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Le roman de Joël

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VI

Oui, l’heure de la récompense avait sonné pour la vieille femme de bien.

Elle mourait, parce que tout être né dans la condition terrestre doit mourir. Mais ce mot « mort », qui revêt de si lugubres couleurs, qui prend de si mornes acceptions, n’avait plus auprès d’elle ce sens sinistre, cet aspect de deuil que lui attribuent les survivants désespérés.

Le spectacle de ce chevet n’était que celui d’une libération.

Une âme pure et belle, fière, et désormais lavée des souillures de la terre, s’échappait du cloaque, et dépouillait l’enveloppe de matière à laquelle l’avait liée la mystérieuse combinaison préordonnée de toute éternité par la Sagesse créatrice.

Elle s’en allait sans secousse, presque sans souffrance.

Quand elle s’était sentie malade, elle avait fait appeler son vieil ami le docteur Le Budinio.

Et, paisiblement, elle lui avait dit, de cette voix qui ne tremblait jamais :

— Mon bon ami, je vois bien que la machine est désormais enrayée, qu’il n’y a rien plus rien à faire. Si je vous ai fait appeler, c’est uniquement par acquit de conscience, parce que c’est un devoir pour l’homme de disputer sa vie jusqu’au dernier moment. Mais je sais bien que je suis vaincue d’avance, que la vitalité est épuisée. Venez donc à moi en ami, mais si l’amitié peut encore faire illusion à la science, je ne vous défends pas de tenter l’impossible pour m’ajouter quelques années de plus à vivre.

Tout cela fut dit posément.

L’intelligence demeurait maîtresse d’elle et la volonté s’affirmait dans le soin qu’apportait la mourante à disposer ses derniers moments, à mettre tout en ordre dans ce but.

Elle ajouta, avec le malicieux sourire dont elle ne se départait jamais :

— Figurez-vous que l’un de mes héritiers me fait faux bond, — précisément le prodigue, celui qui aurait eu le plus grand besoin de ma mort. Il m’a précédée, et cela m’oblige à modifier mon testament. Enfin, il sera dit que j’aurai eu de la besogne jusqu’à la dernière seconde.

Pauvre vaillante femme !

Elle savait bien que la besogne était toute faite déjà, et qu’elle avait arrêté son choix sur ceux qu’elle substituait à l’héritier défaillant.

Mais, modeste jusqu’à la fin, dédaigneuse des manifestations extérieures du pharisaïsme, interdisant à la main gauche de connaître ce qu’avait pu faire la droite, elle laissait au notaire le soin de faire savoir aux intéressés ses dernières volontés.

Dès le premier instant de maladie, le docteur Le Budinio ne s’y était pas trompé.

La vieille dame était depuis longtemps menacée d’une poussée vers le cœur.

Or, quand le mal fit son entrée en scène, avec les apparences relativement bénignes d’une pneumonie franche contre laquelle le robuste tempérament de la septuagénaire paraissait offrir des ressources, le médecin comprit bien vite que ce n’était là que le masque trompeur dont s’affublait la bronchite capillaire, ce terrible catarrhe suffocant qui emporte les vieillards et les enfants.

Il voulut pourtant engager la lutte avec toute son énergie contre le mal.

Par une recrudescence d’attention, il établit Joël et Maïna en permanence à ce chevet.

Aussi, Mme du Closquet put-elle lui dire, le troisième jour après l’invasion de la maladie :

— Deux médecins, rien que ça ! Excusez du peu ! Et pourtant, mon pauvre Le Budinio, toute votre science combinée ne me tirera pas de là. Je vais vous glisser entre les doigts sans que vous puissiez l’empêcher.

Elle disait vrai. La sereine conscience de son état lui permettait un infaillible diagnostic.

Au bout de six fois vingt-quatre heures elle ne conserva plus même l’apparence d’illusion que ses deux médecins croyaient avoir entretenue en elle. Appelant tout doucement Véronique, elle lui recommanda de se rendre à l’église pour prévenir l’abbé Dagorn, son confesseur habituel.

La jeune fille se récria.

Elle croyait à la sentence de son oncle et de son cousin, et ne jugeait pas la situation aussi désespérée.

Ce que voyant, Mme du Closquet vainquit d’un seul mot ses résistances :

— Chère petite, pourquoi hésiter ? Si je dois guérir, le saint viatique y aidera plus que personne. Dans le cas contraire, j’aurai eu la satisfaction d’être prête longtemps à l’avance.

Elle souriait, et Maïna, qui n’avait jamais vu mourir, s’émerveillait de ce calme stupéfiant.

Elle s’empressa donc de condescendre au désir de la mourante.

Ce fut elle-même qui alla chercher le prêtre, qui disposa la chambre en vue de la simple et grandiose cérémonie dont elle allait être le théâtre.

Il advint que le docteur Le Budinio voulut la blâmer de cet empressement.

Mais Mme du Closquet le reprit lui-même de cette intervention en des matières qui ne le concernaient point :

— Mon cher ami, ce n’est point votre affaire. J’ai le droit de sortir de ce monde par la bonne porte, et vous me connaissez assez pour savoir que je ne suis pas une femmelette qui recule devant le fait. A soixante-quinze ans, la mort est une terminaison normale de la vie. Voilà quarante ans pour le moins que je m’y prépare, et je fais en sorte de n’être pas trop maussade en m’en allant.

Le lendemain du jour où le prêtre eut franchi le seuil de cette chambre, les forces de la malade se mirent à décroître avec rapidité.

La fièvre ne s’interrompit plus.

Le pouls se mit à battre avec une indicible violence ; la respiration haletante décela l’effrayante dyspnée qui progressait d’heure en heure.

Renversée sur le double oreiller que Maïna avait placé sous sa tête, la mourante, en dépit des suffocations progressivement croissantes, ne perdait ni sa présence d’esprit ni son imperturbable sérénité.

Jusqu’à la dernière minute, elle entendait conserver la possession d’elle-même.

Ces maladies inflammatoires des organes de la respiration laissent toujours intactes les facultés intellectuelles. C’est pour ce motif que certaines fins de poitrinaires sont si déchirantes pour les assistants. Car si la victime est jeune, si elle a la conscience de son état, il arrive fréquemment qu’elle ne peut se résigner à la mort. Et si elle ignore qu’elle touche aux portes du trépas, elle ne parle que de sa guérison, de son prompt rétablissement, des joies que lui réserve encore cette vie qui la fuit et dont le mirage, pourtant, séduit encore son regard déjà embrumé par l’ombre éternelle.

Avec Mme du Closquet, l’adieu n’eut point ces poignantes tristesses.

Ce fut elle-même qui s’attacha à consoler ses amis, à les distraire de leurs préoccupations.

Avec une sublime abnégation de sa souffrance personnelle, elle parut ne prendre soin que du bonheur de ceux qu’elle laissait derrière elle.

Elle savait qu’aucun des parents qui allaient profiter de ses largesses posthumes n’avait pu accourir à ses derniers moments, et ne leur en voulant pas pour les impossibilités matérielles qui les retenaient loin d’elle, elle put se donner tout entière aux amis dont la présence à son lit de mort lui parut une faveur spéciale de Dieu.

La veille du dernier jour, comme Joël et Maïna se relayaient dans leur rôle de garde-malades, elle profita d’un moment où les deux jeunes gens se trouvaient seuls avec elle pour leur faire une confidence.

Elle prit elle-même la main du jeune docteur et la plaça dans celle de Véronique.

Elle en avait le droit, les ayant vus naître tous les deux, les ayant suivis de sa sollicitude pendant les années de leur croissance parallèle.

Et comme elle les tutoyait du ton d’une grand’mère parlant à ses petits-enfants, elle put leur dire :

— Joël, je sais le fond de ton cœur. Tu as déjà choisi la compagne de ton existence, et Maïna a confirmé ce choix. Laissez-moi vous voir renouveler vos serments sous mes yeux, et si quelque crainte importune vous paraît mettre des ombres à vos perspectives de bonheur, comptez sur la protection d’En-Haut pour aplanir les obstacles. N’opposez pas les vains calculs de la raison au consentement spontané de vos âmes. On n’est jeune qu’une fois. Consacrez donc votre jeunesse à l’amour légitime. Soyez-vous tout l’un à l’autre, et gardez par devers vous la promesse de félicité que vous fait en ce moment votre vieille amie expirante.

Les deux jeunes gens, trop émus, avaient les yeux pleins de larmes.

Ils s’étaient agenouillés côte à côte au pied de cette couche.

Sanctifiée par son renoncement à la vie, par toutes les pratiques pieuses que lui suggérait sa foi de Bretonne, la vieille femme étendit sur leurs fronts ses mains défaillantes, et leur versa une suprême bénédiction.

Puis, désormais terrassée par le mal, elle n’eut plus d’autre reste de la vie que dans l’ineffable sourire de sa bouche décolorée, dans le doux et profond regard de ses prunelles ternes.

Le huitième jour, dès l’aurore, elle entra en agonie.

Non en cette agonie douloureuse au sein de laquelle la vie ne se détache que par secousses, par convulsions défigurantes, mais en cette sortie progressive de l’âme qui, de temps à autre, à chaque étape de la voie ténébreuse qui mène à la lumière, s’arrête, fait halte en quelque sorte, et embrasse d’un dernier regard le monde fini et sombre qu’elle quitte, retenue à chaque seconde par les lois de la matière qu’elle dépouille.

La parole s’éteignit la première. La voix était devenue si faible, si sourde, qu’on ne pouvait plus l’entendre.

Une lente paralysie des cordes vocales lui ôtait toutes les vibrations.

Mais les yeux gardaient leur langage expressif, et, par un effet assez rare de l’énergie, la mourante pouvait encore mouvoir ses bras, agiter ses doigts.

Ce fut ainsi qu’elle fit signe à Maïna de rapprocher d’elle le crucifix qu’elle ne pouvait atteindre, et, lorsque la jeune fille l’eut placé entre ses mains, elle le porta d’elle-même, pieusement, à ses lèvres.

Puis, les mains elles-mêmes s’immobilisèrent, et, alors, autre bizarrerie de la nature, la parole revint.

Comme elle voyait des larmes dans les yeux de ceux qui l’entouraient, elle s’efforça de les sécher d’un mot.

— Ne pleurez pas. Qu’est-ce donc qui m’arrive dont vous ayez lieu de vous troubler ? Je sors de la vie, voilà tout, et je passe. Vous devriez, au contraire, vous réjouir. J’entre dans l’immortalité.

Soudain, elle eut comme la prescience du moment final. Elle dit doucement à l’abbé :

— Récitez les prières des agonisants, je vous prie. Cela me rendra la mort plus facile.

Et avant de se recueillir dans ce dernier acte, elle interpella encore le docteur :

— Le Budinio, souvenez-vous ! Ayez confiance en Dieu, mon ami.

Elle n’ajouta point d’autre parole.

Ses lèvres ne remuèrent plus que pour prononcer les formules des oraisons jaculatoires. Et, tout à coup, le prêtre, qui s’était un instant interrompu, demeura frappé de stupeur.

La mourante restait immobile, les mains jointes sur le crucifix, les yeux fixes, ouverts sur l’éternité.

Sa face avait revêtu ce caractère auguste qu’imprime la suprême rupture du lien : le souffle s’était envolé ; elle avait passé sans qu’on s’en aperçût ; morte sans effort, saintement.

Tout le monde était tombé à genoux.

La prière reprit à l’unisson, mais il y manquait une voix, celle que la mort venait d’interrompre.

Maïna et Corentine se relevèrent tout en pleurs.

Il leur restait un pieux devoir à remplir, plus particulièrement pour se conformer aux derniers vœux de la morte. Ne fallait-il pas apprêter cette chère dépouille pour l’exposition funèbre qui allait suivre ?

Une heure plus tard, lorsque Maïna, rompue de fatigue à la suite de ses veilles et de ses soins, voulut quitter la maison mortuaire pour aller prendre quelque repos, elle chercha son oncle qui avait disparu. Ne le trouvant nulle part, elle revint tout naturellement au lit de mort.

Le docteur était là.

Et Maïna, qui venait le chercher, s’arrêta court, tandis que l’appel qu’elle allait faire entendre mourait sur ses lèvres.

Jamais elle n’avait vu pareille expression sur les traits de son oncle.

Certes, elle avait pour lui un profond respect, mais un respect d’enfant gâtée, mitigé par beaucoup de familiarité tendre, qu’encourageait, d’ailleurs, la condescendance facile du vieillard.

Mais, en ce moment, Hugh Le Budinio lui parut démesurément grandi.

Elle éprouva à sa vue un saisissement qui l’immobilisa, comme si la majesté de la morte se fût brusquement épanchée sur le vivant, comme si ce visage immobile, aux traits rajeunis par le sceau de l’immortalité, eût été un foyer duquel émanait une flamme transfigurant le front penché du vieil ami demeuré sur la terre.

Le docteur s’était assis sur un fauteuil au pied de la couche.

Il avait croisé ses bras, mais sa main droite relevée soutenait son menton.

Il était plongé dans une méditation grave, de celles auxquelles ne s’arrêtent que les intelligences d’élite.

Maïna n’osa l’interrompre. Bien plus : elle retint son souffle pour ne point le troubler.

Elle arrivait sans doute à la fin de cette contemplation muette, car il ne la fit pas attendre.

Il se leva, et, pas à pas, à reculons, comme s’il n’eût pu détacher ses yeux du visage de la morte, il gagna la porte de la chambre, où, brusquement, il rencontra sa pupille.

Il ne parut nullement surpris de son attente.

Seulement, avec un geste qui ne lui était point habituel, s’appuyant de la main gauche à l’épaule de la jeune fille, et, de la droite, lui désignant la pâle figure qui se détachait rigide sur la blancheur éblouissante des draps, il ne prononça que ces mots :

— Ça, ça donne à réfléchir !

Que signifiaient ces paroles du vieux praticien, de l’homme qui avait passé la meilleure partie de sa vie dans la lutte contre « l’ombre » ?

Saluait-il la majesté de la tombe seulement, ou hésitait-il devant une question surgissant inattendue devant ses yeux ?

Maïna n’osa l’interroger. Elle sentait trop bien ce que ce laconisme contenait de mystères insondables.

De tout le jour, le vieillard n’ajouta pas un mot.

Il s’était confiné dans le domaine des méditations profondes. Et tout le monde en put suivre la trace sur son visage, au recueillement avec lequel, le surlendemain, il suivit, à l’église et au cimetière, les détails de la funèbre cérémonie.

Lorsque le caveau des du Closquet s’ouvrit pour recevoir la dépouille de la sainte femme qu’on allait laisser dormir son dernier sommeil sous ces voûtes de pierre, Hugh Le Budinio, marchant à la suite des représentants, d’ailleurs rares, de la famille, demeura longtemps les yeux fixés, le front penché sur la grille qui bordait le petit monument de granit.

Quelque chose, en effet, venait de se briser dans sa propre existence. Une longue et inaltérable amitié venait de se clore, au bord de cette fosse qui dévorait toute une existence d’honneur et de charité.

Ah ! oui, il avait raison de le dire. De tels spectacles, « ça donne à réfléchir. »

A partir de ce moment, le caractère du médecin changea presque entièrement.

Sans se départir complètement de la gaieté qui avait fait jusque-là le fond de ce caractère, il prit une nuance très accusée de mélancolie.

Ses idées revêtirent comme un crêpe qu’il s’attacha à dissimuler du mieux qu’il put, sans parvenir toutefois à dérober totalement le voile noir aux yeux de ceux qui l’entouraient.

Un phénomène analogue modifia les allures de la rieuse Maïna.

On n’entendit plus les éclats de sa voix fraîche résonner dans tous les coins de la maison.

Joël, toujours empressé autour de sa cousine, lui fit la remarque qu’elle avait de trop fréquents nuages sur le front.

A quoi Maïna répondit que le temps effacerait sans doute ces teintes grises, dissiperait ces brumes flottant sur sa jeunesse.

Elle le dit de bonne foi, n’étant pas de celles qui se complaisent dans les pensers mornes et tristes. Et, ce faisant, elle avait raison de compter sur la bienfaisante influence des années.

Il est vrai que cet événement contribua à faire de la jeune fille charmante une femme accomplie.

Les soins donnés aux douaniers pendant la terrible nuit de la tempête, son assiduité au chevet de Mme du Closquet avaient accoutumé ce jeune esprit aux graves réflexions.

Comme le vieillard auprès duquel elle avait grandi en beauté, en grâce et en vertu, elle se mit à aimer les pauvres et les déshérités de ce monde. Ce fut aux malheureux qu’allèrent spontanément ses prédilections, et, tout de suite, elle prit l’habitude du bienfait.

Alors, chaque jour, elle réserva ses heures pour les visites à faire aux plus humbles foyers.

Accompagnée de Tina Kerbiel le plus souvent, parfois seule, selon que la circonstance pressait plus ou moins, elle commença des courses qui, en peu de jours, lui firent une notoriété d’ange consolateur.

Elle se montra les mains pleines de soins pieux, les lèvres ouvertes aux douces paroles. On la rencontra aussi bien près des berceaux qu’au chevet des infortunes moins attrayantes.

Elle se fit toute à tous, et son cœur s’élargit de toute cette affection désintéressée, en même temps que son esprit s’ouvrait plus vaste aux autres conceptions du devoir social.

Et sans qu’elle pût s’en rendre compte, sans qu’elle soupçonnât sa renommée croissante, Maïna ne marcha plus que le front ceint d’une auréole, pendant que le bruit de ses bienfaits préparait d’avance sa route et jonchait de fleurs le chemin sous ses pas.

La « nièce du docteur », ainsi qu’on la nommait sur la côte, devint la créature idéale, adorée de tous les pauvres gens.

Sa beauté séraphique, le délicieux sourire de ses lèvres roses permettaient, d’ailleurs, encourageaient même ces exaltations populaires qui la comparaient sans exagération aux anges.

Ce fut au milieu de ces changements à leur précédente existence, au moment où les brumes d’automne commencèrent à épandre leur voile gris au-dessus de la mer, des rochers et des falaises, que Joël se décida à tenter auprès de son oncle la démarche décisive de laquelle allait dépendre son bonheur et celui de Maïna.

On était en octobre.

Les premières pluies avaient déjà barbouillé le ciel, et des nuées floconneuses se traînaient en haillons sur les flots devenus subitement gris, de ce gris de deuil que les mers du Nord revêtent en guise de toilette hivernale, et dont on ne peut dire cependant qu’il leur enlève leur poésie.

Ce fut une grave journée et un solennel entretien.

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