Le père Huc et ses critiques
I
RÉALITÉ DU VOYAGE DE HUC
Prjevalsky a commencé par contester le fait même du voyage du missionnaire. Dans un banquet à Ourga, il affirme que le Père Huc n’a jamais été à Lhaça. A Fou-Ma-Fan dans l’Alachan, il dit au roi mogol que Huc et Gabet, missionnaires catholiques français, trompaient le monde en prétendant qu’ils avaient réellement réussi à pénétrer dans la ville de Lhaça et à y demeurer deux mois[5].
[5] Lettre du Père Dedekens, rapportant le témoignage de monseigneur de Vos, évêque des Ortous, simple missionnaire lors du passage du général russe.
Dans une lettre adressée au ministre de Russie à Pékin, datée de Dyn-Joan-In, dans l’Alachan, le 17 (29) juin 1873, il dit encore[6] :
[6] Proceeding of R. G. S. XVIII, page 82.
« Dans le Koukou Nor et dans le Dsaï-Dam, on se rappelle parfaitement la grande caravane dont Huc prétend avoir fait partie, et j’ai été un peu surpris que personne n’ait gardé le moindre souvenir des étrangers qu’elle comptait dans ses rangs. Huc affirme de plus qu’il a passé huit mois à Goumboum (il écrit Kounboun, mais ce devrait être Kounboum, comme on le verra plus bas)[7], et cependant j’ai vu beaucoup de lamas qui avaient habité ce temple depuis trente ou quarante ans, mais tous m’ont donné l’assurance formelle qu’il n’y avait jamais eu d’étrangers parmi eux. D’autre part cependant, à Ninghia et dans l’Alachan, on se souvenait parfaitement de la présence de deux Français vingt-cinq ans auparavant. »
[7] Je ne relève pas l’observation relative au nom de cette lamaserie : je reviendrai plus loin sur ce sujet. Notons aussi que le Père Huc ne dit pas être resté huit, mais seulement trois mois à Kounboum.
Cette première critique de Prjevalsky sur l’ensemble même du voyage se réfute facilement et c’est sans doute ce qui nous explique que le voyageur russe ne revienne pas sur ce point dans ses écrits postérieurs.
Le Russe semblait oublier alors que c’est grâce à leur déguisement et à leur connaissance du mogol que Huc et Gabet avaient pu se joindre à la grande caravane ; ils passaient pour des lamas. Il n’est donc pas étonnant qu’on n’ait pas gardé le souvenir de ces deux étrangers.
Depuis le passage de Prjevalsky, différents missionnaires belges ont été à Kounboum ; ils y ont même séjourné, ayant la facilité de causer en mogol avec les lamas.
« Nos missionnaires, m’écrit l’un d’eux, ont interrogé à Kounboum les lamas sur Huc et Gabet ; ces noms leur sont inconnus, mais ils se rappellent les deux lamas de l’Occident qui ont passé là quelques mois pour apprendre le thibétain. Mais, ajoute mon correspondant, il n’y a plus que quelques vieillards qui s’en souviennent[8]. »
[8] Lettre du Père Dedekens, ancien missionnaire belge au Kansou.
Nous avons encore le témoignage de Samdadchiemba, le domestique de Huc.
« J’ai parlé au domestique du Père Huc en 1881 à San-la-Ho, au pays des Ortous ; son vrai nom est Sandadchiubo (il vit encore à la ville mogole de Borrobalgassen aux Ortous). C’est un brave chrétien, et souvent les missionnaires belges l’ont questionné dans l’intention de lui arracher des contradictions ; jamais on n’a réussi à lui faire nier quoi que ce soit que Huc ait écrit, ou qu’il ait dit avoir vu à Lhaça ou en route : personne ne doute que le Mogol parle vrai ; quel intérêt aurait-il à défendre Huc mort, lui qui vit chez nous, missionnaires, aux frais de la mission ? » (Lettre du Père Dedekens.)
Dans le village d’El-Chi-San-Fou en Mongolie, Prjevalsky a lui-même rencontré Samdadchiemba : « Il nous a raconté plusieurs de ses aventures, dit le Russe, et décrit les différents endroits que traverse la route. » Ce passage, observe Yule[9], ne donne aucunement à entendre que les récits de Samdadchiemba ne fussent pas d’accord avec ceux de Huc.
[9] Mongolie et pays des Tangoutes, par Prjevalsky. — Introduction par Yule. — Note p. XVI.
Le témoignage de Samdadchiemba ferait-il défaut, que le récit même du Père Huc, précédé des lettres écrites de Macao par les Pères Huc et Gabet au supérieur des missions[10], suffirait à établir la réalité de son voyage. A le lire, on voit immédiatement que ce n’est pas et que ce ne peut être inventé. Il parle avec une simplicité, et je dirai même, si l’expression n’était pas prise quelquefois en mauvaise part, une naïveté, qui ne peuvent se rencontrer dans des œuvres créées ou écrites d’après des on-dit, ou les notes d’un auteur. Les descriptions sont si justes, si vivantes, si vraies, qu’on ne peut même les supposer faites d’imagination. Le Père Huc a parfois vu avec les yeux d’un Méridional, mais il a bien vu et surtout a bien dit ce qu’il a vu.
Ce n’est pas tout ; nous apportons nous-même un témoignage probant du séjour que fit Huc à Lhaça. Les premiers voyageurs européens depuis Huc, nous avons pu établir des rapports suivis avec les autorités thibétaines. Après un mois de trop longues discussions, nous nous étions fait des amis parmi elles ; en attendant une réponse nous permettant de continuer notre route à travers le Thibet, nous nous entretenions avec les chefs, leur parlant de la France et leur demandant des renseignements sur Lhaça. Or un jour qu’ils nous disaient les dangers que la présence des voyageurs européens à Lhaça ferait naître pour ceux-ci comme pour les autorités thibétaines elles-mêmes, un vieux lama ajoutait :
« Il y a beaucoup d’années, il est venu parmi nous deux lamas mogols ; ils furent très bien reçus, visitèrent la ville, entrèrent dans les lamasseries ; mais au bout de quelque temps, on découvrit que c’étaient des hommes d’Occident, déguisés en lamas ; les chefs eurent peur qu’on ne leur fît un mauvais parti et ils durent s’en aller. »
Celte allusion ne peut assurément s’appliquer qu’aux Pères Huc et Gabet ; à Lhaça même, on conserve donc encore le souvenir de leur passage.