Les chasseurs de loups
CHAPITRE VI
MYSTÉRIEUX COUPS DE FEU
DANS LE SILENCE
Comme Wabi était là, prêtant l’oreille à ce mutisme universel, un bruit, tout à coup, claqua dans l’air, qui arracha à ses lèvres un cri inarticulé. C’était la détonation, claire et retentissante, d’un fusil. Une autre suivit, puis une autre encore, et une troisième. Coup sur coup, il en compta cinq, successivement.
Que signifiait ceci ? Il sauta sur ses pieds, le cœur battant. La détonation ressemblait à celle du fusil de Mukoki. Et pourtant le vieil Indien n’aurait pas tiré sur du gibier ! Cela avait été expressément convenu.
Rod et Mukoki avaient-ils été attaqués ? L’instant n’était point aux réflexions superflues et Wabi reprit sa course.
Si ses compagnons étaient en danger, il comprenait qu’il n’avait pas une minute à perdre. Mais sans doute arriverait-il trop tard. Aux cinq coups tirés avait succédé à nouveau l’absolu silence, et c’était pour lui une angoisse de plus. S’il y avait eu embuscade, tout maintenant devait être fini. Et, tandis qu’il courait, aveuglé par la neige, le doigt en arrêt sur la gâchette de son fusil, prêt à tirer, il épiait si d’autres bruits de la bataille ne parviendraient pas jusqu’à lui, coups de fusil ou de revolver, ou chant de triomphe du vainqueur.
Il arriva à un endroit où la vallée s’étranglait au point que l’Ombakika gelé, qui n’était plus maintenant qu’un simple torrent, disparaissait complètement sous de grands cèdres, serrés et touffus, qui rejoignaient leurs branches au-dessus de lui.
L’étroitesse de ce couloir rocheux augmentait son aspect sinistre de l’obscurité des cèdres qui s’y tassaient et de la grise pâleur crépusculaire du ciel du Nord où, déjà, en novembre, se mourait le jour.
Instinctivement, avant de s’engager dans ce traquenard, Wabi s’arrêta, pour mieux écouter.
Il n’entendit rien que les battements de son cœur, qui frappait contre sa poitrine, comme un marteau. Ce n’était point la peur qui le retenait, puisque nul danger ne se manifestait, mais l’incertitude même de ce danger, inconnu et possible.
D’un mouvement instinctif et irraisonné, comme l’eût fait un animal, il s’aplatit le ventre sur le sol, pareil à un loup à l’affût, qui cherche à se rendre invisible. Le canon de son fusil était fébrilement braqué vers l’étranglement obscur et mystérieux. A pas de loup aussi, lentement, le péril n’approchait-il pas ? Et, davantage encore, il s’écrasa dans la neige.
Les minutes succédaient aux minutes. Il n’entendait toujours rien. Puis, soudain, résonna, comme un indubitable avertissement, le babillage d’un oiseau-des-élans[6]. Peut-être était-ce simplement un renard errant qui avait dérangé l’oiseau et lui avait fait prendre son vol, ou un renne, ou un caribou, ou un élan même qui l’avaient effrayé. Mais ce chant, aux notes douces et rapides, pouvait aussi, et Wabi ne douta point que ce ne fût le cas, annoncer l’homme !
[6] Moose bird. Ces oiseaux ont l’habitude de venir, lorsque les élans sont au repos, se poser sur leur dos et débarrasser ces animaux de leurs parasites, comme font chez nous les sansonnets avec les bœufs et les moutons. (Note des Traducteurs.)
Reprenant son sang-froid, Wabi se releva cependant et s’engagea sous les cèdres, le long du torrent gelé. Il traversa leur ombre sans encombre, avec d’infinies précautions, et observa, caché derrière une souche, l’espace découvert qui s’étendait au delà. La neige tombait un peu moins serré et son regard percevait les objets assez loin devant lui.
Son émotion était à son comble. Le caquetage d’un écureuil rouge, en partant à l’improviste, tout près de lui, le fit sursauter. Un peu plus outre, il pensa entendre un frottement, dans l’ombre, comme si un fusil avait accidentellement raclé une branche d’arbre.
Tout à coup, il crut apercevoir deux ombres, à peine distinctes, qui émergeaient des ténèbres. De l’une de ses mains, gantées de mitaines, il s’essuya les yeux, humides de la neige qui lui fondait sur le visage, et regarda fixement, avec acuité. Aucun doute, cette fois, n’était possible. Les deux ombres qui avaient fait s’envoler l’oiseau-des-élans approchaient, silencieuses.
Leur silhouette ne tarda pas à se dessiner plus nettement. Il reconnut que c’étaient deux hommes. Ils avançaient avec une précaution extrême, mètre par mètre, rampant à demi sur le sol, comme lui-même tout à l’heure, et semblant s’attendre pareillement à rencontrer un ennemi. Wabi amena son fusil à hauteur de son épaule. Il n’avait pas été vu et la chance était pour lui. Il tenait les deux ombres au bout de son fusil. La mort hésitante dépendait d’une pression de son doigt sur la gâchette.
Son imagination affolée lui dépeignait Rod et Mukoki tombés dans une embuscade et assassinés par les deux Woongas (car il ne doutait plus de l’identité des deux ombres), qui maintenant revenaient en arrière sur la piste, afin de le massacrer lui-même. Oui, oui, c’était bien cela… Et son doigt, imperceptiblement, commençait à presser la détente.
Il allait tirer, lorsque les deux ombres qui n’étaient plus qu’à une vingtaine de yards s’arrêtèrent et, se rapprochant l’une de l’autre, semblèrent se concerter. Wabi rabaissa son fusil et tendit l’oreille, afin d’écouter ce qu’elles disaient.
Les ombres se parlaient à voix basse. Mais tel était le silence que le marmottement de leurs paroles parvenait jusqu’à lui. A un moment, le ton d’une des voix se haussa légèrement, et il entendit :
« All right ! »
Ce n’était certes pas un Woonga qui s’exprimait ainsi. L’inflexion était très pure.
Alors, à son tour, il appela doucement :
« Rod, est-ce vous ? Ho ! Muki… Rod… Muki ! »
Une seconde après, les trois amis étaient réunis, se serrant la main, en silence, à se la briser. La pâleur mortelle de Rod, la tension des traits bronzés de Wabi et de Mukoki disaient suffisamment l’angoisse mutuelle qui venait de les étreindre.
« Vous, tout à l’heure, tirer ? murmura Mukoki.
— Non, je n’ai pas tiré, répondit Wabi, dont les yeux se dilataient d’étonnement. Et vous ?
— Non ! »
Ce seul mot tomba des lèvres du vieil Indien. Mais il contenait en soi tout un monde d’interrogations et d’inquiétudes nouvelles. Les cinq coups de fusil, qui donc les avait tirés ?
Rod et Mukoki avaient supposé que c’était Wabi, comme lui-même avait cru que c’était eux, et ils étaient revenus au-devant de lui, afin de lui porter secours, s’il était nécessaire.
« Moi penser, dit Mukoki, l’ennemi être embusqué là ! »
Et il désigna du doigt le bois de cèdre. Wabi se contenta de secouer la tête.
Ne sachant que conclure, ils demeuraient tous trois à la même place. Un unique cri de loup se fit entendre, à un demi-mille environ vers l’arrière.
« L’animal, dit Wabi, a dû rencontrer une piste d’hommes. Je ne pense pas que ce soit la mienne, car la direction du son n’y est pas. »
Aucun autre bruit ne rompit plus, ensuite, le calme de la nuit tombante. Mukoki se remit en marche et les deux boys le suivirent.
Ils allèrent ainsi, durant un quart de mille. La vallée s’étranglait de plus en plus et le lit glacé du torrent s’était engagé entre de grandes masses de rochers, qui s’amoncelaient en de farouches entassements et formaient comme autant de montagnes escarpées. Il disparaissait peu après entre ces rocs cyclopéens et plongeait sous terre. Il n’y avait pas moyen de passer outre.
Abandonnant le fond de la vallée, les trois compagnons grimpèrent, parmi des blocs erratiques, jusqu’à une crête où, sous l’abri d’un gros rocher, excellente protection contre le vent, qui soufflait à l’opposé, et contre la neige, les restes d’un feu brûlaient encore.
C’était à ce point que s’étaient arrêtés Rod et Mukoki, lorsqu’ils avaient rebroussé vers Wabi, à la suite des cinq mystérieuses détonations.
L’endroit était confortable à souhait et idéal pour camper, après la marche du jour, si fatigante dans la neige molle. Mukoki avait déjà disposé une odorante paroi de ramures de sapin et, près du feu, un gros morceau de venaison, tout embroché, avait été abandonné par le vieil Indien, dans la précipitation de l’alerte.
Les deux boys semblaient ravis et se regardaient, tout heureux, malgré le danger immanent qui pesait sur eux. Ils s’apprêtaient à s’installer pour la nuit dans leur home et commençaient à attiser le foyer. Mais, ayant levé les yeux vers Mukoki, ils furent surpris de son attitude.
Dans une désapprobation muette de la besogne à laquelle ils se livraient, le vieux guide était demeuré debout, appuyé sur son fusil, sans un mouvement.
Wabi, un genou en terre, l’interrogea du regard.
« Pas faire de feu, murmura le vieil Indien en secouant la tête. Pas rester ici. Continuer au-dessus de la montagne. »
Et il tendit son long bras vers le nord.
« Fleuve, dit-il, contourner montagne à travers rochers, puis faire cascades et après grands marais, bon refuge aux élans. Ensuite devenir large et uni à nouveau. Nous, passer par-dessus montagne. Neiger toute la nuit. Matin venir et point de piste pour Woongas. Si rester ici, faire belle piste au matin. Woongas suivre comme diables. Très clair à voir ! »
Wabi se redressa et un amer désappointement se marqua sur son visage. Depuis le matin, de bonne heure, il avait marché, couru même, plus d’une fois. Il ressentait une fatigue suffisante pour risquer, sans regrets, un peu de péril, afin de pouvoir souper et dormir.
Le cas de Rod était pire encore que le sien, quoique sa course eût été moindre. Pendant quelques instants, les deux boys se dévisagèrent, silencieux et tout marris, s’essayant à dissimuler de leur mieux le dépit qu’ils ressentaient de la suggestion de Mukoki. Mais Wabi était trop raisonnable pour s’opposer délibérément à l’avis du vieil Indien. Si celui-ci affirmait qu’il était dangereux de passer la nuit en ce gîte, eh bien ! il fallait l’en croire et dire non eût été folie.
Alors, avec une figure mi-contrite, mi-riante, et réconfortant de son mieux Rod qui en avait grand besoin, Wabi commença à réajuster sur ses épaules son paquet, qu’il avait, en arrivant, jeté sur le sol. Mukoki, de son côté, encourageait le pauvre boy.
« Grimper montagne. Pas très loin marcher. Deux ou trois milles. Aller lentement. Alors campement et bon souper. »
Les quelques bagages qui avaient été déchargés furent réemballés sur le toboggan et les trois compagnons reprirent leur course, se traçant une nouvelle piste sur la cime pittoresque et sauvage de la montagne.
Wabi marchait devant, portant son paquet, ce qui allégeait d’autant le traîneau, et choisissant, pour que passât celui-ci, les meilleurs endroits. Du tranchant de sa hache, il rognait les buissons et les arbrisseaux importuns.
A une douzaine de pieds derrière lui suivait Mukoki tirant le toboggan, auquel Loup était solidement attaché avec une babiche[7]. Roderick, chargé d’un léger paquet, fermait la marche.
[7] Lanière très solide, faite avec de la peau d’élan ou de caribou. (Note des Traducteurs.)
Il était à bout de forces et complètement démoralisé. C’est à peine si, dans les ténèbres, il pouvait, de temps à autre, distinguer de Wabi une silhouette fugitive. Mukoki, plié en deux sous son harnais, n’était guère plus perceptible. Seul, Loup était assez près de lui pour servir de société.
L’enthousiasme du départ avait été long à se refroidir. Mais maintenant, en cette nuit lamentable, la pensée de Rod se reportait à Wabinosh-House, où il souhaitait mentalement d’être encore à côté de Minnetaki lui contant, sur une bête ou un oiseau rencontrés dans la journée, quelque jolie légende. Combien cet entretien aurait eu plus de charme que la situation présente !
Mais la vision de la petite vierge ensorceleuse, où se noyait son rêve, fut soudainement interrompue, de façon désagréable. Mukoki s’étant, pour souffler, un instant arrêté, Roderick n’y prit point garde et continua à avancer. Si bien qu’il vint se jeter dans le traîneau et s’y étala de tout son long. En voulant se retenir, il empoigna le harnais de l’Indien qui, ne s’attendant pas à cette brusque secousse, perdit l’équilibre et culbuta à son tour, par-dessus lui.
Wabi, entendant du bruit, vint voir ce qui advenait et les trouva tous deux dans cette posture comique. Ce fut un heureux accident, car le boy se mit à rire de bon cœur, tout en aidant Mukoki à se dépêtrer de son harnais. Rod se releva ensuite et, secouant la neige qui lui emplissait les yeux, les oreilles et même le cou, joignit son rire à celui de Wabi, et ses idées noires s’envolèrent.
La crête devenait de plus en plus étroite. A leur gauche, tout en cheminant, les trois hommes écoutaient, en-dessous d’eux, la course tumultueuse du torrent, dont le gel n’avait pas encore immobilisé le courant trop rapide. Un précipice était là, qu’ils devinaient sans le voir. D’autres blocs erratiques et des quartiers de rochers, que des cataclysmes préhistoriques avaient semés ou amoncelés, entravaient maintenant leur marche et il ne leur était plus permis d’avancer qu’avec une prudence de tous les pas.
La clameur du torrent augmentait d’intensité à mesure qu’ils marchaient, tandis que Rod voyait se dessiner, à sa droite, une ombre énorme, confuse encore, qui montait dans le ciel, au-dessus d’eux. Un moment arriva où Mukoki et Wabi alternèrent leurs rôles.
« Muki a déjà passé ici, cria Wabi à l’oreille de Rod. Je lui laisse l’emploi de chef de file, car le passage n’est pas sans danger. Au-dessous de nous, le torrent se précipite en une haute cataracte. Écoutez-le. »
Le tumulte de l’eau était devenu si fort, en effet, que la voix de Wabi en était presque étouffée.
L’émotion de Rod était à son comble et il en oubliait sa lassitude. Jamais, dans ses rêves de folles aventures, il n’avait prévu pareille heure. Il écarquillait ses yeux et ses oreilles, et tâchait de percer le paysage, qu’il entendait et sentait autour de lui.
Soudain, dans l’éclair d’une brève accalmie neigeuse, il vit la grande ombre qui, à sa droite, montait dans la nuit s’estomper nettement, et il se rendit compte de leur situation à tous trois. L’ombre était une montagne gigantesque, dont ils n’occupaient nullement le faîte, mais au flanc de laquelle courait le chaînon rocheux qu’ils suivaient. A gauche, le précipice ouvert tombait à pic dans les ténèbres bouillonnantes. Et, comme il heurtait du pied un morceau de bois mort, Rod le ramassa et le lança dans le vide. Il écouta ensuite, pendant une ou deux minutes, mais il n’entendit rien que la clameur titanesque, qui grondait sans trêve. Un frisson lui courut sur l’échine. C’étaient bien là des sensations qui ne traînent point les rues des grandes villes !
Le chaînon rocheux continuait à s’élever. Le jarret, à défaut de la vue, en donnait la perception. Wabi surtout peinait à tirer le toboggan. En dépit de sa fatigue et de sa blessure, Rod voulut lui donner un coup de main et il poussa, à l’arrière.
Une demi-heure durant, l’ascension se continua et le bruit de la cascade diminua d’intensité, puis s’éteignit, Il finit même par n’être plus.
« Halte ! » cria Mukoki.
La caravane était arrivée au faîte de la montagne qui, pour être d’une hauteur respectable, n’était point aussi formidable qu’elle avait d’abord paru à Rod. Wabi jeta à terre son harnais avec un « Ouf ! » de satisfaction, et Roderick poussa une exclamation de joie. Quant à Mukoki, toujours infatigable, il s’enquit aussitôt d’un endroit propice pour camper.
Cette fois encore, un volumineux rocher fournit son abri. Rod et Wabi aidèrent l’Indien à couper des bourrées de sapin, pour confectionner la hutte et les lits, après que la neige du sol eut été soigneusement balayée. Une heure après, tout était terminé et la flamme folâtre crépitait. Des peupliers morts, renversés sur le sol, le meilleur combustible qui se puisse trouver, avaient fourni le bois en abondance.
Les trois compagnons s’aperçurent alors qu’ils étaient affamés et Mukoki fut délégué aux soins de la cuisine. Café et venaison furent bientôt prêts.
La paroi du rocher, faisant office de réflecteur, renvoyait, en la décuplant, la chaleur bienfaisante du feu et sa lueur incandescente. Dans ce rayonnement brûlant, Rod sentit, dès qu’il eut fini de manger, un invincible sommeil s’emparer de lui. Sans pouvoir davantage lutter contre, il se traîna, dormant déjà, vers la hutte, et s’enveloppa dans une couverture, sur son lit de sapin odorant. Quelques minutes après, rien n’était plus pour lui.
La dernière vision consciente de ses yeux mi-clos avait été Mukoki empilant sur le foyer bûches sur bûches, et la flamme qui jaillissait à près de quatre mètres de haut, en illuminant dans la nuit un hallucinant paysage de rocs chaotiques.