Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis
The Project Gutenberg eBook of Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis
Title: Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis
Author: Bonaventure Des Périers
Contributor: Charles Nodier
Editor: P. L. Jacob
Release date: May 31, 2017 [eBook #54819]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink, Laurent Vogel, Turgut Dincer
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Note sur la transcription: Une Table de Matières est ajouté pour faciliter l’accès aux Nouvelles.
LES CONTES
OU
LES NOUVELLES RÉCRÉATIONS
ET JOYEUX DEVIS
DE
BONAVENTURE DES PERIERS,
Valet de chambre de la reine de Navarre.
PARIS.—IMPRIMERIE DE V^e DONDEY-DUPRÉ,
Rue Saint Louis, 46, au Marais.
LES CONTES
ou
LES NOUVELLES RÉCRÉATIONS
ET JOYEUX DEVIS
DE BONAVENTURE DES PERIERS,
Valet de chambre de la reine de Navarre,
Avec un choix des anciennes notes
DE BERNARD DE LAMONNOYE ET DE SAINT-HYACINTHE,
Revues et augmentées
par P.-L. JACOB, bibliophile;
ET UNE NOTICE LITTÉRAIRE
PAR CHARLES NODIER,
De l’Académie Française.
PARIS.
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN
Éditeur de la Bibliothèque d’Élite,
9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.
MDCCCXLI
TABLE DE MATIÈRES
AVERTISSEMENT.
M. Charles Nodier, dans son excellente notice sur Bonaventure des Periers, a si bien dit tout ce qu’il faut dire du charme exquis et du mérite supérieur de ces Contes, que nous renonçons à y ajouter quelque éloge qui les fasse lire et apprécier davantage: nous les regardons comme un des trésors les plus purs de notre littérature du seizième siècle, et voilà pourquoi nous les réimprimons avec l’espoir de les rendre populaires. Bonaventure des Periers, spirituel et gracieux conteur, est en outre, un des bons écrivains qui ont concouru à former la langue avec Rabelais, Calvin, Amyot et Montaigne.
Antoine Dumoulin, qui avait mis au jour, en 1544, le Recueil des Œuvres de des Periers en vers et en prose, trouvées dans ses papiers, fut sans doute aussi l’éditeur des Contes, quoique La Croix du Maine attribue la plus grande part de ces contes à Jacques Pelletier, du Mans, et Nicolas Denisot, également amis de Bonaventure des Periers. Cette première édition est intitulée: Les nouvelles Recréations et joyeux Devis, contenant quatre-vingt-huit contes en prose, Lyon, Robert Granjon, 1558, petit in-4o, imprimé en caractères dits de civilité (on les appelait autrefois lettre française).
Jacques Pelletier et Nicolas Denisot avaient sans doute travaillé avec Antoine Dumoulin à revoir et à compléter l’ouvrage de leur ami; puisque ces contes renferment des interpolations qui ne peuvent avoir été glissées dans le texte qu’après la mort de l’auteur, ils joignirent aux éditions suivantes quatre contes qui paraissent sortis de la même main que les premiers, et ensuite trente-sept autres qui sont empruntés évidemment à divers auteurs contemporains. Ce livre, ainsi augmenté, a été réimprimé neuf ou dix fois jusqu’en 1735, date de la dernière édition. Voilà donc plus d’un siècle que Bonaventure des Periers n’a eu les honneurs d’une réimpression!
Ces éditions sont les suivantes: Lyon, J. Roville, 1561, in-4o; Paris, Galiot du Pré, 1564 et 1568, petit in-12; Lyon, Benoît Rigaud, 1571, même format; Paris, Nicolas Bonfons, 1572, in-16; Paris, Claude Bruneval, 1582 ou 1583, in-16; Paris, Didier Millot, 1588, in-12; Rouen, 1606, in-12; Rouen, David du Petit-Val, 1615, in-12; Cologne, Gaillard, 1711, 2 vol in-12 (cette édition contient les notes de La Monnoye, avec des observations du même sur le Cymbalum mundi); Amsterdam; Z. Chatelain (Paris); 1735, 3 vol. in-12.
C’est le texte de cette édition que nous avons suivi, car il avait été collationné par La Monnoye sur les éditions originales. Mais, comme l’édition de 1735 fut faite, depuis la mort de La Monnoye, d’après un exemplaire corrigé et annoté par lui; Saint-Hyacinthe, ou Prosper Marchand, qui semble avoir été l’éditeur anonyme, n’a pas donné au texte toute la correction désirable, et y a laissé beaucoup de fautes qui accusent une extrême négligence, sinon peu de connaissance de ce qu’on nommait alors notre vieux gaulois. Cet éditeur a eu raison d’abréger çà et là les notes de son savant devancier, en y mêlant les siennes.
Nous avons encore abrégé ce commentaire, en modifiant le style et souvent les idées du commentateur; nous y avons incorporé nos propres remarques, sans autres prétentions que de faire mieux comprendre le langage et d’expliquer quelques faits obscurs. Nous nous sommes attachés particulièrement à rendre le texte intelligible par la ponctuation; mais, suivant notre système, nous ne respectons pas l’ancienne orthographe, qui n’est qu’un obstacle inutile à la lecture et à la popularité des chefs-d’œuvre de notre ancienne littérature.
Paul L. JACOB,
Bibliophile.
BONAVENTURE DES PERIERS.
Les hommes sont injustes et la renommée capricieuse. C’est un axiome de tous les temps, et j’aime à le rappeler pour la consolation des génies incompris de notre siècle, qui ne sont pas satisfaits de la gloire qu’ils se composent à eux-mêmes dans les réclames hyperboliques de leurs journaux. Ce n’est cependant pas d’eux que je me propose, de parler aujourd’hui, et j’ai pour cela des raisons à moi connues. Ils sont trop difficiles à contenter.
La première moitié du seizième siècle est dominée en France par trois grands esprits auxquels les âges anciens et modernes de la littérature n’ont presque rien à opposer. Ce sont ceux-là qui ont fait la langue de Montaigne et d’Amyot, la langue de Molière, de La Fontaine et de Voltaire, et il faut leur en conserver une reconnoissance éternelle. Une langue qu’ils n’ont point faite, à la vérité, c’est celle que l’on parle à présent dans les livres incompréhensibles des génies incompris; mais l’art est long, la vie courte, l’expérience difficile, comme dit Hippocrate, et on ne peut pas tout prévoir. Cette langue excentrique, qui échappe à la logique et à la grammaire, étoit du nombre des choses imprévues, sinon des choses impossibles.
Des hommes que j’ai indiqués, le premier, c’est Rabelais; le second, c’est Clément Marot. Voilà une double proposition qui ne souffrira point de difficultés. Quant au troisième, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille; vous ne le trouverez pas, car les distributeurs officiels de hautes réputations ne lui ont pas délivré de brevet, et c’est tout au plus si les biographes daignent lui accorder un misérable certificat de vie.
Il s’appeloit Bonaventure Des Periers, et Bonaventure Des Periers n’est, sous aucun rapport, inférieur aux deux autres. La prééminence est une question de goût ou de sentiment que je ne m’aviserai pas de décider; mais, quel que soit celui des trois auquel on en décerne l’honneur, on ne se trompera pas de beaucoup. Je me rangerai volontiers du côté de ceux qui regarderont Bonaventure Des Periers comme le talent le plus naïf, les plus original et le plus piquant de son époque; mais cette opinion a besoin d’être appuyée sur des faits, et, dans ce qui me reste à dire de cet ingénieux écrivain, presque tous les faits sont nouveaux. C’est le seul genre d’intérêt que puisse offrir cette notice aux lecteurs qui ne s’occupent pas spécialement de notre histoire littéraire.
Nous ne manquons pas de détails, plus ou moins exacts, sur la vie de Clément Marot, de Cahors, et sur celle de François Rabelais, de Chinon. Quant à Bonaventure Des Periers, la seule chose que nous sachions positivement de lui, c’est son nom. Cette notion doit même avoir été fort équivoque pour le savant jésuite Mersenne, qui ne l’auroit pas appelé Perez en françois, et Peresius dans son excellent latin, si la véritable orthographe lui avoit été plus familière. L’époque et le lieu de sa naissance présentent bien d’autres difficultés. S’il est mort à trente-sept ans, comme le prétendent nombre d’écrivains contemporains, il n’est pas né sur la fin du quinzième siècle, comme le prétend mon ami M. Weiss, qui le fait mourir en 1544; s’il est né à Arnay-le-Duc en Bourgogne, ainsi que l’avance le même biographe, il n’étoit ni de Bar-sur-Aube en Champagne, comme le pense La Croix du Maine, ni d’Embrun en Dauphiné, comme le veut Guy-Allard, qui l’appelle Périer. Il n’y a pas, dans toute la république des lettres, un écrivain plus difficile à baptiser.
L’opinion de M. Weiss, qui a suivi celle de l’abbé Goujet, est d’ailleurs la plus probable. Dolet, qui étoit l’ami de Des Periers, et que des rapports d’âge, d’études et de sentimens, avoient dû faire pénétrer dans tous ces secrets de son histoire, si embarrassans pour nous, l’appelle Eutychum (Bonaventure) de Perium, Heduum poetam. Il est vrai de dire cependant qu’Hedua s’est dit pour la ville d’Autun elle-même, comme pour l’Autunois, et ce seroit là une quatrième hypothèse à débattre avec les autres. On n’en finirait pas.
Tout ce qu’on sait de la première jeunesse de Des Periers, c’est qu’elle avoit dû être fort studieuse, ou bien que Des Periers étoit organisé de manière à profiter en peu de temps et avec beaucoup d’éclat de quelques études superficielles effleurées entre deux plaisirs. C’est une grâce d’état que la Providence des gens d’esprit accorde quelquefois aux mauvais sujets. Dolet nous informe en effet que Bonaventure Des Periers avoit mis au net, de sa propre main, le premier tome des Commentarii linguæ latinæ, et Dolet n’étoit pas homme à confier ce travail à un humaniste du second ordre. Des Periers ne persista cependant pas long-temps dans ce genre d’occupations sérieuses, lui qui avoit pris pour devise: Loisir et liberté. Il n’avoit nul souci de la gloire, et il se connoissoit assez en bonheur pour ne pas mettre son bonheur dans une vaine réputation littéraire. Personne n’a poussé plus loin le dédain de la publicité et du bruit, puisqu’il ne reste pas une page imprimée de son vivant à laquelle il ait attaché son nom.
Le temps de la mort de Bonaventure Des Periers n’est pas plus facile à déterminer que celui de sa naissance. Ce qu’il y a de certain, c’est que cet événement n’est pas antérieur à l’année 1539, où le poète écrivoit, dans un rhythme gracieux dont il est l’inventeur, son joli Voyage de Lyon à l’isle de Notre-Dame, et qu’il n’est pas postérieur à l’année 1544, où Antoine Du Moulin donna l’édition posthume de ses Œuvres, sans entrer d’ailleurs dans les moindres détails sur les circonstances et sur les causes d’une catastrophe si tragique. Nous apprenons toutefois d’Henri Estienne que Bonaventure Des Periers se perça de son épée dans les accès d’une fièvre chaude ou d’un désespoir furieux, et quelques mémoires plus positifs insistent sur les particularités de ce suicide avec toute l’assurance d’un témoignage oculaire. Les uns rapportent qu’il se précipita sur la pointe de son arme, et qu’elle le traversa de part en part jusqu’à la garde; les autres ajoutent qu’il déchira sa blessure de ses mains, et qu’il en arracha ses entrailles, comme Caton. A l’existence près de Bonaventure Des Periers, tout devant rester équivoque dans son histoire, Prosper Marchand doute même du fait principal, et, comme il a voulu justifier son auteur favori d’impiété, il ne tient pas à lui de l’absoudre, aux yeux de la postérité, d’un horrible attentat sur lui-même. Dans les embarras d’une pareille biographie, il reste certainement beaucoup de choses à deviner, et l’on ne peut tenter d’y être instructif sans s’exposer à être téméraire.—In re parum nota conjectare licet.
Osons donc conjecturer, puisqu’il le faut, que Bonaventure Des Periers étoit, vers 1536, un jeune homme de sang noble, d’éducation distinguée, de manières brillantes, qui se faisoit remarquer par cette indépendance de pensées si favorable au succès des ouvrages d’imagination, et à laquelle on ne pouvoit refuser alors les honneurs du courage. Il fondoit en effet, avec Rabelais et Marot, cette école de scepticisme railleur qui produisit long-temps après Fontenelle et Saint-Evremont, puis ce formidable esprit de Voltaire qui a renversé tout l’édifice patient et laborieux de la civilisation à coups de marotte. Ce n’est pas sous ce rapport que Des Periers m’intéresse, et que j’ai tenté de réhabiliter sa mémoire oubliée. Je rends volontiers justice au talent partout où il se trouve, et même quand il accomplit la funeste mission de détruire; mais la mission du génie est de conserver, quand il est venu trop tard pour créer encore.
Quoi qu’il en soit, c’est probablement à ce caractère particulier de son esprit que Bonaventure Des Periers fut redevable de la faveur d’une grande princesse dont les premiers penchans inclinèrent vers un scepticisme absolu, et qui finit toutefois, comme tant d’autres incrédules, par mourir dans les visions ascétiques de la mysticité. Marguerite n’avoit encore que quarante-cinq ans, et on sait qu’aussi savante que belle, elle aimoit à réunir dans sa cour les hommes les plus distingués de son temps. Marot avoit été son valet de chambre pendant plusieurs années, et depuis 1530 seulement elle avoit senti l’impossibilité de le défendre contre ses nombreux accusateurs, sans se compromettre ou se perdre elle-même. Bonaventure Des Periers le remplaça au même titre, et jouit de la protection dont on n’osoit plus couvrir son imprudent ami. Le palais reprit son éclat, sa gaieté, ses veillées et ses fêtes. Les muses y rentrèrent comme dans leur temple à l’appel de leur dixième sœur, et sous les auspices d’un de leurs plus brillans favoris. Marot y reparoissoit de temps à autre, dans les rares intervalles que lui laissoient des persécutions trop souvent méritées. Deux jeunes gens de grande espérance, qui terminoient à Paris d’éclatantes études, et qui devoient conserver à Des Periers une amitié bien fidèle, y apportoient en tribut les fruits d’une verve précoce dont toutes les promesses n’ont pas été tenues. C’étoit Jacques Pelletier du Mans, l’audacieux grammairien; c’étoit le précepteur des belles Seymour, Nicolas Denisot, plus connu depuis sous la maussade anagramme du comte d’Alsinois. Nous ne parlons ici que des personnages célèbres de l’époque dont le nom doit nécessairement se retrouver dans la suite de notre notice.
Les soirées de Marguerite ne ressembloient pas aux soirées vives et turbulentes du dix-neuvième siècle. La danse n’étoit pas encore en honneur comme elle l’est aujourd’hui. Le jeu n’occupoit que les personnes d’un esprit peu élevé. Les belles dames prenoient plaisir à entendre jouer du luth, ou, ainsi qu’on le disoit alors, du luc et de la guiterne, par quelque artiste habile, et Des Periers excelloit à jouer du luth en s’accompagnant de sa voix. Il est presque inutile de dire qu’il chantoit ses propres vers, et qu’il les improvisoit souvent. Ces fêtes rappeloient donc quelque chose du temps des troubadours et des ménestrels dont le souvenir vivoit toujours dans la mémoire des vieillards. Un autre genre de divertissement s’étoit introduit en France dès le règne de Louis XI, et faisoit le charme des veillées: c’étoit la lecture de ces nouvelles, quelquefois intéressantes et tragiques, presque toujours galantes et licencieuses, dont il paroît que Boccace avoit puisé le goût à Paris. Marguerite y fournissoit quelque chose pour sa part, et sa part est facile à reconnoître quand on a fait quelque étude de son style; Pelletier, Denisot, Des Periers surtout, concouroient à cet agréable amusement avec toute l’ardeur de leur âge et toute la vivacité de leur esprit. Boaistuau et peut-être Gruget, qui sortoient à peine de l’adolescence, tenoient tour à tour la plume, et nous avons à ces scribes fidèles l’obligation d’un livre charmant, dont je ne tarderai pas à nommer le véritable auteur.
Vers la fin de l’an 1538, ou au commencement de 1539, cette agréable société fut dissoute par un événement qui n’est pas bien expliqué. Les chants avoient cessé. Des Periers, long-temps errant, se réfugioit à Lyon, écrivoit ses derniers vers, et disparoissoit tout-à-coup du monde littéraire, où son nom ne reparoît plus qu’en 1544, avec l’édition posthume de ses ouvrages. Constant dans une noble amitié, il adresse à Marguerite les touchans adieux de sa muse, et il est facile de s’apercevoir, à la dernière strophe de son Voyage, que Marguerite devoit avoir le secret de son asile et de ses chagrins:
Si l’on se reporte à l’époque où Des Periers composoit l’agréable voyage dont j’ai parlé, on n’aura point de doute sur l’objet et la nature de ses inquiétudes. Le Cymbalum Mundi, dont il sera question plus tard, avoit paru en 1537, et il avoit été aussitôt poursuivi avec une violence dont presque aucune prohibition littéraire n’offre l’exemple. Jehan Morin, l’imprimeur, étoit en prison; l’ouvrage étoit saisi et presque anéanti; l’auteur pouvoit être déjà nommé dans quelques-uns des aveux qu’arrachoit la torture. S’étoit-il rendu à Lyon pour donner ses derniers soins à la réimpression exécutée en 1538, par Benoist Bonyn, ou, ce qu’il est plus naturel de présumer, n’avoit-il d’autre but que de la détruire? Tout cela est fort incertain, mais les conséquences d’une pareille position se déduisent plus naturellement. L’anonyme étoit reconnu, Marguerite elle-même étoit compromise, et Des Periers se tua. Cet événement ne doit pas être postérieur à l’an 1539.
Il n’est pas possible d’oublier nulle part, en poursuivant cet examen, que toute la destinée de Bonaventure Des Periers est marquée d’un sceau fatal d’incertitude et d’oubli. Ce qu’il y a de plus positif dans la vie d’un écrivain, ce sont ordinairement ses écrits, et les moindres écrits de Bonaventure Des Periers sont enveloppés d’un profond mystère auquel il paroît avoir pris plaisir lui-même. Homme du monde bien plus qu’il n’étoit homme de lettres, et homme de lettres seulement parce qu’il étoit homme du monde, il ne se résout à publier quelques écrits qu’en 1537, et il garde avec soin le voile de l’anonyme qu’il avoit quelquefois intérêt à ne pas laisser soulever. On ne sauroit lui contester l’Apologie de Marot absent, imprimée dans le recueil des Disciples et Amis de Marot, Lyon, Pierre de Sainte-Lucie, sans date, mais certainement en 1537, puisque cette pièce y est attribuée à Bonaventure, valet de chambre de la royne de Navarre, par un éditeur qui ne pouvoit se tromper sur les différens collaborateurs de son recueil. La réticence du nom de famille est probablement imposée par quelque circonstance particulière, et la persécution exercée dès lors contre Des Periers est très-suffisante pour l’expliquer. Dans la réimpression de Paris, publiée en 1539, Bonaventure est écrit Bonadventure avec une intention sensible de déguisement, et La Monnoye, à qui appartenoit mon exemplaire, se croit obligé de marquer à la marge qu’il s’agit ici de Des Periers. Le nom de Des Periers, l’impiissimus nebulo, de Voetius, étoit déjà proscrit; ses meilleurs amis ne le rappeloient pas sans crainte, et, selon toute apparence, les poursuites de la justice avoient eu leur dernier résultat. Des Periers étoit en fuite. Il étoit probablement mort.
C’est aussi en 1537 que paroissent trois autres pièces que les vieux bibliothécaires du seizième siècle attribuent à Des Periers. La première est le Valet de Marot contre Sagon, petit chef-d’œuvre de verve satirique et bouffonne, qui ne peut être que de Des Periers, puisque les bienséances de la modestie ne permettoient pas à Marot de le composer; la seconde est la Prognostication des Prognostications, par M. Sarcomoros, secrétaire du roy de Cathay, boutade pleine de sel et de philosophie contre un genre de charlatanisme, alors fort accrédité, auquel Rabelais avoit porté les premiers coups quatre ans auparavant dans la Prognostication Pantagrueline. Cette facétie, qui est omise par M. Barbier, et que M. Brunet indique sans nom d’auteur, n’en est pas moins l’ouvrage authentique de Des Periers, puisque Du Moulin l’a réimprimée dans l’édition de 1544, où il n’est rien entré d’apocryphe. La troisième est la traduction de l’Andrie de Térence et du Traité des Quatre Vertus Cardinales, selon Sénecque, dont on ne connoît plus qu’une édition de 1555, Lyon, in-8o, qui est d’une grande rareté, mais bien moins rare, à coup sûr, que celle de 1537, indiquée par M. Weiss et M. Barbier, et dont l’existence m’est démontrée. Une question singulière s’élève cependant ici: Comment cette traduction de l’Andrie a-t-elle échappé à son ami Antoine Du Moulin, qui publia ses Œuvres, et qui a recueilli le poème des Quatre Vertus? Quelque circonstance particulière, dont nous ne pouvons plus rendre raison, auroit-elle enveloppé cet invisible volume dans la proscription du Cymbalum Mundi? Les questions de ce genre se présentent souvent, comme on sait, dans l’histoire de Bonaventure Des Periers.
Malheureusement pour Des Periers, toutes ses productions n’étoient pas de nature à défier la censure ecclésiastique, alors si puissante, comme les innocens opuscules dont nous venons de parler. Dans cette année féconde en travaux ingénieux, il publioit encore ou laissoit publier le Cymbalum Mundi, le plus célèbre de tous ses ouvrages. S’il faut en croire Nicolas Catherinot, dont le témoignage de médiocre valeur a cependant été accueilli par Beyer et par Vogt, la première édition de ce livre fameux sortit des presses de Bourges. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette édition n’a jamais été vue par Catherinot lui-même, qui en convient, et on est fort autorisé à la tenir au nombre des livres imaginaires. L’édition reconnue, jusqu’ici, comme originale, fut donnée à Paris par un pauvre libraire nommé Jehan Morin, et détruite avec tant de soin qu’on n’en connoissoit plus que deux exemplaires au commencement du dix-huitième siècle, celui de la Bibliothèque du Roi, et celui du savant Bigot. Le premier a disparu depuis long-temps; le second, qui avoit passé de la bibliothèque de Gaignat dans celle de La Vallière, et qui avoit été acquis pour le roi, si mes souvenirs ne me trompent, ne se retrouve, dit-on, pas plus que l’autre. On ne sauroit donc où reprendre une de ces éditions originales du Cymbalum, si Benoist Bonyn ne l’avoit réimprimé à Lyon en 1538, et les exemplaires en sont devenus si rares aussi, qu’ils se réduisent probablement à deux, celui de la Bibliothèque du Roi et le mien, qui provient de l’élégante collection de Girardot de Préfond. Le premier est enrichi d’une requête de Jehan Morin, fac-simile fait avec soin, qu’on attribue à Dupuy; et ce précieux volume a été lui-même égaré pendant vingt ans, au milieu des innombrables richesses du magnifique dépôt dont il fait partie, mais où il était inutilement cherché, dans ces derniers temps, par les curieux. Jamais fatalité plus obstinée ne s’est attachée à la réputation d’un auteur et de ses écrits.
Un tel livre ne pouvoit cependant pas se perdre absolument. Prosper Marchand le réimprima en 1711, avec une préface apologétique dont l’objet est fort singulier. Prosper Marchand, savant homme d’ailleurs, et qui se connoissoit merveilleusement en livres, n’étoit pas doué d’un esprit de critique fort pénétrant; comme le vieux bibliothécaire Du Verdier, il n’avoit vu dans l’ouvrage de Des Periers qu’un badinage ingénieux à la manière de Lucien, et il prend à tâche de prouver que le reproche d’impiété fait au Cymbalum Mundi n’est fondé sur aucune raison plausible, ce qui prouve seulement que Prosper Marchand ne savoit pas lire le Cymbalum Mundi. Voltaire adopta plus tard la même opinion, et ceci prouve autre chose, c’est que Voltaire ne l’avoit pas lu. L’idée qu’un homme d’esprit du seizième siècle avoit jugé à propos d’écrire un volume de persiflages contre les dieux de la mythologie, et de jeter du ridicule sur Jupiter et sur Mercure en l’an de grâce 1537, peut passer pour une des fantaisies les plus bizarres qui soient jamais entrées dans la tête des savans. Dans Prosper Marchand, c’est la vision d’un pédant épris de l’auteur qu’il publie. Dans Voltaire, c’est le paradoxe d’un spirituel et admirable étourdi.
Voltaire, qui étoit tout dans son siècle, si ce n’est peut-être physicien, naturaliste, linguiste et grammairien, ne jugeoit guère les écrivains de la Renaissance dont le nom lui étoit parvenu, que sur la foi de leurs derniers éditeurs. Le petit livre de Des Periers étoit, de tous les écrits de cette époque, celui qui alloit le mieux à son esprit et auquel il devoit plus de sympathie; car, ce livre, il l’auroit fait lui-même deux cents ans plus tôt; mais il falloit lire quelques pages welches, et cela répugnoit à ses habitudes. Il aima mieux s’en rapporter à ce bon M. Le Duchat qui trouve le Cymbalum inintelligible, et à ce bon M. Goujet qui le trouve ennuyeux. M. Le Duchat avoit la compréhension obtuse, et M. l’abbé Goujet n’étoit pas facile à amuser. Le Cymbalum Mundi ne seroit en effet qu’une imitation tout-à-fait servile de Lucien, qu’il faudroit le citer encore comme un des chefs-d’œuvre de langue du quinzième siècle. On va voir que c’étoit autre chose.
Le Cymbalum Mundi reparut dans une édition plus soignée en 1732, avec la préface de Prosper Marchand et des notes de La Monnoye, qui étoit mort depuis quelques années. Cette circonstance explique assez bien comment il se fait que ces notes ne soient pas plus nombreuses, et que cette édition ne soit pas meilleure. La Monnoye ne s’étoit occupé du Cymbalum Mundi qu’en passant, et à l’occasion de son édition des Contes et nouvelles Récréations du même auteur. Une lecture plus réfléchie, des études moins superficielles auroient produit, sous sa plume, un excellent travail dont il étoit certainement plus capable que tout autre, et il ne nous resteroit rien à dire sur cette matière, s’il l’eût approfondie au lieu de l’effleurer. Il l’a malheureusement laissée toute neuve, soit qu’il n’ait jamais trouvé l’occasion de s’en occuper avec plus de détails, soit qu’il ait craint, avec quelque raison, d’aborder au vif une discussion alors irritante et dangereuse. Plusieurs de ses notes prouvent que la clef du Cymbalum Mundi ne lui avoit pas échappé, et cette clef n’échapperoit aujourd’hui à personne, car elle est cachée dans le plus simple de tous les artifices, c’est-à-dire dans l’anagramme. On concevroit même à peine que Des Periers eût dissimulé son secret sous un voile si léger, si l’anagramme avoit été aussi vulgaire de son temps que du nôtre, et il est vrai de dire qu’on cite peu de livres remarquables où elle ait été employée avant lui, comme le Pantagruel d’Alcofribas Nasier, masque transparent de François Rabelais. Mais ce n’étoit pas un nom que Bonaventure Des Periers s’étoit avisé de cacher dans l’anagramme: c’étoit une idée, et il reste encore à savoir si la justice elle-même avoit deviné le mot de cette énigme, car l’arrêt du 7 mars 1537, avant Pâques, seul document subsistant de l’accusation et de la poursuite, n’a pas pris la peine de nous en informer. Or, il n’y a rien de plus significatif: le livre est adressé par le prétendu traducteur, Thomas Du Clenier, à son ami Pierre Tryocan, c’est-à-dire par Thomas l’Incrédule, à Pierre Croyant; cette traduction ne laisse pas le moindre doute sur le véritable motif de l’écrivain, et il est assez évident qu’il s’agit ici de l’incrédulité de Thomas et de la croyance de Pierre, qui n’ont certainement rien à démêler avec les superstitions surannées de la mythologie. C’est la raillerie de Lucien et d’Apulée, j’en conviens, mais elle a changé d’objet.
Il est vrai que toutes les éditions portent Thomas Du Clevier, et non pas Thomas Du Clenier, sans en excepter l’édition invisible de 1537, si la réimpression de 1732 l’a suivie fidèlement et à une lettre près: mais il est besoin de dire que le v consonne s’écrivoit, en 1537, comme l’u voyelle, et que la figure de la lettre u et celle de la lettre n, qui se confondent si facilement dans notre écriture cursive, étoient plus sujettes encore à se confondre dans l’impression gothique. Le manuscrit seul de Des Periers pourroit éclaircir cette question; mais cela est assez inutile à vérifier. Tout le monde sait que la suppression ou la mutation d’une lettre étoit un des priviléges de l’anagramme.
Je me sens arrêté par une autre difficulté au moment de continuer cette notice. Je suis éditeur de la petite découverte dont je viens de parler, et qui s’est refusée, je ne sais comment, aux secrètes investigations de La Monnoye, si patient et si subtil à débrouiller des anagrammes, mais je n’en suis pas propriétaire. Bien qu’il ait comblé mon esprit d’une douce satisfaction à l’âge de quinze ans, je ne me suis pas précautionné d’un brevet d’invention pour l’exploiter à mon aise, et je n’ai aucune envie d’en dérober l’honneur à M. Éloi Johanneau, qui l’a faite de son côté. M. Éloi Johanneau est sans doute assez riche de son propre fonds pour me faire avec plaisir l’aumône de cette obole bibliographique, qui ne représente guère plus de valeur que l’explication d’une charade ou d’un rébus, et je ne crois pas avoir à redouter de sa part la moindre réclamation; mais il ne faut pas oublier que nous vivons sous l’empire d’une littérature essentiellement processive, qui a transporté au Parnasse l’antre odieux des Chiquanous. C’est pourquoi je me hâte de me prémunir contre un soupçon de plagiat dont le méchant état de mes affaires pécuniaires ne me permettroit pas pour le moment de me défendre en justice, et je recommande humblement cet exemple modeste aux honnêtes gens peu versés dans la pratique, qu’une passion funeste a entraînés comme moi dans la carrière des lettres. L’idée est devenue une denrée si rare, qu’on a été obligé de la mettre, comme la Toison d’Or, sous la protection de certains dragons, qui n’ont garde eux-mêmes d’y toucher. Le plus sûr est donc de suivre une méthode prudente, qui s’est fort accréditée de nos jours, et de n’écrire que des choses qui ne ressemblent à rien du tout.
L’imitation de Lucien est si sensible dans le Cymbalum Mundi, qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait trompé Prosper Marchand sur le fond du sujet. Pour se rendre un compte exact de l’idée que Des Periers a voulu cacher sous ces formes de fantaisie, il faut se décider à recourir à l’analyse et entrer dans quelques détails. Ce soin ne sera peut-être pas entièrement inutile. Il y a si peu de personnes qui lisent, et parmi les personnes qui lisent, il y en a si peu qui aient lu le Cymbalum Mundi!
Le premier dialogue est à quatre personnages, une hôtesse comprise. Mercure descend à Athènes, chargé par les dieux de différentes commissions, et entre autres choses, de faire relier tout à neuf le livre des destinées, qui tomboit en pièces de vieillesse. Il entre au cabaret, où il s’accoste de deux voleurs qui lui dérobent son précieux volume, pendant qu’il est allé lui-même à la découverte pour voler quelque chose, et qui en substituent un autre à la place, «lequel ne vault de guère mieulx.» Mercure revient, boit, et se dispute avec ses compagnons, qui l’accusent d’avoir blasphémé et le menacent de la justice, «parce qu’ils peuvent lui amener de telles gens qu’il vauldroit mieulx pour lui avoir à faire à tous les diables d’enfer que au moindre d’eulx.» Ces deux drôles s’appellent Byrphanes et Curtalius, et La Monnoye croît reconnoître sous ces deux noms les avocats les plus célèbres de Lyon, Claude Rousselet et Benoît Court. Quoique le grec et le latin se prêtent assez bien à cette hypothèse d’étymologie ou d’analogie, elle est certainement plus hasardée que les hypothèses du même genre qui sont fondées sur l’anagramme, et cependant je n’hésiterois pas à l’admettre. L’idée de mettre le dieu des voleurs aux prises avec deux avocats qui s’emparent du livre des destinées pour le remplacer par le bouquin de la loi; qui font ensuite à ce dieu, qu’ils ont reconnu d’abord, un procès en sacrilége, et qui parviennent à lui faire redouter à lui-même les suites de son impiété, cette idée, dis-je, est tout-à-fait digne de Des Periers, et je serois désespéré qu’il ne l’eût pas eue; mais c’est une conviction qu’on ôteroit difficilement de mon esprit.
Prosper Marchand imagine que le second dialogue est transposé, et qu’il devroit suivre le troisième, qui pouvoit en effet se rattacher immédiatement au premier; mais Prosper Marchand se trompe. Ce second dialogue est un entr’acte, un véritable intermède, dont l’action se passe entre le premier et le troisième. Mercure volé ne s’est pas aperçu d’abord du larcin qui lui avoit été fait; il sortoit «de l’hostellerie du Charbon blanc, où il avoit bu un vin exquis; c’estoit la veille des bacchanales, il estoit presque nuict, et puis tant de commissions qu’il avoit encore à faire luy troubloient si fort l’entendement, qu’il ne sçavoit ce qu’il faisoit.» Il a donné au relieur un livre pour l’autre sans y prendre garde, et c’est en attendant son livre qu’il s’amuse à parcourir Athènes, dans la compagnie de son ami Trigabus. Parmi les bons tours qu’il a joués autrefois aux habitans de cette ville classique de la sagesse, il en est un qui a produit de graves résultats. Pressé par eux de leur céder la pierre philosophale qu’il leur avoit fait entrevoir, il a mis la pierre en poudre et l’a ainsi semée dans l’arène du théâtre, où ils n’ont cessé depuis de s’en disputer les fragmens. Il n’y en a cependant pas un qui en ait trouvé quelque pièce, quoique chacun d’eux se flatte en particulier de la posséder tout entière. C’est ici, selon Prosper Marchand, une raillerie des chimistes, c’est-à-dire de ceux qui cherchent la pierre philosophale, et c’est en effet le sens propre d’une métonymie dont Des Periers n’a pas pris beaucoup de peine à cacher le sens figuré. Qu’est-ce en effet, selon lui, que cette pierre philosophale? «C’est l’art de rendre raison et juger de tout, des cieulx, des champs élyséens, de vice et de vertu, de vie et de mort, du passé et de l’advenir. L’ung dict que pour en trouver il se fault vestir de rouge et de vert, l’autre dict qu’il vauldroit mieulx estre vestu de jaune et de bleu.—L’ung dict qu’il fault avoir de la chandelle, et fût-ce en plein midi; l’aultre tient que le dormir avec les femmes n’y est pas bon.» Nous voilà bien loin du grand œuvre des alchimistes. Et qu’importe leur vaine science à l’auteur du Cymbalum Mundi? La pierre philosophale de Des Periers, c’est la vérité, c’est la sagesse révélée; tranchons le mot, c’est la religion; et cette allégorie impie est si claire, qu’elle ne vaut presque pas la peine d’être expliquée; mais si elle laissoit quelque doute, l’anagramme l’éclairciroit ici d’une manière invincible. Quels sont ces hommes opiniâtres qui contestent entre eux la possession du trésor imaginaire? Ce ne sont vraiment pas des alchimistes; ce sont des théologiens. C’est Cubercus ou Bucerus, c’est Rhetulus ou Lutherus, les deux chefs, divisés en certains points, de la nouvelle réforme; c’est Drarig ou Girard, un des écrivains militans de la communion romaine. Tout ceci est d’une évidence qui devoit frapper La Monnoye; mais La Monnoye se contente de le faire deviner, sans le dire positivement. L’antiquité n’a certainement point de fiction plus vive et plus ingénieuse. Ajoutons qu’elle n’en a point de plus claire et de mieux exprimée.
Le troisième dialogue est moins important, mais il est délicieux. Mercure a reporté dans l’Olympe le prétendu livre des destinées, si méchamment remplacé par les Institutes et les Pandectes. Jupiter vient de renvoyer le messager céleste sur la terre pour y faire promettre, par écrit public, une récompense honnête à la personne qui aura trouvé «iceluy livre, ou qui en saura aulcune nouvelle.—Et par mon serment, je ne sçay comment ce vieulx rassoté n’a honte! Ne pouvoit-il pas avoir vu autrefoys dans ce livre (auquel il cognoissoit toutes choses) ce qu’il devoit devenir? Je croy que sa lumière l’a éblouy; car il falloit bien que cestuy accident y fût prédit, aussi bien que tous les aultres, ou que le livre fût faulx.»—Une fois ce gros mot lâché, Des Periers oublie son sujet, et le reste du dialogue n’est qu’une fantaisie de poète, mais une fantaisie à la manière de Shakespeare ou de La Fontaine, dont la première partie rappelle les plus jolies scènes de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été, dont la seconde a peut-être inspiré un des excellens apologues du fabuliste immortel. Il faut relire dans l’ouvrage même, pour comprendre mon enthousiasme, et, si je ne m’abuse, pour le partager, la charmante idylle de Célia vaincue par l’Amour, et les éloquentes doléances du Cheval qui parle.
L’idée de faire parler des animaux avoit mis Des Periers en verve. Son quatrième dialogue, qui n’a aucun rapport avec les autres, est rempli par un entretien entre les deux chiens de chasse qui mangèrent la langue d’Actéon, et qui reçurent de Diane la faculté de parler. Les raisons dont Panphagus se sert pour se dispenser de parler parmi les hommes contiennent les plus parfaits enseignemens de la sagesse, et, quoique n’étant que d’un simple chien, elles méritent toute l’attention des philosophes. Il faut remarquer aussi dans ce dialogue la jolie fiction des Nouvelles reçues des Antipodes, où la vérité menace de se faire jour par tous les points de la terre, si on ne lui ouvre une issue libre et facile. C’est une de ces inventions familières au génie de Des Periers, comme la vérité disséminée en poudre impalpable dans l’amphithéâtre, comme le livre délabré des lois humaines substitué au livre plus délabré encore des lois divines, et la moindre de ces idées auroit fait chez les anciens la réputation d’un grand homme.
Il est donc trop prouvé aujourd’hui que l’ouvrage de Des Periers méritoit réellement le reproche d’impiété qui lui a été adressé par son siècle, et qu’il s’étoit bien attiré des persécutions que rien ne justifie d’ailleurs, car rien ne peut justifier la persécution. Il est fort douteux que Dieu éprouve jamais le besoin de se venger des folles insultes des hommes; mais il est suffisamment démontré aux esprits sensés que la société n’est pas investie du droit de venger Dieu. Cette conviction est trop universellement répandue à l’époque où nous vivons pour qu’il soit nécessaire de l’affermir par des raisonnemens; on peut seulement regretter qu’elle soit plutôt le résultat de l’indifférence que celui de la réflexion.
Abstraction faite du scepticisme effréné de Des Periers, de son ironie et de ses sarcasmes, son livre est digne de plus de réputation qu’il n’en a conservé. A l’époque où il parut, notre littérature ne possédoit rien d’un style aussi pur et d’un tour aussi délicat. C’est un précieux texte de langue dont la réimpression seroit favorablement accueillie des gens de lettres, car celle de Prosper Marchand et celle de La Monnoye ont cessé d’être communes dans le commerce, et l’ingénieux chef-d’œuvre du moderne Lucien y est noyé dans une multitude de conjectures confuses et de notes inutiles, ceci soit dit sans préjudice du respect qui est dû à ces excellens esprits.
Il ne fut permis de rappeler le nom de Des Periers qu’en 1544, et c’est la date d’une édition du Recueil de ses œuvres, publiée in-8o, à Lyon, chez Jean de Tournes, par Antoine Du Moulin, qui la dédie à la reine de Navarre dans une épître fort mal écrite. Le prétendu Recueil des œuvres de Des Periers est loin de justifier les promesses de son titre; il ne contient ni les jolies pièces de Des Periers pour la défense de Marot, ni la traduction de l’Andrie, et on comprend à merveille qu’il ne peut pas contenir le Cymbalum Mundi. Antoine Du Moulin convient lui-même, en son lourd style, qu’il n’a pu recouvrer qu’une partie de ces nobles reliques, «desquelles aussi (à ce qu’il a ouy dire au deffunct) la royne conserve rière elle assez bonne quantité.» Nous verrons plus tard en quoi cette partie consistoit. «D’autres notables, ajoute-t-il, sont entre les mains d’ung mien cogneu à Montpellier,» et on pourroit reconnoître à cette désignation Jacques Pelletier du Mans, dont la vie errante se prête à toutes les conjectures, l’époque dont nous parlons concourant avec celle de ses études en médecine. Le Recueil des œuvres de Bonaventure Des Periers se réduit, au reste, à un mince volume de cent quatre-vingt-seize pages, dont quarante et une occupées par une traduction en prose du Lysis de Platon, qui ne se recommande que par un style facile et naïf. C’est probablement un ouvrage de jeunesse. Une autre pièce en prose, intitulée Des Mal-Contens, et adressée à Pierre de Bourg, Lyonnois, mérite mieux d’être remarquée, quoiqu’elle se renferme en six pages, parce qu’elle démontre invinciblement l’identité de l’auteur avec celui d’un autre livre dont il sera question tout-à-l’heure. C’est déjà la manière philosophique de Montaigne, et, chose étrange, c’est déjà un style que Montaigne n’auroit pas désavoué.
La troisième et dernière pièce de prose du Recueil de Des Periers n’est que de la prose apparente, et ceci a besoin d’explication. Marguerite, ayant chargé ce fidèle serviteur d’un travail sur son histoire, dont le sujet n’est pas autrement expliqué, le voyoit avec peine perdre un temps précieux à ne lui écrire qu’en vers, et demandoit expressément des lettres en prose. Des Periers adopte donc la forme vulgaire de correspondance qu’on lui a prescrite, mais il prend plaisir à prouver qu’elle ne fait que gêner son allure naturelle, et que les vers lui arrivent sans effort, même quand il ne les cherche point. On peut la copier sous la forme rhythmique, sans que le style y perde rien de sa souplesse et de son abandon. Ajouterai-je que cet abandon excède quelquefois les bornes de la bienséance requise entre un valet de chambre et sa maîtresse? Honny soit qui mal y pense.
Des Periers a laissé peu de vers, mais ceux qui nous restent lui assignent une place honorable parmi les poètes de son temps, tout près de Clément Marot et de Mellin de Saint-Gelais. Ce qui le distingue comme eux, c’est la pureté d’un langage qui semble anticiper, par quelque étrange prévision, sur une époque bien postérieure. Il est évident que Ronsard faillit corrompre tout-à-fait la langue en essayant de l’enrichir. En acquérant sous sa plume, hélas! trop savante, je ne sais quelle pompe verbale peu compatible avec son esprit, elle perdit ce charme de simplesse et de naturel qui ne fut retrouvé que par La Fontaine et Molière. La Fontaine ne désavoueroit peut-être pas ces vers de Des Periers, dont le tour et la pensée ont été reproduits si souvent dès lors, mais qui avoient du temps de Des Periers toute la fraîcheur de leur sujet:
Le volume est terminé par une espèce de post-face de Jean de Tournes, qui est entièrement hors-d’œuvre, mais qui contient d’excellentes idées sur la question de contrefaçon, si débattue aujourd’hui, et une apostille de cet illustre imprimeur, dans laquelle il exprime l’espoir de recouvrer incessamment d’autres ouvrages du poète. Cette seconde partie n’a jamais paru, et la première, qui n’a pas été réimprimée, est d’une grande rareté, comme tous les ouvrages de Des Periers en édition originale. Il ne faut cependant pas juger de sa valeur par le prix exorbitant de 272 francs qu’elle vient d’atteindre à la vente des livres de M. de Pixérécourt. L’exemplaire acquis à ce taux hyperbolique doit plus de moitié de sa fortune aux armoiries du comte d’Hoym, dont les plats de sa couverture étoient décorés. Il est permis de douter que le nom et les armes des grands seigneurs de notre époque impriment à leurs livres, quand ils en ont, une recommandation aussi profitable: l’âge des bibliothèques est passé. Le plus curieux de tous les cabinets du monde ne rapporte pas d’intérêts.
L’ouvrage de Bonaventure Des Periers auquel nous arrivons par l’ordre chronologique des publications est beaucoup moins connu que les précédens, quoiqu’il soit encore plus digne de l’être. Il faut fouiller dans ces vagues mais précieuses archives de l’histoire littéraire qu’on appelle les Ana, ou interroger de vieux catalogues, pour en retrouver quelques indices. La Monnoye a cru pouvoir l’attribuer à Élie Vinet et à Jacques Pelletier du Mans, si souvent nommé dans la biographie de Des Periers, et c’est l’opinion que M. Barbier a suivie, quoique des savans, mieux fondés dans leurs conjectures, en fissent honneur à Des Periers. Mais qui se seroit résigné à l’examen approfondi de cette question, quand l’éditeur du livre semble avoir pris plaisir à la rendre tout-à-fait étrangère aux études sérieuses, par le choix d’un titre énigmatique et bizarre qui n’annonce qu’une lourde facétie? C’est en 1557 qu’Enguilbert de Marnef imprima, à Poitiers, avec une élégance à laquelle l’imprimerie n’atteindra plus, le singulier volume in-4o de 112 pages, intitulé: Discours non plus mélancoliques que divers, de choses mesmement qui appartiennent à notre France: et à la fin, la manière de bien et justement entoucher les lucs et guiternes. Personne n’est tenté, il faut en convenir, d’aller chercher un chef-d’œuvre là-dessous. Pour l’y trouver, il faut lire, et l’occasion de lire les Discours se présente fort rarement, car mes recherches ne constatent pas l’existence de plus de trois exemplaires. J’en possède un que j’ai lu et relu souvent, le lecteur peut m’en croire, et je lui dois le fruit de mes observations dont il est maître de tirer telle conséquence que bon lui semble. Ma conviction est aussi parfaitement établie que si j’avois assisté à la composition du livre, mais je n’ai pas l’autorité nécessaire pour l’imposer à personne, et c’est un de mes moindres soucis.
Jacques Pelletier étoit l’ami de Des Periers résidant à Montpellier, en 1544, qui avoit conservé en ses mains une partie des nobles reliques de cet admirable écrivain, et dont Antoine Du Moulin fait mention dans sa dédicace à la reine de Navarre. Il étoit à Paris, en 1556 ou 1557, prêt à commencer d’assez longs voyages en Italie, en Suisse et en Savoie. Il étoit venu peut-être y recueillir l’héritage littéraire de son compatriote Nicolas Denisot, mort un ou deux ans auparavant, et y préparer la publication des ouvrages inédits de Des Periers, qui parurent, en effet, peu de temps après. Ses habitudes de cosmopolite lui avoient procuré des relations suivies avec les gens de lettres et les libraires d’un grand nombre de villes, mais plus particulièrement de Lyon et de Poitiers, où il avoit plus long-temps résidé que partout ailleurs. Les Discours dont nous nous occupons maintenant furent cédés à Enguilbert de Marnef, qui imprimoit à Poitiers, et les Nouvelles Récréations à Robert Granjon, qui imprimoit à Lyon. Pelletier, disposé à s’expatrier, ne pouvoit se dispenser de rendre ce dernier devoir à la mémoire de Des Periers, et il seroit même assez difficile d’expliquer qu’il eût tardé si long-temps d’accomplir cette obligation, si la réprobation fatale qui pesoit sur l’auteur du Cymbalum Mundi avoit permis de le rappeler sans péril. Que Pelletier ait introduit dans ces deux ouvrages quelques pièces posthumes de Nicolas Denisot, c’est une chose naturelle à supposer et facile à comprendre. Il est encore moins douteux qu’il ait saisi cette occasion de faire voir le jour à quelques-uns de ses opuscules, qui risquoient de se perdre, sans cette précaution, à cause de leur peu d’étendue. Malheureusement pour Pelletier et Denisot, leur part n’est pas difficile à retrouver dans les pages si spirituellement pensées et si vivement écrites de Des Periers, qui ne laissa son secret à personne, au moins parmi ses contemporains. Quant au bonhomme Élie Vinet, il n’a certainement rien à y réclamer, et la méprise de La Monnoye repose, selon toute apparence, sur la conformité du sujet d’un de ces Discours, où il est traité de l’art de faire les cadrans, avec celui d’un livret qu’Élie Vinet a composé sur la même matière. Des Periers, comme Voltaire, inimitable bouffon, même dans les questions les plus sérieuses, avoit un cachet que l’on ne pouvoit contrefaire. Le Des Periers du Cymbalum Mundi est bien le Des Periers des Contes, et tous deux sont le Des Periers des Discours. Pour retrouver quelque chose de cette allure libre et badine, il faut remonter jusqu’à Rabelais, qui étoit mort en 1557, ou descendre jusqu’à l’auteur inconnu du Moyen de parvenir, qui n’étoit pas encore né. Il se distingue d’ailleurs de l’un et de l’autre par la vigueur adulte de son style sans pédantisme, sans affectation, sans manière, qui s’affranchit déjà des archaïsmes du premier, qui ne tombe pas encore dans les néologismes du second, et qui a tous les avantages d’une langue faite. Ce qui le caractérise, c’est cette ironie de bon ton, naturelle à un homme qui joint assez d’esprit à beaucoup de savoir pour estimer le savoir lui-même à sa véritable valeur, et qui se joue de son érudition avec la moqueuse gaieté du scepticisme, parce qu’il n’a pas besoin d’être savant pour être quelque chose. C’est, si l’on veut, la fatuité d’un homme du monde qui s’est acquis le droit de railler les pédans par des études plus fortes que les études des pédans, et qui ne se mêle à leurs débats que pour leur en laisser le ridicule. C’est surtout l’instinct du conteur aimable qui fait volontiers rentrer l’historiette jusque dans ses parenthèses, et l’expansion rieuse du philosophe insouciant qui fait consister la sagesse à rire de toutes choses. On mettroit à l’alambic tous les lourds ouvrages de Nicolas Denisot, de Jacques Pelletier et d’Élie Vinet, sans en tirer un atome de l’esprit de Des Periers. La proposition qui leur attribue un des ouvrages de Des Periers ne peut pas être soutenue.
Les Discours de Des Periers (qu’on me permette de convertir cette hypothèse en fait) appartiennent à ce genre d’écrits que l’on connoissoit alors sous le nom de Diverses Leçons, et qui aboutirent, sans beaucoup varier dans leur forme, au livre le plus éminent de notre ancienne littérature, les Essais de Montaigne. La philosophie sérieuse a moins de part aux Discours qu’aux Essais, ou plutôt elle y est déguisée sous une ironie si fine et si railleuse, que bien peu d’esprits pouvoient en pénétrer le mystère. A cela près, c’est un ouvrage d’examen sceptique, plus particulièrement appliqué aux études historiques et littéraires, à la grammaire et à l’archéologie. L’érudition ne s’étoit jamais montrée aussi spirituelle et aussi aimable que dans ces vingt chapitres, où le savoir d’Henri Estienne est assaisonné de tout le sel attique de Rabelais. L’étymologie, si mal connue jusque là, y est traitée avec une pénétration exquise; les traditions héréditaires de ces nombreuses générations de savans, dont l’opinion s’accréditoit de siècle en siècle, y sont présentées sous un point de vue moqueur qui en détruit le prestige. Rien ne se rapproche autant, dans les trois grandes époques de notre littérature, du persiflage de Voltaire. Le style même se ressent de cette anticipation sur l’âge de l’esprit françois, parvenu à son plus haut degré de raffinement; il est vif, coulant, enjoué, toujours pur, jusque dans son affectation badine. J’en citerai pour exemple, et non sans dessein, un passage où il est fait allusion à quelques pédans qui corrigeoient les vers de Térence:
«Puisque nostre langage actuel est sans quantité (je diray quelque jour ce que j’y en trouve, s’il plaist à Dieu), quand nous venons à parler les langues estranges, nous ne gardons la quantité naturelle desdits langages, que nous n’avons pas naturellement, si nous n’y estudions bien à bon escient, et ne l’apprenons de ceux qui ont naturels tels langages. Voyla pourquoy vous ne trouvés aujourd’hui homme qui, en parlant, garde ceste quantité en grec et latin, parce qu’il n’y a plus de gens qui parlent naturellement ces langages dont on puisse ouïr la vraye prononciation, et qu’ils ne se trouvent qu’aux livres, qui sont muets, comme sçavés. Quand doncques aujourdui je veus faire un vers latin, je vay voir en Virgile quelle quantité ont les syllabes des mots que je veus mettre en mon vers: autrement ne puis rien faire, et ne cognois que la première syllabe d’arma soit longue et l’autre courte, sinon que Virgile me l’enseigne, ou quelque autre ancien d’authorité. Mais qui a appris à Virgile que telle estoit la quantité de ces deux syllabes? Est-ce point le poëte Lucrèce, ou Enne qu’il lisoit tant, ou quelque autre de devant luy? Non, c’est nature (ne me venez icy sophistiquer sur ce mot de nature, je vous prie), car tout le monde à Romme, hommes, femmes, grans et petits, nobles et vilains, parloient le langage que voyés en Virgile et autres autheurs latins, et prononçoient arma, la première syllabe longue, et la seconde courte: et Virgile, incontinant qu’il a esté né, l’a ouï ainsi prononcer à sa nourrice, et estant grand en a ainsi usé pour la mesure de son vers héroïque. Que si quelqu’un doute de ce que je dy, qu’il ailhe lire le troisième livre de l’Orateur de Cicéron, et trouvera vers la fin que si ce grand Domine, alias, grand magister de nostre pays, qui a voulu adroisser un qui a plus d’escus que luy, parloit aujourd’hui son ramage à Romme, devant les poissonnières qui vendoient les bonnes huistres à Lucule, elles l’appelleroient plus barbare qu’il n’est rébarbatif, quoy qu’il fasse du fin. Et faut que je die icy, que je suis tout estonné de la mervelheuse audace d’un Espagnol, d’un Gaulois, de quelques Alemans et Italiens, qui en nostre temps ont osé entreprendre de corriger les vers de Térence. O les grans fols! barbares, qui ne sçavés ni sçaurés jamais prononcer droit la moindre syllabe qui soit en ce latin, osés-vous mettre là la main? J’entends bien que les anciens escrivains ont corrompu et gasté ce pauvre poëte, et trouverois bon à mervelhes qu’il fus rabilhé: mais qui est celui-là qui aujourdui le pourroit faire, et laudabimus eum? Lessés cela, quenalhe, et vous allés dormir, ni touchés, profanes, à ces saintes reliques: et s’il y a quelque chose que trouvés bonne à vostre goust, dites-en, faites-en tels livres que voudrés, mais n’y touchés. Car que sçavés-vous si ce langage coulant et commun de Romme ne passoit point des syllabes, que les grans messeres faisoient plus longues et poisantes, comme ils se portoient? et au contraire, si n’estendoit point quelquefois les courtes? Davantage ne sçavés-vous pas, et mesme par plusieurs lieux de Plaute, qu’on faisoit des solœcismes, des fautes, et la prononciation des paroles sotes et nouvelles, tout ainsi que voyés en nos tant plaisans badinages de France, et ce tout à gardefaite pour faire rire les assistans? Je pren le cas que le comique faisant parler yvroigne qui chancelle, un courroucé jusques à estre hors de sens, une folete chamberiere d’estrange païs, un vielhard tout blanc, tremblant, aie tout exprès pour le personnage mis ou plus ou moins de temps aus vers, de sorte qu’à ton aulne tu trouves une iambe en un trochaïque, ou un trochæe en un iambique, tu me viendras incontinant faire là du corrigeart, et gaster ce qui estoit bien? Mau de pipe te bire.»
L’Espagnol dont il est question dans cette piquante et judicieuse diatribe est certainement le Portugais Govea qui enseignoit publiquement à Lyon, pendant les deux dernières années de la vie de Des Periers, le Terentius pristino splendori restitutus, publié peu de temps après, et cette circonstance a toute la précision d’une date. Plusieurs autres passages des Discours marquent, en effet, qu’ils furent composés à Lyon, et vers la même époque. Mais ce qui les donne incontestablement à Des Periers, je le répète, c’est le style. Il n’y avoit plus personne, et il n’y avoit personne encore qui écrivît dans ce goût. La singulière dissertation sur la manière d’entoucher les lucs et guiternes, si bizarrement annexée à ces mélanges d’histoire et de haute littérature, est une preuve de plus. On sait déjà que cet art, qui étoit un des divertissemens favoris de Des Periers, avoit contribué à ses succès. C’étoit donc à Des Periers qu’il appartenoit d’en écrire. Et qui auroit pu le faire avec cette érudition facile et cette gaieté libertine qui le caractérise, si ce n’étoit Des Periers lui-même? Les savans artistes qui s’occupent des vicissitudes et des progrès de la facture instrumentale diroient mieux que moi si Des Periers a contribué, comme je le pense, au perfectionnement de la guitare; ce n’est pas là mon affaire. Ce que j’avois à cœur de démontrer, c’est qu’il a contribué au perfectionnement de la langue, et qu’il est fâcheux qu’une édition complète et bien soignée de ses Œuvres ait manqué jusqu’ici à notre bibliothèque classique. On y viendra, peut-être, quand la littérature du siècle, fatiguée de produire pour le lendemain, laissera quelques jours de relâche à nos presses. En attendant, il faut laisser passer les poésies rêveuses, les romans intimes et les feuilletons.
Les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de Des Periers, le dernier de ses ouvrages posthumes, dans l’ordre de publication, parurent à Lyon en 1558, petit in-4o, au même instant où paroissoit à Paris, par une remarquable coïncidence, l’Histoire des Amants fortunez, mise au jour par Pierre Boaistuau, dit Launay. C’est ici la première édition des Nouvelles de Marguerite de Valois, mais fort différente de la seconde, publiée par Gruget, en 1559, et par le nombre des contes, et par leur disposition, et par une grande partie des leçons du texte, et par une circonstance bien plus digne encore de considération: c’est que, suivant les expressions de Gruget, «le nom de Marguerite y est obmiz ou celé.» Ceci me paroît s’expliquer très-facilement, et le lecteur sera probablement de mon avis, s’il se rappelle les circonstances dans lesquelles et pour lesquelles ces deux ouvrages furent composés.
J’ai dit que les contes et les nouvelles étoient depuis long-temps un des divertissemens habituels des soirées de la haute société françoise, comme le furent depuis les proverbes et les parades. Tout le monde y contribuoit à son tour, et la reine de Navarre y avoit certainement contribué comme les autres, dans le cercle brillant qu’elle dominoit de toute la hauteur de son rang et de son esprit. Les compositions médiocres ou mauvaises, tolérées par la politesse d’une cour indulgente, ne vivoient pas au-delà des bornes de la veillée; les autres se conservoient, au contraire, avec soin, et devenoient peu à peu les matériaux d’un livre qui n’avoit plus besoin que d’être revu par un secrétaire intelligent. L’ajustement de ce travail à un cadre dans la manière de Boccace étoit aussi, sans doute, du ressort de la rédaction définitive. Il est parfaitement évident pour moi que l’Heptaméron ne s’est pas formé autrement. Qu’est-ce donc que l’Heptaméron, sinon un recueil de contes et de nouvelles lus chez la reine de Navarre par les beaux esprits de son temps, c’est-à-dire par Pelletier, par Denisot, et surtout par Bonaventure Des Periers lui-même, qu’il est si facile d’y reconnoître? Marguerite n’y est pas méconnoissable non plus, car elle avoit son style à elle, comme tous les écrivains de cette époque naïve et créatrice, où les génies les moins heureux imprimoient cependant un sceau particulier à leurs paroles. Le style de Marguerite n’étoit pas des meilleurs, il s’en faut de beaucoup. Il est généralement lâche, diffus et embarrassé, tirant à la manière et au précieux, quand il n’est pas tendu, lourd et mystique. Rien ne diffère davantage du style abondant, facile, énergique, pittoresque et original de Des Periers, qui ne peut se confondre avec aucun autre, dans la période à laquelle il appartient, et qu’aucun autre n’a surpassé depuis. Les contes nombreux de l’Heptaméron qui portent ce caractère sont donc l’ouvrage de Des Periers, et la propriété ne lui en seroit pas plus assurée s’il les avoit signés un à un, au lieu d’abandonner leur fortune aux volontés de sa royale maîtresse. Je regrette profondément qu’un homme de la portée d’esprit de La Monnoye n’ait pas constaté cette différence ou consacré cette restitution par quelques apostilles manuscrites à la marge d’une édition ancienne; mais tout lecteur qui aura fait une étude attentive des autres écrits de Des Periers saura bien le retrouver dans celui-ci. Il n’y a pas moyen de s’y tromper.
La parfaite mesure de bienséance qui existoit au moment où nous parlons dans le monde littéraire, comme dans tout le reste du monde social, ne permettoit pas aux amis de Des Periers de publier les Contes que l’Heptaméron n’avoit pas recueillis, tant que l’Heptaméron n’avoit pas paru. L’hommage de la collection entière étoit bien dû à Marguerite, puisque ses principaux auteurs étoient ses domestiques ou ses amis, titres qui se confondoient alors, jusqu’à un certain point, dans le sens comme dans l’étymologie, mais dont notre aristocratie bourgeoise n’a pas compris les rapports. Il falloit donc que les éditeurs de Marguerite et les éditeurs de Des Periers s’entendissent avant tout sur la composition de leur recueil respectif; et c’est apparemment pour cela que Pelletier venoit conférer à Paris avec Boaistuau, quand Denisot fut mort; les contes qui furent écartés ou repoussés, quelquesuns pour leur brièveté, quelques autres pour leur licence, un certain nombre parce qu’ils ne pouvoient s’assortir au caractère convenu de l’interlocuteur, et le plus grand nombre, peut-être, parce qu’ils avoient perdu le piquant de l’anecdote et le sel de la nouveauté, furent renvoyés aux Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, où ils ne figurent pas mal. Quant aux droits de l’auteur, Pelletier, qui avoit, dit-on, pris assez de part à cette œuvre libre et facile pour revendiquer une partie de son succès, n’hésita pas à en faire honneur à son ami et à son maître, Bonaventure Des Periers, qui étoit mort depuis vingt ans; et nous ne savons que par des inductions dont je vais m’occuper tout de suite que Pelletier et Denisot ont quelque chose à réclamer dans l’ouvrage. C’étoit là le véritable siècle d’or de la probité littéraire, et nos associations fiscales et tracassières le rendront de plus en plus regrettable. Il est horrible de penser qu’il a fallu, dans le code sacré de la république des lettres, des mesures préventives contre le vol.
Je suis loin toutefois de penser, comme La Monnoye, que cette coopération de Pelletier et de Denisot ait été fort considérable. Plus j’ai relu les Contes de Des Periers, plus j’y ai trouvé de simultanéité dans la forme, dans les tours, dans le mouvement du style. Quoiqu’il y ait des exemples nombreux, dans les lettres comme dans les arts, de cette aptitude à l’imitation, je ne l’accorde pas sans regret, et surtout sans réserve, à Pelletier et à Denisot, qui n’ont jamais eu le bonheur de ressembler à Des Periers, si ce n’est dans les écrits de Des Periers où l’on veut qu’ils aient pris part. Je conviens très-volontiers cependant que Des Periers, mort avant 1544, et selon moi en 1539, n’a pas pu parler de la mort du président Lizet, décédé en 1554 (nouvelle XIX), et de celle de René du Bellay, évêque du Mans, qui ne cessa de vivre qu’en 1556 (nouvelle XXIX). Il en est de même de deux ou trois faits pareils que La Monnoye a recueillis avant moi, et probablement de quelques autres qui nous ont échappé à tous deux. Mais qu’est-ce que cela prouve? Ces phrases: naguères décédé, décédé évesque du Mans, etc., ne sont autre chose que des incises qu’un éditeur soigneux laisse volontiers tomber dans son texte pour en certifier l’authenticité ou pour en rafraîchir la date. Il ne seroit même pas étonnant que les noms propres auxquels Des Periers aime à rattacher ses historiettes eussent été souvent remplacés par des noms plus récens, plus populaires, plus capables de prêter ce qu’on appelle aujourd’hui un intérêt piquant d’actualité aux jolis récits du conteur. L’auteur même qui publieroit son ouvrage après l’avoir gardé vingt ans en portefeuille, ne négligeroit pas ce moyen facile de le rajeunir, et il est tout simple que l’éditeur de Des Periers s’en soit avisé; car, à son défaut, l’idée en seroit venue au libraire. Laissons donc à Denisot et à Pelletier, puisqu’on en est convenu, l’honneur d’une collaboration modeste dans les ouvrages de leur maître, mais gardons-nous bien de pousser cette concession trop loin. Si Pelletier et Denisot avoient pu s’élever quelque part à la hauteur du talent de Des Periers, ils n’auroient pas caché cette brillante faculté dans les Contes et dans les Discours de Des Periers, eux qui ont vécu assez long-temps pour la manifester dans leurs livres, et qui ont fait malheureusement assez de livres pour nous donner toute leur mesure. Il n’y a qu’un Rabelais, qu’un Marot, qu’un Montaigne, qu’un Des Periers dans une littérature. Des Denisot et des Pelletier, il y en a mille.
Ce que l’on concluront de tout ceci, à supposer que l’on voulût bien en conclure quelque chose, c’est que Des Periers est le véritable et presque le seul auteur de l’Heptaméron, comme des Nouvelles Récréations. Je ne fais pas difficulté d’avancer que je n’en doute pas, et que je partage complètement l’opinion de Boaistuau, qui n’a pas eu d’autre motif pour obmettre et céler le nom de la reine de Navarre. La restitution de ce nom, faite par Gruget, ne me paroît qu’un hommage de courtisan; mais je suis très-loin de penser qu’il faut effacer le nom de Marguerite du titre de l’Heptaméron pour rendre à Des Periers ce délicieux ouvrage. L’Heptaméron appartient à la spirituelle et savante princesse sous les auspices de laquelle il fut écrit. Il lui appartient par droit de suzeraineté, comme les Cent Nouvelles appartiennent à Louis XI, qui n’en a probablement pas composé une seule. Un souverain qui aime les lettres, qui appelle autour de lui ceux qui les cultivent, et qui jouit de leurs travaux en les couvrant d’une faveur intelligente, mérite bien ses droits d’auteur dans les chefs-d’œuvre de son siècle. Je comprendrois à merveille qu’une édition du plus parfait de tous les théâtres du monde fût mise au jour sous ce titre singulier: Œuvres de Molière et de Louis XIV, car cela seroit juste et vrai. Cette grande et utile influence des rois sur la civilisation des sociétés par les lettres est d’ailleurs fort passée de mode, et il ne faut pas décourager ceux qui seroient tentés de la remettre en honneur.
Il ne me reste plus que quelques mots à dire. Pourquoi Des Periers n’est-il pas plus connu? Pourquoi s’est-il passé trois siècles entre le jour de sa mort et le jour où paroît sa première biographie? Pourquoi ce charmant écrivain n’a-t-il jamais eu l’avantage si vulgaire et si sottement prodigué d’une édition complète? Les Italiens ont par douzaine des quinquecentistes illustres, et ils les réimpriment tous les mois. Nous en avons cinq qu’on ne lit plus ou qu’on ne lit guère, Rabelais, Marot, Des Periers, Henri Estienne et Montaigne, et il en est deux dont personne n’a jamais vu tous les ouvrages. Pour se former une collection bien entière des petits chefs-d’œuvre de Des Periers, il faut la patience d’un bouquiniste et la fortune d’un agent de change. Dieu me garde de désapprouver la promiscuité presque fastidieuse des éditions de ces vieux romanciers dont Villon débrouilla l’art confus, et qui surchargent aujourd’hui de leurs somptueuses réimpressions les brillantes tablettes de Crozet et de Techener; mais pourquoi Des Periers, qui est un de nos excellens textes de langue, manque-t-il à toutes les bibliothèques? Pourquoi en est-il de même de ces beaux livres françois d’Henri Estienne, qui auroient déjà cessé d’exister, si ses presses, ses types et ses papiers n’avoient pas mieux valu que les nôtres? Voilà des questions qui méritent d’être approfondies avec soin, et je les soumettrai hardiment à la librairie lettrée... quand elle nous sera revenue.
Charles Nodier.
LES CONTES
OU
LES NOUVELLES RÉCRÉATIONS
ET JOYEUX DEVIS
DE
BONAVENTURE DES PERIERS,
VALET DE CHAMBRE DE LA REINE DE NAVARRE.
LES
CONTES ET JOYEUX DEVIS
DE
BONAVENTURE DES PERIERS1.
SONNET.
AU LECTEUR4.
Le temps, glouton dévorateur de l’humaine excellence, se rend souvente fois coutumier (tant nous est-il ennemi) de suffoquer la gloire naissante de plusieurs gentils esprits, ou ensevelir d’une ingrate oubliance les œuvres exquises d’iceux: desquelles si la connoissance nous étoit permise, ô Dieu tout bon, quel avancement aux bonnes lettres! De cette injure, les siècles anciens, et nos jours mêmes, nous rendent épreuve plus que suffisante. Et vous ose bien persuader, ami lecteur, que le semblable fût advenu de ce présent volume, duquel demourions privés sans la diligence de quelque vertueux personnage, qui n’a voulu souffrir ce tort être fait, et la mémoire de feu Bonaventure Des Periers, excellent orateur et poète, rester frustrée du los5 qu’elle mérite. Or, l’ayant arraché de l’avare main de ce faucheur importun, je vous le présente avec telle éloquence que chacun connoît ses autres labeurs être doués. D’une chose je m’assure, que l’ennuyeux pourra abbayer6 à l’encontre tant qu’il voudra, mais y mordre, non. Davantage7, le front tétrique8 ici trouvera de quoi dérider sa sérénité, et rire une bonne fois: tant est gentille la grâce de notre auteur à traiter ces facéties. Les personnes tristes et angoissées s’y pourront aussi heureusement récréer et tuer aisément leurs ennuis. Quant à ceux qui sont exempts de regrets et s’y voudront ébattre, ils sentiront croître leur plaisir en telle force, que le rude chagrin n’osera entreprendre sur leur félicité; se servant de ce discours comme d’un rempart contre toute sinistre fâcherie. De faire à notre âge offre de chose tant gentille, je l’ai estimé convenable, mêmement en ces jours tant calomnieux9 et troublés. Votre office sera, débonnaire lecteur, de le recevoir d’une main affable, et nous savoir gré de notre travail: lequel sentant bien reçu, serons excités à continuer en si louable exercice, pour vous faire jouir de choses plus ardues et sérieuses. Adieu.
De Lyon, ce 25 de janvier 1558.
NOUVELLE I.
EN FORME DE PRÉAMBULE.
Je vous gardois ces joyeux Propos à quand la paix seroit faite10, afin que vous eussiez de quoi vous réjouir publiquement et privément, et en toutes manières. Mais quand j’ai vu qu’il s’en falloit le manche, et qu’on ne savoit par où la prendre, j’ai mieux aimé m’avancer pour vous donner moyen de tromper le temps, mêlant des réjouissances parmi vos fâcheries, en attendant qu’elle se fasse de par Dieu. Et puis, je me suis avisé que c’étoit ici le vrai temps de les vous donner; car c’est aux malades qu’il faut médecine. Et vous assurez que je ne fais pas peu de chose pour vous, en vous donnant de quoi vous réjouir, qui est la meilleure chose que puisse faire l’homme. Le plus gentil enseignement pour la vie, c’est bene vivere et lætari. L’un vous baillera pour un grand notable11, qu’il faut réprimer son courroux; l’autre, peu parler; l’autre, croire conseil; l’autre, être sobre; l’autre, faire des amis. Et bien, tout cela est bon; mais vous avez beau étudier, vous n’en trouverez point de tel qu’est: Bien vivre et se réjouir. Une trop grande patience vous consume; un taire12 vous tient gehenné13; un conseil vous trompe; une diète vous dessèche; un ami vous abandonne. Et pour cela, vous faut-il désespérer? Ne vaut-il pas mieux se réjouir, en attendant mieux, que se fâcher d’une chose qui n’est pas en votre puissance? Voire-mais, comment me réjouirai-je, si les occasions n’y sont, direz-vous? Mon ami, accoutumez-vous-y. Prenez le temps comme il vient; laissez passer les plus chargés; ne vous chagrinez point d’une chose irrémédiable. Cela ne fait que donner mal sur mal, croyez-moi, et vous vous en trouverez bien; car j’ai bien éprouvé que, pour cent francs de mélancolie, n’acquitterons pas pour cent sols de dette. Mais laissons là ces beaux enseignements, ventre d’un petit poisson! Rions. Et de quoi? de le bouche, du nez, du menton, de la gorge, et de tous nos cinq sens de nature. Mais ce n’est rien, qui ne rit du cœur. Et pour vous aider, je vous donne ces plaisants Contes. Et puis, nous vous en songerons bien d’assez sérieux quand il sera temps. Mais savez-vous quels je vous les baille? Je vous promets que je n’y songe ne mal ne malice. Il n’y a point de sens allégorique, mystique, fantastique. Vous n’aurez point de peine de demander: «Comment s’entend ceci? comment s’entend cela?» Il n’y faut ne vocabulaire ne commentaire. Tels les voyez, tels les prenez. Ouvrez le livre: se un conte ne vous plaît, haye14 à l’autre. Il y en a de tous bois, de toutes tailles, de tous estocs, à tous prix et à toutes mesures, fors que pour pleurer. Et ne me venez point demander quelle ordonnance j’ai tenue; car quel ordre faut-il garder quand il est question de rire? Qu’on ne me vienne non plus faire des difficultés. «Oh! ce ne fut pas cettui-ci qui fit cela.—Oh! ceci ne fut pas fait en ce quartier-là.—Je l’avois déjà ouï conter.—Cela fut fait en notre pays.» Riez seulement, et ne vous chaille, si ce fut Gautier ou si ce fut Garguille15. Ne vous souciez point si ce fut à Tours en Berry ou à Bourges en Touraine16: vous vous tourmenteriez pour néant; car comme les ans ne sont que pour payer les rentes, aussi les noms ne sont que pour faire débattre les hommes. Je les laisse aux faiseurs de contrats et aux intenteurs de procès. S’ils y prennent l’un pour l’autre, à leur dam! Quant à moi, je ne suis point si scrupuleux. Et puis, j’ai voulu feindre quelques noms tout exprès, pour vous montrer qu’il ne faut point pleurer de tout ceci que je vous conte; car peut-être17 qu’il n’est pas vrai. Que me chaût-il, pourvu qu’il soit vrai que vous y prenez plaisir? Et puis, je ne suis point allé chercher mes contes à Constantinople, à Florence, ne à Venise, ne si loin que cela; car s’ils sont tels que je les vous veux donner, c’est-à-dire pour vous récréer, n’ai-je pas mieux fait d’en prendre les instruments18 que nous avons à notre porte, que non pas les aller emprunter si loin? Et comme disoit le bon compagnon, quand à chambrière, qui étoit belle et galante, lui venoit faire les messages de sa maîtresse: «A quoi faire irai-je à Rome? les pardons sont par deçà19.» Les nouvelles qui viennent de si lointain pays, avant qu’elles soient rendues sur le lieu, ou elles soupirent20 comme le safran, ou s’enchérissent comme les draps de soie, ou il s’en perd la moitié, comme des épiceries, ou se buffettent21 comme les vins, ou sont falsifiées comme les pierreries, ou sont adultérées comme tout; bref, elles sont sujettes à mille inconvénients, sinon que vous me veuillez dire que les nouvelles ne sont pas comme les marchandises, et qu’on les donne pour le prix qu’elles coûtent. Et vraiment, je le veux bien. Et pour cela, j’aime mieux les prendre près, puisqu’il n’y a rien à gagner22. Ha! ha! c’est trop argué23. Riez, si vous voulez; autrement, vous me faites un mauvais tour. Lisez hardiment, dames et damoiselles; il n’y a rien qui ne soit honnête; mais se, d’aventure, il y en a quelques-unes d’entre vous qui soient trop tendrettes, et qui aient peur de tomber en quelques passages trop gaillards, je leur conseille qu’elles se les fassent échansonner24 par leurs frères, ou par leurs cousins, afin qu’elles mangent peu de ce qui est trop appétissant. «Mon frère, marquez-moi ceux qui ne sont pas bons, et y faites une croix.—Mon cousin, cettui-ci est-il bon?—Oui.—Et cettui-ci?—Oui.» Ah! mes fillettes, ne vous y fiez pas, ils vous tromperont, ils vous feront lire un quid pro quod25 Voulez-vous me croire? lisez tout, lisez, lisez. Vous faites bien les étroites! Ne les lisez donc pas. A cette heure, verra-l’on si vous faites bien ce qu’on vous défend. O quantes dames auront bien l’eau à la bouche quand elles orront26 les bons tours que leurs compagnes auront faits! et qu’elles diront bien qu’il n’y en a pas à demi! Mais je suis content que, devant les gens, elles fassent semblant de coudre ou de filer, pourvu qu’en détournant les yeux elles ouvrent les oreilles, et qu’elles se réservent à rire quand elles seront à part elles. Eh! mon Dieu! que vous en comptez de bonnes, quand il n’y a qu’entre vous autres, femmes, ou qu’entre vous, fillettes! Grand dommage! Ne faut-il pas rire? Je vous dis que je ne crois point ce qu’on dit de Socrate, qu’il fut ainsi sans passions. Il n’y a ne Platon ne Xénophon, qui le me fît accroire. Et quand bien il seroit vrai, pensez-vous que je loue cette grande sévérité, rusticité, tétricité27, gravité? Je louerois beaucoup plus celui, de notre temps, qui a été si plaisant en sa vie, que, par une antonomasie28, on l’a appelé le Plaisantin29; chose qui lui étoit si naturelle et si propre, qu’à l’heure même de sa mort, combien que tous ceux qui y étoient le regrettassent, si ne purent-ils jamais se fâcher... tant il mourut plaisamment! On lui avoit mis son lit au long du feu, sus le plâtre du foyer, pour être plut chaudement; et quand on lui demandoit: «Or çà, mon ami, où vous tient-il?» il répondoit tout foiblement, n’ayant plus que le cœur et la langue: «Il me tient, dit-il, entre le banc et le feu,» qui étoit à dire, qu’il se portoit mal de toute la personne. Quand ce fut à lui bailler l’extrême-onction, il avoit retiré ses pieds à quartier, tout en un monceau; et le prêtre disoit: «Je ne sais où sont ses pieds.—Eh! regardes, dit-il, au bout de mes jambes, vous les trouverez.—Eh! mon ami ne vous amusez point à railler, lui disoit-on; recommandez-vous à Dieu.—Et qui y va? dit-il.—Mon ami, vous irez aujourd’hui, si Dieu plaît.—Je voudrois bien être assuré, disoit-il, d’y pouvoir être demain pour tout le jour.—Recommandez-vous à lui, et vous y serez en hui30.—Et bien, disoit-il, mais que j’y sois, je ferai mes recommandations moi-même.» Que voulez-vous de plus naïf que cela? Quelle plus grande félicité? certes, d’autant plus grande, qu’elle est octroyée à si peu d’hommes!
NOUVELLE II.
Des trois fols, Caillette, Triboulet et Polite31.
Les pages avoient attaché l’oreille à Caillette avec un clou contre un poteau, et le pauvre Caillette demouroit et ne disoit mot; car il n’avoit point d’autre appréhension32, sinon qu’il pensoit être confiné là pour toute sa vie. Il passe un des seigneurs de la cour, qui le voit ainsi en conseil avec ce pilier, qui le fait incontinent dégager de là, s’enquérant bien expressément qui avoit fait cela, et qui l’a mis là. «Que voulez-vous? un sot l’a mis là, un sot là l’a mis33.» Quand on disoit: «Ç’ont été les pages?» Caillette répondoit bien en son idiotisme: «Oui, oui, ç’ont été les pages.—Saurois-tu connoître lequel ç’a été?—Oui, oui, disoit Caillette, je sais bien qui ç’a été.» L’écuyer, par commandement du seigneur, fait venir tous ces gens de bien de pages en la présence de ce sage homme Caillette, leur demandant à tous l’un après l’autre: «Venez çà! a-ce été vous?» Et mon page de nier, hardi comme un saint Pierre34. «Nenni, monsieur, ce n’a pas été moi.—Et vous?—Ne moi.—Et vous?—Ne moi aussi.» Mais allez faire dire oui à un page, quand il y va du fouet! Caillette étoit là devant, qui disoit en cailletois35: «Ce n’a pas été moi aussi.» Et voyant qu’ils disoient tous nenni, quand on lui demandoit: «A-ce point été cettui-ci?—Nenni, disoit Caillette.—Et cettui-ci?—Nenni.» Et à mesure qu’ils répondoient nenni, l’écuyer les faisoit passer à côté, tant qu’il n’en resta plus qu’un; lequel n’avoit garde de dire oui, après tant d’honnêtes jeunes gens, qui avoient tous dit nenni; mais il dit comme les autres: «Nenni, monsieur, je n’y étois pas.» Caillette étoit toujours là, pensant qu’on le dût aussi interroger, se ç’avoit été lui; car il ne lui souvenoit plus qu’on parlât de son oreille: de sorte que, quand il vit qu’il n’y avoit plus que lui, il va dire: «Je n’y étois pas aussi.» Et s’en va remettre avec les pages, pour se faire coudre l’autre oreille au premier pilier qui se trouveroit. A l’entrée de Rouen (je ne dis pas que Rouen entrât, mais l’entrée se faisoit à Rouen), Triboulet fut envoyé devant pour dire: «Vois-les ci venir36,» qui étoit le plus fier du monde d’être monté sur un beau cheval caparaçonné de ses couleurs, tenant sa marotte des bonnes fêtes. Il piquoit, il couroit, il n’alloit que trop. Il avoit un maître avec lui pour le gouverner. Eh! pauvre maître, tu n’avois pas besogne faite! Il y avoit belle matière pour le faire devenir Triboulet lui-même. Ce maître lui disoit: «Vous n’arrêterez pas, vilain? Si je vous prends!... Arrêterez-vous?» Triboulet, qui craignoit les coups (car quelquefois son maître lui en donnoit), vouloit arrêter son cheval; mais le cheval se sentoit de ce qu’il portoit; car Triboulet le piquoit à grands coups d’éperon: il lui haussoit la bride, il la lui secouoit; et cheval d’aller. «Méchant, vous n’arrêterez pas! disoit son maître.—Par le sang-Dieu! disoit Triboulet (car il juroit comme un homme), ce méchant cheval, je le pique tant que je le puis, encore ne veut-il pas demourer!» Que direz-vous là? sinon que Nature a envie de s’ébattre, quand elle se met à faire ces belles pièces d’hommes, lesquels seroient heureux, mais ils sont trop ignoramment plaisants, et ne savent pas connoître qu’ils sont heureux, qui est le plus grand malheur du monde. Il y avoit un autre fol, nommé Polite37, qui étoit à un abbé de Bourgueil. Un jour, un matin, un soir, je ne saurois dire l’heure38, M. l’abbé avoit une belle garse toute vive couchée auprès de lui, et Polite le vint trouver au lit, et mit le bras entre les linceuls par les pieds du lit; là il trouve premièrement un pied de créature humaine: il va demander à l’abbé: «Moine, à qui est ce pied?—Il est à moi, dit l’abbé.—Et cettui-ci?—Il est encore à moi.» Et ainsi qu’il prenoit ces pieds, il les mettoit à part, et les tenoit d’une main; et de l’autre main, il en print encore un, en demandant: «Cettui-ci, à qui est-il?—A moi, ce dit l’abbé.—Ouais, dit Polite; et cettui-ci?—Va, va, tu n’es qu’un fol, dit l’abbé; il est aussi à moi.—A tous les diables soit le moine! dit Polite; il a quatre pieds comme un cheval.» Et bien pour cela, encore n’est-il fol que de bonne sorte. Mais Triboulet et Caillette étoient fols à vingt et cinq karats, dont les vingt et quatre font le tout39. Or çà, les fols ont fait l’entrée. Mais quels fols? Moi, tout le premier, à vous en conter, et vous, le second, à m’écouter; et cettui-là, le troisième; et l’autre, le quatrième. Oh! qu’il y en a! jamais ce ne seroit fait. Laissons-les ici et allons chercher les sages; éclairez près, je n’y vois goutte40.
NOUVELLE III.
Du chantre, basse-contre de Saint-Hilaire de Poitiers, qui accompara les chanoines à leurs potages.
En l’église Saint-Hilaire de Poitiers, y eut jadis un chantre qui servoit de basse-contre, lequel, parce qu’il étoit bon compagnon, et qu’il buvoit bien (ainsi que voulentiers font telles gens), étoit bien venu entre les chanoines, qui l’appeloient bien souvent à dîner et à souper. Et, pour la familiarité qu’ils lui faisoient, lui sembloit qu’il n’y avoit celui d’eux qui ne désirât son avancement; qui étoit cause que souvent il disoit à l’un et puis à l’autre: «Monsieur, vous savez combien de temps il y a que je sers en l’église de céans; il seroit désormais temps que je fusse pourvu: je vous prie le vouloir remontrer en chapitre. Je ne demande pas grand’chose: vous autres, messieurs, avez tant de moyens41; je me contenterai de l’un des moindres.» Sa requête étoit bien prinse et écoutée, et chacun d’eux en particulier lui faisoit bonne réponse; disant que c’étoit chose raisonnable. «Et quand Chapitre n’auroit la commodité de te récompenser, lui disoient-ils, je t’en baillerai plutôt du mien.» Somme, à toutes les entrées et issues de chapitre, où il se trouvoit toujours pour se ramentevoir à messieurs, ils lui disoient à une voix42: «Attends encore un petit; Chapitre ne t’oubliera pas; tu auras le premier qui vaquera.» Mais quand ce venoit au fait, il y avoit toujours quelque excuse: ou que le bénéfice étoit trop gros, et pourtant l’un de messieurs l’avoit eu; ou qu’il étoit trop petit, et qu’on ne lui voudroit faire présent d’un si peu de chose; ou qu’ils avoient été contraints de le bailler à un des neveux43 de leur frère; mais qu’il n’y auroit faute qu’il n’eût le premier vacant. Et de ces belles paroles ils entretenoient ce basse-contre, tant, que le temps se passoit; et servoit toujours sans rien avoir. Et cependant, il faisoit toujours quelque présent, selon sa petite faculté, à messieurs tel et tel, de ceux qu’il connoissoit avoir la plus grande voix en chapitre: comme fruits nouveaux, poulets, pigeonneaux, perdriaux, selon la saison, que le pauvre chantre achetoit au marché vieux ou à la regretterie44, leur faisant accroire qu’ils ne lui coûtoient rien. Et toujours ils prenoient. A la fin, le basse-contre voyant qu’ils n’en étoient jamais meilleurs, ains qu’il y perdoit son temps, son argent et sa peine, se délibéra de ne s’y attendre plus; mais il se proposa de leur montrer quelle opinion il avoit d’eux; et, pour ce faire, il trouva façon de mettre cinq ou six écus ensemble; et tandis qu’il les amassoit (car il y falloit du temps), il commença à tenir plus grand compte de messieurs qu’il n’avoit de coutume, et à user de plus grand’ discrétion. Quand il vit son jour45 à point, il s’en vint aux principaux d’entre eux, et les pria l’un après l’autre qu’ils lui voulsissent faire cet honneur de dîner le dimanche prochain en sa maison; leur disant qu’en neuf ou dix ans qu’il y avoit qu’il étoit à leur service, il ne pouvoit faire moins que leur donner une fois à dîner; et qu’il les traiteroit, non pas comme il leur appartenoit, mais au moins mal qu’il lui seroit possible; toujours usant de telles paroles de respect. Ils lui promirent, mais ils ne furent pas si mal soigneux que, quand ce vint le jour assigné, ils ne fissent faire leur cuisine ordinaire chacun chez soi, de peur d’être mal dînés chez ce basse-contre, se fiant plus en sa voix qu’en sa cuisine. A l’heure du dîner, chacun envoie son ordinaire chez le chantre, lequel disoit aux varlets qui l’apportoient: «Comment, mon ami, monsieur votre maître me fait-il tort? a-t-il si grand’peur d’être mal traité! il ne devoit rien envoyer.» Et cependant il prenoit tout. Et à mesure qu’ils venoient, il mettoit tous les potages ensemble en une grande marmite qu’il avoit expressément apprêtée en un coin de cuisine. Voici messieurs venus pour dîner, qui s’assirent tous selon leurs indignités46. Le chantre leur présente, de belle entrée de table, les potages de cette marmite. Et Dieu sait de quelle grâce ils étoient; car l’un avoit envoyé un chapon aux poireaux, l’autre au safran; l’autre avoit la pièce de bœuf poudrée47 aux naveaux48; l’autre un poulet aux herbes, l’autre bouilli, l’autre rôti. Quand ils virent ce beau service, ils n’eurent pas le courage d’en manger; mais ils attendoient chacun que leur potage vînt, sans prendre garde qu’ils les eussent devant eux. Mon chantre, qui alloit et venoit, faisant bien l’empêché à les servir, regardoit toujours leur contenance de table. Étant le service un peu long, ils ne se purent tenir de lui dire: «Ote-nous ces potages, basse-contre, et nous apporte les nôtres.—Ce sont bien les vôtres, dit-il.—Les nôtres? non, sont pas.—Si sont bien,» dit-il. A l’un: «Voilà vos naveaux!» à l’autre: «Voilà vos choux!» à l’autre: «Voilà vos poireaux!» Lors ils commencèrent à reconnoître leurs soupes et à s’entre-regarder. «Vraiment! dirent-ils, nous en avons d’une. Est-ce ainsi que tu traites tes chanoines, basse-contre? Le diable y ait part!—Je disois bien que ce fol nous tromperoit, disoit l’un; j’avois le meilleur potage que je mangeai de cet an.—Et moi, disoit l’autre, j’avois tant bien fait accoutrer49 à dîner! je me doutois bien qu’il le valoit mieux manger chez moi.» Quand le basse-contre les eut bien écoutés: «Messieurs, dit-il, se vos potages étoient tous si bons, comment seroient-ils empirés en si peu de temps? Je les ai fait tenir auprès du feu, bien couverts; il me semble que je ne pouvois mieux faire.—Voire-mais, dirent-ils, qui t’a apprins à les mettre ainsi tous ensemble? Savois-tu pas qu’ils ne vaudroient rien en la sorte?—Et donc, dit-il, ce qui est bon à part n’est pas bon assemblé! Vraiment! je vous en crois, et ne fût-ce que vous autres, messieurs; car, quand vous êtes chacun à part soi, il n’est rien meilleur que vous êtes: vous promettez monts et vaux; vous faites tout le monde riche de vos belles paroles; mais quand vous êtes ensemble en votre chapitre, vous ressemblez à vos potages.» Alors ils entendirent bien ce qu’il vouloit dire: «Ah! ah! dirent-ils, c’étoit donc là que tu nous attendois! Vraiment, tu as raison, va! Mais cependant, ne dînerons-nous point?—Si ferez, si ferez, dit-il, mieux qu’il ne vous appartient.» Et leur apporta ce qu’il leur avoit fait accoutrer, dont ils mangèrent très-bien, et s’en allèrent contents. Et conclurent ensemble, dès l’heure, qu’il seroit pourvu; ce qu’ils firent. Ainsi, son invention de soupes lui valut plus que toutes ses requêtes et importunités du temps passé.
NOUVELLE IV.
Du basse-contre de Rheims, chantre, Picard, et maître-ès-arts.
Un chantre de Notre-Dame de Rheims en Champagne avoit singulièrement bonne voix de basse-contre; mais c’étoit l’homme du monde le plus fort50 à tenir, car il ne passoit jour qu’il ne fît quelque folie: il frappoit l’un, il battoit l’autre; il jouoit aux cartes et aux dés. Il étoit toujours en la taverne, ou après les garses, dont les plaintes se faisoient à toutes heures à messieurs de chapitre; lesquels le remontroient souvent à ce basse-contre, le menaçant à part et en public; et lui faisoient assez de fois promettre qu’il seroit homme de bien. Mais incontinent qu’il étoit hors de devant eux, messire Jean ce vin51 lui remettoit sa haute gamme en la tête, qui le faisoit toujours retourner à ses bonnes coutumes. Or, étoient-ils contraints d’en endurer, pour deux raisons: l’une, qu’il chantoit fort bien; l’autre, qu’ils l’avoient pris de la main d’un archidiacre de l’église, auquel ils portoient honneur; et ne lui vouloient pas reprocher les folies de l’homme, pensant qu’il les sût aussi bien comme eux, et qu’il l’en dût reprendre, comme, à la vérité, il faisoit quand il en étoit averti; mais il n’en savoit pas la moitié. Advint un jour que ce chantre fit une faute si scandaleuse, que les chanoines furent contraints de le dire pour une bonne fois à M. l’archidiacre, lui remontrant comme, pour le respect de lui, ils avoient longuement supporté les insolences de cet homme; mais maintenant qu’ils le voyoient incorrigible, et qu’il alloit toujours en empirant, ils ne s’en pouvoient plus taire. «Il a, dirent-ils, cette nuit passée, battu un prêtre, tant qu’il ne dira messe de plus de deux mois. Se n’eût été pour l’amour de vous, long-temps a que nous l’eussions chassé. Mais n’y voyant plus autre remède, nous vous prions de ne trouver point mauvais se nous vous en disons ce qui en est.» L’archidiacre leur fit réponse, qu’ils avoient raison et qu’il y donneroit ordre. Et, de fait, envoie incontinent quérir ce basse-contre; lequel se douta bien que ce n’étoit pas pour lui donner un bénéfice. Toutefois il y va. Il ne fut pas sitôt entré, que M. l’archidiacre ne lui commençât à chanter une autre leçon que de matines. «Viens çà! dit-il; tu sais combien de temps il y a que ceux de l’église de céans endurent de toi, et combien j’ai eu de reproches pour ta vie. Sais-tu qu’il y a? va-t’en, et ne te trouve plus devant moi. Je ne veux plus endurer de reproches pour un homme tel que toi. Tu n’es qu’un fol! Se je faisois mon devoir, je te ferois mettre au pain et eau d’ici à un an.» Il ne faut pas demander si mon chantre fut peneux52. Toutefois, il ne fut pas si étonné, qu’il ne se mît en réponse: «Monsieur, dit-il, vous qui vous connoissez si bien en gens, vous ébahissez-vous si je suis fol? Je suis chantre, je suis Picard et maître-aux-arts53.» L’archidiacre, à cette réponse, ne savoit que faire, de s’en fâcher ou de s’en rire; mais il se tourna du bon côté; car il apaisa un peu sa colère; et lui fut force de faire comme l’éveque du Courtisan54, lequel pardonna au prêtre qui avoit engrossé cinq nonnains, ses filles spirituelles, pour la soudaine réponse qu’il lui fit: Domine, quinque talenta tradidisti mihi, ecce alia quinque superlucratus sum. (Matth., chap. XXV, v. 20.) Un Picard a la tête près du bonnet; un chantre a toujours quelques minimes55 en son cerveau; un maître-aux-arts est si plein d’ergots56, qu’on ne sauroit durer auprès de lui. Et vraiment, quand ces trois bonnes qualités sont en un personnage, on ne se doit pas émerveiller s’il est un petit coquelineux57; mais se faudroit bien plus émerveiller s’il ne l’étoit point.
NOUVELLE V.
Des trois sœurs, nouvelles épousées, qui répondirent chacune un bon mot à leurs maris la première nuit de leurs noces.
Au pays d’Anjou, y eut jadis un gentilhomme qui étoit riche et de bonne maison; mais il étoit un peu sujet à ses plaisirs. Il avoit trois filles, belles et de bonne grâce, et de tel âge, que la plus petite eût bien attendu le combat corps à corps. Elles étoient demourées sans mère, jà long temps avoit. Et parce que le père étoit encore en bon âge, il entretenoit toujours ses bonnes coutumes, qui étoient de recevoir en sa maison toutes joyeuses compagnies; là où l’ordinaire étoit de baller58, jouer et toutes sortes de bonnes chères. Et d’autant qu’il étoit de sa nature indulgent, facile et sans grand soin du fait de sa maison, ses filles avoient assez de liberté de deviser avec les jeunes gentilshommes, lesquels communément ne parlent pas de renchérir le pain, ne encore du gouvernement de la république. Davantage, le père faisoit l’amour de son côté comme les autres; qui donnoit une hardiesse plus grande aux jeunes damoiselles de se laisser aimer, et par conséquent d’aimer aussi. Car elles, ayant le cœur en bon lieu, et sentant leur bonne maison, estimoient être chose de reproche et d’ingratitude d’être aimées et n’aimer point. Pour toutes ces raisons ensemble, étant chacune d’elles prisée, caressée et poursuivie tous les jours et à toutes heures, elles se laissèrent gagner à l’amour, eurent pitié de leur semblable, et commencèrent à jouer au passe-temps de deux à deux, chacune en leur endroit. Auquel jeu elles exploitèrent si bien que les enseignes59 en sortirent. Car la plus âgée, qui étoit mûre et drue, ne se print garde que le ventre lui leva; dont elle fut un peu étonnée, car il n’y avoit moyen de se tenir couverte, comme en un lieu où il n’y a point de mère, lesquelles se prennent garde que leurs filles ne soient trop tôt abusées, ou bien elles savent remédier aux inconvénients quand il leur est advenu quelque surprise. Et la fille, n’ayant avis ni moyen aucun de se dérober sans le congé de son père, ce fut force qu’il le sût. Quand il eut entendu cette nouvelle, il en fut fâché de prime-face; mais il ne s’en désespéra point autrement; d’autant qu’il étoit de cette bonne pâte de gens qui ne prennent point trop les matières à cœur. Et à dire vrai, de quoi sert se tourmenter d’une chose, quand elle est faite, sinon de l’empirer? Il envoie soudain sa fille aînée à deux ou trois lieues de là, chez une de leurs tantes, sous couleur de maladie, parce que l’avis des médecins étoit que le changement d’air lui étoit nécessaire; et ce, en attendant que les petits pieds sortissent60. Mais comme une fortune ne vient jamais seule, ce pendant qu’elle sortoit d’affaires, sa sœur la seconde y entroit; peut-être par permission divine, pour s’être en son cœur moquée de sa sœur aînée, dont Dieu la voulut punir. Pour faire court, elle s’aperçut qu’elle en avoit dedans le dos, dis-je dedans le ventre, et le père le sut aussi. «Eh bien! dit-il, Dieu soit loué: c’est le monde qui croît: nous fûmes ainsi faits.» Et se doutant de tout, il s’en vint à la plus jeune, laquelle n’étoit pat encore grosse, mais elle en faisoit son devoir tant qu’elle pouvoit. «Et toi, ma fille, comme te portes-tu? N’as-tu pas bien suivi le train de tes sœurs aînées?» La fille, qui étoit jeunette, ne se put tenir de rougir, ce que le père print pour une confession. «Or bien, dit-il, Dieu vous doint bonne aventure, et nous garde de plus grande fortune!» Si se pensa pourtant qu’il étoit temps de pourvoir à ses affaires; ce qu’il connoissoit fort bien ne pouvoir mieux faire qu’en mariant ses trois filles; mais il le trouvoit un petit malaisé; car il savoit bien que de les bailler à ses voisins, il n’y avoit ordre; d’autant que le fait de sa maison étoit connu, ou pour le moins bien suspect. D’autre part, de les faire prendre à ceux qui étoient les faiseurs, ce n’étoit chose qui se pût bonnement faire; car possible qu’il y en avoit plus d’un, et que l’un avoit fait les pieds, et l’autre les oreilles, et quelque autre encore le nez. Que sait-on comment les choses de ce monde vont? Et puis, encore qu’il n’y en eût eu qu’un à chacune, un homme ne se fie pas voulentiers à une fille qui lui a prêté un pain sus la fournée. Le père trouva le plus expédient d’aller chercher des gendres un peu à l’écart. Et comme les hommes de joyeuse nature et de bonne chère, à grand’ peine finissent-ils mal, il ne faillit pas à rencontrer ce qu’il lui faisoit besoin; qui fut au pays de Bretagne, où il étoit bien connu, tant pour le nom de sa maison que pour le bien qu’il avoit audit pays, non guère loin de la ville de Nantes. Au moyen de quoi, lui fut facile de causer61 son voyage là-dessus. Bref, quand il fut audit pays, tant par personnes interposées que par lui-même, il mit en avant le mariage de ses filles; à quoi les Bretons ouvrirent assez tôt les oreilles; de sorte qu’il en trouva à choisir. Mais, entre tous, il trouva une riche maison de gentilhomme de Bretagne où il y avoit trois fils de bon âge et de belle taille, beaux danseurs de passe-pieds et de trihoris62, beaux lutteurs et n’en eussent craint homme collet à collet: de quoi mon gentilhomme fut fort aise. Et parce que le plus tôt étoit le meilleur, il conclut son affaire promptement avec le père et les trois enfants, qu’ils prendroient ses trois filles en mariage, et même qu’ils feroient de trois noces une, savoir est, qu’ils épouseroient tous trois en un jour. Et, pour ce faire, les trois frères s’apprêtèrent en peu de temps, et partirent de leur maison pour venir en Anjou avec le père des trois filles. Or, n’y avoit celui des trois qui ne fût assez accort. Car, combien qu’ils fussent Bretons, toutefois ils n’étoient pas tonnants63, et s’étoient mêlés de faire de bons tours avec ces brettes, qui sont d’assez bonne voulenté, comme l’on dit; toutefois, hors de combat64. Quand ils furent en la maison du gentilhomme, ils se prindrent à regarder la contenance chacun de sa chacune, et les trouvèrent toutes trois belles, disposes et éveillées; parmi cela, elles faisoient bien les sages. Les mariages furent conclus, les apprêts se firent: ils achetèrent leurs bans et leurs selles65 de l’évêque. Quand la veille des noces fut venue, le père appela ses trois filles en une chambre à part, et leur va dire ainsi: «Venez çà! vous savez quelle faute vous avez faite toutes trois, et en quelle peine vous m’avez mis. Si j’eusse été de la nature de ces pères rigoureux, je vous eusse désavouées pour filles, et jamais n’eussiez amendé66 de mon bien. Mais ai mieux aimé prendre peine une bonne fois pour raccoutrer les choses, que non pas vous mettre toutes trois au désespoir, et moi en perpétuel regret pour votre folie. Je vous ai ici amené à chacune un mari: délibérez-vous de leur faire bonne chère. Ayez bon courage, vous n’en mourrez pas. S’ils s’aperçoivent de quelque chose, à leur dam! pourquoi y sont-ils venus? Il les falloit aller quérir. Quand vous teniez vos états, vous ne songiez pas en eux, n’est-il pas vrai?» Et elles répondirent toutes trois, en souriant, que non. «Eh bien! donc, dit le père, vous ne leur avez point encore fait de faute. Mais pour l’avenir, ne me mettez plus en cet ennui, par faute de bien vous gouverner; gardez-vous-en bien. Et je vous assure que je suis délibéré de mettre en oubli toutes les fautes du temps passé. Et si y a bien plus (pour vous donner meilleur courage), je vous promets que celle de vous qui dira le meilleur savouret67, la première nuit qu’elle sera avec son mari, je lui donnerai deux cents écus davantage qu’aux deux autres. Or allez, et pensez bien à votre cas.» Après ce bon admonestement, il se va coucher, et les filles aussi, lesquelles pensèrent bien, chacune à part soi, quel bon mot elles pourroient dire, la nuit des combats, pour avoir ces deux cents écus; mais elles se délibérèrent à la fin d’attendre l’assaut, espérant que le bon Dieu leur donneroit sus l’heure ce qu’elles auroient à dire. Le jour des noces fut l’endemain68: ils épousèrent; ils font grande chère; ils ballent; que voulez-vous plus? Les lits se font: les trois pucelles de Marolles69 se couchent, et les maris après. Celui de la plus grande, en la mignardant, lui met la main sus le ventre et partout; qui trouva incontinent qu’il étoit un peu ridé par le bas: qui lui fit souvenir qu’on la lui avoit belle baillée. «O ho! dit-il, les oiseaux s’en sont allés.» La damoiselle lui répond tout comptant: «Tenez-vous au nid.» Et une. Le mari de la seconde, en la maniant, trouva que le ventre étoit un peu rond: «Comment, dit-il, la grange est pleine!—Battez à la porte,» lui répondit-elle. Et deux. Le mari de la tierce, en jouant les jeux, connut incontinent qu’il n’étoit pas le fol70. «Le chemin est battu,» dit-il. La jeune lui dit: «Vous ne vous en égarerez pas sitôt.» Et trois. La nuit se passe; le lendemain elles se trouvèrent devant leur père; et chacune lui rapporta ce qui lui étoit advenu et ce qu’elle avoit répondu. Quæritur71 à laquelle des trois le père devoit donner les deux cents écus. Vous y songerez, et ne sais si vous serez point des miens, qui suis d’avis qu’elles devoient toutes trois départir72 les deux cents écus; ou bien, en avoir chacune deux cents, propter mille rationes, quarum ego dicam tantum unam, brevitatis causa; c’est-à-dire, pour mille raisons, dont je vous en dirai une pour briéveté: c’étoit que toutes trois étoient de bonne voulenté. Toute bonne voulenté est réputée pour le fait. Ergo in tantum consequentia est, in barbara73, ou ailleurs. Mais cependant, s’il ne vous déplaît, je vous ferai une question à propos de celle-ci: Lequel vous aimeriez mieux, être cocu en herbe ou en gerbe? Et ne répondez pas trop tôt, qu’il vaut mieux l’avoir été en herbe et ne l’être point en gerbe; car vous savez combien c’est chose rare et de grand contentement, que d’épouser une pucelle. Eh bien! s’elle vous fait cocu après, le plaisir vous demeure toujours (je ne dis pas d’être cocu, je dis de l’avoir dépucelée). Et puis, vous avez mille faveurs, mille avantages à cause d’elle. Pantagruel74 le dit bien. Mais je ne veux pas débattre les raisons d’une part et d’autre. Je vous en laisse le pensement à votre loisir; puis vous m’en saurez à dire.
NOUVELLE VI.
Du mari de Picardie qui retira sa femme de l’amour par une remontrance qu’il lui fit en la présence des parents d’elle.
Il y eut jadis un roi de France75, duquel le nom ne se sait point au vrai, quant à cette affaire dont nous voulons parler. Tant y a qu’il étoit bon roi et digne de sa couronne. Il se rendoit fort communicatif à toutes personnes, et s’en trouvoit bien; car il apprenoit les nouvelles auprès de la vérité; ce qu’on ne fait pas quand on n’écoute. Pour venir à notre conte, ce bon roi se promenoit par les contrées de son royaume, et quelquefois alloit par villes en habit dissimulé, peur mieux entendre la vérité de toutes sortes d’affaires. Un jour, il voulut visiter son pays de Picardie en personne royale, portant toutefois sa privauté accoutumée, Étant à Soissons, il fit venir les plus apparents de la ville, et les fit seoir à sa table par signe de grande familiarité, les invitant et enhardissant à lui conter toutes nouvelles, les unes joyeuses, les autres sérieuses, ainsi qu’il venoit à propos. Entre autres, il y en eut un qui se mit à conter devant le roi la nouvelle qui s’ensuit: «Sire, il est advenu, dit-il, naguère, en une de vos villes de Picardie, qu’un personnage de robe longue et de justice, lequel vit encore, ayant perdu sa femme après avoir été assez longuement avec elle, et s’étant assez bien trouvé d’elle, print envie de se marier en secondes noces à une fille qui étoit belle, jeune et de bon lieu: non toutefois qu’elle fût sa pareille en biens, et moins encore en autres choses; car il étoit déjà plus de demi passé, et elle en la fleur de ses ans et gaillarde à l’avenant, tellement qu’il n’avoit pas le fouet pour mener cette trompe76. Quand elle eut commencé à goûter un peu que c’étoit des joies de ce monde, elle sentit que son mari ne la faisoit que mettre en appétit. Et combien qu’il la traitât bien d’habillements, de la bouche, de bonne chère, de visage et de paroles, toutefois cela n’étoit que mettre le feu auprès des étoupes; si bien, qu’il lui print fantaisie d’emprunter d’ailleurs ce qu’elle n’avoit pas à son gré à la maison. Elle fait un ami, auquel elle se tint pour quelque temps; puis, ne se contentant de lui seul, en fit un autre, et puis un autre; de manière qu’en peu de temps ils se trouvèrent si bon nombre, qu’ils nuisoient les uns aux autres, entrant à heures dues et indues en la maison pour l’amour de la jeune femme, qui avoit déjà mis à part la souvenance de son honneur, pour entendre du tout77 à ses plaisirs, ce pendant que son mari ne s’en avisoit pas, ou, par aventure, si bien; mais il s’armoit de patience, songeant en soi-même qu’il falloit porter la pénitence de la folie qu’il avoit faite d’avoir, sus le haut de son âge, prins une fille si jeune d’ans. Ce train dura et continua tant, que ceux de la ville en tenoient leurs comptes; dont les parents de lui se fâchèrent fort; l’un desquels ne se put plus tenir qu’il ne lui vînt dire, lui remontrant la rumeur qui en étoit; et que, s’il n’y obvioit, il donneroit à penser qu’il seroit de vil courage, et enfin qu’il seroit laissé de tous ses parents et de gens de sorte78. Quand il eut entendu ce propos, il fit semblant, devant celui qui lui tenoit, tel que le cas le requéroit, c’est-à-dire, d’un grand déplaisir et fâcherie; et lui promit qu’il y mettroit ordre par tous les moyens à lui possibles. Mais quand il fut à part soi, il songea bien ce qui en étoit; qu’il étoit hors de sa puissance de nettoyer si bien une tel affaire, que les taches n’en demourassent toujours ou long-temps. Il pensoit que la femme se dût garder par un respect de la vertu et par crainte de son déshonneur; autrement, toutes les murailles de ce monde ne la sauroient tenir, qu’elle ne fît une fois des siennes. Davantage, lui qui étoit homme de bon discours, raisonnoit en soi-même que l’honneur d’un homme tiendroit à bien peu de chose s’il dépendoit du fait d’une femme79. Ce qui le gardoit d’appréhender les matières trop avant. Toutefois, pour ne sembler être nonchalant de son inconvénient domestique, lequel étoit estimé si déshonnête du commun des hommes, il s’avisa d’un moyen, lequel seul il pensoit être expédient en tel cas: ce fut qu’il acheta une maison qui étoit joignante au derrière de la sienne, et des deux en fit une; disant qu’il vouloit s’accommoder d’une entrée et d’une issue par deux côtés. Ce qui fut exécuté diligemment; et fut posé un huis de derrière le plus proprement qu’il se put aviser; duquel il fit faire demi-douzaine de clefs, et n’oublia pas à faire faire une galerie bien propice pour les allants et venants. Cela ainsi apprêté, il choisit un jour de commodité pour inviter à dîner les principaux parents de sa femme, sans toutefois appeler ceux du côté de lui pour celle fois. Il les traita bien et à bonne chère.» Quand ils eurent dîné, avant que personne se levât de table, il se print à leur dire ainsi en la présence de sa femme: «Messieurs et mesdames, vous savez combien de temps il y a que j’ai épousé votre parente que voici; j’ai eu le loisir de connoître que ce n’étoit pas à moi à qui elle se devoit marier, d’autant que nous n’étions pas pareils, elle et moi. Toutefois, quand ce qui est fait ne se peut défaire, il faut aller jusques au bout.» Puis, en se tournant vers sa femme, lui dit: «Ma mie, j’ai eu depuis peu de temps en çà des reproches de votre gouvernement, lesquels m’ont grandement déplu. Il m’a été dit que vous avez des jeunes gens, qui viennent céans à toutes heures du jour, pour vous entretenir: chose qui est à votre grand déshonneur et au mien. Si je m’en fusse aperçu d’heure80, j’y eusse pourvu plus tôt. Si est-ce qu’il vaut mieux tard que jamais. Vous direz à ceux qui vous hantent que d’ici en avant ils entrent plus discrètement pour vous venir voir. Ce qu’ils pourront faire par le moyen d’une porte de derrière que je leur ai fait faire, de laquelle voici demi-douzaine de clefs que je vous baille, pour leur en donner à chacun la sienne; et s’il n’y en a assez, nous en ferons faire d’autres; le serrurier est à notre commandement. Et leur dites qu’ils trouveront moyen de départir leur temps le plus commodément pour vous et pour eux qu’il sera possible. Car si vous ne vous voulez garder de mal faire, au moins ne pouvez-vous que le faire secrètement, pour empêcher le monde de parler contre vous et contre moi.» Quand la jeune femme eut ouï ces propos venant de son mari, et en la présence de ses parens, elle commença à prendre vergogne de son fait, et lui vint au-devant le tort et déshonneur qu’elle faisoit à son mari, à ses parents, et à soi-même: dont elle eut tel remords, que, dès lors en là81, elle ferma la porte à tous ses amoureux et à ses plaisirs désordonnés; et depuis véquit avec son mari en femme de bien et d’honneur. Le roi, ayant ouï ce conte, voulut savoir qui étoit le personnage: «Foi de gentilhomme! dit-il, voilà l’un des plus froids et des plus patients hommes de mon royaume: il feroit bien quelque chose de bon, puisqu’il sait bien faire la patience.» Et dès l’heure lui donna l’état de procureur-général au pays de Picardie. Quant est de moi, si je savois le nom de cet homme de bien, je le voudrois honorer d’une immortalité. Mais le temps lui a fait le tort de supprimer son nom, qui méritoit bien d’être mis ès chroniques, voire d’être canonisé; car il a été vrai martyr en ce monde, et crois qu’il est maintenant bienheureux en l’autre. Qu’ainsi vous en prenne: Amen. Car un prêtre ne vaut rien sans clerc82.
NOUVELLE VII.
Du Normand allant à Rome, qui fit provision de latin pour porter au saint-père; et comme il s’en aida.
Un Normand, voyant que les prêtres avoient le meilleur temps du monde, après que sa femme fut morte, eut envie de se faire d’Eglise; mais il ne savoit lire ni écrire que bien peu. Et toutefois, ayant ouï dire que pour argent on fait tout, et s’estimant aussi habile homme que beaucoup de prêtres de sa paroisse, s’adressa à l’un de ses familiers, lui demandant comment il se devoit gouverner en cet affaire. Lequel, après plusieurs propos débattus d’une part et d’autre, l’en réconforta, et lui dit que, s’il vouloit bien faire son cas, il falloit qu’il allât à Rome; et qu’à grand’peine en auroit-il la raison83 de son évêque, qui étoit difficile en cas de faire prêtres et de bailler les a quocumque84; mais que le pape, qui étoit empêché à tant d’autres choses, ne prendroit garde à lui de si près et le dépêcheroit incontinent. Davantage, qu’en ce faisant, il verroit le pays, et que, quand il seroit retourné ayant été créé prêtre de la main du pape, il n’y auroit celui qui ne lui fît honneur, et qu’en moins de rien il seroit bénéficié85, et deviendroit un grand monsieur. Mon homme trouve ces propos fort à son gré; mais il avoit toujours ce scrupule sur sa conscience, touchant le fait du latin; lequel il déclara à son conseiller, lui disant: «Voire-mais, quand je serai devant le pape, quel langage parlerai-je? il n’entend pas le normand, ni moi le latin; que ferai-je?—Pour cela, dit l’autre, ne te faut pas demeurer; car, pour être prêtre, il suffit de savoir bien sa messe de Requiem86, de Beata87, et du Saint-Esprit, lesquelles tu auras assez tôt apprinses quand tu seras de retour. Mais, pour parler au pape, je t’apprendrai trois mots de latin bien assis, que quand tu les auras dits devant lui, il croira que tu sois le plus grand clerc du monde.» Mon homme fut très-aise, et voulut savoir tout-à-l’heure ces trois mots. «Mon ami, lui dit l’autre, incontinent que tu seras devant le pape, tu te jetteras à genoux en lui disant: Salve, Sancte Pater. Puis il te demandera en latin: Unde es tu? c’est-à-dire, d’où êtes-vous? Tu répondras: De Normania. Puis il te demandera: Ubi sunt litteræ tuæ? Tu lui diras: In manica mea. Et promptement, sans aucun délai, il commandera que tu sois expédié88. Puis, tu t’en reviendras.» Mon Normand ne fut oncques si joyeux, et demeura quinze ou vingt jours avec son homme, pour lui mettre ces trois mots de latin en la tête. Quand il pensa les bien savoir, il s’apprêta pour prendre le chemin de Rome; et en allant, ne disoit chose que son latin: Salve, Sancte Pater. De Normania. In manica mea. Mais je crois bien qu’il les dit et redit si souvent et de si grande affection, qu’il oublia le beau premier mot, Salve, Sancte Pater; et, de malheur, il étoit déjà bien avant de son chemin. Si mon Normand fut fâché, il ne le faut pas demander; car il ne savoit à quel saint se vouer pour retrouver son mot, et pensoit bien que de se présenter au pape sans cela, c’étoit aller aux mûres sans crochet89; et si ne cuidoit point qu’il fût possible de trouver homme si fidèle enseigneur, et qui lui sût si bien montrer comme celui de sa paroisse, qui lui avoit apprins. Jamais homme ne fut si marri, jusques à tant qu’un samedi matin il entra en une église de la ville où il étoit attendant la grâce de Dieu; là où il entendit que l’on commençoit la messe de Notre-Dame, en note: Salve, Sancta Parens. Et mon Normand d’ouvrir l’oreille: «Dieu soit loué et Notre-Dame!» dit-il. Il fut si réjoui, qu’il lui sembloit être revenu de mort à vie. Et incontinent s’étant fait redire ces mots par un clerc qui étoit là, jamais depuis n’oublia Salve, Sancta Parens, et poursuivit son voyage avec son latin: croyez qu’il étoit bien aise d’être né. Et fit tant par ses journées qu’il arriva à Rome. Et faut noter que, de ce temps-là, il n’étoit pas si malaisé de parler aux papes comme il est de présent. On le fit entrer devers le pape, auquel il ne failloit à faire la révérence, en lui disant bien dévotement: Salve, Sancta Parens. Le pape lui va dire: Ego non sum mater Christi. Le Normand lui répond: De Normania. Le pape le regarde et lui dit: Dæmonium habes?—In manica mea, répondit le Normand. Et en disant cela, il mit la main en sa manche pour tirer ses lettres. Le pape fut un petit surpris, pensant qu’il allât tirer le gobelin90 de sa manche. Mais quand il vit que c’étoient lettres, il s’assura, et lui demanda encore en latin: Quid petis? Mais mon Normand étoit au bout de sa leçon, qui ne répondit meshui rien à chose qu’on lui demandât. A la fin, quand quelques-uns de sa nation l’eurent ouï parler son cauchois91, ils se prinrent à l’arraisonner92; auxquels il donna bientôt à connoître qu’il avoit apprins du latin en son village pour sa provision, et qu’il savoit beaucoup de bien, mais qu’il n’entendoit pas la manière d’en user.
NOUVELLE VIII.
De l’assignation donnée par messire Itace93, curé de Bagnolet, à une belle vendeuse de naveaux, et de ce qui en advint.
Messire Itace, curé de Bagnolet, combien qu’il fût grand homme de bien, docteur en théologie, ergo il étoit homme, ergo naturel par arguments pertinents, ergo aimoit les femmes naturelles comme un autre; si bien que, voyant un jour une belle vendeuse de naveaux, simple et facile à toutes bonnes choses faire, il l’arraisonna un peu en passant, lui demandant comment se portoit marchandise94, et si ses naveaux étoient bons et sains, parce qu’il en aimoit fort le potage; à cette occasion, lui montra son Joannes95, auquel commanda lui enseigner son logis, pour lui en apporter dorénavant, dont elle seroit bien payée, et reliqua, car il étoit charitable, et davantage respectif d’adresser ses charités et aumônes en lieu qui le méritoit. Elle lui promit d’y aller; et Joannes, par provision, en emporte sa fourniture, la payant au double par le commandement de son maître. La marchande de naveaux ne fait faute au premier jour de passer par devant le logis, et demander si on vouloit des naveaux: il lui fut dit qu’elle vînt le soir parler secrètement à monsieur, afin de recevoir une libéralité honnête, laquelle fournie de la main dextre, il ne vouloit pas, selon que dit l’Évangile, que la main senestre en sentit rien; à l’occasion de quoi il assignoit la nuit prochaine. La jeune femme s’y accorde; le curé demeure en bonne dévotion, sur le soir, l’attendant, et commandant à Joannes, son famulus, de soi coucher de bonne heure en la garde-robe; et s’il oyoit, d’aventure, quelque bruit, de ne s’en réveiller, ni relever, ni formaliser aucunement. Cependant le bon Itace se pourmène, descend, remonte, regarde par la fenêtre se cette marchande vient point: bref, il est réduit en semblable agonie que Roger en l’attente d’Alcine, au roman de Roland furieux96. Finalement, étant lassé de tant descendre et monter par son escalier, s’assit en une chaire en sa chambre, ayant toutefois laissé la porte de son logis entr’ouverte pour recevoir la marchande, sans en faire ouïr aucun bruit aux voyageurs, de peur de scandale, qui seroit plus grand, procédant de sa qualité, que des autres, à cause de la vie qui doit être exemplaire. Voici arriver la chalande97, qui monte droit en haut: «Bonsoir, monsieur, dit-elle.—Vous soyez la très-bien venue, m’amie, répondit-il. Vraiment! vous êtes femme de promesse et de tenue.» Et s’approchant pour la tenir et accoler amoureusement, survint un quidam, qui les surprend et s’écrie à la femme: «O méchante! je me doutois bien que tu allois en quelque mauvais lieu, quand tu te robois98 ainsi sur la brune!» Et ce disant avec un gros bâton et à tour de bras commença à ruer sur sa draperie99, quand le bon Itace s’y oppose et se met entre deux, disant: «Holà! tout beau! (Et tout ce qui lui pouvoit venir en la tête et en la bouche comme à personne bien étonnée du bateau100.)—Comment, monsieur, réplique l’homme, subornez-vous ainsi les femmes mariées que vous faites venir de nuit en votre logis? Et vous prêchez que: Qui veut mal faire suit les ténèbres et fuit la lumière!» La femme alors lui dit: «Mon mari, mon ami, vous n’entendez pas notre cas: le bon seigneur que voici, averti de notre pauvreté honteuse, m’a fait dire par ses gens qu’il nous vouloit faire une libéralité, mais qu’il n’en prétendoit aucune vaine gloire et ne vouloit qu’elle fût vue ni sue. Et pource que nous couchons mal, en faveur de lignée et génération, il s’est résolu de nous donner son lit, que vous voyez bel et bon, à la charge seulement de prier Dieu pour lui; chose qu’il ne pouvoit bonnement exécuter qu’à telle heure, pour les raisons que dessus. Pour ce, mon mari, passez votre colère, et, au lieu de faire ainsi l’olibrius101, remerciez messire Itace.» Adonc se print le mari à s’excuser grandement du péché d’ire envers son bon curé et confesseur, lui en demandant pardon et merci. Cette bonne et subtile invention de femme réjouit aucunement messire Itace, lequel étoit en voie d’être testonné102 par ledit mari irrité, et en danger d’être scandalisé des voisins; chose qui eût été grandement énorme pour un homme de son état. Le mari, avec fort gracieuses paroles de remercîment, tire le lit de plume en la place, sans oublier les draps mêmes qui y étoient tout blancs attendant l’escarmouche. Il monte après, défait le beau pavillon de sarges103 de diverses couleurs qui y étoit, print sa charge du plus lourd fardeau, et sa femme, du reste, avec très-humbles actions de grâces. Eux ainsi départis, messire Itace, non trop content, tant de la proie qui lui étoit si facilement échappée, que du butin qu’on lui avoit enlevé, appelle Joannes, qui avoit assez ouï le bruit et entendu la plupart du jeu, auquel dit de mine fort fâchée: «Aga famule! le vilain, comme il a emboué ma paillasse de ses pieds! au moins, s’il eût ôté ses souliers avant que de monter sur mon lit!» Le Joannes, voulant d’une part consoler son maître, et d’autre part étant fâché qu’il n’avoit eu sa part au butin, lui dit: «Domine, vous savez le bon vieil latin: Rustica progenies nescit habere modum, c’est-à-dire, oignez vilain, il vous poindra. Si vous m’eussiez appelé quand les souillons sont venus céans, je les eusse chassés à coups de bâton, et ne seriez maintenant fâché de voir votre chambre dégarnie sans l’aide de sergents.»
NOUVELLE IX.
Des moyens qu’un plaisantin donna à son roi afin de recouvrer argent promptement.
Puisque Triboulet a eu crédit ès meilleures compagnies, et que ses facéties tiennent lieu en ce présent livre, il nous a semblé bon de lui donner pour compagnon un certain plaisant, des mieux nourris en la cour de son roi: et pour ce qu’il le voyoit en perplexité de recouvrer argent pour subvenir à ses guerres, lui ouvrit deux moyens, dont peu d’autres que lui se fussent avisés104. «L’un, dit-il, sire, est de faire votre office alternatif, comme vous en avez fait beaucoup en votre royaume: ce faisant, je vous en ferai toucher deux millions d’or, et plus.» Je vous laisse à penser si le roi et les seigneurs qui y assistoient rirent de ce premier moyen, desquels, pensant mettre ce fol en sa haute game105, lui demandèrent: «Eh bien! maître fol, est-ce tout ce que tu sais de moyens propres à recouvrer finances?—Non, non, répond le fol se présentant au roi; j’en sais bien un autre aussi bon et meilleur: c’est de commander, par un édit, que tous les lits des moines soient vendus par tous les pays de votre obéissance, et les deniers apportés ès coffres de votre épargne.» Sur quoi le roi lui demanda en riant: «Où coucheraient les pauvres moines quand on leur auroit ôté tous leurs lits?—Avec nonnains.—Voire-mais, répliqua le roi, il y a beaucoup plus de moines que de nonnains.» Adonc le compagnon eut sa réponse toute prête; et fut qu’une nonnain en logeroit bien une demi-douzaine pour le moins: «Et croyez, disoit ce fol, qu’à cette fin les rois vos prédécesseurs, et autres princes, ont fait bâtir en beaucoup de villes les couvents des religieux vis-à-vis de ceux des religieuses.»
NOUVELLE X.
Du procureur qui fit tenir une jeune garse du village pour s’en servir, et de son clerc qui la lui essaya.
Un procureur en parlement étoit demeuré veuf, n’ayant pas encore passé quarante ans, et avoit toujours été assez bon compagnon, dont il lui tenoit toujours, tellement qu’il ne se pouvoit passer de féminin genre, et lui fâchoit d’avoir perdu sa femme si tôt, laquelle étoit encore de bonne emploite106. Toutefois, et nonobstant, il prenoit patience, et trouvoit façon de se pourvoir le mieux qu’il pouvoit, faisant œuvre de charité, c’est à savoir: aimant la femme de son voisin comme la sienne; tantôt revisitant les procès de quelques femmes veuves et autres qui venoient chez lui pour le solliciter. Bref, il en prenoit là où il en trouvoit, et frappoit sous lui comme un casseur d’acier. Mais quand il eut fait ce train par une espace de temps, il le trouva un petit fâcheux; car il ne pouvoit bonnement prendre la peine d’aguetter107 ses commodités, comme font les jeunes gens: il ne pouvoit pas entrer chez ses voisins sans suspicion, vu qu’il ne l’avoit pas accoutumé. Davantage, il lui coûtoit à fournir à l’appointement. Parquoi il se délibéra d’en trouver une pour son ordinaire. Et lui souvint qu’à Arcueil, où il avoit quelques vignes, il avoit vu une jeune garse, de l’âge de seize à dix-sept ans, nommée Gillette, qui étoit fille d’une pauvre femme gagnant sa vie à filer de la laine. Mais cette garse étoit encore toute simple et niaise, combien qu’elle fût assez belle de visage. Si se pensa le procureur, que ce seroit bien son cas, ayant ouï autrefois un proverbe qui dit: Sage ami, et sotte amie. Car d’une amie trop fine, vous n’en avez jamais bon compte: elle vous joue toujours quelque tour de son métier; elle vous tire à tous les coups quelque argent de sous l’aile108: ou elle veut être trop brave, ou elle vous fait porter les cornes, ou tout ensemble. Pour faire court, mon procureur, un beau temps de vendanges, alla à Arcueil et demanda cette jeune garse à sa mère pour chambrière, lui disant qu’il n’en avoit point, et qu’il ne s’en sauroit passer; qu’il la traiteroit bien, et qu’il la marieroit quand il viendroit à temps. La vieille, qui entendit bien que vouloient dire ces paroles, n’en fit pas pourtant grand semblant, et lui accorda aisément de lui bailler sa fille, contrainte par pauvreté, lui promettant de la lui envoyer le dimanche prochain; ce qu’elle fit. Quand la jeune garse fut à la ville, elle fut toute ébahie de voir tant de gens, parce qu’elle n’avoit encore vu que des vaches. Et pour ce, le procureur ne lui parloit encore de rien; mais alloit toujours chercher ses aventures, en la laissant un peu assurer. Et puis, il lui vouloit faire faire des accoutrements, afin qu’elle eût meilleur courage de bien faire. Or, il avoit un clerc en sa maison qui n’avoit point toutes ces considérations-là, car, au bout de deux ou trois jours, étant le procureur allé dîner en la ville, quand il eut avisé cette garse ainsi neuve, il commence à se faire avec elle, lui demandant d’ond elle étoit, et lequel il faisoit meilleur aux champs ou à la ville: «M’amie, dit-il, ne vous souciez de rien; vous ne pouviez pas mieux arriver que céans; car vous n’aurez pas grand’peine: le maître est bon homme, il fait bon avec lui. Or çà, m’amie, disoit-il, ne vous a-t-il point encore dit pourquoi il vous a prinse?—Nenni, dit-elle; mais ma mère m’a bien dit que je le servisse bien, et que je retinsse bien ce qu’on me diroit, et que je n’y perdrois rien.—M’amie, dit le clerc, votre mère vous a bien dit vrai; et pource qu’elle savoit bien que le clerc vous diroit tout ce que vous auriez à faire, ne vous en a point parlé plus avant. M’amie, quand une jeune fille vient à la ville chez un procureur, elle se doit laisser faire au clerc tout ce qu’il voudra; mais aussi le clerc est tenu de lui enseigner les coutumes de la ville, et les complexions de son maître, afin qu’elle sache la manière de le servir. Autrement, les pauvres filles n’apprendroient jamais rien, ni leur maître ne leur feroit jamais bonne chère, et les renvoieroit au village.» Et le clerc le disoit de tel escient, que la pauvre garse n’eût osé faillir à le croire, quand elle oyoit parler d’apprendre à bien servir son maître. Et répondit au clerc d’une parole demi-rompue, et d’une contenance toute niaise: «J’en serois bien tenue à vous!» disoit-elle. Le clerc, voyant, à la mine de cette garse, que son cas ne se portoit pas mal, vous commença à jouer avec elle; il la manie, il la baise. Elle disoit bien: «Oh! ma mère ne me l’a pas dit!» Mais cependant mon clerc la vous embrasse; et elle se laissoit faire, tant elle étoit folle, pensant que ce fût la coutume et usance de la ville. Il la vous renverse toute vive sur un bahut: le diable y ait part: qu’il étoit aise! et depuis continuèrent leurs affaires ensemble à toutes les heures que le clerc trouvoit sa commodité. Ce pendant que le procureur attendoit que la garse fût déniaisée, son clerc prenoit cette charge sans procuration. Au bout de quelques jours, le procureur ayant fait accoutrer la jeune fille, laquelle se faisoit tous les jours en meilleur point109, tant à cause du bon traitement que parce que les belles plumes font les beaux oiseaux (aussi à raison qu’elle faisoit fourbir son bas), eut envie d’essayer s’elle se voudroit ranger au montoir110; et envoya par un matin son clerc en ville porter quelque sac; lequel, d’aventure, venoit d’avec Gillette de dérober un coup en passant. Quand le clerc fut dehors, le procureur se met à folâtrer avec elle, lui mettre la main au tetin; puis sous la cotte. Elle lui rioit bien, car elle avoit déjà apprins qu’il n’y avoit pas de quoi pleurer; mais pourtant elle craignoit toujours avec une honte villageoise, qui lui tenoit encore, principalement devant son maître. Le procureur la serre contre le lit; et parce qu’il s’apprêtoit de faire en la propre sorte que le clerc, quand il l’embrassoit, la pressant de fort près, la garse (hé! qu’elle étoit sotte!) lui va dire: «Oh! monsieur, je vous remercie, nous en venons tout maintenant, le clerc et moi.» Le procureur, qui avoit la brayette bandée, ne laissa pas à donner dedans le noir111; mais il fut bien peneux, sachant que son clerc avoit commencé de si bonne heure à la lui déniaiser. Pensez que le clerc eut son congé pour le moins.
NOUVELLE XI.
De celui qui acheva l’oreille de l’enfant à la femme de son voisin112.
Il ne se faut pas ébahir si celles des champs ne sont guère fines, vu que celles de la ville se laissent quelquefois abuser bien simplement. Vrai est qu’il ne leur advient pas souvent; car c’est ès villes que les femmes font les bons tours de par Dieu, c’est là. Car je veux dire qu’il y avoit en la ville de Lyon une jeune femme, honnêtement belle, laquelle fut mariée à un marchand d’assez bon trafique113; mais il n’eut pas été avec elle trois ou quatre mois, qu’il ne lui fallût aller dehors pour ses affaires, la laissant pourtant enceinte seulement de trois semaines: ce qu’elle connoissoit, à ce qu’il lui prenoit quelquefois défaillement de cœur, avec tels autres accidents qui prennent aux femmes enceintes. Si tôt qu’il fut parti, un sien voisin, nommé le sire André, s’en vint voir la jeune femme sa voisine, comme il avoit de coutume de hanter privément en la maison par droit de voisiné114: qui se print à railler avec elle, lui demandant comme elle se portoit en ménage. Elle lui répond qu’assez bien; mais qu’elle se sentoit être grosse. «Est-il possible! dit-il; votre mari n’auroit pas eu le loisir de faire un enfant depuis le temps que vous êtes ensemble.—Si est-ce que je le suis, dit-elle; car la dena115 Toiny m’a dit qu’elle se trouva ainsi, comme je me trouve, de son premier enfant.—Or, ce lui dit le sire André (sans toutefois penser grandement en mal, ni qu’il lui en dût advenir ce qu’il en advint), croyez-moi, que je me connois bien en cela; et, à vous voir, je me doute que votre mari n’a pas fait l’enfant tout entier, et qu’il y a encore quelque oreille à faire: sur mon honneur! prenez-y bien garde. J’ai vu beaucoup de femmes qui s’en sont mal trouvées, et d’autres, qui ont été plus sages, qui se sont fait achever leur enfant en l’absence de leur mari, de peur des inconvénients. Mais incontinent que mon compère sera venu, faites-le lui achever.—Comment? dit la jeune femme; il est allé en Bourgogne, il ne sauroit pas être ici d’un mois, pour le plus tôt.—M’amie, dit-il, vous n’êtes donc pas bien: votre enfant n’aura qu’une oreille; et si êtes en danger que les autres d’après n’en auront qu’une non plus; car voulentiers, quand il advint quelque faute aux femmes grosses de leur premier enfant, les derniers en ont autant.» La jeune femme, à ces nouvelles, fut la plus fâchée du monde. «Eh mon Dieu! dit-elle, je suis bien pauvre femme! je m’ébahis qu’il ne s’en est avisé de le faire tout, devant que de partir.—Je vous dirai, dit le sire André; il y a remède par tout, fors qu’à la mort. Pour l’amour de vous vraiment, je suis content de le vous achever, chose que je ne ferois pas si c’étoit une autre; car j’ai assez d’affaires environ les miens; mais je ne voudrois pas que, par faute de secours, il vous fût advenu un tel inconvénient que celui-là.» Elle, qui étoit à la bonne foi, pensa que ce qu’il lui disoit étoit vrai; car il parloit brusquement, et comme s’il lui eût voulu faire entendre qu’il faisoit beaucoup pour elle, et que ce fût une corvée pour lui. Conclusion, elle se fit achever cet enfant, dont le sire André s’acquitta gentiment, non pas seulement pour cette fois-là, mais y retourna assez souvent depuis. Et à une des fois, la jeune femme lui disoit: «Voire-mais! si vous lui faites quatre ou cinq oreilles arrière116, ce sera une mauvaise besogne.—Non, non, ce dit le sire André, je n’en ferai qu’une; mais pensez-vous qu’elle soit si tôt faite? Votre mari a demeuré si longtemps à faire ce qu’il y a de fait! Et puis, on peut bien faire moins, mais on ne saurait en faire plus; car quand une chose est achevée, il n’y faut plus rien.» En cet état, fut achevée cette oreille. Quand le mari fut venu de dehors, sa femme lui dit en folâtrant: «Ma figue117! vous êtes un beau faiseur d’enfant! vous m’en aviez fait un qui n’eût eu qu’une oreille, et vous en étiez allé sans l’achever.—Allez, allez, dit-il, que vous êtes folle! les enfans se font-ils sans oreilles? Oui-dà, ils se font, dit-elle: demandez-le au sire André, qui m’a dit qu’il en a vu plus de vingt qui n’en avoient qu’une, par faute de les avoir achevés, et que c’est la chose la plus mal aisée à faire que l’oreille d’un enfant; et s’il ne la m’eût achevée, pensez que j’eusse fait un bel enfant!» Le mari ne fut pas trop content de ces nouvelles. «Quel achèvement est-ce ci? dit-il: qu’est-ce qu’il vous a fait pour l’achever?—Le demandez-vous! dit-elle: il m’a fait comme vous me faites.—Ah! ah! dit le mari, est-il vrai! m’en avez-vous fait d’une telle?» Et Dieu sait de quel sommeil il dormit là-dessus! Et lui, qui étoit homme colère, en pensant à l’achèvement de cette oreille, donna par fantaisie118 plus de cent coups de dague à l’acheveur. Et lui dura la nuit plus de mille ans, qu’il n’étoit déjà après ses vengeances. Et de fait, la première chose qu’il fit quand il fut levé, ce fut d’aller à ce sire André, auquel il dit mille outrages, le menaçant qu’il le feroit repentir du méchant tour qu’il lui avait fait. Toutefois, de grand menaceur, peu de fait; car, quand il eut bien fait du mauvais, il fut contraint de s’apaiser pour une couverte119 de Catalogue que lui donna le sire André; à la charge toutefois qu’il ne se mêleroit plus de faire les oreilles de ses enfants, et qu’il les feroit bien sans lui.
NOUVELLE XII.
De Fouquet, qui fit accroire au procureur son maître que le bon homme étoit sourd, et au bon homme que le procureur l’étoit; et comment le procureur se vengea de Fouquet.
Un procureur en Châtelet tenoit deux ou trois clercs sous lui, entre lesquels y avoit un apprenti, fils d’un homme assez riche de la ville même de Paris, lequel l’avoit baillé à ce procureur pour apprendre le style120. Le jeune fils s’appeloit Fouquet, de l’âge de seize à dix-sept ans, qui étoit bien affeté121 et faisoit toujours quelque chatonnie122. Or, selon la coutume des maisons des procureurs, Fouquet faisoit toutes les corvées; entre lesquelles, l’une étoit qu’il ouvroit quasi toujours la porte quand on tabutoit123 pour connoître les parties que servoit son maître, et pour savoir qu’elles demandoient, pour le lui rapporter. Il y avoit un homme de Bagneux, qui plaidoit en Châtelet, et avoit prins le maître de Fouquet pour son procureur, lequel il venoit souvent voir; et, pour mieux être servi, lui apportoit par les fois chapons, bécasses, levrauts; et venoit voulentiers un peu après midi, sus l’heure que les clercs dînoient ou achevoient de dîner; auquel Fouquet alloit souvent ouvrir; mais il n’y prenoit point de plaisir à une telle heure; car il y alloit du temps pour lui, parce que le bon homme se mettoit en raison avec lui, tellement qu’il falloit bien souvent que Fouquet allât parler à son maître, et puis en rendre réponse, qui faisoit qu’il dînoit quelquefois bien légèrement. Et son maître, d’une autre part, n’avoit pas grand respect à lui, car il l’envoyoit à la ville à toutes heures du jour, vingt fois et cent fois, ne sais combien, dont il étoit fort fâché. A l’une des fois, voici ce bon homme de Bagneux qui frappe à la porte, et à heure accoutumée; lequel Fouquet entendoit assez au frapper. Quand il eut tabuté deux ou trois coups, Fouquet lui va ouvrir, et en allant s’avisa de jouer un tour de chatterie à son homme, qui vient, disoit-il, toujours quand on dîne; et se pensa comment son maître en auroit sa part. Ayant ouvert l’huis: «Et puis, bon homme, que dites-vous?—Je voulois parler à monsieur, dit-il, pour mon procès.—Et bien! dit Fouquet, dites-moi que c’est, je le lui irai dire.—Oh! dit le bon homme, il faut que je parle à lui, vous n’y ferez rien sans moi.—Bien donc, dit Fouquet, je m’en vais lui dire que vous êtes ici.» Fouquet s’en va à son maître et lui dit: «C’est cet homme de Bagneux qui veut parler à vous.—Fais-le venir, dit le procureur.—Monsieur, dit Fouquet, il est devenu tout sourd; au moins il ouït bien dur: il faudroit parler haut, si vous vouliez qu’il vous entendît.—Eh bien! dit le procureur, je parlerai prou haut.» Fouquet retourne au bon homme, et lui dit: «Mon ami, allez parler à monsieur; mais savez-vous que c’est? Il a eu un catarrhe qui lui est tombé sus l’oreille et est quasi devenu sourd: quand vous parlerez à lui, criez bien haut; autrement, il ne vous entendroit pas.» Cela fait, Fouquet s’en va voir s’il achèveroit de dîner; et allant, il dit en soi-même: «Nos gens ne parleront pas tantôt en conseil.» Ce bon homme entre en la chambre où étoit le procureur, le salue en lui disant: «Bonjour, monsieur!» si haut qu’on l’oyoit de toute la maison. Le procureur lui dit encore plus haut: «Dieu vous garde, mon ami! Que dites-vous?» Lors, ils entrèrent en propos de procès, et se mirent à crier tous deux comme s’ils eussent été en un bois. Quand ils eurent bien crié, le bon homme prend congé de son procureur et s’en va. De là à quelques jours, voici retourner ce bonhomme; mais ce fut à une heure que par fortune Fouquet étoit allé par ville, là où son maître l’avoit envoyé. Ce bon homme entre; et après avoir salué son procureur, lui demande comment il se porte. Il répond qu’il se portoit bien: «Eh! monsieur, dit le bon homme, Dieu soit loué! vous n’êtes plus sourd au moins. Dernièrement que vins ici, il falloit parler bien haut; mais maintenant vous entendez bien, Dieu merci!» Le procureur fut tout ébahi: «Mais vous, dit-il, mon ami, êtes-vous bien guéri de vos oreilles? C’étoit vous qui étiez sourd.» Le bon homme lui répond qu’il n’en avoit point été malade, et qu’il avoit toujours bien ouï, la grâce à Dieu. Le procureur se souvint bien incontinent que c’étoient des fredaines de Fouquet; mais il trouva bien de quoi le lui rendre. Car un jour qu’il l’avoit envoyé à la ville, Fouquet ne faillit point à se jeter dedans un jeu de paume, qui n’étoit pas guère loin de la maison, ainsi qu’il faisoit le plus des fois, quand on l’envoyoit quelque part. De quoi son maître étoit assez bien averti; et même l’y avoit trouvé quelquefois en passant. Sachant bien qu’il y étoit, il envoya dire à un barbier son compère, qui demeuroit là auprès, qu’il lui fît tenir un beau balai neuf tout prêt; et lui fit dire à quoi il en avoit affaire. Quand il sut que Fouquet pouvoit être bien échauffé à testonner la bourre124, il vint entrer au jeu de paume, et appelle Fouquet, qui avoit déjà bandé sa part de deux douzaines d’éteufs, et jouoit à l’acquit. Quand il le vit ainsi rouge: «Eh! mon ami, vous vous gâtez, dit-il, vous en serez malade; et puis, votre père s’en prendra à moi.» Et là-dessus, au sortir du jeu de paume, le fait entrer chez le barbier, auquel il dit: «Mon compère, je vous prie, prêtez-moi quelque chemise pour ce jeune fils qui est tout en eau, et le faites un petit frotter.—Dieu! dit le barbier, il en a bon métier; autrement, il seroit en danger d’une pleurésie.» Ils font entrer Fouquet en une arrière-boutique, et le font dépouiller au long du feu qu’ils firent allumer pour faire bonne mine. Et ce pendant, les verges s’apprêtoient pour le pauvre Fouquet, qui se fût bien voulentiers passé de chemise blanche. Quand il fut dépouillé, on apporte ces maudites verges, dont il fut étrillé sous le ventre et partout. Et en fouettant, son maître lui disoit: «Dea! Fouquet, j’étois l’autre jour sourd; et vous, êtes-vous point punais à cette heure? Sentez-vous bien le balai?» Et Dieu sait comment il plut sur sa mercerie125! Ainsi le gentil Fouquet eut loisir de retenir qu’il ne fait pas bon se jouer à son maître.
NOUVELLE XIII.
D’un docteur en décret126 qu’un bœuf blessa si fort qu’il ne savoit en quelle jambe c’étoit.
Un docteur en la faculté de décret, passant pour aller lire aux écoles127, rencontra une troupe de bœufs (ou la troupe de bœufs le rencontra), qu’un varlet de boucher menoit devant soi. L’un desquels quidam bœuf, comme M. le docteur passoit sur sa mule, vint frayer un petit contre sa robe, dont il se print incontinent à crier: «A l’aide! ô le méchant bœuf! il m’a tué! je suis mort!» A ce cri s’amassèrent force gens, car il étoit bien connu, parce qu’il y avoit trente ou quarante ans qu’il ne bougeoit de Paris; lesquels, à l’ouïr crier, pensoient qu’il fût énormément blessé. L’un le soutenoit d’un côté, l’autre d’un autre, de peur qu’il ne tombât de dessus sa mule. Et entre ses hauts cris, il dit à son famulus, qui avoit nom Corneille: «Viens çà. Eh! mon Dieu! va-t’en aux écoles, et leur dis que je suis mort, et qu’un bœuf m’a tué, et que je ne saurois aller faire ma lecture, et que ce sera pour une autre fois!» Les écoles furent toutes troublées de ces nouvelles, et aussi messieurs de la faculté. Et incontinent l’allèrent voir quelques-uns d’entre eux, qui furent députés, qui le trouvèrent étendu sur un lit, et le barbier environ, qui avoit des bandeaux d’huiles, d’onguents, d’aubins d’œufs128, et tous les ferrements, en tel cas requis. M. le docteur plaignoit la jambe droite si fort, qu’il ne pouvoit endurer qu’on le déchaussât; mais fallut incontinent découdre la chausse. Quand le barbier eut vu la jambe à nu129, il ne trouva point de lieu entamé ni meurdri130, ni aucune apparence de blessure, combien que toujours M. le docteur criât: «Je suis mort, mon ami, je suis mort!» Et quand le barbier y vouloit toucher de la main, il crioit encore plus haut: «Oh! tous me tuez, je suis mort!—Et où est-ce qu’il tous fait de plus de mal, monsieur? disoit le barbier.—Eh! ne le voyez-vous pas bien? disoit-il. Un bœuf m’a tué, et il me demande où c’est qu’il m’a blessé! Eh! je suis mort!» Le barbier lui demandoit: «Est-ce là, monsieur?—Nenni.—Et là?—Nenni.» Bref, il ne s’y trouvoit rien. «Eh! mon Dieu! qu’est ceci? Ces gens-ci ne sauroient trouver là où j’ai mal: n’est-il point enflé? dit-il au barbier.—Nenni.—Il faut donc, dit M. le docteur, que ce soit en l’autre jambe; car je sais bien que le bœuf m’a heurté.» Il fallut déchausser cette autre jambe. Mais elle se trouva blessée comme l’autre. «Bah! ce barbier-ci n’y entend rien: allez m’en quérir un autre.» On y va: il vint, il n’y trouve rien. «Eh! mon Dieu! dit M. le docteur, voici grand’chose; un bœuf m’auroit-il ainsi frappé sans me faire mal? Viens çà, Corneille; quand le bœuf m’a blessé, de quel côté venoit-il? N’étoit-ce pas devers la muraille?—Oui, domine, ce disoit le famulus.—C’est donc en cette jambe ici. Je leur ai bien dit le commencement; mais il leur est avis que c’est se moquer.» Le barbier, voyant bien que le bon homme n’étoit malade que d’appréhension, pour le contenter y mit un appareil léger, et lui banda la jambe en lui disant que cela suffiroit pour le premier appareil: «Et puis, dit-il, monsieur notre maître, quand vous aurez avisé en quelle jambe est votre mal, nous y ferons quelque autre chose.»
NOUVELLE XIV.
Comparaison des alquemistes131 à la bonne femme qui portoit une potée de lait au marché132.
Chacun sait que le commun langage des alquemistes c’est qu’ils se promettent un monde de richesse, et qu’ils savent des secrets de nature, que tous les hommes ensemble ne savent pas; mais à la fin, tout leur cas s’en va en fumée, tellement que leur alquemie133 se pourroit plus proprement dire art qui mine ou art qui n’est mie134. Et ne les sauroit-on mieux comparer qu’à une bonne femme qui portoit une potée de lait au marché, faisant son compte ainsi: qu’elle la vendroit deux liards; de ces deux liards, elle en achèteroit une douzaine d’œufs, lesquels on mettroit couver et en auroit une douzaine de poussins; ces poussins deviendroient grands, et les feroit chaponner; ces chapons vaudroient cinq sols la pièce, ce seroit un écu et plus, dont elle achèteroit deux cochons, mâle et femelle, qui deviendroient grands et en feroient une douzaine d’autres, qu’elle vendroit vingt sols la pièce, après les avoir nourris quelque temps: ce seroient douze francs, dont elle achèteroit une jument, qui porteroit un beau poulain, lequel croîtroit et deviendroit tant gentil; il sauteroit et feroit hin. Et en disant hin, la bonne femme, de l’aise qu’elle en avoit en son compte, se print à faire la ruade que feroit son poulain; et en ce faisant, sa potée de lait va tomber et se répandit toute. Et voilà ses œufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain tous par terre. Ainsi les alquemistes, après qu’ils ont bien fournayé135, charbonné, luté136, soufflé, distillé, calciné, congelé, fixé, liquefié, vitrefié, putréfié, il ne faut que casser un alambic pour les mettre au compte de la bonne femme.
NOUVELLE XV.
Du roi Salomon, qui fit la pierre philosophale; et la cause pourquoi les alquemistes ne viennent au-dessus de leurs intentions.
La cause pour laquelle les alquemistes ne peuvent parvenir au bout de leurs entreprises, tout le monde ne la sait pas; mais Marie137 la prophétesse la met bien à propos et fort bien au long dans un livre qu’elle a fait de la grande excellence de l’art, exhortant les philosophes, et leur donnant bon courage, qu’ils ne se désespèrent point; et disant ainsi que la pierre138 des philosophes est si digne et si précieuse, qu’entre ses admirables vertus et excellences, elle a puissance de contraindre les esprits; et que quiconque l’a, il les peut conjurer, anathématiser, lier, garrotter, bafouer, tourmenter, emprisonner, gehener, martyrer. Bref, il en joue de l’épée à deux mains; et peut bien faire tout ce qu’il veut, s’il sait bien user de sa fortune. Or est-ce, dit-elle, que Salomon eut la perfection de cette pierre; et si connut, par inspiration divine, la grande et merveilleuse propriété d’icelle, qui étoit de contraindre les gobelins139, comme nous avons dit. Parquoi, aussitôt qu’il l’eut faite, il conclut de les faire venir. Mais il fit premièrement faire une cuve de cuivre, de merveilleuse grandeur; car elle n’étoit pas moindre que tout le circuit du bois de Vincennes; sauf que s’il s’en falloit quelque demi-pied ou environ, c’est tout un; il ne faut point s’arrêter à peu de chose. Vrai est qu’elle étoit plus ronde, et la falloit ainsi grande pour faire ce qu’il en vouloit faire; et, par même moyen, fit faire un couvercle le plus juste qu’il étoit possible; et quand et quand140, et pareillement, fit faire une fosse en terre assez large pour enterrer cette cuve, et la fit caver141 le plus bas qu’il put. Quand il vit son cas bien appareillé, il fit venir, en vertu de cette sainte pierre, tous les esprits de ce bas monde, grands et petits, commençant aux empereurs des quatre coins de la terre; puis fit venir les rois, les ducs, les comtes, les barons, les colonels, capitaines, caporaux, lancespessades142, soldats à pied et à cheval, et tous, tant qu’il y en avoit; et, à ce compte, il n’en demeura pas un pour faire la cuisine. Quand ils furent venus, Salomon leur commanda en la vertu susdite, qu’ils eussent tous à se mettre dedans cette cuve, laquelle étoit enfoncée dedans ce creux de terre. Les esprits ne surent contredire qu’ils n’y entrassent. Et croyez que c’étoit à grand regret, et qu’il y en avoit qui faisoient une terrible grimace. Incontinent qu’ils furent là-dedans, Salomon fit mettre le couvercle dessus, et le fit très-bien luter cum luto sapientiæ; et vous laisse messieurs les diables là-dedans; lesquels il fit encore couvrir de terre, jusqu’à ce que la fosse fût comble. En quoi, toute son intention étoit que le monde ne fût pas infecté de ces méchants et maudits vermeniers143, et que les hommes de là en avant144 véquissent en paix et amour, et que toutes vertus et réjouissances régnassent sur terre. Et, de fait, soudainement après furent les hommes joyeux, contents, sains, gais, drus, hubis145, vioges146, allègres, ébaudis, galants, gallois, gaillards, gents, frisques, mignons, poupins147, brusques148. Oh! qu’ils se portoient bien! Oh! que tout alloit bien! La terre apportoit toutes sortes de fruits, sans main mettre149; les loups ne mangeoient point le bestial150; les lions, les ours, les tigres, les sangliers, étoient privés comme moutons; bref, toute la terre sembloit être un paradis, ce pendant que ces truands151 de diables étoient en basse fosse. Mais qu’advint-il? Au bout d’un long espace de temps, ainsi que les règnes se changent, et que les villes se détruisent, et qu’il s’en réédifie d’autres, il y eut un roi, auquel il print envie de bâtir une ville. La fortune voulut qu’il entreprînt de la bâtir au propre lieu où étoient ces diables enterrés. Il faut bien que Salomon faillît à y faire entrer quelque petit diable qui s’étoit caché sous quelque motte de terre quand ses compagnons y entrèrent. Lequel quidam diablotin mit en l’entendement de ce roi de faire sa ville en cedit lieu, afin que ses compagnons fussent délivrés. Ce roi mit gens en œuvre pour faire cette ville, laquelle il vouloit magnifique, forte et imprenable. Et, pour ce, il y falloit de terribles fondements pour faire les murailles; tellement que les pionniers cavèrent si bas, que l’un d’entre eux vint tout premier à découvrir cette cuve où étoient ces diables; lequel l’ayant ainsi heurtée, et ne s’étant souvenu que ses compagnons s’en fussent aperçus, il pense bien être incontinent riche, et qu’il y eût un trésor inestimable là-dedans. Hélas! quel trésor c’étoit! Eh Dieu! que ce fut bien en la mal’heure! Oh! que le ciel étoit bien lors envieux contre la terre! Oh! que les dieux étoient bien courroucés contre le pauvre genre humain! Où est la plume qui sût écrire? où est la langue qui sût dire assez de malédictions contre cette horrible et malheureuse découverte? Voilà que fait l’avarice, voilà que fait l’ambition, qui creuse la terre jusques aux enfers pour trouver son malheur, ne pouvant endurer son aise. Mais retournons à notre cuve et à nos diables. Le conte dit qu’il ne fut pas en la puissance de ces bêcheurs de la pouvoir ouvrir sitôt; car, avec la grandeur, elle étoit épaisse à l’avenant. Pour ce, il fut force que le roi en eût la connoissance; lequel, l’ayant vue, ne pensa pas autre chose que ce qu’en avoient pensé les pionniers. Car qui eût jamais imaginé qu’il y eût eu des diables dedans, quand même on ne pensoit plus qu’il y en eût au monde, vu le long temps qu’il y avoit qu’on en avoit ouï parler? Ce roi se souvenoit bien que ses prédécesseurs rois avoient été infiniment riches; et ne pouvoit estimer autre chose, sinon qu’ils eussent là enfermé une finance incroyable; et que les destins l’avoient réservé à être possesseur d’un tel bien, pour être le plus grand roi de la terre. Conclusion, il employa tant de gens qu’il en avoit, environ cette cuve. Et ce pendant qu’ils chamailloient152, ces diables étoient aux écoutes; et ne savoient bonnement que croire, si on les tiroit point de là pour les mener pendre, et que leur procès eût été fait depuis qu’ils étoient là. Or les gastadours153 donnèrent tant de coups à cette cuve, qu’ils la faussèrent, et quand et quand enlevèrent une grande pièce du couvercle, et firent ouverture. Ne demandez pas si messieurs les diables se battoient à sortir à la foule; et quels cris ils faisoient en sortant, lesquels épouvantèrent si fort le roi et tous ses gens, qu’ils tombèrent là comme morts. Et mes diables devant et au pied. Ils s’en revont par le monde chacun en sa chacunière; fors que, par aventure, il y en eut quelques-uns qui furent tout étonnés de voir les régions et les pays changés depuis leur emprisonnement. Au moyen de quoi, ils furent vagabonds tout un temps, ne sachant de quel pays ils étoient, ne voyant plus le clocher de leur paroisse. Mais partout où ils passoient, ils faisoient tant de maux, que ce seroit une horreur de les raconter. En lieu d’une méchanceté qu’ils faisoient le temps jadis pour tourmenter le monde, ils en inventèrent de toutes nouvelles. Ils tuoient, ils ruoient, ils tempêtoient, ils renversoient tout sens dessus dessous. Tout alloit par écueles; mais aussi les diables y étoient. De ce temps-là y avoit force philosophes (car les alquemistes s’appellent philosophes par excellence), d’autant que Salomon leur avoit laissé par écrit la manière de faire la sainte pierre, laquelle il avoit réduite en art, et s’en tenoit école comme de grammaire; tellement que plusieurs arrivoient à l’intelligence; attendu même que les vermeniers154 ne leur troubloient point le cerveau, étant enclos, mais sitôt qu’ils furent en liberté, se ressentant du mauvais tour que leur avoit joué Salomon en vertu de cette pierre, la première chose qu’ils firent, ce fut d’aller aux fourneaux des philosophes, et les mettre en pièces. Et même trouvèrent façon d’effacer, d’egraffigner155, de rompre, de falsifier tous les livres qu’ils purent trouver de ladite science; tellement qu’ils la rendirent si obscure et si difficile, que les hommes ne savent qu’ils y cherchent, et l’eussent voulentiers abolie du tout; mais Dieu ne leur en donna pas la puissance. Bien eurent-ils cette permission d’aller et de venir pour empêcher les plus savants de faire leurs besognes; tellement que quand il y en a quelqu’un qui prend le bon chemin pour y parvenir, et que telle fois il ne lui faut quasi plus rien qu’il n’y touche, voici un diablon qui vient rompre un alambic, lequel est plein de cette matière précieuse; et fait perdre en une heure toute la peine que le pauvre philosophe a prise en dix ou douze ans; de sorte que c’est à refaire; non pas que les pourceaux y aient été156, mais les diables qui valent pis. Voilà la cause pourquoi on voit aujourd’hui si peu d’alquemistes qui parviennent à leurs entreprises; non que la science ne fût aussi vraie qu’elle fut oncques, mais les diables sont ainsi ennemis de ce don de Dieu. Et parce qu’il n’est pas qu’un jour quelqu’un n’ait cette grâce de la faire aussi bien que Salomon la fit oncques; de bonne aventure, s’il advenoit de notre temps, je le prie, par ces présentes, qu’il n’oublie pas à conjurer, adjurer, excommunier, anathématiser, exorciser, cabaliser, ruiner, exterminer, confondre, abîmer ces méchants gobelins, vermeniers, ennemis de nature et de toutes bonnes choses, qui nuisent ainsi aux pauvres alquemistes, mais encore à tous les hommes, et aux femmes aussi, cela s’entend. Car ils leur mettent mille rigueurs, mille refus et mille fantaisies en la tête; voire et eux-mêmes se mettent en la tête de ces vieilles sempiterneuses157, et les rendent diablesses parfaites. De là est venu que l’on dit d’une mauvaise femme qu’elle a la tête au diable.