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Les chasseurs de loups

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CHAPITRE X
POURQUOI LOUP ET MUKOKI HAÏSSAIENT LES LOUPS

Par deux fois, au cours de la nuit, Roderick fut réveillé par un léger bruit. C’était Mukoki qui allait ouvrir la porte de la cabane.

La seconde fois, il se souleva dans ses couvertures et, s’appuyant sur ses coudes, il observa le vieil Indien.

La nuit était resplendissante et un flux de clair de lune ruisselait sur le campement. Rod pouvait entendre Mukoki glousser et grogner, comme se parlant à lui-même. A la fin, sa curiosité l’emporta et, s’enroulant dans ses couvertures, pour ne point avoir froid, il alla rejoindre l’Indien sur le seuil de la porte.

Le regard levé de Mukoki semblait perdu dans l’espace. Le globe lunaire se trouvait au zénith, juste au-dessus de la cabane, et, comme le ciel était sans nuage, il faisait clair à ce point que l’on distinguait nettement tous les objets sur l’autre rive du lac.

Le froid était non moins vif et Rod en sentait déjà les picotements sur sa figure. Il se demandait ce que pouvait fixer ainsi, sur l’empyrée, la vue de Mukoki, à moins que ce ne fût la magnificence même de la nuit.

« Qu’est-ce qu’il y a, Mukoki ? » interrogea-t-il.

Le vieil Indien rabaissa vers lui son regard et demeura un instant sans rien dire. Il était visible qu’une sorte de joie mystérieuse l’absorbait tout entier. Elle se peignait sur tous ses traits.

« Nuit de loups ! » murmura-t-il.

Il se retourna vers Wabi, qui dormait toujours.

« Nuit de loups ! » répéta-t-il.

Et il se glissa comme une ombre vers le jeune chasseur.

Rod observait ses mouvements avec un étonnement croissant. Il le vit qui se penchait sur Wabi, le secouait par les épaules, pour le réveiller, et il l’entendit qui répétait, une fois de plus :

« Nuit de loups ! Nuit de loups ! »

Wabi s’éveilla et s’assit sur son séant, tandis que Mukoki s’en retournait vers la porte. Il s’était complètement vêtu et équipé, et déjà, armé de son fusil, il sortait et se glissait dans la nuit.

Wabi avait rejoint Roderick et ils aperçurent tous deux la forme sombre de Mukoki qui filait à toute allure sur la glace du lac, puis gravissait la colline opposée et se perdait au delà, dans le blanc désert du Wilderness.

Rod, ayant sur ces entrefaites regardé Wabi, il vit que les yeux de son camarade étaient étrangement dilatés et que, devenus fixes comme ceux, tout à l’heure, du vieil Indien, ils reflétaient un trouble intérieur intense. Puis muettement, Wabi alla vers la table, alluma une chandelle et s’habilla.

Il revint alors vers la porte ouverte, encore mal remis de ce trouble mystérieux, et siffla haut. A ce sifflement, Loup, qui avait à peu de distance de la cabane son abri, répondit par un hurlement gémissant.

Dix fois, vingt fois, Wabi recommença à siffler, sans que fît écho le sifflement de Mukoki. Voyant que son attente était vaine, il s’élança sur le lac, le traversa avec une rapidité égale à celle du vieil Indien, gravit la colline, sur une autre rive, et interrogea du regard la blanche et brillante immensité du Wilderness, qui se déployait sous ses pieds. Mukoki avait complètement disparu.

Il s’en revint vers la cabane, où ronflait le poêle que Rod avait rallumé. Il s’assit à côté, en tendant vers la chaleur ses deux mains bleuies par le froid.

« Brr… dit-il, tout grelottant, c’est une nuit qui n’est pas bénigne ! »

Il s’était mis à rire, en regardant Roderick, qui ne savait quelle contenance tenir, mais dont la physionomie demeurait quelque peu effarée devant ce qui se passait.

« Dites-moi, Rod, interrogea Wabi, est-ce que Minnetaki ne vous a jamais conté, au sujet de notre vieux guide, une singulière histoire ?

— Non. Rien de particulier. Rien de plus que ce que j’en sais par vous-même.

— En ce cas, écoutez-moi. Une fois, il y a longtemps de cela, Mukoki a été en proie, je ne dirai pas absolument à un accès de folie, mais à quelque chose qui y ressemblait fort. Je n’ai jamais pu me faire, sur ce point, une opinion nette. Oui ou non, a-t-il été vraiment fou ? Je balance encore. Mais les Indiens de la factorerie sont pour l’affirmative. Quand il s’agit de loups, prétendent-ils, Mukoki, parfois, perd la raison.

— Quand il s’agit de loups ?

— Oui. Et il a pour cela un sérieux motif. C’était au temps où vous et moi nous venions au monde. Mukoki possédait alors une femme et un enfant. Ma mère et les gens de la factorerie content que, pour cet enfant surtout, sa passion était grande. Il en abandonnait la chasse, le plus souvent, aux autres Indiens et, durant des jours entiers, il demeurait dans sa hutte, à jouer avec le « popoose »[9], à lui apprendre mille choses. Si, par hasard, il s’en allait chasser, emportant ficelé sur son dos le marmot piaillant et déjà grand, c’était un des Indiens les plus heureux parmi ceux qui venaient à la factorerie, quoiqu’il fût certainement un des plus pauvres.

[9] Nom que les Indiens donnent aux jeunes enfants. (Note des Traducteurs.)

« Un jour, comme il s’était présenté avec un petit ballot de fourrures, qu’il avait presque exclusivement échangées pour des objets destinés à l’enfant (c’est ma mère qui me l’a raconté), il décida, car il était tard, de passer la nuit près de nous. Je ne sais quoi le retarda et il remit de vingt-quatre heures son départ. Ne le voyant pas revenir, sa femme s’inquiéta. Elle prit sur son dos le « popoose » et partit avec lui à sa rencontre. »

Un hurlement lugubre du loup captif coupa la parole à Wabi, durant un moment. Puis il reprit :

« Elle marcha ainsi, assez longtemps, sans le voir venir. Que se passa-t-il exactement ? Sans doute, disent les gens de la factorerie, elle glissa, tomba et, dans sa chute, se blessa. Toujours est-il que, le lendemain, lorsque Mukoki se remit en route à son tour, il rencontra sur la piste son cadavre et celui de l’enfant, à demi dévorés par les loups. A compter de cette date tragique, Mukoki ne fut plus le même. Oubliant son ancienne paresse, il devint le plus renommé chasseur de loups de la région. Il quitta sa tribu, vint s’installer à la factorerie et, dès lors, ne nous quitta plus, Minnetaki et moi. Parfois, à intervalles assez éloignés, lorsque la lune brille comme aujourd’hui, dans la nuit claire, et que le froid mord, sa raison semble vaciller. — « C’est, dit-il, une nuit de loups. » — Personne alors ne peut l’empêcher de sortir, ni tirer de lui une parole. A personne, lorsqu’il est dans cet état d’esprit, il ne permet de l’accompagner. Ce soir, il va de la sorte parcourir des milles et des milles. Il ira droit devant lui, sans rebrousser chemin, jusqu’au terme inconnu de sa course folle. Puis, quand il sera de retour, il semblera aussi sain d’esprit que vous et moi. Si vous lui demandez d’où il vient, il vous répondra vaguement qu’il est sorti pour voir s’il n’y avait pas quelque coup de fusil à tirer… »

Rod avait écouté avec une attention infinie. A mesure que Wabi déroulait le fil de la dramatique histoire de Mukoki, il se sentait pris pour le vieil Indien d’une immense pitié. Ce n’était plus pour lui, maintenant, un demi-sauvage, à peine frotté d’un peu de civilisation. C’était un frère humain, dans toute la force du terme. Des sanglots montaient dans sa poitrine oppressée et, à la lueur vacillante de la chandelle, des larmes brillantes humectaient ses yeux.

« Son habileté à chasser les loups, continua Wabi, confine à la sorcellerie. Chaque jour de sa vie, depuis près de vingt ans, il a fixé sur eux sa pensée. Il les a étudiés à fond et il en connaît plus, à lui tout seul, sur cette bête, que tous les chasseurs réunis du Wilderness. Chaque piège qu’il pose capture un loup. Personne n’en saurait faire autant. Rien qu’aux traces laissées par tel animal, il peut vous apprendre à son sujet mille choses curieuses, dont vous ne vous douteriez jamais. Un instinct presque surnaturel l’avertit si la nuit qui vient est une « nuit à loups ». Un effluve qui passe dans l’air du soir, un je ne sais quoi qui est dans le ciel ou dans la lune, l’aspect même du Wilderness, toute une ambiance susceptible à peine lui enseigne que les loups, dispersés par monts et par vaux, se réuniront en bandes, cette nuit-là, et que le soleil, à son lever, les trouvera se chauffant à ses clairs rayons, sur la pente des collines. Si Muki nous a rejoints, vous verrez, demain, commencer pour nous un sport peu banal et comment Loup, lui aussi, s’acquitte du travail qui lui est dévolu. »

Il y eut quelques minutes de silence, tandis que la flamme ronflait dans le poêle, chauffé au rouge. Les deux boys étaient assis l’un près de l’autre, regardant et écoutant le feu. Rod tira sa montre. Il était à peine minuit. Pourtant tous deux ne songeaient pas à reprendre leur sommeil interrompu.

« Loup est une bête tout à fait curieuse, disait Wabi. Sans doute, Rod, vous devez penser qu’il n’est qu’un dégénéré, un être servile et traître à sa race, digne de tous les mépris, lorsqu’il se retourne contre ses anciens frères et les attire à la mort. Il ne mérite point ces reproches. Il a, comme Mukoki, ses raisons, et qui sont bonnes, pour agir comme il le fait. Les animaux, comme les hommes, ont leurs rancœurs et leurs vengeances. Avez-vous remarqué qu’il lui manque la moitié d’une oreille ? Si vous lui renversiez la tête et lui tâtiez la gorge, vous y trouveriez la marque d’une profonde cicatrice. Et si, promenant la main sur son train de derrière, vous palpiez la chair, sous le poil, vous constateriez qu’en arrière de la cuisse gauche il y a un trou gros comme le poing. Mukoki et moi, nous avons capturé Loup dans un piège à lynx. Ce n’était alors qu’un menu louveteau, que Mukoki jugea devoir être âgé de six mois environ. Il était, le pauvre, en triste état ! Tandis qu’il était pris dans le piège et impuissant à se défendre, trois ou quatre membres de son aimable tribu s’étaient jetés sur lui et avaient tenté de s’en faire un petit lunch. Nous étions arrivés juste à temps pour mettre en fuite ces fratricides. Nous recueillîmes et gardâmes le louveteau, après lui avoir recousu la cuisse et la gorge, et nous l’avons apprivoisé. Vous verrez demain soir comment Muki lui a appris à s’acquitter de sa dette envers les hommes. »

Après avoir encore bavardé deux heures durant, Rod et Wabi soufflèrent la chandelle et retournèrent à leurs couvertures.

Rod fut une bonne heure à se rendormir. Il se demandait où était Mukoki, ce qu’il faisait et comment, dans son accès de demi-folie, il retrouverait sa route dans le Grand Désert Blanc.

Puis des rêves agitèrent son sommeil. Il revoyait la mère Indienne dévorée par les loups, avec son enfant. Et, tout à coup, cette image avait fait place à celle de Minnetaki, tandis que les loups s’étaient mués en Woongas, qui se jetaient sur la jeune fille.

Il fut tiré de son cauchemar par une série de coups de poings que Wabi lui donnait dans le côté. Il rouvrit les yeux, regarda Wabi dans ses couvertures, qui lui montrait quelque chose du doigt et, au bout du doigt, il vit… Mukoki, qui était paisiblement en train de peler des pommes de terre.

« Hallo, Muki ! » cria-t-il.

Le vieil Indien releva les yeux et regarda Rod, avec sa bonne grimace coutumière. Ses traits ne portaient aucune trace de sa folle équipée nocturne. Mais, gaiement, il dodelinait de la tête et, aussi tranquille que s’il venait de sortir du lit, après une bonne nuit de repos, il préparait le déjeuner du matin.

« Il faut se lever, conseilla-t-il. Grand jour de chasse ! Beaucoup de beau soleil aujourd’hui. Nous trouver loups sur montagnes, beaucoup de loups ! »

Les deux boys culbutèrent de leurs couvertures et commencèrent à s’habiller.

« A quelle heure es-tu rentré ? demanda Wabi.

— Maintenant, répondit Mukoki, en montrant le poêle et les pommes de terre épluchées. Maintenant, juste, pour rallumer le feu. »

Wabi regarda Rod en clignant de l’œil et, comme Mukoki se penchait sur le fricot :

« Qu’as-tu fait, cette nuit, Muki ? » interrogea-t-il.

Mukoki grogna :

« Grosse lune. Temps clair. Aurais pu tirer. Voir lynx sur colline. Voir trace loups sur piste en foule. Mais pas tiré. »

Ce furent toutes les explications que les deux boys purent obtenir de l’Indien sur l’emploi de sa nuit.

On se mit à table et, à un moment, tandis que Mukoki était allé fermer la porte du poêle, dont la chaleur était excessive, Wabi, poussant Rod du coude, lui dit à mi-voix :

« Vous voyez si j’avais raison. Il a bien été flairer les pistes ! »

Puis, à voix haute :

« Ne penses-tu pas, Muki, que nous devrions nous partager l’ouvrage de cette matinée ? Il me semble qu’il y ait, sauf avis contraire, deux directions dans lesquelles nous pourrions aller poser nos pièges. L’une qui suit, vers l’est, le chaînon rocheux dont cette crique est formée ; l’autre qui va vers le nord, à travers les ondulations de la plaine. Est-ce ton opinion ?

— Bon ! approuva le vieux trappeur. Vous deux aller au nord. Moi suivre la crête. »

Mais Roderick s’exclama vivement :

« Non, non ! Je suivrai la crête avec toi et Wabi prendra la plaine. C’est toi que j’accompagne, Mukoki ! »

Flatté de cette préférence du jeune blanc, Mukoki grimaça, gloussa et se mit à parler, avec plus de volubilité, des divers projets qui avaient germé dans sa tête. Il fut finalement convenu que l’on se retrouverait dans la cabane, assez tôt dans l’après-midi pour pouvoir se reposer avant la nuit, au cours de laquelle l’Indien paraissait persuadé que s’ouvrirait la chasse aux loups.

Rod remarqua que le loup captif n’avait pas eu à manger, ce matin-là, et il en devina facilement la raison.

Les chasseurs se partagèrent les pièges, qui étaient de trois dimensions différentes. Il y en avait cinquante petits pour les visons[10], martres et autres bestioles à fourrure ; quinze, un peu plus forts, pour les renards, et autant, de grande taille, à l’usage des lynx et des loups. Wabi prit dans son équipement vingt petits pièges, quatre à renards et quatre grands. Rod et Mukoki se chargèrent des autres. Ce qui restait de viande de caribou fut pareillement réparti entre les trois chasseurs, pour servir d’appât.

[10] Sorte de putois du Canada, dont la fourrure est brune et brillante. (Note des Traducteurs.)

Tous ces préparatifs étaient terminés avant l’aube et le soleil émergeait seulement de l’horizon, sur le Wilderness, lorsqu’on se mit en route.

Ainsi que l’avait prévu Mukoki, c’était une splendide journée qui s’annonçait, un de ces jours très purs et sans nuages, au froid mordant, où selon la croyance des Indiens, le Grand Créateur du monde prive de soleil le reste de l’univers, afin de faire luire toute sa splendeur sur leur terre sauvage.

Lorsqu’ils furent au sommet de la colline qui faisait face à leur cabane, les trois hommes s’arrêtèrent, pendant quelques instants, et Rod contempla au loin, muet d’admiration, l’immense paysage étincelant. Puis on se sépara.

Rod et Mukoki n’avaient pas marché pendant cinq minutes que l’Indien indiqua à son compagnon un tronc d’arbre mort, qui était tombé en travers d’un petit torrent. Sur ce pont improvisé, la neige était battue de menues empreintes. Mukoki les examina, et, tout de suite, déchargea son ballot.

« Vison ! » dit-il.

Puis, ayant suivi la piste jusqu’à une jonchée d’autres arbres abattus par le vent :

« Toute une famille vivre ici. Trois, peut-être quatre, peut-être cinq. Bâtir ici « maison de trappes ».

Jamais encore Rod n’avait vu disposer de pièges à la mode du vieil Indien. Sur la piste, un peu au delà du torrent, il construisit, avec des branches, un petit abri, pareil à une maisonnette. Il y plaça ensuite un morceau de viande de caribou et, un peu en avant, il installa son piège, soigneusement dissimulé avec un peu de neige et brindilles de bois. En vingt minutes, Mukoki avait édifié deux de ces abris et posé deux pièges.

Comme ils se remettaient en route, Rod demanda :

« Pourquoi, Muki, construis-tu ces petites maisons ? »

L’Indien expliqua :

« Beaucoup de neige souvent tomber en cette saison. Bâtir petite maison pour préserver pièges de la neige. Si pas faire cela, falloir toujours surveiller pièges et déterrer eux de la neige. Quand vison sentir viande, lui entrer dans maison et forcé de passer sur trappe. Bon pour petits animaux. Pas bon pour lynx. Quand lui voir maison, tourner autour, autour, autour, et puis partir. Lynx intelligent et rusé coquin. Loup et renard aussi.

— Que vaut un vison ? interrogea Rod.

— Cinq dollars, pas plus. Sept, huit dollars, si très beau. »

Au cours du prochain mille, six autres pièges semblables furent posés. La crête rocheuse que suivaient les deux chasseurs s’élevait de plus en plus et le regard de Mukoki s’allumait d’un feu qui trahissait une autre préoccupation que celle des petites bêtes à fourrure. Sa marche se faisait lente et prudente, et, quand il parlait à Rod, ce n’était qu’un simple murmure qui filtrait de ses lèvres. Rod lui répondait dans la même gamme.

Tous deux s’arrêtaient, de temps à autre, fouillant du regard les vastes espaces qu’ils dominaient et tâchant d’y découvrir des traces de vie. Chemin faisant, ils posèrent deux pièges à renards, dans deux coulées qui trahissaient ostensiblement le passage de ces animaux.

Un peu plus loin, dans un ravin sauvage encombré d’arbres écroulés et de masses rocheuses, ils rencontrèrent une piste de lynx et deux pièges furent installés, l’un à l’entrée du ravin, l’autre à son issue. Mais il était visible que, même au cours de ces opérations, l’esprit de Mukoki était ailleurs.

Ils avançaient de front, à une cinquantaine de yards l’un de l’autre, Rod se tenant avec soin sur la même ligne que Mukoki et imitant sa circonspection. Soudain, le jeune homme entendit un appel sourd de son compagnon et il vit celui-ci l’appelant par de grands gestes, qui trahissaient un frénétique enthousiasme. Il se hâta de le rejoindre.

« Loup ! » murmura Mukoki.

Rod aperçut dans la neige un certain nombre d’empreintes, assez semblables à celles d’un chien.

« Trois loups ! continua l’Indien, dont la jubilation était extrême. Sortis de bonne heure, ce matin, de leur retraite. Venus se chauffer quelque part, au soleil, sur la montagne. »

Maintenant, ils suivaient la piste des loups. Ils ne tardèrent pas à y rencontrer le reste d’une carcasse de lapin. Des empreintes de renard se mêlaient, alentour, à celles des loups. Mukoki posa encore un piège. Puis ce furent des marques de chat-pêcheur et l’Indien y alla d’un nouveau piège.

Des pistes de cerfs et de caribous se croisaient en tous sens, mais Mukoki n’y prêtait point attention.

Bientôt les empreintes d’un quatrième loup se mêlèrent aux précédentes, puis celles d’un cinquième, qui avait rejoint la bande. Une demi-heure après, une autre piste de trois loups coupait à angle droit celle que suivaient les deux chasseurs, et se dirigeait vers la plaine et ses bois. La figure de Mukoki en était toute convulsée de joie.

« Multitude de loups ! s’exclama-t-il. Ici, là, partout ! Bon endroit pour chasse de la nuit ! »

La crête rocheuse s’abaissa ensuite vers un bas-fond où serpentait un ruisseau gelé. Les traces de vie abondaient, faisant battre le cœur de Rod et bouillir son sang. La neige, par places, était littéralement hachée de sabots de rennes. Des pistes couraient en tous sens et des poils étaient restés accrochés à l’écorce d’une vingtaine de petits sapins, contre lesquels les bêtes s’étaient frottées.

Le glissement de Mukoki sur la neige était étrange, impressionnant presque. Les brindilles mêmes des buissons qu’il traversait se courbaient sans bruit sur son passage et Rod, ayant par mégarde heurté d’une de ses raquettes une petite souche d’arbre, le vieil Indien en leva les mains au ciel, de réprobation et d’horreur pour une telle maladresse.

Un bref arrêt de Mukoki et un signe à Rod, qui le suivait, apprirent au jeune homme qu’un gibier était en vue. L’Indien s’accroupit sur ses raquettes et, lorsque Rod l’eut rejoint, il lui passa son fusil. Puis ses lèvres, presque muettement, ébauchèrent ce seul mot :

« Tirez ! »

Rod avait pris le fusil, d’une main fiévreuse. Avec un tremblement émotif, il vit, à une centaine de yards devant lui, un daim mâle, magnifique, qui broutait, aux branches d’un noisetier, quelques feuilles épargnées par l’hiver et à demi desséchées. Un peu plus loin étaient deux femelles.

Le jeune boy prit son aplomb. Le daim se présentait de flanc, le cou tendu et la tête levée, en une position idéale pour un beau coup de fusil, à l’arrière de la patte de devant, point vital entre tous. Rod visa et tira. En un bond spasmodique, l’animal tomba mort.

Tandis que Roderick en était encore à constater l’heureux effet de sa balle, Mukoki avait rapidement couru vers le gibier abattu. Le boy, lorsqu’il le rejoignit, le trouva agenouillé devant la victime, encore palpitante, et tenant en main un bidon à whisky, de la contenance d’un quart environ. Le vieil Indien, sans autre explication, enfonça son coutelas dans la gorge de l’animal et remplit le bidon de sang fumant.

Lorsque seulement il eut terminé, il souleva le bidon, d’un air de grande satisfaction, et dit :

« Sang pour loups ! Loups aimer sang. Grosse chasse ce soir. Pas de sang, pas d’appât véritable ! Et pas de loups abattus ! »

Mukoki semblait s’être départi maintenant de sa précédente gravité. Il était évident qu’il considérait comme accomplie la besogne de la matinée.

Il éventra le daim, il prit le cœur et le foie, découpa un quartier de viande. Tirant ensuite de son équipement une longue lanière, il en lia l’extrémité au cou de l’animal, jeta en l’air l’autre bout, par-dessus une branche d’arbre, et, avec l’aide de son compagnon, hissa ce qui restait du daim à plusieurs pieds au-dessus du sol.

« Si nous empêchés de venir ce soir, lui garanti de loups », expliqua-t-il.

Une dernière exploration du bas-fond amena les deux chasseurs à l’endroit où le sol se relevait, vers une pente couverte de gros blocs, et clairsemée de grands sapins et de bouleaux. Ils arrivèrent ainsi devant un énorme rocher qui attira aussitôt l’attention de Mukoki. Se hisser à son sommet était impossible sur presque toutes ses faces. D’un côté seulement, on pouvait tenter l’ascension, en s’aidant des branches d’un sapin qui était voisin. Le rocher se terminait par une petite plate-forme, comme on pouvait le voir d’en bas, et Mukoki gloussa, tout heureux :

« Bon endroit pour poser appât ! Ce soir attirer ici les loups. »

La montre de Rod marquait près de midi. Tous deux, les chasseurs s’assirent pour manger les sandwichs qu’ils avaient apportés. Après quoi, ils reprirent le chemin du retour. Au delà du bas-fond, ils atteignirent la route qu’ils avaient faite à l’aller, en coupant droit vers la cabane. Le terrain était terriblement accidenté et chaotique. Par endroits, une muraille abrupte, semblable à un rempart, surplombait à pic des précipices vertigineux.

Comme ils passaient ainsi au-dessus d’une crique, profonde de près de cinq cents pieds, où bondissait, l’été, un petit torrent, gouffre obscur et sinistre où ne pénétraient point les rayons du soleil, Mukoki s’arrêta, à plusieurs reprises. S’accrochant prudemment à un arbuste, il se pencha au-dessus de ce ravin apocalyptique, le scruta du regard et, quand il se releva, expliqua :

« Au printemps, abondance d’ours, là-dedans. »

Mais ce n’était point aux ours que Rod était en train de songer. L’idée de l’or avait à nouveau surgi dans son cerveau. Ce ravin mystérieux ne détenait-il pas le secret emporté dans la tombe, il y avait cinquante ans, par les deux squelettes de la cabane ?

Le noir silence enclos entre les parois de ce puits de l’abîme, cette désolation, qui évoquait celle d’un paysage lunaire, les obscures retraites de ce ravin où plongeaient ses yeux avides, tout, dans ce lieu maudit, semblait se rapporter à la tragédie du passé et lui avoir servi de théâtre. Le mot du secret qui le tourmentait, Rod en était convaincu, se trouvait là.

Cette idée ne le quitta plus, tandis qu’il suivait Mukoki. Sous l’empire de cette obsession, qu’il était impuissant à chasser, il alla prendre le bras du vieil Indien et lui dit :

« C’est dans ce ravin, Mukoki, que les pépites d’or ont été découvertes ! »

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