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Le roman de Joël

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VIII

— C’est précisément pour te la faire connaître, ma chère enfant, que je t’ai conduite ici en même temps que Joël. Et, dans ce que je vais t’apprendre, je te prie de ne voir que mon désir d’éclairer ta conscience, de rendre ton libre arbitre plus apte à prononcer le jugement que j’attends de toi.

Il s’interrompit, puis, tout d’une voix, comme craignant de s’entendre lui-même, il dit :

— Maïna, tu n’es point ma nièce.

Les deux jeunes gens se redressèrent en même temps, très pâles. Une même secousse les avait ébranlés, et cette phrase, simple en elle-même, sonnait à leurs oreilles comme une révélation de malheur.

La jeune fille fit lamentablement écho à cette déclaration :

— Pas votre nièce, mon oncle ?…

Et, tout aussitôt, elle reprit :

— Mais, alors, que suis-je donc pour vous ?

Une même pensée venait, tel qu’un éclair sinistre, de jeter une morne lueur dans leurs esprits.

Si Véronique n’était point la nièce du docteur Le Budinio, comment fallait-il donc nommer le lien qui l’unissait au vieillard ?

Y avait-il, dans le passé de cet homme vénéré de tous, quelque page inconnue, sur laquelle s’était inscrit un souvenir pénible ?

Avait-il donc attendu cette circonstance solennelle pour révéler à l’intéressée le véritable droit qu’elle avait sur son cœur ?

Mais non ! toute la vie de Hugh Le Budinio protestait contre un tel soupçon, dont le front de Joël rougissait à présent, dont le remords oppressait la poitrine de Maïna.

Et même, en ce moment précis, le beau visage du vieux médecin se revêtait d’une majesté qui parut le grandir et l’ennoblir encore aux yeux des deux jeunes gens.

Il reprit, la voix plus sûre, maintenant que le coup était porté :

— Je n’ai jamais eu qu’un frère : c’était le père de Joël. Je n’ai donc pas de nièce, mais un neveu, et c’est Joël. Si je vous fais part de ces détails, c’est pour que vous n’ignoriez rien, pour que vous sachiez bien tous les deux que Joël seul est mon héritier, que Maïna ne pourrait être qu’une légataire, si, ce qui n’existe point, hélas ! il pouvait être question de succession ou d’héritage, quand on parle du vieux Hugh Le Budinio.

Cette fois, le cri qui jaillit de la poitrine de Maïna ne révéla que le chagrin.

— Et alors, je ne vous suis rien, moi, mon oncle ?

Ces mots « mon oncle » avaient traduit l’habitude de son pauvre cœur endolori.

Elle courut à lui et, haletante, se laissant tomber à genoux, elle couvrit de baisers sa main droite qu’elle avait saisie, murmurant, à travers ses sanglots :

— Vous savez bien que je ne m’inquiète pas d’héritage ; que je ne tiens qu’à une chose, moi, c’est à être le plus près qu’il soit possible de vous, pour vous rendre en affection tout ce que vous m’avez fait de bien, jusqu’ici. Vous savez que ce titre de nièce est la seule joie que j’aie eue depuis mon enfance, et que je ne renoncerais pour rien au monde à ce nom.

Le vieillard s’était penché.

Il enlaça de ses deux bras l’enfant, la releva et la tint étroitement serrée sur son cœur, appuyant ses lèvres sur les boucles soyeuses de ce front virginal.

— Allons ! — prononça-t-il doucement, — ce nom n’est pas le plus doux qu’une bouche humaine puisse prononcer. Si tu n’es point ma nièce, n’es-tu point ma fille, la vraie fille de mon cœur, et moi qui ne devais point connaître les joies de la paternité, n’ai-je pas trouvé en toi, ma Maïna, la plus douce, la plus aimante et la plus aimée des enfants ?

Peu à peu, les larmes de la jeune fille s’étaient arrêtées. Les dernières perles coulaient encore sur ses joues roses, que la joie s’allumait déjà dans ses beaux yeux et sur sa bouche mutine.

— Alors, — fit-elle avec allégresse, — il n’y a que le nom de changé, et au lieu de vous nommer « mon oncle », je puis vous appeler « mon père » ? — Eh bien ! je vous demande, les mains jointes, de me dire quelles furent les circonstances qui ont fait de moi votre fille.

Il lui montra la chaise qu’elle venait de quitter, et reprit doucement :

— Assieds-toi là. Je vais te conter cette histoire. Comme cela tu n’auras rien à me reprocher.

Maïna se rassit.

Un silence absolu régna dans la chambre. Et les deux jeunes gens purent écouter avec recueillement le touchant récit que leur fit le vieux médecin.

— Il y a dix-huit ans, ma petite Maïna, le choléra visita nos côtes.

Il fit des ravages à Saint-Malo ; il les étendit plus loin encore. Tout le rivage lui paya son tribut funèbre. Il frappa du bord de la mer jusque dans l’intérieur des terres. Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, Saint-Jacut, Dol, Pontorson, Dinan virent le fléau moissonner des victimes.

Ce fut même à Dinan qu’il se montra le plus féroce.

Tous mes confrères de la région furent en peu de jours sur les dents.

Deux d’entre eux, d’obscurs héros, payèrent de leur vie leur dévouement.

Ma besogne, déjà écrasante ici, fut quadruplée par les appels des environs. Ces appels-là, ce sont des ordres pour le médecin vraiment digne de sa mission.

Moi, je m’efforçai de l’être, et je courus au danger.

Il semblait que ce récit fatiguait visiblement le vieux docteur, car sa tête s’inclinait, son buste avait des tressaillements, et son organe, très clair à l’ordinaire, se voilait maintenant et prenait de sourdes résonances.

— Ah ! oui, — continua-t-il, — le mal asiatique frappait de terribles coups ! Les statistiques officielles ne disent jamais ces choses-là, car il s’agit de ne point effrayer les populations. A Dinan, le chiffre des morts fut considérable. Moi, j’échappai sans trop de peine. Mon heure n’était pas venue.

Un soir, comme je me disposais à rentrer par le bateau, je m’entendis héler par une paysanne.

Je suivais le chemin de halage, le long de la Rance, en attendant le départ. Celle qui m’appelait était une femme encore jeune, qui fuyait, portant un enfant dans ses bras, et en traînant deux autres accrochés à ses jupes.

— Monsieur le docteur ! — m’appela-t-elle, — monsieur le docteur !

Je prévoyais ce qu’elle allait me dire : une demande de consultation en plein vent. Ça ne coûte rien et le paysan n’était pas riche en ce temps-là. Je me mis donc en devoir de la lui donner.

Je me trompais. Il n’était point question de cela.

La femme était brave ; elle était bonne aussi, faisant le bien à sa façon.

Elle me montra du doigt une maisonnette, une cabane située tout au bord du chemin, sur la berge.

— Monsieur le docteur, — fit-elle, — là, dans la maison, il y a de pauvres gens qui ont besoin de vos secours. Tout le monde est malade et on les fuit comme la peste. Si vous y passiez, vous feriez une bonne action.

En Bretagne, un pareil abandon des malheureux était fait pour me surprendre.

Mais, que voulez-vous ? On était au fort de l’épidémie ; les atteints mouraient par centaines ; et la panique régnait en souveraine, faisant le vide autour des infortunés. Je vous assure, mes enfants, que le tableau n’était point de ceux qui réconfortent ni qui donnent une meilleure opinion de la vilaine espèce que nous sommes.

Maïna suivait la narration avec une sollicitude facile à comprendre.

— Et, dans la maison ? — demanda-t-elle, palpitante de curiosité.

Le docteur Le Budinio sourit.

Il adressa un geste de remerciement à la jeune fille, et, avant de continuer :

— Laisse-moi te remercier, d’abord, pour la bonne opinion que tu as de moi. Car je crois que tu as supposé tout de suite que j’étais entré dans la maison. — En effet, — peut-être était-ce parce que la maladie ne me faisait point peur, — je franchis le seuil sur-le-champ.

Et alors, mes enfants, quel spectacle ! Quel inoubliable spectacle !

Là, dans cette demeure de chaume, où régnait une aisance relative, la destruction s’en était donné à cœur joie.

Il y avait dans les trois chambres que je parcourus cinq lits et un berceau.

Dans deux des lits, il y avait déjà deux morts. Pour ceux-là, je ne pouvais leur délivrer que le permis d’inhumer.

Dans les trois autres gisaient une femme encore jeune et deux enfants.

Les deux enfants précédèrent leur mère de vingt-quatre heures, et si jamais j’ai contemplé un tableau étrangement sublime, ç’a été celui de la joie de cette mère à la pensée qu’elle ne survivrait point à ses petits, et que les deux pauvres anges ne faisaient que prendre les devants, sans doute pour lui retenir, au Paradis, une place à laquelle elle n’avait point autant de droits qu’eux.

Le vieillard fit une nouvelle pause. Mais, après ce deuxième temps d’arrêt, il parut à ses auditeurs que sa voix s’était éclaircie, qu’il parlait avec moins de gêne et de contrainte.

— Dès que je la vis, cette mère eut un cri d’honnête femme. Elle se redressa sur son oreiller.

« Monsieur le docteur, — supplia-t-elle — là, dans ce berceau, il y a un autre enfant, une petite fille, dont je ne suis que la nourrice. Je viens de la sevrer, précisément. Elle n’a rien encore. Emportez-la d’ici, la pauvre mignonne. Ça ne demande qu’à vivre. Après ça, s’il en est temps encore, vous reviendrez pour nous. Moi, je trouverai encore la force de soigner mes pauvres petits, et si Dieu veut que nous vivions, il nous sauvera.

Dieu ne les a point laissés sur la terre.

Il fut encore obligé de s’interrompre. L’émotion l’étranglait. Du revers de sa main ridée il s’essuya les yeux.

Joël et Maïna pleuraient aussi de leur côté.

Maintenant, ils voyaient bien ce qu’allait être la fin du récit.

Pourtant, ils écoutèrent religieusement l’épilogue du vieux docteur.

— Je pris la petite fille au berceau. Elle dormait. Et je te jure, Maïna, quoi qu’en puisse penser Joël à l’heure présente, que tu n’as jamais été plus jolie qu’en ce moment-là.

La nourrice me donna ton nom, le lendemain, quand je revins pour la voir. Tu te nommes Marie-Anne-Véronique… et rien de plus. De Marie-Anne, elle avait fait Marianna, ou plutôt Maïna, ce nom gaélique que nous t’avons continué et qui te rend plus chère. — Déjà, tu étais aux bras de Tina, et tu remplissais notre pauvre demeure de ton gazouillement d’oiseau sans plumes.

Que te dirais-je de plus ? — Tu n’avais ni père ni mère. La noble et pauvre créature qui venait d’en suppléer le rôle auprès de toi, s’était, elle aussi, enfuie de la terre. Il ne te restait que l’appui et la protection du docteur Le Budinio. Tu devins ma fille. La loi exige vingt années de soins pour donner droit à l’adoption. Dans deux ans d’ici, si je suis encore de ce monde et que tu y tiennes, la loi consacrera officiellement cette filiation.

La jeune fille s’était levée. Elle courut se jeter d’un bond dans les bras du vieillard.

— Oh ! mon père, mon père ! Je puis bien vous donner ce nom, car qui plus que vous y aurait droit ? Mais je vous remercie doublement de m’avoir raconté cette histoire. Elle ne m’apprend pas seulement mon origine. Elle me dicte mon devoir, un devoir que mon cœur m’avait déjà tracé.

— Et quel est ce devoir, selon ton cœur, mon enfant ? prononça Hugh Le Budinio avec une tendresse infinie.

— Celui de ne vous quitter jamais, — mon père, jamais, vous entendez bien. C’est Dieu qui m’a donnée à vous ; c’est Dieu seul qui a le droit de me reprendre. Mais, — ajouta-t-elle, avec un délicieux sourire, — je vous tiens trop bien, je vous aime trop pour qu’il veuille rompre aujourd’hui ce qu’il a lié, il y a dix-huit ans.

Joël n’avait point élevé la voix au cours de cette déclaration.

Il s’était tenu debout, le front légèrement penché, en proie à de graves méditations.

— Et lui ? — demanda le vieillard à la jeune fille, en désignant son neveu.

Elle se retourna tout d’une pièce ; elle le vit muet et pensif.

— Lui ? — s’écria-t-elle avec élan.

Mais soudain la parole mourut sur ses lèvres comme si elle eût craint d’en trop dire.

Le jeune homme l’encouragea du geste, et, parlant à son tour :

— Tu peux tout dire, Maïna. J’attends avec confiance ton arrêt.

Les yeux de la charmante fille brillèrent sous un humide voile.

— Lui, reprit-elle avec émotion, — vous l’avez déjà nommé votre fils. Il ne dépend que de lui de le devenir en réalité. A quelque parti qu’il se résolve, il sait qu’il peut compter sur moi. Je l’attendrai.

Alors Joël, s’inclinant sur la petite main aux ongles roses, la baisa respectueusement :

— Merci, Maïna, — murmura-t-il. — Et vous, mon oncle, écoutez bien ma résolution irrévocable : Je ne suis point un ambitieux vulgaire. Je ne demanderai point à Paris la gloire. Celle que je rêve est de poursuivre votre noble labeur, d’en faire l’apprentissage à vos côtés, de devenir, sous votre égide et votre direction, le médecin, — plus que le médecin, — l’ami des pauvres. Et le jour où vous et Maïna jugerez l’épreuve suffisante, quand vous croirez que j’ai conquis mes grades, que j’ai mérité ma récompense, vous me direz l’un et l’autre :

« Joël, tu as coupé ton cœur en deux morceaux. Réunis-les en assemblant les deux amours qui le partagent. »

Il se tut.

Le docteur Le Budinio le regardait, le visage inondé de larmes.

— Joël, mon fils ! — articula-t-il avec effort, — en ouvrant ses deux bras au jeune homme.

....... .......... ...

Ils s’étaient promis de s’attendre, les deux fiancés… Ils ne s’attendirent pas longtemps.

Un mois plus tard, le notaire Berquier avisa le docteur Le Budinio qu’il avait une communication importante à lui faire, ainsi qu’à sa nièce et à son neveu.

Quand les trois visiteurs se furent assis dans les fauteuils en cuir de ses clients, le tabellion, riant sous cape, déploya une riche serviette de cuir, de laquelle il retira un dossier, ou plutôt une minute.

Et, alors, avec une lenteur calculée, il se mit à lire le dispositif suivant :

« Ceci est mon testament.

» L’an 188… le …, du mois de septembre, moi …, de la Roche-Bernard, baronne du Closquet, saine d’esprit et prête à paraître devant Dieu, ai décidé ce qui suit :

» Article X. — Je donne et lègue à mon vieil ami le docteur Hugh Le Budinio un titre de rente 4 1/2 pour cent représentant une somme de 4,500 francs, incessible et insaisissable, pour lui être servie sa vie durant.

» Article XI. — Je donne et lègue à mademoiselle Marie-Anne-Véronique Le Budinio, en famille Maïna, le capital de cette rente, soit cent dix mille francs en espèces, plus mon hôtel de la rue Saint-Vincent et une somme supplémentaire de cent mille francs, représentant la part de l’héritage qui aurait dû revenir à mon neveu, Robert Hélian, comte du Closquet.

» A charge pour la dite demoiselle Marie-Anne-Véronique Le Budinio :

» 1o De demeurer auprès de son oncle toute la durée de son existence ;

» 2o D’épouser M. Joël Le Budinio, neveu dudit Hugh Le Budinio, dans les six mois qui suivront l’ouverture de mon testament. »

Il y a des surprises qui ne s’analysent point.

Me Berquier put en observer toutes les nuances sur les traits de ses auditeurs.

Puis, quand il estima qu’il avait largement donné au trouble le temps de se dissiper, il demanda :

— Mademoiselle Véronique Le Budinio, en famille Maïna, monsieur le docteur Hugh Le Budinio, avez-vous quelque objection à élever contre ces dispositions testamentaires ? Le reste de la famille de la défunte y a souscrit sans restriction ; je dirai même avec reconnaissance.

Le vieillard, dont la vue n’était pas très claire en ce moment, murmura :

— Je ne sais vraiment si je puis…

— Attendez, — reprit le notaire, — j’allais commettre une sottise. La mourante a laissé pour vous une lettre personnelle qui va, peut-être, faire tomber vos hésitations.

Ce fut avec des larmes que le docteur prit cette missive tracée d’une main défaillante, dernier souvenir de la morte, suprême relique de la bienfaitrice absente. Il lut en se reprenant :

« Mon cher et vieil ami,

» Ceci est la dernière épître que j’écris. Elle est pour vous. Acceptez le legs. Il n’est qu’une réparation.

» L’enfant que vous avez recueillie, il y a dix-huit ans, que vous avez élevée et qui doit être la femme de votre neveu, notre bien-aimée Maïna, est la fille de mon pauvre neveu Robert du Closquet, mort avant moi, il y a quelques jours. — Elle succède donc à son père.

» Adieu, ou plutôt au revoir aux pieds de Dieu.

» Du Closquet. »

Derechef, quand le docteur eut terminé la lecture, le notaire interrogea :

— Mademoiselle Le Budinio étant mineure, vous devez approuver son consentement, docteur. Acceptez-vous ?

— Donnez la plume, — fit le vieillard, sans autre formule.

Et comme ils quittaient la maison aux panonceaux, le vieux docteur dit aux deux jeunes gens :

— Demain, nous ferons les démarches nécessaires pour vos publications. Présentement, nous avons une visite à rendre.

— Oui, — prononça religieusement Maïna, — une visite de reconnaissance.

Et tous les trois prirent ensemble le chemin qui mène au vieux cimetière de Saint-Malo.

FIN

ÉMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

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