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Le roman de Joël

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III

— Ça, Joël, mon ami, prends une chaise, et causons.

— J’y suis tout disposé, mon oncle, répondit le lauréat frais émoulu de la Faculté de Paris.

M. Le Budinio s’était enfoncé dans un vieux fauteuil de cuir, autour duquel gisaient des livres de toutes dimensions, voire d’énormes in-folios poudreux, où le vieillard avait accoutumé de lire Hippocrate, Aristote, Celse, Galien, Asclépiade, dans leurs textes divers de langues mortes, lettré de premier ordre dans sa modestie de savant méconnu.

Il avait relevé ses lunettes comme dans tous les cas graves, et fixait sur son neveu le tranquille regard de ses yeux gris et perçants. Il reprit :

— Te voilà médecin, — et, morbleu ! médecin comme moi, tout autant que moi. Tu dois être même plus fort que moi, car nous vivons dans un temps où les jeunes en savent beaucoup plus que les vieux, les fils que leurs pères.

— Oh ! mon oncle ! — protesta Joël qui connaissait cette habituelle ironie de l’excellent homme.

— Non, non, ne dis pas non. Je ne me plains pas, je ne raille pas. Je reconnais la vérité, et la vérité c’est que vous avez le temps aujourd’hui de faire des études beaucoup plus étendues qu’on n’en faisait à notre époque. Je me plais à constater que vous avez des outils et des instruments beaucoup plus perfectionnés et que, sur plusieurs points, on a fait de très remarquables progrès.

Tiens, par exemple, grâce à la spécialisation des aptitudes, les maladies de l’œil, du larynx, de l’oreille, sont admirablement soignées par des gens qui font cela mieux que personne. A vrai dire, ils ne savent faire que cela, et s’il fallait tout préciser… Les dentistes, tiens ! eh bien ! ils vous arrachent une dent de l’œil sans douleur, en vous injectant dans la gencive une drogue nouvelle. Vous appelez ça de la co… de la cocaïne, je crois.

Pour le coup, Joël se sentit un peu désorienté. Son oncle se moquait-il ou parlait-il sérieusement ?

Mais celui-ci eut tôt fait de dissiper les doutes de son neveu.

— J’en veux venir à ceci, mon garçon, que tous ces progrès, qui ont fait faire bien des pas à la chirurgie, sont de médiocres moyens d’avancement pour la médecine proprement dite. Il n’y a encore qu’une chose pour le médecin.

Ce n’est pas de savoir toutes les théories plus ou moins neuves des fanfarons de sciences, théories qui ne datent pas d’hier, après tout, comme tu pourras t’en assurer par toi-même, — fit-il en tapant de la paume sur les in-folios les plus voisins de sa main ; — c’est de posséder le diagnostic autant par la netteté du coup d’œil que par la pratique assidue des maladies. Il faut, pour cela, que le praticien soit avant tout l’ami de ses malades.

Et, ouvrant brusquement l’un des gros volumes à une place où l’on voyait bien que l’habitude du feuillettement quotidien avait dû rompre les pages, il montra quelques lignes au jeune homme.

— Tiens, vois ce que dit Celse à ce sujet.

Il lut lui-même à haute voix :

— Asclepiades dixit hoc esse medici officium ut ad lectum ægrotantis assidens… C’est clair, n’est-ce pas, et c’est le conseil d’Asclépiade rapporté par Celse en personne : « Que le médecin s’assoie au chevet de son malade pour surveiller les progrès de l’infection morbide. » Qu’est-ce à dire, sinon que le premier devoir du praticien est de surveiller étroitement l’état du client ?

Joël ne put se défendre d’un sourire quelque peu sceptique.

— Mais, mon oncle, — réclama-t-il, à ce régime-là, que devient le médecin lui-même ?

Le vieillard hocha la tête, et avec un fin sourire il riposta :

— Toi, je te vois venir. Tu entends par là, n’est-il pas vrai, qu’à ce régime, le médecin ne met pas beaucoup d’écus dans sa bourse. Mon garçon, il faut bien mettre les points sur les i.

Je n’ignore pas que nombre de médecins illustres tiennent notre art pour un métier, je n’ose dire une industrie lucrative. Ils considèrent, peut-être avec raison, que l’art ne fait pas vivre et que, pour s’être dévoué à l’amélioration du sort de ses semblables, le médecin ne s’est pas condamné au bagne à perpétuité.

D’autres, — ce ne sont pas les plus nombreux, hélas ! — estiment, au contraire, que l’exercice de notre noble profession est, avant tout, l’école du dévouement et du sacrifice, et que là où le devoir, accepté par lui après mûre délibération sur le choix d’une carrière, l’appelle, le médecin n’a point à consulter pour savoir s’il trouvera la légitime rétribution de ses efforts.

Ce disant, le docteur Le Budinio se leva de son fauteuil, et, mettant la main sur l’épaule de Joël :

— Mon enfant, voilà quarante ans que je m’efforce de remplir autant que faire se peut les devoirs de ce que j’appelle, moi, une mission. Et c’est pour cela que je te dis à cette heure : Joël, mon neveu, où plutôt mon fils, tu es à l’âge des résolutions graves et décisives. Les temps sont durs pour qui ne veut pas transiger avec sa conscience.

Si tu prends la suite de ma clientèle, tu subiras plus de déboires et de privations que tu ne récolteras de bénéfices ou d’éloges. Il te faudra ceindre tes reins, te faire le serviteur des pauvres et des déshérités, renoncer aux douceurs de l’existence, t’enfermer dans l’ordinaire pratique d’une austérité qui, le plus souvent, ne sera pas volontaire, et n’attendre que de Dieu et de toi-même, par le fier témoignage de ton propre cœur, la récompense des mérites inutilement dépensés, selon le jugement du monde.

Mais rien ne t’oblige à ce sacrifice, à cette abnégation de toi-même.

Tu viens de faire d’excellentes études. Tes maîtres ont encore l’œil ouvert sur toi, et cet œil est encore plein de ton image. La capitale avec ses gloires, ses succès, et aussi ses multiples satisfactions de l’intelligence, peut t’offrir d’autres perspectives.

Tu peux y devenir un homme célèbre, un oracle de la science, sans démériter de ta propre estime, comme aussi sans t’astreindre au bonheur infime, obscur, ignoré.

Ici, tu ne seras jamais qu’un humble médecin de campagne, auquel les bénédictions d’une clientèle de pêcheurs, de matelots et d’ouvriers, même grossie de l’appoint de tous les riches de la ville, ne donneront pas le moindre lustre.

A toi de choisir. Veux-tu l’énorme ville avec ses loisirs qui reposent et son labeur qui rétribue, ou préfères-tu le pain sec de chaque jour durement gagné, mais que rend plus précieux le spectacle des larmes essuyées et des douleurs changées en joies aux foyers des pauvres et des souffrants ?

Joël avait penché le front. Il était profondément ému.

C’est qu’en effet, il n’avait jamais connu, il n’avait jamais soupçonné en son oncle, ce vieillard bienfaisant et modeste, une telle hauteur de pensées, une telle sublimité de sentiments.

Hugh Le Budinio apparut à son neveu dans une sorte de transfiguration.

Pour la première fois de sa vie, le praticien « obscur et ignoré », comme il se qualifiait lui-même, et sans amertume, revêtit aux yeux du jeune homme les attributs d’une grandeur d’autant plus imposante que son éloquence spontanée, partie du cœur, donnait à son caractère un relief plus inattendu.

Ce n’était plus le parent chéri et respecté, mais avec un peu de condescendance pour ce que Joël s’était habitué à dénommer les travers ou les manies qu’une science plus complète n’eût pas laissés subsister.

C’était surtout l’aîné dans cette même science dans laquelle le jeune médecin, pourvu depuis l’avant-veille de ses lettres patentes, allait faire ses premiers pas en titubant d’essai en essai comme tout débutant dans une carrière quelconque.

Et, sous cet aspect, il s’entourait spontanément d’un prestige qui faisait courber le front un peu orgueilleux de l’adolescent, fier de son savoir et de ses cinq années d’études devant la première Faculté du monde.

Là-bas, dans les grands hôpitaux, Joël avait été l’interne des maîtres.

Ici, il n’avait pas à rougir de se faire l’aide, le suppléant, au besoin l’élève de ce vieux « médecin de campagne », selon l’expression du docteur Hugh Le Budinio.

Et la réponse d’adhésion qu’il cherchait pour se mettre à la hauteur du vieillard ne lui venait pas, tant il eût voulu parler, lui aussi, cette langue admirable de l’abnégation et de l’héroïsme.

Une gracieuse intervention, en interrompant le colloque de l’oncle et du neveu, vint tirer celui-ci de peine.

La porte n’était qu’entre-bâillée ; elle s’ouvrit sous une poussée du dehors.

Maïna entra simplement vêtue d’un long fourreau de toile bleue, serré à la taille à la façon d’un peignoir, les bras émergeant, ronds et blancs, des manches courtes, le cou se dégageant dans son exquise gracilité de l’échancrure du corsage.

Tous deux jetèrent un même cri d’admiration non dissimulée.

L’enfant était si blanche en son âme, si peu faite aux compliments révélateurs, qu’elle ne prit point garde aux intonations élogieuses de ce double cri.

Elle tendit son beau front pur au baiser paternel du vieillard et sa main aux ongles roses à Joël.

— Bonjour, mon oncle ! Bonjour, cousin ! Comment allez-vous ce matin ?

— C’est à toi qu’il faut demander cela, fillette ? — répliqua le docteur, qui détacha, pour parler, ses lèvres du front de sa filleule.

— Pourquoi à moi, mon oncle ?

— Dame ! Parce que, moi, je suis à mon quatorze mille soixante-dixième matin de vie médicale, sans changement appréciable, tandis que, pour toi, l’aube d’aujourd’hui a dû sensiblement différer de celle d’hier, si mes évaluations sont justes.

Véronique éclata d’un beau rire aux cascades argentines.

— Oh ! de l’aube, mon oncle, n’en parlons point, s’il vous plaît. Je ne me suis couchée qu’à deux heures du matin, et il en est huit et demie. Je n’ai pas vu lever le soleil. Hier, en effet, c’était tout autre chose. Il m’avait ouvert les yeux de force du côté de Pontorson.

— Deux heures du matin ! se récria Hugh. — Est-ce à dire que tu ne pouvais pas dormir ?

— Oh ! non, mon oncle ! J’ai dormi comme une bienheureuse, au contraire.

Elle était adorable dans sa candeur dépourvue d’embarras et de fausse honte.

— Mon Dieu ! Que l’on dort bien dans ma chambre ! J’avais pourtant laissé mes volets ouverts, afin que le jour vînt m’arracher au lit, comme d’habitude. Eh bien ! ça n’y a rien fait. Ah ! oui, l’on dort bien, mon cher oncle ! Ces draps frais m’enveloppaient comme un tissu de brume ; je sentais tout mon corps s’y alanguir, et les couvertures de coton que m’a laissées Tina m’ont paru aussi douces que la brise de mer au moment du bain. Vous savez, moi qui, à Paris, me bordais jusqu’au cou, qui me pelotonnais à la façon d’un petit enfant, — ici, j’ai dormi étendue comme une planche, comme dans l’eau salée, quoi ! Et puis, là-bas, c’était ce lit de fer dans lequel on prend l’habitude de l’immobilité, parce que, si l’on se retourne, tout de suite on heurte du nez le mur ; ici, je pouvais onduler à mon aise, prendre tous les morceaux de fraîcheur enfouis çà et là sous les plis, plonger mes bras sous le traversin, retourner mon oreiller…

Joël l’interrompit en riant aux éclats.

— Mais, cousine, si vous avez eu le temps de faire tout cela en connaissance de cause et avec réflexion, je ne vois pas ce qu’il en est resté pour le sommeil.

Elle répliqua avec la même hilarité débordante et communicative :

— Hé, cousin, est-ce qu’on sait, est-ce qu’on calcule, est-ce qu’on étudie ces choses-là ? Vous comprenez bien que je n’ai pas dormi de ce sommeil bête et lourd qui fait perdre la sensation de toutes choses et où il n’y a pas même place pour le rêve. — Ah ! que non pas ! Je me rends très bien compte que mes nerfs se sont accordé tout juste assez d’abandon pour s’alanguir sans renoncer à goûter la volupté de ce bien-être délicieux. — Tenez ! Je vais vous dire. Tout à l’heure, en m’éveillant dans les brumes un peu épaisses du premier retour à la lumière, savez-vous quelle bizarre conception je me formais de mon existence ?

— Ma chère Maïna, — répondit Joël, — je ne sais si mon oncle le devine. Quant à moi, vous savez qu’il y a beaux jours que j’ai renoncé à interpréter vos fantaisies imaginatives. A plus forte raison, n’est-il pas vrai, dès qu’il s’agit d’un songe matinal.

— Oh ! vous, — s’écria la jeune fille en faisant la moue, — vous êtes bien l’être le plus prosaïque que j’aie jamais rencontré. Je parie que si vous étiez seul, vous étrenneriez votre diplôme en m’ordonnant quelque drogue pour me guérir de mes « fantaisies imaginatives », comme vous dites.

— Attrape, fistot ! — plaisanta le vieux Le Budinio. — En voilà une qui ne sera pas ta cliente. — Mais tout ça, petite, ne nous dit pas ce que tu croyais être.

Et comme il s’était replacé dans son fauteuil, Maïna vint, sans façon, s’asseoir sur ses genoux.

— A la bonne heure ! Vous vous intéressez à quelque chose, au moins, vous, mon oncle. Que Joël se bouche les oreilles, s’il veut. Je ne raconterai mon rêve que pour vous.

— Ma cousine, — fit galamment le jeune homme, — je les ouvre toutes grandes, au contraire, car si je n’apprécie pas vos songes comme il convient, du moins j’accorde à mon ouïe le plaisir de percevoir l’enchanteresse harmonie de votre organe.

Maïna tapa du pied.

— Béotien, va ! Peut-on commencer une phrase comme celle-là pour la finir d’une façon aussi parfaitement ridicule ! Mon « organe », — je vous demande un peu, mon organe ! Ne dirait-on pas que je parle du nez ? Je n’ai pas d’organe, monsieur, j’ai une voix.

— Disons alors l’enchanteresse harmonie de…

Ce fut au tour du vieux docteur de frapper du talon sur le parquet.

— En avez-vous bientôt fini avec votre littérature à la Victor Ducange ? — J’attends l’histoire, morbleu, et je ne me suis pas mis en retard d’une heure pour écouter une critique de madrigaux. Çà, Maïna, ton rêve, s’il te plaît.

— Voilà, mon oncle. J’étais si bien dans mon lit qu’il m’a semblé que je me transformais en un de ces anges que l’on voit dans les églises, avec des ailes juste sous la tête, vous savez, et que, n’ayant plus ni bras, ni jambes, ni rien du tout, je me roulais au milieu de nuages aussi onctueux, aussi doux que de la crème fouettée.

— Gourmandise et mysticisme mêlés ! — fit Joël goguenard.

— Fi ! C’est bon pour vous d’être gourmand. Croyez-vous donc que j’aie mangé mes oreillers ?

Et se retournant, câline, vers le vieux docteur :

— Voyons, mon oncle. Que dites-vous de ce rêve ? Vous semble-t-il indiquer, ainsi que l’insinue monsieur votre neveu, un dérangement de mes facultés intellectuelles ? Qu’en augurez-vous ?

Hugh l’embrassa sur les deux joues.

— Dame, ma fille, depuis le temps de Joseph, fils de Jacob, qui fut ministre de Pharaon, l’interprétation des songes n’entre plus pour grand’chose dans les études que font les médecins pour pronostiquer sur l’état de santé des gens. Si j’avais à consulter un auteur sur ton cas, je m’adresserais à Horace, — un poète. Il a fait, en effet, des vers où il indique un état morbide assez analogue au tien :

… Velut ægri somnia vanæ
Fingentur species, ut nec pes, nec caput uni
Reddatur formæ…

N’importe ! Je sors de mes attributions pour te dire que j’augure très bien de ce songe. Il m’annonce que ton sort en ce monde et dans l’autre sera celui d’une personne très… comment dirais-je ? très volage, et que ta destinée sera la réalisation d’un paradis tout de sucre et de lait. A présent, il faut que je parte. Là, es-tu contente de moi ?

— Non, — fit Véronique, en se pendant à son cou, — parce que vous suivez l’exemple de Joël et que vous vous moquez de moi.

Le docteur, qui avait déjà atteint la porte, se retourna.

— Je me moque de toi, parce que je te cite des vers d’Horace ? Mais, petite, n’est-ce pas toi qui m’as raconté que, dans ton rêve, tu n’avais ni bras ni jambes ? Le poète ne fait que signaler le même cas de bizarrerie. Et moi, je le rappelle.

Et il s’enfuit, laissant Joël et Maïna en tête-en-tête.

— Eh bien ! — demanda le jeune médecin, — voulez-vous que je vous donne une consultation sérieuse, moi ?

L’enfant le regarda de côté, avec une impertinence amicale qui lui était habituelle.

— Vous, Joël ? Mais, au fait, c’est vrai que vous êtes médecin depuis trois jours.

— Il est heureux que vous vous en souveniez, cousine.

— Bah ! Ne vous fâchez pas. Ça me paraît si drôle, en voyant votre barbe blonde, de me dire que tout le monde va vous appeler « monsieur le docteur » gros comme le bras.

— Tiens ! Et pourquoi donc cela vous semble-t-il « drôle » ?

La rieuse créature se planta toute droite au milieu de la chambre.

— Parce que, mon petit Joël, il n’y a pour moi qu’un seul médecin, voyez-vous, et c’est mon oncle ; parce que je ne conçois pas un médecin autrement qu’avec une figure rasée, des lunettes d’écaille, un chapeau plat à larges bords, une cravate blanche qui fait trois fois le tour du col pour s’épanouir en pointes sur le jabot, et une canne en jonc à pomme d’or.

Elle avait fait cette déclaration sans se dérider.

Brusquement, elle aperçut, accroché à un portemanteau, l’un des chapeaux de rechange de son oncle.

Par un oubli qui allait certainement lui occasionner des contrariétés, celui-ci avait laissé ses besicles sur la table.

D’un bond, Maïna saisit lunettes et chapeau.

Planter ledit chapeau sur la tête de son cousin, assujettir les verres sur ses yeux, lui nouer au cou un mouchoir artistement roulé en cravate, fut pour elle l’affaire de vingt secondes.

Après quoi, avec des éclats sonores du rire et de la voix, elle poussa le jeune homme par les épaules hors de la pièce et appela à grands cris :

— Tina, Tina, viens donc voir !

Corentine Kerbiel accourut. Tout de suite, elle partagea l’hilarité de la jeune fille encore accrue par la docile et gaie résignation de Joël, qui se prêtait à ce caprice de folle.

— Ah ! ah ! ah ! — riait Véronique en battant des mains, est-il drôle ! Tina, je te présente Joël Premier, ou Le Budinio Deux, médecin de la Faculté de Paris, deuxième prince de la science de l’illustre dynastie des Le Budinio.

Quand Joël estima qu’il s’était assez prêté à ce caprice, il fit sauter d’un revers le couvre-chef, retira lunettes et mouchoir, et enlaçant d’un bras robuste la taille de sa cousine qu’il souleva comme il eût soulevé un enfant :

— Allons ! toquée, viens déjeuner ! Pour n’avoir pas de corps tu me parais joliment lourde. Et je meurs de faim !

Ils avaient vécu comme frère et sœur, les deux cousins.

Joël avait vingt-cinq ans, Maïna courait sur ses dix-neuf.

Depuis dix-sept années leur vie était mêlée ; depuis dix-sept années, pensées et désirs, ils mettaient tout en commun, grandissant, sinon côte à côte, du moins dans la même gradation de leur développement progressif.

Joël et Maïna étaient, l’un et l’autre, orphelins de père et de mère ; l’un et l’autre avaient trouvé abri et protection auprès du vieil oncle qui les avait recueillis.

Mais, tandis que le jeune homme était bel et bien le fils d’un cousin germain du médecin, Maïna, elle, n’avait jamais dit, ni su, si son origine se rattachait à un frère ou une sœur de quelque cousin ou cousine plus ou moins éloignée.

Au reste, elle ne s’en était jamais mise en peine, étant l’étourdie la plus adorable que l’on pût imaginer. Ce qui ne l’empêchait point de s’oublier parfois en de longues rêveries mélancoliques dans lesquelles sa pensée alerte et mobile s’efforçait de retrouver des souvenirs.

Comme une harpe dont les cordes n’ont point encore vibré, Maïna recélait la poésie en elle. Il fallait le passage d’une brise printanière ou d’un souffle d’automne pour faire jaillir de ce cœur tout ce qu’il contenait de tendresse profonde et vive.

Depuis qu’elle était revenue, deux jours s’étaient écoulés déjà.

Un soir, cinq heures venant de sonner, Maïna, en descendant au jardin, vit la vieille Corentine occupée à une besogne qu’elle ne comprit pas d’abord.

La servante s’appliquait à transvaser un pied de véronique des débris d’un pot de terre en miettes, dans un autre récipient tout neuf.

Maïna courut à elle, fort intriguée, et l’interrogea avidement.

Corentine ne perdait aucune occasion de faire l’éloge de son maître. Elle saisit donc celle qui s’offrait de raconter la touchante histoire du malencontreux pot de fleurs.

— Et je vous assure, — continua-t-elle en riant, — qu’il était vraiment comique à voir, votre oncle, avec sa carafe d’une main et son pot de l’autre. Il l’était encore bien plus en le jetant par la fenêtre.

Maïna sourit à ce récit. Mais elle se sentit le cœur gros et, pendant un moment, en voulut presque à la domestique des remarques qu’elle avait faites au vieillard.

— Mon nom, — s’écria-t-elle, — voilà qu’il me semble changé. Je vais l’aimer comme ça.

Elle prit la fleur des mains de Tina et courut la cacher dans une charmille, dans cette partie du jardin plus embroussaillée que les autres, et où elle s’était fait une véritable retraite.

Là, chaque jour, elle vint la contempler, l’arroser elle-même.

C’est qu’elle tenait à faire revivre la plante, à épanouir sa reconnaissance sur les thyrses violets insignifiants qui en font le très humble ornement.

Car, sans qu’elle s’en rendît compte, la jeune fille venait d’éprouver une première atteinte au cœur.

Certes, elle l’avait toujours aimé, son oncle, aimé de toutes ses forces, de toute cette tendresse spontanée d’enfant qui aime comme il respire, sans raison et sans calcul.

Mais, à cette heure, il lui semblait qu’elle trouvait pour la première fois en elle un sentiment d’une suavité pénétrante qui, plus que les élans spontanés de la nature, lui versait dans l’âme elle ne savait quel attachement invincible, puissant, plein de respect en même temps que d’intensité.

Abritée sous le berceau de verdure, Maïna rêvait les yeux ouverts, cette fois.

Une fois la porte d’un cœur entrebâillée, il n’est plus possible d’en rejeter le battant sur l’amour qui demande à entrer. La jeune fille éprouvait comme une dilatation de son âme.

Et puis, tout au fond de son esprit, vaguement, comme une survivance de cauchemar, elle découvrait des impressions bizarres dont sa mémoire, qui remontait bien haut pourtant, puisqu’elle la ramenait jusqu’à sa quatrième année, ne lui fournissait pas d’explications précises, de faits générateurs.

Il lui semblait voir d’autres figures indécises, estompées par un brouillard, une maison sombre, dans le noir de laquelle des êtres se mouvaient confusément. Des silhouettes passaient devant ses yeux, à l’instar de lointaines ombres découpées sur un fond de brume.

Vingt fois, elle avait eu la tentation de questionner à ce sujet le vieux docteur. Elle ne l’avait pas osé.

Puis les souvenirs se précisaient.

Elle se revoyait toute petite dans la riante demeure du quai Saint-Michel, courant dans le jardin ou sur la plage, au pied des remparts, donnant la main à son « oncle », ramassant des coquillages, se complaisant à creuser dans le sable des entonnoirs que le flot venait combler et niveler invariablement.

Elle se retrouvait dans les bras et sous les caresses, parfois un peu rudes, de Justine Kerbiel, débarbouillée, dressée, instruite dans la prière et les assiduités à l’église par la vieille et fervente Bretonne.

Le reste des événements se déroulait à la suite, comme les panneaux d’un diorama mécanique. Elle croyait entendre encore les paroles du docteur qui, six ans plus tôt, avait été pour elle la cause de sa première grande douleur :

— Décidément, cette enfant ne fait rien, n’apprend rien ici. La mère Sainte-Régine des Dames de la Sagesse m’a offert de la faire entrer comme pensionnaire dans un de leurs couvents de Paris, et…

— Ah ! monsieur, — s’était écriée Tina, — vous n’y pensez pas ? La pauvre mignonne vient tout juste de faire sa première communion cette année.

— Tina, tu n’y entends rien. Il faut bien que cette petite enfant fasse des études. Ce n’est pas moi qui peux lui enseigner ce qu’elle doit savoir. Et toi, t’en charges-tu ?

Corentine s’était redressée très fière, les poings sur les hanches.

— Dame, c’est pas pour dire. Mais qui est-ce qui lui a appris à lire, à cette enfant ? Et les sœurs d’ici, est-ce qu’elles ne pourraient pas l’éduquer tout aussi bien que les autres ?

Le docteur était entêté. Il n’était pas de la roche dure pour rien.

Selon lui, il n’y avait qu’une ville au monde pour s’instruire : Paris. Mais, au lieu de discuter avec sa vieille gouvernante, il avait clos le débat d’une parole brève et qui laissait toujours Tina sans réplique :

— D’ailleurs, ma fille, madame du Closquet y tient.

C’était en effet une raison absolument péremptoire.

Et c’était ainsi que Maïna avait quitté Saint-Malo, un soir d’octobre, en compagnie d’une jeune religieuse au visage séraphique, qui l’avait consolée tout doucement le long du trajet et était devenue là-bas, à Paris, sa confidente et son amie des bons comme des mauvais jours.

Cependant elle n’avait point oublié le « Vieux Rocher », la tour Qui-Qu’en-Grogne, la plage aux coquillages, les remparts, les promenades sur le Sillon, les excursions à Dinard, à Paramé, à Saint-Servan. Et chaque fois que le mois d’août béni arrivait, elle avait les mêmes battements d’allégresse et d’impatience, la même ivresse, en remettant le pied sur l’asphalte du trottoir de la gare.

Soudain, les pensées de Maïna changeaient de cours.

Une réflexion presque puérile dans sa naïve profondeur lui étreignait le cœur.

Il est une idée à laquelle la jeunesse répugne tout naturellement par essence : c’est celle de la mort.

Et, à la vue des cheveux blancs sur les fronts des vieillards qu’elle chérissait, la jeune fille songeait à cette loi fatale, inéluctable, de la fin.

Un grand frisson la secouait quand elle voyait apparaître l’image de ce deuil à venir.

Ne prévoyant pas le trépas pour elle-même, elle le détournait, en quelque sorte, de ces têtes sacrées.

Car, que deviendrait-elle si un tel malheur la frappait ? L’existence ainsi vidée pour elle lui faisait l’effet d’un trou noir, sinistre, dont elle n’apercevait point l’extrémité couverte de sombres nuages, dans une de ces clartés douteuses telles qu’elle en avait vu s’épandre sur la mer aux jours de grandes tempêtes.

Alors, ramenée par le contraste même à de plus riantes idées, elle reportait ses yeux sur le paysage ensoleillé qui l’entourait.

Du fond de son berceau de feuilles, elle voyait des taches d’or se plaquer sur le sable des petites allées, sur les massifs de verdure et de fleurs, sur les volets verts et la façade blanche de la maison.

Et alors aussi, dans l’encadrement des vignes vierges et des lierres qui grimpaient à l’escalade des murs, elle se surprenait à chercher un visage jeune enveloppé d’un fin collier de barbe. Elle était heureuse quand à son rêve répondait une réalité et que, du haut des fenêtres à petits carreaux de vitre, la voix entraînante de Joël lui criait :

— Hé, cousine, êtes-vous là, au jardin ?

Souvent, d’instinct, pour se faire chercher, pour se faire réclamer, en vraie fille d’Ève qu’elle était, elle gardait le silence, bien certaine qu’il ne s’en tiendrait pas à ce premier appel.

Son attente n’était pas déçue. Joël quittait la baie ouverte, descendait à son tour au jardin et venait l’arracher de son nid, avec de joyeuses exclamations, de gais reproches sur sa surdité volontaire.

Il n’était vraiment pas mal ce Joël, son unique ami et confident d’enfance.

Les six ans qui séparaient leurs âges respectifs s’effaçaient aujourd’hui sous la conformité de leurs goûts et de leurs sentiments, malgré les apparentes contradictions de leurs caractères. Car Joël était aussi calme qu’elle était vive, aussi paisible qu’elle était batailleuse, aussi raisonnable qu’elle était folle.

Cette nature tempérée, cet équilibre vigoureux des facultés physiques et morales du jeune homme exaspéraient, d’apparence seulement, les nerfs susceptibles de l’enfant exubérante, mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer cette tranquille bonhomie, ce flegme à toute épreuve qui caractérisaient le tempérament de son cher cousin.

Elle ne s’en cachait à personne : elle l’aimait bien, son cousin Joël.

A personne ? Pardon. Il y avait quelqu’un qui n’en savait rien bien positivement, bien qu’il s’en doutât quelque peu : c’était Joël lui-même. Celui-là aussi c’était un naïf à sa façon, car il adorait sa cousine Maïna, et lui, par exemple, n’avait fait à âme qui vive confidence de ses sentiments.

C’est qu’en Joël, ces sentiments, ou plutôt ce sentiment était complexe autant que compliqué.

Le brave garçon entrait dans la vie avec les salutaires ignorances de la perversité humaine.

Des faiblesses de l’espèce il ne connaissait que peu de chose en vérité. Si bien que, très fort en matière d’études médicales, tout à fait apte à soigner, voire à guérir le corps, il ignorait presque entièrement ces recoins et ces pudeurs de l’âme que l’œil scrutateur d’un psychologue met des années à pénétrer et à deviner.

Chez lui l’amour allait droit son chemin, sans ambages, sans réticences.

Aimant sa cousine Maïna, il en voulait faire sa femme.

Ses études, il les avait faites avec cette pensée bien arrêtée, cette conviction bien ancrée, qu’il succéderait à son oncle, qu’il hériterait de lui une clientèle qui valait bien quelque chose et certainement aussi un petit avoir qui, vu le long exercice de la médecine par le vieux praticien et ses nombreuses relations dans le département, ne devait pas être à dédaigner.

Et, pour mieux unir toutes les chances de prospérité, il recueillerait la seconde moitié de l’héritage en épousant celle à laquelle cette moitié revenait de plein droit.

Ainsi, c’était excessivement simple ; sa carrière était toute tracée : une jeune femme jolie, intelligente, douce et entendue, pas ambitieuse, — un foyer déjà réchauffé par la tiède atmosphère de l’affection réciproque, et l’égide du vieil oncle qui, le prenant par la main, le guiderait en personne dans ses premiers pas à travers le monde du devoir et du labeur.

Assurément, le petit discours du docteur Hugh avait quelque peu ébranlé la confiance du docteur Joël. Mais il connaissait si bien le bonhomme, que, réflexions faites, il s’était dit que le vieillard avait simplement voulu mettre sa constance à l’épreuve, en lui présentant le tableau si chargé de teintes noires et peu encourageantes.

Sur le moment, le jeune homme s’était senti fort ému ; il avait cédé à l’entraînement de son cœur, il s’était vu prêt à répondre qu’il acceptait ces perspectives moroses.

Puis, la raison avait fait entendre son langage tout différent, et Joël s’était dit que son oncle était dans le vrai en lui signalant le peu de ressources qu’offrait la vie de province. Puisque le vieillard lui-même l’y encourageait, il retournerait à Paris ; il tâcherait d’y faire son petit trou, de s’y créer une situation indépendante, personnelle.

Et maintenant, avec un deuxième retour de la réflexion, il voyait derechef les choses sous l’aspect qu’elles avaient antérieurement.

Bien sûr, son oncle avait exagéré, s’était ri de lui. Il avait mieux que cela à lui offrir. Et, d’ailleurs, après tout, ne faut-il pas toujours un peu souffrir en ce monde ? On n’obtient rien qu’au prix de luttes ou d’efforts. Il se rappelait la phrase du poète latin : Nil sine magno labore natura dedit mortalibus.

Sans être aussi ferré que le vieux docteur sur les classiques, il avait fait de belles et bonnes études. Les prosateurs et les moralistes l’encourageaient à essayer ses forces, et les poètes lui peignaient le devoir et la vie sous de riants aspects.

Et puis, encore, Maïna n’était-elle pas là, sa chère Maïna qu’il voulait conquérir comme on gagne le paradis, au prix du labeur opiniâtre, du renoncement volontaire aux superfluités de l’existence, au mirage trompeur de l’ambition ?

....... .......... ...

Quinze jours après leur retour à Saint-Malo, ni l’un ni l’autre n’étaient encore fixés sur la détermination à prendre.

En revanche Joël, déjà très disposé à donner accès à l’amour, avait ouvert à deux battants les portes de son cœur à la pénétrante influence des charmes de sa cousine.

Il l’aimait ardemment à cette heure, et cette affection sincère et vraie ne contribuait pas peu à lui donner les dehors d’austérité et de régularité qui faisaient l’enthousiasme de son oncle.

Ainsi préparés au choc, à l’étincelle finale qui allait allumer la même flamme dans leurs deux cœurs, les jeunes gens suivaient les sentiers de leurs âmes, parallèles à l’apparence, mais certainement terminés en un angle que ni l’un ni l’autre ne prévoyaient, bien que les deux lignes se rapprochassent insensiblement du but commun.

Un soir, en cueillant à brassées des églantines et des pivoines dans le jardin, Véronique fit à son cousin le récit de l’attention du vieux docteur pour elle. Elle lui conta de l’histoire du pot de fleurs une version selon Tina Kerbiel, version touchante et pleine de tendresse.

Joël l’écouta avec une attention soutenue et une émotion qu’il ne chercha pas à dissimuler.

Quand elle eut fini, il lui demanda d’une voix qui tremblait un peu :

— Et que comptez-vous faire en retour, cousine ?

Maïna le prit par la main et l’entraîna dans l’intérieur du petit bosquet.

— Tenez, voyez, dit-elle. Tina m’a remis la fleur. C’est moi qui la soigne maintenant. Et comme sa fête se célèbre le 15 août, à l’Assomption, ce jour-là, je lui porterai mon cadeau, et le docteur Hugh Le Budinio, en rentrant dans sa chambre, y trouvera sa véronique tout en fleurs.

Elle rayonnait. Son adorable visage resplendissait sous l’allégresse de son âme.

Joël n’y put tenir.

Il saisit spontanément les deux petites mains blanches et les serrant avec ferveur :

— Oh ! vous dites vrai, car elle est déjà tout en fleurs, sa Véronique, la Véronique que nous aimons tous.

Maïna jeta un petit cri et voulut dégager ses doigts de l’étreinte.

— Que faites-vous donc, cousin !

— Ce que je fais, cousine ? — répondit le jeune homme, emporté par la soudaineté de son émotion, ce que je fais, je vais vous le dire. Voilà. Je ne peux plus garder le secret que j’ai là, depuis des mois, sur le cœur, et il faut que je vous le donne à conserver.

— Un secret ? — interrogea Maïna, devenue très rouge et devinant ce qu’elle allait entendre.

La voix de Joël se fit vibrante, comme mouillée de larmes.

— Oui, un secret, Maïna, un de ceux qui vous gonflent le cœur jusqu’à le faire éclater. Et, tenez, pour vous le dire, je ne peux même plus me servir de cet odieux vous que l’âge nous a imposé. J’en reviens à notre langage d’autrefois, en ce temps où tu venais, petite fille, demander à jouer avec ton aîné de sept ans, presque ton frère, qui regrettait de ne point l’être alors et qui te demanderait, s’il l’osait, de l’aimer aujourd’hui mieux qu’un frère.

Il n’avait laissé aller qu’une des mains de la charmante fille.

Celle-ci se détourna à moitié et couvrit de la main restée libre son visage empourpré.

Son corsage se soulevait sous la tumultueuse agitation de son sein.

Elle demeura ainsi quelques secondes sans trouver une parole.

Le trouble la paralysait.

Cet aveu spontané provoqué par la circonstance était pour elle aussi inattendu que délicieux.

A la fin, pourtant, elle put parler, mais non sans un pudique tremblement.

— C’est grave, Joël, ce que vous me dites là. Ce n’est pas de moi que dépend la réponse…

— Pas de toi, Maïna ? Mais de qui donc, alors ?

— Mais, — balbutia la jeune fille, — de notre oncle, ce me semble.

Joël avait prévu cette objection. Il murmura d’un ton plein de caresses :

— Notre oncle ? Tu as raison, Maïna. Mais lui, il n’a qu’un consentement à donner, rien de plus. Ce que j’attends de toi, ce que je te demande, c’est la réponse de ton propre cœur : un oui ou un non seulement.

La jeune fille se taisait, le front penché, toujours palpitante d’émotion.

Joël insista doucement, pressant la petite main qu’il n’avait pas quittée.

— Voyons, Maïna, cela ne te coûte pas beaucoup. Nous sommes des orphelins tous deux. Nos enfances ont grandi côte à côte. Ne veux-tu pas que nos efforts demeurent unis pour faire le bonheur de cet homme de bien, qui a veillé sur nous, pauvres abandonnés ? Ne veux-tu plus du concours du pauvre Joël, dont tu connais au moins le dévouement et l’affection, pour rendre à notre vieil oncle tout ce qu’il a fait pour nous ?

Elle se retourna vers lui, souriante.

Il vit deux belles larmes, plus transparentes que des perles, étinceler à ses longs cils.

En même temps la petite main moite répondit doucement à la pression de la sienne.

— Oh ! si, Joël, je le veux ! Tu sais bien que rien ne peut être plus cher à mon cœur que le bonheur de notre oncle. Tu sais que tu peux tout me demander dès qu’il s’agit de lui.

— Alors, — s’écriait-il, exultant, radieux, — c’est oui que tu prononces !

Et, elle, secouée de sa rapide mélancolie, retrouvant la belle gaieté de la jeunesse :

— Ce n’est pas non, bien sûr ! — fit-elle avec un éclat de rire d’argent.

Il se pencha sur la petite main et y appuya ses lèvres longuement, enivré.

Tout à coup Véronique tressaillit.

Elle venait de s’apercevoir que le soleil avait déjà disparu de l’autre côté de la vieille maison, par delà la ligne du chemin de ronde des remparts.

— Oh ! mon Dieu ! — s’écria-t-elle, — il est au moins six heures, n’est-ce pas, Joël !

Le jeune homme consulta sa montre.

— Si tu disais sept heures moins un quart, tu serais dans la vérité.

— Et l’oncle qui n’est pas rentré ! — proféra la jeune fille anxieuse. — Il se passe quelque chose de grave.

Maïna avait raison.

Il se passait quelque chose de grave, de très grave même.

Le matin de ce jour-là, Tina Kerbiel avait arrêté le docteur au moment où il allait sortir.

— Monsieur, avait-elle dit, — c’est pour vous demander de l’argent.

La question n’était pas pour surprendre le vieillard ; il la connaissait bien.

C’est que l’argent n’affluait pas dans la paisible demeure.

Les amis intimes du praticien n’en étaient plus à compter leurs reproches de « prodigalités ». Et quelles prodigalités !

Ce médecin était un véritable phénomène.

C’était chez lui, à coup sûr, que les riches payaient pour les pauvres, puisque ce que ceux-ci versaient pour solder leur compte de visites, Hugh Le Budinio le dépensait à secourir lui-même ses clients besogneux.

Aussi, au lieu du bénéfice que supposait Joël, le vieil oncle n’avait-il jamais connu que la modération la plus stricte. Il fallait le bon marché de la vie à Saint-Malo, la longanimité des fournisseurs, habitués à se voir payer à de lointaines échéances, pour que Tina Kerbiel pût allonger elle-même la courroie et faire durer le crédit indispensable à l’existence de son maître et à la sienne.

Or, ce matin-là, à la question habituelle, normale, de la gouvernante, Hugh Le Budinio n’avait pu donner de réponse.

Mais, selon une formule que celle-ci connaissait bien, il avait conclu, en branlant la tête :

— C’est bon, je vais voir à faire rentrer quelques sous.

C’était un pitoyable créancier que le vieux docteur. Il lui en coûtait tant de se faire payer !

Il s’était donc mis en route avec le ferme propos de réclamer son dû.

Dure condition que celle du médecin. Quand il soigne des clients riches, les nécessités de « la clientèle à faire » le contraignent à laisser traîner la note toute une année pour ne blesser ou ne contrarier personne.

S’agit-il, au contraire, de pauvres hères ? Aussi réduit que soit le prix de la consultation ou de la visite, il est encore trop élevé pour la « pratique ». Et l’homme de l’art en devient le martyr par excellence.

Le docteur méditait ces deux termes du dilemme en parcourant le chemin ordinaire de ses visites.

A quelle porte allait-il frapper ? Auquel de ses habitués demanderait-il l’aumône ?

Mais, à la première maison, il remarqua que la famille entière mangeait du pain sec, ce jour-là.

Alors, ce fut un autre sentiment qui étreignit le docteur, et il fut obligé d’exercer une surveillance attentive sur ses mouvements pour ne point porter intempestivement la main à sa poche.

Elle était si plate, cette poche, que les doublures se touchaient.

A la seconde maison, comme il allait en franchir le seuil, il rencontra une voisine qui lui raconta une histoire navrante.

Les Budik, c’était leur nom, avaient manqué de pain la veille ; elle leur en avait prêté, et le matin, bien qu’il eût encore la fièvre, le père n’avait pas hésité à partir. Ce chômage coûtait trop cher, à la fin.

Le docteur revenait tête basse, se demandant ce qu’il dirait à Tina au retour.

Car aujourd’hui ils n’étaient plus seuls, tous les deux, pour supporter la privation : il y avait là Maïna et Joël.

Revenir bredouille n’est que plaisant pour un chasseur ; c’est lamentable pour un père de famille.

Au moment où il regagnait la ville, quelqu’un courut derrière lui.

— Monsieur le docteur, hé ! monsieur le docteur, — appelait une voix qu’il connaissait bien.

C’était l’aubergiste Cailleux qui le poursuivait.

Que pouvait-il bien lui vouloir ?

Sa figure était hilare. Il apostropha sans façon le médecin :

— Dites donc, monsieur Le Budinio, j’ai un vieux compte à vous régler. Je n’y pensais plus.

Un vieux compte à régler ! C’était ça qui tombait à merveille !

Mais si Cailleux n’y avait plus pensé, quelqu’un qui y avait certainement moins pensé que lui, c’était le médecin lui-même. Il ne se souvenait point d’avoir tant que cela hanté la gargote du faubourg.

N’importe ! C’était une aubaine. Il s’en réjouissait.

Parbleu ! L’hôte avait dit vrai. Il introduisit le docteur dans la grande salle de l’auberge, l’y laissa tout seul quelques secondes, pendant lesquelles il s’éclipsa, puis revint, tenant quarante-cinq francs dans sa main gauche et dans la droite une note d’honoraires.

Il prit sa figure la plus joviale pour bien montrer au médecin que ce règlement lui causait un extrême plaisir.

Quarante-cinq francs !

Il n’y avait pas là de quoi « chanter matines », comme disent les gens du Midi. N’importe. Ils étaient les bienvenus, ces deux louis flanqués de leur écu de cinq francs.

M. Le Budinio les prit en riant, serra la main à l’hôtelier, après avoir trinqué au cidre avec lui, et reprit gaillardement le chemin de la maison par le plus court.

En route, le souci lui revint.

Quarante-cinq francs, ça ne mène pas au bout du monde. Il fallait, dès à présent, songer à leur lendemain.

Et le vieillard, qui se rappelait avoir fait à plusieurs reprises l’addition de ses notes, trouvait que le paiement ne se faisait pas tout seul.

Or, il fallait vivre en attendant, et, pour vivre, il faut manger, pour manger, il faut de l’argent.

A qui demander le secours indispensable, ce moyen de laisser courir le temps ?

A cette question primordiale, pleine d’un intérêt vital, la réponse fut longue à se faire.

Rien ne répugne autant à un homme de cœur que la pensée de tendre la main, ne fût-ce que pour un jour, ne fût-ce que pour une heure.

Le vieux Hugh Le Budinio éprouvait cette insurmontable répulsion.

Et, pourtant, il connaissait l’amitié, sous son véritable nom, dans sa plus noble et plus touchante acception.

Lui, l’ami des pauvres, il avait une amie dévouée.

Providence invisible, mais sans cesse attentive, quoique son aînée de dix ans, mais par là même remplissant, en quelque sorte, le rôle de grande sœur, Mme du Closquet veillait depuis des années sur ce grand enfant, car les êtres généreux et bons sont toujours des enfants par un côté.

Ce fut son image qui tout à coup se dessina, dans un rayonnement, aux yeux du vieux médecin.

Et, sans autre réflexion, il prit la route la plus directe de la bienfaisante demeure.

Il n’avait pas fait deux cents pas dans la rue Saint-Vincent, qu’il se trouva face à face avec la vieille dame.

Elle lui secoua énergiquement la main.

— Bonjour, docteur. Je viens de chez vous. Puisque je vous trouve, accompagnez-moi donc chez moi.

— J’y allais, — répondit simplement le médecin, le front penché.

Il ne se doutait guère, le pauvre brave homme, qu’il rééditait la parole de sublime candeur prononcée par La Fontaine pauvre lorsqu’il rencontra Mme d’Hervard.

Et galamment il offrit son bras à la vieille dame.

Sur le parcours, toutes les têtes se découvraient devant eux.

Car ils les connaissaient, les Malouins, ces deux saints, ces deux associés du dévouement et de la charité.

Et ce qu’ils ne pouvaient payer à Mme du Closquet millionnaire, à M. Le Budinio prodigue de soins, ils l’offraient pour leur bonheur en prières et en bénédictions.

Les deux vieillards répondaient aux coups de chapeau, le docteur par un geste familier de la main, la vieille femme avec une inclinaison gracieuse et un beau sourire de grande dame qui mettait des reflets de jeunesse immortelle sur ses traits, à l’entour de ses cheveux blancs.

Ils atteignirent ainsi l’hôtel du Closquet demeuré tel qu’il était sous Louis XIV, et même tel qu’il avait dû être en partie au temps des corsaires du moyen âge, avec sa cour aux dalles énormes, ses murs épais de deux mètres, ses culs-de-lampe à créneaux et à mâchicoulis.

Quand ils se furent assis en face l’un de l’autre dans le grand salon vert et noir, Mme du Closquet commença :

— Oui, je viens de chez vous, mon ami. A propos, dites-moi donc, je vous trouve l’air préoccupé, aujourd’hui ?

— Préoccupé, moi ? — essaya de bégayer le vieillard. — Allons donc ! Vous voulez me railler ?

— Oh ! que non pas ! Seriez-vous malade, par hasard ?

— De mieux en mieux ? Moi, malade ? C’est ça qui serait drôle ! Et mes clients ? Qui les soignerait ?

— Dame ! Votre neveu. Il compte vous succéder, n’est-ce pas ?

C’était un dérivatif, une préparation, une façon de précaution oratoire qui allait peut-être permettre au vieux médecin de trouver le joint pour révéler son souci de l’heure présente. Aussi bien, la douairière ajouta-t-elle :

— Et je suppose que vous n’êtes pas hostile à une telle vocation dans Joël ?

— Hum ! hum ! — gronda Le Budinio qui toussa pour cacher son embarras.

— Comment ? Est-ce que l’hypothèse ne vous agréerait point, par hasard ?

Il se recueillit quelques secondes, puis répondit avec solennité :

— Chère amie, ce serait le vœu de mon cœur, ce serait même ma joie la plus profonde de tracer en personne le chemin à mon neveu, de l’initier à ma vie, de le conduire par la main aux chevets de mes malades. Mais…

— Comment, mais ? — interrompit Mme du Closquet. — Qu’est-ce que c’est que ce « mais » là ?

— Hélas ! Il n’est que trop fondé, et j’ai dû, dès les premiers jours de son arrivée, faire connaître « la vérité » à mon neveu.

— Trêve de paraboles, docteur. Qu’entendez-vous par « la vérité » en cette occurrence ?

Le vieillard dut s’expliquer.

Et alors il exposa à la vieille dame, avec une sobriété de termes qui contenait bien des réticences, les privations matérielles et morales, les lentes, mais poignantes douleurs de l’impuissance à concilier les exigences de la vie sociale avec la pratique du bien telle qu’il l’entendait, lui.

Certes, elle la connaissait aussi bien que lui, son histoire.

Et, néanmoins, elle sentit son cœur se serrer, ses yeux se mouiller de larmes à cette énonciation navrante et franche.

L’ombre des grands rideaux retombant sur les baies des fenêtres empêcha les regards déjà vieillis et fatigués du médecin d’apercevoir les perles que l’émotion pendait aux paupières de la bienfaisante créature.

— Vous comprenez, n’est-ce pas, — conclut-il, — que je n’ai fait que mon devoir en montrant à Joël les deux aspects de l’existence qui s’ouvre devant lui. A Paris, avec les notes qu’il a obtenues, de la conduite, du travail et de l’intelligence, — elle ne lui manque pas, — il peut arriver à se créer une situation exceptionnellement brillante.

— Ta, ta, ta, — réclama Mme du Closquet, très émue, malgré tout. — Et c’est vous, mon vieil ami, qui donnez de semblables conseils à un jeune homme, qui voulez priver Saint-Malo d’un médecin de valeur ? Je ne vous comprends pas en vérité. Joël ne peut-il donc faire ce que vous avez fait, devenir comme vous un modèle de…

Il l’interrompit avec un geste qui exprimait autant le découragement que la modestie.

— Moi, chère amie, j’ai peut-être pris le mauvais chemin. Est-il bien sûr que ce fût le devoir ce que j’ai pratiqué si longtemps, au point que je touche aux bornes du repos sans avoir su m’assurer ce repos ? N’ai-je pas dépassé la mesure du bien à faire ? N’ai-je pas exagéré ma part de responsabilité ?

Et, quand je regarde ma vie sans fruit, quand je songe qu’elle peut, qu’elle doit même devenir vide dans un délai assez rapproché, je ne puis me permettre de conseiller à un enfant qui en est à ses premiers pas de suivre un sentier qui aboutit peut-être au découragement final. Ai-je tort ? Prononcez.

— Je juge que vous avez tort, — prononça presque tranquillement Mme du Closquet.

Le Budinio ne protesta pas contre l’arrêt.

Il avait pris depuis longtemps l’habitude de tenir les paroles de sa vieille amie pour des oracles.

Elle reprit, recueillant un à un les mots du docteur et les retournant contre lui :

— Votre vie va devenir vide, dites-vous ? Pourquoi ? Allez, je vous comprends bien. Vous faites allusion à votre foyer si plein, si débordant de jeunesse en ce moment. Je viens de chez vous, je le répète, et j’ai vu le tableau de ces deux adolescences, côte à côte, et je vous dis, en ma qualité de vieille amie : « Docteur Le Budinio, si votre vie devient vide, ce sera parce que vous l’aurez bien voulu. »

Nul ne songe à vous quitter. Il me paraît, au contraire, que vous êtes entouré par de jeunes arbrisseaux qui ne demandent qu’à grandir pour unir leurs branches au-dessus de votre front et abriter vos cheveux blancs de leur fraîche affection.

Le docteur ne put se défendre d’un tressaillement.

Avec une acuité de vision extraordinaire, Mme du Closquet venait de lire en lui, de déchiffrer sa pensée, de pénétrer les recoins les plus intimes de son cœur. Elle possédait son secret.

— Voyons, mon ami, parlons sérieusement. Pourquoi renvoyer Joël à Paris ? Gardez-le près de vous, aidez-le de votre expérience. Il deviendra l’homme de bien que vous avez été ; il continuera vos traditions.

Un cri qui trahissait ses préoccupations jaillit des lèvres du vieillard.

— Et Maïna ? — demanda-t-il.

— Maïna ? — demanda à son tour Mme du Closquet, ouvrant de grands yeux.

— Sans doute, Maïna, Véronique, si vous le préférez. Vous savez aussi bien que moi son histoire. Si je garde Joël à Saint-Malo, près de moi, que voulez-vous que je fasse de cette enfant, — une jeune fille ?

Pour le coup, la douairière ne put réprimer un éclat de rire.

— Ah ! Je vous reconnais bien là, homme de prévoyance ! — Parbleu ! Je comprendrais votre souci s’il s’agissait pour vous de garder une « jeune fille », comme vous dites, aux côtés d’un jeune homme. Mais il n’y a rien de pareil dans votre cas, mon bon ami.

Ce fut au tour de Le Budinio de s’étonner. Il ne voyait pas où son interlocutrice en voulait venir.

Mme du Closquet poursuivit, riant toujours :

— Mais, non, vieil innocent, il n’y a rien de pareil dans votre cas. Vous n’avez pas cette charge à redouter. Vous comptez bien, je suppose, marier Maïna un jour ou l’autre ?

— Précisément, — riposta le médecin. — Et, s’il faut tout vous dire, j’ai compté sur vous pour cela.

— C’est beaucoup d’honneur. Voilà que vous allez me faire tenir un emploi de marieuse, maintenant ?

— Mais non, mais non. Seulement, il est tout naturel que je m’adresse à vous. Vous connaissez tant de monde, vous êtes en si bons termes avec tous les curés et toutes les religieuses, que je me suis dit : « Parbleu ! Mme du Closquet trouvera bien un mari pour Véronique et une femme pour Joël. »

La vieille femme feignit un instant la gravité et répliqua :

— D’abord, mon cher ami, sachez que je n’ai jamais fait ces choses-là pendant mes soixante-quinze ans d’existence. J’estime que les gens se suffisent amplement dès qu’il s’agit de faire une sottise et de consommer leur malheur ou leur ruine.

— Oh ! — plaisanta le docteur, — c’est ainsi que vous appréciez le mariage ? Voilà que vous me donnez raison.

— Comment ? Je vous donne raison ?

— Sans doute, puisque je suis demeuré célibataire ! Ha, ha, ha !

Le coup était trop droit pour que la douairière, en femme d’esprit, perdît son temps à le parer.

— Laissons cette mauvaise plaisanterie de côté, — fit-elle. — J’achève ce que j’avais à vous dire. Alors même qu’il serait en mon pouvoir de faire ce que vous disiez tout à l’heure, je ne le ferais pas.

— Hein ? — questionna Le Budinio, désarçonné par une telle déclaration.

— Sans doute. Je n’ai pas pour habitude de me jeter à la traverse de ce que Dieu fait manifestement éclater à mes yeux. Et c’est pour ce motif que je ne chercherai point, par un chassé-croisé d’unions disparates, à rompre ce qui est le plan divin selon lequel Joël doit être tout naturellement le mari de Maïna et Maïna la femme de Joël. J’ai dit.

Le vieux docteur avait couvert son visage de ses deux mains. Des larmes ruisselaient de ses paupières, coulant entre ses doigts.

Mme du Closquet fut émue de ces pleurs.

— Eh bien ? — interrogea-t-elle. — Qu’avez-vous ? Est-ce que vous trouvez cette hypothèse déraisonnable ?

Il essuya ses yeux, et spontanément saisit les deux mains de son amie.

— Vous venez de toucher aux fibres les plus secrètes de mon cœur. Ah ! oui, je vous le jure, c’est là un projet que je caresse depuis des années. Rien ne me paraîtrait plus doux que d’unir ces deux existences bien-aimées, de faire mes enfants par le cœur ceux qui ne le sont pas par la nature.

Il s’interrompit, l’œil brillant, emporté dans le domaine du songe par ce doux mirage.

— Quelle joie de me dire avant de mourir : Joël aura près de lui la plus accomplie des compagnes ; Maïna aura pour la soutenir un bras viril, une âme sûre d’elle-même ! Et j’aurais peut-être vu mes ans se doubler, se tripler, sous le souffle du bonheur qui rajeunit ! J’aurais peut-être étendu mes mains sur des têtes blondes et bouclées ! J’aurais vu grandir sous mes yeux comme une dynastie d’hommes portant mon nom et exerçant ma glorieuse profession !

— Eh bien ! — demanda Mme du Closquet, voyant qu’il s’interrompait, — qu’est-ce qui s’oppose à la réalisation de cette idylle, je vous prie ?

Il hésita, passa à plusieurs reprises sa main sur son front, et, triomphant enfin de ses répugnances :

— Ce qui s’y oppose, chère et bonne amie, ne le voyez-vous pas ? Puis-je encourager le mariage de deux enfants pauvres, dont l’une ne recevra point de dot, et dont l’autre n’apportera que son intelligence et ses bras ?

— Hé, combien ne s’accomplit-il pas d’unions de ce genre, qui ne sont pas plus malheureuses que d’autres ?

Le vieux médecin hocha la tête. Il n’était point convaincu par cette énonciation encourageante.

— Vous m’avez dit, tout à l’heure, que nous parlions sérieusement. J’appelle, moi, parler sérieusement écarter toute donnée imaginative, laisser la poésie pour les jours heureux, et ne tenir compte que des difficultés de l’existence. Or, ce n’est pas assez pour entrer en ménage que de mettre en commun des… espérances. Il faut des choses plus solides pour faire bouillir le pot.

Mme du Closquet était littéralement abasourdie. Elle n’avait rien prévu de semblable.

— Ah ! que vous voilà donc devenu positif ! — s’écria-t-elle. — Qu’est-ce que c’est que ces théories dont vous me paraissez faire la première application de votre vie ? Et encore n’est-ce pas sur vous-même que vous voulez en tenter l’expérience ; c’est sur ces deux enfants !

Le docteur crut voir dans ces paroles une accusation d’égoïsme.

— Oh ! ma bonne amie ! — réclama-t-il avec vivacité. — Pensez-vous donc ce que vous dites ? Croyez-vous réellement que je me laisse guider par d’autres sentiments que celui de l’intérêt le plus immédiat de ces enfants ?

Elle éclata, cette fois, sur le ton d’une impatience qui n’était point feinte, pour le coup.

— Eh non ! vieux fou. Je ne le crois pas, je ne le pense pas ! Supposez-vous donc que je vous ignore à ce point que je ne vous sache pas par cœur, comme si j’avais présidé, dans le conseil de Dieu, à la confection de votre âme de brave homme imprévoyant ? Non, ce n’est pas là ce que j’ai voulu dire. Je me borne à critiquer aujourd’hui ce surcroît de prévisions pessimistes, et je réponds à tous vos cris d’alarme : Laissez donc faire. Les proverbes n’ont pas été faits seulement pour être démentis. Ils ont quelquefois raison, et c’est ce qui leur a valu d’être quelquefois traduits par des hommes de génie, en prose ou en vers, témoins ceux-ci que je ne fabrique pas pour les besoins de ma cause :

Aux petits des oiseaux il donne la pâture
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

Ne vous mettez donc pas martel en tête pour l’avenir des deux tourtereaux auxquels la destinée a réservé l’amour en partage.

Et, tenez, avez-vous le droit de vous plaindre pour eux ? N’est-ce pas une véritable faveur de la Providence qui les a placés tous les deux sous votre toit, qui leur a assuré, de la sorte, le vivre et le couvert ? Maïna a dix-huit ans, Joël vingt-cinq. Si vous aviez tenu, il y a dix-sept ans, ou il y a vingt-quatre ans, le langage que vous tenez aujourd’hui, au lieu de les élever comme vous l’avez fait, avec le zèle et l’affection d’un père, vous eussiez dû les abandonner dans la rue, ou les jeter à l’eau comme les petits chats qui encombrent leur mère.

De quoi donc vous souciez-vous aujourd’hui ? Un garçon de vingt-cinq ans, pourvu de diplômes qui le rendent apte à vous aider et, plus tard, à vous succéder, une fille de dix-huit ans, qui peut, au besoin, se suffire par son travail, ne fût-ce qu’en donnant des leçons, sont-ils plus embarrassés de leurs personnes que le même garçon et la même fille lorsqu’ils bégayaient encore dans leurs langes ?

Avez-vous hésité à les prendre dans vos bras, à votre charge, en ce temps-là ? Non, n’est-ce pas ? Avez-vous lieu de vous en repentir ? Non, encore une fois.

Donc, ni découragement, ni fausse sagesse. Allez votre chemin d’homme de cœur, mon vieil ami.

Répandez le bienfait autour de vous comme autrefois, comme tous les jours, et mariez ces deux enfants, sans assombrir leurs jeunes fronts par de mornes anticipations sur des craintes peut-être chimériques. Dieu, qui a pourvu alors à leur lendemain, y pourvoira encore avec cet avantage de plus qu’ils ont l’âge et les moyens voulus de s’aider eux-mêmes, désormais.

Le vieux docteur avait baissé le front. La réponse était péremptoire ; elle fermait la bouche aux objections.

D’autant plus que Mme du Closquet, son argumentation générale donnée, ajoutait la note de confiance matérielle.

— Tenez, Le Budinio, souvenez-vous de ceci, une fois pour toutes : la vertu reçoit sa récompense dès ce monde, mon ami, sans préjudice des rémunérations que Dieu lui réserve dans l’autre. Il n’y aura pas de nuages aux noces de nos deux enfants, c’est moi qui vous en réponds, et vous me connaissez d’assez longue date pour savoir que je me trompe rarement dans mes prévisions.

Allez, allez, Joël sera heureux, Maïna sera heureuse, et tout me dit que, sans déroger à vos traditions d’héroïsme, d’abnégation et de charité, ils auront encore beaucoup de beurre à mettre sur leur pain.

Elle se tut. Elle venait de voir le visage du vieillard complètement rasséréné.

— Bonne amie ! — s’écria-t-il avec effusion, — quelle créature d’élite vous êtes ! Il suffit d’une parole de vous pour remonter le cœur, pour rendre la confiance aux plus ébranlés. Merci pour la force que vous venez de me donner.

— Alors, — conclut-elle, ressaisissant son habituelle verve de femme énergique et vaillante, — vous devez avoir plusieurs cœurs, en ce moment, Le Budinio, — car j’ai prononcé assez de paroles pour en remonter une centaine ; qu’en pensez-vous ?

Et, comme il riait de la boutade, le soleil flambant dans sa poitrine comme il flamboyait dans la cour, derrière les épais rideaux verts :

— Allez-vous-en, maintenant, docteur, car j’ai quelque idée que cette grande illumination des vitres est due aux rayons obliques du couchant. Doublez le pas ; on pourrait être inquiet chez vous.

....... .......... ...

On l’était, en effet.

Maïna avait laissé Joël sur leur double aveu pour courir à la fenêtre de sa chambre et, de là, interroger anxieusement le coude de la rue qui s’infléchissait vers le Sillon.

Elle n’y était pas depuis trois minutes que, d’en bas, Joël et Tina l’entendirent s’écrier :

— Le voilà ! le voilà ! il vient !

Il arrivait d’un pas ingambe, l’allégresse au cœur.

Il fallut l’apparition de Corentine pour lui rappeler la recommandation du matin.

Il n’attendit pas à la deuxième demande pour exhiber les deux louis et l’écu de Cailleux.

Au lieu de les prendre, Tina ouvrit des prunelles grandes comme des portes cochères.

— Qu’est-ce que cela ? — demanda-t-elle, ne se souvenant plus.

— Mais l’argent que tu m’avais demandé.

Elle éclata de rire :

— Gardez ça pour plus tard, monsieur. Le bon ange est passé aujourd’hui, et il a garni la huche pour longtemps.

Elle étalait sous les yeux un peu hébétés du médecin un superbe billet de banque de cinq cents francs.

Il mit quelque temps à comprendre. A la fin, les prunelles obscurcies par les larmes, il joignit les mains :

— Ah ! sainte femme ! — murmura-t-il avec ferveur, — voilà donc pourquoi elle me parlait de la Providence !

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