qu'il m'était impossible de ne pas courir après les papillons quand j'étais petite fille…
— Et Dieu sait où vous conduisent les papillons brillants de toutes couleurs qui vous traversent l'esprit… Ah! la tête folle… la tête folle! dit M. Baleinier en souriant d'un air indulgent et paternel. Quand donc sera-t-elle aussi raisonnable que charmante?
— À l'instant même, mon bon docteur, reprit Adrienne; je vais abandonner mes rêveries pour des réalités et parler un langage parfaitement positif, comme vous allez le voir.
Puis s'adressant à sa tante, elle ajouta:
— Vous m'avez fait part, madame, de vos volontés; voici les miennes: Avant huit jours je quitterai le pavillon que j'habite pour une maison que j'ai fait arranger à mon goût, et j'y vivrai à ma guise… Je n'ai ni père ni mère, je ne dois compte qu'à moi de mes actions.
— En vérité, mademoiselle, dit la princesse en haussant les épaules, vous déraisonnez… vous oubliez que la société a des droits de moralité imprescriptibles et que nous sommes chargés de faire valoir; or nous n'y manquerons pas… comptez-y.
— Ainsi, madame… c'est vous, c'est M. d'Aigrigny, c'est M. Tripeaud qui représentez la moralité de la société… Cela me semble bien ingénieux. Est-ce parce que M. Tripeaud a considéré, je dois l'avouer, ma fortune comme la sienne? Est-ce parce que…
— Mais enfin, mademoiselle, s'écria Tripeaud…
— Tout à l'heure, madame, dit Adrienne à sa tante sans répondre au baron, puisque l'occasion se présente, j'aurai à vous demander des explications sur certains intérêts que l'on m'a, je crois, cachés jusqu'ici…
À ces mots d'Adrienne, M. d'Aigrigny et la princesse tressaillirent. Tous deux échangèrent rapidement un regard d'inquiétude et d'angoisse.
Adrienne ne s'en aperçut pas et continua:
— Mais pour en finir avec vos exigences, madame, voici mon dernier mot: Je veux vivre comme bon me semblera… Je ne pense pas que si j'étais un homme on m'imposerait, à mon âge, l'espèce de dure et humiliante tutelle que vous voulez m'imposer pour avoir vécu comme j'ai vécu jusqu'ici, c'est-à-dire honnêtement, librement et généreusement, à la vue de tous.
— Cette idée est absurde, est insensée! s'écria la princesse; c'est pousser la démoralisation, l'oubli de toute pudeur jusqu'à ses dernières limites que de vouloir vivre ainsi!
— Alors, madame, dit Adrienne, quelle opinion avez-vous donc de tant de pauvres filles du peuple, orphelines comme moi, et qui vivent seules et libres ainsi que je veux vivre? Elles n'ont pas reçu comme moi une éducation raffinée qui élève l'âme et épure le coeur. Elles n'ont pas comme moi la richesse qui défend de toutes les mauvaises tentations de la misère… et pourtant elles vivent honnêtes et fières dans leur détresse.
— Le vice et la vertu n'existent pas pour ces canailles-là… s'écria M. le baron Tripeaud avec une expression de courroux et de mépris hideux.
— Madame, vous chasseriez un de vos laquais qui oserait parler ainsi devant vous, dit Adrienne à sa tante sans pouvoir cacher son dégoût, et vous m'obligez d'entendre de telles choses!…
Le marquis d'Aigrigny donna sous la table un coup de genou à M. Tripeaud, qui s'émancipait jusqu'à parler dans le salon de la princesse comme il parlait dans la coulisse de la Bourse, et il reprit vivement pour réparer la grossièreté du baron:
— Il n'y a, mademoiselle, aucune comparaison à établir entre ces gens-là… et une personne de votre condition…
— Pour un catholique… monsieur l'abbé, cette distinction est peu chrétienne, répondit Adrienne.
— Je sais la portée de mes paroles, mademoiselle, répondit sèchement l'abbé; d'ailleurs cette vie indépendante que vous voulez mener contre toute raison aurait pour l'avenir les suites les plus fâcheuses, car votre famille peut vouloir vous marier un jour, et…
— J'épargnerai ce souci à ma famille, monsieur; si je veux me marier… je me marierai moi-même… ce qui est assez raisonnable, je pense, quoiqu'à vrai dire je sois peu tentée de cette lourde chaîne que l'égoïsme et la brutalité nous rivent à jamais au cou.
— Il est indécent, mademoiselle, dit la princesse, de parler aussi légèrement de cette institution.
— Devant vous surtout, madame… il est vrai; pardon de vous avoir choquée… Vous craignez que ma manière de vivre indépendante n'éloigne les prétendants… ce m'est une raison de plus pour persister dans mon indépendance, car j'ai horreur des prétendants. Tout ce que je désire, c'est de les épouvanter, c'est de leur donner la plus mauvaise opinion de moi; et pour cela il n'y a pas de meilleur moyen que de paraître vivre absolument comme ils vivent eux-mêmes… Aussi je compte sur mes caprices, mes folies, sur mes chers défauts, pour me préserver de toute ennuyeuse et conjugale poursuite.
— Vous serez à ce sujet complètement satisfaite, mademoiselle, reprit Mme de Saint-Dizier, si malheureusement (et cela est à craindre) le bruit se répand que vous poussez l'oubli de tout devoir, de toute retenue, jusqu'à rentrer chez vous à huit heures du matin, ainsi qu'on me l'a dit… Mais je ne veux ni n'ose croire à une telle énormité.
— Vous avez tort, madame… car cela est…
— Ainsi… vous l'avouez! s'écria la princesse.
— J'avoue tout ce que je fais, madame… Je suis rentrée ce matin à huit heures.
— Messieurs, vous l'entendez! s'écria la princesse.
— Ah!… fit M. d'Aigrigny d'une voix de basse-taille.
— Ah! fit le baron d'une voix de fausset.
— Ah! murmura le docteur avec un profond soupir. En entendant ces exclamations lamentables, Adrienne fut sur le point de parler, de se justifier peut-être; mais à une petite moue dédaigneuse qu'elle fit, on vit qu'elle dédaignait de descendre à une explication.
— Ainsi… cela était vrai… reprit la princesse. Ah! mademoiselle… vous m'aviez habituée à ne m'étonner de rien… mais je doutais encore d'une pareille conduite… Il faut votre audacieuse réponse pour m'en convaincre…
— Mentir… m'a toujours paru, madame, beaucoup plus audacieux que de dire la vérité.
— Et d'où veniez-vous, mademoiselle? et pourquoi…
— Madame, dit Adrienne en interrompant sa tante, jamais je ne mens… mais jamais je ne dis ce que je ne veux pas dire; puis c'est une lâcheté de se justifier d'une accusation révoltante. Ne parlons plus de ceci… vos insistances à cet égard seraient vaines; résumons-nous. Vous voulez m'imposer une dure et humiliante tutelle; moi je veux quitter le pavillon que j'habite ici pour aller vivre où bon me semble, à ma fantaisie… De vous ou de moi, qui cédera? nous verrons. Maintenant… autre chose… Cet hôtel m'appartient… il m'est indifférent de vous y voir demeurer puisque je le quitte; mais le rez-de-chaussée est inhabité… il contient, sans compter les pièces de réception, deux appartements complets; j'en ai disposé pour quelque temps.
— Vraiment, mademoiselle! dit la princesse en regardant M. d'Aigrigny avec une grande surprise; et elle ajouta ironiquement:
— Et pour qui, mademoiselle, en avez-vous disposé?
— Pour trois personnes de ma famille.
— Qu'est-ce que cela signifie? dit Mme de Saint-Dizier, de plus en plus étonnée.
— Cela signifie, madame, que je veux offrir ici une généreuse hospitalité à un jeune prince indien, mon parent par ma mère; il arrivera dans deux ou trois jours, et je tiens à ce qu'il trouve ses appartements prêts à le recevoir.
— Entendez-vous, messieurs? dit M. d'Aigrigny au docteur et à
M. Tripeaud en affectant une stupeur profonde.
— Cela passe tout ce qu'on peut imaginer, dit le baron.
— Hélas! dit le docteur avec componction, le sentiment est généreux en soi, mais toujours cette folle petite tête…
— À merveille! dit la princesse; je ne puis du moins vous empêcher, mademoiselle, d'énoncer les voeux les plus extravagants… Mais il est présumable que vous ne vous arrêterez pas en si beau chemin. Est-ce tout?
— Pas encore… madame. J'ai appris ce matin même que deux de mes parentes aussi par ma mère… deux pauvres enfants de quinze ans… deux orphelines… les filles du maréchal Simon, étaient arrivées hier d'un long voyage, et se trouvaient chez la femme du brave soldat qui les amène en France du fond de la Sibérie…
À ces mots d'Adrienne, M. d'Aigrigny et la princesse ne purent s'empêcher de tressaillir brusquement et de se regarder avec effroi, tant ils étaient éloignés de s'attendre à ce que Mlle de Cardoville fût instruite du retour des filles du maréchal Simon; cette révélation était pour eux foudroyante.
— Vous êtes sans doute étonnés de me voir si bien instruite, dit Adrienne; heureusement, j'espère vous étonner tout à l'heure davantage encore; mais, pour en revenir aux filles du maréchal Simon, vous comprenez, madame, qu'il m'est impossible de les laisser à la charge des dignes personnes chez qui elles ont momentanément trouvé un asile; quoique cette famille soit aussi honnête que laborieuse, leur place n'est pas là… je vais donc les aller chercher pour les établir ici dans l'autre appartement du rez-de-chaussée… avec la femme du soldat, qui fera une excellente gouvernante.
À ces mots, M. d'Aigrigny et le baron se regardèrent, et le baron s'écria:
— Décidément la tête n'y est plus.
Adrienne ajouta sans répondre à M. Tripeaud:
— Le maréchal Simon ne peut manquer d'arriver d'un moment à l'autre à Paris. Vous concevez, madame, combien il sera doux de pouvoir lui présenter ses filles et de lui prouver qu'elles ont été traitées comme elles devaient l'être. Dès demain matin, je ferai venir des modistes, des couturières, afin que rien ne leur manque… Je veux qu'à son retour leur père les trouve belles… belles à éblouir… Elles sont jolies comme des anges, dit-on… moi, pauvre profane… j'en ferai simplement des amours…
— Voyons, mademoiselle, est-ce bien tout, cette fois? dit la princesse d'un ton sardonique et sourdement courroucé, pendant que M. d'Aigrigny, calme et froid en apparence, dissimulait à peine de mortelles angoisses. Cherchez bien encore, continua la princesse en s'adressant à Adrienne. N'avez-vous pas encore à augmenter de quelques parents cette intéressante colonie de famille!… Une reine, en vérité, n'agirait pas plus magnifiquement que vous.
— En effet, madame, je veux faire à ma famille une réception royale… telle qu'elle est due à un fils de roi et aux filles du maréchal duc de Ligny; il est si bon de joindre tous les luxes au luxe de l'hospitalité du coeur.
— La maxime est généreuse assurément, dit la princesse de plus en plus agitée; il est seulement dommage que pour la mettre en action vous ne possédiez pas les mines du Potosi.
— C'est justement à propos d'une mine… et que l'on prétend des plus riches, que je désirais vous entretenir, madame; je ne pouvais trouver une occasion meilleure. Si considérable que soit ma fortune, elle serait peu de chose auprès de celle qui d'un moment à l'autre pourrait revenir à notre famille… et ceci arrivant, vous excuseriez peut-être alors, madame, ce que vous appelez mes prodigalités royales…
M. d'Aigrigny se trouvait sous le coup d'une position de plus en plus terrible… L'affaire des médailles était si importante qu'il l'avait cachée même au docteur Baleinier, tout en lui demandant ses services pour un intérêt immense; M. Tripeaud n'en avait pas non plus été instruit, car la princesse croyait avoir fait disparaître des papiers du père d'Adrienne tous les indices qui auraient pu mettre celle-ci sur la voie de cette découverte. Aussi non seulement l'abbé voyait avec épouvante Mlle de Cardoville instruite de ce secret, mais il tremblait qu'elle ne le divulguât. La princesse partageait l'effroi de M. d'Aigrigny; aussi s'écria- t-elle en interrompant sa nièce:
— Mademoiselle… il est certaines choses de famille qui doivent se tenir secrètes, et, sans comprendre positivement à quoi vous faites allusion, je vous engage à quitter ce sujet d'entretien…
— Comment donc, madame… ne sommes-nous pas ici en famille… ainsi que l'attestent les choses peu gracieuses que nous venons d'échanger.
— Mademoiselle… il n'importe… lorsqu'il s'agit d'affaires d'intérêt plus ou moins contestables, il est parfaitement inutile d'en parler, à moins d'avoir les pièces sous les yeux.
— Et de quoi parlons-nous donc depuis une heure, madame, si ce n'est d'affaires d'intérêt? En vérité, je ne comprends pas votre étonnement… ni votre embarras…
— Je ne suis ni étonnée… ni embarrassée… mademoiselle… mais depuis deux heures, vous me forcez d'entendre des choses si nouvelles, si extravagantes, qu'en vérité un peu de stupeur est bien permis.
— Je vous demande pardon, madame, vous êtes très embarrassée, dit Adrienne en regardant fixement sa tante, M. d'Aigrigny aussi… ce qui, joint à certains soupçons que je n'ai pas eu le temps d'éclaircir…
Puis après une pause, Adrienne reprit:
— Aurais-je donc deviné juste?… Nous allons le voir…
— Mademoiselle, je vous ordonne de vous taire, s'écria la princesse perdant complètement la tête.
— Ah! madame, dit Adrienne, pour une personne ordinairement si maîtresse d'elle-même, vous vous compromettez beaucoup.
La Providence, comme on dit, vint heureusement au secours de la princesse et de l'abbé d'Aigrigny, à ce moment si dangereux. Un valet de chambre entra; sa figure était si effarée, si altérée, que la princesse lui dit vivement:
— Eh bien! Dubois, qu'y a-t-il?
— Je demande pardon à Madame la princesse de venir l'interrompre malgré ses ordres formels; mais M. le commissaire de police demande à lui parler à l'instant même; il est en bas et plusieurs agents sont dans la cour avec des soldats.
Malgré la profonde surprise que lui causait ce nouvel incident, la princesse, voulant profiter de cette occasion pour se concerter promptement avec M. d'Aigrigny au sujet des menaçantes révélations d'Adrienne, dit à l'abbé en se levant:
— Monsieur d'Aigrigny, auriez-vous l'obligeance de m'accompagner, car je ne sais ce que peut signifier la présence du commissaire de police chez moi.
M. d'Aigrigny suivit Mme de Saint-Dizier dans la pièce voisine.
IX. La trahison.
La princesse de Saint-Dizier, accompagnée de M. d'Aigrigny et suivie du valet de chambre, s'arrêta dans une pièce voisine de son cabinet, où étaient restés Adrienne, M. Tripeaud et le médecin.
— Où est le commissaire de police? demanda la princesse à celui de ses gens qui était venu lui annoncer l'arrivée de ce magistrat.
— Madame, il est là dans le salon bleu.
— Priez-le de ma part de vouloir bien m'attendre quelques instants.
Le valet de chambre s'inclina et sortit. Dès qu'il fut dehors, Mme de Saint-Dizier s'approcha vivement de M. d'Aigrigny dont la physionomie, ordinairement fière et hautaine, était pâle et sombre.
— Vous le voyez, s'écria-t-elle d'une voix précipitée, Adrienne sait tout maintenant; que faire?… que faire?…
— Je ne sais… dit l'abbé, le regard fixe et absorbé; cette révélation est un coup terrible.
— Tout est-il donc perdu?
— Il n'y aurait qu'un moyen de salut, dit M. d'Aigrigny, ce serait… le docteur…
— Mais comment? s'écria la princesse, si vite? aujourd'hui même?
— Dans deux heures il sera trop tard; cette fille diabolique aura vu les filles du général Simon…
— Mais… mon Dieu… Frédérik… c'est impossible… M. Baleinier ne pourra jamais… il aurait fallu préparer cela de longue main, comme nous devions le faire après l'interrogatoire d'aujourd'hui.
— Il n'importe, reprit vivement l'abbé, il faut que le docteur essaye à tout prix.
— Mais sous quel prétexte?
— Je vais tâcher d'en trouver un…
— En admettant que vous trouviez ce prétexte, Frédérik, s'il faut agir aujourd'hui, rien ne sera préparé… là-bas.
_— _Rassurez-vous, par habitude de prévoir, on est toujours prêt.
— Et comment prévenir le docteur à l'instant même? reprit la princesse.
— Le faire demander… cela éveillerait les soupçons de votre nièce, dit M. d'Aigrigny pensif, et c'est, avant tout, ce qu'il faut éviter.
— Sans doute, reprit la princesse, cette confiance est l'une de nos plus grandes ressources.
— Un moyen! dit vivement l'abbé; je vais écrire quelques mots à la hâte à Baleinier; un de vos gens les lui portera, comme si cette lettre venait du dehors… d'un malade pressant…
— Excellente idée! s'écria la princesse, vous avez raison… Tenez… là, sur cette table… il y a tout ce qui est nécessaire pour écrire… Vite, vite… Mais le docteur réussira-t-il?
— À vrai dire, je n'ose l'espérer, dit le marquis en s'asseyant près de la table avec un courroux contenu. Grâce à cet interrogatoire, qui, du reste, a été au-delà de nos espérances, et que notre homme caché par nos soins derrière la portière de la chambre voisine a fidèlement sténographié, grâce aux scènes violentes qui doivent avoir nécessairement lieu demain et après, le docteur, en s'entourant d'habiles précautions, aurait pu agir avec la plus entière certitude… Mais lui demander cela aujourd'hui… tout à l'heure… Tenez… Herminie… c'est folie que d'y penser!
Et le marquis jeta brusquement la plume qu'il avait à la main, puis il ajouta avec un accent d'irritation amère et profonde:
— Au moment de réussir, voir toutes nos espérances anéanties… Ah! les conséquences de tout ceci seront incalculables… Votre nièce… nous fait bien du mal… oh! bien du mal…
Il est impossible de rendre l'expression de sourde colère, de haine implacable, avec laquelle M. d'Aigrigny prononça ces derniers mots.
— Frédérik! s'écria la princesse avec anxiété en appuyant vivement sa main sur la main de l'abbé, je vous en conjure, ne désespérez pas encore… l'esprit du docteur est si fécond en ressources, il nous est si dévoué… essayons toujours.
— Enfin, c'est du moins une chance, dit l'abbé en reprenant la plume.
— Mettons la chose au pis… dit la princesse: qu'Adrienne aille ce soir… chercher les filles du maréchal Simon… Peut-être ne les trouvera-t-elle plus…
— Il ne faut pas espérer cela; il est impossible que les ordres de Rodin aient été si promptement exécutés… nous en aurions été avertis.
— Il est vrai… écrivez alors au docteur… je vais vous envoyer Dubois; il lui portera votre lettre. Courage, Frédérik! nous aurons raison de cette fille intraitable…
Puis Mme de Saint-Dizier ajouta avec une rage concentrée:
— Oh! Adrienne… Adrienne… vous payerez bien cher vos insolents sarcasmes et les angoisses que vous nous causez!
Au moment de sortir, la princesse se retourna et dit à
M. d'Aigrigny:
— Attendez-moi ici; je vous dirai ce que signifie la visite du commissaire, et nous rentrerons ensemble.
La princesse disparut. M. d'Aigrigny écrivit quelques mots à la hâte, d'une main convulsive.
X. Le piège.
Après la sortie de Mme de Saint-Dizier et du marquis, Adrienne était restée dans le cabinet de sa tante avec M. Baleinier et le baron Tripeaud.
En entendant annoncer l'arrivée du commissaire, Mlle de Cardoville avait ressenti une vive inquiétude, car sans doute, ainsi que l'avait craint Agricol, le magistrat venait demander l'autorisation de faire des recherches dans l'intérieur de l'hôtel et du pavillon, afin de retrouver le forgeron, que l'on y croyait caché. Quoiqu'elle regardât comme très secrète la retraite d'Agricol, Adrienne n'était pas complètement rassurée; aussi, dans la prévision d'une éventualité fâcheuse, elle trouvait une occasion très opportune de recommander instamment son protégé au docteur, ami fort intime, nous l'avons dit, de l'un des ministres les plus influents de l'époque. La jeune fille s'approcha donc du médecin, qui causait à voix basse avec le baron, et de sa voix la plus douce, la plus câline:
— Mon bon monsieur Baleinier… je désirerais vous dire deux mots…
Et du regard la jeune fille lui montra la profonde embrasure d'une croisée.
— À vos ordres… mademoiselle… répondit le médecin en se levant pour suivre Adrienne auprès de la fenêtre.
M. Tripeaud, qui, ne se sentant plus soutenu par la présence de l'abbé, craignait la jeune fille comme le feu, fut très satisfait de cette diversion: pour se donner une contenance, il alla se remettre en contemplation devant un tableau de sainteté qu'il semblait ne pas se lasser d'admirer.
Lorsque Mlle de Cardoville fut assez éloignée du baron pour n'être pas entendue de lui, elle dit au médecin, qui, toujours souriant, toujours bienveillant, attendait qu'elle s'expliquât:
— Mon bon docteur, vous êtes mon ami, vous avez été celui de mon père… Tout à l'heure, malgré la difficulté de votre position, vous vous êtes courageusement montré mon seul partisan…
— Mais pas du tout, mademoiselle, n'allez pas dire de pareilles choses, dit le docteur en affectant un courroux plaisant. Peste! vous me feriez de belles affaires… Voulez-vous bien vous taire… _Vade retro, Satanas!! _ce qui veut dire: Laissez-moi tranquille, charmant petit démon que vous êtes!
— Rassurez-vous, dit Adrienne en souriant, je ne vous compromettrai pas; mais permettez-moi seulement de vous rappeler que bien souvent vous m'avez fait des offres de service… vous m'avez parlé de votre dévouement…
— Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez si je m'en tiens à des paroles.
— Eh bien, donnez-moi une preuve sur-le-champ, dit vivement
Adrienne.
— À la bonne heure, voilà comme j'aime à être pris au mot… Que faut-il faire pour vous?
— Vous êtes toujours fort lié avec votre ami le ministre?
— Sans doute: je le soigne justement d'une extinction de voix: il en a toujours, la veille du jour où on doit l'interpeller; il aime mieux ça…
— Il faut que vous obteniez de votre ministre quelque chose de très important pour moi.
— Pour vous?… et quel rapport?…
Le valet de chambre de la princesse entra, remit une lettre à
M. Baleinier, et lui dit:
— Un domestique étranger vient d'apporter à l'instant cette lettre pour monsieur le docteur; c'est très pressé…
Le médecin prit la lettre, le valet de chambre sortit.
— Voici les désagréments du métier, lui dit en souriant Adrienne; on ne vous laisse pas un moment de repos, mon pauvre docteur.
— Ne m'en parlez pas, mademoiselle, dit le médecin, qui ne put cacher un mouvement de surprise en reconnaissant l'écriture de M. d'Aigrigny; ces diables de malades croient en vérité que nous sommes de fer et que nous accaparons toute la santé qui leur manque… ils sont impitoyables. Mais vous permettez, mademoiselle, dit M. Baleinier en interrogeant Adrienne du regard avant de décacheter la lettre.
Mlle de Cardoville répondit par un gracieux signe de tête. La lettre du marquis d'Aigrigny n'était pas longue; le médecin la lut d'un trait; et, malgré sa prudence habituelle, il haussa les épaules et dit vivement:
— Aujourd'hui… mais c'est impossible… il est fou…
— Il s'agit sans doute de quelque pauvre malade qui a mis en vous tout son espoir… qui vous attend, qui vous appelle… Allons, mon cher monsieur Baleinier, soyez bon… ne repoussez pas sa prière… il est si doux de justifier la confiance qu'on inspire!…
Il y avait à la fois un rapprochement et une contradiction si extraordinaires entre l'objet de cette lettre écrite à l'instant même au médecin par le plus implacable ennemi d'Adrienne, et les paroles de commisération que celle-ci venait de prononcer d'une voix touchante, que le docteur Baleinier en fut frappé. Il regarda Mlle de Cardoville d'un air presque embarrassé et répondit:
— Il s'agit, en effet… de l'un de mes clients qui compte beaucoup sur moi… beaucoup trop même… car il me demande une chose impossible… Mais pourquoi vous intéresser à un inconnu?
— S'il est malheureux… je le connais… Mon protégé pour qui je vous demande l'appui du ministre m'était aussi à peu près inconnu… et maintenant je m'y intéresse on ne peut plus vivement; car, puisqu'il faut vous le dire, mon protégé est le fils de ce digne soldat qui a ramené ici, du fond de la Sibérie, les filles du maréchal Simon.
— Comment!… votre protégé est…
— Un brave artisan… le soutien de sa famille… Mais je dois tout vous dire… voici comment les choses se sont passées…
La confidence qu'Adrienne allait faire au docteur fut interrompue par Mme de Saint-Dizier, qui, suivie de M. d'Aigrigny, ouvrit violemment la porte de son cabinet. On lisait sur la physionomie de la princesse une expression de joie infernale, à peine dissimulée par un faux semblant d'indignation courroucée.
M. d'Aigrigny, entrant dans le cabinet, avait jeté rapidement un regard interrogatif et inquiet au docteur Baleinier. Celui-ci répondit par un mouvement de tête négatif. L'abbé se mordit les lèvres de rage muette; ayant mis ses dernières espérances dans le docteur, il dut considérer ses projets comme à jamais ruinés, malgré le nouveau coup que la princesse allait porter à Adrienne.
— Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d'une voix brève, précipitée, car elle suffoquait de satisfaction méchante, messieurs, veuillez prendre place… j'ai de nouvelles et curieuses choses à vous apprendre au sujet de cette demoiselle.
Et elle désigna sa nièce d'un regard de haine et de mépris impossible à rendre.
— Allons… ma pauvre enfant, qu'y a-t-il? que vous veut-on encore? dit M. Baleinier d'un ton patelin avant de quitter la fenêtre où il se tenait à côté d'Adrienne; quoi qu'il arrive, comptez toujours sur moi.
Et ce disant, le médecin alla prendre place à côté de
M. d'Aigrigny et de M. Tripeaud.
À l'insolente apostrophe de sa tante, Mlle de Cardoville avait fièrement redressé la tête… La rougeur lui monta au front; impatientée, irritée des nouvelles attaques dont on la menaçait, elle s'avança vers la table où la princesse était assise, et dit d'une voix émue à M. Baleinier:
— Je vous attends chez moi le plus tôt possible… mon cher docteur; vous le savez, j'ai absolument besoin de vous parler.
Et Adrienne fit un pas vers la bergère où était son chapeau.
La princesse se leva brusquement et s'écria:
— Que faites-vous, mademoiselle?
— Je me retire, madame… Vous m'avez signifié vos volontés, je vous ai signifié les miennes; cela suffit. Quant aux affaires d'intérêt, je chargerai quelqu'un de mes réclamations.
Mlle de Cardoville prit son chapeau. Mme de Saint-Dizier, voyant sa proie lui échapper, courut précipitamment à sa nièce, et, au mépris de toute convenance, lui saisit violemment le bras d'une main convulsive en lui disant:
— Restez!!!
— Ah!… madame…, fit Adrienne avec un accent de douloureux dédain, où sommes-nous donc ici?…
— Vous voulez vous échapper… vous avez peur! lui dit
Mme de Saint-Dizier en la toisant d'un air de dédain.
Avec ces mots: _Vous avez peur… _on aurait fait marcher Adrienne de Cardoville dans la fournaise. Dégageant son bras de l'étreinte de sa tante par un geste rempli de noblesse et de fierté, elle jeta sur le fauteuil le chapeau qu'elle tenait à la main, et, revenant auprès de la table, elle dit impérieusement à la princesse:
— Il y a quelque chose de plus fort que le profond dégoût que tout ceci m'inspire… c'est la crainte d'être accusée de lâcheté; parlez, madame… je vous écoute.
Et la tête haute, le teint légèrement coloré, le regard à demi voilé par une larme d'indignation, les bras croisés sur son sein, qui, malgré elle, palpitait d'une vive émotion, frappant convulsivement le tapis du bout de son joli pied, Adrienne attacha sur sa tante un coup d'oeil assuré. La princesse voulut alors distiller goutte à goutte le venin dont elle était gonflée, et faire souffrir sa victime le plus longtemps possible, certaine qu'elle ne lui échapperait pas.
— Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d'une voix contenue, voici ce qui vient de se passer… On m'a avertie que le commissaire de police désirait me parler; je me suis rendue auprès de ce magistrat, il s'est excusé d'un air peiné du devoir qu'il avait à remplir. Un homme sous le coup d'un mandat d'amener avait été vu entrant dans le pavillon du jardin…
Adrienne tressaillit; plus de doute, il s'agissait d'Agricol. Mais elle redevint impassible en songeant à la sûreté de la cachette où elle l'avait fait conduire.
— Le magistrat, continua la princesse, me demanda de procéder à la recherche de cet homme, soit dans l'hôtel, soit dans le pavillon. C'était son droit. Je le priai de commencer par le pavillon, et je l'accompagnai… Malgré la conduite inqualifiable de mademoiselle, il ne me vint pas un moment à la pensée, je l'avoue, de croire qu'elle fût mêlée en quelque chose à cette déplorable affaire de police… Je me trompais.
— Que voulez-vous dire, madame? s'écria Adrienne.
— Vous allez le savoir, mademoiselle, dit la princesse d'un air triomphant. Chacun son tour… Vous vous êtes, tout à l'heure, un peu trop hâtée de vous montrer si railleuse et si altière… J'accompagne donc le commissaire dans ses recherches… Nous arrivons au pavillon… Je vous laisse à penser l'étonnement, la stupeur de ce magistrat à la vue de ces trois créatures, costumées comme des filles de théâtre… Le fait a été d'ailleurs, à ma demande, consigné dans le procès-verbal; car on ne saurait trop montrer aux yeux de tous… de pareilles extravagances.
— Madame la princesse a fort sagement agi, dit le baron Tripeaud en s'inclinant. Il était bon d'édifier aussi la justice à ce sujet.
Adrienne, trop vivement préoccupée du sort de l'artisan pour songer à répondre vertement à Tripeaud ou à Mme de Saint-Dizier, écoutait en silence, cachant son inquiétude.
— Le magistrat, reprit Mme de Saint-Dizier, a commencé par interroger sévèrement ces jeunes filles, et leur a demandé si aucun homme ne s'était, à leur connaissance, introduit dans le pavillon occupé par mademoiselle… elles ont répondu avec une incroyable audace qu'elles n'avaient vu personne entrer…
— Les braves et honnêtes filles! pensa Mlle de Cardoville avec joie; ce pauvre ouvrier est sauvé… la protection du docteur Baleinier fera le reste.
— Heureusement, reprit la princesse, une de mes femmes, Mme Grivois, m'avait accompagnée; cette excellente personne se rappelant avoir vu rentrer mademoiselle chez elle, ce matin à huit heures, dit _naïvement _au magistrat qu'il se pourrait fort bien que l'homme que l'on cherchait se fût introduit par la petite porte du jardin, laissée involontairement ouverte… par mademoiselle… en revenant.
— Il eût été bon, madame la princesse, dit Tripeaud, de faire aussi consigner au procès-verbal que mademoiselle était rentrée chez elle à huit heures du matin…
— Je n'en vois pas la nécessité, dit le docteur, fidèle à son rôle, ceci était complètement en dehors des recherches auxquelles se livrait le commissaire.
— Mais, docteur, dit Tripeaud…
— Mais, monsieur le baron, reprit M. Baleinier d'un ton ferme, c'est mon opinion.
— Et ce n'est pas la mienne, docteur, dit la princesse; ainsi que M. Tripeaud, j'ai pensé qu'il était important que la chose fût établie au procès-verbal et j'ai vu au regard confus et douloureux du magistrat combien il lui était pénible d'avoir à enregistrer la scandaleuse conduite d'une jeune personne placée dans une si haute position sociale.
— Sans doute, madame, dit Adrienne impatientée, je crois votre pudeur à peu près égale à celle de ce candide commissaire de police; mais il me semble que votre commune innocence s'alarmait un peu trop promptement: vous et lui auriez pu réfléchir qu'il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que, étant sortie, je suppose, à six heures du matin, je fusse rentrée à huit.
— L'excuse, quoique tardive… est du moins adroite, dit la princesse avec dépit.
— Je ne m'excuse pas, madame, répondit fièrement Adrienne; mais, comme M. Baleinier a bien voulu dire un mot en ma faveur par amitié pour moi, je donne l'interprétation possible d'un fait qu'il ne me convient pas d'expliquer devant vous…
— Alors le fait demeure acquis au procès-verbal… jusqu'à ce que mademoiselle en donne l'explication, dit le Tripeaud.
L'abbé d'Aigrigny, le front appuyé sur sa main, restait pour ainsi dire étranger à cette scène, effrayé qu'il était des suites qu'allait avoir l'entrevue de Mlle de Cardoville avec les filles du maréchal Simon, car il ne fallait pas songer à empêcher matériellement Adrienne de sortir ce soir-là.
Mme de Saint-Dizier reprit:
— Le fait qui avait si cruellement scandalisé le commissaire n'est rien encore… auprès de ce qui me reste à vous apprendre, messieurs… Nous avons donc parcouru le pavillon dans tous les sens sans trouver personne… nous allions quitter la chambre à coucher de mademoiselle, car nous avions visité cette pièce en dernier lieu, lorsque Mme Grivois me fit remarquer que l'une des moulures dorées d'une fausse porte ne rejoignait pas hermétiquement… nous attirons l'attention du magistrat sur cette singularité; ses agents examinent… cherchent… un panneau glisse sur lui-même… et alors… savez-vous ce que l'on découvre?… Non… non, cela est tellement odieux, tellement révoltant… que je n'oserai jamais…
— Eh bien! j'oserai, moi, madame, dit résolument Adrienne, qui vit avec un profond chagrin la retraite d'Agricol découverte; j'épargnerai, madame, à votre candeur le récit de ce nouveau scandale… et ce que je vais dire n'est d'ailleurs nullement pour me justifier.
— La chose en vaudrait pourtant la peine… mademoiselle, dit Mme de Saint-Dizier avec un sourire méprisant: un homme caché par vous dans votre chambre à coucher.
— Un homme caché dans sa chambre à coucher!… s'écria le marquis d'Aigrigny en redressant la tête avec un indignation qui cachait à peine une joie cruelle.
— Un homme dans la chambre à coucher de mademoiselle! ajouta le baron Tripeaud. Et cela a été, je l'espère, aussi consigné au procès-verbal?
— Oui, oui, monsieur, dit la princesse d'un air triomphant.
— Mais cet homme, dit le docteur d'un air hypocrite, était sans doute un voleur? Cela s'explique ainsi de soi-même… tout autre soupçon n'est pas vraisemblable…
— Votre indulgence pour mademoiselle vous égare, monsieur
Baleinier, dit sèchement la princesse.
— On connaît cette espèce de voleurs-là, dit Tripeaud; ce sont ordinairement de beaux jeunes gens très riches…
— Vous vous trompez, monsieur, reprit Mme de Saint-Dizier, mademoiselle n'élève pas ses vues si haut… elle prouve qu'une erreur peut être non seulement criminelle, mais encore ignoble… Aussi, je ne m'étonne plus des sympathies que mademoiselle affichait tout à l'heure pour le populaire… C'est d'autant plus touchant et attendrissant que cet homme, caché par mademoiselle chez elle, portait une blouse.
— Une blouse!… s'écria le baron avec l'air du plus profond dégoût; mais alors… c'était donc un homme du peuple? C'est à faire dresser les cheveux sur la tête…
— Cet homme est un ouvrier forgeron, il l'a avoué, dit la princesse; mais il faut être juste, c'est un assez beau garçon, et sans doute mademoiselle, dans la singulière religion qu'elle professe pour le beau…
— Assez, madame… assez, dit tout à coup Adrienne, qui, dédaignant de répondre, avait jusqu'alors écouté sa tante avec une indignation croissante et douloureuse; j'ai été tout à l'heure sur le point de me justifier à propos d'une de vos odieuses insinuations… je ne m'exposerai pas une seconde fois à une pareille faiblesse… Un mot seulement, madame… Cet honnête et loyal artisan est arrêté, sans doute?
— Certes, il a été arrêté et conduit sous bonne escorte… Cela vous fend le coeur, n'est-ce pas, mademoiselle?… dit la princesse d'un air triomphant; il faut, en effet, que votre tendre pitié pour cet intéressant forgeron soit bien grande, car vous perdez votre assurance ironique.
— Oui, madame, car j'ai mieux à faire que de railler ce qui est odieux et ridicule, dit Adrienne, dont les yeux se voilaient de larmes en songeant aux inquiétudes cruelles de la famille d'Agricol prisonnier; et prenant son chapeau, elle le mit sur sa tête, en noua les rubans, et s'adressant au docteur:
— Monsieur Baleinier, je vous ai tout à l'heure demandé votre protection auprès du ministre…
— Oui, mademoiselle… et je me ferai un plaisir d'être votre intermédiaire auprès de lui.
— Votre voiture est en bas?
— Oui, mademoiselle… dit le docteur, singulièrement surpris.
— Vous allez être assez bon pour me conduire à l'instant chez le ministre… Présentée par vous, il ne me refusera pas la grâce ou plutôt la justice que j'ai à solliciter de lui.
— Comment, mademoiselle, dit la princesse, vous osez prendre une telle détermination sans mes ordres après ce qui vient de se passer?… C'est inouï!
— Cela fait pitié, ajouta M. Tripeaud, mais il faut s'attendre à tout.
Au moment où Adrienne avait demandé au docteur si sa voiture était en bas, l'abbé d'Aigrigny avait tressailli… Un éclair de satisfaction radieuse, inespérée, avait brillé dans son regard, et c'est à peine s'il put contenir sa violente émotion lorsque, adressant un coup d'oeil aussi rapide que significatif au médecin, celui-ci lui répondit en baissant par deux fois les paupières en signe d'intelligence et de consentement. Aussi lorsque la princesse reprit d'un ton courroucé en s'adressant à Adrienne: «Mademoiselle, je vous défends de sortir», M. d'Aigrigny dit à Mme de Saint-Dizier avec une inflexion de voix particulière:
— Il me semble, madame, que l'on peut confier mademoiselle aux soins de M. le docteur.
Le marquis prononça ces mots: _aux soins de M. le docteur, _d'une manière si significative, que la princesse, ayant regardé tour à tour le médecin et M. d'Aigrigny, comprit tout, et sa figure rayonna. Non seulement ceci s'était passé très rapidement, mais la nuit était déjà presque venue, aussi Adrienne, plongée dans la préoccupation pénible que lui causait le sort d'Agricol, ne put s'apercevoir des différents signes échangés entre la princesse, le docteur et l'abbé, signes qui d'ailleurs eussent été pour elle incompréhensibles. Mme de Saint-Dizier, ne voulant pas cependant paraître céder trop facilement à l'observation du marquis, reprit:
— Quoique M. le docteur me semble avoir été d'une grande indulgence pour mademoiselle, je ne verrais peut-être pas d'inconvénient à la lui confier… Pourtant… je ne voudrais pas laisser établir un pareil précédent, car d'aujourd'hui mademoiselle ne doit avoir d'autre volonté que la mienne.
— Madame la princesse, dit gravement le médecin, feignant d'être un peu choqué des paroles de Mme de Saint-Dizier, je ne crois pas avoir été indulgent pour mademoiselle, mais juste… Je suis à ses ordres pour la conduire chez le ministre, si elle le désire; j'ignore ce qu'elle veut solliciter, mais je la crois incapable d'abuser de la confiance que j'ai en elle, et de me faire appuyer une recommandation imméritée.
Adrienne, émue, tendit cordialement la main au docteur, et lui dit:
— Soyez tranquille, mon digne ami; vous me saurez gré de la démarche que je vous fais faire, car vous serez de moitié dans une noble action…
Le Tripeaud, qui n'était pas dans le secret des nouveaux desseins du docteur et de l'abbé, dit tout bas à celui-ci d'un air stupéfait:
— Comment! on la laisse partir?
— Oui, oui, répondit brusquement M. d'Aigrigny en lui faisant signe d'écouter la princesse, qui allait parler.
En effet, celle-ci s'avança vers sa nièce, et lui dit d'une voix lente et mesurée, appuyant sur chacune de ses paroles:
— Un mot encore, mademoiselle… un dernier mot devant ces messieurs. Répondez: malgré les charges terribles qui pèsent sur vous, êtes-vous toujours décidée à méconnaître mes volontés formelles?
— Oui, madame.
— Malgré le scandaleux éclat qui vient d'avoir lieu, vous prétendez toujours vous soustraire à mon autorité?
— Oui, madame.
— Ainsi, vous refusez positivement de vous soumettre à la vie décente et sévère que je veux vous imposer?
— Je vous ai dit tantôt, madame, que je quitterais cette demeure pour vivre seule et à ma guise.
— Est-ce votre dernier mot?
— C'est mon dernier mot.
— Réfléchissez!… ceci est bien grave… prenez garde!…
— Je vous ai dit, madame, mon dernier mot… je ne le dis jamais deux fois.
— Messieurs… vous l'entendez, reprit la princesse, j'ai fait tout au monde et en vain pour arriver à une conciliation; mademoiselle n'aura donc qu'à s'en prendre à elle-même des mesures auxquelles une si audacieuse révolte me force de recourir.
— Soit, madame, dit Adrienne.
Puis, s'adressant à M. Baleinier, elle lui dit vivement:
— Venez… venez, mon cher docteur, je meurs d'impatience; partons vite… chaque minute perdue peut coûter des larmes bien amères à une honnête famille.
Et Adrienne sortit précipitamment du salon avec le médecin.
Un des gens de la princesse fit avancer la voiture de M. Baleinier; aidée par lui, Adrienne y monta sans s'apercevoir qu'il disait quelques mots tout bas au valet de pied qui avait ouvert la portière. Lorsque le docteur fut assis à côté de Mlle de Cardoville, le domestique ferma la voiture. Au bout d'une seconde, il dit à haute voix au cocher:
— À l'hôtel du ministre, par la petite entrée! Les chevaux partirent rapidement.
Septième partie
Un Jésuite de robe courte
I. Un faux ami.
La nuit était venue, sombre et froide. Le ciel, pur jusqu'au coucher du soleil, se voilait de plus en plus de nuées grises, livides; le vent, soufflant avec force, soulevait çà et là par tourbillons une neige épaisse qui commençait à tomber. Les lanternes ne jetaient qu'une clarté douteuse dans l'intérieur de la voiture du docteur Baleinier, où il était seul avec Adrienne de Cardoville. La charmante figure d'Adrienne encadrée dans son petit chapeau de castor gris, faiblement éclairée par la lueur des lanternes, se dessinait blanche et pure sur le fond sombre de l'étoffe dont était garni l'intérieur de la voiture, alors embaumée de ce parfum doux et suave, on dirait presque voluptueux, qui émane toujours des vêtements des femmes d'une exquise recherche; la pose de la jeune fille, assise auprès du docteur, était remplie de grâce: sa taille élégante et svelte, emprisonnée dans sa robe montante de drap bleu, imprimait sa souple ondulation au moelleux dossier où elle s'appuyait; ses petits pieds, croisés l'un sur l'autre et un peu allongés, reposaient sur une épaisse peau d'ours servant de tapis; de sa main gauche, éblouissante et nue, elle tenait son mouchoir magnifiquement brodé, dont, au grand étonnement de M. Baleinier, elle essuya ses yeux humides de larmes.
Oui, car cette jeune fille subissait alors la réaction des scènes pénibles auxquelles elle venait d'assister à l'hôtel de Saint- Dizier; à l'exaltation fébrile, nerveuse, qui l'avait jusqu'alors soutenue, succédait chez elle un abattement douloureux; car Adrienne, si résolue dans son indépendance, si fière dans son ironie, si audacieuse dans sa révolte contre une injuste opposition, était d'une sensibilité profonde qu'elle dissimulait toujours devant sa tante et devant son entourage. Malgré son assurance, rien n'était moins viril, moins _virago _que Mlle de Cardoville: elle était essentiellement _femme; _mais aussi, comme femme, elle savait prendre un grand empire sur elle-même dès que la moindre marque de faiblesse de sa part pouvait réjouir ou enorgueillir ses ennemis.
La voiture roulait depuis quelques minutes, Adrienne, essuyant silencieusement ses larmes, au grand étonnement du docteur, n'avait pas encore prononcé une parole.
— Comment… ma chère demoiselle Adrienne! dit M. Baleinier, véritablement surpris de l'émotion de la jeune fille. Comment!… vous, tout à l'heure encore si courageuse… vous pleurez!
— Oui, répondit Adrienne d'une voix altérée, je pleure… devant vous… un ami… mais devant ma tante… oh! jamais.
— Pourtant… dans ce long entretien… vos épigrammes…
— Ah! mon Dieu… croyez-vous donc que ce n'est pas malgré moi que je me résigne à briller dans cette guerre de sarcasmes!… Rien ne me déplaît autant que ces sortes de luttes d'ironie amère où me réduit la nécessité de me défendre contre cette femme et ses amis… Vous parlez de mon courage… il ne consistait pas, je vous l'assure, à faire montre d'un esprit méchant… mais à contenir, à cacher tout ce que je souffrais en m'entendant traiter si grossièrement… devant des gens que je hais, que je méprise… moi qui, après tout, ne leur ai jamais fait de mal, moi qui ne demande qu'à vivre seule, libre, tranquille, et à voir des gens heureux autour de moi.
— Que voulez-vous? on envie et votre bonheur et celui que les autres vous doivent…
— Et c'est ma tante! s'écria Adrienne avec indignation, ma tante, dont la vie n'a été qu'un long scandale, qui m'accuse d'une manière si révoltante! comme si elle ne me connaissait pas assez fière, assez loyale pour ne faire qu'un choix dont je puisse m'honorer hautement… Mon Dieu, quand j'aimerai, je le dirai, je m'en glorifierai, car l'amour, comme je le comprends, est ce qu'il y a de plus magnifique au monde…
Puis Adrienne reprit avec un redoublement d'amertume:
— À quoi donc servent l'honneur et la franchise s'ils ne vous mettent pas même à l'abri de soupçons plus stupides qu'odieux!
Ce disant, Mlle de Cardoville porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.
— Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit M. Baleinier d'une voix onctueuse et pénétrante, calmez-vous… tout ceci est passé… vous avez en moi un ami dévoué…
Et cet homme, en disant ces mots, rougit malgré son astuce diabolique.
— Je le sais, vous êtes mon ami, dit Adrienne; je n'oublierai jamais que vous vous êtes exposé aujourd'hui aux ressentiments de ma tante en prenant mon parti, car je n'ignore pas qu'elle est puissante… oh! bien puissante pour le mal…
— Quant à cela… dit le docteur en affectant une profonde indifférence, nous autres médecins… nous sommes à l'abri de bien des rancunes…
— Ah! mon cher monsieur Baleinier, c'est que Mme de Saint-Dizier et ses amis ne pardonnent guère! (Et la jeune fille frissonna.) Il a fallu mon invincible aversion, mon horreur innée de tout ce qui est lâche, perfide et méchant, pour m'amener à rompre si ouvertement avec elle… Mais il s'agirait… que vous dirai- je!… de la mort… que je n'hésiterais pas. Et pourtant, ajouta- t-elle avec un de ces gracieux sourires qui donnaient tant de charme à sa ravissante physionomie, j'aime bien la vie… et si j'ai un reproche à me faire… c'est de l'aimer trop brillante… trop belle, trop harmonieuse; mais, vous le savez, je me résigne à mes défauts…
— Allons, allons, je suis plus tranquille, dit le docteur gaiement; vous souriez… c'est bon signe…
— Souvent, c'est le plus sage… et pourtant… le devrais-je après les menaces que ma tante vient de me faire? Pourtant, que peut-elle? quelle était la signification de cette espèce de conseil de famille? Sérieusement, a-t-elle pu croire que l'avis d'un M. d'Aigrigny, d'un M. Tripeaud pût m'influencer?… Et puis, elle a parlé de mesures rigoureuses… Quelles mesures peut-elle prendre? le savez-vous?…
— Je crois, entre nous, que la princesse a voulu seulement vous effrayer… et qu'elle compte agir sur vous par persuasion… Elle a l'inconvénient de se croire une mère de l'Église, et elle rêve votre conversion, dit malicieusement le docteur, qui voulait surtout rassurer à tout prix Adrienne. Mais ne pensons plus à cela… il faut que vos beaux yeux brillent de leur éclat pour séduire, pour fasciner le ministre que nous allons voir…
— Vous avez raison, mon cher docteur… on devrait toujours fuir le chagrin, car un de ses moindres désagréments est de vous faire oublier les chagrins des autres… Mais voyez, j'use de votre bonne obligeance sans vous dire ce que j'attends de vous.
— Nous avons, heureusement, le temps de causer, car notre homme d'État demeure fort loin de chez vous.
— En deux mots, voici ce dont il s'agit, reprit Adrienne: je vous ai dit les raisons que j'avais de m'intéresser à ce digne ouvrier; ce matin, il est venu tout désolé m'avouer qu'il se trouvait compromis pour des chants qu'il avait faits (car il est poète), qu'il était menacé d'être arrêté, qu'il était innocent; mais que si on le mettait en prison, sa famille, qu'il soutenait seul, mourrait de faim; il venait donc me supplier de fournir une caution, afin qu'on le laissât libre d'aller travailler; j'ai promis, en pensant à votre intimité avec le ministre; mais on était déjà sur les traces de ce pauvre garçon; j'ai eu l'idée de le faire cacher chez moi, et vous savez de quelle manière ma tante a interprété cette action. Maintenant, dites-moi, grâce à votre recommandation, croyez-vous que le ministre m'accordera ce que nous allons lui demander, la liberté sous caution de cet artisan?
— Mais sans contredit… cela ne doit pas faire l'ombre de difficulté, surtout lorsque vous lui aurez exposé les faits avec cette éloquence du coeur que vous possédez si bien…
— Savez-vous pourquoi, mon cher monsieur Baleinier, j'ai pris cette résolution, peut-être étrange, de vous prier de me conduire, moi jeune fille, chez ce ministre?
— Mais… pour recommander d'une manière plus pressante encore votre protégé?
— Oui… et aussi pour couper court par une démarche éclatante aux calomnies que ma tante ne va pas manquer de répandre… et qu'elle a déjà, vous l'avez vu, fait inscrire au procès-verbal de ce commissaire de police… J'ai donc préféré m'adresser franchement, hautement, à un homme placé dans une position éminente… Je lui dirai ce qui est, et il me croira, parce que la vérité a un accent auquel on ne se trompe pas.
— Tout ceci, ma chère demoiselle Adrienne, est sagement, parfaitement raisonné. Vous ferez, comme on dit, d'une pierre deux coups… ou plutôt vous retirerez d'une bonne action deux actes de justice… vous détruirez d'avance de dangereuses calomnies, et vous ferez rendre la liberté à un digne garçon.
— Allons! dit en riant Adrienne, voici ma gaieté qui me revient grâce à cette heureuse perspective.
— Mon Dieu, dans la vie, reprit philosophiquement le docteur, tout dépend du point de vue.
Adrienne était d'une ignorance si complète en matière de gouvernement constitutionnel et d'attributions administratives, elle avait une foi si aveugle dans le docteur, qu'elle ne douta pas un instant de ce qu'on lui disait, aussi reprit-elle avec joie:
— Quel bonheur! Ainsi je pourrai, en allant chercher ensuite les filles du maréchal Simon, rassurer la pauvre mère de l'ouvrier, qui est peut-être à cette heure dans de cruelles angoisses en ne voyant pas rentrer son fils.
— Oui, vous aurez ce plaisir, dit M. Baleinier en souriant, car nous allons solliciter, intriguer de telle sorte qu'il faudra bien que la bonne mère apprenne par vous la mise en liberté de ce brave garçon avant de savoir qu'il a été arrêté.
— Que de bonté, que d'obligeance de votre part! dit Adrienne. En vérité, s'il ne s'agissait pas de motifs aussi graves, j'aurais honte de vous faire perdre un temps si précieux, mon cher monsieur Baleinier… mais je connais votre coeur…
— Vous prouver mon profond dévouement, mon sincère attachement, je n'ai pas d'autre désir, dit le docteur en aspirant une prise de tabac. Mais en même temps il jeta de côté un coup d'oeil inquiet par la portière, car la voiture traversait alors la place de l'Odéon, et malgré les rafales d'une neige épaisse, on voyait la façade du théâtre illuminée; or, Adrienne, qui en ce moment tournait la tête de côté, pouvait s'étonner du singulier chemin qu'on lui faisait prendre.
Afin d'attirer son attention par une habile diversion, le docteur s'écria tout à coup:
— Ah! grand Dieu… et moi qui oubliais…
— Qu'avez-vous donc, monsieur Baleinier? dit Adrienne en se retournant vivement vers lui.
— J'oubliais une chose très importante à la réussite de notre sollicitation.
— Qu'est-ce donc?… demanda la jeune fille inquiète.
M. Baleinier sourit avec malice:
— Tous les hommes, dit-il, ont leurs faiblesses, et un ministre en a beaucoup plus qu'un autre; celui que nous allons solliciter a l'inconvénient de tenir ridiculement à son titre, et sa première impression serait fâcheuse… si vous ne le saluiez pas d'un _monsieur le ministre _bien accentué.
— Qu'à cela ne tienne… mon cher monsieur Baleinier, dit Adrienne en souriant à son tour. J'irai même jusqu'à l'Excellence, qui est aussi, je crois, un des titres adoptés.
— Non pas maintenant… mais raison de plus; et si vous pouviez même laisser échapper un ou deux _monseigneur, _notre affaire serait emportée d'emblée.
— Soyez tranquille, puisqu'il y a des _bourgeois-ministres _comme il y a des _bourgeois-gentilshommes, _je me souviendrai de M. Jourdain, et je rassasierai la gloutonne vanité de votre homme d'État.
— Je vous l'abandonne, et il sera entre bonnes mains, reprit le médecin en voyant avec joie la voiture alors engagée dans les rues sombres qui conduisent de la place de l'Odéon au quartier du Panthéon; mais, dans cette circonstance, je n'ai pas le courage de reprocher à mon ami le ministre d'être orgueilleux puisque son orgueil peut nous venir en aide.
— Cette petite ruse est d'ailleurs assez innocente, ajouta Mlle de Cardoville, et je n'ai aucun scrupule d'y avoir recours, je vous l'avoue…
Puis, se penchant vers la portière, elle dit:
— Mon Dieu, que ces rues sont noires!… quel vent! quelle neige!… dans quel quartier sommes-nous donc?
— Comment! habitante ingrate et dénaturée… vous ne connaissez pas, à cette absence de boutiques, notre cher quartier, le faubourg Saint-Germain?
— Je croyais que nous l'avions quitté depuis longtemps.
— Moi aussi, dit le médecin en se penchant à la portière comme pour reconnaître le lieu où il se trouvait, mais nous y sommes encore!… Mon malheureux cocher, aveuglé par la neige qui lui fouette la figure, se sera tout à l'heure trompé; mais nous voici en bon chemin… oui… je m'y reconnais, nous sommes dans la rue Saint-Guillaume, rue qui n'est pas gaie, par parenthèse; du reste, dans dix minutes nous arriverons à l'entrée particulière du ministre, car les intimes comme moi jouissent du privilège d'échapper aux honneurs de la grande porte.
Mlle de Cardoville, comme les personnes qui sortent ordinairement en voiture, connaissait si peu certaines rues de Paris et les habitudes ministérielles, qu'elle ne douta pas un moment de ce que lui affirmait M. Baleinier, en qui elle avait d'ailleurs la confiance la plus extrême.
Depuis le départ de l'hôtel Saint-Dizier, le docteur avait sur les lèvres une question qu'il hésitait pourtant à poser, craignant de se compromettre aux yeux d'Adrienne. Lorsque celle-ci avait parlé d'intérêts très importants dont on lui aurait caché l'existence, le docteur, très fin, très habile observateur, avait parfaitement remarqué l'embarras et les angoisses de la princesse et de M. d'Aigrigny. Il ne douta pas que le complot dirigé contre Adrienne (complot qu'il servait aveuglément par soumission aux volontés de l'ordre) ne fût relatif à ces intérêts qu'on lui avait cachés, et que par cela même il brûlait de connaître; car, ainsi que chaque membre de la ténébreuse congrégation dont il faisait partie, ayant forcément l'habitude de la délation, il sentait nécessairement se développer en lui les vices odieux inhérents à tout état de _complicité, _à savoir: l'envie, la défiance et une curiosité jalouse. On comprendra que le docteur Baleinier, quoique parfaitement résolu de servir les projets de M. d'Aigrigny, était fort avide de savoir ce qu'on lui avait dissimulé: aussi, surmontant ses hésitations, trouvant l'occasion opportune et surtout pressante, il dit à Adrienne après un moment de silence:
— Je vais peut-être vous faire une demande très indiscrète. En tout cas, si vous la trouvez telle… n'y répondez pas…
— Continuez… je vous en prie.
— Tantôt… quelques minutes avant que l'on vînt annoncer à madame votre tante l'arrivée du commissaire de police, vous avez, ce me semble, parlé de grands intérêts qu'on vous aurait cachés jusqu'ici…
— Oui, sans doute…
— Ces mots, reprit M. Baleinier en accentuant lentement ses paroles, ces mots ont paru faire une vive impression sur la princesse…
— Une impression si vive, dit Adrienne, que certains soupçons que j'avais se sont changés en certitude.
— Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère amie, reprit M. Baleinier d'un ton patelin, que si je rappelle cette circonstance c'est pour vous offrir mes services dans le cas où ils pourraient vous être bons à quelque chose; sinon… si vous voyiez l'ombre d'un inconvénient à m'en apprendre davantage… supposez que je n'ai rien dit.
Adrienne devint sérieuse, pensive, et, après un silence de quelques instants, elle répondit à M. Baleinier:
— Il est à ce sujet des choses que j'ignore… d'autres que je puis vous apprendre… d'autres enfin que je dois vous taire… Vous êtes si bon aujourd'hui que je suis heureuse de vous donner une nouvelle marque de ma confiance.
— Alors je ne veux rien savoir, dit le docteur d'un air contrit et pénétré, car j'aurais l'air d'accepter une sorte de récompense… tandis que je suis mille fois payé par le plaisir même que j'éprouve à vous servir.
— Écoutez… dit Adrienne sans paraître s'occuper des scrupules délicats de M. Baleinier, j'ai de puissantes raisons de croire qu'un immense héritage doit être dans un temps plus ou moins prochain partagé entre les membres de ma famille… que je ne connais pas tous… car, après la révocation de l'édit de Nantes, ceux dont elle descend se sont dispersés dans les pays étrangers, et ont subi des fortunes bien diverses.
— Vraiment! s'écria le docteur, on ne peut plus intéressé. Cet héritage, où est-il? de qui vient-il? entre les mains de qui est- il?
— Je l'ignore…
— Et comment faire valoir vos droits?
— Je le saurai bientôt.
— Et qui vous en instruira?
— Je ne puis vous le dire.
— Et qui vous a appris que cet héritage existait?
— Je ne puis non plus vous le dire… reprit Adrienne d'un ton mélancolique et doux qui contrasta avec la vivacité habituelle de son entretien. C'est un secret… un secret étrange… et dans ces moments d'exaltation où vous m'avez quelquefois surprise… je songeais à des circonstances extraordinaires qui se rapportaient à ce secret… Oui… et alors de bien grandes, de bien magnifiques pensées s'éveillaient en moi…
Puis Adrienne se tut, profondément absorbée dans ses souvenirs.
M. Baleinier n'essaya pas de l'en distraire. D'abord Mlle de Cardoville ne s'apercevait pas de la direction que suivait la voiture; puis le docteur n'était pas fâché de réfléchir à ce qu'il venait d'apprendre. Avec sa perspicacité habituelle, il pressentit vaguement qu'il s'agissait pour l'abbé d'Aigrigny d'une affaire d'héritage: il se promit d'en faire immédiatement le sujet d'un rapport secret; de deux choses l'une: ou M. d'Aigrigny agissait dans cette circonstance d'après les instructions de _l'ordre, _ou il agissait selon son inspiration personnelle; dans le premier cas, le rapport secret du docteur à qui de droit constatait un fait; dans le second, il en révélait un autre. Pendant quelque temps Mlle de Cardoville et M. Baleinier gardèrent donc un profond silence, qui n'était même plus interrompu par le bruit des roues de la voiture, roulant alors sur une épaisse couche de neige, car les rues devenaient de plus en plus désertes. Malgré sa perfide habileté, malgré son audace, malgré l'aveuglement de sa dupe, le docteur n'était pas absolument rassuré sur le résultat de sa machination; le moment critique approchait, et le moindre soupçon, maladroitement éveillé chez Adrienne, pouvait ruiner les projets du docteur. Adrienne, déjà fatiguée des émotions de cette pénible journée, tressaillait de temps à autre, car le froid devenait de plus en plus pénétrant, et, dans sa précipitation à accompagner M. Baleinier, elle avait oublié de prendre un châle ou un manteau. Depuis quelque temps la voiture longeait un grand mur très élevé, qui, à travers la neige, se dessinait en blanc sur un ciel complètement noir. Le silence était profond et morne.
La voiture s'arrêta.
Le valet de pied alla heurter à une grande porte cochère d'une façon particulière; d'abord il frappa deux coups précipités, puis un autre séparé par un assez long intervalle. Adrienne ne remarqua pas cette circonstance, car les coups avaient été peu bruyants, et d'ailleurs le docteur avait aussitôt pris la parole afin de couvrir par sa voix le bruit de cette espèce de signal.
— Enfin, nous voici arrivés, avait-il dit gaiement à Adrienne: soyez bien séduisante, c'est-à-dire, soyez vous-même.
— Soyez tranquille, je ferai de mon mieux, dit en souriant
Adrienne.
Puis elle ajouta, frissonnant malgré elle:
— Quel froid noir!… Je vous avoue, mon bon monsieur Baleinier, qu'après avoir été chercher mes pauvres petites parentes chez la mère de notre brave ouvrier, je retrouverai ce soir avec un vif plaisir mon joli salon bien chaud et bien brillamment éclairé; car vous savez mon aversion pour le froid et pour l'obscurité.
— C'est tout simple, dit galamment le docteur; les plus charmantes fleurs ne s'épanouissent qu'à la lumière et à la chaleur.
Pendant que le médecin et Mlle de Cardoville échangeaient ces paroles, la lourde porte cochère avait crié sur ses gonds et la voiture était entrée dans la cour. Le docteur descendit le premier pour offrir son bras à Adrienne.
II. Le cabinet du ministre.
La voiture était arrivée devant un petit perron couvert de neige et exhaussé de quelques marches qui conduisaient à un vestibule éclairé par une lampe.
Adrienne, pour gravir les marches un peu glissantes, s'appuya sur le bras du docteur.
— Mon Dieu! comme vous tremblez… dit celui-ci.
— Oui… dit la jeune fille en frissonnant, je ressens un froid mortel. Dans ma précipitation, je suis sortie sans châle… Mais comme cette maison a l'air triste! ajouta-t-elle en montant le perron.
— C'est ce que l'on appelle le petit hôtel du ministère, le _sanctus sanctorum _où notre homme d'État se retire loin du bruit des profanes, dit M. Baleinier en souriant. Donnez-vous la peine d'entrer.
Et il poussa la porte d'un assez grand vestibule complètement désert.
— On a bien raison de dire, reprit M. Baleinier cachant une assez vive émotion sous une apparence de gaieté, maison de ministre… maison de parvenu… pas un valet de pied (pas un garçon de bureau, devrais-je dire) à l'antichambre… Mais heureusement, ajouta-t-il en ouvrant la porte d'une pièce qui communiquait au vestibule,
Nourri dans le sérail, j'en connais les détours.
Mlle de Cardoville fut introduite dans un salon tendu de papier vert à dessins veloutés, et modestement meublé de chaises et de fauteuils d'acajou recouverts en velours d'Utrecht jaune; le parquet était brillant, soigneusement ciré: une lampe circulaire, qui ne donnait au plus que le tiers de sa clarté, était suspendue beaucoup plus haut qu'on ne les suspend ordinairement. Trouvant cette demeure singulièrement modeste pour l'habitation d'un ministre, Adrienne, quoiqu'elle n'eût aucun soupçon, ne put s'empêcher de faire un mouvement de surprise, et s'arrêta une minute sur le seuil de la porte. M. Baleinier, qui lui donnait le bras, devina la cause de son étonnement, et lui dit en souriant:
— Ce logis vous semble bien mesquin pour une Excellence, n'est-ce pas? Mais si vous saviez ce que c'est que l'économie constitutionnelle!… Du reste, vous allez voir un _monseigneur _qui a l'air aussi… mesquin que son mobilier… Mais veuillez m'attendre une seconde… je vais prévenir le ministre et vous annoncer à lui. Je reviens dans l'instant. Et dégageant doucement son bras de celui d'Adrienne, qui se serrait involontairement contre lui, le médecin alla ouvrir une petite porte latérale par laquelle il s'esquiva.
Adrienne de Cardoville resta seule. La jeune fille, bien qu'elle ne pût s'exprimer la cause de cette impression, trouva sinistre cette grande chambre froide, nue, aux croisées sans rideaux; puis, peu à peu remarquant dans son ameublement plusieurs singularités qu'elle n'avait pas d'abord aperçues, elle se sentit saisie d'une inquiétude indéfinissable. Ainsi, s'étant approchée du foyer éteint, elle vit avec surprise qu'il était fermé par un treillis de fer qui condamnait complètement l'ouverture de la cheminée, et que les pincettes et la pelle étaient attachées par des chaînettes de fer. Déjà assez étonnée de cette bizarrerie, elle voulut, par un mouvement machinal, attirer à elle un fauteuil placé près de la boiserie… Ce fauteuil resta immobile… Adrienne s'aperçut alors que le dossier de ce meuble était, comme celui des autres sièges, attaché à l'un des panneaux par deux petites pattes de fer.
Ne pouvant s'empêcher de sourire, elle se dit:
— Aurait-on assez peu de confiance dans l'homme d'État chez qui je suis pour attacher les meubles aux murailles?
Adrienne avait pour ainsi dire fait cette plaisanterie un peu forcée afin de lutter contre sa pénible préoccupation, qui augmentait de plus en plus, car le silence le plus profond, le plus morne, régnait dans cette demeure, où rien ne révélait le mouvement, l'activité qui entourent ordinairement un grand centre d'affaires. Seulement, de temps à autre, la jeune fille entendait les violentes rafales du vent qui soufflait au dehors.
Plus d'un quart d'heure s'était passé, M. Baleinier ne revenait pas. Dans son impatience inquiète, Adrienne voulut appeler quelqu'un afin de s'informer de M. Baleinier et du ministre; elle leva les yeux pour chercher un cordon de sonnette aux côtés de la glace; elle n'en vit pas, mais elle s'aperçut que ce qu'elle avait pris jusqu'alors pour une glace, grâce à la demi-obscurité de cette pièce, était une grande feuille de fer-blanc très luisant. En s'approchant plus près, elle heurta un flambeau de bronze… ce flambeau était, comme la pendule, scellé au marbre de la cheminée. Dans certaines dispositions d'esprit, les circonstances les plus insignifiantes prennent souvent des proportions effrayantes; ainsi ce flambeau immobile, ces meubles attachés à la boiserie, cette glace remplacée par une feuille de fer-blanc, ce profond silence, l'absence de plus en plus prolongée de M. Baleinier, impressionnèrent si vivement Adrienne, qu'elle commença de ressentir une sourde frayeur. Telle était pourtant sa confiance absolue dans le médecin, qu'elle en vint à se reprocher son effroi, se disant que, après tout, ce qui le causait n'avait aucune importance réelle, et qu'il était déraisonnable de se préoccuper de si peu de chose. Quant à l'absence de M. Baleinier, elle se prolongeait sans doute parce qu'il attendait que les occupations du ministre le laissassent libre de recevoir. Néanmoins, quoiqu'elle tâchât de se rassurer ainsi, la jeune fille, dominée par sa frayeur, se permit ce qu'elle n'aurait jamais osé sans cette occurrence: elle s'approcha peu à peu de la petite porte par laquelle avait disparu le médecin, et prêta l'oreille.
Elle suspendit sa respiration, écouta… et n'entendit rien.
Tout à coup un bruit à la fois sourd et pesant, comme celui d'un corps qui tombe, retentit au-dessus de sa tête… il lui sembla même entendre un gémissement étouffé. Levant vivement les yeux, elle vit tomber quelques parcelles de peinture écaillée, détachées sans doute par l'ébranlement du plancher supérieur.
Ne pouvant résister davantage à son effroi, Adrienne courut à la porte par laquelle elle était entrée avec le docteur, afin d'appeler quelqu'un. À sa grande surprise, elle trouva cette porte fermée en dehors. Pourtant, depuis son arrivée, elle n'avait entendu aucun bruit de clef dans la serrure, qui du reste était extérieure. De plus en plus effrayée, la jeune fille se précipita vers la petite porte par laquelle avait disparu le médecin, et auprès de laquelle elle venait d'écouter… Cette porte était aussi extérieurement fermée… Voulant cependant lutter contre la terreur qui la gagnait invinciblement, Adrienne appela à son aide la fermeté de son caractère, et voulut, comme on le dit vulgairement, se raisonner.
— Je me serai trompée, dit-elle; je n'aurai entendu qu'une chute, le gémissement n'existe que dans mon imagination… Il y a mille raisons pour que ce soit quelque chose et non pas quelqu'un qui soit tombé… mais ces portes fermées… Peut-être on ignore que je suis ici, on aura cru qu'il n'y avait personne dans cette chambre.
En disant ces mots, Adrienne regarda autour d'elle avec anxiété; puis elle ajouta d'une voix ferme:
— Pas de faiblesse, il ne s'agit pas de chercher à m'étourdir sur ma situation… et de vouloir me tromper moi-même; il faut au contraire la voir en face. Évidemment je ne suis pas ici chez un ministre… mille raisons me le prouvent maintenant… M. Baleinier m'a donc trompée… Mais alors dans quel but, pourquoi m'a-t-il amenée ici, et où suis-je?
Ces deux questions semblèrent à Adrienne aussi insolubles l'une que l'autre; seulement il lui resta démontré qu'elle était victime de la perfidie de M. Baleinier. Pour cette âme loyale, généreuse, une telle certitude était si horrible, qu'elle voulut encore essayer de la repousser en songeant à la confiante amitié qu'elle avait toujours témoignée à cet homme; aussi Adrienne se dit avec amertume:
— Voilà comme la faiblesse, comme la peur, vous conduisent souvent à des suppositions injustes, odieuses; oui, car il n'est permis de croire à une tromperie si infernale qu'à la dernière extrémité… et lorsqu'on y est forcé par l'évidence. Appelons quelqu'un, c'est le seul moyen de m'éclairer complètement.
Puis se souvenant qu'il n'y avait pas de sonnette, elle dit:
— Il n'importe, frappons; on viendra sans doute. Et, de son petit poing délicat, Adrienne heurta plusieurs fois à la porte. Au bruit sourd et mat que rendit cette porte on pouvait deviner qu'elle était fort épaisse. Rien ne répondit à la jeune fille. Elle courut à l'autre porte. Même appel de sa part, même silence profond… interrompu çà et là au dehors par les mugissements du vent.
— Je ne suis pas plus peureuse qu'une autre, dit Adrienne en tressaillant; je ne sais si c'est le froid mortel qu'il fait ici… mais je frissonne malgré moi; je tâche bien de me défendre de toute faiblesse, cependant il me semble que tout le monde trouverait comme moi ce qui se passe ici… étrange… effrayant…
Tout à coup, des cris, ou plutôt des hurlements sauvages, affreux, éclatèrent avec furie dans la pièce située au-dessus de celle où elle se trouvait, et peu de temps après une sorte de piétinement sourd, violent, saccadé, ébranla le plafond, comme si plusieurs personnes se fussent livrées à une lutte énergique. Dans son saisissement, Adrienne poussa un cri d'effroi, devint pâle comme une morte, resta un moment immobile de stupeur, puis s'élança à l'une des fenêtres fermées par des volets, et l'ouvrit brusquement. Une violente rafale de vent mêlée de neige fondue fouetta le visage d'Adrienne, s'engouffra dans le salon, et après avoir fait vaciller et flamboyer la lumière fumeuse de la lampe, l'éteignit… Ainsi plongée dans une profonde obscurité, les mains crispées aux barreaux dont la fenêtre était garnie, Mlle de Cardoville, cédant enfin à sa frayeur si longtemps contenue, allait appeler au secours, lorsqu'un spectacle inattendu la rendit muette de terreur pendant quelques minutes.
Un corps de logis parallèle à celui où elle se trouvait s'élevait à peu de distance. Au milieu des noires ténèbres qui remplissaient l'espace, une large fenêtre rayonnait, éclairée… À travers ses vitres sans rideaux, Adrienne aperçut une figure blanche, hâve, décharnée, traînant après soi une sorte de linceul, et qui sans cesse passait et repassait précipitamment devant la fenêtre, mouvement à la fois brusque et continu.
Le regard attaché sur cette fenêtre qui brillait dans l'ombre, Adrienne resta comme fascinée par cette lugubre vision; puis ce spectacle portant sa terreur à son comble, elle appela au secours de toutes ses forces sans quitter les barreaux de la fenêtre où elle se tenait cramponnée. Au bout de quelques secondes, et pendant qu'elle appelait à son secours, deux grandes femmes entrèrent silencieusement dans le salon où se trouvait Mlle de Cardoville, qui, toujours cramponnée à la fenêtre, ne put les apercevoir. Ces deux femmes, âgées de quarante à quarante-cinq ans, robustes, viriles, étaient négligemment et sordidement vêtues, comme des chambrières de basse condition; par-dessus leurs habits, elles portaient de grands tabliers de toile qui, montant jusqu'au cou, où ils s'échancraient, tombaient jusqu'à leurs pieds.
L'une, tenant une lampe, avait une longue face rouge et luisante, un gros nez bourgeonné, des petits yeux verts et des cheveux d'une couleur de filasse ébouriffés sous un bonnet d'un blanc sale. L'autre, jaune, sèche, osseuse, portait un bonnet de deuil qui encadrait étroitement sa maigre figure terreuse, parcheminée, marquée de petite vérole et durement accentuée par deux gros sourcils noirs; quelques longs poils gris ombrageaient sa lèvre supérieure. Cette femme tenait à la main, à demi déployé, une sorte de vêtement de forme étrange en épaisse toile grise.
Toutes deux étaient donc silencieusement entrées par la petite porte au moment où Adrienne, dans son épouvante, s'attachait au grillage de la fenêtre en criant:
— Au secours!…
D'un signe ces femmes se montrèrent la jeune fille, et pendant que l'une posait la lampe sur la cheminée, l'autre (celle qui portait le bonnet de deuil), s'approchant de la croisée, appuya sa grande main osseuse sur l'épaule de Mlle de Cardoville. Se retournant brusquement, celle-ci poussa un nouveau cri d'effroi à la vue de cette sinistre figure. Ce premier mouvement de stupeur passé, Adrienne se rassura presque; si repoussante que fût cette femme, c'était du moins quelqu'un à qui elle pouvait parler; elle s'écria donc vivement d'une voix altérée:
— Où est M. Baleinier?
Les deux femmes se regardèrent, échangèrent un signe d'intelligence et ne répondirent pas.
— Je vous demande, madame, reprit Adrienne, où est M. Baleinier, qui m'a amenée ici?… je veux le voir à l'instant…
— Il est parti, dit la grosse femme.
— Parti!… s'écria Adrienne, parti sans moi!… Mais qu'est-ce que cela signifie? mon Dieu!…
Puis, après un moment de réflexion, elle reprit:
— Allez me chercher une voiture. Les deux femmes se regardèrent en haussant les épaules.
— Je vous prie, madame, reprit Adrienne d'une voix contenue, de m'aller chercher une voiture, puisque M. Baleinier est parti sans moi; je veux sortir d'ici.
— Allons, allons, madame, dit la grande femme (on l'appelait la Thomas) n'ayant pas l'air d'entendre ce que disait Adrienne, voilà l'heure… il faut venir vous coucher.
— Me coucher! s'écria Mlle de Cardoville avec épouvante.
Mais, mon Dieu! c'est à en devenir folle… Puis, s'adressant aux deux femmes:
— Quelle est cette maison? où suis-je? répondez.
— Vous êtes dans une maison, dit la Thomas d'une voix rude, où il ne faut pas crier par la fenêtre, comme tout à l'heure.
— Et où il ne faut pas non plus éteindre les lampes, comme vous venez de le faire… sans ça, reprit l'autre femme appelée Gervaise, nous nous fâcherons.
Adrienne, ne trouvant pas une parole, frissonnant d'épouvante, regardait tout à tour ces horribles femmes avec stupeur; sa raison s'épuisait en vain à comprendre ce qui se passait. Tout à coup elle crut avoir deviné et s'écria:
— Je le vois, il y a ici méprise… je ne me l'explique pas… mais enfin, il y a une méprise… vous me prenez pour une autre… Savez-vous qui je suis?… Je me nomme Adrienne de Cardoville!… Ainsi vous le voyez… je suis libre de sortir d'ici; personne n'a le droit de me retenir de force… Ainsi, je vous l'ordonne; allez à l'instant me chercher une voiture… S'il n'y en a pas dans ce quartier, donnez-moi quelqu'un qui m'accompagne et me conduise chez moi, rue de Babylone, à l'hôtel Saint-Dizier. Je récompenserai généreusement cette personne, et vous aussi…
— Ah çà, aurons-nous bientôt fini? dit la Thomas; à quoi bon nous dire tout ça?
— Prenez garde, reprit Adrienne, qui voulait avoir recours à tous les moyens, si vous me reteniez de force ici… ce serait bien grave… vous ne savez pas à quoi vous vous exposeriez!
— Voulez-vous venir vous coucher, oui ou non? dit la Gervaise d'un air impatient et dur.
— Écoutez, madame, reprit précipitamment Adrienne, laissez-moi sortir… et je vous donne à chacune deux mille francs… N'est-ce pas assez? je vous en donne dix… vingt… ce que vous voudrez… je suis riche… mais que je sorte… mon Dieu!… que je sorte… je ne veux pas rester… j'ai peur ici, moi!… s'écria la malheureuse jeune fille avec un accent déchirant.
— Vingt mille francs!… comme c'est ça, dis donc, la Thomas!
— Laisse donc tranquille, Gervaise, c'est toujours leur même chanson à toutes…
— Eh bien!… puisque raisons, prières, menaces sont vaines, dit Adrienne puisant une grande énergie dans sa position désespérée, je vous déclare que je veux sortir, moi… et à l'instant… Nous allons voir si l'on a l'audace d'employer la force contre moi!
Et Adrienne fit résolument un pas vers la porte.
À ce moment, les cris sauvages et rauques qui avaient précédé le bruit de lutte dont Adrienne avait été si effrayée retentirent de nouveau; mais cette fois les hurlements affreux ne furent accompagnés d'aucun piétinement.
— Oh! quels cris! dit Adrienne en s'arrêtant; et, dans sa frayeur, elle se rapprocha des deux femmes. Ces cris… les entendez-vous?… Mais qu'est-ce donc que cette maison, mon Dieu, où l'on entend cela? Et puis là-bas, ajouta-t-elle presque avec égarement en montrant l'autre corps de logis, dont une fenêtre brillait éclairée dans l'obscurité, fenêtre devant laquelle la figure blanche passait et repassait toujours, là-bas! voyez- vous… Qu'est-ce que cela?…
— Eh bien! dit la Thomas, c'est des personnes qui, comme vous, n'ont pas été sages…
— Que dites-vous? s'écria Mlle de Cardoville en joignant les mains avec terreur. Mais… mon Dieu! qu'est-ce donc que cette maison? qu'est-ce qu'on leur fait donc?…
— On leur fait ce qu'on vous fera si vous êtes méchante et si vous refusez de venir vous coucher, reprit la Gervaise.
— On leur met… ça, dit la Thomas en montrant l'objet qu'elle tenait sous son bras; oui, on leur met la camisole…
_— _Ah!!! fit Adrienne en cachant son visage dans ses mains avec terreur. Une révélation terrible venait de l'éclairer… Enfin elle comprenait tout…
Après les vives émotions de la journée, ce dernier coup devait avoir une réaction terrible: la jeune fille se sentit défaillir; ses mains retombèrent, son visage devint d'une effrayante pâleur, tout son corps trembla, et elle eut à peine la force de dire d'une voix éteinte en tombant à genoux et désignant la camisole d'un regard terrifié:
— Oh! non… par pitié pas cela!… Grâce… madame!… Je ferai… ce… que… vous voudrez…
Puis les forces lui manquant, elle s'affaissa sur elle-même, et, sans ces femmes, qui coururent à elle et la reçurent évanouie dans leurs bras, elle tombait sur le parquet.
— Un évanouissement, ça n'est pas dangereux… dit la Thomas; portons-la sur son lit… nous la déshabillerons pour la coucher, et ça ne sera rien.
— Transporte-la, toi, dit la Gervaise. Moi, je vais prendre la lampe.
Et la Thomas, grande et robuste, souleva Mlle de Cardoville comme elle eût soulevé un enfant endormi, l'emporta dans ses bras et suivit sa compagne dans la chambre par laquelle M. Baleinier avait disparu.
Cette chambre, d'une propreté parfaite, était d'une nudité glaciale; un papier verdâtre couvrait les murs; un petit lit de fer très bas, à chevet formant tablette, se dressait à l'un des angles; un poêle, placé dans la cheminée, était entouré d'un grillage de fer qui en défendait l'approche; une table attachée au mur, une chaise placée devant cette table et aussi fixée au parquet, une commode d'acajou et un fauteuil de paille composaient ce triste mobilier; la croisée, sans rideaux, était intérieurement garnie d'un grillage destiné à empêcher le bris des carreaux. C'est dans ce sombre réduit, qui offrait un si pénible contraste avec son ravissant petit palais de la rue de Babylone, qu'Adrienne fut apportée par la Thomas, qui, aidée de Gervaise, assit sur le lit Mlle de Cardoville inanimée. La lampe fut placée sur la tablette du chevet.
Pendant que l'une des gardiennes la soutenait, l'autre dégrafait et ôtait la robe de drap de la jeune fille; celle-ci penchait languissamment sa tête sur sa poitrine. Quoique évanouie, deux grosses larmes coulaient lentement de ses grands yeux fermés, dont les cils noirs faisaient ombre sur ses joues d'une pâleur transparente… Son cou et son sein d'ivoire étaient inondés des flots de soie dorée de sa magnifique chevelure dénouée lors de sa chute… Lorsque, délaçant le corset de satin, moins doux, moins frais, moins blanc que ce corps virginal et charmant qui, souple et svelte, s'arrondissait sous la dentelle et la batiste comme une statue d'albâtre légèrement rosée, l'horrible mégère toucha de ses grosses mains rouges, calleuses et gercées, les épaules et les bras nus de la jeune fille… celle-ci, sans revenir complètement à elle, tressaillit involontairement à ce contact rude et brutal.
— A-t-elle des petits pieds! dit la gardienne, qui, s'étant ensuite agenouillée, déchaussait Adrienne; ils tiendraient tous deux dans le creux de ma main.
En effet, un petit pied vermeil et satiné comme un pied d'enfant, çà et là veiné d'azur, fut bientôt mis à nu, ainsi qu'une jambe à cheville et à genou roses, d'un contour aussi fin, aussi pur que celui de la Diane antique.
— Et ses cheveux, sont-ils longs! dit la Thomas, sont-ils longs et doux!… elle pourrait marcher dessus… Ça serait pourtant dommage de les couper pour lui mettre de la glace sur le crâne.
Et ce disant, la Thomas tordit comme elle le put cette magnifique chevelure derrière la tête d'Adrienne. Hélas! ce n'était plus la légère et blanche main de Georgette, de Florine ou d'Hébé, qui coiffaient leur belle maîtresse avec tant d'amour et d'orgueil! Aussi, en sentant de nouveau le rude contact des mains de la gardienne, le même tressaillement nerveux dont la jeune fille avait été saisie se renouvela, mais plus fréquent et plus fort. Fût-ce, pour ainsi dire, une sorte de répulsion instinctive, magnétiquement perçue pendant son évanouissement, fût-ce le froid de la nuit… bientôt Adrienne frissonna de nouveau, et peu à peu revint à elle…
Il est impossible de peindre son épouvante, son horreur, son indignation chastement courroucée, lorsque, écartant de ses deux mains les nombreuses boucles de cheveux qui couvraient son visage baigné de larmes, elle se vit, en reprenant tout à fait ses esprits, elle se vit demi-nue entre ces deux affreuses mégères. Adrienne poussa d'abord un cri de honte, de pudeur et d'effroi; puis, afin d'échapper aux regards de ces deux femmes, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle renversa brusquement la lampe qui était placée sur la tablette du chevet de son lit, et qui s'éteignit en se brisant sur le parquet.
Alors, au milieu des ténèbres, la malheureuse enfant, s'enveloppant dans ses couvertures, éclata en sanglots déchirants…
Les gardiennes s'expliquèrent le cri et la violente action d'Adrienne en les attribuant à un accès de folie furieuse.
— Ah! vous recommencez à éteindre et à briser les lampes… il paraît que c'est là votre idée, à vous! s'écria la Thomas courroucée en marchant à tâtons dans l'obscurité. Bon… je vous ai avertie… vous allez avoir cette nuit la camisole comme la folle de là-haut.
— C'est ça, dit l'autre, tiens-la bien, la Thomas, je vais aller chercher de la lumière… à nous deux nous en viendrons à bout.
— Dépêche-toi… car avec son petit air doucereux… il paraît qu'elle est tout bonnement furieuse… et qu'il faudra passer la nuit à côté d'elle.
Triste et douloureux contraste:
Le matin Adrienne s'était levée libre, souriante, heureuse, au milieu de toutes les merveilles du luxe et des arts, entourée des soins délicats et empressés de trois jeunes filles qui la servaient… Dans sa généreuse et folle humeur elle avait ménagé à un jeune prince indien, son parent, une surprise d'une magnificence splendide et féerique; elle avait pris la plus noble résolution au sujet des deux orphelines ramenées par Dagobert… Dans son entretien avec Mme de Saint-Dizier… elle s'était montrée tour à tour fière et sensible, mélancolique et gaie, ironique et grave… loyale et courageuse… enfin, si elle venait dans cette maison maudite, c'était pour demander la grâce d'un honnête et laborieux artisan…
Et le soir… Mlle de Cardoville, livrée par une trahison infâme aux mains grossières de deux ignobles gardiennes de folles, sentait ses membres délicats durement emprisonnés dans cet abominable vêtement de fous appelé la camisole.
* * * *
Mlle de Cardoville passa une nuit horrible, en compagnie des deux mégères. Le lendemain matin, à neuf heures, quelle fut la stupeur de la jeune fille lorsqu'elle vit entrer dans sa chambre le docteur Baleinier toujours souriant, toujours bienveillant, toujours paterne!
— Eh bien, mon enfant, lui dit-il d'une voix affectueuse et douce, comment avons-nous passé la nuit?
III. La visite.
Les gardiennes de Mlle de Cardoville, cédant à ses prières et surtout à ses promesses d'être _sage, _ne lui avaient laissé la camisole qu'une partie de la nuit; au jour, elle s'était levée et habillée seule sans qu'on l'en eût empêchée.
Adrienne se tenait assise sur le bord de son lit; sa pâleur effrayante, la profonde altération de ses traits, ses yeux brillant du sombre feu de la fièvre, les tressaillements convulsifs qui l'agitaient de temps à autre, montraient déjà les funestes conséquences de cette nuit terrible sur cette organisation impressionnable et nerveuse. À la vue du docteur Baleinier, qui d'un signe fit sortir Gervaise et la Thomas, Mlle de Cardoville resta pétrifiée. Elle éprouvait une sorte de vertige en songeant à l'audace de cet homme… il osait se présenter devant elle!… Mais lorsque le médecin répéta de sa voix doucereuse et d'un ton pénétré d'affectueux intérêt: «Eh bien, ma pauvre enfant… comment avons-nous passé la nuit?…» Adrienne porta vivement ses mains à son front brûlant comme pour se demander si elle rêvait. Puis, regardant le médecin, ses lèvres s'entr'ouvrirent… mais elles tremblèrent si fort qu'il lui fut impossible d'articuler un mot… La colère, l'indignation, le mépris, et surtout ce ressentiment si atrocement douloureux que cause aux nobles coeurs la confiance lâchement trahie, bouleversaient tellement Adrienne, que, interdite, oppressée, elle ne put, malgré elle, rompre le silence.
— Allons!… allons! je vois ce que c'est, dit le docteur en secouant tristement la tête, vous m'en voulez beaucoup… n'est-ce pas? Eh! mon Dieu!… je m'y attendais, ma chère enfant…
Ces mots prononcés par une hypocrite effronterie firent bondir Adrienne; elle se leva, ses joues pâles s'enflammèrent, son grand oeil noir étincela, elle redressa fièrement son beau visage; sa lèvre supérieure se releva légèrement par un sourire d'une dédaigneuse amertume; puis, silencieuse et courroucée, la jeune fille passa devant M. Baleinier, toujours assis, et se dirigea vers la porte d'un pas rapide et assuré. Cette porte, à laquelle on remarquait un petit guichet, était fermée extérieurement. Adrienne se retourna vers le docteur, lui montra la porte d'un geste impérieux et lui dit:
— Ouvrez-moi cette porte!
— Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit le médecin, calmez- vous… causons en bons amis… car, vous le savez… je suis votre ami…
Et il aspira lentement une prise de tabac.
— Ainsi… monsieur, dit Adrienne d'une voix tremblante de colère, je ne sortirai pas d'ici encore aujourd'hui?
— Hélas! non… avec des exaltations pareilles… si vous saviez comme vous avez le visage enflammé… les yeux ardents… votre pouls doit avoir quatre-vingts pulsations à la minute… Je vous en conjure, ma chère enfant, n'aggravez pas votre état par cette fâcheuse agitation…
Après avoir regardé fixement le docteur, Adrienne revint d'un pas lent se rasseoir au bord de son lit.
— À la bonne heure, reprit M. Baleinier, soyez raisonnable… et je vous le dis encore: causons en bons amis.
— Vous avez raison, monsieur, répondit Adrienne d'une voix brève, contenue et d'un ton parfaitement calme, causons en bons amis… Vous voulez me faire passer pour folle… n'est-ce pas?
— Je veux, ma chère enfant, qu'un jour vous ayez pour moi autant de reconnaissance que vous avez d'aversion… et cette aversion, je l'avais prévue… mais, si pénibles que soient certains devoirs, il faut se résigner à les accomplir, dit M. Baleinier en soupirant, et d'un ton si naturellement convaincu qu'Adrienne ne put d'abord retenir un mouvement de surprise… Puis un rire amer effleurant ses lèvres:
— Ah!… décidément… tout ceci est pour mon bien?…
— Franchement, ma chère demoiselle… ai-je jamais eu d'autre but que celui de vous être utile?
— Je ne sais, monsieur, si votre impudence n'est pas encore plus odieuse que votre lâche trahison!…
— Une trahison! dit M. Baleinier en haussant les épaules d'un air peiné, une trahison! Mais réfléchissez donc, ma pauvre enfant… croyez-vous que si je n'agissais pas loyalement, consciencieusement, dans votre intérêt, je reviendrais ce matin affronter votre indignation, à laquelle je devais m'attendre?… Je suis le médecin en chef de cette maison de santé qui m'appartient… mais… j'ai ici deux de mes élèves, médecins comme moi, qui me suppléent… je pouvais donc les charger de vous donner leurs soins… Eh bien, non… je n'ai pas voulu cela… je connais votre caractère, votre nature, vos antécédents… et même, abstraction faite de l'intérêt que je vous porte… mieux que personne je puis vous traiter convenablement.
Adrienne avait écouté M. Baleinier sans l'interrompre; elle le regarda fixement, et lui dit:
— Monsieur… combien vous paye-t-on… pour me faire passer pour folle?
— Mademoiselle!… s'écria M. Baleinier, blessé malgré lui.
— Je suis riche… vous le savez, reprit Adrienne avec un dédain écrasant, je double la somme… qu'on vous donne… Allons, monsieur, au nom de… l'amitié, comme vous dites… accordez-moi du moins la faveur d'enchérir.
— Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m'ont appris que vous leur aviez fait la même proposition, dit M, Baleinier en reprenant tout son sang-froid.
— Pardon… monsieur… Je leur avais offert ce que l'on peut offrir à de pauvres femmes sans éducation, que le malheur force d'accepter le pénible emploi qu'elles occupent… Mais un homme du monde comme vous! un homme de grand savoir comme vous! un homme de beaucoup d'esprit comme vous! c'est différent; cela se paye plus cher: il y a de la trahison à tout prix… Ainsi, ne basez pas votre refus… sur la modicité de mes offres à ces malheureuses… Voyons, combien vous faut-il?
— Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m'ont aussi parlé de menaces, reprit M. Baleinier toujours très froidement; n'en avez-vous pas à m'adresser également? Tenez, ma chère enfant, croyez-moi, épuisons tout de suite les tentatives de corruption et les menaces de vengeance… Nous retomberons ensuite dans le vrai de la situation.
— Ah! mes menaces sont vaines! s'écria Mlle de Cardoville, en laissant enfin éclater son emportement jusqu'alors contenu. Ah! vous croyez, monsieur, qu'à ma sortie d'ici, car cette séquestration aura un terme, je ne dirai pas à haute voix votre indigne trahison! Ah! vous croyez que je ne dénoncerai pas au mépris, à l'horreur de tous votre infâme complicité avec Mme de Saint-Dizier!… Ah! vous croyez que je tairai les affreux traitements que j'ai subis! Mais si folle que je sois, je sais qu'il y a des lois, monsieur, et je leur demanderai réparation éclatante pour moi; honte, flétrissure et châtiment pour vous et pour les vôtres!… Car, entre nous… voyez-vous, ce sera désormais une haine… une guerre à mort… et je mettrai à la soutenir tout ce que j'ai de force, d'intelligence et de…
— Permettez-moi de vous interrompre, ma chère mademoiselle Adrienne, dit le docteur toujours parfaitement calme et affectueux, rien ne serait plus nuisible à votre guérison que de folles espérances; elles vous entretiendraient dans un état d'exaltation déplorable. Donc, nettement posons les faits, afin que vous envisagiez clairement votre position: 1° il est impossible que vous sortiez d'ici; 2° vous ne pouvez avoir aucune communication avec le dehors; 3° il n'entre dans cette maison que des gens dont je suis extrêmement sûr; 4° je suis complètement à l'abri de vos menaces et de votre vengeance, et cela parce que toutes les circonstances, tous les droits sont en ma faveur.
— Tous les droits! M'enfermer ici!…
— On ne s'y serait pas déterminé sans une foule de motifs plus graves les uns que les autres.
— Ah! il y a des motifs?…
— Beaucoup, malheureusement.
— Et on me les fera connaître, peut-être?
— Hélas! ils ne sont que trop réels, et si un jour vous vous adressiez à la justice, ainsi que vous m'en menaciez tout à l'heure, eh! mon Dieu, à notre grand regret, nous serions obligés de rappeler l'excentricité plus que bizarre de votre manière de vivre; votre manie de costumer vos femmes; vos dépenses exagérées; l'histoire du prince indien, à qui vous offrez une hospitalité royale; votre résolution, inouïe à dix-huit ans, de vouloir vivre seule comme un garçon; l'aventure de l'homme trouvé caché dans votre chambre à coucher… enfin l'on exhiberait le procès-verbal de notre interrogatoire d'hier, qui a été fidèlement recueilli par une personne chargée de ce soin.