Le roman de Joël
IV
Les plus longs jours, les plus chauds de l’année, prenaient fin petit à petit.
On arrivait à la mi-août, et c’était le 15, jour de l’Assomption, qu’on célébrait la fête du docteur, car parmi ses prénoms bretons, il comptait celui de Marie.
C’était sa mère, morte aux Indes, qui le lui avait donné, celui-là. Elle avait tenu à lui assurer une protection toute spéciale au Paradis et, disait Mme du Closquet, raillant encore les prétentions du vieillard à la prévoyance — « sa mère n’avait jamais été mieux avisée, parce que le docteur en aurait grand besoin, le jour venu de sa comparution devant le suprême tribunal ».
Il y avait complot dans la maison pour fêter dignement ce jour de bénédiction.
Le vieillard s’en doutait quelque peu, à voir les mines confites, à surprendre, de temps à autre, des chuchotements que semblait effaroucher son approche.
Il va sans dire que ces précautions des conjurés étaient de trop bon augure pour qu’il s’en formalisât.
Mais il était curieux comme pas un, le bon docteur Le Budinio, et il n’eût point été fâché de connaître, ne fût-ce qu’un peu, le programme des réjouissances prochaines.
Il advint que la veille du jour, après midi, trouvant la porte d’entrée de la maison entre-bâillée, et des traces de terre fraîche dans le corridor, il flaira en ces indices la piste de quelque surprise.
Profitant de ce que personne ne l’avait vu rentrer, il monta sans bruit dans sa chambre, s’y enferma à double tour et prêta une oreille fort indiscrète aux rumeurs d’une conversation qui montait jusqu’à lui par l’ouverture de la fenêtre.
Joël était là, devisant avec Maïna de choses pas du tout indifférentes.
— Alors, — demandait la jeune fille, sur un ton qui surprit beaucoup le vieil indiscret, — elle a tenu à ce que ce fût toi, et non mon oncle, qui lui donnasses tes soins ? C’est drôle, Joël, tout de même.
Qu’est-ce que c’était que cette histoire-là ? Comment se faisait-il que Maïna, toujours à cheval sur le vous sacramentel des convenances, tutoyait dans l’intimité son cousin avec tant de désinvolture ?
Cela intriguait considérablement le docteur. Il fut promptement renseigné.
— Hé ! non, ce n’est pas… drôle, comme tu dis, — répondait Joël, — et tu comprendras cela tout de suite. Cette dame habite Paris.
Dernièrement, mon chef de clinique, le professeur Boutan, mon illustre maître, fut appelé chez elle pour pratiquer sur un de ses enfants une opération fort simple, la cautérisation des amygdales au thermo-cautère.
Il m’emmena avec lui, et ce fut moi qui fus chargé par lui de continuer, en son absence, les pointes de feu tous les huit jours. J’y allai pendant cinq semaines, délai prescrit par Boutan, après quoi, je cessai mes visites.
Or, voilà que cette dame est venue passer la saison à Paramé avec ses enfants. Il y a une semaine, l’un d’eux, pas le même, — un autre, a eu une esquinancie très douloureuse. C’est la troisième fois en six mois que les abcès lui reviennent.
La mère a pris peur, s’est désolée, et allait prendre le parti de rentrer à Paris, lorsque, il y a quatre jours, on prononça le nom de Le Budinio devant elle. Vite, la voilà toute joyeuse : « Le Budinio, mais ce doit être l’interne qui servait d’aide à monsieur Boutan. » On lui parle de notre oncle. Ah ! ouiche, c’est moi qu’elle voulait.
La voilà qui se met en route pour venir. La chance nous sert tous deux. Je la croise justement au débarcadère de Paramé. Elle venait ici me supplier de faire sur son deuxième enfant ce qui avait si bien réussi sur le premier. Je lui propose de s’adresser à mon oncle. Elle refuse ; elle ne veut que moi. Dame ! Je m’explique un peu la chose, vu qu’à Paramé, un médecin de Dinard, qui était là de passage, lui avait dit qu’il allait employer le nitrate d’argent.
Naturellement, elle a craint que l’oncle ne recourût à ce procédé-là, en quoi elle ne se trompait guère. Elle a l’horreur du crayon de pierre infernale, parce qu’on lui a raconté que ça se défaisait quelquefois et que l’enfant l’avalant était perdu.
Bref, elle tenait au thermo-cautère, et plutôt que de perdre l’occasion, ma foi ! j’ai accepté. Voici ma troisième application et tout a marché à souhait. Pour moi, je suis simplement ravi, car la bonne dame, dans son exubérance, a payé royalement. Vois donc un peu ce qu’elle m’a donné.
Il fit sonner aux oreilles de la jeune fille cinq beaux louis d’or tout neufs.
— Voilà un début qui promet, Joël ! — fit la jeune fille en battant des mains.
— Parbleu ! la chance m’a servi. Seulement, tu comprends, cette opération revenait de plein droit à mon oncle, et je n’ai pas le droit de « faire la clientèle » sans sa permission. Je vais donc te remettre ces cent francs. J’entends qu’ils soient dépensés jusqu’au dernier centime. Fais ce que tu voudras, des choux et des raves, à la condition que tout soit employé pour fêter notre 15 août.
Sans doute, il y a eu confusion de noms au début, mais comme, en somme, c’était moi que l’on cherchait, comme c’est moi qui ai fait l’opération, j’estime l’argent honnêtement gagné et j’ai le droit de le donner à mon oncle sous telle forme qu’il me plaira. C’est donc cent francs de plus dans la caisse des réjouissances publiques. A toi de voir à quel chapitre des dépenses tu dois l’imputer.
Il se fit un silence entre les deux interlocuteurs.
Hugh Le Budinio sentait sa gorge serrée par l’émotion. Cette surprise, il ne l’avait point prévue.
Maïna répondait maintenant à son compagnon. Sa douce voix était calme et posée.
— C’est ton droit, Joël, et je ferai ce que tu voudras. Mais, si tu m’en crois, cent francs ne sont pas nécessaires, tant s’en faut. Ce serait presque du gaspillage, et l’oncle, s’il le savait, n’en serait pas content.
— Bah ! Il n’en saura rien. Et puis, est-ce qu’il ne vaut pas cent francs, l’oncle ?
— Ne raille pas, ami. Tu sais bien que ce n’est pas à ce prix-là qu’on peut évaluer les mérites d’un homme comme notre oncle. A ce compte, des millions n’y suffiraient pas. — Mais il y a une autre raison, — une raison sérieuse, puisque je te parle comme je le fais.
— Une raison sérieuse ? Voyons, Maïna, que veux-tu dire, réponds ?
Elle parla plus bas, comme si elle avait peur que les murs eussent des oreilles.
— Écoute, Joël, tu n’es pas sans t’être aperçu que, bien souvent, le front de l’oncle se ride, et que Tina reste silencieuse.
— Sans doute. Mais c’est précisément les dérider et les rendre loquaces que je cherche.
La voix de Maïna prit une expression de tendresse infinie.
— Joël, ce n’est pas à ce moyen-là qu’il faut recourir. Tu peux m’en croire, mon ami.
— Et lequel, alors ? Dis vite, car tu me fais mourir d’impatience avec tes réticences.
— Eh bien ! il faut réserver en cachette la plus grosse partie de la somme. Nous la donnerons à Tina, à l’insu de notre oncle. De cette façon le ménage aura un peu plus de répit pour attendre les rentrées des clients, qui se font continuellement tirer l’oreille pour payer.
En haut, dans sa chambre, le vieux docteur avait tressailli.
Ainsi, son secret, le secret de son dénuement qu’il croyait si bien gardé, cette petite fille, elle aussi, le possédait.
Maïna continua, avec le même accent de délicate attention :
— Tu comprends bien, Joël, n’est-ce pas ? que Tina ne m’a parlé de rien. Elle se ferait hacher, la pauvre femme, avant de révéler la détresse de son maître. Elle ressemble au Caleb du roman de Walter Scott que tu m’as fait lire, quand j’étais toute petite. — Seulement, moi, je vois clair et, à tout instant, je trouve les indices de cette gêne.
— Chère enfant ! — murmura là-haut le docteur avec émotion.
Joël reprenait la parole, à cette heure. Il était aisé de voir, au tremblement de sa voix, qu’il était attendri.
— Bonne Tina ! — Tu as raison, Maïna. Ce serait folie que de dépenser cette somme en bagatelles. Tu as raison. Mets de côté, mais tiens ! il y a un cadeau que je puis faire. Je t’en charge absolument.
— Lequel, Joël ? Quel cadeau ?
— Attends. Je vais te le dire à l’oreille.
— Oh ! tu peux bien le dire de ta place, ce me semble.
— Non pas, non pas. Je ne sais pourquoi, mais je me défie toujours des murailles. Et toi ?
— Oh ! moi, ce n’est pas des murailles que je me défie, — répliqua Maïna rieuse. — N’importe ! Dis toujours.
Il y eut un très court silence.
Et soudain, du jardin monta aux oreilles du docteur une onomatopée sur le caractère de laquelle il n’y avait pas à se méprendre.
C’était un baiser bien appliqué, sonore, suivi d’un plus sonore éclat de rire.
La gaieté de Joël fusait avec des explosions de notes de trompette. Toute sa jeunesse exultait.
Dans les intervalles, on entendait la voix doucement grondeuse de Véronique qui disait :
— Tu sais, je ne te laisserai plus me parler à l’oreille. — C’est égal ! Tu as une excellente idée. Tout à l’heure, j’irai moi-même faire l’emplette. — A propos ! j’achèterai aussi une tirelire.
— Une tirelire ? Et pour quoi faire, justes cieux ?
— Dame ! Pour conserver nos économies. Elles débutent par cinquante francs au moins.
— Et tu vas mettre cinquante francs dans une tirelire ?
— Où veux-tu que je les mette ? Un coffre-fort, c’est bien prétentieux, et un bas de laine, c’est bien commun.
— Tu as raison, toujours raison ! Tiens ! tu es un ange, Maïna !
Elle se fit railleuse.
— Rien que ça ! Tu sais, Joël, ça commence à devenir un peu monotone, tes compliments. Toujours la même chose ! Ange, c’est bientôt dit, et c’est si banal ! Si tu variais un brin tes comparaisons ?
— Ah ! par exemple ! Et qu’est-ce que tu voudrais, pour voir ?
— Ma foi, je ne sais pas. Dans le même ordre, il y a séraphin, trône, domination, vertu céleste…
L’hilarité de Joël reprit de plus belle.
— Oh ! non ! Oh ! non ! Je ne vois pas bien ça. « Maïna, tu es un trône ; Maïna, tu es une domination ! »
Ce bavardage aurait pu durer des heures, si Véronique, beaucoup plus pratique que son compagnon, n’y avait mis un terme en lui rappelant l’heure.
Il était temps, en effet, de courir aux emplettes.
— Et ta plante ? — demanda Joël en manière de conclusion.
— Ma plante ? — La voilà, s’écria triomphalement la jeune fille.
Elle avait pris dans un coin du bosquet le pied de véronique et le levait à bout de bras sous les yeux charmés de son cousin.
La plante, rajeunie par les soins, était superbe de santé et d’épanouissement.
Une grappe fleurie se balançait à l’extrémité de chacune de ses ramilles.
Et, de sa fenêtre, le docteur Le Budinio put reconnaître le pied que, quelques jours plus tôt, il avait si brutalement expulsé de sa chambre. Seulement, depuis cette époque, sous la tendre incubation de Maïna, elle s’était transformée.
— C’est ce soir, — fit la jeune fille, toute joyeuse, — que mon oncle retrouvera sa Véronique.
Cher nom ! comme il résonna au plus profond du cœur du vieux médecin !
Quelle douceur suave il versa dans son oreille, ainsi qu’un chant, un murmure de l’infini et de la béatitude que lui aurait apportée la brise venue du large !
L’âme oppressée frémissait ; il attendit quelques minutes encore.
Les deux jeunes gens se séparèrent, et Maïna prit en courant le chemin de la maison.
— La voilà qui monte, — se dit Hugh Le Budinio, — cachons-nous.
Il se trompait. L’idylle du jardin n’avait pas encore eu son épilogue.
Tout à coup, Joël se lança à la poursuite de sa cousine.
Il la rejoignit dans la cour pavée, sous la fenêtre même du vieil oncle.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? — demanda Véronique, se retournant au bruit.
— Il y a, — fit le jeune homme, — que tu as oublié quelque chose.
— Bah ! Et quoi donc ?
Il lui avait pris la main sur les doigts de laquelle il appuya doucement ses lèvres.
— Tu as oublié de me dire que tu m’aimes.
— N’est-ce que cela, grand fou ? — Et elle riait. — Eh bien, laisse-moi partir, je suis pressée et… je t’aime.
— Et moi je t’adore ! — cria le jeune médecin.
Cette fois l’oncle ne vit pas la scène, il n’entendit que les paroles.
Il ne put voir ce tableau charmant de la jeune fille pivotant sur ses talons en fuyant, pour envoyer, du bout de ses ongles roses, une caresse mimée à l’amoureux.
Il n’eut pas le loisir d’intervenir. C’eût été avouer qu’il écoutait aux portes, et déjà Maïna était dans l’escalier.
Pendant quelques instants, il dut se résigner à l’immobilité complète.
A peine arrivée sur le palier, la jeune fille avait couru à la chambre de son oncle.
Il l’entendit s’arrêter devant la porte, tendre l’oreille contre la serrure, puis faire toc-toc.
Il ne bougea pas et retint son souffle.
Renseignée, apparemment, la chère créature cria à Tina, par la cage de l’escalier :
— Tu sais, il n’est pas encore rentré. Dépêchons-nous, si nous voulons faire les derniers préparatifs.
— Je suis prête, répondit d’en bas Corentine Kerbiel.
Maïna revint encore sur ses pas jusqu’à la chambre du vieillard.
Cette fois, elle tourna le loquet, et trouvant la résistance du pêne, elle ne put contenir une exclamation :
— Allons ! bon ! Voilà qu’il l’a fermée, maintenant ! Ça ne lui arrive jamais ! Comment vais-je faire ?
Pendant ce temps, Hugh Le Budinio, riant dans sa cravate, se disait :
— Imprudent que je suis ! J’ai laissé la clef à la serrure !
Par bonheur, l’enfant ne remarqua pas ce détail caractéristique.
A peine eut-elle tourné les talons, que le vieillard, sur la pointe des pieds, alla retirer la clef.
Il attendit encore.
Bientôt les rumeurs diminuèrent autour de lui dans l’appartement. Il entendit le pas léger et sautillant de la jeune fille, la démarche plus pesante de Tina se confondre en une cadence décroissante.
Les deux femmes redescendaient en commun l’escalier.
L’instant d’après, la porte de la rue retombait avec fracas.
Le Budinio soupira d’aise. Il était délivré.
Un regard qu’il jeta par la fenêtre lui montra Joël debout dans l’allée centrale du jardin. Il avait les mains dans les poches, et ses yeux s’attachaient comme fascinés sur l’une des fenêtres de la chambre de Maïna.
— Brave garçon ! murmura le docteur, — et il ajouta tout aussitôt :
— Heureux âge ! De l’amour et de l’eau claire, voilà un régime substantiel pour les jeunes gens.
Alors, fort tranquille, il rouvrit sa porte, redescendit l’escalier et vint lentement rejoindre son neveu sous les charmilles.
La fin de cette journée fut digne de son commencement.
Le docteur joua l’ignorance et la surprise avec une duplicité d’emprunt qui eût fait honneur au plus parfait diplomate.
Lorsqu’il eut, par son absence de la chambre, accordé à Maïna tout le loisir voulu pour qu’elle pût y installer ses cadeaux et plus spécialement le pot de fleurs, qui était la vraie pièce montée de la fête, il se laissa docilement conduire par sa nièce dans la salle à manger étincelante du feu des bougies et des reflets du cristal.
Mme du Closquet était arrivée quelques minutes plus tôt.
Elle apportait à la solennité l’entrain, la verve, l’inépuisable gaîté dont ses soixante-quinze hivers avaient conservé le précieux dépôt. Elle ne fut pas la moins joyeuse de la soirée.
Et quand Hugh Le Budinio présenta à la vieille dame la véronique recueillie, ranimée, ressuscitée par Maïna, en lui racontant la touchante anecdote, Mme du Closquet s’écria allègrement :
— Cela vous montre, docteur, qu’il ne faut jamais désespérer. Là où vos mains de soixante-cinq ans n’avaient pu porter que la mort, les doigts de dix-huit ans ont versé la vie et le printemps. Et puis, il a suffi d’une complaisance de la nature pour l’épanouir sur votre table, comme une leçon fleurie sur un remords.
Le docteur lui aussi était en verve.
— Bah ! — fit-il dans un sourire énigmatique dont Mme du Closquet et Tina Kerbiel perçurent seules le sens, — ce n’est que la seconde Véronique dont Dieu m’accorde la résurrection. J’aime encore mieux la réalité que l’emblème.
Maïna, les yeux pleins de larmes, s’était laissée tomber sur son cœur, entre ses bras.