Le père Huc et ses critiques
III
CRITIQUES LINGUISTIQUES
Nous venons d’examiner dans les criliques adressées par Prjevalsky au Père Huc celles qui sont relatives à la géographie. D’autres ont pour objet les connaissances linguistiques du missionnaire ; Prjevalsky prétend corriger l’orthographe de certains de ses noms propres ; le genre de reproche a en lui-même si peu de raison d’être que j’ai hésité à le citer. Le lecteur voudra ne chercher le motif qui m’en fait parler, que dans désir de rester impartial dans toute cette discussion.
L’orthographe des noms géographiques, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue connue de fort peu de gens, est sujette à bien des modifications. Elle varie pour ainsi dire avec chaque voyageur. Mais entre deux narrateurs écrivant le nom d’une même localité, celui qui a séjourné longtemps dans la contrée, qui a vécu avec ses habitants et qui a parlé leur langue de manière à se faire passer pour l’un d’eux, offre assurément plus de garantie que celui qui s’est servi d’un interprète. Entre les orthographes données par Huc et celles de Prjevalsky il me semble donc au premier abord qu’on doit choisir celle de Huc. Je n’ai cependant pas voulu me contenter ici de ce que le bon sens semblait indiquer ; j’ai préféré consulter des missionnaires parlant mogol, et ayant habité le Kan-Sou. Ils se chargent dans les lignes suivantes de répondre à Prjevalsky.
Prjevalsky, même lettre :
« Huc affirme, de plus, qu’il a passé huit mois à Gounboum, il écrit Kounboum, mais ce devrait être Kou-Boum. »
Lettre du Père Dedekens :
« Il est certain qu’on écrit Kou, boum ; mais une règle de grammaire permet l’intercalation d’un n après Kou ou Ghou. C’est donc écrit Kou Boum et prononcé Koun-boum. — Koun-boum ne signifie pas, comme on l’a dit, cent mille images, mais : pyramide, sépulcre, mausolée où reposent les restes d’un grand personnage. »
Notes sur le Koukou Nor, par le Père Guéluy, page 25 :
« Nous écrivons Kounboum d’après le chinois : M. Huc a peut-être fait de même. Nous n’avons entendu prononcer le nom que par les Mogols, ils disent non pas Goumboum, ni Kouboum, mais bien Kounboum, si l’on s’en rapporte à l’oreille. Pour élucider la question, il faudrait voir le mot écrit en tangout. Les Mogols peuvent très mal prononcer le tangout, comme M. Prjevalsky peut mal écrire le chinois et le mogol. »
Huc écrivait comme il entendait.
Prjevalsky (page 80). « A Elchi-san-Fou, nous avons trouvé Samdadchiemba l’ancien compagnon de Huc. Son vrai nom est : Seng-teng-chimta. »
Je me contenterai de renvoyer à la lettre du Père Dedekens, citée plus haut.
« Son vrai nom est Samdadchimba… lui qui vit chez nos missionnaires aux frais de la mission[14]. »
[14] Il ne faut pas oublier que les missionnaires, dans cette partie de la mission s’entretiennent en mogol avec leurs chrétiens.
Le voyageur russe était sujet, comme un autre, à de nombreuses erreurs involontaires relatives à la linguistique ou à la géographie. Il ne nous appartient pas de les relever ici, on pourrait nous accuser d’être poussé par un sentiment de jalousie analogue à celui que nous lui reprochons ; nous nous contenterons de mettre sous les yeux du lecteur quelques notes d’un missionnaire déjà cité, le Père Guéluy. Il verra que tout voyageur, quelque savant qu’il puisse être, doit montrer beaucoup de réserve dans les critiques qu’il fait à ceux qui l’ont précédé.
(Page 72). « Tch’ao-T’sang chen, cette lamaserie s’appelle aussi Tch’oui-poutsoung. (Prjevalsky : Tcheï-bsen). »
(Page 80). « Tchong-kar est le titre du roi des Eleuthes : ce mot signifie main orientale. L’orthographe du mot, d’après le chinois, est Tchounggar, qu’on prononce également Dzoungar. La Chine occidentale fait mention d’un royaume de Dzoungar fondé aux environs de Koui-hoa-teh’eng. Nous venons de traverser ce royaume, il est situé sur la rive droite du Hoang-hô dans le pays des Ortous. Le roi a sa résidence à cent cinquante lieues ouest de Hokéou au Toto-hoten. Là, aussi, le royaume justifie son nom, étant par rapport aux autres pays des Ortous, à l’est et non pas à l’ouest, comme l’a écrit, par erreur, Prjevalsky. »
(Page 82). « On distingue encore le Si-Fan ou Pè-Fan et He-Fan (pé-blanc hé-noir), M. Prjevalsky prétend, au moins pour le dernier, que cette distinction repose sur la couleur des feutres dont les indigènes enveloppent leurs tentes. C’est une erreur. Les Chinois accolent volontiers l’épithète de noir à celle de voleur, brigand (hé tsaï). »
(Page 84). « Doukou houen, ce mot est formé de trois caractères chinois exactement reproduits pour la prononciation. Le mot mogol serait-il Douk goun ? M. Prjevalsky écrit Dungan, que nous prononcerions Doungan.
» De même il écrit Nimbi le nom de la ville que nous nommons Nien-pé, d’après les Chinois. »