← Retour

Le roman de Joël

16px
100%

VII

Ce jour-là, les deux médecins rentraient ensemble d’une visite faite en commun à une riche cliente habitant Dinard, et qui, autant par goût que par souci de sa santé, prolongeait son séjour dans la ville d’eaux au delà de la saison.

Ils descendaient du bateau et venaient de prendre pied sur le Grand-Bey, la mer étant haute, lorsque Joël, prenant son courage à deux mains, dit brusquement au vieux docteur, d’une voix dont l’hésitation était manifeste :

— Mon oncle, puisque nous voici seuls, je voudrais vous entretenir de…

— De… quoi ? — interrompit M. Le Budinio, qui cessa de marcher pour prêter attention à la communication de son neveu.

— D’un projet que je nourris depuis fort longtemps, et qui intéresse tout mon avenir.

Le vieillard s’était arrêté. Il posa sa main sur le bras du jeune homme.

— Tu n’as pas besoin d’aller plus loin. Je sais d’avance ce que tu vas me dire.

— Mais, mon oncle…

— Je t’assure que c’est inutile, — fit Hugh en souriant. — Et je te le prouverai tout à l’heure.

Il lui montra du doigt le rocher sur lequel ils se trouvaient, et avec ce ton de mélancolie qu’il avait pris depuis la mort de Mme du Closquet, l’invita à s’asseoir sur les quartiers de roche, au pied de la tombe illustre qui leur faisait face.

— Restons ici un moment, Joël. La place est toute choisie. Les importuns ne nous troubleront pas.

A quoi songeait-il, présentement, le vieux maître ? Nul n’aurait pu le dire.

Par une de ces échappées naïves de l’imagination dont les vieillards sont coutumiers, surtout lorsqu’une laborieuse existence a rendu plus lourdes les années qui pèsent sur leurs fronts, l’oncle de Joël et de Maïna laissa d’abord sa pensée prendre du champ.

C’était l’heure mystique par excellence, celle où l’astre à son déclin touche au terme de sa course.

Un caprice de l’atmosphère avait apaisé les haleines du large. La coupole du firmament s’était éclaircie, et les nuages, se repliant à la manière de rideaux sombres, s’entassaient à l’horizon, aux quatre points cardinaux, en paquets d’ouate épais et ronds, disposés ainsi qu’une garniture capitonnée.

A l’extrême bordure de l’Occident, l’astre s’enfonçait derrière un portant de pourpre, et les rayons relevés mettaient à ses arêtes une frange d’or en fusion.

Au-dessous, la mer reflétait ce couchant de féerie, se teignant successivement de toutes les splendeurs du prisme épanchées sur son miroir sans rides.

A l’entour du rocher, piédestal d’un sépulcre, des oiseaux blancs et gris, mouettes et goélands, voletaient, faisant claquer leurs ailes.

Quelque chose montait sur la mer, comme un bruissement d’ombres qui surgirait du fond de l’abîme, assombrissant lentement les profondeurs, éteignant progressivement les rides lumineuses des lames et envahissant l’atmosphère elle-même, qu’elles saturaient de vapeurs, à l’instar d’une trame invisible et palpitante, dont les plissements enserraient toutes choses et les voilaient insensiblement.

— Que dis-tu de cela ? — demanda le vieux docteur, en étendant la main vers l’horizon.

— Je dis, — répondit Joël, très sincère, — que c’est là un spectacle merveilleux sur lequel nous avons le grand tort de nous blaser.

Hugh Le Budinio releva vivement cette juste et précise remarque.

— De nous blaser, dis-tu ? Parle pour toi, garçon. Moi, voilà plus de trente-cinq ans que je regarde ces choses sans m’en lasser. Je dirai même plus. Je leur trouve, chaque fois, un aspect nouveau, une séduction plus puissante. Et si Dieu m’accordait le repos auquel je crois avoir droit, il me semble que je passerais mes derniers jours dans la contemplation de ces merveilles sans égales.

Il parlait sur le ton de l’enthousiasme, et Joël se demandait à quoi allait aboutir cet exorde.

— Vois-tu, garçon, — reprit Hugh, — j’ai beaucoup réfléchi, dans ma vie, mais je ne l’ai jamais tant fait que depuis la mort de cette sainte créature que nous pleurons tous. Ça va te paraître un peu incohérent, peut-être, ce que je te dis là, et, qui sait ? peut-être te dis-tu que le vieil oncle n’a plus la tête bien solide, n’est-ce pas ?

Il se tourna, et regarda en riant le digne homme qui protestait avec énergie.

— Très bien. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que tu te dis : « Tout cela n’a aucun rapport avec ce que j’ai à dire à mon oncle, et, pour peu qu’il continue, nous passerons la nuit sur le Grand-Bey sans avoir touché seulement au sujet de la conversation. » Patience, mon fils, nous allons y revenir, sois tranquille.

Où en étais-je ? Ah ! bien ! Je te rappelais que j’ai beaucoup réfléchi depuis la mort de cette bonne madame du Closquet. Eh bien ! mes réflexions valent que je t’en fasse part. Elles ont au moins le mérite de l’âge et sont le fruit de l’expérience. Et si, comme tu vas me le dire tout à l’heure, tu as fermement l’intention de continuer ici même ma besogne, de me succéder, en un mot, elles pourront t’être de quelque profit.

Maintenant, écoute-moi, sans te fatiguer.

Le jeune homme acquiesça respectueusement au désir du vieillard.

— Écoute, Joël, — reprit celui-ci, — tu es médecin comme moi, par conséquent, comme moi, mieux que moi peut-être, tu sais tout ce que tout homme de notre art doit savoir.

Tu connais l’être humain à fond, ou, du moins, tu crois le connaître, parce que, le scalpel à la main, tu as disséqué la pauvre carcasse animale dans laquelle loge cet inconnu qu’on nomme l’âme.

Tu sais qu’il existe une charpente osseuse chez les vertébrés, qu’à cette charpente douée de vie elle-même viennent s’adapter les tendons et les muscles, les cartilages et les viscères, qu’au travers de ces parties circule le sang et rayonnent les nerfs, les nerfs, double système d’expansion et de contradiction qui donne naissance à la nutrition et à la sensation, conséquemment à la vie.

— Oui, mon oncle, — fit Joël, — je sais tout cela.

Et un vague sourire courut sur ses lèvres, sourire dû autant à l’ironie devant cette leçon d’anatomie qu’à l’admiration éprouvée en face de cette facilité du vieil homme de synthétiser aussi clairement l’objet de ses études physiologiques.

Hugh Le Budinio poursuivit :

— Tu sais tout cela, et, sans doute aussi, bien d’autres choses, et, en l’espèce, tu n’en sais pas plus que les vieux maîtres de l’humanité, les pères de la médecine. — Mais, il est une chose qu’on a dû oublier de t’apprendre, ainsi qu’on l’oubliait déjà de mon temps, et cette chose, l’expérience, la pratique de la cure t’en révéleront la lacune.

On a oublié de t’enseigner la méthode selon laquelle tu dois faire mouvoir ta pensée à la recherche des causes.

Il s’interrompit, et, cette fois, Joël eut honte de son sourire. Ce vieillard entrait avec une souveraine majesté dans le domaine abstrait de la science. Il frappait à la porte du temple, et sans respect des initiés vrais ou faux, il portait une main audacieusement profanatrice sur le voile qui couvre les arcanes de la création.

— Tiens ! — continua Hugh, — regarde ce soleil qui se couche. Nous ne savons pas au juste ce qu’il est, de quelle matière en ignition procèdent sa chaleur et sa lumière. Mais, du moins, nous ne sommes point assez fous pour refuser crédit à nos yeux qui nous attestent sa présence et qui ne nous livrent la connaissance des corps qu’à la faveur de sa clarté.

Eh bien ! pour les choses de la science qui font l’objet de la vision intellectuelle, le premier emploi que nous faisons de notre raison est précisément de contester l’existence d’un foyer de lumière analogue, et même infiniment plus certain, puisque, s’il n’existait pas, nous ne nous connaîtrions pas nous-mêmes, et que notre conscience n’est que la première prise de possession de notre réalité par notre pouvoir de connaître.

— C’est vrai, confessa le jeune homme, devenu sérieux à son tour.

— Tu te demandes peut-être à quoi tend cette digression bizarre ? Je vais te le dire en abrégeant :

Oui, l’on ne nous a jamais enseigné « l’art de conduire notre pensée », ainsi que l’a si bien dit le grand Descartes. On nous a faits les esclaves de la règle générale, alors que toute la suite de la vie et la pratique de notre art te montreront qu’il n’existe point de « règle générale », mais simplement des catégories de faits dans lesquelles s’emboîtent les diverses manifestations du mal. Autant de cas dans la maladie, autant d’observations et d’études spéciales obligeant le médecin à conformer le traitement au diagnostic différentiel qu’il porte. Remarque-le bien : il n’y a qu’une impossibilité pour l’esprit humain à vaincre la mort, c’est son impuissance à fixer les cas individuels qui se présentent. Et c’est pour cela qu’obligé d’inférer sans cesse du particulier au général, il se trompe presque toujours ; c’est pour cela également, qu’absorbé, distrait plutôt par la multiplicité des exemples nés sous ses yeux, il finit par perdre de vue la réalité absolue, la seule vérité palpable, en quelque sorte, à savoir que la substance qui motive par sa personnalité la différenciation de ces innombrables cas, ce n’est point ce corps misérable sur lequel nous tenons obstinément fixés nos yeux de myopes volontaires, c’est…

— L’âme, — prononça Joël avec une gravité sereine qui fit tressaillir l’oncle.

— Oui, l’âme, Joël, l’âme qui fait de chacun de nous ce qu’il est en ce monde et ce qu’il doit continuer d’être dans un autre monde que nous ne voyons pas, mais dont l’existence est pour nous aussi certaine que celle d’un autre hémisphère auquel le soleil porte la lumière en ce moment même où il la retire du nôtre.

Alors seulement Joël comprit la pensée du vieillard emporté par l’inspiration :

— C’est là ce que nous sommes, mon fils, c’est là ce qu’était cette créature sainte qui vient de sortir de notre terre misérable. Et depuis que cette vérité suprême est entrée dans mon esprit, je ne puis me défendre de trouver notre science bien courte, nos efforts bien puérils, puisque, en aucun cas, nous ne travaillons à faire plus belle la part de cette âme notre unique personnalité.

La nuit était venue. Une bordure rouge, sanglante, limitait la séparation de la mer et du ciel.

— Là, — fit en riant le vieux docteur, — allons-nous-en. Bien qu’habituée à mes retards, Tina pourrait concevoir de l’inquiétude et Maïna en a certainement déjà conçu. Or, je tiens à ce que nous la rassérénions tout de suite, car c’est d’elle, n’est-ce pas vrai, que tu as l’intention de me parler ?

— Oui, mon oncle, — avoua Joël en riant.

— Voyons. J’ai vidé mon sac et le tien te pèse encore. Je vais t’aider à t’en soulager le plus tôt possible. Ce dont il s’agit, si je ne me trompe, c’est de vous marier au plus vite, attendu que vous vous aimez, et que vous ne demandez, l’un et l’autre, qu’à vous passer mutuellement la chaîne au cou.

— C’est cela même, — confirma le jeune homme, dont l’hilarité redoublait.

— Tu vois que je ne me trompais pas. Maintenant que ta confession est faite, je vais te faire plaisir en te déclarant que je t’absous tant et si bien que si j’étais à ton âge, heureux garçon, je ne penserais pas autrement que toi en la circonstance.

— Alors, mon oncle, vous m’approuvez ? Vous comprenez, n’est-ce pas, que je l’aime ?

— C’est-à-dire, mon gars, que je ne comprendrais pas le contraire.

Joël saisit les deux mains de son oncle et les serra avec une allégresse qui fit sourire celui-ci :

— Morbleu ! quelle poigne, mon garçon ! Tu y tenais donc tant que ça, à mon approbation ?

— C’est-à-dire, mon oncle, que je n’eusse rien osé dire sans votre consentement.

— Cela te fait honneur, Joël. Mais, s’il en est ainsi, tu ne sais rien du cœur de Maïna. Et si elle allait dire non, elle ?

Et le vieillard avait un malicieux sourire aux lèvres.

Joël, en véritable étourneau, ne s’arrêta point à la contradiction.

— Oh ! — s’écria-t-il, — de ce côté-là, je suis bien tranquille. Il y a longtemps que nous sommes d’accord là-dessus.

— Longtemps ? — plaisanta encore le docteur. — Tu avais donc prévu mon autorisation ? C’est « prévenu » que je dois dire.

Et comme son neveu ne répondait rien, n’ayant rien à répondre, le vieillard passa son bras sous le sien et l’entraîna.

— Écoute : Ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais bien du fait accompli. Vous vous aimez ; vous vous l’êtes dit ; vous êtes dignes l’un de l’autre ; par conséquent, ce mariage offre toutes les garanties de succès et de bonheur. Mais…

— Il y a un mais ? — interrogea Joël, devenu subitement inquiet.

— Oui, mon enfant, il y a un mais, et j’aime mieux te le faire connaître sans ambage.

C’est charmant, le mariage, et cela mérite toutes sortes d’encouragements. Certes, tu aurais le droit de me reprocher de n’avoir point mis ma conduite d’accord avec mon opinion. — Mais, encore une fois, ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais de votre mariage éventuel. Eh bien ! voici ce que j’ai à te dire :

Pour se marier, c’est-à-dire pour entrer en ménage, pour fonder une famille, il faut avoir quelques ressources par devers soi, car il faut vivre, et c’est là la première des obligations.

As-tu ces ressources, mon bon Joël ?

Le jeune homme secoua la tête. Mais il avait prévu l’objection. Il y répondit donc en homme résolu :

— Non, mon oncle, je ne les ai pas présentement, mais, Dieu aidant, je saurai me les créer.

— C’est hasardeux, mon garçon, et c’est toujours pénible, tu peux m’en croire.

— N’y êtes-vous point parvenu vous-même, mon oncle ? Ce que vous avez fait…

— Tu le feras ? Oui, je connais cette riposte. C’est une parole brave. Seulement, moi, je n’étais point marié et je débutais en un tout autre temps. On admettait alors certains sacrifices, certaines abnégations que le changement des conditions de l’existence rend impossibles aujourd’hui. Tu ne peux obliger ta femme à vivre de pain sec et de fromage à tes côtés.

Joël risqua le tout pour le tout, faisant revivre ses précédentes espérances :

— Mais, mon oncle, n’êtes-vous pas là ? Nous ne songeons pas à vous quitter, et l’apport de mon travail contribuera à faire la part commune meilleure. D’ailleurs, Maïna possède bien quelque chose pour défrayer notre entrée de jeu ?

Le vieux docteur fit halte, et, avec un effort visiblement pénible, répondit :

— Maïna ne possède rien, absolument rien, mon pauvre enfant. Pour rien au monde je ne t’eusse fait une pareille confidence, mais les circonstances l’exigent. Mme du Closquet, dont nous parlions tout à l’heure, a été souvent pour nous plus qu’une amie, et, pour Maïna, elle a été une mère. Si ta… cousine, — il hésita en prononçant ce mot, — a pu achever ses études et recevoir une magnifique éducation, c’est à Mme du Closquet qu’elle le doit. Quant à moi, je suis le plus pauvre des hommes. Ma clientèle est rarement riche, et je n’ai jamais su me faire payer, mon bon Joël.

Il fit une nouvelle pause, et, se reprenant :

— Voyons ! ce sont là sujets trop graves pour qu’il soit permis de les traiter de la sorte, au pied levé. Je serais coupable de te décourager presque autant que si je te célais les périls d’un entraînement irréfléchi. Rentrons donc. J’ai, d’ailleurs, à te faire, et à Maïna également, une confidence que j’eusse peut-être dû vous faire plus tôt.

Il n’ajouta pas un mot de plus, et tous deux doublèrent le pas pour rentrer.

Le docteur avait eu raison de craindre que l’on ne se fût inquiété de leur retard.

En rentrant, ils trouvèrent Maïna très pâle et Corentine Kerbiel fort nerveuse, — on peut même dire agacée.

Les deux femmes n’accueillirent qu’à moitié les excuses dont on usa à leur intention. Si bien que Joël, n’y tenant plus, s’écria dans un accès de franchise un peu brusque :

— Eh bien, là, c’est vrai ! nous avons pris le chemin des écoliers. En débarquant au Grand-Bey, le coucher du soleil nous a incités à deviser de questions d’ordre abstrait qui nous ont fait perdre un peu de vue la question concrète et immédiate du dîner.

— Puisque nous voici rentrés dans la terre, tâchons d’y faire honneur, — ajouta gaiement le docteur. — Toi, Joël, tu as un appétit de vingt ans, et moi-même, dont les dents commencent à refuser le service, je me sens de force à avaler des noix sans ôter leurs coquilles. Donc, à table ! — conclut-il en faisant claquer ses doigts.

On alla s’asseoir en commun, mais sous l’influence d’un mutisme gênant, autour du repas du soir.

Le docteur voulut, sans plus tarder, réagir contre cette atmosphère de glace.

Il prit directement Maïna à partie. Celle-ci ne s’y attendait pas.

— Sais-tu, petite, quelle bizarre proposition m’a faite ton noble et brillant paladin, Joël Le Budinio, mon neveu ?

— Non, mon oncle, — répliqua la charmante fille, qui mentait pour atténuer le rouge lui montant au visage.

— Tu ne devines pas ? Je t’aurais crue plus sagace, — ajouta-t-il en riant.

Et, sans attendre la réponse de Maïna, il lui servit cette phrase, à brûle-pourpoint :

— Ton cousin est pressé de se marier. Il a même fait choix d’une compagne qui, à ce qu’il assure, est prête à dire amen.

Toi qui reçois toutes les confidences de Joël, tu dois savoir de quelle jeune personne il est question ?

Du coup, Véronique s’était déridée. Elle donna la riposte avec entrain.

— Mais certainement, mon oncle, je suis au courant de ses projets matrimoniaux.

— Et… tu les approuves ?

— Sans réserves. Joël ne me paraît pas avoir fait un mauvais choix.

— Je sais que tu es une fille de sens, et que, par conséquent, je puis me fier à ton jugement.

Ils eussent évidemment continué à marivauder de la sorte, si un éclat de rire de Maïna n’eût terminé cet échange de plaisanteries et rappelé au vieux médecin qu’il était temps d’aborder sérieusement la question.

Alors Hugh Le Budinio parut prendre une grave résolution.

On le vit passer à plusieurs reprises la main sur son front, comme pour en chasser un souci. Finalement, s’adressant aux deux jeunes gens, il les invita à le suivre dans sa chambre pour y débattre avec lui ce qui faisait l’objet de leurs mutuelles préoccupations.

Quand tous trois se retrouvèrent assis dans la chambre, en face les uns des autres, Joël et Maïna comprirent, à la solennité de l’attitude et du ton pris par le vieil oncle, que le moment décisif de leur existence était venu.

— Mes enfants, — commença le docteur, — je ne m’attarderai pas aux préambules et je ne vous ferai point un discours. Je connais cette commune affection, je m’en réjouirais de toute mon âme si la réalisation de votre rêve ne me paraissait entraîner avec elle une longue suite de soucis.

— Que voulez-vous dire, mon oncle ? — s’écria Véronique dont les traits révélèrent une alarme soudaine.

Joël, lui, n’éleva point la voix. Il connaissait les objections pour les avoir entendues quelques moments plus tôt.

Le Budinio reprit, avec des efforts douloureux, de véritables spasmes qui lui coupaient la parole :

— Je veux dire, ma petite Maïna, que je vais vous faire réciproquement juges de vos situations et que c’est à votre propre sentence que je m’en remets du soin d’assurer votre bonheur, si ce bonheur dépend de l’union par vous rêvée.

Joël, la femme que tu désires épouser est pourvue de toutes les grâces de la jeunesse et de toutes les vertus de l’âge mûr.

Mariée à un homme dans une situation aisée, elle peut passer une existence heureuse, voir fleurir ses jours en bouquets de tendresse, ignorer la privation et la souffrance.

L’aimes-tu pour elle ?

Je ne te demande pas de renoncer dès à présent à la pensée d’en faire ta compagne, mais simplement de remettre l’accomplissement de ce rêve au jour où, pourvu toi-même d’une situation indépendante, tu pourras lui éviter les déceptions et les déboires, lui assurer le rang et la félicité dont elle est digne à tant de titres.

En t’adressant un tel conseil, je parle en père, non seulement pour toi, que j’ai quelque peu le droit de traiter en fils, mais aussi pour elle, l’enfant de mes vieux jours, la vraie fille de mon cœur, sur laquelle, depuis de longues années, je n’ai arrêté mes regards que pour mieux chercher quelle couronne serait assez belle pour son front, quelle joie assez élevée pour son âme.

Et toi, Maïna, chère enfant, qui m’as payé de tant d’affection que tu n’as pas même songé à t’enquérir de l’origine de nos liens, toi qui m’as comblé de tes caresses d’enfant, de tes caresses les plus reconnaissantes, réponds franchement à la question que je vais te poser.

Tu aimes Joël, et je te connais assez pour savoir que tu serais prête à tout sacrifice pour son bonheur. Eh bien ! Il n’y a pour Joël aucun avenir à Saint-Malo, aucun avenir autre que celui du vieux médecin ignoré, obscur, qui ne peut même lui assurer une clientèle. En l’épousant, tu lies ton existence à celle d’un homme forcément condamné à l’oubli et auquel les devoirs de père de famille créeraient de nouvelles et plus lourdes charges. — Au contraire, si, au travers d’épreuves noblement supportées, à force de courage et d’énergie, sur un plus vaste et plus brillant théâtre, à Paris, par exemple, Joël parvient à se créer une de ces situations qui sont l’honneur de la volonté tenace et persévérante, ne penses-tu pas que ton abnégation sans recours ou, tout au moins, ta passagère résignation lui faciliteraient les moyens d’atteindre plus tôt au but proposé ?

Encore une fois, je vous fais juges, l’un et l’autre, de la situation, et je cède la parole à vos consciences. Ce que vous aurez décidé sera bien décidé.

Il se fit un cruel silence, pendant lequel les trois interlocuteurs en présence purent compter, à la fréquence de leurs soupirs, les pulsations désordonnées et violentes de leur sang dans leurs artères.

A la fin, Maïna releva la tête et demanda, fort troublée, au vieillard :

— Mon oncle, vous avez parlé tout à l’heure de l’origine de nos liens. N’ai-je pas aussi, moi, le droit de vous demander de me faire connaître cette origine qui m’est inconnue et sacrée ?

Chargement de la publicité...