Le père Huc et ses critiques
LE PÈRE HUC
ET SES CRITIQUES[1]
[1] Cette partie jusqu’au chapitre IV a été publiée dans la Revue française (octobre 1891).
INTRODUCTION
Vers le milieu de l’année 1844, deux missionnaires français de l’ordre des Lazaristes, les Pères Huc et Gabet, quittaient les Eaux noires[2] « dans le désir d’aller à la source des superstitions qui dominent les peuples de la haute Asie ». Sans autre escorte qu’un lama mogol, Samdadchiemba, les Pères s’engageaient dans le pays des Ordoss, traversaient le désert d’Alachan, franchissaient la Grande Muraille et allaient faire au monastère de Kounboum un séjour de trois mois pendant lesquels ils étudiaient le thibétain. Leurs connaissances en langue mogole leur permettaient alors de se faire passer pour des lamas et de se joindre à une grande caravane se rendant à Lhaça. Ils contournaient le Koukou Nor, traversaient les monts qui s’élèvent au sud du Tsaï-dam, parcouraient les hauts plateaux du nord du Thibet et enfin, le 29 janvier 1846, après « dix-huit mois de lutte contre des souffrances et des fatigues sans nombre », ils atteignaient le but de leur voyage en entrant à Lhaça. Ils n’étaient pourtant pas au bout de leurs peines : les autorités chinoises, ayant conçu des soupçons à leur sujet, les forçaient à quitter Lhaça quarante-six jours après leur arrivée dans cette ville. Il fallut se remettre en route, traverser de nouveau le Thibet, mais cette fois de l’ouest à l’est, puis l’empire chinois pour retrouver la côte du Pacifique à Macao, au commencement d’octobre 1846.
[2] A cinq ou six journées au nord de Pékin.
Ce fut seulement cinq ans plus tard, en 1851, que l’abbé Huc publia, en deux volumes, le récit circonstancié de son long voyage[3].
[3] Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, deux volumes in-12. — Dès 1847, les Annales de la Propagation de la Foi avaient donné une lettre de l’abbé Huc à l’abbé Étienne, supérieur général de la Congrégation des Missions, datée du 20 décembre 1846. C’est un résumé du voyage jusqu’à l’arrivée à Lhaça. En 1848, le même recueil publia un rapport du Père Gabet sur le séjour à Lhaça.
Cet ouvrage n’eut en France qu’un médiocre retentissement. L’auteur était un simple missionnaire, peu connu jusque-là, ignorant l’art de la réclame. Les lecteurs, de leur côté, n’ayant qu’une idée très vague des contrées parcourues par le voyageur, ne se rendaient pas compte des difficultés qu’il avait rencontrées et qu’on l’accusait souvent d’avoir exagérées à dessein. D’ailleurs, le peu d’importance attaché alors chez nous aux découvertes géographiques fut cause aussi que beaucoup d’esprits sérieux ne lurent pas le livre du Père Huc. Le succès qu’il obtint fut d’un tout autre genre que celui auquel l’auteur aurait pu prétendre. Son récit fut regardé comme « amusant ». On dédaigna ce qu’il renfermait d’instructif et surtout de vrai, pour n’y remarquer que ce qui paraissait extraordinaire. Dans les histoires, parfois étonnantes, qu’il racontait, on vit de pures créations d’imagination ; l’ouvrage fut donné en lecture aux enfants, comme on leur sert aujourd’hui du Jules Verne. Un évêque, missionnaire pourtant, nous dit l’écrivain anglais Yule, alla un jour jusqu’à s’excuser d’avoir sur sa table un pareil roman.
Le récit du Père Huc pouvait sembler parfois invraisemblable ; mais le public avait-il le droit d’émettre à son égard un jugement aussi affirmatif ? Il est permis d’en douter. On ne peut, en ces matières, s’en fier uniquement aux apparences. Ce qui est indispensable pour apprécier la véracité d’un voyageur, quand son autorité n’est pas déjà établie, c’est le contrôle des autres voyageurs qui sont venus après lui.
Ce contrôle manqua pendant vingt ans au missionnaire lazariste. Ce fut seulement en 1870 que, le premier après Huc, le général Prjevalsky (alors simple capitaine d’état-major) traversa les Ordoss et l’Alachan et longea le Koukou Nor. Après avoir franchi le Tsaï-dam, le voyageur russe se trouva malheureusement à court d’argent et ne put ou n’osa continuer sa route vers Lhaça. Peut-être éprouva-t-il quelque dépit de ne pas atteindre là où deux missionnaires étaient allés. Toujours est-il qu’à son retour il mit une persistance presque systématique à dénigrer leur récit. Ayant les connaissances scientifiques qui leur manquaient, il croit que son avis décidera du plus ou moins de créance qu’il faut leur donner et il déclare que, en général, à partir du Koukou Nor, tout ce qu’avance le Père Huc est entièrement faux. « J’en ai eu souvent la preuve », ajoute-t-il. Souvent peut-être, mais longtemps non ; car Prjevalsky, après le Koukou Nor, ne s’est pas avancé assez loin sur la route de Huc pour pouvoir contrôler beaucoup de ses observations[4].
[4] Depuis Prjevalsky, d’autres voyageurs ont, d’un côté ou d’un autre, fait une partie de la route de Huc. Ils n’ont parlé du missionnaire ni en bien ni en mal et se sont tus à son égard.
En dépit des réponses faites à Prjevalsky par des savants anglais comme MM. Ney-Elias, Yule, et d’autres, soit dans des rapports à la Société de géographie royale, soit dans des préfaces, les critiques adressées par le voyageur russe au récit du Père Huc n’en ont pas moins été acceptées par beaucoup de géographes. Tissu d’erreurs pour les uns, simple roman pour les autres, l’œuvre du missionnaire, pour la plupart, ne semble pas mériter qu’on y attache une grande importance.
Quand nous sommes partis pour le Thibet, le sentiment d’admiration que nous inspirait le voyageur ne s’étendait pas nécessairement à son récit ; mais nous n’avions aucun parti pris. Nous emportâmes le livre parce qu’il ne nous semblait pas permis de négliger aucun document, de quelque valeur qu’il pût paraître, relatif à cette contrée si peu connue. Six mois après notre départ, nous avions dépassé dans l’Asie centrale la limite atteinte par les voyageurs russes et anglais ; nous n’avions plus d’autres renseignements fournis par des Européens que ceux contenus dans le récit du missionnaire. Désormais nous eûmes constamment sous les yeux les Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet que nous portions dans la sacoche attachée à notre selle.
Nous avons alors mené la vie du Père Huc. Nous avons traversé les mêmes déserts, souffrant des mêmes fatigues et des mêmes privations ; nous avons vécu au milieu des mêmes populations, ici buvant une tasse de lait sous une tente noire de Si-Fan, conversant là avec un kaloun (ministre) de Lhaça, ayant ailleurs un lama mogol pour interprète. Partout et toujours nous avons été surpris de l’exactitude du missionnaire français, de la fidélité de ses peintures, de la précision qu’il apporte dans les moindres détails. Nous avons trouvé en lui un voyageur ayant beaucoup regardé, beaucoup vu et en témoignant avec une grande sincérité. Il est difficile d’admettre cette exactitude dans diverses parties de l’ouvrage, sans l’admettre pour l’œuvre entière. Aussi beaucoup de reproches adressés aux récits de Huc étaient-ils faits pour nous étonner. Revenu en France, j’ai examiné ces critiques une à une, j’ai cherché ce qu’elles avaient de vrai et de non fondé. Tout bien considéré, il m’a semblé qu’on n’avait pas encore rendu au Père Huc la justice qui lui était due. Je ne cherche pas ici à imposer une opinion qui nous est peut-être personnelle ; mais notre dernier voyage nous donnant, plus qu’à d’autres, le droit de parler de celui du missionnaire, j’ai cru pouvoir soumettre mes observations au lecteur. Je lui demanderai seulement de vouloir bien me suivre avec attention dans un sujet parfois un peu aride, et, ayant été indulgent dans la lecture, de rester impartial dans le jugement.