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Les chasseurs de loups

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LES CHASSEURS DE LOUPS

A mes camarades du Grand Désert du Nord, à ces compagnons fidèles avec qui j’ai partagé les joies et les peines des longues pistes silencieuses, et spécialement à Mukoki, mon guide Peau-Rouge et ami bien-aimé, en témoignage de ma reconnaissance, je dédie ce livre.

JAMES OLIVER CURWOOD.

CHAPITRE PREMIER
LE COMBAT DANS LES MÉLÈZES

Le lourd et froid hiver étendait son premier manteau sur le Grand Désert canadien. La lune se levait, boule rouge mouvante, éclairant d’une faible lueur le vaste silence blanc. Pas un bruit n’en brisait la calme désolation. La vie diurne s’était éteinte et il était trop tôt encore pour que s’éveillassent les voix errantes des créatures nocturnes.

Au premier plan s’estompait, sous la lueur lunaire et à la clarté diffuse de millions d’étoiles, un grand amphithéâtre de rochers, au fond duquel dormait un lac gelé. Sur la pente de la montagne s’élevait la forêt de sapins, noire et sinistre. Un peu plus bas, des mélèzes bordaient le lac de leur muraille, à demi courbés sous le fardeau de la neige et de la glace, qui les écrasait, dans les impénétrables ténèbres. Du côté opposé aux mélèzes, aux sapins et à la montagne, le cirque rocheux s’échancrait vers une plaine blanche infinie, découverte et sans arbres.

Un énorme hibou blanc émergea de l’obscurité, en dépliant son vol. Puis il jeta, d’une voix chevrotante, un hululement doux, qui semblait annoncer que bientôt allait s’ouvrir l’heure mystique des hôtes de la nuit.

La neige, qui avait chu en abondance durant la journée, avait cessé de tomber. Pas un souffle ne passait dans l’air et ses flocons étaient restés accrochés aux plus petites brindilles des ramures. Quoiqu’il ne fît pas de vent, le froid était intense. Un homme qui serait demeuré immobile fût, en une heure, tombé gelé sous sa morsure.

Soudain le silence se rompit. Un cri s’éleva, sonore et lugubre, quelque chose comme une plainte inexprimable, une plainte non humaine, qui, si un homme l’eût entendue, aurait fait battre plus vite le sang dans ses veines et se crisper ses doigts sur la crosse de son fusil. Le cri venait de la plaine blanche et se répercutait dans la nuit. Il se tut ensuite et le silence qui lui succéda à nouveau en parut plus profond. Le hibou blanc comme un gros flocon de neige, s’envola muettement, à tire-d’ailes, par-dessus le lac gelé.

Puis, au bout de quelques instants, le cri plaintif recommença mais plus faible. Un habitué du Grand Désert Blanc, dressant l’oreille et scrutant les ténèbres, n’eût pas hésité à reconnaître la clameur sauvage, de souffrance et d’agonie, d’une bête blessée et à demi conquise.

Lentement, en effet, avec la prudence que doit suivre l’angoisse des longues heures d’une journée de chasse, un magnifique élan mâle s’avançait dans la lumière de la lune. Sa tête superbe, pliant sous le poids de sa massive ramure, se tournait vers le bois de mélèzes qui était de l’autre côté du lac. L’animal reniflait l’air dans cette direction et ses narines se dilataient. Derrière lui, il laissait une coulée de sang. Blessé à mort sans doute et se traînant à peine sur la neige molle qui couvrait la glace, il espérait visiblement trouver dans l’abri des arbres un ultime refuge.

Comme il était près d’atteindre son but, il s’arrêta et rejeta sa tête en arrière, le museau levé vers le ciel, en pointant en avant ses longues oreilles. C’est l’attitude familière aux élans lorsqu’ils écoutent. Et leur ouïe est si fine qu’ils perçoivent, à un mille de distance, le clapotis d’une truite faisant des soubresauts dans l’eau vive. Mais aucun bruit ne troublait le silence, semblait-il, que, de temps à autre, les hululements funèbres du hibou blanc, qui ne s’était pas éloigné. Le puissant animal demeurait cependant immobile et, tandis qu’une petite mare de sang s’élargissait dans la neige, sous son poitrail, il écoutait toujours. Quels sons mystérieux, imperceptibles à l’ouïe humaine, parvenaient donc à ses oreilles effilées ? Quel danger se tenait en embuscade dans la noire forêt de sapins, qu’elles interrogeaient ? Les reniflements avaient repris. Aspirant l’ombre, ils allaient maintenant de l’est à l’ouest, mais se dirigeaient surtout vers le nord.

Ce que l’élan seul, d’abord, entendait, on ne tarda pas à le distinguer. Une lointaine rumeur, à la fois lamentable et féroce, croissait, puis s’évanouissait, puis croissait encore, se faisant de minute en minute plus précise. C’était le hurlement des loups !

Ce que le nœud coulant du bourreau est à l’assassin condamné à mort, ce que les fusils en joue sont à l’espion qui s’est fait prendre, ce cri des loups l’est à la bête blessée, dans le Grand Désert canadien. Le vieil élan rabaissa sa tête et ses larges cornes et, ranimant toutes ses forces, il se mit à trotter, au petit trot, vers la forêt de sapins. Plus éloignée de lui, mais plus dense aussi que le petit bois de mélèzes, il comprenait instinctivement, sous son crâne épais, qu’elle lui serait, s’il pouvait l’atteindre, une plus sûre retraite.

Mais alors… Oui, alors, tandis qu’il cheminait, il s’arrêta à nouveau. Si brusquement que ses pattes de devant fléchirent sous lui et qu’il s’écroula dans la neige. La détonation d’un fusil avait, cette fois, retenti !

Le coup avait dû partir à un mille au moins, à deux milles peut-être. Mais son éloignement n’enlevait rien à la crainte qui avait fait tressaillir le roi du Nord agonisant. Le matin de ce même jour, il avait entendu retentir un pareil bruit, qui lui avait apporté, dans ses parties vitales, une inconnue et profonde blessure. Tant bien que mal, il se remit debout. Il renifla au nord, à l’est, à l’ouest. Puis, retournant sur ses pas, il vint s’enfouir dans la masse glacée des mélèzes.

Après le coup de fusil, le silence était retombé. Il durait depuis dix minutes environ lorsqu’un glapissement rapide déchira l’air, plus proche cette fois. Un autre lui répondit, puis un second, puis un troisième, et ce fut bientôt un chœur à pleine gorge de toute la bande des loups.

Une silhouette d’homme, presque aussitôt, émergea du bois de mélèzes. Le teint de son visage était cuivré, comme celui d’un Indien.

Il avança de quelques yards[1]. Puis se retournant vers l’obscure muraille :

[1] Le yard vaut 0 m. 91 centimètres. (Note des Traducteurs.)

« Venez, Rod, cria-t-il. Nous sommes dans le bon chemin et le campement n’est plus loin. »

Une voix répondit : « Me voici, Wabi. »

Quelques minutes se passèrent et un autre jeune homme, de sang blanc, apparut. Il avait dix-huit ans au plus. De sa main gauche, il s’appuyait sur un gros gourdin. Son bras droit, qui semblait gravement blessé, était enveloppé dans un grand foulard, servant de bandage improvisé. Sa figure était toute égratignée et saignait. L’ensemble de sa démarche indiquait qu’il en était arrivé au dernier degré de l’épuisement.

Il fit encore quelques pas, en chancelant, respirant par saccades. Puis le gourdin glissa de ses doigts sans nerfs et il ne tenta même pas de le ramasser. Conscient de sa faiblesse, il plia les genoux et s’affaissa dans la neige.

Wabi lui tendit la main, pour l’aider à se relever.

« Croyez-vous, Rod, pouvoir continuer ? »

Le jeune homme se remit sur ses pieds.

« J’ai bien peur que non, murmura-t-il. Je suis à bout. »

Et il retomba sur le sol.

Wabi déposa son fusil et s’agenouilla vers son compagnon.

« Nous aurions pu facilement, dit-il, camper ici, en attendant le jour, s’il nous était resté plus de trois cartouches.

— Trois seulement ? interrogea Rod.

— Pas une plus. C’est de quoi abattre deux ou trois loups. Je ne pensais pas, en partant vous chercher, vous trouver si loin. »

Devant Roderick il se plia en deux, comme un couteau de poche que l’on referme.

« Passez vos bras autour de mon cou, dit-il, et tenez-moi bien. »

Wabi se releva avec son fardeau, portant Rod sur ses puissantes épaules.

Il allait se remettre en marche lorsque résonna le cri de chasse des loups, tellement près qu’il s’arrêta, hésitant.

« Ils ont découvert notre piste ! déclara-t-il. Nous ne pouvons songer à les gagner de vitesse. Avant cinq minutes ils seront ici. »

Une vision terrible traversa son cerveau, celle d’un autre adolescent mis en pièces devant ses yeux par les « outlaws » du Nord[2]. Et il frémit. Tel allait donc être le sort de son compagnon, et le sien propre… A moins que… En laissant tomber le blessé de ses épaules et en l’abandonnant, il pouvait fuir encore. A cette pensée, sa face se crispa et il eut un ricanement farouche. Abandonner Roderick ! Ce matin même, n’avaient-ils pas, en une première échauffourée avec les outlaws, fait le coup de feu côte à côte ? Près de lui Roderick n’était-il pas tombé dans la bataille, le bras déchiré ? S’ils devaient, dans un instant, affronter la mort, ce serait encore de compagnie. Ensemble ils mourraient.

[2] Outlaw, hors la loi. (Note des Traducteurs.)

Le parti de Wabi fut rapidement pris. Il regagna, portant Rod, le bois de mélèzes. La seule chance de salut qui s’offrait à eux était de se hisser sur un des arbres et d’y attendre que les loups se fussent dispersés avec le jour. Ils courraient le risque, à vrai dire, de mourir de froid durant ce temps. Ce serait, entre les loups et eux, une lutte d’endurance.

Wabi s’arrêta au pied d’un gros mélèze, dont les branches chargées de neige pendaient jusqu’à terre, et déposa Rod sur le sol. A la lumière de la lune, qui maintenant était haute dans le ciel et brillante, il regarda le jeune blanc qui, les yeux mi-clos et les membres flasques, avait à demi perdu connaissance. Sa figure était d’une pâleur mortelle, et, devant ce visage spectral, le cœur fidèle de Wabi se serra d’angoisse.

Mais, avant même qu’il eût songé comment il pourrait monter le blessé dans son refuge aérien, son oreille, exercée aux bruits du désert, avait tressailli. Les loups arrivaient !

Il les avait devinés, plus qu’il ne les avait entendus. Car, en approchant, les féroces chasseurs avaient tu leurs glapissements. Sans les attendre, témérairement, avec un grand cri, il bondit au-devant d’eux.

Ils n’étaient plus qu’à quelques pieds du bois lorsqu’il arriva pour leur barrer la route. Ils ne formaient qu’un petit groupe, l’avant-garde sans doute. Sans perdre un instant, Wabi mit en joue et tira. Un hurlement de douleur lui apprit que le coup avait porté. Il épaula, une deuxième fois, et visa si bien qu’il vit le second loup sauter en l’air, comme mû par un ressort, et retomber à plat dans la neige, sans même un cri. Les autres alors se dispersèrent, non sans emporter avec eux le cadavre du mort, pour l’aller dévorer un peu plus loin.

Revenu vers Rod, Wabi vit avec satisfaction que celui-ci, surmontant son immense faiblesse, avait repris un peu de vie. Il grimpa dans le mélèze et le tira après lui.

« C’est la seconde fois, dit Rod, que vous me sauvez. La première fois c’était d’une noyade bien réussie. Cette fois, c’est des loups. Je vous dois une fière chandelle ! »

Affectueusement il posa sa main sur l’épaule de son ami.

« Vous me l’avez bien rendu ce matin, répondit Wabi. Si vous êtes ainsi estropié, c’est pour moi. La blessure sanglante m’était destinée. Nous sommes quittes. »

Et les regards des deux jeunes gens se croisèrent en une confiance amie.

Le concert des hurlements avait recommencé. Wabi se hissa jusqu’au faîte de l’arbre pour observer. La horde sortait justement de la forêt de sapins, un peu plus haut sur la montagne, et dévalait sur ses pentes, à toute vitesse, se répandant parmi la neige en multiples points noirs pareils à des fourmis.

D’autres hurlements répondaient à ceux-ci, du côté du lac, qu’une autre bande traversait en courant. Les deux troupes voraces semblaient avoir pour objectif commun le bois de mélèzes et vouloir s’y réunir. Il y avait bien au total, près de soixante bêtes.

Wabi tira Rod, non sans peine, un peu plus haut dans l’arbre. Les deux hommes, avec l’unique cartouche qui restait, attendirent. Rod avait, dans la bagarre du matin, perdu son fusil et ses munitions.

Wabi, cependant, était remonté à son poste d’observation. Il vit bientôt que les deux bandes de loups s’étaient rejointes en effet et encerclaient le bois. Les animaux semblaient en proie à une vive exaltation. Ils venaient de rencontrer la petite mare de sang laissée par l’élan agonisant et relevaient la piste qui lui faisait suite.

« Que se passe-t-il ? » demanda Rod, à mi-voix.

Les yeux noirs de Wabi se dilatèrent et se mirent à briller d’un flamme ardente. Le sang palpitait dans ses veines et son cœur battait à se rompre.

« Ce n’est pas à nous qu’ils en veulent, répondit-il, après un moment de silence. Ils ne nous ont pas pistés, ni flairés, mais une autre proie. C’est notre chance. »

A peine avait-il parlé que les buissons et les branches craquaient à quelques pieds du mélèze et, droit au-dessous d’eux, les deux hommes purent voir une grosse masse d’ombre qui passait au triple galop. Wabi eut le temps de reconnaître un élan mâle, et il ignorait que c’était le même auquel il avait, au cours de la journée, envoyé une balle qui ne l’avait pas immédiatement abattu. Les loups serraient de près la bête, la tête au ras du sol, sur la piste empourprée, avec des cris rauques et des grognements affamés qui sortaient, par instants, de leurs mâchoires béantes.

Ce n’était pas pour Wabi un spectacle nouveau, mais il s’offrait pour la première fois aux yeux de Rod et, quoiqu’il n’eût duré que le temps d’un éclair, il y devait demeurer longtemps gravé. Longtemps Roderick devait revoir dans ses rêves la bête monstrueuse, qui se savait condamnée, fuyant dans la nuit neigeuse en jetant son lourd beuglement d’agonie, et la horde diabolique des outlaws du désert attachée à ses trousses, corps agiles et puissants, corps squelettiques, dont la peau collait sur les os, mais qui demeuraient indomptables et qu’affolaient la proximité de leur proie.

Car il était certain que l’élan succomberait, dans ce duel inégal, et que les loups se gaveraient de lui, jusqu’à la dernière parcelle.

« Et maintenant, dit tranquillement Wabi, nous pouvons redescendre à terre et continuer sans crainte notre chemin. Ils sont trop absorbés pour s’occuper de nous ! »

Il aida Rod à glisser jusqu’au sol, en lui maintenant les pieds. Puis il se courba devant lui, comme il l’avait déjà fait, et le chargea sur son dos.

Ils sortirent du bois de mélèzes et allèrent ainsi durant un mille, jusqu’à un petit torrent, dont la surface était gelée.

« Wabi, dit Rod, reposez-vous et laissez-moi marcher. Je sens que mes forces reviennent. Vous me soutiendrez seulement un peu. »

Tous deux continuèrent à cheminer. Wabi avait passé son bras autour de la taille du blessé. Ils parcoururent ainsi un autre mille.

Ils aperçurent alors, à un tournant de la vallée, une flamme qui brillait, joyeuse, près d’un boqueteau de sapins. Elle était encore distante d’un bon mille, mais il leur semblait qu’ils la touchaient de la main. Ils la saluèrent d’un cri d’allégresse. Wabi, posant son fusil et délaçant son bras de la taille de Rod, joignit ses deux mains devant sa bouche, pour s’en faire un porte-voix, et lança son signal habituel :

« Oua, ou, ou, ou, ou, ou, ou ! Oua, ou, ou, ou, ou, ou, ou ! »

L’appel s’en alla, dans la nuit tranquille, jusqu’au feu. Une forme ombreuse apparut dans la lueur de la flamme et retourna le cri.

« C’est Mukoki ! dit Wabi.

— Mukoki ! » fit Rod en riant, tout heureux de voir que la rude épreuve tirait à sa fin.

Mais, presque aussitôt, Wabi l’aperçut qui chancelait, pris de vertige. Il dut le maintenir à nouveau pour qu’il ne tombât pas dans la neige.

Si, ce soir-là, les regards des jeunes chasseurs, couchés devant le feu de leur campement, sur l’Ombakika gelé, avaient pu percer l’avenir et prévoir toutes les tragiques émotions qu’il leur réservait, alors peut-être auraient-ils reculé et, faisant route en arrière, seraient-ils revenus, sans plus, vers la civilisation. Peut-être aussi le terme heureux qui devait couronner leur longue randonnée les eût-il, en dépit de tout, entraînés en avant. Car l’amour des vibrations fortes est ancré dans le cœur de la robuste jeunesse.

Mais ils n’avaient pas à choisir entre cette double alternative, l’avenir demeurant fermé pour eux. Plus tard seulement, après bien des années écoulées, ils devaient, devant les bûches ronflantes du foyer familial, revoir dans son ensemble le tableau complet des aventures vécues par eux et, les revivant en imagination, y trouver de chers et ineffaçables souvenirs, auxquels ils n’auraient pas voulu désormais renoncer pour tout l’or du monde.

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