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Le roman de Joël

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II

Une heure plus tard, le déjeuner de l’oncle et du neveu s’achevait.

Pendant tout le repas, le vieillard avait été fort agité.

— Parbleu ! — ronchonnait-il entre ses dents, — je te demande un peu, mon Joël, si Mme du Closquet n’aurait pas pu choisir un autre jour pour garder Maïna à dîner ? Est-ce que ce n’est pas moi qui ai droit aux premières effusions de mon enfant ? De cette façon, elle aura fait son premier repas de bienvenue chez des étrangers.

— Oh ! des étrangers, mon oncle ! — dit Joël en souriant. — Il me semble que…

— Que j’exagère peut-être ? — Eh bien ! oui, là, tu as raison. Chez Mme du Closquet, elle est en famille, notre Maïna. Mais voyons, puisque cette bonne amie l’avait eue avec elle pendant toute la durée du parcours, il me semble qu’elle aurait bien pu me l’apporter tout droit à l’arrivée ?

— Sans doute, mon oncle, sans doute. Mais voilà. Mme du Closquet a pensé que peut-être Maïna, qui mourait littéralement de faim, trouverait plutôt chez elle le déjeuner qu’il lui fallait tout de suite.

Ici Tina Kerbiel intervint, se sentant en cause.

— Si l’on peut dire, monsieur Joël ! Alors, vous croyez, comme ça, que la mignonne n’aurait pas trouvé ici un morceau en arrivant ? Alors, vous croyez que la vieille Tina a tout à fait perdu l’esprit, qu’elle n’avait pas pensé à la petite ? Eh bien, tenez, pour vous humilier, je vas vous montrer ce que je lui avais préparé pour son retour, à cette enfant-là.

Joël protesta de toutes ses forces.

— Ma bonne Tina, je te jure que je ne le crois pas. Ce n’est pas moi qui ai cru cela ; c’est Mme du Closquet, te dis-je.

— Eh bien ! Je l’attends, moi, Mme du Closquet, et je vais bien l’arranger, je vous le jure. Mais non. Faut que vous voyiez tout de même ce que je lui avais préparé.

Elle courut à la cuisine et en rapporta un compotier soigneusement couvert.

Quand elle en eut soulevé le couvercle, Joël aperçut une vingtaine de magnifiques crêpes à peine refroidies du feu de la matinée.

Mais, tandis que le jeune homme et le vieillard s’oubliaient à considérer les appétissants cornets de pâte, une main blanche passa entre la tête de Joël et celle de Tina, absorbée dans sa démonstration, prit au vol trois ou quatre crêpes en tas, pendant qu’une voix rieuse et mutine s’écriait au-dessus des spectateurs ahuris :

— Ça doit être joliment bon, ça ; merci, Tina !

Ce ne fut qu’un cri.

Tout le monde s’était levé et Corentine avait eu juste assez de présence d’esprit pour déposer le compotier sur la table au lieu de le laisser tomber par terre.

Et, pendant quelques minutes, ce fut un véritable duel entre la servante et son vieux maître pour savoir lequel des deux donnerait le plus de baisers à l’arrivante.

Était-elle jolie cette Maïna !

Des cheveux blond cendré, un teint de camélia, des yeux d’un bleu gris qui rappelait les calmes d’été de la Manche, un buste de déesse, une taille de guêpe, de beaux bras ronds, des mains et des pieds d’enfant, voilà ce que possédait d’ensemble celle que le docteur Le Budinio appelait sa filleule, qui, elle, le nommait « mon oncle », et dont la vieille Tina ignorait, quelques heures plus tôt, le vocable agaçant de Véronique.

— Et d’où sors-tu ? — demanda le docteur quand il eut recouvré le sens.

La jeune fille, très disposée à la gaieté, répliqua :

— Je sors de chez Mme du Closquet et j’entre chez mon excellent oncle. Et si vous n’étiez pas tous stupéfaits comme vous l’êtes par mon arrivée, vous auriez déjà remarqué que je n’étais point seule.

Le docteur, Tina et Joël se retournèrent en même temps.

Le chambranle de la porte encadrait une bonne et belle figure de vieille femme dont la toilette, un peu antique, ne déparait en aucune façon les traits nobles et marqués du cachet aristocratique de la race.

C’est que Mme Catherine-Tiphaine du Closquet était la dernière descendante de l’un des héros du combat des Trente.

Elle tenait de ses aïeux une fortune assez médiocre, mais son mari, qui possédait des terres à Paramé et à Dinard, avait gagné énormément d’argent le jour où ces deux plages s’étaient créées. Elle jouissait présentement d’un capital de deux millions, dont la rente, à trois et demi pour cent, passait presque tout entière en bonnes œuvres.

La vieille dame avait, en effet, coutume de dire en riant :

— J’ai trois héritiers : le plus rapproché est un dissipateur ; — je lui fais une réserve pour ses vieux jours ; le second est un officier de marine qui aura besoin de moi pour se marier à sa guise ; quant au troisième, père de famille, économe et laborieux, il me croit pauvre. Ma mort lui fera une surprise, mais il m’aura déjà rétribuée en vraies larmes bien sincères.

De fait, Mme Tiphaine, ainsi qu’on la nommait dans l’intimité, avouait soixante ans et en portait gaillardement soixante-quinze, l’état civil ne faisant pas grâce d’un jour à ceux qu’il dénomme.

Il n’y avait aucune coquetterie dans le cas de la vieille dame. Mais très caustique sous une apparence enjouée, elle disait encore :

— Je retarde ainsi de quinze ans la cour intéressée que l’on pourrait me faire, et j’avance de quinze années la mise au monde de mon testament.

A sa vue, le docteur, qui, quelques minutes plus tôt, maugréait contre elle de tout son cœur, s’empressa de lui tendre ses mains.

— Allons, Cadet, — fit gaiement Mme du Closquet, — avant que je ne m’assoie à votre table, récitez le Confiteor.

— Vraiment ? — réclama le docteur, — et pourquoi cela, je vous prie ?

— Parce que les oreilles m’ont tinté, tout à l’heure, et que sûrement vous avez dû me donner à tous les diables, païen incorrigible que vous êtes.

Au lieu de protester, le docteur se frappa la poitrine.

— Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ, — confessa-t-il. — C’est un peu vrai que je vous ai valu quelques mérites de plus au ciel.

C’était l’habitude de Mme du Closquet de se prévaloir des dix ans qu’elle avait de plus pour appeler le docteur « Cadet ».

Et cette appellation, toute d’amitié, elle ne l’employait guère que depuis quelque dix ans.

Elle lui rappelait de graves souvenirs, ceux du zèle et du dévouement apportés par le docteur aux soins qu’il avait donnés à M. du Closquet pendant sa dernière maladie.

Elle poursuivit avec cette verve qui est la grande qualité des vieillards aimables :

— Ne poussez pas plus avant les excuses. Peut-être pourrais-je me reprocher à moi-même d’avoir eu tort en gardant Maïna avant qu’elle ne vous eût vus ici. Mais, je l’avoue, même devant elle, j’aime cette chère petite tête d’écolière au point de la disputer à ses parents, à mes meilleurs amis.

Il va sans dire qu’il ne devait rien rester de l’incident que le souvenir d’un sceau de plus mis sur une vieille et forte amitié.

Mme du Closquet le vit bien à la sympathie qu’elle lut sur tous les visages.

Et, pour fêter avec ses amis le retour, non seulement de Maïna, mais aussi de Joël, elle fit honneur aux crêpes de Tina avec des dents de vingt ans.

Après quoi tout le monde descendit au jardin.

Là, ce fut une surprise nouvelle.

Comme si le petit enclos n’eût pas contenu par lui-même assez de verdure et de floraison, les indigènes de Rocabey qui avaient chargé de fleurs la voiture de Cailleux venaient de dresser de leurs mains une sorte d’arc de triomphe de feuillage, sous lequel, venus à pied du lointain faubourg, ils saluèrent d’acclamations enthousiastes la gracieuse enfant adoptée par le vieux médecin.

Et la douairière, toujours en verve, de s’écrier à cette vue :

— Parbleu ! voilà qui est original ! Faire tenir dans son propre jardin les populations en délire.

Oh ! la belle et bonne journée que passèrent là, ensemble, avec leurs amis de tous rangs, les divers acteurs de ce drame de famille !

Dans la soirée, en guise de champagne, on but du cidre, de cet excellent cidre que l’aubergiste avait voulu, le matin même, faire goûter au docteur Le Budinio.

La nuit vint enfin. A onze heures précises, on reconduisit en pompe Mme du Closquet jusqu’en sa belle maison de la rue Saint-Vincent, et, minuit sonnant, chacun se retrouva seul dans sa chambre.

....... .......... ...

C’était une jolie petite chambre rose, tapissée avec goût, meublée avec élégance, que la sollicitude affectueuse du vieillard avait réservée à sa filleule.

Le matin, en ouvrant ses deux fenêtres, Véronique pouvait embrasser simultanément la mer et la plage par-dessus les remparts, l’isthme du Sillon à la sortie de la ville et tous les jardins environnants.

Un lit aux rideaux de mousseline immaculés, une armoire à glace en bois blanc verni, une table de toilette et un gracieux secrétaire assortis comme forme et comme couleurs, garnissaient ce virginal réduit.

Et, en vérité, Maïna ne souhaitait rien au delà.

Le luxe le plus princier n’aurait pu lui donner le calme et le repos que lui assurait ce coin de demeure paisible, cet attachement constant et fidèle des êtres qui l’habitaient.

Aussi, dès qu’elle s’y retrouva, la jeune fille ouvrit-elle la fenêtre donnant sur le port, et, la tête penchée sur sa main, accoudée au balcon de fer, s’abandonna-t-elle aux rêveries que lui apportaient, fraîches et caressantes, les haleines de la mer.

Depuis six années, elle ne revoyait cette chambre que tous les ans à la même époque et même un peu plus tard, puisqu’elle était en pension à Paris et ne rentrait à Saint-Malo qu’au moment des grandes vacances.

Cette fois, c’était pour toujours qu’elle y revenait, — ayant fini ses études, couronnées, à douze mois de distance, par le double diplôme des degrés simple et supérieur.

« Pour toujours ! » Il faut avoir été écolier ou écolière, captif loin de cette patrie de l’enfance qui est la famille, pour savoir ce que ces deux mots contiennent et résument de joies profondes et condensées ! — Au reste, ne sont-ils pas l’unique, la plus puissante expression des sentiments intenses et durables ? N’est-ce pas « pour toujours » que s’aiment ceux qui, à la fleur de l’âge, unissent leurs cœurs dans une mutuelle affection, leurs mains dans l’échange des anneaux symboliques du mariage ?

Pour Maïna, il n’y avait encore ni perspective, ni lointaine espérance d’une tombe fleurie.

La jeunesse s’épanouissait en elle comme autour d’elle, et, en prononçant ces mots « pour toujours », la jeune fille attachait au front chauve de son « oncle » et aux cheveux blancs de Tina les mêmes fleurs de printemps dont elle ceignait, en pensée, sa tête nimbée de boucles blondes.

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