Les chasseurs de loups
CHAPITRE V
EN CONTACT AVEC LE DÉSERT
Le 4 novembre, un lundi, Rod, Wabi et leur vieux guide Mukoki quittèrent enfin la factorerie et firent face aux aventures qui les attendaient dans le Grand Désert Blanc.
Le froid, maintenant, était devenu plus mordant. Lacs et rivières s’étaient pris profondément et la neige mettait sur le sol son mince premier voile.
Les jeunes chasseurs, qui se trouvaient en retard de deux semaines sur le plan primitif, gagnèrent, à marches forcées, avec leur compagnon, l’extrémité nord du Lac Nipigon et, au bout de six jours, atteignirent le fleuve Ombakika. Là, ils furent arrêtés par une violente tourmente de neige.
Un campement provisoire fut établi. Au cours de cette opération, Mukoki découvrit les premières traces de loups. Alors on décida de rester à cette place, un jour ou deux, afin de tâter le terrain.
Au cours du second jour, Rod et Wabi se séparant de Mukoki, résolurent d’entreprendre, jusqu’à la nuit, une grande tournée, pour explorer le pays un peu loin et à loisir, avant les grosses chutes de neige.
Le vieil Indien demeura seul au campement. Depuis six jours, nous l’avons dit, la petite troupe avait marché sans arrêt et sa seule nourriture avait été du lard fumé et de la venaison en conserve. Mukoki, dont le prodigieux appétit n’avait d’égal que l’habileté qu’il savait déployer pour le satisfaire, résolut d’améliorer le garde-manger, s’il était possible, en l’absence de ses amis.
Outre son fusil, il chargea sur ses épaules deux pièges à loups et partit pour une heure ou deux. Précautionneusement, il glissa le long du fleuve, les yeux et les oreilles alertés à tout gibier éventuel.
Soudain, il rencontra la carcasse gelée d’un cerf, à demi dévoré. Il était évident que la bête avait été tuée par les loups, ce jour même, ou la nuit précédente. Les traces de pattes, marquées dans la neige, firent conclure à l’Indien que quatre loups avaient pris part au meurtre et au festin. Il ne douta pas, avec sa vieille expérience de chasseur, que les loups ne dussent revenir, la nuit suivante, afin d’achever leur ripaille. Il en profita pour poser ses pièges et les recouvrit de trois ou quatre pouces de neige.
Reprenant son chemin, Mukoki découvrit la trace fraîche d’un renne. Pensant bien que l’animal ne couvrirait pas une bien grande distance dans la neige molle, il se mit à suivre sa piste, le plus rapidement qu’il put. Un demi-mille plus loin, il s’arrêtait brusquement, avec un grognement de surprise infinie. Un autre chasseur s’était, lui aussi, mis sur la piste de la bête !
Avec un redoublement de prudence, Mukoki continua à avancer. Deux cents pieds plus loin, une seconde paire de mocassins s’était jointe à la première et, un peu plus loin, une troisième.
Conduit plutôt par la curiosité que par l’espoir de trouver encore sa part de la proie, l’Indien allait toujours de l’avant, silencieux, parmi les arbres. Comme il sortait d’une pousse compacte de jeunes sapins, il fut régalé d’une nouvelle surprise, en trébuchant presque dans la carcasse du renne qu’il pistait.
Un bref examen lui apprit que l’animal avait été tué, il n’y avait pas plus de deux heures. Les trois chasseurs l’avaient éventré, lui enlevant le cœur et le foie, ainsi que la langue, et avaient sectionné et emporté tout le train de derrière, en laissant là le reste du corps et la peau. Pourquoi s’étaient-ils contentés de cette part minime du butin ?
Mukoki se reprit à examiner, au delà, les empreintes des mocassins. Il constata la hâte visible de pas pressés. Les chasseurs inconnus, après avoir prélevé les morceaux les plus délicats, n’avaient pas voulu s’attarder davantage et étaient repartis en courant.
Second objet d’étonnement, et nouveau grognement de l’Indien qui, revenant à la carcasse, dépouilla rapidement de sa peau le train de devant, y enveloppa le meilleur de la chair restante, et, ainsi chargé, s’en retourna au campement.
Rod et Wabi n’étaient pas encore revenus. Il construisit à loisir un grand feu, installa devant, sur une broche, un morceau de rôti, et attendit. Il attendit longuement et la nuit s’était enténébrée depuis longtemps que les deux boys n’avaient pas encore reparu.
L’anxiété s’était emparée de Mukoki et il commençait à craindre un irréparable malheur, lorsqu’il entendit l’appel de Wabi. Il courut, et trouva celui-ci tenant dans ses bras, comme nous l’avons conté au premier chapitre, Rod presque inanimé.
Le blessé fut aussitôt transporté au campement. Lorsque seulement il fut installé dans des couvertures, sous la hutte de branchages, en face du feu joyeux qui le ranimait, Wabi commença à donner quelques explications au vieil Indien.
« Je crains fort, dit-il, qu’il n’ait un bras cassé. Muki, as-tu de l’eau chaude ?
— Est-ce un coup de fusil qu’il a reçu ? » interrogea Mukoki, sans répondre à la demande qui lui était faite.
Et il s’agenouilla à côté de Rod, ses longs doigts bruns se tendant vers le jeune homme.
« Un coup de fusil ? » répéta-t-il.
Wabi secoua la tête.
« Non ! Un coup de gourdin. Nous avons rencontré trois Indiens qui campaient. Ils nous ont invités à partager leur repas. Tandis que nous mangions, sans défiance, ils nous ont attaqués par derrière. Rod a attrapé ce coup et il a, en outre, perdu son fusil. »
Déjà Mukoki avait déshabillé le boy et l’examinait. Le bras gauche était très enflé et presque noir. Du même côté, un peu au-dessus de la taille, une large meurtrissure était apparente. Le vieux guide était un chirurgien de fortune, mais non sans habileté, comme on en trouve dans le Grand Désert Blanc, où l’on n’a d’autre maître que l’observation de la nature. Il établit son diagnostic en pinçant et pressant la chair, en appuyant sur les os, tant et si bien que Rod se mit à pousser les hauts cris. Mais l’examen avait été favorable.
« Pas d’os brisé ! finit par s’exclamer triomphalement Mukoki. Ici (et il désignait la meurtrissure) la plus grande blessure. Presque une côte cassée. Mais pas tout à fait. Ce coup-là avoir coupé à lui la respiration et rendu lui si malade. A besoin d’un bon souper, de café chaud, et le frotter avec graisse d’ours. Alors lui aller mieux. »
Rod, les yeux encore mi-clos, sourit faiblement et Wabi eut un soupir de soulagement.
« Voyez, Rod, dit-il, il y a moins de mal que nous ne pensions. Vous ne donnerez pas tort à Muki. S’il affirme que le bras n’est pas brisé, c’est qu’il ne l’est pas, voilà tout. Laissez-moi vous border dans vos couvertures. Puis hâtons-nous de souper. Ce sera pour vos souffrances la meilleure panacée. Je sens le fumet de la viande. Et de viande fraîche ! »
Mukoki avait sauté sur ses pieds, avec un gloussement de joie, et était retourné en hâte à son rôti. Déjà celui-ci avait pris une belle couleur dorée et le jus qui coulait emplissait les narines de son appétissant fumet. Wabi, selon les prescriptions du vieil Indien, s’occupa à bander les parties blessées du corps de son ami.
A peine avait-il terminé que le festin était prêt. Il apporta à Rod une part de rôti, copieusement servie et accompagnée d’un gâteau de farine de blé, ainsi que d’une tasse de café fumant. Rod se prit gaiement à rire.
« Je suis honteux de me faire servir ainsi, dit-il. Quel tracas je vous donne à tous les deux, tel qu’un gosse impuissant. Et dire que, pour m’excuser, je n’ai même pas le prétexte d’un bras cassé ! En réalité, j’ai une faim d’ours. J’ai manqué de courage, n’est-ce pas Wabi ? Et j’ai pris peur, comme si j’allais mourir ! J’en arrive à regretter que mon bras ne soit pas réellement brisé. »
Mukoki était occupé avec un gros morceau de viande grasse, dans laquelle il avait enfoui ses dents. Il s’arrêta de manger, la figure luisante, et, d’une voix à demi-étouffée :
« Oui, il faut lui beaucoup malade ! Encore beaucoup malade, énormément malade ! Lui plus malade qu’il ne croit…
— C’est cela même, cria Wabi. Excellente chose, la maladie ! »
Et la gaieté commune se répercuta au loin, en grands éclats de rire.
Mais, brusquement, le jeune homme redevint sérieux. Il jeta un regard soupçonneux vers les ténèbres, au delà du cercle de lumière du feu.
« Supposez-vous, interrogea Rod, qu’ils soient capables de nous pourchasser jusqu’ici ? »
Wabi, pour toute réponse, mit un doigt sur sa bouche et les voix baissèrent de ton, prudemment.
Puis Wabi raconta au vieux guide les événements de la journée. Il redit comment, en pleine forêt, à plusieurs milles au delà du lac, Rod et lui avaient accepté d’être les convives des trois Indiens, et l’attaque traîtresse dont ils avaient ensuite été victimes. L’agression avait été si prompte et si imprévue qu’un des Indiens avait pu, dès l’abord, et sans être inquiété, s’enfuir avec le fusil de Rod, sa cartouchière et son revolver. Au cours du combat qui suivit, Wabi avait été terrassé par les deux autres hommes, et c’est en lui portant secours que Rod avait été frappé de deux coups violents, soit par un gourdin, soit par une crosse de fusil. Le but des assaillants était de s’emparer du fusil de Wabi, comme ils l’avaient fait de celui de Rod. Mais le boy avait tenu bon et rien n’avait pu lui faire lâcher son arme. Ce que voyant, et après une courte lutte, les deux Indiens s’étaient rapidement défilés dans les taillis, se contentant de leur première prise.
« Ce sont, je pense, des gens de Woonga, conclut Wabi. Mais je me demande pourquoi ils n’ont pas commencé par nous tuer, ce qui leur eût été facile. Ils ne semblaient pas y tenir autrement ! Peut-être craignaient-ils des représailles des nôtres… »
Wabi se tut et ses yeux reflétèrent le doute qui était en lui.
Ce fut alors au tour de Mukoki de narrer ce qui lui était à lui-même advenu et l’abandon, par des chasseurs inconnus, d’une partie du renne qu’ils avaient tué.
« Cela aussi est curieux, dit Wabi. Je ne crois pas qu’il s’agisse des mêmes Indiens que ceux rencontrés par nous. Mais je parierais qu’ils appartiennent à la même bande. Woonga doit avoir, dans ses parages, une de ses retraites coutumières. Nous sommes tombés dans le guêpier. Le mieux qui nous reste à faire est de décamper le plus tôt possible de cette région.
— Nous ferions de jolies pipes de tir ! » approuva Rod.
Placés tout d’abord, en effet, dans le cône d’ombre de la montagne, ils étaient maintenant, la lune ayant tourné dans le ciel, en plein dans la lumière de l’astre nocturne, tandis que l’autre rive du fleuve s’était au contraire enténébrée.
Un léger bruit se fit entendre, sur ces entrefaites, comme si quelqu’un avait frôlé extérieurement les ramures de la hutte. Il fut suivi d’un reniflement étrange, puis d’un sourd gémissement.
« Silence et écoutez ! » ordonna Wabi d’une voix blanche.
Et il écarta des branches de sapin, afin d’y pratiquer une étroite ouverture, à travers laquelle il coula sa tête.
« Holà, Loup ! murmura-t-il, imperceptiblement. Qu’y a-t-il donc ? »
A quelques pieds de la hutte, près d’un buisson, un animal efflanqué était attaché, qui ressemblait vaguement à un chien. Il était droit, sur ses pattes raides, et les oreilles en arrêt.
En l’examinant bien, on reconnaissait que ce n’était pas un chien, mais un loup adulte, un loup authentique. Capturé jeune, il avait reçu l’éducation d’un vrai chien, mais l’instinct sauvage ne l’avait jamais quitté. Que se rompît le lien qui l’attachait, que son collier lui glissât du cou, et Loup n’aurait fait qu’un bond dans la forêt, afin de rejoindre à jamais les hordes de ses frères.
Pour le quart d’heure, Loup était là, tirant sur sa corde, la gueule entr’ouverte, levée en l’air, écoutant, et des râles intermittents dans la gorge.
« Il se passe assurément quelque chose non loin de nous, dit Wabi, en rentrant sa tête dans la hutte. Qu’en penses-tu, Muki ? »
Un long et lugubre hurlement du loup captif lui coupa la parole.
Mukoki s’était levé, avec l’agilité d’un chat, et, son fusil à la main, se glissa dehors. Roderick, sans s’effrayer, resta couché et Wabi, avec l’autre fusil, suivit Mukoki.
« Restez-là, dans vos couvertures, dit-il à voix basse. Votre lit est dans l’ombre et un coup de feu ne peut vous y atteindre. Ce n’est sans doute qu’une bête quelconque, qui est tombée par hasard sur notre campement. La prudence commande cependant de s’en assurer. »
Dix minutes après, Wabi reparut.
« Fausse alerte ! dit-il en riant gaiement. C’est la première carcasse, rencontrée hier par Muki, qui a, comme il le supposait, ramené à la curée un certain nombre de loups. Loup a senti ses frères et de là vient son émoi. Les pièges posés par Muki nous fourniront, sans doute, notre premier scalp.
— Et où est Muki ?
— Pour plus de sécurité, il monte la garde, dehors, et le fera jusqu’à minuit. Ensuite j’irai le relayer. Il faut se défier des Woongas. »
Rod se retourna, non sans efforts, sur sa couche.
« Et demain ? interrogea-t-il.
— Demain, nous nous en irons ailleurs, cher ami. Si du moins vous êtes en état de voyager… Pendant deux ou trois jours encore nous remonterons le cours de l’Ombakika, et seulement alors nous établirons un campement un peu moins provisoire. Vous pourrez, dès le point du jour, vous mettre en marche dans cette direction, avec Muki.
— Et vous ? fit Rod alarmé.
— Oh ! moi, je reviendrai d’abord en arrière et j’irai ramasser les scalps des loups que nous avons tués. Il y a là pour un mois de vos appointements ! Maintenant, tournons-nous dans nos lits. Bonne nuit, Rod, et dormez à poings fermés ! Il faudra, demain, vous éveiller de bonne heure. »
Les deux boys, épuisés par les événements de cette longue et dramatique journée, ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Et, lorsque minuit sonna, le fidèle Mukoki se garda bien d’éveiller Wabi, pour qu’il vînt prendre son tour de garde. Il laissa les heures succéder aux heures et ne se départit point un instant de sa surveillance. Puis, aux premières lueurs du jour, il attisa la flamme du foyer, jusqu’à ce qu’elle fût ranimée, et, recueillant les braises ardentes, il se mit en devoir de préparer le déjeuner.
Wabi, lorsqu’il s’éveilla, le surprit accroupi dans cette opération.
« Je n’aurais jamais pensé, dit-il, et sa bonne figure se prit à rougir d’un peu de honte, que tu me jouerais un pareil tour, Muki ! Ta gentillesse est extrême, mais quand renonceras-tu, mon vieil ami, à me traiter en petit garçon ? »
Sa main se posa affectueusement sur l’épaule de Mukoki et le vieux chasseur, tournant vers lui la tête, le regarda, tout heureux. Une grimace de satisfaction se dessina sur sa rude figure ridée, ravagée par les intempéries, et tannée comme un cuir par les longues années vécues dans le Grand Désert Blanc. Le premier, il avait, sur ses épaules, promené le petit Wabi à travers bois et forêts. Il l’avait fait jouer et en avait pris soin, lorsqu’il n’était encore qu’un enfantelet, et il l’avait initié aux mœurs du Désert. Lorsque Wabi avait été envoyé au collège, nul autant que le vieil Indien, sinon la petite Minnetaki, n’avait souffert de cette séparation. Pour les deux enfants, il était comme un second père, un gardien à la fois et un camarade, attentif et muet. Le contact de la main de Wabi fut pour lui une ample récompense de sa longue veillée et il exprima sa joie par deux ou trois grognements caverneux.
« Vous avoir eu, dit-il, mauvaise journée. Beaucoup fatigué. Moi me porter bien. Veiller, pour moi, meilleur que dormir ! »
Il se redressa sur ses jambes et tendit à Wabi la longue fourchette avec laquelle il triturait la viande sur les broches.
« Occupez-vous de cela, ajouta-t-il. Moi aller voir les pièges. »
Rod s’était éveillé, lui aussi. Il avait entendu la fin de la conversation. De la hutte, il cria :
« Attends-moi une minute, Mukoki. Je t’accompagne. Si tu as pris un loup, je veux le voir.
— Sûrement que j’en ai pris un », ricana Mukoki.
Roderick ne tarda pas à se présenter, complètement habillé et avec une bien meilleure mine que lorsqu’il s’était couché. Il s’étira devant le feu, étendit un bras, puis l’autre, esquissa une grimace de douleur, et annonça à ses compagnons qu’il se sentait aussi dispos que jamais, sauf la souffrance qu’il éprouvait au bras gauche et qui était encore vive. Bref, il se retrouvait à peu près lui-même, comme dit Wabi.
Il partit donc, en compagnie de Mukoki, le long du fleuve, en marchant avec lenteur et précaution. La matinée était grise et morne, et de temps à autre voltigeaient de gros flocons de neige, preuve certaine qu’avant la fin de la journée une nouvelle tourmente neigeuse aurait lieu.
Les pièges de Mukoki étaient peu éloignés et un formidable grognement de contentement ne tarda pas à s’échapper de la poitrine de l’Indien, qui pressa le pas.
Rod l’eut bientôt rejoint. Devant lui une masse noire gisait sur la neige.
« Lui ! » s’exclama l’Indien.
En les voyant arriver, la masse noire s’était animée. Elle se démenait et haletait, en des spasmes d’agonie.
Mukoki examina sa prise.
« Louve ! » expliqua-t-il.
Il prit dans sa main la hache qu’il avait apportée avec lui et s’approcha de l’animal étalé devant lui.
Rod put constater que l’une des grosses pinces d’acier avait happé la bête par une patte de devant, et que la seconde avait enfoncé ses dents dans une patte de derrière. Appréhendé ainsi, le captif ne pouvait rien pour se défendre et il gisait dans un calme sombre, découvrant l’éclat luisant de ses dents blanches, silencieux et apeuré. Ses yeux brillaient, de souffrance fiévreuse et de fureur impuissante, et lorsque l’Indien leva le bras pour frapper, il fut secoué d’un tremblement d’angoisse.
C’était un cruel spectacle et Rod eût senti la pitié monter en lui, s’il ne se fût souvenu, à ce moment, du danger qu’il avait couru la veille et de sa fuite précipitée devant la bande de loups.
En deux ou trois coups rapides, Mukoki acheva l’animal. Puis, avec une habileté spéciale à sa race, il tira son couteau et sectionna lestement la peau, tout autour de la tête de la louve, en passant juste au-dessous des oreilles. Une petite secousse de haut en bas, une autre de bas en haut, une à droite et une à gauche, et le scalp se détacha.
Ce fut si dextrement fait que, sans réfléchir à ce qu’il disait, Rod ne put s’empêcher de s’exclamer :
« Est-ce ainsi, Muki, que tu scalpes les gens ? »
Le vieil Indien leva les yeux vers lui, le regarda pendant un instant, et il ouvrit toute grande sa mâchoire. Quelque chose en jaillit, qui était ce que Rod avait encore entendu, chez Mukoki, de plus proche du rire, tel du moins que le pratiquent les autres hommes. Lorsque Mukoki, en effet, voulait rire, il émettait d’ordinaire un son innomé, une sorte de gloussement, que ni Rod, ni Wabi n’eussent été capables d’imiter, quand ils s’y seraient évertués un mois durant. Mais, cette fois, sa rate se dilatait en plein.
« Jamais scalpé blancs ! Mon père avoir fait cela quand il était jeune. Jamais plus depuis. Moi, jamais ! »
Et le rire, lui rentrant dans la gorge, retourna au gloussement coutumier, qui durait encore lorsque les deux compagnons atteignirent le campement.
Dix minutes, pas plus, furent consacrées à la préparation et à l’absorption d’un déjeuner léger. La neige commençait à tomber sérieusement et, en se mettant immédiatement en route, ils étaient assurés que leurs traces seraient bientôt oblitérées. C’était ce qui pouvait leur arriver de mieux, quant à la poursuite possible des Woongas. Il n’y avait pas à craindre, d’autre part, que Wabi ne pût les rejoindre, puisqu’il avait été convenu qu’ils ne cesseraient de suivre le cours glacé de l’Ombakika. Il les aurait rattrapés avant la chute de la nuit.
Wabi, en effet, n’avait pas, de son côté, perdu de temps. Armé de son fusil, de son revolver et de son couteau de chasse, une hache à la ceinture, il avait gagné l’extrémité du lac, là où s’était déroulé, dans les mélèzes, le duel inégal entre le vieil élan et les loups. Il en trouva le dénouement un peu plus loin, sur la neige, où étaient épars les débris d’un grand squelette, près d’une paire énorme de cornes.
Debout sur ce champ de bataille prodigieux, Wabi eût beaucoup donné pour avoir Rod à le contempler avec lui. Du vieil élan héroïque, ces quelques os étaient tout ce qui restait. Mais la tête et les cornes qui la surmontaient étaient intacts. C’étaient les bois les plus magnifiques que le jeune homme eût jamais trouvés dans le Grand Désert Blanc. Et la pensée lui vint que si ce splendide trophée pouvait être conservé, puis rapporté plus tard en pays civilisé, il lui serait payé cent dollars, si ce n’est plus.
Il était loisible de voir que la lutte avait été chaude. Près du squelette de l’élan était une carcasse de loup, à demi dévorée par les autres loups, et quinze pieds plus loin, il y en avait une seconde, dans le même état. Les deux têtes étaient entières et Wabi les scalpa. Puis il continua la piste.
Là où il se souvenait avoir tiré ses deux dernières cartouches, deux autres carcasses gisaient. A l’orée du bois de mélèzes, il en découvrit une troisième. Sans doute ce dernier loup avait-il été, dans la journée, blessé par lui ou par Rod, et était-il venu mourir en cet endroit, achevé vraisemblablement par ses frères. Un demi-mille au delà, là où la fusillade avait battu son plein, une sixième et une septième carcasse complétaient la collection. Il prit tous ces scalps et s’en revint vers les restes du vieil élan.
La tête de l’animal avait reçu de nombreux coups de dents. Mais, comme il s’y trouve peu de chair, les loups ne s’y étaient pas acharnés davantage. La peau, aux endroits où elle était endommagée, pouvait être recousue habilement et reprisée. Les Indiens de la factorerie excellaient à ce genre de travail.
Mais comment conserver cette tête jusqu’au retour, c’est-à-dire dans plusieurs mois ? Si Wabi la suspendait à une branche d’arbre, il y avait à craindre que les premiers jours tièdes du printemps futur ne la corrompissent. Un autre risque était qu’elle ne fût volée par quelque autre chasseur, qui viendrait à passer.
Wabi n’ignorait pas que les Indiens ont coutume de garder, fort longtemps parfois, dans ce qu’ils appellent des « trous de glace », des têtes gelées de caribous et d’élans. Il était préférable de prendre modèle sur eux. Il traîna donc, non sans peine, l’énorme tête et ses ramures au plus touffu du bois de mélèzes, là où pénétraient rarement les rayons du soleil, et, prenant sa hache, il se mit au travail.
Durant une heure et demie, il brisa sans relâche la terre glacée et y pratiqua une fosse suffisante pour recevoir son précieux trophée. Il tassa au fond, avec ses pieds et avec la crosse de son fusil, une bonne couche de neige. Puis, ayant posé dessus la tête monstrueuse, il remplit la fosse avec de la terre, dont il brisa les mottes, le mieux qu’il put. Il termina l’opération en recouvrant et dissimulant le tout sous une dernière couche neigeuse, écota deux arbres voisins, d’un coup de hache, et reprit le chemin du campement.
« Ce sol, se disait-il à lui-même tout en marchant, ne dégèlera pas avant juin. Sept scalps de loups, à quinze dollars, font cent cinq dollars. Et cent dollars pour la tête, font deux cent cinq au total. C’est, en chiffres ronds, soixante-dix dollars pour chacun de nous trois. Hé, hé ! mon vieux Rod, cela constitue, en vingt-quatre heures, un gain honorable ! »
Cette excursion en arrière avait duré trois heures. La neige floconnait abondamment lorsque Wabi retrouva le campement abandonné et la piste déjà à demi recouverte, laissée derrière eux par Roderick et par Mukoki, celui-ci tirant le petit toboggan sur lequel était chargé le bagage commun.
Courbant la tête sous la blanche et silencieuse avalanche, le boy entreprit de rejoindre au plus vite ses deux compagnons. Si épaisse était la rafale qu’il ne pouvait voir à dix arbres devant lui. La rive opposée du fleuve avait complètement disparu. Temps fait à souhait, pensait-il, pour fuir les Woongas !
Pendant deux heures, il alla de la sorte, infatigable. La trace des pas de ceux qui le précédaient, et dont la marche était plus lente que la sienne, apparaissait de plus en plus fraîche. Preuve évidente qu’il gagnait sur eux. Il fallait, à vrai dire, qu’il connût que ces pas étaient des pas d’hommes. Car la neige les brouillait si bien qu’un étranger aurait pareillement pu croire qu’un élan ou un caribou les avait marqués.
Après la troisième heure, et pensant avoir parcouru au moins dix milles, Wabi s’assit pour se reposer un peu et restaurer ses forces, en mangeant les provisions dont, le matin, il s’était muni. L’endurance de Rod le surprenait. Il estimait que trois ou quatre milles le séparaient encore de Mukoki et du jeune blanc, à moins qu’eux aussi eussent fait halte pour manger. Cette supposition était très probable.
La solitude était, autour de lui, immensément calme. Rien ne troublait le silence. Pas même ne résonnait le gazouillement d’un oiseau-de-la-neige[5].
[5] Snow bird. Espèce de gélinotte ou de poule sauvage. (Note des Traducteurs.)
Assez longtemps, il demeura ainsi, aussi immobile que la souche d’arbre sur laquelle il était assis. Il délassait ses jambes et écoutait. Ce silence exerçait sur lui une fascination étrange. On eût dit que le monde entier s’était évanoui, que même les hôtes sauvages de la forêt n’osaient sortir de leur retraite, à cette heure où le ciel semait, comme avec une main, les blancs flocons inépuisables, dont sans doute, jusqu’à la Baie d’Hudson, le manteau couvrait la terre.