Le père Huc et ses critiques
CONCLUSION
Les récits de voyage du Père Huc ne sont donc ni l’œuvre d’un ignorant, ni celle d’un romancier ; ils ont été écrits par un homme qui non seulement a beaucoup vu, mais qui sait aussi reproduire ce qu’il a vu ; c’est que Huc possède au premier degré les qualités qui d’un simple narrateur font un artiste, et alors même qu’il produit les effets de lumière ou de couleur les plus inattendus, il reste simple et naturel ; car, avant tout, il est sincère. Aussi, il attache le lecteur à son récit, l’entraîne à sa suite en se dévoilant entièrement à lui ; il le fait vivre de sa vie, lui fait prendre part à ses conversations, lui laisse ses impressions, grave dans son esprit ses propres souvenirs. Pas plus que Huc, le lecteur n’oubliera l’aspect de la caravane dont faisait partie le missionnaire lorsqu’il quitta le Koukou Nor.
(Huc, page 198). « Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des bœufs à long poil, les hennissements des chevaux, les clameurs et les chansons bruyantes des voyageurs, les sifflements aigus que faisaient entendre les lakto pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout, les cloches innombrables qui étaient suspendues au cou des yaks et des chameaux, tout cela produisait un concert immense, indéfinissable, et qui bien loin de fatiguer semblait au contraire donner à tout le monde du courage et de l’énergie. »
Le lecteur croit entendre résonner à ses oreilles le murmure produit par cette masse d’hommes et d’animaux. Et plus loin, lorsque Huc aura traversé le Boukhaïn Gol, on ne pourra s’empêcher de rire avec lui en voyant l’état piteux des animaux de charge à demi emprisonnés dans les glaçons.
(Huc, page 200). « Quand la caravane reprit sa marche accoutumée, elle présentait un aspect vraiment risible : Les hommes et les animaux étaient plus ou moins chargés de glaçons. Les chevaux s’en allaient tristement, et paraissaient fort embarrassés de leur queue qui pendait tout d’une pièce, raide et immobile comme si on l’eût faite de plomb, et non de crins. Les chameaux avaient la longue bourre de leurs jambes chargée de magnifiques glaçons qui se choquaient les uns les autres avec un bruit harmonieux. Cependant, il était visible que ces jolis ornements étaient peu de leur goût, car ils cherchaient de temps en temps à les faire tomber en frappant rudement la terre de leurs pieds. Les bœufs à longs poils étaient de véritables caricatures ; impossible de se figurer rien de plus drôle : ils marchaient les jambes écartées et portaient péniblement un énorme système de stalactites qui leur pendaient sous le ventre jusqu’à terre. Ces pauvres bêtes étaient si informes, et tellement recouvertes de glaçons, qu’il semblait qu’on les eût confits dans du sucre candi. »
A Lhaça, dans la pièce décorée par le missionnaire du nom de cuisine, nous avons envie de donner un coup de main à Samdadchiemba et de l’aider à faire cuire son bœuf pour en réclamer une tranche à notre tour.
(Huc, page 294). « L’heure du dîner étant venue, nous nous mîmes à table, ou plutôt nous demeurâmes accroupis à côté de notre foyer et nous découvrîmes la marmite où bouillait depuis quelques heures une bonne tranche de bœuf grognant. Samdadchiemba, en sa qualité de majordome, la fit monter à la surface du liquide au moyen d’une large spatule en bois, puis la saisit avec ses ongles et la jeta précipitamment sur un bout de planche où il la dépeça en trois portions égales. Chacun mit sa ration dans son écuelle, et à l’aide de quelques petits pains cuits sous la cendre, nous commençâmes tranquillement notre repas, sans trop nous préoccuper des escroqueries des mouchards. »
Mais il ne nous viendra pas à l’idée de suivre le missionnaire sur la « montagne des esprits ». Nous nous sentirons bien dans un bon fauteuil, au coin du feu, pour lire l’exposé des dangers qu’il court :
(Huc, page 423). « Elle (la montagne des esprits Lha-Ri) s’élevait devant nous comme un immense bloc de neige où les yeux n’apercevaient pas un seul arbre, pas un brin d’herbe, pas un point noir, qui vînt rompre l’uniformité de cette blancheur éblouissante. Ainsi qu’il avait été réglé, les bœufs à long poil, suivis de leurs conducteurs, s’avancèrent les premiers, marchant les uns après les autres, puis tous les cavaliers se rangèrent en file sur leur trace, et la longue caravane, semblable à un gigantesque serpent, déroula lentement ses grandes spirales sur les flancs de la montagne. D’abord, la pente fut peu rapide ; mais nous trouvâmes une si affreuse quantité de neige que nous étions menacés à chaque instant d’y demeurer ensevelis. On voyait les bœufs placés à la tête de la colonne avançant par soubresauts, cherchant avec anxiété à droite ou à gauche les endroits les moins périlleux, quelquefois disparaissant tout à fait dans des gouffres et bondissant au milieu de ces amas de neige mouvants, comme de gros marsouins dans les flots de l’océan. Les cavaliers qui fermaient la marche trouvaient un terrain plus solide. Nous avancions pas à pas dans un étroit et profond sillon, entre des murailles de neige qui s’élevaient au niveau de notre poitrine. Les bœufs à long poil faisaient entendre leur sourd grognement, les chevaux haletaient avec grand bruit, et les hommes, afin d’exciter le courage de la caravane, poussaient tous ensemble un cri cadencé semblable à celui des mariniers quand ils virent au cabestan. Peu à peu, la route devint tellement rude et escarpée, que la caravane paraissait comme suspendue à la montagne. Il ne fut plus possible de rester à cheval. Tout le monde descendit, et chacun se cramponnant à la queue de son coursier, on se remit en marche avec une nouvelle ardeur. Le soleil brillait de tout son éclat, dardant ses rayons sur ces vastes entassements de neige, et en faisait jaillir d’innombrables étincelles dont le scintillement éblouissait la vue. Heureusement, nous avions les yeux abrités sous les inappréciables lunettes dont nous avait fait cadeau le Dhéba de Ghiamda. »
Nous le suivrons plus volontiers sous ces grands pins chargés de lichen, où il doit faire si bon se promener et rêver.
(Huc, p. 500). « Les branches et les troncs de ces grands arbres sont recouverts d’une mousse épaisse qui se prolonge en filaments extrêmement déliés. Quand cette mousse filandreuse est récente, elle est d’une jolie couleur verte ; mais, lorsqu’elle est vieille, elle est noire et ressemble exactement à de longues touffes de cheveux sales et mal peignés. Il n’est rien de monstrueux et de fantastique comme ces vieux pins qui portent un nombre infini de longues chevelures suspendues à leurs branches. »
Écrivain sincère, Huc devient parfois réaliste (s’il convient d’appeler ainsi celui qui dit ce qu’il voit) ; il n’a pas peur de vous faire entrer dans les moindres détails ; il tient à préciser.
Dans l’auberge, il remarque la « grosse lanterne rouge qu’un soldat suspend à une cheville plantée dans le mur » ; ailleurs (p. 460), il rencontre une petite troupe de voyageurs qui présentaient un tableau plein de poésie :
« La marche était ouverte par une femme thibétaine à califourchon sur un grand âne, et portant un tout jeune enfant solidement attaché sur son dos avec de larges lanières en cuir ; elle traînait après elle, par un long licou, un cheval bâté et chargé de deux caisses oblongues qui pendaient symétriquement sur ses flancs. Ces deux caisses servaient de logement à deux enfants dont on apercevait les figures rieuses et épanouies étroitement encadrées dans de petites fenêtres. La différence d’âge de ces deux enfants paraissait peu notable. »
L’âne était grand, l’enfant était attaché avec des lanières de cuir larges ; les caisses étaient oblongues, etc… Il est impossible de se montrer plus scrupuleux sur la précision des détails.
Huc remarque la pierre ficelée sous une des boîtes ; il tire de ce fait une remarque judicieuse :
« Cependant, il fallait qu’ils ne fussent pas tous deux de la même pesanteur ; car pour établir entre eux un juste équilibre, on avait été obligé de ficeler un gros caillou au flanc de l’une de ces caisses. »
Il n’est pas jusqu’au chien qui ne mérite une mention ; trois coups de pinceau de l’artiste suffisent à le peindre :
« Enfin, un énorme chien à poil roux, au regard oblique, et d’une allure pleine de mauvaise humeur, fermait la marche de cette singulière caravane. ».
D’ailleurs, si Huc excelle à peindre les hommes avec qui il vivait et dont il comprenait la langue, il semble s’être entendu aussi avec les animaux, il les a bien regardés, et a su souvent ce qu’ils pensaient. Il nous montre un yak approchant d’un glacier :
(Huc, page 426). « On fit passer les animaux les premiers, d’abord les bœufs et puis les chevaux. Un magnifique bœuf à long poil ouvrit la marche ; il avança gravement jusque sur le bord du plateau ; là, après avoir allongé le cou, flairé un instant la glace, et soufflé par ses larges naseaux quelques épaisses bouffées de vapeur, il appliqua avec courage ses deux pieds de devant sur le glacier et partit à l’instant comme s’il eût été poussé par un ressort. Il descendit les jambes écartées, mais aussi raides et immobiles que si elles avaient été de marbre. Arrivé au bout du glacier, il fit la culbute et se sauva grognant et bondissant à travers des flots de neige. »
En lisant ce récit, n’avons-nous pas partagé la crainte de l’animal, et n’avons-nous pas éprouvé une sorte de soulagement à le voir en bas et hors de danger ?
Le sentiment de plaisir qu’un lecteur quelconque peut trouver à suivre le Père Huc à travers les péripéties de son voyage, personne ne l’éprouve plus vivement que nous. A chaque page de son récit, nous sommes en pays de connaissance, nous admirons des paysages déjà vus, nous assistons à des scènes qui nous sont familières.
Ce sont les yaks pris dans la glace au passage d’une rivière ; les hommes noirs venant saluer en tirant la langue et se grattant l’oreille avant d’offrir une « écharpe de félicité » ; après Tchang-ka, nous compterons le long de la route les rangées de grands obos en marbre blanc venus de loin, ou bien à Ly-tang, nous retrouverons sur les têtes des femmes les mêmes plaques d’argent circulaires que nous avons vues ; partout nous reconnaîtrons les mêmes mandarins chinois arrogants ou ridicules devant leurs inférieurs, humbles, rampants en présence de ceux qu’ils craignent : toujours insupportables.
Et nous serons heureux, si notre témoignage peut contribuer, si peu que ce soit, à accroître la réputation de sincérité qu’a méritée le récit du Père Huc, c’est-à-dire le récit d’un des voyages accomplis en Asie depuis Marco Polo.
Il ne nous reste plus qu’à remercier le lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu’ici, et à lui donner en le quittant un conseil : c’est, s’il ne connaît pas les récits du Père Huc, de les lire, et s’il les a déjà lus, de les relire, car pour citer les dernières lignes des Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet :
(Huc, page 514). « Ce n’est pas qu’on manque d’écrits concernant la Chine et les Chinois. Le nombre des ouvrages qui ont paru ces dernières années en France, et surtout en Angleterre, est vraiment prodigieux. Mais il ne suffit pas toujours du zèle de l’écrivain, pour faire connaître des contrées où il n’a jamais mis le pied. Écrire un voyage en Chine après quelques promenades aux factoreries de Canton et aux environs de Macao, c’est peut-être s’exposer beaucoup à parler de choses qu’on ne connaît pas suffisamment.
» Quoiqu’il soit arrivé au savant orientaliste J. Klaproth, de trouver l’archipel Potocki sans sortir de son cabinet, il est en général assez difficile de faire des découvertes dans un pays sans y avoir pénétré. »