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Les chasseurs de loups

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CHAPITRE XV
SOUS L’AVALANCHE NEIGEUSE

Rod jusque-là, n’avait pas encore parlé de la piste mystérieuse, rencontrée par lui dans le ravin. Le rouleau de bouleau avait accaparé tout l’intérêt des trois compagnons.

Cette fièvre une fois calmée, et tout en mangeant, le jeune homme conta les étranges allées et venues du Woonga, quelque espion, pensait-il. Mais il n’insista pas sur les craintes qui le tourmentaient, sur ce chapitre. Autant valait laisser Wabi et Mukoki à leur béate quiétude. Ils étaient, en réalité, assez incapables de l’expliquer. Le fait que les Woongas, dans un but qui paraissait énigmatique, semblaient avoir, autant qu’eux trois au moins, le désir d’éviter une rencontre, de ne se trouver jamais sur leur piste, et ne les avaient jamais attaqués de face ou dans quelque embuscade, si souvent facile à dresser ; toute cette passivité apparente de l’ennemi, qui pourtant rôdait autour d’eux, était anormale au premier chef. Cependant, la quiétude présente semblait suffisante à Wabi et à Mukoki. Peut-être songeaient-ils qu’il serait suffisant de s’alarmer lorsque le danger se préciserait.

Le récit de Rod ne souleva pas une émotion particulière et des préparatifs immédiats furent envisagés, pour aller à la découverte des trois cascades.

Il fut convenu que ce voyage d’exploration serait confié à Mukoki, dont l’endurance était supérieure à celle des deux boys et la marche plus rapide. Dès le lendemain matin, il partirait, avec une provision de vivres. Rod et Wabi, en son absence, s’occuperait des pièges.

« Il nous faut tout au moins, déclara Wabi, trouver la première cascade, avant de revenir à la factorerie. Nous aurons ainsi une quasi-certitude de la réalité de nos déductions. Mais si, réellement, cent milles nous séparent du but final, nous devrons renoncer à aller quérir notre or en cette saison. Nous retournerons tranquillement à Wabinosh-House et y préparerons tout à loisir une nouvelle expédition, avec des provisions renouvelées et les outils convenables. Cela ne pourra se faire qu’au printemps prochain, après la fonte des neiges et les inondations qui la suivent.

— C’est bien ce que je me suis dit, répliqua Rod. Mais je ne serai plus, alors, près de vous. Vous savez que j’ai une mère, Wabi, et qu’elle est seule ! »

Et ses yeux se mouillèrent légèrement.

« Oui, je comprends, dit Wabi, en posant sa main sur le bras de son camarade.

— Ses fonds doivent être en baisse, à cette heure. Peut-être est-elle ou a-t-elle été malade. Il faut tout prévoir…

— Et vous devez retourner près d’elle, après avoir réalisé le prix de vos fourrures, acheva affectueusement Wabi, en formulant pour Rod sa pensée. Je pourrai même vous accompagner dans ce petit voyage. Croyez-vous qu’il lui serait agréable de me revoir ?

— Si je le crois s’exclama Rod. Mais elle vous aime autant que moi, Wabi ! Elle battrait des mains en vous apercevant ! Mais parlez-vous sérieusement ?

— Je ne promets rien, d’une façon ferme. Ce que je veux seulement vous dire, c’est que j’irai, si je le peux.

— Et toi, Mukoki ? Veux-tu venir aussi ? »

Le vieil Indien grimaça, gloussa et grogna, mais ne souffla mot.

Wabi répondit pour lui.

« Il tient trop, dit-il, à rester près de Minnetaki. Il est son authentique esclave, vous le savez, Rod. Non, non, Mukoki n’ira pas, je le parierais. Il demeurera à la factorerie pour veiller sur ma sœur, pour avoir soin qu’elle ne se perde pas, ne se blesse pas, ou ne soit pas à nouveau enlevée par les Woongas. Eh ! Mukoki ? »

Mukoki remua sa tête de haut en bas, avec une grimace heureuse. Puis il alla vers la porte de la cabane, l’ouvrit et regarda dehors :

« Neige ! cria-t-il. Neige comme vingt-cinq mille diables ! »

C’était le plus énergique des jurons qu’avait l’habitude de proférer le vieil Indien et il n’en usait que dans les circonstances importantes.

Rod et Wabi firent chorus avec lui. Jamais encore le jeune citadin n’avait vu une tempête de neige pareille à celle qui se préparait. L’heure était arrivée de la grande chute annuelle du Nord, qui ne manque jamais aux pays arctiques. Elle avait été, cette année, en sensible retard.

Les flocons tombaient, doucement, lentement, sans encore un souffle d’air qui les agitât. C’était comme une blanche et muette marée, impénétrable à l’œil, si dense qu’elle semblait étouffer l’atmosphère et suffoquer la respiration.

Rod étendit la paume de sa main et, en un instant, elle fut recouverte d’un épais coussin. Il avança un peu, et ce n’était plus déjà qu’une ombre spectrale, à peine perceptible à ses compagnons. Lorsqu’il rentra dans la cabane, au bout d’une minute, il apportait sur lui toute une charge de neige.

L’avalanche neigeuse continua sans interruption durant l’après-midi, et pendant la nuit pareillement. Vers le matin, Rod entendit le vent, qui s’était élevé, siffler et hurler dans les arbres voisins et contre les murs de la vieille cabane. Il se leva et ranima le poêle, tandis que Wabi et Mukoki dormaient encore.

Il tenta d’ouvrir la porte. Elle était bloquée. Il poussa les volets de la fenêtre et un plein baril de neige s’abattit sur lui. Aucune lueur de jour n’était encore visible.

En se retournant, il aperçut Wabi assis sur ses couvertures et qui riait sous cape à l’aspect de son camarade ahuri et consterné.

« Qu’est-ce qui se passe donc en notre pauvre monde ? demanda Wabi, avec un gros soupir. Serions-nous ensevelis sous la neige ?

— J’espère que non, répondit Rod, en jetant vers le poêle qui ronflait un regard inquiet. Enseveli, Wabi…

— En tout cas, nous ne le sommes pas complètement. Si j’en crois ce bon feu, le sommet de la cheminée émerge encore ! »

Mukoki s’éveilla à son tour et s’étira les membres. Et, comme un rugissement formidable passait sur la cabane :

« Vent souffler très fort ! dit-il. Tout à l’heure souffler plus fort ! »

Rod repoussa dans un coin, avec une pelle, la neige introduite par lui et barricada à nouveau les volets, tandis que ses compagnons s’habillaient.

« En voilà pour une semaine, après cela, à déterrer nos pièges, déclara Wabi. Mais le Grand Esprit, qu’adore Mukoki et qui envoie à son pays toutes sortes de bénédictions (celle-ci en est une), sait seul quand cessera la tourmente. Elle peut durer une semaine. Ce n’est pas l’occasion d’aller chercher notre cascade !

— Il nous reste la ressource de jouer aux dominos, suggéra Rod, dont le front s’était rasséréné. Je me souviens justement d’une certaine partie que nous avons laissée en plan à Wabinosh-House et que nous n’aurons qu’à reprendre. Mais croyez-vous sincèrement qu’il n’a pas neigé suffisamment, hier après-midi et cette nuit, pour recouvrir cette cabane ?

— Ce serait déjà fait, expliqua Wabi, si la cabane ne se trouvait, avec le lac qui lui fait face, dans une dépression du terrain, ouverte à ses deux bouts, et où souffle un courant d’air perpétuel qui empêche la neige de s’accumuler. Mais si l’avalanche continue, nous serons, dès ce soir, sous une petite montagne.

— Et nous ne serons point étouffés là-dessous ? » balbutia Rod.

Wabi se prit à rire joyeusement, devant la naïve frayeur du jeune citadin, et une salve de gloussements de Mukoki, en train de découper des tranches de caribou, lui fit écho.

« Neige, très bonne chose vivre dessous ! » affirma sentencieusement le vieil Indien.

Et Wabi donna des explications plus circonstanciées.

« Fussiez-vous, Rod, sous une véritable montagne de neige qu’il vous serait possible de vivre. A moins, bien entendu, que vous ne fussiez écrasé sous son poids. La neige est amalgamée d’air respirable. Mukoki a été pris, une fois, sous un éboulement de neige et il y est demeuré enseveli, sous trente pieds d’épaisseur, dix heures durant. Il avait là un nid du calibre d’un simple tonneau. Et, quand nous l’avons délivré, nous l’avons trouvé aussi calme et à son aise que s’il eût été dans son lit. La neige a un autre avantage ; c’est de tenir chaud. Nous n’allons plus avoir besoin de brûler beaucoup de bois. »

Après le déjeuner, les deux boys rouvrirent le volet et Wabi fit, avec sa pelle, dégringoler peu à peu la neige qui obstruait la fenêtre. A la troisième ou quatrième pelletée, un gros bloc céda tout d’un coup et, par cette cheminée artificielle, la clarté du jour apparut. Les deux boys avaient de la neige jusqu’à la taille. En levant les yeux, ils virent la tempête tourbillonner toujours dans le ciel.

« La neige arrive à hauteur du toit… dit Rod, qui continuait à n’être qu’à moitié rassuré. Dieu bon, quelle tourmente !

— Et maintenant, dit Wabi, nous allons rire ! Rod, êtes-vous de la partie ? »

En parlant ainsi, il avait rampé à travers la fenêtre, dans la cavité neigeuse, et tentait de se hisser dehors. Une nouvelle masse de neige céda brusquement, laquelle tomba en plein sur Rod qui suivait.

Rod en fléchit les genoux. Il se débattit, pour se dégager, et ne put retenir un cri. Wabi, qui était arrivé à l’air libre se pencha sur le trou et se mit à s’esclaffer. Son ami était tout à fait grotesque, avec ses yeux clignotants, ses oreilles et sa bouche pleines de neige, et ses habits enfarinés.

« Hum ! Hum ! Hum ! » lui cria Wabi, qui en riait aux larmes.

Rod, cependant, s’était secoué et, en se tortillant de droite et de gauche, comme un poisson, il s’était remis à grimper. Wabi lui saisit les bras et le tira dehors. Mukoki suivit ensuite.

Profitant d’une accalmie dans la tempête, les trois compagnons s’avancèrent dans la neige molle. En se retournant, ils virent le monticule que formait la cabane et d’où pointait un bout de cheminée fumante.

Rod fut stupéfait du spectacle qui se déroulait autour de lui. La neige avait tout nivelé. Les menus plis du sol avaient disparu. Plus un rocher n’émergeait. Seuls, les arbres, entièrement emmitouflés d’une blanche carapace, bosselaient encore, çà et là, l’immensité blanche.

Il en fut comme anéanti. Maintenant seulement le Grand Désert Blanc lui apparaissait. Qu’allaient-ils devenir désormais ? Où trouveraient-ils même une bête à tuer et à manger ?

Lorsque le trio eut réintégré la cabane, Wabi rassura son camarade.

« Dans toute la zone, dit-il, où sévit la tempête, vous ne trouveriez pas, à cette heure, une seule créature en train de circuler. Tous les élans, tous les rennes, tous les caribous, les renards et les loups sont ensevelis sous la neige. Et, plus la neige est épaisse sur eux, plus ils auront chaud et s’en trouveront bien. C’est une aimable pensée qu’a eue là le Créateur de faire, pour eux, naître le bien de l’excès du mal. Dès que cette crise atmosphérique aura cessé, le Wilderness s’éveillera à nouveau à la vie. L’élan, le renne et le caribou se lèveront de leur lit de neige et recommenceront à grignoter les branches des sapins. Une croûte dure se formera sur la neige molle et, comme les renards, les lynx et les loups, les plus petites bestioles se remettront à trottiner et à se dévorer entre elles. Si les derniers torrents sont congelés, tous ces animaux lècheront la glace ou mangeront de la neige, en guise d’eau. Dans la neige encore ils se creuseront, avec leurs pattes, de chaudes cavernes, qui remplaceront pour eux la mousse estivale des bas-fonds, l’abri des buissons et des feuilles mortes. Enfin, les gros quadrupèdes, élans, rennes et caribous, en piétinant et en tassant sous leurs sabots de grandes surfaces de neige, s’établiront à eux-mêmes des sortes de corrals, où ils se rassembleront en grands troupeaux et se battront de compagnie contre les loups, en attendant le printemps. Croyez-moi, Rod, la vie pour toutes ces bêtes ne sera pas si mauvaise que vous le pensez. »

Jusqu’à midi, les trois chasseurs travaillèrent à creuser devant la porte une tranchée. Mais la tempête reprit, dans l’après-midi, interrompant leur besogne et la rendant inutile. Il n’y eut ainsi, pendant trois jours, que d’intermittentes accalmies.

Avec l’aurore du quatrième jour, tout s’apaisa, le ciel s’éclaircit et le soleil apparut.

Tellement aveuglant fut son éclat, que Rod, comme tous ceux qui ne sont point accoutumés au Wilderness, en put craindre une ophtalmie. Les cristaux de neige scintillaient comme autant de points électriques, lui brûlant douloureusement les prunelles.

Tandis qu’il s’aguerrissait, en compagnie de Wabi, Mukoki, le second jour, quitta la cabane, pour se mettre en quête de la première cascade. Rod lui avait indiqué l’étroite fissure, qui permettait de parvenir sans peine au fond du ravin.

Les deux boys, durant ce temps, s’occupèrent de repérer les pièges et de les déterrer. C’était un travail ardu et la perte était, en moyenne, d’un piège sur quatre.

Deux journées y furent employées et, lorsqu’à la fin de la deuxième, Wabi et Rod s’en revinrent à la cabane, à l’heure du crépuscule, ils comptaient bien retrouver Mukoki les attendant.

Mais le vieil Indien n’était pas de retour. Une journée encore passa, puis une autre, qui était la quatrième depuis son départ. En quatre jours, Mukoki pouvait parcourir près de cent milles. Rien ne lui était-il arrivé ? Rod songea plusieurs fois aux Woongas, embusqués peut-être dans le ravin. Mais, comme de coutume, il garda pour lui ses réflexions.

Quoique le rendement des pièges, depuis quatre soirs, eût été excellent (le manque de nourriture rendait les animaux moins défiants et un loup, deux lynx, un renard rouge, huit visons avaient été capturés), les deux boys ne quittèrent pas la cabane, de tout le jour. Une angoisse leur serrait le cœur, en songeant à Mukoki.

Leur crainte était vaine. A la tombée du jour, ils aperçurent une forme qui apparaissait de l’autre côté du lac, sur le sommet de la colline. C’était Mukoki. Ils lui envoyèrent leur joyeux salut et, sans prendre même le temps de chausser leurs raquettes, ils coururent à sa rencontre. Quelques minutes après, tout le monde était réuni.

Le vieil Indien souriait, d’un air bonhomme, et à l’ardeur interrogatrice des yeux des deux boys il répondit :

« Trouvé cascade. Cinquante milles d’ici. »

On s’en revint à la cabane et Mukoki s’effondra sur un siège, épuisé de fatigue. Rod et Wabi l’aidèrent à se déchausser et à enlever ses vêtements de route. Une pincée supplémentaire de café fut jetée dans la bouillotte.

« Cinquante milles ! répétait Wabi. La randonnée a été rude, mon pauvre Mukoki ! »

Un peu reposé, Mukoki expliqua :

« Oui, beaucoup trompé pour distance. Cinquante milles avant première cascade. Beaucoup moins de neige tombée par là. Petite cascade, pas plus haute que cabane. »

Rod avait repris le diagramme de bouleau.

« En ce cas, dit-il, en tenant compte des distances relatives de cette carte, nous ne sommes pas à moins de deux cent cinquante milles de la troisième cascade. »

Mukoki gloussa :

« Baie d’Hudson ! »

Wabi sursauta.

« Alors, le ravin ne continue pas vers l’est ? dit-il.

— Non, répliqua Mukoki, faire coude et tourner droit vers le nord.

— Écoutez-moi, mes petits ! déclara Wabi. Si le ravin et le torrent se dirigent au septentrion, ils aboutissent fatalement à la Rivière Albany. Or cette rivière se déverse dans la Baie de Jacques, qui n’est elle-même qu’une des échancrures profondes de la Baie d’Hudson. Cela revient à dire que notre mine d’or nous attend au cœur même du Wilderness, dans sa partie la plus inhospitalière et la plus rude, vers l’extrême Nord canadien. Toutes nos autres suppositions tombent du coup. Atteindre ce point est l’affaire d’une longue et aventureuse, et tout autre expédition, la plus hardie que nous puissions tenter.

— Hourrah ! cria Rod. Hourrah ! Voilà qui n’est pas pour nous effrayer. Ce sera pour le printemps prochain ; n’est-ce pas, Wabi ?

— Topez-là ! C’est entendu.

— Ravin s’élargir au delà des premières cascades, intervint Mukoki, et torrent devenir navigable. Faire canot d’écorce de bouleau et naviguer dedans.

— Encore mieux, alors ! conclut Wabi. Ce sera un voyage magnifique[12]. »

[12] Cette expédition vers la mine d’or est contée dans un autre roman de l’auteur, intitulé : Les Chasseurs d’Or. (Note des Traducteurs.)

Dès le lendemain, Mukoki recommençait à relever ses trappes. Vainement les deux boys lui conseillèrent de se reposer un peu. Il répondit que ses jointures s’ankyloseraient s’il demeurait seulement un jour sans remuer.

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