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Les chasseurs de loups

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CHAPITRE XIV
LE SECRET DE LA MAIN DU SQUELETTE

Un peu avant midi, Roderick arrivait au-dessus de la dépression de terrain où se trouvait, au bord du petit lac, la vieille cabane.

Il avait joyeuse mise, car, à défaut de l’or, il rapportait du ravin, dans son ballot, une palpable petite fortune, qui était la peau du renard argenté. Le fardeau en paraissait plus léger à ses épaules et il s’amusait d’avance de la surprise de Mukoki et de Wabi.

Comme il s’approchait de la cabane, il prit la contenance d’un homme las et une figure désappointée. Il y réussit fort bien, en dépit de sa secrète envie de rire. Wabi, qui l’attendait sur le seuil de la porte l’accueillit avec une moue moqueuse et Mukoki le salua par un de ses gloussements familiers.

« Ah ! Ah ! cria Wabi, en feignant de le toiser de la tête au pieds, voici Rod ! Voulez-vous, cher ami, nous montrer au plus vite ce fameux trésor ? »

Mais, en dépit de son persiflage, on lisait sur son visage la joie de voir rentrer son camarade.

Rod jeta à terre son ballot, d’un mouvement découragé, et se laissa tomber lourdement sur une chaise, comme s’il était au dernier degré de l’épuisement.

« Il faut, Wabi, dit-il, que vous ayez l’obligeance de me défaire ce paquet. Je suis trop las, quant à moi, et je meurs d’inanition. »

Wabi, croyant que c’était sérieux, de railleur devint pitoyable.

« Je vous crois sans peine, Rod. La fatigue se lit sur vos traits et vous semblez vraiment à demi-mort de faim. Hé, Muki ! veux-tu, en toute hâte, mettre à cuire le bifteck du dîner ? »

Mukoki s’empressa de bousculer bouillottes, grils et casseroles. Tandis que Rod s’asseyait devant la table, Wabi lui donna dans le dos une tape affectueuse et se mit gaîment à fredonner une bribe de chanson, tout en découpant des tranches de pain.

« Oui, vraiment, dit-il, il me plaît de vous voir de retour. Je commençais à m’inquiéter. En votre absence, nous avons eu, Mukoki et moi, une abondante récolte de nos pièges. Nous avons rapporté ici un renard croisé (cela fait le second) et trois visons. Et vous, avez-vous tiré quelque chose ?

— Pourquoi ne regardez-vous pas dans mon ballot ? »

Wabi se tourna vers le paquet.

« Il y a quelque chose là-dedans ? demanda-t-il, à la fois curieux et méfiant.

— Mais voyez donc vous-mêmes, mes petits ! s’exclama Rod, oubliant, dans son enthousiasme, la comédie qu’il jouait. Je vous ai toujours affirmé que le ravin contenait un trésor ! Eh bien, il y était. Et je l’ai trouvé. Regardez plutôt dans le paquet, si le cœur vous en dit ! »

Wabi laissa choir son couteau et alla vers le ballot. Il le toucha du bout du pied, le soupesa de la main et regarda Rod à nouveau.

« Ce n’est pas une plaisanterie ? interrogea-t-il.

— Pas le moins du monde. »

Et, tournant le dos à la scène, Rod commença à enlever son veston de chasse, aussi froidement que si c’eût été pour lui l’acte le plus ordinaire d’apporter au camp des renards d’argent.

Il se retourna seulement lorsque Wabi poussa un cri aigu, à moitié étouffé, et il le vit qui tendait la bête aux regards ébahis de Mukoki.

« Est-ce un bon ? demanda Rod.

— Une splendeur ! » murmura Wabi.

Mukoki avait, à son tour, pris l’animal et il l’examinait, d’un air de connaisseur.

« Très beau, dit-il. A la factorerie, lui valoir cinq cents dollars. A Montréal, trois cents de plus. »

Wabi fit un pas vers Rod et, lui tendant la main :

« Serrez-moi ça ! » dit-il.

Et, tandis que tous deux se donnaient une solide poignée de mains, il vira vers Mukoki :

« Vous êtes témoin, Muki, proclama-t-il, que ce jeune gentleman n’a plus rien d’un apprenti. Il a tué un renard d’argent. Il a, faisant cela, accompli en un jour la besogne de tout un hiver. Je tire mon chapeau bien bas devant vous, Mister Drew ! »

Un afflux de sang au visage de Roderick témoigna de son plaisir.

« Et ce n’est pas tout, Wabi ! » ajouta-t-il.

Ses yeux brillaient intensément, tandis que Wabi lui serrait toujours la main dans la sienne.

« Vous ne voulez pas dire, j’imagine, interrogea le boy, que vous avez trouvé… »

Rod lui coupa la parole.

« Non, je n’ai pas trouvé d’or. Il y en a cependant là-bas, je le sais. Mais je possède désormais la clef du secret. Vous vous souvenez comme moi que celui des deux squelettes qui était ici, accoté contre le mur, tenait dans les os de ses doigts une écorce de bouleau ? Eh bien ! c’est cette écorce qui nous donnera, j’en ai la foi, la clef de la mine d’or. »

Mukoki s’était approché et écoutait Rod avidement. Wabi semblait moitié sceptique, moitié convaincu.

« C’est possible, après tout ! dit-il. On peut toujours voir. »

Il alla vers le poêle et en retira le bifteck à moitié cuit. Rod renfila sa grosse veste, reprit sa casquette, et Mukoki s’arma de sa bêche et d’une pelle. Il y avait eu, entre les trois compagnons, une tacite entente de remettre à plus tard le dîner.

Wabi était silencieux et pensif, ce qui prouvait à Rod que sa suggestion ne l’avait pas laissé indifférent. Quant aux yeux de Mukoki, ils brasillaient comme le jour où les premières pépites avaient été découvertes.

Les squelettes n’avaient été enfouis qu’à une faible profondeur, dans la terre gelée, à l’orée du bois de cèdres, et Mukoki les ramena rapidement au jour. Un des premier débris qui apparut fut la main crispée sur le rouleau d’écorce de bouleau. Ce fut Rod qui s’agenouilla pour le dégager.

Avec un frisson au contact des froids ossements, il brisa les doigts. Un de ceux-ci craqua, avec un bruit sec, et lorsqu’il se releva, ayant accompli sa tâche macabre, en tenant le rouleau d’écorce, Rod était livide. Les squelettes furent aussitôt recouverts de terre et les trois compagnons revinrent à la cabane.

Ils se rassirent autour de la table, toujours silencieux, tant était grande leur émotion, et commencèrent à dérouler l’écorce. Celle-ci avait séché et s’était recroquevillée avec le temps ; elle était presque aussi mince et dure qu’un rouleau d’acier. Pouce à pouce, elle fut dépliée, avec de petits craquements intermittents, qui semblaient une timide protestation contre le sort qu’on lui faisait subir. Elle formait une bande ininterrompue d’environ dix pouces de long, sur six de large.

Cette bande, au début, demeurait blanche. Après avoir cédé, elle résista.

« Attention ! » murmura Wabi.

Et, de la pointe de son couteau, il décolla les parties encore cohérentes.

« Il n’y a rien, il me semble… » dit timidement Roderick.

Deux ou trois pouces furent encore déroulés et une marque noire apparut, dont il était difficile de comprendre la signification et d’où partait une ligne, qui se continuait dans la partie roulée.

A ce moment, le reste de l’écorce céda brusquement et la fameuse clef se déploya tout de son long sur la table, sous l’aspect d’une carte-plan ou du moins de ce que les trois chasseurs supposèrent en être une.

C’était plutôt une sorte de diagramme, assez grossier, composé de lignes droites ou crochues, avec, çà et là, un mot en partie effacé, qui lui servait de commentaire. D’autres mots étaient devenus complètement illisibles.

Mais ce qui frappa le plus, tout d’abord, l’attention du trio, ce furent plusieurs mots, tracés d’une écriture cursive sur l’uniforme croquis, et qui étaient nettement distincts.

Roderick lut tout haut :

« John Ball, Henri Langlois, Peter Plante. »

En travers du mot John Ball, un large trait noir avait été tiré, qui l’avait presque entièrement biffé, et, à l’extrémité de la ligne formée par les trois signatures, un autre mot français était écrit, entre parenthèses. Mot que Wabi traduisit aussitôt :

« Mort. »

Et il ajouta, avec un soupir indigné :

« John Ball mort. Les deux Français l’auront tué ! »

Sans répondre, Roderick s’était penché sur la bande et y promenait son doigt tremblant. Le premier mot qui accompagnait le diagramme était totalement inintelligible. Du suivant on ne distinguait qu’une lettre, qui n’en apprenait pas plus long.

Rod continua son examen. Arrivé au point où un trait transversal, plus large et crochu, sectionnait le trait principal, deux mots étaient demeurés très distincts :

« Deuxième cascade. »

Puis, un demi-pouce plus loin, en lettres dispersées, on lisait :

« T…….. c..c..e. »

« Cela, dit Rod, signifie : Troisième cascade ! »

Là cessaient les traits du dessin. Au même endroit, entre celui-ci et les trois signatures, plusieurs lignes d’écriture se devinaient. Mais il était impossible d’en rien déchiffrer, tellement l’encre en avait pâli. Ces lignes, cependant, donnaient, à n’en pas douter, la clef même du mystère de l’or perdu.

Rod releva les yeux et l’excès du désappointement se peignit sur son visage. Il savait maintenant que, dans ces lignes annihilées par le temps, était enclos le secret d’un grand trésor. Mais il n’en était toujours pas plus avancé. Tout ce qu’il lui était donné de connaître, néanmoins, c’est que, quelque part dans les vastes solitudes du Wilderness, il y avait trois cascades. En un endroit imprécis, entre la seconde et la troisième, l’Anglais et les deux Français avaient découvert de l’or.

Où cela ? Et où étaient les cascades ? Rod n’en avait pas rencontré dans le ravin et il n’y en avait point non plus dans les environs de la vieille cabane. Le terrain avait été maintes fois exploré en tous sens par les trois compagnons, au cours de leurs randonnées de chasse et de la pose de leurs pièges.

Tout à coup Wabi, qui regardait Rod et semblait réfléchir, prit la bande de bouleau dans ses mains et la considéra de plus près. A un moment sa figure s’anima :

« Par saint Georges, s’écria-t-il, il nous faut peler cette écorce ! Regarde un peu, Muki. Rien n’est plus facile, n’est-ce pas ? »

Et il tendit la bande au vieil Indien. Puis il expliqua à Rod :

« L’écorce de bouleau est composée de couches successives, chacune d’elles aussi fine que le plus fin papier. L’encre a dû pénétrer plusieurs de ces pelures. Si nous parvenons à enlever la couche supérieure, celle qui est au-dessous nous apparaîtra, j’imagine, avec une écriture aussi fraîche qu’il y a cinquante ans. »

Déjà Mukoki, s’étant rapproché de la lumière de la porte, s’était mis au travail et, avec sa bonne grimace, les deux boys l’entendirent qui criait :

« Bien peler ! »

Une pellicule, infiniment ténue, commençait en effet à se soulever. Une demi-heure durant, il s’appliqua à sa tâche délicate, tandis que Rod et Wabi le contemplaient avec admiration. Lorsqu’il se redressa, sa tâche était terminée.

Rod et Wabi, ayant reçu la bande de ses mains, poussèrent un long cri de joie. Les mots incomplets pouvaient maintenant se lire à merveille. Là où il n’y avait auparavant que trois lettres, apparaissait comme Rod l’avait deviné : Troisième cascade. Tout à côté était le mot cabane. Et plusieurs lignes d’écriture l’avoisinaient, que Rod lut à haute voix :

« Nous, John Ball, Henri Langlois et Pierre Plante, ayant trouvé de l’or à la troisième cascade, nous décidons, par le présent acte, de nous associer pour l’exploitation de cet or. Nous nous engageons à oublier nos querelles passées et à travailler de compagnie, avec une bonne volonté et une honnêteté mutuelles, avec l’aide de Dieu.

Signé : John Ball, Henri Langlois, Peter Plante. »

Dans la partie supérieure du graphique il y avait encore d’autres mots, moins distincts, mais que Rod parvint cependant à déchiffrer. C’est là, du coup, que son émotion fut à son comble. La parole lui resta collée au gosier et ce fut Wabi, dont le souffle haletant lui brûlait la joue, qui lut :

« Ici, cabane et extrémité du ravin. »

Mukoki, après avoir entendu, à demi-étourdi de tant d’imprévu merveilleux, s’était repris à songer au dîner et avait remis sur le feu la poêle et le bifteck d’élan.

« Eh bien ! reprit Wabi, au bout d’un instant, vous avez, Rod, trouvé votre mine d’or ! C’est bien du petit torrent qui est dans le ravin qu’il s’agit. Vous voilà maintenant un homme riche !

— Notre mine d’or, voulez-vous dire, corrigea vivement le jeune homme. Nous sommes trois, nous aussi, et nous prendrons tout naturellement, dans notre association, les places respectives de John Ball, d’Henri Langlois, de Pierre Plante. Ils sont morts. L’or est à nous ! »

Wabi s’était remis à examiner la carte de bouleau.

« Il me paraît réellement impossible, dit-il, que nous ne trouvions pas l’endroit. Les indications fournies sont aussi claires que la lumière du jour. On suit le ravin et, à une distance donnée, on rencontre une première cascade. On continue, et le torrent, devenu plus important, fait un second saut. Une cabane est là, et l’or n’est pas loin. »

Il revint vers la porte, avec l’écorce, et Rod le rejoignit.

« J’ai beau chercher, dit Wabi, je ne trouve aucun renseignement concernant la distance. Combien de milles, Rod, estimez-vous avoir parcourus dans le ravin ?

— Une dizaine au moins.

Et vous n’avez vu aucune cascade ?

— Aucune. »

A l’aide d’une brindille de bois, Wabi repéra la longueur comparative qui séparait les divers points indiqués sur le graphique.

« Je ne doute pas, dit-il, que cette carte n’ait été tracée par John Ball. Vous remarquerez que tout ce qu’il y a d’écrit l’a été par la même main, sauf les signatures de Langlois et de Plante, qui ne sont qu’un affreux griffonnage. Ball, au contraire, écrivait bien et paraît avoir été un homme de bonne éducation. N’est-ce pas votre avis ? Il serait étonnant, dès lors, qu’il n’ait point, dans son tracé, tenu compte des distances. Or, l’espace qui est entre la première et la seconde cascade est moitié moindre de celui qui sépare celle-ci de la troisième. Ceci est voulu, évidemment. »

Rod approuva.

« D’où nous conclurons, dit-il, qu’une fois trouvée la première cascade, nous pourrons évaluer, approximativement, les autres distances.

— Parfaitement, reprit Wabi.

— J’ai parcouru le ravin durant dix milles. Admettons que nous trouvions la première cascade à quinze milles. La seconde, d’après notre graphique, serait à vingt milles au delà, la troisième à quarante milles plus loin. Ce qui nous donne un total de soixante-quinze milles environ. »

Wabi estima que c’était bien raisonné. Puis il se gratta la tête, d’un air perplexe.

« Admettons vos chiffres, dit-il. Cascade troisième, cabane et gisement d’or de soixante-quinze milles d’ici. Mais alors, par saint George ! pourquoi les trois hommes étaient-ils dans cette cabane où nous sommes, avec seulement une poignée de pépites en leur possession ? L’or ne leur aurait-il pas joué un méchant tour et n’auraient-ils trouvé, en tout et pour tout, que le contenu du petit sac de peau de daim ?

— C’est une objection, avoua Rod, qui a sa valeur… »

A ce moment, Mukoki, qui retournait le bifteck dans la poêle, éleva la voix :

« Peut-être, dit-il, eux aller à la factorerie pour ravitaillement. »

Wabi tressauta.

« Tu as trouvé, Muki, l’explication du problème ! Tout finit, à la longue, par se débrouiller. »

Il se tut une minute et reprit :

« Je puis certainement me tromper, mais voici, à mon sens, comment l’aventure peut, dans son ensemble, se reconstituer. Ball et les deux Français ont, primo, découvert, par hasard ou autrement, le gisement d’or. Et ils ont travaillé le sol jusqu’à épuisement de leurs vivres. Secundo, un petit ou un gros trésor, nous l’ignorons exactement, a été réuni par eux. Comme les vivres font défaut, il est convenu que les deux Français iront se ravitailler à la factorerie. Wabinosh-House était, à cette époque, le poste le plus rapproché auquel ils pouvaient s’adresser. Avant de partir, ils assassinent Ball, afin de s’approprier ultérieurement sa part. Tertio, ils partent en n’emportant avec eux que juste assez d’or pour payer les marchandises dont ils ont besoin. Il pouvait être imprudent, en effet, d’exciter la convoitise d’autres aventuriers qui se rencontreraient avec eux à la factorerie. Quelques pépites passeraient inaperçues. Arrivés à cette cabane, ils y font halte. Plante ou Langlois, l’un des deux, médite alors de se débarrasser de son compagnon, comme il avait été fait de Ball, et de s’approprier, à lui seul, et le graphique et la mine, et le sac de pépites, et la possession finale du trésor mis en réserve. Ils se battent et se tuent mutuellement. Et voilà !

— Bravo ! fit Rod. Vous avez, Wabi, un esprit admirable.

— Et le trésor amassé par eux, nous le trouverons aussi, enterré sans doute quelque part près de la troisième cascade ! »

Les deux boys furent interrompus dans la construction de leurs châteaux en Espagne par Mukoki.

« Dîner prêt ! » appela-t-il.

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