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Le père Huc et ses critiques

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IV
SINCÉRITÉ DU RÉCIT[15]

[15] Cette partie jusqu’à la fin a été publiée par le T’oung Pao (mai 1893).

L’autorité que ses connaissances scientifiques et ses nombreux voyages dans les pays parcourus par le Père Huc donnent à Prjevalsky pour critiquer les récits du missionnaire, le soin avec lequel le Russe cherche à le trouver dans l’erreur, nous ont amené à consacrer la première partie de ce travail à l’examen de ces critiques. Nous avons démontré que la plupart des reproches faits par Prjevalsky au Père Huc ne sont pas fondés, et que les autres sont sans importance.

Si les récits du Père Huc, au point de vue de la géographie, ne sont pas ceux d’un savant, ils ne sont pas non plus d’un ignorant. Ils sont l’œuvre d’un homme sincère ayant beaucoup regardé et disant simplement ce qu’il a vu.

Nous allons maintenant examiner jusqu’à quel point le Père Huc s’est laissé entraîner par son imagination dans certains de ses récits, et voir si son ouvrage mérite la qualification de roman qu’on lui a souvent donnée. Notre tâche sera difficile, je l’avoue ; Huc raconte des faits extraordinaires qu’au premier abord il semble difficile d’admettre. Nous les passerons en revue exposant le pour et le contre, demandant encore au lecteur la plus grande impartialité.

Ces faits sont de deux sortes : ceux dont le Père nous dit avoir été témoin et ceux qu’il nous raconte par ouï-dire.

Dans la première catégorie nous rangeons la légende du fameux arbre à feuilles inscrites qui a tant intrigué le monde religieux et dont l’existence a été pendant si longtemps contestée.

Huc, t. II, page 113. « On l’a appelé Koun boum ; de deux mots thibétains qui veulent dire dix mille images. Ce nombre fait allusion à l’arbre qui, suivant la légende, naquit de la chevelure de Tsong-Kaba et qui porte un caractère thibétain sur chacune de ses feuilles.

» Cet arbre existe encore. Au pied de la montagne où est bâtie la lamaserie, et non loin du principal temple bouddhique, est une grande enceinte carrée formée par des murs en briques. Nous entrâmes dans cette vaste cour et nous pûmes examiner à loisir l’arbre merveilleux, dont nous avions déjà aperçu du dehors quelques branches. Nos regards se portèrent d’abord avec une avide curiosité sur les feuilles, et nous fûmes consternés d’étonnement en voyant en effet sur chacune d’elles des caractères thibétains très bien formés ; ils sont d’une couleur verte quelquefois plus foncée, quelquefois plus claire que la feuille elle-même. Notre première pensée fut de soupçonner la supercherie des lamas, mais après avoir tout examiné avec l’attention la plus minutieuse, il nous fut impossible de découvrir la moindre fraude. Les caractères nous parurent faire partie de la feuille, comme les veines et les nervures ; la position qu’ils affectent n’est pas toujours la même ; on en voit tantôt au sommet ou au milieu de la feuille, tantôt à sa base ou sur les côtés ; les feuilles les plus tendres représentent le caractère en rudiment et à moitié formé ; l’écorce du tronc et des branches, à peu près comme celle des platanes, est également chargée de caractères. Si on détache un fragment de vieille écorce, on aperçoit sur la nouvelle les formes indéterminées des caractères qui déjà commencent à germer ; et, chose singulière, ils diffèrent assez souvent de ceux qui étaient par dessus. Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement, quelque trace de supercherie ; la sueur nous en montait au front. On sourira sans doute de notre ignorance, mais peu nous importe, pourvu qu’on ne suspecte pas la sincérité de notre relation. L’arbre des dix mille images nous parut très vieux, son tronc, que trois hommes pourraient à peine embrasser, n’a pas plus de huit pieds de hauteur. »

Ainsi le Père Huc a vu lui-même l’arbre, il l’a touché, en a soulevé l’écorce, a examiné les feuilles à loisir et a dû reconnaître l’existence de caractères inscrits. Sa qualité de missionnaire devait pourtant lui donner intérêt à prendre en fraude les lamas. En outre, il n’était pas seul, il avait avec lui le Père Gabet qui ne devait pas être moins prévenu. Enfin sa position dans le couvent de Kounboum lui donnait les moyens de satisfaire sa curiosité. Les deux prêtres regardèrent attentivement, vérifièrent, précisèrent les détails dans leur récit. La minutie qu’ils mettent à une description faite dans les conditions les plus favorables possibles semble devoir être une preuve de plus de l’existence de l’arbre merveilleux.

Maintenant ce témoignage est-il positivement contredit par celui des autres voyageurs qui ont cherché à se renseigner auprès des habitants du pays, ou qui sont même allés jusqu’à Kounboum ? C’est ce qu’il me reste à examiner. Le lecteur ainsi complètement édifié.

Prjevalsky, dont le guide avait autrefois fait partie du couvent de Kounboum, admet l’existence de l’arbre nommé, dit-il, Zan da moto par les Mogols[16]. Cet arbre, ajoute-t-il, appartient évidemment aux essences propres au Kan-Sou, car il vit en plein air et supporte par conséquent les intempéries de ce rude climat. Quant aux caractères, il les attribue à l’ingéniosité des lamas ou à la crédulité des fidèles. En tout cas, ajoute-t-il dans une note, il est peu séant pour le Père Huc d’affirmer que l’alphabet thibétain est écrit sur les feuilles et qu’il a vu le miracle de ses propres yeux.

[16] Page 228.

Le voyageur russe a peut-être de bonnes raisons pour être moins crédule que le missionnaire et trouver son récit peu séant. Il a seulement entendu parler de l’arbre de Kounboum, tandis que Huc y a séjourné trois mois. Son jugement est donc de peu de poids. Mais le suivant est plus intéressant.

En 1883, trois missionnaires belges, en mission au Kan-Sou, les Pères Guéluy, Van Hecke et Van Reeth, partirent de Lan-tchou en septembre, afin de visiter Kounboum, et en particulier de voir ce qu’il y avait de vrai dans la légende de l’arbre mystérieux. M. Guéluy a donné un récit de leur excursion dans une lettre écrite de Soung-chou-tchouang, le 13 décembre 1883, et qui a été reproduite dans le Bulletin hebdomadaire illustré de l’œuvre de la Propagation de la foi, tome XVI, janvier et décembre 1884, pages 314-317.

D’un autre côté, nous devons à l’obligeance du supérieur des missions belges à Sheut la communication des notes inédites du Père Van Hecke ; nous y aurons recours plus loin. Le père Guéluy et ses compagnons ont vu l’arbre ; ils en ont même vu cinq ; quatre sont ensemble dans une première cour ; leurs têtes sont desséchées ; l’écorce est rugueuse, les jeunes branches rappellent celles du cerisier ; les feuilles sont moins rondes que celles du tilleul[17], et ressemblent plutôt à celles de l’abricotier ; ni les feuilles ni l’écorce ne présentent de signes extraordinaires dans les nervures ou les couleurs. Les Pères s’en vont désappointés et désespérant de voir le prodige, lorsque leur domestique, qui a pu causer avec les curieux, les avertit qu’ils ont fait fausse route : « ils ont vu l’endroit primitif et l’arbre qui y végète, mais pour voir le miracle il faut aller dans une autre pagode un peu plus bas… »

[17] A qui Prjevalsky les comparait.

Les missionnaires suivent leur guide, et ayant pénétré dans l’édifice religieux, ils se trouvent en présence d’un arbre, de la même espèce que les quatre déjà vus, mais plus jeune et plus vigoureux. La tête est encore desséchée, et vers le haut on remarque cinq ou six trous dans le tronc sec (de deux à trois centimètres de diamètre). L’arbre porte des caractères sur quelques jeunes branches ; ils sont d’une teinte café-chicorée ; la plupart droits dans le sens de la branche ; quelques-uns transversaux ; la supposition d’incisions doit être écartée ; l’écorce est partout lisse, les caractères ne se voient plus au-dessus de la hauteur moyenne ; telles sont les observations essentielles faites par le père Guéluy ; il ajoute que les parterres de côté renferment chacun trois sujets du même arbre, n’en différant que par la hauteur et par l’absence de caractères.

Un marchand chinois leur donne quelques détails sur la croissance et la floraison de l’arbre sacré, mais, dit-il, « il n’est plus maintenant au même endroit qu’autrefois, il était alors plus haut, à la tour d’argent[18]. »

[18] C’est là qu’avaient d’abord été les missionnaires et qu’ils avaient vu les arbres.

En somme l’existence dans le monastère de Kounboum d’un arbre sacré, d’une essence différente[19] des arbres des environs est le seul point sur lequel les missionnaires belges soient d’accord avec le Père Huc.

[19] Note de M. Van Hecke : J’attribuais l’état maladif et le dépérissement de ces arbres à leur vieillesse, et bien plus encore parce que de pareils arbres ne se rencontrent pas dans les environs et, croissant ici en plein air, souffraient d’habiter un sol étranger.

Sur la disposition des caractères, sur celle des branches, sur l’âge, sur la frondaison, sur la couleur et l’odeur de l’écorce, sur l’époque et la teinte des fleurs, sur la taille et la reproduction de l’arbre, il y a contradiction continuelle entre les deux récits.

« Faut-il en conclure, ajoute le Père Van Hecke[20], que le Père Huc nous a livré la description d’un arbre fictif, quelle utilité en aurait-il tiré quand il pouvait décrire celui que nous avons vu ? Je conclus donc que le Père Huc, ayant passé par Kounboum plus de trente ans avant nous, l’arbre qu’il a vu aura péri et les lamas en ont substitué un autre. Comment ils s’y sont pris pour retenir la dévotion des pèlerins pour le nouvel arbre et comme quoi il y en a maintenant huit de la même espèce, c’est ce que je ne puis m’expliquer. »

[20] Notes manuscrites.

Il est évident que l’arbre n’est plus le même ; quel intérêt aurait eu le Père Huc à raconter autre chose que ce qu’il a constaté, à dire par exemple qu’il y avait un seul arbre s’il en avait vu quatre ? D’ailleurs les lamas, qui craignaient si peu en 1844 de laisser examiner leurs prodiges, permettent à peine aux missionnaires de regarder ; ils ne sont plus sûrs d’eux et se défient ; le prodige n’est plus le même.

Cette opinion était celle d’un vieux lama de Batang qui avait été à Kounboum dans sa jeunesse ; interrogé par monseigneur Biet, il aurait confirmé point par point le dire du Père Huc.

Je ne citerai que pour mention l’opinion d’un autre Chinois (traduit du père Guéluy, p. 72) :

« Ta-eul-cheu (lamaserie de la Tour). Montagne célèbre consacrée à Bouddha ; les Si-Fan donnent à la lamaserie qui y est construite le nom de Koun-boum. Les tuiles en sont toutes parsemées d’or ; le centre en est occupé par une tour d’argent (yin-tha). Cet endroit a été sanctifié par la présence de Tsoung-Kaba qui s’y réfugia autrefois, ce qui le rendit célèbre. Les lamas se partagent en jaunes et rouges ; or Tsoung-Ka-ba fut le premier chef des lamas jaunes. La tradition rapporte qu’à la naissance de Tsoung-ka-ba, les secondines dont il était enveloppé furent enterrées en cet endroit. Il y crût ensuite un ficus religiosa ou arbre de Bouddha. On dit que les feuilles de cet arbre forment en croissant des caractères thibétains ayant la propriété de guérir de toutes sortes de maladies ; quoique les habitants de la lamaserie ne sachent pas la chose autrement que par la tradition, les Mongols et les Si-Fan y ajoutent foi. »

Et plus loin, dans ses notes sur cet ouvrage, le missionnaire ajoute, page 85 :

« Notre auteur chinois, quoique appartenant à un peuple crédule et superstitieux, n’accorde évidemment pas foi à la fable accréditée parmi les lamas. »

Dans la discussion précédente j’ai tenu à mettre sous les yeux du lecteur les différents arguments que j’ai pu trouver pour ou contre l’existence de l’arbre mystérieux de Koun-boum. Je ne prétends pas chercher à donner une explication du fait, ce serait peut-être difficile ; je désire seulement montrer, en invoquant le témoignage des voyageurs les plus compétents sur cette question, que le Père Huc a le droit de demander « qu’on ne suspecte pas la sincérité de sa relation[21] ».

[21] Ayant mis en Sicile la dernière main à cet article, j’ai profité de mon séjour dans cette île pour aller visiter à Syracuse la fontaine Cyanée et les célèbres papyrus sauvages. Or comme notre guide, voulant nous donner des explications sur la fabrication du papier chez les anciens, s’était mis à couper en bandes dans le sens de la longueur, le bas de la tige, d’une de ces plantes aquatiques, je fus étonné de remarquer dans les tranches obtenues, en travers des fibres, de petits traits dans lesquels avec un peu de bonne volonté on eût pu retrouver des caractères turcs, sanscrits ou thibétains (on sait que les caractères thibétains comme les sanscrits, dont ils se rapprochent, sont fort simples, n’étant formés souvent que par une simple courbe). — Ce fait observé dans les papyrus me fit songer à l’arbre de Koun-boum. Encore une fois, je n’ai pas assez de renseignements sur ce dernier pour essayer d’en donner une explication. Je désire seulement émettre une supposition. Peut-être pourrait-on accepter le prodige de cet arbre sans faire intervenir de miracle ni de subterfuge ; il est possible que les feuilles et l’écorce portent des signes naturels qui, aux yeux d’un croyant, représenteraient des lettres thibétaines. Les personnes désireuses de pousser plus loin l’étude relative à l’arbre de Koun-boum ne devront pas oublier que chez nous aussi, beaucoup de plantes présentent des particularités auxquelles les gens naïfs rattachent souvent des légendes qui pourraient à juste titre étonner un voyageur, étranger aux coutumes et aux croyances du pays. Supposez qu’à un Chinois ou à un Japonais, n’ayant aucune notion de botanique, on raconte une légende relative à certaines de nos fougères, et qu’ensuite, faisant une section dans la racine de cette plante, on lui montre l’image de l’aigle impérial, n’aura-t-il pas assurément le droit de ressentir une stupéfaction semblable à celle qu’éprouva le Père Huc à la vue de l’arbre mystérieux ?

Il serait peut-être encore bon de rappeler ici cette fleur où l’on retrouve les instruments de la passion, ou ces haricots blancs du Poitou, marqués d’un point rouge, disent les paysans, depuis qu’on a jeté une hostie dans le champ où ils poussaient.

Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette question, mais j’aurais peur de me laisser entraîner hors du cadre que je me suis tracé ; que le lecteur me pardonne de lui avoir fait part des quelques réflexions que m’a suggérées une promenade au milieu des papyrus ; peut-être en le mettant sur la voie d’une explication possible du prodige de Koun-boum, présenteront-elles quelque intérêt aux yeux des gens désireux d’approfondir les miracles ou les faits, soi-disant tels de la religion bouddhique.

Bien que la légende relative à la licorne ne me semble pas se rattacher directement à la matière que nous traitons ici, je crois ne pas devoir la passer sous silence. On peut reprocher au missionnaire, qui, bien qu’observateur, n’a rien du naturaliste, de s’être prononcé trop catégoriquement sur ce sujet. La description qu’il donne de l’animal semble se rapprocher de celle de l’antilope Hodgsonii, maintenant bien connue, mais qui porte deux cornes. C’est l’Orongo des Mongols, le Zo des Thibétains, le snow-antilope des Anglais de l’Inde. Au Thibet, comme en Chine et au Japon, on parle de la Licorne. Un Amban thibétain que nous avons interrogé au sujet du Sérou (Licorne) nous a répondu en avoir vu une tête chez le grand Lama ; pressé de questions, il nous a avoué qu’elle venait de Calcutta (Golghata), et dans sa description nous avons reconnu celle du Rhinocéros. D’un autre côté à Ta-tsien-lou, le Père Giraudot nous a raconté en avoir causé à Yerkalo avec un charpentier, ancien chasseur. Celui-ci aurait dit qu’il avait vu à Tsiamdo une peau de licorne de la taille d’une antilope. En traversant le pays des Kham que Huc semble regarder comme l’habitat du Sérou, non seulement nous n’avons pas vu de peau, mais nous n’en n’avons pas entendu parler. On peut supposer qu’une monstruosité accidentelle dans la disposition des cornes de l’antilope, comme il s’en produit chez nos chevreuils, a donné lieu à la légende de la licorne. (Comparez mon Uranographie chinoise, page 586-588. G. Schlegel.)

Nous allons aborder la deuxième catégorie des prodiges racontés par Huc, ceux qu’il décrit par ouï-dire.

(Huc, t. I, page 321). « Nous allons tous à Rache Tchurin, nous répondit-il avec un accent plein de dévotion.

»  — Une grande solennité sans doute vous appelle à la lamaserie ?

»  — Oui, demain doit être un grand jour : un lama Bokte fera éclater sa puissance ; il se tuera sans pourtant mourir.

» Nous comprîmes à l’instant le genre de solennité qui mettait ainsi en mouvement les Tartares des Ortous. Un lama devait s’ouvrir le ventre, prendre ses entrailles et les placer devant lui, puis rentrer dans son premier état. Ce spectacle, quelque atroce et quelque dégoûtant qu’il soit, est néanmoins très commun dans les lamaseries de la Tartarie. Le Bokte qui doit faire éclater sa puissance, comme disent les Mongols, se prépare à cet acte formidable par de longs jours de jeûne et de prières. Pendant ce temps il doit s’interdire toute communication avec les hommes et s’imposer le silence le plus absolu. Quand le jour fixé est arrivé, toute la multitude des pèlerins se rend dans la grande cour de la lamaserie, et un grand autel est élevé sur le devant de la porte du temple. Enfin le Bokte paraît. Il s’avance gravement au milieu des acclamations de la foule, va s’asseoir sur l’autel, et détache de sa ceinture un grand coutelas qu’il place sur ses genoux. A ses pieds, de nombreux lamas rangés en cercle commencent les terribles invocations de cette affreuse cérémonie. A mesure que la récitation des prières avance, on voit le Bokte trembler de tous ses membres et entrer graduellement dans des convulsions frénétiques. Les lamas ne gardent bientôt plus de mesures ; leurs voix s’animent, leur chant se précipite en désordre, et la récitation des prières est enfin remplacée par des cris et des hurlements. Alors, le Bokte rejette brusquement l’écharpe dont il est enveloppé, détache sa ceinture, et saisissant le coutelas sacré s’entr’ouvre le ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang coule de toutes parts, la multitude se prosterne devant cet horrible spectacle et on interroge ce frénétique sur les choses cachées, sur les événements à venir, sur la destinée de certains personnages. Le Bokte donne à toutes ces questions des réponses, qui sont regardées comme des oracles par tout le monde.

» Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se trouve satisfaite, les lamas reprennent avec calme et gravité la récitation de leurs prières. Le Bokte recueille dans sa main droite du sang de sa blessure, le porte à sa bouche, souffle trois fois dessus, et le jette en l’air en poussant une grande clameur. Il passe rapidement la main sur la blessure de son ventre, et tout rentre dans son état primitif sans qu’il lui reste la moindre trace de cette opération diabolique, si ce n’est un extrême abattement. Le Bokte roule de nouveau son écharpe autour de son corps, récite à voix basse une courte prière, puis tout est fini, et chacun se disperse, à l’exception des plus dévots qui vont contempler et adorer l’autel ensanglanté que vient d’abandonner le saint par excellence. »

Que des lamas s’ouvrent le ventre, il n’y a à cela rien d’impossible. L’attitude de ceux qui entourent le Bokte rappelle celle des convulsionnaires au siècle dernier, des derviches tourneurs ou hurleurs en Égypte, de certains fakirs aux Indes. C’est un état physique connu et expliqué, et qui dans les lamaseries n’est pas rare.

« A Ta-tsien-lou, nous racontait monseigneur Biet, dans les processions religieuses, on voit parfois un python (sorcier). Ordinairement, il n’accompagne pas la procession de son plein gré ; il doit être traîné de force, et lorsqu’il entre en convulsions, il faut quatre ou cinq hommes pour le retenir. »

Le sujet qui se trouve dans cet état peut supporter des blessures, que souvent il ne sent même pas. — C’est encore le cas des hystériques et des cataleptiques.

Dans la plupart des religions, le fanatisme peut amener les mêmes horreurs ; il n’est pas rare encore maintenant de voir à Bénarès des fakirs qui ont un ou les deux bras ankylosés, gardant une même position ; d’autres couchent sur un lit de clous ; quelques-uns passent des années sur une terrasse de bambou, ayant à peine un mètre carré ; jadis, lors des grandes processions, les fanatiques se faisaient écraser sous les roues des chars. Tout le monde a vu récemment les Aïssaouas manger du feu, lécher du fer rougi, ou se traverser le bras avec une aiguille.

Ce que nous admettons difficilement, sans toutefois vouloir rien nier, c’est que le « Bokte » ferme et cicatrise sa plaie en soufflant.

Dans le cas dont nous nous occupons, on peut faire deux suppositions.

Ou bien, l’opérateur est de bonne foi, et s’ouvre le ventre réellement ; quelques minutes après, il aura encore la force de remettre ses entrailles en place et de s’éloigner ; il attendra peut-être alors longtemps que sa plaie guérisse. Le lecteur peut s’étonner que je suppose le lama encore capable de replacer ses entrailles et de s’éloigner, une telle énergie est pourtant admissible. Au Japon, où s’ouvrir le ventre (hara-kiri) était une coutume si ordinaire, il n’était pas rare de voir le moribond tremper une plume dans son sang et écrire une pièce de vers.

Au milieu de ce siècle-ci, on se rappelle la mort de ce soldat japonais qui, armé d’un sabre à deux mains, avait tué plusieurs Européens dans les rues de Tokio. Condamné à mort, il obtint la permission de s’ouvrir le ventre. Il avait gardé jusqu’au dernier moment la haine de l’Européen, et sur le point d’expirer, apercevant le consul d’Angleterre qui assistait à ce spectacle, il rassembla encore assez de force pour arracher une partie de ses propres entrailles et les jeter aux pieds de l’Anglais comme la dernière marque de son mépris.

Il se peut aussi (et j’inclinerais à penser que c’est ce qui se passe le plus souvent) que le « Bokte » trompe les assistants, et feigne de s’ouvrir le ventre en crevant une vessie pleine de sang, ou en employant tout autre procédé semblable.

C’est encore au Japon que je reporte le lecteur, et je le prierai de me suivre au théâtre ; là, plus que dans un autre pays, le spectateur demande l’illusion la plus complète de la réalité. J’ai assisté moi-même à une pièce dont le dénouement était le hara-kiri du héros. Celui-ci venait s’asseoir sur le devant de la scène ; il tirait son sabre qu’il aiguisait sur une pierre et coupait des morceaux de bois pour essayer la lame ; puis il relevait sa robe, mettant son ventre à nu. Il arrêtait la garde du sabre contre un obstacle, pour l’empêcher de glisser ; puis le redressant contre lui, il s’appuyait le ventre sur la pointe. On voyait la lame entrer peu à peu, le sang couler à flot, dégoutter sur ses jambes, ruisseler dans ses mains, s’épandre autour de lui, formant une petite mare. En même temps que son visage pâlissait, il marquait les plus affreuses souffrances, ses yeux se tournaient pour ne montrer que le blanc, et après avoir donné pendant quelques minutes l’illusion de la plus horrible réalité, il tombait au milieu des râles et des hoquets de la mort.

Transportez cet acteur ailleurs que sur des planches, placez-le à une certaine distance de l’assistance, et demandez-lui de jouer son rôle ; personne ne se doutera qu’il y a là une supercherie.

On ne doit pas non plus oublier à quel genre d’assistance les lamas avaient affaire : la plus bête, la plus naïve, la plus crédule.

(Huc, t. I, p. 324). « Nous avons connu un lama qui, au dire de tout le monde, remplissait à volonté un vase d’eau au moyen d’une formule de prière. Nous ne pûmes jamais le résoudre à tenter l’épreuve en notre présence. Il nous disait que n’ayant pas les mêmes croyances que lui, ses tentatives seraient non seulement infructueuses, mais encore l’exposeraient peut-être à de graves dangers. Un jour, il nous récita la prière de son « Siéfa » comme il l’appelait. La formule n’était pas longue, mais il nous fut facile d’y reconnaître une invocation directe à l’assistance du démon : « Je te connais, tu me connais, disait-il. Allons, vieil ami, fais ce que je te demande. Apporte de l’eau et remplis ce vase que je te présente. Remplir un vase d’eau, qu’est-ce que c’est que cela pour ta grande puissance ? Je sais que tu fais payer bien cher un vase d’eau ; mais n’importe ; fais ce que je te demande et remplis ce vase que je te présente. Plus tard, nous compterons ensemble. Au jour fixé, tu prendras tout ce qui te revient.

» Il arrive quelquefois que ces formules demeurent sans effet ; alors la prière se change en imprécations et en injures contre celui qu’on invoquait tout à l’heure. »

Qu’il me soit permis de rapprocher de ce dernier fait dont parle Huc, une histoire assez semblable qui nous a été racontée aux Indes.

Un missionnaire belge jésuite, que nous avons rencontré aux Sonderbands, me disait avoir souvent défié les fakirs, afin de pouvoir les convaincre d’imposture et montrer aux gens trop crédules qu’ils avaient tort de croire en leurs sorciers. — « J’ai pu, me disait le missionnaire, arriver à comprendre bien des tours ; un seul m’a toujours paru incompréhensible, et j’ai évité de le redemander, de peur que les assistants ne riassent de l’impossibilité où j’étais de l’expliquer. — Le sorcier prenait avec la main une poignée de sable ; pressant ce sable au-dessus d’un verre vide, il le remplissait d’eau à mesure que sa main se vidait ; faisant l’inverse, il prenait le verre d’eau et le renversait dans sa main ; celle-ci se trouvait alors remplie de sable. Cette transformation du sable en eau et vice versa rappelle le miracle du verre d’eau dont parle Huc. »

S’ouvrir le ventre d’un coup de couteau et le refermer en recueillant de son propre sang et en soufflant dessus, remplir d’eau un verre vide par le seul effort de sa volonté, ce sont des faits qui doivent sembler au lecteur bien extraordinaires, et pourtant, on ne peut faire au Père Huc ce reproche de les raconter, ni même d’y croire. Dans tous les pays et dans toutes les religions, il se passe parfois des phénomènes que les sens perçoivent, mais que la raison ne peut comprendre. Des prodiges semblables sont assez communs dans l’Inde.

Quiconque a feuilleté des récits de voyage aux Indes et particulièrement des études sur les fakirs et la religion des brahmanes, aura lu la description de prodiges bien autrement inadmissibles que ceux mentionnés par Huc et qui, d’ailleurs, ont déjà été rapprochés de ceux qui nous occupent.

Nombre d’écrivains sérieux, surtout en Angleterre, MM. Crooks, Hugghins, Cox et d’autres, se sont occupés de ces questions. — Nous renvoyons à leurs travaux les lecteurs désireux d’être plus renseignés, il ne nous appartient pas d’aborder une discussion qui nous éloignerait de notre sujet ; nous avons seulement essayé de montrer que le Père Huc ne doit pas être traité de romancier pour avoir raconté des faits de l’ordre de ceux dont nous avons parlé, quelque extraordinaires qu’ils puissent paraître.

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