Les chasseurs de loups
CHAPITRE XI
COMMENT LOUP ATTIRA SES FRÈRES
A LA MORT
De cette heure, était né dans la poitrine de Roderick Drew un imprescriptible désir. Volontiers, il eût désormais abandonné, durant tout l’hiver, les joies et les profits de la chasse, pour se mettre à la poursuite de cet ignis fatuus[11], ce « feu dément » qui dévore l’homme, à tous les âges, et qui est la soif de l’or. Les squelettes de la cabane, lorsqu’ils étaient des hommes, avaient découvert une mine d’or, et cette mine n’était pas loin. Pour le premier or qu’ils avaient trouvé, fruit de quelques jours de travail, ils s’étaient battus et entre-tués. Voilà ce que ne cessait de se répéter Roderick Drew.
[11] En latin dans le texte. (Note des Traducteurs.)
Mukoki avait eu une grimace significative, accompagnée d’un haussement d’épaules prodigieux, lorsque Rod avait émis l’idée que le gisement d’or était situé dans le fond du ravin diabolique. Aussi gardait-il ses réflexions pour lui-même et le retour fut silencieux.
Taciturne comme tous les hommes de sa race, Mukoki ne parlait guère, si on n’entamait la conversation. Rod, de son côté, se demandait par où il pourrait réussir à descendre, dès qu’il en aurait l’occasion, dans l’abîme sinistre, afin de l’explorer en détail. Il ne doutait point que Wabi ne fût prêt à l’accompagner dans cette aventure. Au besoin, il la tenterait seul. Une brèche quelconque devait forcément exister dans l’abrupte muraille.
Lorsque les deux compagnons arrivèrent à la cabane, ils y trouvèrent Wabi, déjà rentré. Le jeune boy avait posé dix-huit trappes et tué deux perdrix des sapins. Les oiseaux étaient vidés pour le dîner, et le menu s’augmenta d’une tranche de daim.
Pendant les préparatifs du repas, Rod raconta la découverte du ravin mystérieux et le projet qu’il avait ébauché. Mais Wabi l’écoutait d’une oreille distraite. Ses préoccupations semblaient être ailleurs. Par moments, il demeurait immobile, les mains enfoncées dans la profondeur de ses poches, et paraissait ruminer, soucieux.
Finalement, tandis que Rod et Mukoki vaquaient aux menues occupations de la table ou du poêle, il sembla se réveiller de sa rêverie, tira de sa poche une douille de cuivre jaune et la tendit au vieil Indien.
« Vois ceci, Muki, dit-il. Mon intention n’est pas de provoquer parmi nous quoi que ce soit qui ressemble à une inutile panique. Mais voici ce qu’aujourd’hui j’ai rencontré sur ma piste. »
Mukoki se saisit de la douille, d’un geste aussi brusque que si elle eût été une autre pépite d’or, récemment découverte. La douille était vide. En bordure du cuivre, on lisait très distinctement, et il lut :
« 35 Rem. »
Il ajouta :
« Eh bien ! ceci être…
— Une douille de cartouche du fusil de Rod ! » acheva Wabi.
Mukoki avait froncé le sourcil.
« Aucun doute n’est possible, reprit Wabi. C’est une douille pour Remington du calibre 35, à chargement automatique. Il n’y a, dans toute cette région, que trois fusils de ce type. J’en ai un, Mukoki a l’autre. Vous avez, Rod, perdu le troisième dans votre bataille avec les Woongas ! »
La venaison, durant ce dialogue, commençait à brûler et Mukoki se hâta de la retirer du feu, pour la servir sur la table.
« Alors, déclara Rod, après un silence, cela veut dire que les Woongas sont sur nos traces ?
— C’est la question que je me suis posée, toute la journée, répliqua Wabi. La preuve est faite qu’ils ont, contrairement aux prévisions de Mukoki, passé de ce côté de la montagne. Je ne pense pas cependant qu’ils connaissent où nous sommes. La piste était à peu près à cinq milles de cette cabane. De deux jours au moins elle était vieille. Trois Indiens, chaussés de raquettes, l’avaient tracée, et elle se dirigeait vers le nord. J’en déduis qu’ils étaient, sans doute, en simple expédition de chasse et qu’après avoir décrit un cercle vers le sud, ils s’en sont retournés à leur campement coutumier. Je ne pense pas qu’ils s’en viennent plus loin. »
Wabi expliqua comment il avait constaté que la piste, à un moment donné, revenait sur elle-même et ce fut un soulagement évident pour Mukoki. Secouant la tête en signe d’approbation, il en conclut, lui aussi, que leurs ennemis n’iraient pas plus outre.
L’humeur des trois compagnons n’en fut pas moins assombrie et leur gaîté se refroidit. Et pourtant l’éventualité de ce péril possible ajoutait un nouveau ragoût, qui n’était point sans agrément, aux émotions prévues de leur expédition.
Lorsque le repas fut terminé, une sorte de plan de campagne fut aussitôt ébauché. Il fut convenu qu’on ne s’en tiendrait pas à une défensive, toujours désavantageuse. Si, un jour ou l’autre, une piste fraîche de Woongas se présentait, on se lancerait à leur poursuite et les trois amis commenceraient eux-mêmes la chasse à l’homme.
Le soleil venait de disparaître vers le sud-ouest, derrière le lointain horizon, lorsque les deux boys et Mukoki quittèrent à nouveau la cabane.
Loup n’avait rien eu à manger depuis la nuit précédente. La férocité de la faim augmentait la flamme de ses yeux et la nervosité de ses mouvements. Mukoki eut soin de le faire remarquer à Rod et à Wabi. Il semblait couver la bête du regard.
La nuit rapide avait, de ses ténèbres, complètement enveloppé le Wilderness, lorsque tous trois atteignirent le bas-fond où ils retrouvèrent le daim suspendu à son arbre.
Rod fut commis à la garde des armes et du bagage, tandis que Wabi et le vieil Indien se mettaient en demeure de hisser le daim sur le gros rocher et sa plate-forme. Ils y parvinrent non sans peine et le jeune citadin commença à comprendre le plan de Mukoki.
La longue lanière, toujours attachée au cadavre de l’animal, fut jetée du rocher vers un bouquet de cèdres qui lui faisait face, et sur deux desquels trois plates-formes furent aussitôt aménagées à l’usage des trois chasseurs. Ceux-ci pouvaient y installer commodément leur embuscade, et même s’asseoir, sans danger aucun et bien cachés par les branches. Ce travail accompli, une autre préparation suivit, que Rod observa avec un vif intérêt.
Mukoki avait sorti de son vêtement, où il le tenait bien au chaud contre son corps, le bidon rempli de sang. Il en répandit un tiers environ, tant sur la neige qui était au pied du rocher que sur la paroi même du gros bloc. Il en versa le reste, goutte à goutte, sur diverses pistes, qu’il fit rayonner dans plusieurs directions.
Loup avait accompagné ses maîtres au cours de cette opération et, comme la lune ne devait pas se lever avant trois heures encore, les trois chasseurs établirent un feu, à l’abri du rocher. Ils y firent quelques grillades, afin de passer le temps, puis bavardèrent quelque peu.
Il était neuf heures lorsque l’astre des nuits émergea du Grand Désert Blanc. Cette grande aube de la nuit septentrionale exerçait sur Rod une fascination chaque soir renouvelée. Le globe ardent et pourpre semblait ramper tout d’abord sur la crête des forêts et des collines, splendeur palpitante, qui s’allumait au-dessus de la terre désolée, dans la pureté sereine d’un ciel que ne voilaient ni brume ni nuage. Si rapide était son mouvement qu’on croyait voir, dans l’au-delà, marcher ce globe, à l’œil nu. Puis, à mesure qu’il montait, la couleur de sang dont il était teint s’évanouissait, pour faire place, peu à peu, à une douce lumière, qui tenait le milieu entre l’argent et l’or. Alors seulement, l’univers s’illuminait sous le soleil nocturne.
Lorsque cet instant fut arrivé, Mukoki fit signe aux deux boys de le suivre, et ils regagnèrent, avec Loup, leur embuscade.
Le loup captif fut alors attaché, avec une forte lanière, à un petit sapin, au pied du gros rocher qui portait à son sommet le cadavre du daim. En l’air, il huma l’odeur du daim ; sous ses pattes, il flaira les caillots du sang répandu par Mukoki dans la neige. Ses mâchoires s’ouvrirent et se refermèrent, dans un grognement.
Rod et Wabi qui l’observaient, cachés près de là, derrière un tronc d’arbre, le virent qui se démenait ensuite, dans une agitation toujours croissante. Raide sur ses pattes, les narines pointées en avant, il semblait recueillir le vent en tous sens.
Son dos était hérissé et son nez s’élargissait. Ce sang dans la neige, cette bête morte sur le rocher, ce n’était plus la nourriture habituelle que lui offraient les hommes. L’instinct sauvage de Loup se réveillait et il se croyait retourné en pleine chasse, comme ses ancêtres.
A un moment donné, il parut faire un retour sur lui-même et, se souvenant de ses maîtres, se remémorant sa domesticité coutumière, il regarda en arrière, vers les cèdres. Mais ses maîtres avaient disparu. Il ne les voyait, ni ne les entendait plus. Il renifla vers eux. Puis, bientôt, il reporta son attention passionnée vers le sang et l’odeur du daim.
Allant et venant au bout de sa longue lanière, il rencontra sur la neige, qui craquait sous ses pattes, d’autres taches de sang, et il tenta de suivre plus loin la piste rouge tracée par Mukoki. Furieusement, il tirait sur la lanière qui le retenait captif et, comme un chien irrité, il tentait vainement de la ronger, oubliant qu’elle était assez solide pour résister à l’emprise de ses dents. Les chasseurs entendaient ses gémissements, qui se terminaient en une brève et hurlante chanson.
Et, tout autour du petit sapin auquel il était attaché, il courait, de plus en plus excité, avalant des gorgées de neige sanglante, qui lui dégouttait des mâchoires. Il se retournait ensuite vers le rocher et vers son gibier, qu’il ignorait être mort ou vivant, tout assoiffé de carnage et frémissant du désir atavique de tuer, tuer, tuer !
En un dernier effort pour se libérer et briser son lien, et reprendre sa liberté joyeuse et sauvage, il fit un bond frénétique. Puis, voyant son impuissance, il retomba sur la neige, pantelant et pleurant, désespérément.
Il s’assit ensuite sur son derrière, au bout de sa lanière, et vers le ciel il tourna sa tête éclairée par la lune. Son museau se balança, à angle droit avec ses épaules hérissées, et peu à peu, comme un chien d’Esquimau, il commença sa « hurle à la mort ».
Puis, le sourd et lamentable gémissement se mit à croître en durée, en volume et en force, jusqu’à ce qu’il éclatât en un long appel sinistre, qui s’élevait par-dessus plaines et montagnes, et s’en allait au loin faire retentir les échos. C’était maintenant le cri de ralliement du loup, la grande clameur de chasse qui, comme la sonnerie de bataille du clairon, appelle à la proie les maigres et gris bandits du Wilderness, les éternels affamés du Grand Désert Blanc.
Par trois fois, cet appel monta dans la gorge du loup captif, et déjà les trois chasseurs s’étaient hâtés d’aller se percher dans les cèdres.
Dans son émotion, Rod en oubliait la morsure du froid, devenu intense. Ses nerfs se tendaient, et son regard interrogateur se promenait sur l’immensité blanche et mystérieusement belle, qui s’étalait sous le ciel, toute baignée de clair de lune. Plus calme était Wabi, mieux renseigné que lui sur ce qui allait arriver.
L’appel féroce, en effet, avait été entendu de tout le Wilderness. Ici, au bord d’un lac silencieux dans son hivernale prison de glace, c’était un daim qui se mettait à trembler d’effroi. Ailleurs, par delà les montagnes, c’était un formidable élan mâle qui dressait sa tête branchue et dont les yeux jetaient déjà des éclairs de bataille. Un peu plus loin, un renard, à l’affût d’un lapin, interrompait momentanément son guet. Et, partout, les frères de race de Loup s’étaient arrêtés sur leurs pistes, tournant la tête et tendant les oreilles vers le signal connu, venu jusqu’à eux.
Une première réponse perça le silence qui, lorsque Loup s’était tu, était retombé, lugubre, et comme anxieux. Le cri était parti à un mille environ. La bête, captive au bout de sa lanière, s’assit à nouveau sur son derrière et renvoya un autre appel, dont l’intonation particulière disait qu’il y avait du sang sur la neige et une bête blessée à achever.
Les trois chasseurs demeuraient toujours immobiles et muets. Mukoki avait épaulé son fusil et semblait pétrifié. Wabi, après s’être solidement arc-bouté le pied contre le tronc de son arbre, avait posé son fusil sur son genou, prêt à le mettre en joue. Rod, avait, à son tour, pris le gros revolver et, pour mieux viser, en avait appuyé le canon sur la fourche d’une branche, où reposait son bras.
Une autre voix, qui arrivait de l’est, ne tarda pas à répondre à la précédente, qui avait retenti vers le nord. Rod et Wabi entendirent Mukoki émettre sur son arbre un gloussement de concupiscence. Loup, de son côté, sans plus se perdre en vains efforts de délivrance, mettait toute sa frénésie inassouvie dans les appels réitérés qu’il lançait aux quatre coins de l’horizon. Et de plus en plus nombreuses arrivaient les réponses. De plus en plus proches aussi.
Soudain, il y eut un glapissement tellement rapproché que Wabi saisit Rod par le bras.
« Il n’y a plus longtemps à attendre… » murmura-t-il.
A peine avait-il parlé qu’une forme efflanquée apparut, suivant une des pistes rouges et courant rapidement vers Loup.
Les deux animaux réunis se turent pendant un instant, et le nouvel arrivant, ayant humé l’odeur du daim, vint buter contre le rocher. Alors il joignit ses hurlements à ceux de Loup, comme pour appeler à son secours la meute de ses frères.
Ceux-ci surgissaient de partout, du sommet des collines et des arbres du bas-fond. Une horde glapissante et affolée de faim, d’une vingtaine de têtes, entoura le rocher où se trouvait, hors de sa portée, la proie tant désirée. Les loups, se bousculant entre eux, sautaient en l’air, puis retombaient sur le sol, essayant en vain de grimper vers le gibier tentateur, si proche cependant.
L’attitude de Loup s’était, peu à peu, étrangement modifiée. Couché sur le ventre, haletant et comme prêt à joindre ses bonds à ceux de ses frères, il s’était graduellement calmé devant l’évidence de l’inutilité de ses efforts. L’homme avait repris sur lui son emprise et il s’était souvenu de ce qui s’était déjà passé dans de semblables circonstances. La haine de sa race l’avait à nouveau envahi et il attendait placidement le drame inévitable qui allait se dérouler devant lui.
Ce fut Mukoki qui fit entendre, en guise d’avertissement, un premier et faible sifflement, et Wabi se hâta d’épauler.
Lentement, le vieil Indien, sans quitter son fusil, tira sur la lanière dont l’extrémité était attachée au cadavre du daim, qu’il amena de la sorte jusqu’au rebord du rocher. Un mouvement de plus, et le daim culbutait au milieu de la horde.
Comme des mouches qui s’abattent sur un morceau de sucre, les bêtes affamées se ruèrent sur leur proie, s’écrasant et se battant entre elles, pour y mieux mordre. Alors Mukoki, d’un sifflement strident, donna le signal de tirer dans le tas.
Quelques secondes durant, les ramures des cèdres flamboyèrent d’une auréole d’éclairs, qui semaient la mort au-dessous d’eux, et les détonations assourdissantes des deux fusils et du gros Colt étouffèrent les cris de douleur des loups.
En cinq secondes, un total de plus de quinze coups avait été tiré, et cinq autres secondes ne s’étaient pas écoulées que le grand et beau silence blanc de la nuit était retombé sur le Wilderness. Tandis que les survivants s’étaient enfuis, la mort muette était au pied du rocher, à peine interrompue par le faible râle des loups blessés, gisant sur la neige.
Dans les cèdres, résonna le déclic métallique des armes que l’on rechargeait. Puis Wabi prononça :
« Je crois que nous avons fait de la belle besogne, Mukoki ! »
Mukoki répondit en descendant de son arbre, et les deux boys l’imitèrent.
Devant le rocher, cinq corps étaient immobiles. Un sixième se traînait encore, à quelques pas. Mukoki l’abattit d’un coup de hache. Un septième loup avait fui un peu plus loin, en laissant derrière lui une traînée de sang. Lorsque Rod et Wabi le rejoignirent, l’animal en était à ses dernières convulsions.
« Sept ! s’exclama Wabi. C’est un des meilleurs tirs que j’aie jamais réussis. Cent cinq dollars en une nuit. N’est-ce pas, Rod, que ce n’est point mal ? »
Ils revinrent en tirant le loup derrière eux.
Ils retrouvèrent Mukoki debout dans le clair de lune, le regard braqué vers le nord, et aussi raide qu’une statue.
En les voyant, il pointa son bras vers l’horizon et, sans tourner la tête :
« Voyez ! » dit-il.
Dans la direction indiquée, les deux boys aperçurent une flamme fuligineuse et rougeâtre qui, sous la clarté blafarde du clair de lune, étendait au loin sa sombre lueur sur le Wilderness. On la voyait monter et grandir, et son intensité augmenter, comme un sinistre incendie qui eût déversé des torrents de feu sur plaines et forêts.
« C’est un sapin qui brûle ! dit Wabi.
— Un sapin qui brûle ! » acquiesça le vieux trappeur.
Et il ajouta :
« Le signal de feu des Woongas ! »