Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis
NOUVELLE XLVIII.
Du tailleur qui se déroboit soi-même, et du drap gris qu’il rendit à son compère le chaussetier.
Un tailleur de la même ville de Poitiers, nommé Lyon, étoit bon ouvrier de son métier, et accoutroit fort proprement un homme et une femme et tout; excepté que quelquefois il tailloit trois quartiers de derrière en lieu de deux, ou trois manches en un manteau, mais il n’en cousoit que deux; car, aussi bien, les hommes n’ont que deux bras. Et avoit si bien accoutumé à faire la bannière444, qu’il ne se pouvoit garder d’en faire de toutes sortes de drap, et de toutes couleurs. Voire même quand il failloit un habillement pour soi, il lui étoit avis que son drap n’eût pas été bien employé s’il n’en eût échantillonné quelque lopin, et caché en la liette445, ou au coffre des bannières, comme l’autre, qui étoit si grand larron, que, quand il ne trouvoit que prendre, il se levoit la nuit446, et se déroboit l’argent de sa bourse. Non pas que je vueille dire que les tailleurs soient larrons; car ils ne prennent que ce qu’on leur baille, non plus que les meuniers. Et comme la bonne chambrière, qui disoit à celle qui la louoit: «Voyez, madame, je vous servirai bien, mais...—Quel mais? disoit la dame.—Agardez-mon447, disoit la garce: j’ai les talons un petit court, je me laisse choir à l’envers, je ne m’en saurois tenir. Mais je n’ai que cela en moi, car en toutes les autres choses vous me trouverez aussi diligente qu’il sera possible.» Aussi notre tailleur faisoit fort bien son métier, mais il avoit448 cette petite fautette449. D’ond, de par Dieu, il avoit une fois fait un manteau, d’un fin gris de Rouen, à un sien compère chaussetier, qui s’en vouloit aller bientôt dehors pour quelque sien affaire; duquel gris il avoit retenu un bon quartier. Ce compère s’en aperçut bien, mais il ne voulut point autrement s’en plaindre; car il savoit bien, par son fait même, qu’il falloit que tout le monde véquît de son métier. Un matin que le chaussetier passoit par devant la boutique du tailleur, avec son manteau vêtu, il s’arrête à caqueter avec lui. Le tailleur lui demande s’il vouloit déjeuner d’un hareng, car c’étoit en carême. Il le voulut bien: ils montent en haut pour faire cuire ce hareng; le tailleur crie d’en haut à l’apprenti: «Apporte-moi ce gril qui est là-bas.» L’apprenti pensoit qu’il demandoit ce drap gris qui étoit resté du manteau, et qu’il le voulût rendre à son compère le chaussetier. Il print ce drap, et le porte en haut à son maître. Quand le compère vit ce grand lopin de drap: «Comment! dit-il, voilà de mon drap: et n’en prends-tu que cela? Ah! par le corbieu, ce n’est pas assez.» Le tailleur, se voyant découvert, lui va dire: «Et penses-tu que je te le voulsisse retenir, toi qui es mon compère? Ne vois-tu pas bien que je l’ai fait apporter pour le te rendre? On lui épargne son drap, encore dit-il qu’on le lui dérobe!» Le compère chaussetier fut bien content de cette réponse; il déjeune et emporte son gris. Mais le tailleur fit bien la leçon à l’apprenti, qu’il fût une autrefois plus sage. La faute vint, que l’apprenti avoit toujours ouï dire grille450 féminin, et non pas gril: qui fut ce qui découvrit le pâté451.
NOUVELLE XLIX.
De l’abbé de Saint-Ambroise et de ses moines, et d’autres rencontres452 dudit abbé.
Maître Jacques Colin453, naguère mort abbé de Saint-Ambroise454, étoit homme de bon savoir, comme il l’a assez fait connoître tandis qu’il a vécu, et avoit une grande assurance de parler de quelque propos que ce fût, et rencontroit singulièrement bien; tellement, que ces parties toutes ensemble le firent fort bien venir vers la personne du feu roi François, devant lequel il a lu longuement. On dit de lui tout plein de bons contes, lesquels seroient longs à réciter; mais, parmi tous, j’en conterai un ou deux, qui sont de bonne grâce, qu’il dit devant ledit seigneur. Il étoit en pique contre ses moines, lesquels lui faisoient tout du sanglant pis qu’ils pouvoient, et lui faisoient bien souvenir du proverbe commun455, qui dit: «Qu’il se faut garder du devant d’un bœuf, du derrière d’une mule, et de tout côtés d’un moine.» Vrai est qu’il se revanchoit456 bien, et en toutes les sortes dont il se pouvoit aviser: dont la plus fâcheuse pour les pauvres moines étoit qu’il les faisoit jeûner. Ce qu’ils ne prenoient point en gré toutefois; et s’en plaignirent à tant de gens, et en tant de lieux, que, par le moyen des uns, et puis des autres, il fut rapporté jusques aux oreilles du roi; lequel, voulant savoir la vérité du fait, dit un jour à maître Jacques Colin: «Saint-Ambroise, vos moines se plaignent de vous, et disent que vous ne les traitez pas ainsi que porte leur règle, et que vous les faites mourir de faim.»—Qu’en est-il, sire? répondit Saint-Ambroise; il vous a plu me faire leur abbé, ils sont mes moines, et puisque je représente la personne du fondateur de leur règle, raison veut que je leur fasse maintenir selon l’intention de lui, qui étoit qu’ils véquissent en humilité, pauvreté, chasteté et obédience. J’ai avisé et consulté tous les moyens qu’il a été possible; mais je n’en ai point trouvé de plus expédient, que par la sobriété. Car elle est cause de tous biens; comme la gourmandise, de tous maux. Je crois que David entendoit d’eux quand il disoit: «Si non fuerint saturati, murmurabunt457.» Et interprétoit ce mot au roi, selon son office de lecteur: «Et depuis, dit-il, le Nouveau Testament a parlé d’eux tout apertement, là où il est écrit en saint Matthieu, au chap. 17, v. 20: Hoc genus dæmoniorum non egicitur, nisi oratione et jejunio. Hoc genus dæmoniorum, dit-il, c’est-à-dire ce genre de moines.» Une autre fois, il avoit perdu un procès à la cour; et peut-être que ce fut contre ses moines susdits; qui fut du temps que les arrêts se délivroient en latin. En l’arrêt contre lui donné, y avoit selon le style: Dicta curia debotavit et debotat dictum Colinum de suâ demandâ. Et ce Saint-Ambroise, ayant reçu le double de ces arrêts, par un solliciteur, se trouva devant le roi, et lui dit à une heure qu’il sut choisir: «Sire, je ne reçus jamais si grand honneur que j’ai fait depuis trois jours en çà.—Et comment? dit le roi.—Sire, dit-il, votre cour de parlement m’a débotté.» Le roi, ayant entendu où il le prenoit, le trouva bien bon, après avoir connu leur élégance de ce beau latin ferré à glace. Mais depuis on a mis les arrêts en bon françois458. De quoi on dit, par raillerie, que maître Jacques Colin en avoit été cause: afin qu’on ne dît plus que la cour se mêlât de débotter les gens; mais débouter, tant qu’on voudroit, et plus que beaucoup ne voudroient bien. On dit encore tout plein de bons mots venant de lui. Étant à table, un maître d’hôtel, en asseyant les plats, lui répandit un potage sus une saye459 de velours qu’il portoit. Il trouva occasion de mettre en propos un personnage qui étoit à table auprès lui, nommé Fundulus460, homme de bonnes lettres, mais tout exténué, partie de sa naturelle complexion, et partie de l’étude. Auquel l’abbé Saint-Ambroise dit: «Monsieur Fundulus, vous êtes tout maigre, il semble que vous vous portez mal.—Je me porte, dit Fundulus, toujours ainsi: je ne puis engraisser pour temps qui vienne.—Je vous enseignerai, dit Saint-Ambroise, un bon remède. Il ne faut que parler à monsieur le maître que voilà, il ne vous engraissera que trop.» Il y en a de lui assez de tels; mais tout cela appartient aux apophthegmes.
NOUVELLE L.
De celui qui renvoya ledit abbé avec une réponse de nez.
Ce même personnage, dont nous parlions, étoit de ceux qu’on dit qui ont été allaités d’une nourrice ayant les tettins durs461; contre lesquels le nez rebouche462 et devient mousse463; mais cela ne lui advenoit point mal, car il étoit homme trape464, bien amassé, et même qui savoit bien jouer des couteaux465; au moyen de quoi, se connoissoit en lui, ce que disait une excellente dame, en comparant les hommes contre les femmes: «Nous autres femmes, disoit-elle, ne nous faisons pas beaucoup estimer, sinon par l’aide de la beauté; et pour ce, il nous la faut soigneusement entretenir et nous faire valoir ce pendant que nous en avons la commodité; car quand notre beauté est passée, on ne tient plus de compte de nous. Quant est des hommes, je n’en vois point de laids, je les trouve tous beaux.» Suivant propos, Saint-Ambroise, un jour, étant accoudé sur une galerie à Fontainebleau, devisant avec quelques siens familiers, avisa en la cour basse un homme qu’il pensa bien connoître, lequel étoit seul de compagnie466 et avoit la contenance d’un nouveau venu. Saint-Ambroise ne se trompoit point, car il l’avoit assez vu de fois et même fréquenté du temps qu’il faisoit la rustrerie467. «Par Dieu! dit-il à ceux qui étoient avec lui, c’est un tel, c’est mon homme, je le vais un peu accoûtrer.» Il descend et s’en vint faire connoissance à son homme, toutefois d’une autre façon qu’il n’avoit fait jadis; car il y alloit à la réputation468, laquelle les courtisans ne peuvent pas bonnement déguiser, quand bien ils le voudroient. Cet homme, voyant la mine de Saint-Ambroise, lui tint assez bonne469 de son côté; car, encore qu’il ne hantât guère la cour, si en savoit-il assez bien les façons. Après quelques salutations, Saint-Ambroise lui va dire: «Or çà, que faites-vous en cette cour? vous n’y êtes pas sans cause.—Par ma foi! dit l’autre, je n’y fais pas grand’chose pour cette heure; je regarde qui a le plus beau nez.» Maître Jacques Colin lui va montrer le roi, lequel, d’aventure, étoit à une fenêtre à deviser. «Voici donc, ce dit-il, celui-là que vous cherchez.» Car, de fait, le roi François, avec ce qu’il étoit royal de toute façon470, avoit le nez beau et long471, autant que maître Jacques l’avoit court et retroussé. Par ce, il entendit bien que ces lettres ne s’adressoient point à autre qu’à lui-même; et lui tarda qu’il ne fût hors de là pour en aller faire le conte à ceux qu’il avoit laissés, auxquels il dit: «Par le corps bieu! mon homme m’a payé tout comptant. Je lui demandois qu’il faisoit ici; il m’a répondu qu’il regardoit qui avoit le plus beau nez.» On dit que le même personnage (qu’on dit avoir été le receveur Éloin, de Lyon) en donna d’une semblable à un cardinal qui lui demandoit: «Or çà, dit-il, que faites-vous maintenant de bon? vous n’êtes pas sans avoir quelque bonne entreprise?—Ma foi, monsieur, répondit-il, sauve votre grâce, je ne fais rien, non plus qu’un prêtre.»
NOUVELLE LI.
De Chichouan, tabourineur, qui fit ajourner son beau-père pour se laisser mourir, et de la sentence qu’en donna le juge.
N’a pas long-temps qu’en la ville d’Amboise, y avoit un tabourineur, qui s’appeloit Chichouan, homme récréatif et plein de bons mots, pour lesquels il étoit aussi bien venu par toutes les maisons comme son tabourin. Il print en mariage la fille d’un homme vieux, lequel étoit logé chez soi, en la ville même d’Amboise; homme de bonne foi, sentant la prud’homie du vieux temps; et se passoit aisément n’avoir autre enfant472 que cette fille. Et pource que Chichouan n’avoit pas d’autres moyens que son tabourin, il demandoit à ce bon homme quelque argent comptant en mariage faisant, pour soutenir les frais du nouveau ménage. Mais ce bon homme n’en vouloit point bailler, disant pour ses défenses à Chichouan: «Mon ami, ne me demandez point d’argent; je ne vous en puis bailler pour cette heure; mais vous voyez bien que je suis sur le bord de ma fosse; je n’ai autre héritier ni héritière que ma fille; vous aurez ma maison et tous mes meubles: je ne saurois plus vivre qu’un an ou deux, au plus.» Ce bon homme lui dit tant de raisons, qu’il se contenta de prendre sa fille sans argent. Mais il lui dit: «Écoutez, beau sire, je fais, sous votre parole, ce que je ne voudrois pas faire pour un autre; mais m’assurez-vous bien de ce que vous me dites?—Ehem! dit le bon homme, je ne trompai jamais personne; jà Dieu ne plaise que vous soyez le premier.—Eh bien! dit donc Chichouan, je ne veux point d’autre contrat que votre promesse.» Le jour des épousailles vint: Chichouan part de sa maison, et va quérir sa femme chez le père; et lui-même la mène à l’église avec son tabourin. Quand elle fut là: «Encore n’est-ce pas tout, dit-il; Chichouan est allé quérir sa femme; à cette heure, il se va quérir et s’en retourne à son logis.» Et tout incontinent voi le-ci473 qui se ramène lui-même àtout son tabourin, à l’église, là où il épouse sa femme, et puis la ramène: et étoit le marié et le mènétrier; il gagnoit son argent lui-même. Il fit bon ménage avec elle, vivant toujours joyeusement. Au bout de deux ans, voyant que son beau-père ne mouroit point, il attend encore un mois, deux mois; mais il vivoit toujours. Il s’avise, pour son plaisir, de faire ajourner son beau-père, et, de fait, lui envoya un sergent. Ce bon homme, qui n’avoit jamais eu affaire en jugement, et qui ne savoit que c’étoit que d’ajournements, fut le plus étonné du monde de se voir ajourné; et encore à la requête de son gendre, lequel il avoit vu le jour de devant et ne lui en avoit rien dit. Il s’en va incontinent à Chichouan, et lui fait sa plainte, lui remontrant qu’il avoit grand tort de l’avoir fait ajourner, et qu’il ne savoit pourquoi c’étoit. «Non! non! dit Chichouan: je le vous dirai en jugement.» Et n’en eut autre chose, tellement qu’il fallut aller à la cour. Quand ils furent devant le juge, voici Chichouan qui proposa sa demande lui-même: «Monsieur, dit-il, j’ai épousé la fille de cet homme ici, comme chacun sait; je n’en ai point eu d’argent, il ne dira pas le contraire; mais il me promit, en me baillant sa fille, que j’aurois sa maison, et tout son bien, et qu’il ne vivroit qu’un an ou deux, pour le plus. J’ai attendu deux ans, et plus de trois mois davantage: je n’ai eu ne maison ne autre chose. Je requiers qu’il ait à se mourir, on qu’il me baille sa maison, ainsi qu’il m’a promis.» Le bon homme se fit défendre par son avocat, qui répondit en peu de plaid ce qu’il devoit sensément répondre. Le juge, ayant ouï les parties, et les raisons d’une part et d’autre, connoissant la gaudisserie474 intentée par Chichouan, le débouta de sa demande. Pour le fol ajournement, le condamna ès dépens, dommages et intérêts du bon homme, et, outre cela, en vingt livres tournois envers le roi. Incontinent Chichouan va dire: «Ah! monsieur, Chichouan en appelle.—Attendez, dit le juge en se tournant vers Chichouan: je modère, dit-il, à un chapon et sa suite475, que le bon homme paiera demain en sa maison; et en irez tous manger votre part ensemblement, comme bons amis: et une aubade que lui donnerez tous les ans, le premier jour du mois de mai476, tant qu’il vivra. Et puis, après sa mort, vous aurez sa maison, se elle n’est vendue, aliénée, ou tombée en fortune477 de feu.» Ainsi l’appointement du juge fut de même478 la demande de Chichouan, auquel il fit une peur du commencement. Mais il modéra sa sentence, ainsi que peut faire un juge, pourvu que ce soit sur-le-champ, comme il est noté in l. Nescio, ff Ubi et quando; per Bartholum, Baldum, Paulum, Salicetum, Jasonem, Felinum, et omnes tormentatores juris479.
NOUVELLE LII.
Du Gascon qui donna à son père à choisir des œufs.
Le Gascon, après avoir été à la guerre, s’étoit retiré chez son père, qui étoit un homme des champs déjà vieux, et qui étoit assez paisible: mais son fils étoit escarbillat480, et faisoit du soudard en la maison comme s’il eût été le maître. Un vendredi, à dîner, il disoit à son père: «Père, dit-il, nous avons assez de pinte de vin pour vous et pour moi, encore que n’en buviez point.» Son père et lui avoient mis cuire trois œufs au feu, dont le Gascon en prend un pour l’entamer, et tire l’autre à soi, et n’en laisse qu’un dedans le plat. Puis, il dit à son père: «Choisissez, mon père.» Le père lui répondit: «Hé! que veux-tu que je choisisse? il n’y en a qu’un.» Lors, le Gascon lui dit: «Cap de bieu, encore avez-vous à choisir, à prendre ou à laisser.» C’étoit faire un bon parti à son père. Quand son père éternuoit, il lui disoit: «Dieu vous aide, mon père!» Et après, il ajoutoit: «S’il veut, car il ne fait rien par force.» Il étoit honteux comme une truie qui emporte un levain; car il n’osoit pas maudire son père, mais il disoit: «Vienne le cancre481 à la moitié du monde.» Et quand et quand482 il disoit à un sien compagnon: «Donne, dit-il, le cancre à l’autre moitié, afin que mon père en ait sa part.»
NOUVELLE LIII.
Du clerc des finances qui laissa choir deux dés de son écritoire devant le roi.
Le roi Louis onzième étoit un prince de grande délibération et d’une exécution de même; lequel, entre autres siennes complexions, aimoit ceux qui étoient accorts et qui répondoient promptement; et si ne faisoit, comme on dit, jamais plus grand présent que de cent écus à une fois. Un jour, entre autres, qu’il falloit signer quelques lettres, et n’y avoit point de secrétaire des commandements présent, le roi commanda à un jeune homme de finances, qui étoit là (car il n’étoit point autrement difficile), lequel, ouvrant son écritoire pour signer, laissa tomber deux dés sur la table, qui étoient dans le calemard483. «Comment! dit le roi, quelle drogue est-ce là? à quoi est-elle bonne?—Contra pestem, sire, dit le clerc.—Contra pestem! dit le roi: tu es de mes gens.» Et commanda qu’on lui donnât cent écus. Un jour, les Genevois484 (desquels il est écrit Vane Ligur485), voyant que le roi s’en alloit au-dessus de ses affaires et qu’il rangeoit ses ennemis à la raison, pensant préoccuper486 sa bonne grâce, lui envoyèrent un ambassadeur, lequel avec sa belle harangue s’efforçoit de faire trouver bon au roi que ses ennemis étoient si prêts et appareillés de lui obéir, et que de leur bon gré et franche voulenté ils se donnoient à lui plutôt qu’à autre prince de la terre, pour la grandeur de son nom et de ses prouesses. «Oui, dit le roi; les Genevois se donnent-ils à moi?—Oui, sire.—Ils sont donc à moi sans repentir?—Oui, sire.—Et je les donne, dit le roi, à tous les diables.» Il faisoit un aussi bon présent comme il avoit reçu; et si ne donnoit rien qui ne fût à lui. Car on dit communément qu’il n’est point de plus bel acquêt que de don.
NOUVELLE LIV.
De deux points pour faire taire une femme.
Un jeune homme, devisant avec une femme de Paris, laquelle se vantoit d’être la maîtresse, lui disoit: «Si j’étois votre mari, je vous garderais bien de faire tout à votre tête.—Vous! disoit-elle, il vous faudrait passer par là aussi bien comme les autres.—Oui! dit-il, assurez-vous que je sais deux points487 pour avoir la raison d’une femme.—Vites-vous? fit-elle; et qui sont ces deux points-là?» Le jeune homme, en fermant la main, lui dit: «En voilà un!» dit-il. Puis, tout soudain, en fermant l’autre main: «Et voilà l’autre.» De quoi il fut bien ri. Car la femme attendoit qu’il lui allât découvrir deux raisons nouvelles pour mettre les femmes à la raison, prenant points de point; mais l’autre entendoit poings de poing. Eh! par mon âme! je crois qu’il n’y a poing ni point qui sût assaigir488 la femme quand elle l’a mis en sa tête.
NOUVELLE LV.
La manière de devenir riche.
D’un petit commencement de marchandise, qui étoit de contreporter489 des aiguillettes, ceintures et épingles, un homme étoit devenu fort riche; de sorte qu’il achetoit les terres de ses voisins, et ne se parloit que de lui autour du pays. De quoi s’ébahissant, un gentilhomme, qui alloit avec lui de compagnie par chemin, lui va dire: «Mais venez çà, tel (le nommant par son nom): qu’avez-vous fait pour devenir aussi riche comme vous êtes?—Monsieur, dit-il, je le vous dirai en deux mots: c’est que j’ai fait grand’diligence et petite dépense.—Voilà deux bons mots, dit le gentilhomme; mais il faudrait encore du pain et du vin. Car il y en a qui se pourroient rompre le col, qu’ils n’en seroient pas plus riches.» Pour le moins, si font-ils mieux à propos, que de celui qui disoit que, pour devenir riche, il ne falloit que tourner le dos à Dieu cinq ou six bons ans.
NOUVELLE LVI.
D’une dame d’Orléans qui aimoit un écolier qui faisoit le petit chien à sa porte, et du grand chien qui chassa le petit.
Une dame d’Orléans, gentille et honnête, encore qu’elle fût guêpine490 et femme d’un marchand de draps, après avoir été assez longuement poursuivie d’un écolier, beau jeune homme, et qui dansoit de bonne grâce; car il y avoit de ce temps-là491 danseurs d’Orléans, flûteurs de Poitiers, braves d’Avignon, étudiants de Toulouse. L’écolier étoit nommé Clairet, auquel la femme se laissa gagner, comme pitoyable et humaine qu’elle étoit, et le mit en possession du bien amoureux, duquel il jouissoit assez paisiblement au moyen des avertissements, propos et messages qu’ils s’entrefaisoient. Ils avoient de petites intelligences ensemble, qui étoient jolies; desquelles ils usoient, par ordre, des unes et puis des autres: entre lesquelles, l’une étoit que Clairet venoit sur les dix heures de nuit à la porte d’elle, et jappoit comme un petit chien; à quoi la chambrière étoit faite, qui lui ouvroit incontinent la porte sans chandelle et sans lanterne, et se faisoit le mystère sans parler. Il y avoit un autre écolier, logé tout auprès de la jeune dame, qui en étoit fort amoureux, et eût bien voulu être en part avec Clairet; mais il n’en pouvoit venir à bout, ou fût qu’il n’étoit pas au gré d’elle, ou qu’il ne savoit pas s’y gouverner, ou (qui est mieux à croire) que les dames, qui sont un peu fines, ne se donnent pas voulentiers à leurs voisins, de peur d’être découvertes. Toutefois, étant bien averti que Clairet avoit entrée, et l’ayant vu aller et venir ses tours, et, entre autres, l’ayant ouï japper et vu comme on lui ouvroit la porte, que fit-il l’une des fois que le mari étoit dehors? Après s’être bien acertainé492 de l’heure que Clairet y entroit, il se pensa qu’il avoit bonne voix pour faire le petit chien comme Clairet, et qu’il ne tiendroit à abbayer493, que la proie ne se prînt. Adonc il s’en vint un peu avant les dix heures et fit le petit chien à la porte de la dame, hap, hap. La portière, qui l’entendit, lui vint incontinent ouvrir, dont il fut fort joyeux, et sachant bien les adresses494 de la maison, ne faillit point à s’aller mettre tout droit au lit auprès de la dame, qui cuidoit que ce fût Clairet; et pensez qu’il ne perdoit pas temps auprès d’elle. Tandis qu’il jouoit ses jeux, voici Clairet venir selon sa coutume, et se mit à faire à la porte hap, hap. Mais on ne lui ouvroit pas, combien que la dame en eût bien entendu quelque chose, mais elle ne pensoit jamais que ce fût lui. Il jappe encore une fois, dont la dame commença à soupçonner je ne sais quoi, et mêmement, pource que celui qui étoit avec elle lui sembloit avoir une autre guise et autre maniement que non pas Clairet. Et pour ce, elle se voulut lever pour appeler sa chambrière et savoir que c’étoit. Quoi voyant l’écolier, voulant avoir cette nuit franche, où il se trouvoit si bien, se lève incontinent du lit, et, se mettant à la fenêtre, ainsi que Clairet faisoit encore hap, hap, il va répondre en un abbai de ces clabaux495 de village, hop, hop, hop. Quand Clairet entendit cette voix: «Ha! ha! dit-il, par le corps bieu! c’est la raison que le grand chien chasse le petit. Adieu, adieu, bon soir et bonne nuit.» Et s’en va. L’autre écolier se retourne coucher, apaisant la dame le mieux qu’il peut, à laquelle il fut force de prendre patience; et depuis il trouva façon de s’accorder avec le petit chien, qu’ils iroient chasser aux connils496, chacun en leur tour, comme bons amis et compagnons.
NOUVELLE LVII.
Du Vaudrey497, et des tours qu’il faisoit.
Il n’y a pas long-temps qu’étoit vivant le seigneur de Vaudrey, lequel s’est bien fait connoître aux princes, et quasi à tout le monde, par les actes qu’il a faits, en son vivant, d’une terrible bigearre498, accompagnés d’une telle fortune, que nul, fors lui, ne les eût osé entreprendre; et, comme l’on dit, un sage homme en fût mort plus de cent fois: comme quand il print une pie, en la Beauce, à course de cheval, laquelle il lassa tant, qu’enfin elle se rendit; et quand il étrangla un chat à belles dents, ayant les deux mains liées derrière; et quand une fois, voulant éprouver un collet de buffle qu’il avoit vêtu, ou un jaque de maille499, ne sais lequel, il fit planter une épée toute nue contre la muraille, la pointe devers lui; et se print à courir contre l’épée, de telle roideur, qu’il se perça d’outre en outre, et toutefois il n’en mourut point. Il faut bien dire qu’il avoit bien l’âme de travers500. En outre toutes ses folies, il y en eut encore une qui mérite bien d’être racontée. Il passoit à cheval sur les ponts de Sey501, près d’Angers, lesquels sont bien hauts de l’eau pour ponts de bois502; il portoit en croupe un gentilhomme, qui lui dit en riant: «Viens çà, Vaudrey; toi qui as tant de belles inventions, et qui sais faire de si bons tours, si tu voyois maintenant les ennemis aux deux bouts de ce pont qui t’attendissent à passer, que ferois-tu?—Lors, dit Vaudrey, que je ferois! Mort bieu! voilà, dit-il, que je ferois.» Et ce disant, il donna de l’éperon à son cheval, et le fit sauter par-dessus les accoudières503 dedans Loire; et se tint si bien, qu’il échappa avec le cheval. Si son compagnon échappa comme lui, il fut aussi heureux que sage pour le moins; car c’étoit grand’folie à lui de se mettre en croupe derrière un fol; vu que, quand on en est à une lieue, encore n’en est-on pas assez loin.
NOUVELLE LVIII.
Du gentilhomme qui coupa l’oreille à un coupeur de bourses.
En l’église de Notre-Dame de Paris, un gentilhomme étant en la presse, sentit un larron qui lui coupoit des boutons d’or qu’il avoit aux manches de sa robe; et, sans faire semblant de rien, tira sa dague et print l’oreille du larron et la lui coupa toute nette; et en la lui montrant: «Aga504, dit-il, ton oreille n’est pas perdue, la vois-tu là? Rends-moi mes boutons, et je te la rendrai.» Il ne lui faisoit pas mauvais parti, s’il eût pu recoudre son oreille, comme le gentilhomme ses boutons.
NOUVELLE LIX.
De la damoiselle de Toulouse qui ne soupoit plus, et de celui qui faisoit la diète.
Une damoiselle de Toulouse, au temps de vendanges, étoit à une borde505 sienne, et avoit pour voisine une autre damoiselle de la ville même: lesquelles entendoient à faire leur vin, et s’entrevoyoient souvent, et quelquefois mangeoient ensemble. Mais il y en avoit une qui avoit prins coutume de ne souper point, et disoit à sa voisine: «Madamoiselle, j’ai vu le temps que je me trouvois quasi toujours malade, jusques à tant que j’ai prins coutume de ne souper plus, et de faire seulement un petit506 de collation au soir.—Et de quoi collationnez-vous, madamoiselle? disoit l’autre.—Savez-vous, dit-elle, comment j’en use? Je fais rôtir deux cailles entre belles feuilles de vigne (comme ils les accoûtrent en ce pays-là pour les faire cuire avec leur graisse; car elles sont fort grasses), et fais mettre une poire de râteau507 entre deux braises. (Ces poires sont grosses comme le poing, et mieux.) Je fais collation de cela, dit-elle: et quand j’ai mangé cela, et bu une jatte de vin (qui vaut loyalement la pinte de Paris) avec un pain d’un hardi508, je me trouve aussi bien de cela, comme si j’avois mangé toutes les viandes du monde.—Sec509! se dit l’autre: le diable vous en feroit bien mal trouver.» Et quand le temps des cailles étoit passé, à belles peringues510, à belles palombes511, à belles pellixes512, pensez que la pauvre damoiselle étoit bien à plaindre. J’aimerois autant celui qui disoit à son varlet: «Recommande-moi bien à monsieur le maître513, et lui dis que je le prie qu’il m’envoie seulement un potage, un morceau de veau, une aile de chapon et de perdrix et quelque autre petite chose; car je ne veux guère manger à cause de ma diète.» Et l’autre, cuidant être estimé sobre en demandant à boire, après qu’il eut été interrogé, duquel514 il vouloit: «Donnez-moi, dit-il, du blanc, cinq ou six coups; et puis, du clairet, tant qu’il vous plaira.» Mais il ne sembloit pas à celle qui plaignoit l’estomac: «J’ai, dit-elle, mangé la cuisse d’une alouette, qui m’a tant chargé l’estomac, que je n’en puis durer.» Il n’y eût pas entré la pointe d’un jonc.
NOUVELLE LX.
Du moine qui répondoit à tout par monosyllabes rimés515.
Quelque moine, passant pays, arriva en une hôtellerie sur l’heure du souper. L’hôte le fait asseoir avec les autres qui avoient déjà bien commencé; et mon moine, pour les atteindre, se mettre à bauffrer d’un tel appétit, comme s’il n’eût vu de trois jours pain. Le galant s’étoit mis en pourpoint516 pour mieux s’en acquitter: ce que voyant un de ceux qui étoient à table, lui demandoit force choses, qui ne lui faisoit pas plaisir; car il étoit empêché à remplir sa poche517. Mais, afin de ne perdre guère de temps, il répondoit tout par monosyllabes rimés: et crois bien qu’il avoit apprins ce langage de plus longue main; car il y étoit fort habile. Les demandes et les réponses étoient. Un lui demande: «Quel habit portez-vous?—Froc.—Combien êtes-vous de moines?—Trop.—Quel pain mangez-vous?—Bis.—Quel vin buvez-vous?—Gris.—Quelle chair mangez-vous?—Bœuf.—Combien avez-vous de novices?—Neuf.—Que vous semble de ce vin?—Bon.—Vous n’en buvez pas de tel?—Non.—Et que mangez-vous les vendredis?—Œufs.—Combien en avez-vous chacun?—Deux.» Ainsi, ce pendant, il ne perdoit pas un coup de dent; et si satisfaisoit aux demandes laconiquement. S’il disoit ses matines aussi courtes, c’étoit un bon pilier d’église.
NOUVELLE LXI.
De l’écolier légiste et de l’apothicaire qui lui apprint la médecine.
Un écolier, après avoir demouré à Toulouse quelque temps, passa par une petite ville près de Cahors en Querci, nommée Saint-Antonin, pour là repasser ses textes de loi; non pas qu’il y eût grandement proufité, car il s’étoit toujours tenu aux lettres humaines, ès quelles il étoit bien entendu; mais il se songea518, puisqu’il s’étoit mis en la profession du droit, de ne s’en devoir point retourner égarant519, et qu’il n’en sût répondre comme les autres. Soudain qu’il fut à Saint-Antonin (comme en ces petites villes on est incontinent vu et remarqué), un apothicaire le vint aborder en lui disant: «Monsieur, vous soyez le bienvenu!» Et se met à deviser avec lui: auquel, en suivant propos, il échappa quelques mots qui appartenoient à la médecine, ainsi qu’un homme d’étude et de jugement a toujours quelque chose à dire en toutes professions. Quand l’apothicaire l’eut ainsi ouï parler, il lui dit: «Monsieur, vous êtes donc médecin, à ce que je puis connoître?—Non suis point autrement, dit-il, mais j’en ai bien vu quelque chose.—Je pense bien, dit l’apothicaire, que tous ne le voulez pas dire, pource que vous n’avez pas proposé de vous arrêter en cette ville; mais je vous assure bien que vous n’y feriez pas mal votre proufit. Nous n’avons point de médecin pour le présent: celui que nous avions naguère est mort riche de quarante mille francs. Se vous y voulez demourer, il y fait bon vivre: je vous logerai, et vivrons bien, vous et moi; mais que520 nous nous entendions bien, venez-vous-en dîner avec moi?» L’écolier, oyant parler cet apothicaire, qui n’étoit pas bête (car il avoit été par les bonnes villes de France pour apprendre son état), se laisse emmener à dîner, et se pensa en soi-même: «Il faut essayer la fortune, et si cet homme ici fera ce qu’il dit; aussi bien en ai-je bon métier. Voici un pays égaré521, il n’y a homme qui me connoisse: voyons ce que pourra être.» L’apothicaire le mène dîner en son logis. Après dîner, ayant toujours continué ses premiers propos, ils furent incontinent cousins. Pour abréger, l’apothicaire lui fit accroire qu’il étoit médecin; et lors, l’écolier lui va dire premièrement ce qui s’en suit: «Savez-vous qu’il y a? je ne pratiquai encore jamais en notre art, comme vous pouvez penser; mais mon intention étoit de me retirer à Paris, pour y étudier encore quelques années, et pour me jeter en la pratique, en la ville d’où je suis; mais, puisque je vous ai trouvé bon compagnon, et que je connois que vous êtes homme pour me faire plaisir, et moi à vous, regardons à faire nos besognes; je suis content de demourer ici.—Monsieur, dit l’apothicaire, ne vous souciez, je vous apprendrai toute la pratique de médecine en moins de quinze jours. Il y a long-temps que j’ai été sous les médecins, et en France, et ailleurs; je sais leurs façons et leurs recettes toutes par cœur: davantage, en ce pays ici, il ne faut que faire bonne mine, et savoir deviner: vous voilà le plus grand médecin du monde.» Et dès lors l’apothicaire commence à lui montrer comment s’écrivoit une once, une drachme, un scrupule, une pongnée, un manipule522; et un autre demain523, il lui apprint le nom des drogues les plus vulgaires; et puis, à doser, à mixtionner, à brouiller, et toutes telles besognes. Cela dura bien dix ou douze jours, pendant lesquels il gardoit la chambre, faisant dire par l’apothicaire qu’il étoit un peu mal disposé. Toutefois l’apothicaire n’oublia pas à dire par toute la ville que cet homme étoit le meilleur médecin et le plus savant que jamais fût entré à Saint-Antonin. De quoi ceux de la ville étoient fort aises, et commencèrent à le caresser, incontinent qu’il fut sorti de la maison, et se battoient à qui le convieroit: et si eussiez dit qu’ils avoient déjà envie d’être malades, pour le mettre en besogne, afin qu’il eût courage de demourer. Mais l’écolier (que dis-je, écolier! docteur passé par les mains d’un apothicaire) se faisoit prier, ne fréquentoit que peu de gens, tenoit bonne mine, et, sur toutes choses, ne partoit guère d’auprès de l’apothicaire, qui lui rendoit ses oracles en moins de rien. Voici venir urines de tous côtés. Or, en ce pays-là, il falloit deviner par urines, si le patient étoit homme ou femme, et en quelle part il sentoit son mal, et quel âge il avoit. Mais ce médecin faisoit bien plus; il devinoit qui étoit son père et sa mère, s’il étoit marié ou non, et depuis quel temps, et combien il avoit d’enfants. Somme, il disoit tout ce que en étoit, depuis les vieux jusqu’aux nouveaux; et tout par l’aide de son maître l’apothicaire. Car, quand il voyoit quelqu’un qui apportoit une urine, l’apothicaire alloit le questionner, ce pendant que le médecin étoit en haut; et lui demandoit de bout en bout toutes les choses susdites; et puis, et puis, le faisoit attendre, tandis qu’il alloit avertir secrètement son médecin de tout ce qu’il avoit apprins de ce porteur d’urine. Le médecin en les prenant, les regardoit incontinent haut et bas, mettoit la main entre l’urine et le jour; et le baissoit, et le viroit, avec les mines en tel cas requises, puis il disoit: «C’est une femme.—O par ma fé, segni ben disez vertat524!—Elle a une grande douleur au côté gauche, au-dessous de la mamelle; ou de ventre ou de tête, selon que lui avoit dit l’apothicaire.—Il n’y a que trois mois qu’elle a fait une fille.» Ce porteur devenoit le plus ébahi du monde, et s’en alloit incontinent conter partout ce qu’il avoit ouï de ce médecin; tant, que de bouche en bouche le bruit couroit qu’il étoit venu le premier homme du monde. Et si d’aventure quelquefois son maître l’apothicaire n’y étoit pas, il tiroit le ver du nez525 à ces Rouerguois, en disant par une admiration: «Bien malade!» A quoi le porteur répondoit incontinent: il ou elle. Au moyen de quoi, il disoit (après avoir un peu considéré cette urine): «N’est-ce pas un homme?—O, certes, be es un homme526, disoit le Rouerguois.—Ha! je l’ai bien vu incontinent,» disoit le médecin. Mais quand ce venoit à ordonner devant les gens, il se tenoit toujours près de son magister, lequel lui parloit le latin médicinal, qui étoit en ce temps-là fin comme bureau teint527. Et sous cette couleur-là, l’apothicaire lui nommoit le recipé528 tout entier, faisant semblant de parler d’autre chose: en quoi je vous laisse à penser s’il ne faisoit pas bon voir un médecin écrire sous un apothicaire! En effet, ou fût pour l’opinion qu’il fit concevoir de soi, ou par quelque autre aventure, les malades se trouvoient bien de ses ordonnances; et n’étoit pas fils de bonne mère qui ne venoit à ce médecin; et se faisoient accroire qu’il faisoit bon être malade, ce pendant qu’il étoit là; et que, s’il s’en alloit, ils n’en recouvreroient jamais un tel. Ils lui envoyoient mille présents, comme gibiers, ou flacons de vins; et ces femmes lui faisoient des moucadous et des camises529. Il étoit traité comme un petit coq au panier530; tellement, qu’en moins de six ou sept mois, il gagna force écus, et son apothicaire aussi, par le moyen l’un de l’autre: de quoi il se mit en équipage pour s’en aller de Saint-Antonin, faisant semblant d’avoir reçu lettres de son pays, par lesquelles on lui mandoit nouvelles; et qu’il falloit qu’il s’en allât, mais qu’il ne failliroit à retourner bientôt. Ce fut à Paris qu’il s’en vint: là où depuis étudia en la médecine, et peut-être que oncques puis il ne fut si bon médecin, comme il avoit été en son apprentissage (j’entends qu’il ne fit point si bien ses besognes531). Car quelquefois la Fortune aide plus aux aventureux que non pas aux trop discrets; car l’homme savant est de trop grand discours: il pense aux circonstances, il s’engendre une crainte et un doute, par lequel on donne aux hommes une défiance de soi, qui les décourage de s’adresser à vous; et, de fait, on dit qu’il vaut mieux tomber ès main d’un médecin heureux que d’un médecin savant. Le médecin italien entendoit bien cela; lequel, quand il n’avoit que faire, écrivoit deux ou trois cents recettes, pour diverses maladies; desquelles il prenoit un nombre, qu’il mettoit en la facque de son saye532; puis, quand quelqu’un venoit à lui pour urines, il tiroit une de ces recettes à l’aventure, comme on met à la blanque533, et la bailloit au porteur, en lui disant seulement: «Dio te la daga buona.» Et s’il s’en trouvoit bien: «In buona hora.» S’il s’en trouvoit mal: «Suo danno534.» Ainsi va le monde.
NOUVELLE LXII.
De messire Jean qui monta sur le maréchal pensant monter sur sa femme535.
Un maréchal, demourant en un village qui étoit un lieu de passage, avoit une femme passablement belle, au moins au gré d’un prêtre qui demouroit tout auprès de lui, appelé messire Jean: lequel fit tant, qu’il accorda ses flûtes536 avec cette jeune femme: et s’entendoit tellement avec elle, que, quand le maréchal s’étoit levé pour forger ses fers (que le prêtre connoissoit bien, quand il entendoit battre à deux, car c’étoit signe que le maréchal y étoit avec le varlet), lors messire Jean ne failloit point à entrer par un huis de derrière, dont elle lui avoit baillé la clef, et se venoit mettre au lit en la place du maréchal, qu’il trouvoit toute chaude; là où il forgeoit de son côté sus une autre enclume; mais on ne l’oyoit pas de si loin faire sa besogne; et quand il avoit fait, il se retiroit gentiment par l’huis où il étoit entré. Mais ils ne surent faire leur cas si secrètement, que le maréchal ne s’en aperçût, au moins qu’il n’en eût une véhémente présomption, ayant ouï ouvrir et fermer cet huis; tant qu’il s’en print un jour à sa femme, et la menaça, et la pressa tant et avec une colère telle qu’ont voulentiers ces gens de feu, qu’elle lui demanda pardon, et lui confessa le cas, et lui dit comme messire Jean se venoit coucher auprès d’elle, quand il oyoit battre à deux. Le maréchal ayant ouï ces nouvelles, après que sa femme lui eut bien crié merci, ce lui fut force de demourer là. Mais pensez que ce ne fut pas sans lui donner dronos et chaperon de même537. De là à quelques jours après, le maréchal trouva le prêtre, auquel il dit: «Messire Jean, vous venez voir ma femme quand vous avez le loisir?» Le prêtre le nia fort et ferme, lui disant qu’il ne lui voudroit pas faire ce tour-là, et qu’il aimeroit mieux être mort. «Vous êtes mon compère, disoit le prêtre.—Et bien, bien, dit le maréchal, je m’en rapporte à vous: chevauchez-la à votre aise quand vous y serez; mais gardez-vous bien de me chevaucher: car s’il vous advient, le diable vous aura bien chanté matines538.» Le prêtre, connoissant que le maréchal étoit un mauvais fol, se tint dès lors sur ses gardes, et ne voulut plus venir à la forge; mais le maréchal dit à sa femme: «Savez-vous qu’il faut que vous fassiez? mais gardez-vous bien de faire la borgne ni la boiteuse; car vous savez bien que votre marché n’en seroit pas meilleur: refaites connoissance à messire Jean, et l’entretenez de paroles; et puis, un matin, je vous dirai ce que vous aurez à faire.» Elle fut fort contente de lui promettre tout ce qu’il voulut, de peur de la male aventure. Et faut entendre qu’elle savoit bien battre539, et de bonne mesure: car elle avoit apprins à battre avec le varlet, pour faire la besogne quand le maréchal n’y étoit pas. A donc elle se mit à faire bon semblant à messire Jean, ainsi que son mari l’avoit instruite; lui donnant à entendre que le maréchal n’y pensoit point, et que ce n’étoit qu’une opinion, qui lui avoit passé par l’entendement; et le vous assura par belles paroles, lui disant: «Venez, venez demain au matin, à l’heure accoutumée, quand vous orrez qu’ils battront à deux.» Messire Jean la crut, le pauvre homme! Quand le matin fut venu, le maréchal dit à sa femme, en la présence du varlet: «Levez-vous, et allez battre en ma place; car je me trouve un peu mal.» Ce qu’elle fit, et se mit à la forge, et bat avec ce varlet. Incontinent que messire Jean entendit battre à deux à la forge, il ne fut pas endormi. Il se leva avec sa grosse robe de nuit, entre par l’huis accoutumé, et se vient coucher auprès de ce maréchal, pensant être auprès de sa femme. Et, pource qu’il y avoit long-temps qu’il n’avoit donné ès gauffriers540, il étoit lors tout prêt à le bien faire; et ne fut pas sitôt au lit, que, de plein saut, il ne se rua dessus ce maréchal: lequel le vous commença à serrer à deux belles mains, en lui disant: «Eh! vertubieu (pensez que c’étoit par un D541), messire Jean, qui vous a ici fait venir? Je vous avois tant dit que vous ne me chevauchissiez point, et que j’étois mauvaise bête, et vous n’en avez rien voulu croire!» Le prêtre se vouloit défaire542, mais le maréchal le vous tenoit à deux bons bras, et se print à crier à son varlet, qui étoit en bas, lequel monta incontinent, et apporta du feu: et Dieu sait comment monsieur le prêtre fut étrillé à beaux nerfs de bœuf, que le maréchal tenoit tout prêts, et expressément pour battre à deux sur le dos de messire Jean, à la recrue543 du maître et du varlet. Et cependant il n’osoit pas crier au secours; car le maréchal le menaçoit de le mettre en la fournaise; pource il aimoit mieux endurer les coups que le feu. Encore en eut-il bon marché au prix de celui qui eut les deux témoins544 enfermés au coffre, et le feu allumé derrière: tellement qu’il fut contraint de les couper lui-même avec le rasoir qui lui avoit été baillé en la main545.
NOUVELLE LXIII.
De la sentence que donna le prévôt de Bretagne, lequel fit pendre Jean Trubert et son fils.
Au pays de Bretagne, y eut un homme, entre autres, qui ne valoit guère, nommé Jean Trubert; lequel avoit fait plusieurs larcins, pour lesquels il avoit été reprins assez de fois, et en avoit été, à l’une fois, frotté, et l’autre étrillé: qui étoit assez pour s’en souvenir. Toutefois il y étoit si affriandé, qu’il ne s’en pouvoit châtier; et même il commençoit à apprendre le train à un fils qu’il avoit, de l’âge de quinze à seize ans, et le menoit avec lui en ses factions546. Advint, un jour, que lui et son fils dérobèrent une jument à un riche paysan, lequel se douta incontinent que ce avoit été Jean Trubert: dont il ne faillit à faire telle poursuite, qu’il se trouva, par bons témoins, que Jean Trubert avoit mené vendre cette jument à un marché, qui avoit été le mercredi de devant, à cinq ou six lieues de là. Trubert et son fils furent mis entre les mains du prévôt des maréchaux547: lequel Jean Trubert ne tarda guère que son procès ne lui fût fait, et son dicton548 signifié: qui portoit, entre autres, ces mots: Jean Trubert, pour avoir prins et robbé549 un grand jument, seroit pendu et étranglé, le petit avec lui: et là-dessus, fait livrer Jean Trubert à l’exécuteur de la haute justice; auquel il bailla son greffier, qui n’étoit pas des plus scientifiques du monde. Quand ce fut à faire l’exécution, le bourreau pendit le père haut et court: et puis, il demanda au greffier que c’est qu’il falloit faire de ce jeune gars. Le greffier va lire la sentence, et après avoir bien examiné ces mots: le petit avec, il dit au bourreau qu’il fît son office: ce qu’il fit, et pendit ce pauvre petit tout pendu, et l’étrangla, qui étoit bien pis. L’exécution ainsi faite, le greffier s’en retourna au prévôt, lequel lui va dire: «Et puis, Jean Trubert?—Jean Trubert, dit le greffier, seroit pendu.—Et le petit? dit le prévôt.—Par Dieu! et le petit, dit le greffier.—Comment, par tous les diables! dit le prévôt, seroit pendu le petit!—Par Dieu! oui, le petit, disoit le greffier.—Comment! dit le prévôt, j’avois pas dit cela.» Et là-dessus, débattirent long-temps le prévôt et le greffier, disant le greffier que la sentence portoit que le petit seroit pendu; et le prévôt, au contraire; lequel, après longs débats, va dire: «Lisez la sentence. Par Dieu! j’avois pas entendu que le petit seroit pendu.» Le greffier lui va lire cette sentence, et ces mots substantiels: Jean Trubert, pour avoir prins et robbé un grand jument, seroit pendu et étranglé, le petit avec lui. Par lesquels mots avec lui, le prévôt vouloit dire que Jean Trubert seroit pendu, et que son fils seroit présent pour voir faire l’exécution, afin de se châtier de faire mal par l’exemple de son père. Ce prévôt vouloit expliquer ces mots, mais il étoit bien tard pour le pauvre petit: et le greffier, d’un autre côté, se défendoit, disant que ces mots avec lui signifioient que le petit devoit être pendu avec Trubert son père. A la fin, le prévôt ne sut que dire, sinon que son greffier avoit raison ou cause de l’avoir, et dit seulement. «Pien550, le petit, bien, seroit pendu; par Dieu! dit-il, ce seroit une belle défaite, que d’un jeune loup.» Voilà toute la récompense qu’eut le pauvre petit, excepté que le prévôt le fit dépendre, de peur qu’il en fût nouvelles.
NOUVELLE LXIV.
Du garçon qui se nomma Toinette pour être reçu en une religion de nonnains; et comment il fit sauter les lunettes de l’abbesse qui le visitoit551.
Il y avoit un jeune garçon, de l’âge de dix-sept à dix-huit ans; lequel, étant, à un jour de fête, entré en un couvent de religieuses, en vit quatre ou cinq qui lui semblèrent fort belles, et dont n’y avoit celle552 pour laquelle il n’eût voulentiers rompu son jeûne; et les mit si bien en sa fantaisie553, qu’il y pensoit à toutes heures. Un jour, comme il en parloit à quelque bon compagnon de sa connoissance, ce compagnon lui dit: «Sais-tu que tu feras? Tu es beau garçon: habille-toi en fille, et t’en va rendre à l’abbesse; elle te recevra aisément: tu n’es point connu en ce pays ici.» (Car il étoit garçon de métier, et alloit et venoit par pays.) Il crut assez facilement ce conseil, se pensant qu’en cela n’avoit aucun danger qu’il n’évitât bien quand il voudroit. Il s’habille en fille assez pauvrement, et s’avisa de se nommer Toinette. Donc, de par Dieu, s’en va au couvent de ces religieuses, où elle trouva façon de se faire voir à l’abbesse, qui étoit fort vieille, et, de bonne aventure, n’avoit point de chambrière. Toinette parle à l’abbesse, et lui conte assez bien son cas, disant qu’elle étoit une pauvre orpheline d’un village de là auprès, qu’elle lui nomma. Et, en effet, parla si humblement, que l’abbesse la trouva à son gré, et par manière d’aumône la voulut retirer, lui disant que pour quelques jours elle étoit contente de la prendre, et que s’elle vouloit être bonne fille, qu’elle demoureroit là-dedans. Toinette fit bien la sage, et suivit la bonne femme d’abbesse: à laquelle elle sut fort bien complaire, et quant et quant554 se faire aimer à toutes les religieuses, et même, en moins de rien, elle se print à ouvrer555 de l’aiguille (car peut-être qu’elle en savoit déjà quelque chose), dont l’abbesse fut si contente, qu’elle la voulut incontinent faire nonne de là-dedans. Quand elle eut l’habit, ce fut bien ce qu’elle demandoit, et commença à s’approcher fort près de celles qu’elle voyoit les plus belles, et, de privauté en privauté, elle fut mise à coucher avec l’une. Elle n’attendit pas la deuxième nuit, que, par honnêtes et aimables jeux, elle fît connoître à sa compagne qu’elle avoit le ventre cornu, lui faisant entendre que c’étoit par miracle et vouloir de Dieu. Pour abréger le conte, elle mit sa cheville au pertuis de sa compagne, et s’en trouvèrent bien et l’une et l’autre; laquelle chose, en la bonne heure, il (dis-je elle) continua assez longuement, et non seulement avec celle-là, mais encore avec trois ou quatre des autres, desquelles elle s’accointa. Et quand une chose est venue à la connoissance de trois ou de quatre personnes, il est aisé que la cinquième le sache, et puis la sixième; de mode, qu’entre ces nonnes (y en ayant quelques-unes de belles, et les autres laides, auxquelles Toinette ne faisoit pas si grande familiarité qu’aux autres), avec maintes autres conjectures, il leur fut facile de penser je ne sais quoi; et y firent tel guet, qu’elles les connurent assez certainement; et commencèrent à en murmurer si avant, que l’abbesse en fut avertie, non pas qu’on lui dît que nommément ce fût sœur Toinette; car elle l’avoit mise là-dedans, et puis elle l’aimoit fort, et ne l’eût pas bonnement cru: mais on lui disoit, par paroles couvertes, qu’elle ne se fiât pas en l’habit, et que toutes celles de léans n’étoient pas si bonnes qu’elle pensoit bien; et qu’il y en avoit quelqu’une d’entre elles qui faisoit déshonneur à la religion, et qui gâtoit les religieuses. Mais quand elle demandoit qui c’étoit et que c’étoit, elles répondoient que, s’elle les vouloit faire dépouiller, elle le connoîtroit. L’abbesse, ébahie de cette nouvelle, en voulut savoir la vérité au premier jour; et, pour ce faire, fit venir toutes les religieuses en chapitre. Sœur Toinette, étant avertie par ses mieux aimées de l’intention de l’abbesse, qui étoit de les visiter toutes nues, attache sa cheville par le bout avec un filet556 qu’elle tira par derrière; et accoutre si bien son petit cas, qu’elle sembloit avoir le ventre fendu comme les autres, à qui n’y eût regardé de bien près: se pensant que l’abbesse, qui ne voyoit pas la longueur de son nez, ne le sauroit jamais connoître. Les nonnes comparurent toutes. L’abbesse leur fit sa remontrance, et leur dit pourquoi elle les avoit assemblées; et leur commanda qu’elles eussent à se dépouiller toutes nues. Elle prend ses lunettes pour faire sa revue, et en les visitant les unes après les autres, il vint557 au rang de sœur Toinette; laquelle voyant ces nonnes toutes nues, fraîches, blanches, refaites558, rebondies, elle ne put être maîtresse de cette cheville, qu’il ne se fît mauvais jeu; car, sur le point que l’abbesse avoit les yeux le plus près, la corde vint rompre; et en débandant tout à un coup, la cheville vint repousser contre les lunettes de l’abbesse, et les fit sauter à deux grands pas loin. Dont la pauvre abbesse fut si surprise, qu’elle s’écria: «Jésus! Maria! Ah! sans faute, dit-elle, et est-ce vous? Mais qui l’eût jamais cuidé être ainsi? Que vous m’avez abusée!» Toutefois, qu’y eût-elle fait? Sinon, qu’il fallut y remédier par patience; car elle n’eût pas voulu scandaliser la religion. Sœur Toinette eut congé de s’en aller avec promesse de sauver l’honneur des filles religieuses.
NOUVELLE LXV.
Du régent qui combattit une harengère du Petit-Pont559 à belles injures.
Un martinet560 s’en alla, un jour de carême, sus le Petit-Pont, et s’adressa à une harengère pour marchander de la moulue561; mais de ce qu’elle lui fit deux liards, il n’en offrit qu’un: dont cette harengère se fâcha, et l’appela injure562, en lui disant: «Va, va, Joannes563, porte ton liard aux tripes!» Ce martinet, se voyant ainsi outragé en sa présence, la menace de le dire à son régent. «Et va, marmiton, dit-elle, va le lui dire, et que je te revoie ici, toi et lui.» Ce martinet ne faillit pas à s’en aller tout droit à son régent, qui étoit bon fripon564, et lui dit: «Per diem, domine565, il y a la plus fausse566 vieille sur le Petit-Pont: je voulois acheter de la moulue, elle m’a appelé Joannes.—Et qui est-elle? dit le régent. La me montreras-tu bien?—Ita, domine, dit l’écolier. Et encore m’a-t-elle dit que si y alliez, qu’elle vous renvoiroit bien.—Laisse faire, dit le régent. Per dies567! elle en aura.» Ce régent se pensa bien que pour aller vers une telle dame, qu’il ne falloit pas être dépourvu; et que la meilleure provision qu’il pouvoit faire, c’étoit de belles et gentilles injures; mais qu’il lui en diroit tant, qu’il la mettroit ad metam non loqui568. Et, en peu de temps, il donna ordre d’amasser toutes les injures dont il se put aviser, y employant encore ses compagnons, lesquels en composèrent tant, en chopinant, qu’il leur sembla qu’il en avoit assez. Ce régent en fit deux rôlets569, et en étudia un par cœur: l’autre, il le mit en sa manche, pour le secourir au besoin, si le premier lui failloit. Quand il eut bien étudié ses injures, il appela ce martinet, pour le venir conduire jusques au Petit-Pont, et lui montrer cette harengère; et print encore quelques autres galochers570 avec lui; lesquels, in primis et ante omnia, il mena boire à la Mule571; et quand ils eurent bien chopiné, ils s’en vont. Ils ne furent pas si tôt sur le Petit-Pont, que la harengère ne reconnût bien ce martinet; et quand elle les vit ainsi en troupe, elle connut à qui ils en vouloient. «Ah! vois-les là, dit-elle, vois-les là, les gourmands: l’école est effondrée.» Le régent s’approche d’elle, et lui vient heurter le baquet où elle tenoit ses harengs, en disant: «Hé! que faut-il à cette vieille damnée?—Oh! le clerice, dit la vieille, es-tu venu assez tôt pour te prendre à moi?—Qui m’a baillé cette vieille maquerelle? dit le régent. Par la lumière! c’est à toi, voirement, à qui j’en veux.» En disant cela, il se plante devant elle, comme voulant escrimer à beaux coups de langue. La harengère, se voyant défiée: «Merci Dieu! dit-elle, tu en veux donc avoir, magister crotté? Allons, allons par ordre, gros baudet, et tu verras comment je t’accoutrerai. Parle, c’est à toi.—Allez, vieille sempiterneuse, dit le régent.—Va, ruffien.—Allez, vilaine.—Va, maraud.» Incontinent qu’ils furent en train, je m’en vins, car j’avois affaire ailleurs. Mais j’ai ouï dire à ceux qui en savent quelque chose, que les deux personnages combattirent vaillamment, et s’entredirent chacun une centaine de bonnes et fortes injures d’arrache-pied; mais il advint au régent d’en dire une deux fois, car on dit qu’il l’appela vilaine pour la seconde fois. Mais la harengère lui en fit bien souvenir. «Merci Dieu! dit-elle, tu l’as déjà dit, fils de putain que tu es!—Eh bien, bien! dit le régent: n’es-tu pas bien vilaine deux fois, voire trois?—Tu as menti, crapaud infect!» Il faut croire que le champion et la championne furent tout un temps à se battre si vertueusement, que ceux qui les regardoient ne savoient qui devoit avoir du meilleur. Mais, à la fin, le régent étant au bout de son premier rôlet, va tirer l’autre de sa manche, lequel il ne savoit pas par cœur, comme l’autre; et, pour ce, il se troubla un petit, voyant que la harengère ne faisoit que se mettre en train; et se va mettre à lire ce qui étoit dedans, qui étoient injures collégiales, et le vouloit dépêcher tout d’une traite, pour penser étonner la vieille, en lui disant: «Alecto, Megera, Tisiphone, détestable, exécrable, infande572, abominable.» Mais la harengère le va interrompre, disant: «Ha! merci, Dieu! tu ne sais plus où tu en es. Parle bon françois, je te répondrai bien, grand niais, parle bon françois. Ah! tu apportes un rôlet! Va étudier, maître Jean, va, tu ne sais pas ta leçon.» Et la déesse573, comme à un chien, abboie, et toutes ces harengères se mettent à crier sur lui, et le pressent tellement, qu’il n’eut rien meilleur que se sauver de vitesse; car il eût été accablé, le pauvre homme. Et, pour certain, il a été trouvé que, quand il eût eu un Calepin574, un vocabulaire, un dictionnaire, un promptuaire, un trésor d’injures, il n’eût pas eu la dernière de cette diablesse. Par ainsi, il s’en alla mettre en franchise575 au collége de Montaigu576, courant tout d’une halenée, sans regarder derrière soi.
NOUVELLE LXVI.
De l’enfant de Paris qui fit le fol pour jouir de la jeune vefve, et comment elle, se voulant railler de lui, reçut une plus grande honte.
Un enfant de Paris, d’assez bonne maison, jeune, dispos, et qui se tenoit propre de sa personne, étoit amoureux d’une femme vive, bien jolie, et qui étoit fort contente de se voir aimée, donnant toujours quelques nouveaux attraits577 à ceux qui la regardoient, et prenant plaisir à faire l’anatomie des cœurs des jeunes gens; mais elle ne faisoit compte, sinon de ceux que bon lui sembloit, et encore des moins dignes, et, par sus tous, elle vous savoit mener ce jeune homme, dont nous parlons, de telle ruse, qu’elle sembloit tout vouloir faire pour lui. Il parloit à elle seul à seule; il manioit le tetin et baisoit, voire et touchoit bien souvent à la chair, mais il n’en tâtoit point; tellement qu’il mouroit tout en vie auprès d’elle. Il la prioit, il la conjuroit, il lui présentoit578; mais il ne pouvoit rien avoir, fors qu’une fois, ainsi comme ils devisoient ensemble en privé579, et qu’il lui contoit bien expressément son cas, elle lui va dire: «Non, je n’en ferai rien, si vous ne me baisez le derrière;» disant le mot tout outre, mais pensant en elle qu’il ne le feroit jamais. Le jeune homme fut fort honteux de ce mot; toutefois, lui, qui avoit essayé tant de moyens, se pensa qu’il feroit encore cela, et qu’aussi bien personne n’en sauroit rien; et lui répondit, s’il ne tenoit qu’à cela pour lui complaire, qu’il n’en feroit point de difficulté. La dame étant prinse au mot, l’y print aussi, et se fait baiser le derrière sans feuille. Mais quand ce fut à donner sus le devant, point de nouvelles: elle ne fit que se rire de lui, et lui dire les plus grandes moqueries du monde, dont il cuida désespérer et s’en départit le plus fâché que fut jamais homme, sans toutefois se pouvoir départir d’alentour d’elle, fors qu’il s’absenta pour quelque temps, de honte qu’il avoit de se trouver non seulement devant elle, mais devant les gens, comme si tout le monde eût dû connoître ce qui lui étoit advenu. Une fois, il s’adressa à une vieille qui connoissoit bien la jeune dame, et lui dit sus le propos de son affaire: «Viens çà! N’est-il possible que j’aie cette femme-là? Ne saurois-tu inventer quelque bon moyen pour me tirer de la peine où je suis? Assure-toi, si tu la me veux mettre en main, que je te donnerai la meilleure robe que tu vêtis de ta vie.» La vieille l’en reconforta580 et lui promit d’y faire tout ce qu’elle pourroit, lui disant que s’il y avoit femme en Paris qui en vînt à bout, qu’elle en étoit une. Et, de fait, elle y fit ses efforts, qui étoient bons et grands. Mais la vefve qui étoit fine, sentant que c’étoit pour ce jeune homme, n’y voulut entendre en sorte quelconque, peut-être l’espérant avoir en mariage, ou pour quelque autre respect581 qu’elle se réservoit, car les rusées ont cette façon de tenir toujours quelqu’un des poursuivants en langueur, pour faire couverture à la jouissance qu’elles donnent aux autres. Tant y a que la vieille n’y sut rien faire et s’en retourna à ce jeune homme, lui disant qu’elle y avoit mis toutes les herbes de la Saint-Jean582; mais dit qu’il n’y avoit ordre, sinon qu’à son avis, s’il vouloit se déguiser, comme s’habiller en pauvre et aller demander l’aumône à la porte de sa dame, qu’il en pourroit jouir. Il trouva cela faisable: «Mais quel moyen me faudra-t-il tenir? disoit-il.—Savez qu’il vous faut vous faire? dit la vieille. Il faut que vous vous barbouilliez le visage, de peur qu’elle vous connoisse, et puis que vous fassiez le fol, car elle est merveilleusement fine.—Et comment ferai-je le fol? dit le jeune homme.—Que sais-je, moi? dit-elle. Il faut toujours rire et dire le premier mot que vous aviserez, et ne dire que cela, quelque chose qu’on vous demande.—Je ferai bien ainsi,» dit-il. Et avisèrent, la vieille et lui, qu’il riroit toujours et ne parleroit que formage583. Il s’habille en gueux, et s’en va à la porte de sa dame à une heure du soir que tout le monde commençoit à se retirer; et faisoit assez froid, combien que ce fût après Pâques. Quand il fut à la porte, il commença à crier assez haut en riant: «Ha, ha, formage!» jusques à deux ou trois fois; et puis il se pausoit un petit584, recommençoit son «Ha, ha, formage!» tant que la vefve, qui avoit sa chambre sur la rue, l’entendit et y envoya sa chambrière pour savoir qui il étoit et qu’il vouloit. Mais il ne répondit jamais, sinon: «Ha, ha, formage!» La chambrière s’en retourne à la dame, et lui dit: «Mon Dieu, ma maîtresse, c’est un pauvre garçon qui est fol: il ne fait que rire et ne parle que de formage.» La dame voulut savoir que c’étoit, et descend, et parle à lui: «Qui êtes-vous, mon ami?» Et ne lui dit autre chose que: «Ha, ha, formage!—Voulez-vous du formage? dit-elle.—Ha, ha, formage!—Voulez-vous du pain?—Ha, ha, formage!—Allez-vous-en, mon ami, retirez-vous.—Ha, ha, formage!» La dame, le voyant ainsi idiot: «Perrette, dit-elle, il mourra de froid cette nuit; il le faut faire entrer, il se chauffera.—Mananda585! dit-elle, c’est bien dit, madame.—Entrez, mon ami, entrez; vous vous chaufferez.—Ha, ha, formage!» disoit-il. Et entra cependant, en riant et de bouche et de cœur, car il pensa que son cas commençoit à se porter bien. Il s’approcha du feu, là où il montroit ses cuisses à découvert, charnues et refaites, que la dame et la chambrière regardoient d’aguignettes586. Elles l’interrogeoient s’il vouloit boire ou manger; mais il ne disoit que: «Ha, ha, formage!» L’heure vint de se coucher. La dame, en se déshabillant, disoit à sa chambrière: «Perrette, il est beau garçon; c’est dommage de quoi il est ainsi fol.—Mananda! disoit la garce; c’est mon587, madame; il est net comme une perle.—Mais si nous le mettions coucher en notre lit, dit la dame; à ton avis?» La chambrière se print à rire: «Et pourquoi non? Il n’a garde de nous déceler, s’il ne sait dire autre chose.» Somme, elles le font déshabiller, et n’eut point besoin de chemise blanche, car la sienne n’étoit point sale, sinon par aventure déchirée, et le firent coucher gentiment entre elles deux. Et mon homme dessus sa dame; et à ce cul, et vous en aurez. La chambrière en eut bien quelques coups; mais il montra bien que c’étoit à la dame à qui il en vouloit. Et, cependant, n’oublioit jamais son Ha, ha, formage! Le lendemain, elles le mirent dehors, de bon matin, et s’en va vie588. Et depuis, il continua assez de fois à y retourner pour le prix, dont il se trouva fort bien et ne se fit oncques connoître par le conseil de la vieille. De jour, il reprenoit ses habits ordinaires, et se trouvoit auprès de sa dame, devisant avec elle à la mode accoutumée, la poursuivant comme devant, sans faire autre semblant nouveau. Le mois de mai vint, pour lequel ce jeune homme se voulut habiller d’un pourpoint vert, de chausses vertes et bonnet vert; disant à sa dame que c’étoit pour l’amour d’elle: ce qu’elle trouva fort bon, et lui dit que, en faveur de cela, elle le mettroit en bonne compagnie de dames, le premier jour qu’il viendroit à propos. Étant en cet état, se trouva en une compagnie de dames, entre lesquelles étoit la sienne; et aussi y étoient d’autres jeunes gens, lesquels étoient en un jardin, assis en rond, hommes et femmes entremêlés un pour une, et ce jeune homme étoit auprès de sa dame. Il fut question de faire des jeux de récréation, par l’avis même de la jeune vefve, laquelle étoit femme inventive et de bon esprit, et avoit d’assez longue main pensé en soi-même par quel moyen elle se gaudiroit589 de son jeune homme, qu’elle cuidoit bien avoir trompé à cette fois-là. Car elle ordonna un jeu, que chacun eût à dire quelque bref mot d’amour, ou d’autre chose gentille, selon ce qu’il lui conviendroit le mieux et que lui viendroit en fantaisie. Ce qu’ils firent tous et toutes en leur rang. Quand il toucha à la vefve à parler590, elle vint dire, d’une grâce affaitée, ce qu’elle avoit prémédité dès le paravant:
Chacun jeta les yeux sur ce jeune homme, car il fut aisé de connoître que cela seul s’adressoit à lui. Mais il ne fut pas pourtant fort égaré: inçois, tout rempli d’une fureur poétique, vint répondre promptement à la dame:
Si la dame fut bien peneuse, il ne le faut point demander; car, quelque rusée qu’elle fût, ce lui fut force de changer de couleur et de contenance; laquelle se rendit assez coupable devant toute l’assistance: dont le jeune homme se trouva vengé d’elle, à un bon coup, de toutes les cautelles du temps passé. Cet exemple est notable pour les femmes moqueuses, et qui font trop les difficiles et les assurées, lesquelles le plus souvent se trouvent attrapées, à leur grand’honte. Car les dieux envoient leur aide et faveur aux amoureux qui ont bon cœur; comme il se peut voir de ce jeune homme, auquel Phébus donna l’esprit poétique pour répondre promptement en se défendant contre le blason591 que sa dame avoit si finement et délibérément songé contre lui.
NOUVELLE LXVII.
De l’écolier d’Avignon et de la vieille qui le print à partie.
Il y avoit en Avignon une bande d’écoliers qui s’ébattoient à la longue boule, hors les murailles de la ville: l’un desquels, en faisant son coup, faillit à bouler droit, et envoya sa boule dedans un jardin. Il trouva façon de sauter par-dessus le mur pour l’aller chercher. Quand il fut sauté, il trouva au jardin une vieille qui plantoit des choux, laquelle se print incontinent à crier sus lui: «Eh! que, diable, venez-vous faire ici? Vous me venez dérober mes melons?» Mais l’écolier ne s’en soucioit pas, cherchant toujours sa boule, en lui disant seulement: «Paix, vieille damnée!» La vieille commença à lui dire mille maux592. Quand l’écolier la vit ainsi entrer en injures, pour en avoir son passe-temps, il lui va parler le premier langage dont il s’avisa, en lui disant: Cum animadverterem quam plurimos homines593, en lui faisant signes de menaces, pour la faire encore mieux batailler. Et la vieille, de crier, mais c’étoit en son avignonnois594: «Oh! ce méchant, ce voleur, qui saute par-dessus les murailles!» L’écolier continuoit à lui dire ces beaux préceptes de Caton: Parentes ama595. «Allez de par le diable, disoit la vieille à l’écolier; que le lansi596 vous éclate!» Et l’écolier: Cognatos cole597. «Oui, oui, à l’école, de par le diable!» Et l’écolier: Cum bonis ambula598. «Je n’ai que faire de ta boule, disoit-elle. Que maugré n’aie bieu de toi599! tu parles italien; je t’entends bien.—Et voire, voire, dit l’écolier: Foro te para600.» Mais s’il l’eût voulu entretenir, il eût fallu dire tout son Caton, tout son Quos decet601. Encore n’en eût-il pas eu le bout; mais il s’en vint achever sa partie.
NOUVELLE LXVIII.
D’un juge d’Aigues-Mortes, d’un pasquin602, et du concile de Latran.
En la ville d’Aigues-Mortes, y avoit un juge nommé De alta domo603; lequel avoit un cerveau fait comme de cire604; et donnoit, en son siége, des appointements605 tout cornus; hors son siége, faisoit des discours de même. Advint, un jour, qu’il entra en dispute d’un passage de la Bible avec un bon apôtre, qui étoit bien aise de faire bateler606 monsieur le juge. Le différend étoit, à savoir-mon si de toutes les bêtes qui sont aujourd’hui au monde, y en avoit deux de chacune en l’arche de Noé. L’un disoit qu’il n’y avoit point de souris, et qu’elles s’engendrent de pourriture, ainsi que depuis a bien confermé maître Jean Buteo607, de l’ordre Saint-Antoine en Dauphiné, en son traité De Arca Noe. L’autre disoit, qu’il n’y avoit qu’un lièvre, et que la femelle échappa à Noé, et se perdit en l’eau, et, pour cela, que le mâle porte comme la femelle. L’un disoit de l’un, l’autre de l’autre608. Mais, à la fin, monsieur le juge, qui vouloit toujours avoir du bon, se fâchoit que ce bon marchand tînt ainsi fort contre lui, auquel il va dire: «Vous ne savez de quoi vous parlez: où l’avez-vous vu?—Où je l’ai vu! dit l’autre; il est écrit en Genèse.—Genèse! dit le juge; vous me la baillez belle. C’est un griffon griffant609; il demeure à Nismes; je le connois bien. Il n’y entend rien, ne vous avec.» Et, de fait, y avoit un greffier à Nismes, qui s’appeloit Genèse; et le pauvre juge pensoit que ce fût celui dont l’autre entendoit. Il faut dire qu’il savoit toute la Bible par cœur, fors le commencement, le milieu et la fin. Il sembloit610 quasi à celui que l’on dit, qui611, devant le roi François, ainsi qu’on parloit d’un pasquin qui avoit été nouvellement fait à Rome, voulant aussi en dire sa râtelée612, dit au roi: «Sire, je l’ai bien vu, Pasquin; c’est un des plus galants hommes du monde.» Adonc le roi, qui s’aperçut bien de l’humeur de l’homme, lui va dire: «Vous l’avez vu! Où l’avez-vous vu?—Sire, dit-il, je le vis dernièrement à Rome, qu’il étoit bien en ordre. Il portoit une cape à l’espagnole, bandée de velours, et une chaîne au col, d’un613 quatre-vingts ou cent écus; et avoit deux varlets après lui. Mais c’étoit l’homme du monde qui rencontroit le mieux, et étoit toujours avec ses cardinaux.—Allez, allez, dit le roi; allez quérir les plats; vous avez envie de m’entretenir.» C’étoit encore un bon homme, qui étoit produit pour témoin en une matière bénéficiale, où il étoit question d’une certaine décision du concile de Latran. Le juge disoit à ce bon homme: «Venez çà, mon ami; savez-vous bien de quoi nous parlons?—Oui, monsieur, vous parlez du concile de Latran614; je l’ai assez vu de fois: il avoit un grand chapeau rouge, et étoit toujours ceint, et portoit voulentiers une grande gibecière de velours cramoisi. Et si ai bien encore connu sa femme, madame la Pragmatique615.» Voilà ce qu’il en sembloit au bon homme. Je ne sais pas si vous m’en croyez, mais il n’est pas damné qui ne le croit.
NOUVELLE LXIX.
Des gendarmes qui étoient chez la bonne femme de village.
Au temps que les soudards vivoient sus le bonhomme616, ils vivoient aussi sus la bonne femme; car il en passa une bande par un village, là où ils ne faisoient pas mieux que ceux du proverbe, qui dit: Un avocat en une ligne; un noyer en une vigne; un pourceau en un blé; une taupe en un pré; un sergent en un bourg; c’est pour achever de gâter tout. Car ils pilloient, ils ruinoient, ils détruisoient tout. Il y en avoit deux, ou trois, ou quatre, je ne sais combien, chez une bonne femme; lesquels lui mettoient tout par écuelles: et comme ils mangeoient ses poules, qu’ils lui avoient tuées, elle faisoit une chère pitrasse617, disant la patenôtre du singe618. Mais ces gendarmes faisoient les galants, en disant à la vieille: «Ah! ah! bonne femme de Meudon, vous vous en allez mourir; ayez-vous regret en vos poules? Sus, sus, faites bonne chère, dites après moi: Au diable soit chicheté! Direz-vous?» La bonne femme, toute maudolente619, lui dit: «Au diable soit le déchiqueté620!» Elle avoit bien raison, car
NOUVELLE LXX.
De maître Berthaud, à qui on fit accroire qu’il étoit mort.
Jadis, en la ville de Rouen (je ne sais donc où c’étoit), y eut un homme qui servoit de passe-temps à tous allants et venants, quand on le savoit gouverner, cela s’entend. Il s’en alloit par les rues, tantôt habillé en marinier, tantôt en magister, tantôt en cueilleur de prunes623, et toujours en fol: et l’appeloit-on maître Berthaud. C’étoit, possible, celui qui comptoit vingt et onze, et étoit fier de ce nom de maître, comme un âne d’un bât neuf; et qui eût failli à l’appeler, on n’en eût point tiré de plaisir; mais en lui disant, maître Berthaud, vous l’eussiez fait passer par le trou au chat624. Et ce qui le faisoit ainsi niais fol, c’étoit que quelques bons maîtres de métier625 l’avoient veillé onze nuits tout de suite, lui fichant de grosses épingles dedans les fesses, pour le garder de dormir: qui est la vraie recette de faire devenir un homme parfait en la science de folie, par B carre et par B mol626. Vrai est qu’il faut qu’il y ait de la nature, comme pensez qu’il y avoit en maître Berthaud. Or, est-il, qu’il tomba un jour entre les mains de quelques gens de bien qui le menèrent aux champs; lesquels, par les chemins, après en avoir prins le plus de passe-temps qu’ils purent, lui commencèrent à faire accroire qu’il étoit malade, et le firent confesser par un qui fit le prêtre; lui firent faire son testament, et enfin lui donnèrent à entendre qu’il étoit mort, et le crut: parce, principalement, qu’en l’ensevelissant ils disoient: «Hé! le pauvre maître Berthaud, il est mort; jamais nous ne le verrons. Hélas! non.» Et le mirent dans une charrette qui revenait de la ville, chantant toujours: Libera me, Domine, sus le corps de maître Berthaud, qui faisoit le mort au meilleur escient qu’il eût. Mais il y en avoit quelques-uns d’entre eux qui lui faisoient bien sentir qu’il étoit vif, car ils lui piquoient les fesses avec des épingles, comme nous disions tantôt; dont il n’osoit pourtant faire semblant, de peur de n’être pas mort; et même lui fâchoit bien quelquefois de retirer un peu la cuisse, quand il sentoit les coups de pointe. Mais, à la fin, il y en eut un qui le piqua bien si fort, qu’il n’en put plus endurer, et fut contraint de lever la tête, en disant tout en colère au premier qu’il regarda: «Par Dieu! méchant, si j’étois vif aussi bien comme je suis mort, je te tuerois tout à cette heure.» Et tout soudain se remit à faire le mort, et ne se réveilla plus, pour chose qu’on lui fît, jusqu’à tant que quelqu’un vînt dire: «Ha! le pauvre Berthaud qui est mort!» Alors mon homme se leva: «Vous avez menti, dit-il, il y a bien du maître pour vous. Or sus, je ne suis pas mort.» Par dépit, voilà comment maître Berthaud ressuscita, pour ce qu’on ne l’appeloit pas maître.
Il se fait un autre conte d’un maître Jourdain, mais qui s’estimoit un peu plus habile que celui-ci, combien qu’il n’y eût guère à dire. Il y eut quelque crocheteur, en portant ses faix par la ville, qui le heurta assez indiscrètement, c’est-à-dire assez lourdement; et puis, il lui dit gare627 (il étoit temps ou jamais). Lors, maître Jourdain va dire: «Viens çà! pourquoi fais-tu cela, ange de Grève628? Par Dieu! si je n’étois philosophe, je te romprois la tête, gros sot que tu es!» Tous deux en tenoient: vrai est que l’un étoit fol, et l’autre philosophe629.
NOUVELLE LXXI.
Du Poitevin qui enseigne le chemin au passants630.
Il y a beaucoup de manières de s’exercer à la patience; comme sont les femmes qui tentent, un varlet qui caquette ou qui gronde ou qui n’oit goutte, et qui vous apporte des pantoufles quand vous demandez votre épée, ou votre bonnet en lieu de votre ceinture, et met un bois vert dedans un feu quand vous mourez de froid, là où il faut brûler toute la paille du lit avant qu’il s’allume; ou d’un cheval encloué ou déferré par les chemins, ou qui se fait piquer à tous les pas, et cent mille autres malheurs qui arrivent. Mais ceux-là sont trop fâcheux; ils sont pour souhaiter à quelques ennemis631. Il y en a d’autres, qui ne sont pas si fort à endurer, parce qu’ils ne durent pas tant et même sont de telle sorte qu’on est plus aise par après de les avoir pratiqués et d’en faire ses comptes. Telles aventures sont bonnes à ces jeunes gens pour leur faire rasseoir un peu leur trop chaude colère: entre lesquels est la rencontre d’un Poitevin, quand on va par pays comme: Prenez le cas que vous ayez à faire une diligence et qu’il fasse froid ou quelque mauvais temps; en somme, que vous soyez fâché de quelque autre chose, et par fortune vous ne sachiez votre chemin; vous avisez un Poitevin assez loin de vous, qui laboure un champ; vous vous prenez à lui demander: «Eh hau! mon ami, où est le chemin de Parthenai?» Le pique-bœuf632, encore qu’il vous entende, ne se hâte pas trop de répondre; il parle à ses bœufs: «Garea, frementin, brichet633, chatain, ven aprês moay; tu ves ben crelincoutant634,» ce dit-il à son bœuf, et vous laisse crier deux ou trois fois bonnes et hautes. Puis, quand il voit que vous êtes en colère et que voulez piquer droit à lui, il sible635 ses bœufs pour les arrêter, et vous dit: «Qu’est-ce que vous dites?» Mais il a bien meilleure grâce au langage du pays: «Quet o que vo disez?» Pensez que ce vous est un grand plaisir, quand vous avez si longuement demeuré à vous estuver636 et crié à gorge rompue, que ce bouvier vous demande: «Que c’est que vous dites?» et bien, si faut-il que vous parliez. «Où est le chemin de Parthenai? Dis.—De Parthenai, monsieur? ce vous dira-t-il.—Oui, de Parthenai. Que te vienne le chancre!—Et d’ond venez-vous, monsieur?» dira-t-il. Il faut ressuer ou de cœur ou de bouche: «D’ond je viens? Où est le chemin de Parthenai?—Y voulez-vous aller, monsieur? Or, sus, prenez patience.—Oui, mon ami, je m’y en vais; où est le chemin?» A donc il appellera un autre pique-bœuf qui sera là auprès, et lui dira: «Micha, icoul homme demande le chemin de Parthenai: n’et o pas per qui aval637?» L’autre répondra (s’il plaît à Dieu): «O m’est avis qu’ol est par deçay638.» Pendant qu’ils sont là tous deux à débattre de votre chemin, c’est à vous à deviner si vous deviendrez fol ou sage. A la fin, quand ces deux Poitevins ont bien disputé ensemble, l’un d’eux vous va dire: «Quand vous serez à iceste grand cray, tournai à la bonne main, et peu, allez dret; vous ne sariez faillir639.» En avez-vous, à cette heure? Allez hardiment, meshui vous ne ferez mauvaise fin, étant si bien adressé. Puis, quand vous êtes en la ville, s’il est, d’aventure, jour de marché et que vous alliez acheter quelque chose, vous aurez affaire à bons et fins marchands: «Mon ami, combien ce chevreau?—Iquou chevreau640, monsieur?—Oui.—Le voulez-vous avec la mère? dé, ol est bon, iquou chevreau.—C’est mon! il est bien bon. Combien le vendez-vous?—Sopesez, monsieur, col est gras.—Voire! Mais combien?—Monsieur, la mère n’en a encore porti que dou.—Je l’entends bien; mais combien me coûtera-t-il?—Ne voulez-vous qu’une parole? I sçai bien qu’il ne vous faut pas surfaire.—Non; mais combien en donnerai-je?—Ma foay! o ne vous coustera pas may de cinq sou e dimé.» Voilà votre marché: prenez ou laissez.
NOUVELLE LXXII.
Du Poitevin, et du sergent qui mit sa charrette et ses bœufs en la main du roi.
Je ne m’amuserai ici à vous faire les autres contes des Poitevins, lesquels, sans point de faute, sont fort plaisants; mais il faudroit savoir le courtisan641 du pays pour les faire trouver tels; et puis, la grâce de prononcer vaut mieux que tout; mais je vous en puis dire encore un, tandis que j’y suis. Il y avoit un Poitevin qui, par faute de payer la taille, avoit été exécuté par un sergent, lequel, faisant son exploit par vertu de son mandement, mit la charrette et les bœufs de ce pauvre homme en la main du roi, dont il fut assez marri; mais si fallut-il qu’il passât par là. Advint, au bout de quelque temps, que le roi vint à Châtelleraut. Quoi sachant ce paysan, qui étoit de la Tircherie642, y voulut aller pour voir l’ébat643, et fit tant qu’il vit le roi comme il alloit à la chasse. Mon paysan, incontinent qu’il l’eut vu, n’ayant plus rien à faire à la cour, s’en retourna au village; et, en soupant avec ses compères pique-bœufs, il leur dit: «La merdé! j’ay veu le roay d’aussi près qu’iquou chein; ol a le visage comme in homme; mais i parlerai ben à iqueo bea sergent, qui mist avant-hier ma charrette et mon bœuf en la main du roay. La merdé! o n’a pas la main pu gran que moay644.» Il étoit avis à ce Poitevin que le roi devoit être grand comme le clocher Saint-Hilaire645, et qu’il avoit la main grande comme un chêne, et qu’il y devoit trouver sa charrette et ses bœufs. Mais pourquoi ne vous en conterai-je bien encore un?
NOUVELLE LXXIII.
D’un autre Poitevin, et de son fils Micha.
C’étoit un homme de labeur, assez aisé, qui avoit mené deux siens fils à Poitiers pour étudier en grimauderie646, lesquels se mirent avec d’autres patrias647 caméristes près du Bœuf couronné: l’aîné avoit nom Michel, et l’autre Guillaume. Leur père les ayant logés, retint l’endroit où ils demeuroient et les laisse là, où ils furent assez longtemps sans lui écrire, et même il se contentoit d’en savoir des nouvelles par les paysans, qui alloient quelquefois à Poitiers; par lesquels il envoyoit quelquefois à ses enfants des formages, des jambons et des souliers bien bobelinés648. Advint que tous deux tombèrent malades, dont le petit mourut, et l’aîné, qui n’étoit encore guéri, n’avoit la commodité d’écrire à son père la mort de son frère. Au bout de quelque temps, ce père fut averti qu’il étoit mort un de ses enfants, mais on ne lui sut pas dire lequel c’étoit. De quoi étant bien fâché, fit faire une lettre au vicaire de sa paroisse, laquelle portoit en suscription: A mon fils Micha, demeurant au Roay do beu, ou iqui près649. Et au dedans de cette lettre y avoit entre autres bons propos: «Micha, mande moay lo quau ol est qui est mort, de ton frère Glaume ou de toay; car j’en seu en un gran emoay. Au par su, i te veu ben adverti quo disant que noustre avesque est à Dissay650. Va t’y-en per prendre couronne, et la pren bonne et grande, afin qu’o n’y faille point torné à deu foay.» Maître Micha fut si aise d’avoir reçu cette lettre de son père, qu’il en guérit incontinent tout sain, et se lève pour faire la réponse, qui étoit pleine de rhétorique qu’il avoit apprise à Poyté651, laquelle je ne dirai ici à cause de brièveté; mais, entre autres, y avoit: «Mon père, i vous averti quo n’est pas moay qui suis mort, mais ol est mon frère Glaume: ol est bien vrai qu’i estai pu malade que li; car la pea me tomboit comme à in gorret652.» N’étoit-ce pas vertueusement écrit, et vertueusement répondu? Vraiment! qui voudroit dire le contraire, il auroit grande envie de tancer653.
NOUVELLE LXXIV.
Du gentilhomme de Beauce, et de son dîner.
Un des gentilshommes de Beauce, que l’on dit qui sont deux à un cheval quand ils vont par pays654, avoit dîné d’assez bonne heure, et fort légèrement, d’une certaine viande qu’ils font, en ce pays-là, de farine et de quelques moyeux d’œufs; mais à la vérité, je ne saurois pas dire de quoi elle se fait par le menu: tant y a, que c’est une façon de bouillie, et l’ai ouï nommer de la caudelée655. Ce gentilhomme en fit son dîner; mais il mangea si diligemment, qu’il n’eut loisir de se torcher les babines, là où il demeura de petits gobeaux656 de cette caudelée: et, en ce point, s’en alla voir un sien voisin, selon la coutume qu’ils avoient de voisiner en leurs maisons, comme de baudouiner657 par les chemins. Il entre privément chez ce voisin, lequel il trouve qu’il se vouloit mettre à table, et commença à parler galamment: «Comment! dit-il, n’avez-vous pas encore dîné?—Mais vous, dit l’autre, avez-vous déjà dîné?—Si j’ai dîné! dit-il; oui, et fort bien, car j’ai fait une gorge chaude d’une couple de perdrix, et n’étions que madamoiselle ma femme et moi. Je suis marri que n’êtes venu en manger votre part.» L’autre, qui savoit bien de quoi il vivoit le plus du temps, lui répondit: «Vous dites vrai; vous avez mangé de bons perdreaux: voi l’en là658 encore de la plume?» en lui montrant ce morceau de caudelée qui lui étoit demeuré en la barbe. Le gentilhomme fut bien penaud quand il vit que sa caudelée lui avoit découvert ses perdreaux.
NOUVELLE LXXV.
Du prêtre qui mangea à déjeuner toute la pitance des religieux de Beaulieu.
En la ville du Mans, y avoit un prêtre qu’on appeloit messire Jean Melaine659, lequel étoit un mangeur excessif; car il dévoroit la vie de neuf ou dix personnes pour le moins à un repas. Et lui fut sa jeunesse assez heureuse; car, jusqu’à l’âge de trente ou trente-cinq ans, il trouva toujours gens qui prenoient plaisir à le nourrir; principalement ces chanoines qui se battoient à qui auroit messire Jean Melaine, pour avoir le passe-temps de le soûler660. De sorte qu’il étoit aucunes fois retenu pour une semaine à dîner et à souper, par ordre, chez les uns, et puis chez les autres. Mais depuis que le temps commença à s’empirer, ils commencèrent aussi à se retirer, et laissèrent jeûner le pauvre messire Jean Melaine; lequel devint sec comme une bûche, et son ventre creux comme une lanterne. Et véquit trop longuement, le pauvre homme; car ses six blancs n’étoient pas pour lui donner le pain qu’il mangeoit. Or, du temps qu’il faisoit encore bon pour lui, il y avoit un abbé de Beaulieu, qui le traitoit assez souvent; et une fois entre autres, il entreprint de le faire mettre si bien à son aise qu’il en eût assez. Il se faisoit un anniversaire en l’abbaye, là où se trouvèrent force prêtres, desquels messire Jean Melaine étoit l’un. L’abbé dit à son pitancier661: «Savez-vous que c’est? qu’on donne à déjeuner à messire Jean, et qu’on le fasse tant manger, qu’il en demeure devant lui.» Et, la-dessus, il dit lui-même au prêtre: «Messire Jean, incontinent que vous aurez chanté messe, allez-vous-en à la dépense662 demander à déjeuner, et faites bonne chère, entendez-vous? J’ai dit qu’on vous traitât à votre plaisir.—Grand merci, monsieur,» dit le prêtre. Il dépêcha sa messe, laquelle il dit en chasseur663, ayant le cœur à la mangerie. Il s’en va à la dépense, là où il lui fut atteint664 d’entrée une grande pièce de bœuf, de celles des religieux, et un gros pain de lévriers665, et une bonne quarte666 de vin mesure de ce pays-là. Il eut dépêché cela en moins qu’une horloge auroit sonné dix heures667; car il ne faisoit qu’étourdir ses morceaux. On lui en apporte encore autant, qu’il dépêche aussitôt. Le pitancier, voyant le bon appétit de l’homme, et se souvenant du commandement de l’abbé, lui fait apporter deux autres pièces de bœuf tout à la fois; lesquelles il eut incontinent mises en un même sac avec les autres. Somme, il mangea tout ce qui avoit été mis pour le dîner des religieux; car il fut tiré, comme le fit le roi devant Arras668 jusqu’à la dernière pièce669; tant, qu’il fut force d’en mettre cuire d’autres à grand’ hâte. L’abbé, cependant, se pourmenoit par les jardins en attendant que messire Jean eût déjeuné, lequel, ayant bien repu, sortit pour s’en aller. L’abbé, qui le vit en s’en allant, lui demanda: «Eh! puis, messire Jean, avez-vous déjeuné?—Oui, monsieur, Dieu merci et vous, dit le prêtre: j’ai mangé un morceau et bu une fois en attendant le dîner.» A votre avis, ne pouvoit-il pas bien attendre un bon dîner, pourvu qu’il ne demeurât guère?
Une autre fois, qu’il étoit vendredi, on lui donna à déjeuner d’une saugrenée de pois670, pleine une grande jatte, avec de la soupe assez pour six ou sept vignerons. Mais celui qui la lui apprêta, connoissant le patient, mit parmi ces pois deux grandes poignées de ces osselets ronds de moulue671 qu’on appelle patenôtres, avec force beurre et verjus, et la présente à messire Jean, qui la vous dépêcha en forme commune672 et mangea patenôtres et tout. Et crois bien qu’il eût mangé l’Ave Maria et le Credo673, s’il y eût été. Vrai est que ces os lui croquoient parfois sous les dents; mais ils passoient nonobstant. Quand il eut fait, on lui demanda: «Eh bien! messire Jean, ces pois étoient-ils bons?—Oui, monsieur, Dieu merci et vous! mais ils n’étoient pas encore bien cuits.» N’étoit-ce pas bien vécu pour un prêtre? Dieu fit beaucoup pour ce bas monde, de le faire d’Église; car s’il eût été marchand, il eût affamé tout le chemin de Paris, de Lyon, de Flandres, d’Allemagne et d’Italie; s’il eût été boucher, il eût mangé tous ses bœufs et ses moutons, cornes et tout; s’il eût été avocat, il eût mangé papiers et parchemins: dont ce n’eût pas été grand dommage; mais il eût mangé ses clients, combien que les autres les mangent aussi bien. S’il eût été soudard, il eût mangé brigandines674, morions675, hacquebutes676, et toutes les caques677 de poudre. Et s’il eût été marié avec tout cela, pensez que sa pauvre femme n’eût pas eu meilleur marché de lui qu’eut celle de Cambles678, roi des Lydes, qui mangea la sienne une nuit toute mangée. Dieu nous aide, quel roi! il en devoit bien manger d’autres.
NOUVELLE LXXVI.
De Jean Doingé, qui tourna son nom par le commandement de son père.
A Paris la grand’ville679, y avoit un personnage de nom et de qualité, homme de grand savoir et de jugement, qu’on appeloit monsieur Doingé680; mais comme il advient que les hommes savants ne font pas voulentiers des enfants des plus spirituels du monde (je crois que c’est parce qu’ils laissent leur esprit en leur étude quand ils vont coucher avec leurs femmes), celui dont nous parlons avoit un fils, déjà grand d’âge, nommé Jean Doingé: lequel en la chose qu’il ressembloit le moins à son père, étoit l’esprit. Un jour que son père étoit empêché à écrire ou à étudier, ce vertueux fils étoit planté devant lui, comme une image, à regarder son père sans rien faire, sinon une contenance d’un homme qui a sa journée payée. De quoi, à la fin, son père, ennuyé, lui va dire: «Eh! mon ami, de quoi sers-tu ici le roi? que ne vas-tu faire quelque chose?—Monsieur, dit-il à son père, que voudriez-vous que je fisse? je n’ai pas rien à faire.» Le père, voyant cet homme de si bon cœur, lui dit: «Tu ne sais que faire, pauvre homme? eh! va tourner ton nom.» Maître Jean print cette parole à son avantage et bon escient; laquelle son père lui avoit dite comme on a de coutume dire à un homme qui aime besogne faite. Et, de cette empeinte681, s’en va enfermer dans son étude, pour mettre son nom à l’envers: tantôt il trouvoit Doingé Jean, tantôt Jean Gédoin, tantôt Gédoin Jean. Et puis, il va montrer toutes ces pièces de nom à quelque jeune homme de ses familiers, lui demandant s’il étoit bien tourné ainsi; mais l’autre dit que, pour tourner son nom, ce n’étoit pas assez de le mettre par les syllabes sens devant derrière, mais qu’il falloit mêler les lettres les unes parmi les autres, et en faire quelque bonne devise. Mon homme se retourne incontinent enfermer, et vous recommence à découper son nom tout de plus belle: là où il fut bien deux ou trois jours, qu’il en perdoit le boire et le manger, ne s’osant trouver devant son père que ce nom ne fût tourné. A la fin, il tourna et vira tant qu’il en trouva de deux sortes, les plus propres du monde. Dont il fut si aise, qu’il en rioit tout seul en allant et venant, et lui duroit mille ans qu’il ne trouvoit l’heure de le dire à son père: laquelle ayant bien épiée, lui vint dire tout à hâte, comme s’il l’eût voulu prendre sans vert682: «Monsieur, dit-il à son père, je l’ai tourné.» Son père, qui pensoit en tout, fors qu’en ce tournement de nom, fut tout ébahi, tant pource qu’il ne l’avoit vu de tous ces deux jours, qu’aussi pour l’ouïr ainsi parler sans propos: «Tu l’as tourné! dit-il. Et qui est-ce que tu as tourné?—Monsieur, vous me dites lundi que j’allasse tourner mon nom. Je n’ai cessé d’y travailler depuis; mais, à la fin, j’en suis venu à bout.—Vraiment, je t’en sais bon gré, dit le père. Tu l’as donc tourné? et qu’as-tu trouvé, pauvre homme?—Monsieur, dit-il, je l’ai tourné en beaucoup de sortes; mais je n’en ai trouvé que deux qui soient bonnes: j’ai trouvé Janin Godé683, et Angin d’oie.—Vraiment, dit son père, je t’en crois; tu n’as pas perdu ton temps.» N’étoit-ce pas là un gentil fils? Bohémiennes lui pourroient bien dire: «Vous êtes d’un bon père et d’une bonne mère, mais l’enfant ne vaut guère.» Quelqu’un me dira: «Voire-mais nous n’écrivons pas engin par a.» Non; mais que voulez-vous? qu’on homme perde une si belle devise comme celle-là pour le changement d’une seule lettre!
NOUVELLE LXXVII.
De Janin, nouvellement marié.
Janin s’étoit marié la sienne fois684, et avoit pris une femme qui jouoit des mannequins685, laquelle ne s’en ca choit point pour lui, ne voulant point faire de tort au beau nom de son mari. Quelque jour, un des voisins de Janin lui disoit des demandes, et lui faisoit les réponses en forme d’une assez plaisante farce686. «Or çà, Janin, vous êtes marié?» Et Janin répondit: «O voire!—Cela est bon, disoit l’autre.—Pas trop bon: elle a trop mauvaise tête.—Cela est mauvais.—Pas trop mauvais pourtant.—Et pourquoi?—C’est une des belles de notre paroisse.—Cela est bon.—Pas trop bon aussi.—Et pourquoi?—Il y a un monsieur qui la vient voir à toute heure.—Cela est mauvais.—Pas trop mauvais pourtant.—Et pourquoi?—Il me donne toujours quelque chose.—Cela est bon.—Pas trop bon aussi.—Et pourquoi?—Il m’envoie toujours de çà, de là.—Cela est mauvais.—Pas trop mauvais pourtant.—Et pourquoi?—Il me baille de l’argent, de quoi je fais grand’chère par les chemins.—Cela est bon.—Pas trop bon aussi.—Et pourquoi?—Je suis à la pluie et au vent.—Cela est mauvais.—Pas trop mauvais pourtant.—Et pourquoi?—J’y suis tout accoutumé.» Achevez le demeurant si vous voulez, celle-ci est à l’usage d’étrivières687.
NOUVELLE LXXVIII.
Du légiste qui se voulut exercer à lire, et de la harangue qu’il fit à sa première lecture.
Un légiste, étudiant à Poitiers, avoit assez bien profité en sa vacation de droit; et en savoit non pas trop aussi: et si n’avoit pas grand’hardiesse, ni moyen d’expliquer son savoir. Et parce qu’il étoit fils d’un avocat, son père, qui avoit passé par là, lui manda qu’il se mît à lire, afin qu’il se fît la mémoire plus prompte en s’exerçant. Pour obéir au commandement de son père, il se délibère de lire à la Ministrerie688; et, afin de mieux s’assurer, il s’en alloit tous les jours en un jardin, qui étoit assez secret689, pour être loin des maisons: auquel y avoit des choux beaux et grands. Il fut long-temps qu’à mesure qu’il avoit étudié, il alloit faire sa lecture devant ces choux, les appelant domini, et leur alléguant ses paragraphes, tout ainsi que si c’eussent été écoliers auditeurs. S’étant ainsi bien apprêté par l’espace de quinze jours ou trois semaines, il lui sembla bien qu’il étoit temps de monter en chaire: pensant qu’il diroit aussi bien devant les écoliers comme il faisoit devant ces choux. Il se présente, et commence à faire sa harangue; mais avant qu’il eût dit une douzaine de mots, il demeura tout court, qu’il ne savoit où il en étoit, tellement qu’il ne sut dire autre chose, sinon: Domini, ego bene video quod non estis caules, c’est-à-dire (car il y en a qui en veulent avoir leur part en françois): «Messieurs, je vois bien que vous n’êtes pas des choux.» Étant au jardin, il prenoit bien le cas que les choux fussent écoliers; mais, étant en chaire, il ne pouvoit prendre le cas que les écoliers fussent des choux.
NOUVELLE LXXIX.
Du bon ivrogne Janicot, et de Janette, sa femme.
Dedans Paris, où il y a tant de sortes de gens, y avoit un couturier, nommé Janicot, lequel ne fut jamais avaricieux; car tout l’argent qu’il gagnoit, c’étoit pour boire. Lequel métier il trouva si bon, et s’y accoutuma de telle sorte, qu’il lui fallut quitter celui de couturier; car, quand il revenoit de la taverne et qu’il se vouloit mettre sur la besogne, en enfilant son aiguille, il faisoit comme les nouveaux mariés, il mettoit auprès; et puis, lui étoit avis d’un filet que c’en étoient deux; et cousoit aussitôt une manche par derrière comme par devant: tout lui étoit un; de sorte qu’il renonça du tout à ce fâcheux couturage, pour se retirer au plaisant métier de boire; lequel il entretint vaillamment. Car, depuis qu’il étoit au fond d’une taverne, il n’en bougeoit jusqu’au soir, fors quand quelquefois sa femme le venoit quérir, qui lui disoit mille injures; mais il les avaloit toutes avec un verre de vin. Bien souvent il la flattoit tant, qu’il la faisoit asseoir auprès de soi, en lui disant: «Tâte un peu de ce vin-là, ma mie; c’est du meilleur que tu bus jamais.—Je n’ai que faire de boire, disoit-elle; cet ivrogne, ici venras-tu690?—Eh! Janette, tu ne bevras691 que tant petit que tu vourras692.» A la fin, elle se laissoit aller; car la bonne dame disoit en soi-même: «Aussi bien, est-ce moi qui paie tout; il faut bien que j’en boive ma part.» Vrai est qu’elle avoit un peu plus de discrétion que Janicot; car elle ne se chargeoit pas tant693, qu’elle ne le remenât à la maison; mais croyez que c’étoit une dure départie, que du pot et de Janicot. Une autre fois, quand elle faisoit la fâcheuse, il lui disoit: «Janette, tu sais bien que c’est que je vis hier: ce monsieur? tu m’entends bien. Je n’en dirai mot, Janette; mais laisse-moi boire: va-t’en, ma mie! je serai aussitôt que toi au logis.» Et de reboire; puis, en s’en retournant, qui n’étoit jamais qu’il n’en eût sa charge hardiment, qu’il étoit plus aisé à savoir d’où il venoit, que non pas où il alloit; car la rue ne lui étoit pas assez large. Il alloit chancelant, dandinant, trébuchant; il heurtoit toujours à quelque ouvroir694; ou, quand il étoit nuit, à quelque charrette: et se faisoit à tous coups une bigne695 au front; mais elle étoit guarie avant qu’il s’en aperçût. Il se laissoit maintes fois tomber du haut d’un degré, ou en la trappe d’une cave; mais il ne se faisoit point de mal. Dieu lui aidoit toujours. Et si vous me demandez où il prenoit de quoi payer, je vous réponds qu’il n’y avoit plat ni écuelle qui ne s’y en allât. Les nappes, les couvertures du lit, il vendoit tout cela: quand sa femme étoit quelque part en commission, son demi-ceint696, s’il le pouvoit avoir, ses chaperons, sa robe, à un besoin. Mais pourquoi n’eût-il engagé tout cela, quand il eût engagé sa femme même à qui lui eût voulu donner de quoi boire? Et puis, il y avoit toujours quelque payeur; car ce que le pertuis d’en haut697 dépensoit, celui d’en bas en répondoit. A propos, Janicot avoit toujours sa bouteille de trois chopines, laquelle il tenoit toute la nuit auprès de soi; et l’égouttoit toutes fois qu’il s’éveilloit: et en dormant même, il ne songeoit qu’en sa bouteille, et y avoit une telle adresse, que tout endormi il y portoit la main et la prenoit pour boire, tout ainsi que s’il eût veillé. Quoi connoissant sa femme, bien souvent le prévenoit, et lui buvoit le vin de sa bouteille, laquelle elle remplissoit d’eau, que le pauvre Janicot buvoit en dormant; et bien souvent se réveilloit à ce goût aquatique, qui lui affadissoit toute la bouche. Mais il se rendormoit sur cette querelle, sans faire grand bruit; et le plus souvent même y avoit un tiers couché en même lit, qui dansoit la danse trevisaine698 avec sa femme; mais tout cela ne lui faisoit point de mal. Quelquefois il s’avisoit de mettre de l’eau en son vin; mais c’étoit avec la pointe d’un couteau, lequel il mouilloit dedans l’aiguière, et en laissoit tomber une goutte en son voirre699, et non plus. Vous ne l’eussiez jamais trouvé sans un osselet de jambon en sa gibecière. Il aimoit uniquement les saucisses, le formage de Milan, les sardines, les harengs-saurs, et tous semblables aiguillons à vin. Il haïssoit les femmes et les salades comme poison, les flannets700, les tartelettes. Quand il les entendoit crier par les rues, il bouchoit ses oreilles. Il avoit les yeux bordés de fine écarlate: et un jour qu’il y avoit mal, sa femme lui fit défendre par un médecin d’eau douce qu’il ne bût point de vin; mais on eût fait avec lui tous les marchés plutôt que celui-là, car il aimoit mieux perdre les fenêtres que toute la maison. Et quand on lui disoit qu’il se pouvoit bien laver les yeux de vin blanc: «Eh! disoit-il, que sert-il s’en laver par dehors? c’est autant de gâté. Ne vaut-il pas mieux en boire tant, qu’il en sorte par les yeux, et s’en laver dedans et dehors?» Quand il grêloit, il se jetoit à genoux, et ne plaignoit que les vignes à haute voix; et quand on lui disoit: «Eh! Janicot, les blés!—Quoi! les blés? disoit-il: avec un morceau de pain gros comme une noix, je bevrai une quarte de vin: je ne me soucie pas des blés; il y en aura bien peu, s’il n’y en a assez pour moi.» Et ceci étoit quand il étoit en son meilleur sens; car les uns disent, quand il eut prins son pli, que depuis il ne désenivra; et même tiennent que tout son sang se convertit en vin; et s’il eût été prêtre, il n’eût chanté que de vin, tant il avoit sa personne bien avinée. Il est bien vrai qu’il fallut qu’il mourût en son rang; pour ce, deux ou trois jours avant sa mort, on lui ôta le vin, ce qu’il accorda, au plus grand regret du monde, en disant qu’on le tuoit, et qu’il ne mouroit que par faute de boire. Et quand ce fut à se confesser, il ne se souvenoit point d’avoir fait aucun mal, sinon qu’il avoit bu, et ne savoit parler d’autre chose à son confesseur, que de vin. Il se confessoit combien de fois il en avoit bu qui n’étoit pas bon, dont il se repentoit et en demandoit à Dieu pardon. Puis, quand il vit qu’il falloit aller boire ailleurs, il ordonna par son testament qu’il fût enterré en une cave, sous un tonneau de vin, et qu’on lui mît la tête sous le dégouttoir, afin que le vin lui tombât dedans la bouche701 pour le désaltérer; car il avoit bien vu au cimetière des Innocents que les trépassés ont la bouche bien sèche. Avisez s’il n’étoit pas bon philosophe de penser que les hommes avoient encore après la mort le ressentiment de ce qu’ils avoient aimé en leur vie. C’est le vin qui fait ainsi l’homme, qu’il ne lui est rien impossible. Les autres disent qu’il voulut être enterré au pied d’un cep de vigne, lequel cep ne cessa oncques-puis de porter de plus en plus, tellement qu’on a vu toute la vigne grêlée, que le cep s’est défendu, et a porté autant ou plus que jamais. Je vous laisse à penser s’il est vrai, et comment il en va.
NOUVELLE LXXX.
D’un gentilhomme qui mit sa langue dans la bouche d’une demoiselle en la baisant.
En la ville de Montpellier, y eut un gentilhomme, lequel, nouvellement venu audit lieu, se trouva en une compagnie où on dansoit. Entre les dames qui étoient en cette tant honnête assemblée, étoit une damoiselle de bien bonne grâce, laquelle étoit veuve et encore jeune. Je crois qu’ils dansèrent la piémontoise702, et fut question de s’entre-baiser. Il advint que ce gentilhomme se print à cette jeune veuve. Quand ce vint à baiser, il en voulut user à la mode d’Italie, où il avoit été; car, en la baisant, il lui mit sa langue en la bouche. Laquelle façon étoit pour lors bien nouvelle en France, et est encore de présent, mais non pas tant qu’alors; car les François commencent fort à ne trouver rien mauvais, principalement en telle matière. La damoiselle se trouva un peu surprinse d’une telle pigeonnerie703; et, combien qu’elle ne sût pas prendre les choses en mal, si est-ce qu’elle regarda ce gentilhomme de fort mauvais œil; et si ne s’en put taire; car, bien peu après, elle en fit le conte en une compagnie où elle se trouva, à laquelle un personnage qui étoit là, et qui peut-être lui appartenoit en quelque chose, lui dit ainsi: «Comment avez-vous souffert cela, madamoiselle? C’est une chose qui se fait à Rome et à Venise, en baisant les courtisanes.» La damoiselle fut fort fâchée, entendant, par cela, que le gentilhomme la prenoit pour autre qu’elle n’étoit; tant, qu’avec l’instance que lui en faisoit ledit personnage, elle se mit en opinion que, s’elle laissoit cela ainsi, elle feroit grand tort à son honneur. Sur quoi, après avoir songé des moyens uns et autres d’en rechercher704 le gentilhomme, il ne fut point trouvé de meilleur expédient que de le traiter par voie de justice, pour mieux en avoir la raison et à son honneur. Pour abréger, elle obtint incontinent un ajournement personnel contre son homme, pour les moyens705 qu’elle avoit en la ville; lequel ne s’en doutoit point autrement, jusque à tant que le jour lui fut donné. Et parce qu’il n’étoit pas de la ville, combien qu’il ne fût de loin de là, ses amis lui conseillèrent de s’absenter pour quelque temps, lui remontrant qu’il n’auroit pas du meilleur, et qu’elle, qui étoit apparentée des juges et des avocats, lui pourroit faire telle poursuite qu’il en seroit fâché; car de nier le fait, il n’y avoit point d’ordre; d’autant que lui-même l’auroit confessé en quelques compagnies, où il s’étoit depuis trouvé. Mais lui, qui étoit assez assuré, n’en fit pas grand cas, et répondit qu’il ne s’enfuiroit point pour cela, et qu’il savoit bien ce qu’il avoit à faire. Le jour de l’assignation venu, il se présenta en jugement, où y avoit assez bonne assemblée pour ouïr débattre ce différend, qui étoit tout divulgué par la ville. Il lui fut demandé d’unes choses et autres: «Si un tel jour il n’étoit pas en une telle danse?» Il répondit que oui. «S’il ne connoissoit pas bien la dame complaignante?» Il répondit qu’il ne la connoissoit que de vue, et qu’il voudrait bien la connoître mieux. «S’il vouloit dire ou maintenir qu’elle fût autre que femme de bien?» Répondit que non. «S’il étoit pas vrai qu’un tel soir il l’eût baisée?» Répondit que oui. «Voire-mais, vous lui avez fait un déshonneur grand, ainsi qu’elle se plaint?» Et lui, de le nier. «Vous lui avez mis votre langue en sa bouche.—Eh bien, quand ainsi seroit? dit-il.—Cela ne se fait, dit le juge, qu’aux femmes mal notées: ce n’étoit pas là où vous deviez adresser.» Quand il se vit ainsi pressé, alors il répondit: «Elle dit que je lui ai mis la langue en la bouche; quant à moi, il ne m’en souvient point. Mais pourquoi ouvroit-elle le bec, la folle qu’elle est?» Comme à dire: S’elle ne l’eût ouvert, je ne lui eusse rien mis dedans. Mais à ceux qui entendent le langage du pays, il est un peu de meilleure grâce: Et per che badava, la bestia? C’est-à-dire: Pourquoi bâilloit-elle, la bête? Voire-mais, qu’en fut-il dit? Il en fut ri, et les parties hors de cour et de procès; à la charge pourtant qu’une autre fois elle serreroit le bec quand elle se laisseroit baiser.
NOUVELLE LXXXI.
Du coupeur de bourses, et du curé qui avoit vendu son blé.
Il n’y a pas métier au monde qui ait besoin de plus grande habileté que celui des coupeurs de bourses; car ces gens de bien ont affaire à hommes, à femmes, à gentilshommes, à avocats, à marchands, et à prêtres, que je devois dire les premiers; bref, à toutes sortes de personnes, fors, par aventure, aux cordeliers: encore y en a-t-il qui ne laissent pas de porter argent, nonobstant la prohibition francisquine706; mais ils la tiennent si cachée, que les pauvres coupe-bourses n’y peuvent aveindre. Lesquels, avec ce qu’ils ont affaire à tous les susnommés, le pis est, et le plus fort, qu’ils vous dérobent en votre présence, et ce que vous tenez le plus cher. Et puis, ils savent bien de quoi il y va pour eux. Et pour ce, vous laisserai à penser comment il faut qu’ils entendent leur état, et en quantes manières. Je vous raconterai seulement deux ou trois de leurs tours, lesquels j’ai ouï dire pour assez subtils, ne voulant nier toutefois qu’ils n’en fassent bien d’aussi bons, voire de meilleurs, quand il y affiert707. Je dis donc qu’en la ville de Toulouse fut prins l’un de ces bons marchands dont nous parlons: je ne sais pas s’il étoit des plus fins d’entre eux; mais je penserois bien que non, puisqu’il se laissa prendre, et puis pendre, qui fut bien le pire; mais la cruche va si souvent à la fontaine, qu’à la fin elle se rompt le col. Tant y a, qu’étant en la prison, il encusa708 ses compagnons, sous ombre qu’on lui promit impunité; et se met à déclarer tout plein de belles pratiques du métier, desquelles celle-ci étoit l’une: Qu’un jour les coupeurs de pendants709, lesquels étoient bien dix ou douze de bande, se trouvèrent en la ville susdite à la Peyre710, à un jour de marché, où ils virent comme un curé avoit reçu quarante ou cinquante francs en beau paiement, pour certain blé qu’il avoit vendu: lesquels deniers il mit en un gibecière qu’il portoit à son côté (vous pouvez bien penser qu’il ne la portoit pas sur sa tête). De quoi ces galants furent fort réjouis; car ils n’en eussent pas voulu tenir un denier moins. Et parce que le butin étoit bon, ils commencèrent à se tenir près les uns des autres (car c’étoit là qu’ils se devoient attendre; ailleurs, non), et se mirent à presser ce curé de plus près qu’ils purent; lequel étoit jaloux de sa gibecière comme un coquin de sa poche711; car, étant en la presse, il avoit toujours la main dessus, se doutant bien des inconvénients; et lui étoit avis que tous ceux qu’il voyoit étoient coupeurs de bourses et de gibecières. Ces compagnons cependant le serroient, le tournoient, le viroient en la foule, faisant semblant d’avoir hâte de passer, pour trouver moyen de croquer cette gibecière; mais, pour tourment712 qu’ils sussent faire, ce curé ne partoit point la main de dessus sa prise; dont ils se trouvèrent fort fâchés et ébahis de ce qu’un curé leur donnoit tant de peine. Et, de fait, celui qui le racontoit dit au juge qui l’interrogeoit qu’il s’étoit trouvé en une centaine de factions; mais qu’il n’avoit point vu d’homme plus obstiné à se donner garde que ce curé, ni qui eût moins d’envie de perdre sa bourse. Or avoient-ils juré qu’ils l’auroient. Que firent-ils en le pourmenant ainsi parmi la foule? Ils firent tant, qu’ils le firent approcher d’un grand monceau de souliers, de buche, alias des sabots, qu’ils disent en ce pays-là des esclops713 (si bien m’en souvient), lesquels esclops ils sont pointus par le bout, pour la braveté714. Voyez; encore se fait-il de braves sabots. Quoi voyant l’un d’entre eux, comme ils sont tous accorts de faire leur profit de tout, vint pousser avec le pied l’un de ces esclops, et en donner un grand coup contre la grève de ce curé; lequel, sentant une extrême douleur, ne se put tenir, qu’il ne portât la main à sa jambe, car un tel mal que celui-là fait oublier toutes autres choses; mais il n’eut pas plus tôt lâché la gibecière, que cet habile hillot715 ne la lui eût enlevée. Le curé, avec tout son mal, voulut reporter la main à ce qu’il tenoit si cher; mais il n’y trouva plus rien que le pendant; dont il se print à crier plus fort que de sa jambe; mais la gibecière était déjà en main tierce, voir quarte, si besoin étoit; car, en telles exécutions; ils s’entre-secourent merveilleusement bien. Ainsi le pauvre curé s’en alla mauvais marchand de son blé, étant blessé en la jambe et ayant perdu sa gibecière et son argent. Il y en a qui sont si scrupuleux, qui diroient que c’étoit de péché de vendre les biens de l’Église; mais je ne dis rien de cela, j’aime mieux vous faire une autre conte.
NOUVELLE LXXXII.
Des mêmes coupeurs de bourses, et du prévôt La Voulte716.
Il faut entendre que le meilleur avis qu’aient prins les coupeurs de bourses a été de se tenir bien en ordre717; car, quand ils étoient habillés chétivement, ils n’eussent pas osé se trouver parmi les gens d’apparence, qui sont les lieux où ils ont le plus grand affaire; où, s’ils s’y trouvoient, on se donnoit garde d’eux; car les hommes mal vêtus, quand ils seroient plieurs de corporaux718, si sont-ils à tous coups prins pour espies. A propos, un jour, étant le roi François à Blois, se trouvèrent de ces bons marchands719, dont est question, qui étoient tous habillés comme gentilshommes: desquels y en eut un qui se laissa surprendre en la basse-cour de Blois, faisant son état; il fut incontinent représenté devant M. de La Voulte, homme qui a fait passer les fièvres en son temps à maintes personnes. Je faux; il donnoit la fièvre720, mais il avoit le médecin721 quant et lui, qui en guérissoit. Étant ce coupe-bourses devant le prévôt, s’amassèrent force gens à l’entour de lui; ainsi qu’en tel cas chacun y court comme au feu; et ce, tant pour connoître cet homme de métier que pour voir la façon du prévôt, qui étoit un mauvais et dangereux fol, avec son cou tors. Or, les autres coupeurs de bourses se tinrent assis là auprès, faisant mine de gens de bien, pour ouïr les interrogatoires que faisoit ce prévot à leur compagnon, et aussi pour pratiquer quelque bonne fortune, s’elle se présentoit; comme en tel lieu les hommes ne se donnent pas bien garde; car ils ne pensent point qu’il y ait plus d’un loup dedans le bois; et il y en a peut-être plus de dix. Et puis, qui penseroit qu’il y en eût de si hardis de dérober au propre lieu où se fait le procès d’un larron! Mais il y en eut bien de trompés. Or, devinez qui ce fut? vous ne devinerez pas du premier coup! Jean722! ce fut M. le prévôt. Car, ce pendant qu’il examinoit celui qu’il avoit entre ses mains, touchant la bourse qui avoit été coupée, il y en eut un en la foule qui lui coupa la sienne dedans sa manche723, et la bailla habilement à un sien compagnon et ami. Le prévôt, quelque ententif724 qu’il fût environ ce prisonnier, si sentit-il bien qu’on lui fouilloit en sa manche. Il tâte, et trouve sa bourse tirée; dont il fut le plus dépité du monde; et ne voyant autour de soi que des gens de bien, au moins bien habillés, il ne savoit à qui s’en prendre. Mais, à la chaude725, vint saisir un gentilhomme le plus prochain de lui, en lui disant: «Est-ce vous qui avez prins ma bourse?—Tout beau, monsieur de La Voulte, lui dit le gentilhomme; retournez vous cacher726, vous n’avez pas bien deviné: prenez-vous-en à un autre qu’à moi.» Le prévôt cuida désespérer. Et le bon fut, que, pendant qu’il étoit empêché à questionner de sa bourse, celui qu’il tenoit lui échappe et se sauve parmi le monde. Dont M. de la Voulte, par un beau dépit, en fit pendre une douzaine d’autres qu’il tenoit prisonniers; et puis leur fit faire leur procès.
NOUVELLE LXXXIII.
D’eux-mêmes encore, et du coutelier à qui fut coupée la bourse.
A Moulins en Bourbonnois, y en avoit un qui avoit le renom de faire les meilleurs couteaux du pays. Duquel bruit ému, un de ces vénérables coupeurs de cuir727, s’en alla jusqu’à Moulins trouver ce coutelier, pour faire faire un couteau, se pensant qu’en voyant ce pays, il pourroit gagner son voyage, tant par les chemins que sur les lieux. Étant arrivé à Moulins (car je ne dis rien de ce qu’il fit en allant), il va trouver ce coutelier et lui dit: «Mon ami, me ferez-vous bien un couteau de la façon que je vous deviserai?» Le coutelier lui répond qu’il le feroit, si l’homme de Moulins le faisoit. «Mon ami, dit cet homme de bien, la façon n’en est point autrement difficile. Le plus fort est qu’il coupe bien: car je le voudrois fin comme un rasoir.—Eh bien! dit le coutelier, l’appelant monsieur (car il le voyoit bien en ordre); ne vous souciez point du tranchant: dites-moi seulement de quelle sorte vous le voulez.—Mon ami, dit-il, je le veux d’une telle grandeur et d’une telle façon.» Et n’oublia pas à le lui desseigner728 tout tel qu’il le lui falloit; en lui disant: «Mon ami (car il le falloit amieller729), faites-le moi seulement; et ne vous souciez du prix; car je vous payerai à votre mot.» Il s’en va; le coutelier se met après ce couteau, qui fut prêt à heure nommée. L’autre le vint quérir, et le trouva bien fait à son gré et à son besoin. Il tire un teston de sa faque et le baille au coutelier. Et comme telles gens ont toujours l’œil au guet pour épier si fortune leur envolera point quelque butin, il vit que ce coutelier tira sa bourse de sa manche pour mettre ce teston, ainsi qu’on la portoit de ce temps-là; et la mettoit-on par une fente qui étoit en la manche du sayon ou du pourpoint. Incontinent que le galant vit cette bourse à découvert, il commence à presser ce coutelier de quelque propos aposté730; et l’embesogna tellement, qu’il lui fit oublier de remettre la bourse en sa manche, et le laissa pendre sans y prendre garde. Étant cette bourse en si beau gibier, le galant se tenoit toujours près de sa proie, entretenant fort familièrement et de près le coutelier, duquel il étoit déjà cousin. De propos en propos, ce coutelier s’aventure de lui dire: «Mais, monsieur, vous déplaira-t-il point si je vous demande à quoi c’est faire ce couteau? j’en ai fait, en ma vie, de beaucoup de façons, mais je n’en fis jamais de semblable.—Mon ami, dit-il, si tu pensois à quoi il est bon, tu en serois ébahi.—Et à quoi, dites-le-moi, je vous en prie.—Ne le diras-tu point? dit le coupe-bourses.—Non, dit le coutelier, je le vous promets.» Le coupe-bourses s’approche, comme pour lui parler en l’oreille, et lui dit tout bas: «C’est pour couper des bourses.» Et en disant cela, fit le premier chef-d’œuvre de son couteau; car il ne faillit à lui couper cette bourse ainsi pendante. Puis, après lui avoir la bourse, il lui coupe la queue731; et s’en va chercher sa pratique, de çà, de là, par la ville; là où il fit plusieurs belles exécutions de son métier avec ce couteau. Mais je crois bien qu’il s’affrianda tant en ce lieu, qu’il fut surprins en un sermon, coupant la bourse à un jeune homme de la ville (ainsi que sont ceux du métier toujours attrapés tôt ou tard; car les renards se trouvent tous à la fin chez le pelletier). Quand il eut été quelques jours en prison, on lui promit, selon la coutume, qu’il n’auroit point de mal s’il vouloit parler rondement et dire les vérités en tel cas requises. Sus laquelle promesse, il commença à se déclarer et à dire tout ce qu’il savoit. En ces interrogatoires étoit comprins le cas de ce coutelier; d’autant qu’il avoit ouï dire que ce coupeur de bourses étoit prins, et s’étoit venu rendre partie et se plaindre à la justice. Sur quoi le prévôt (car telles personnes ne sont pas voulentiers renvoyées devant l’évêque732), le prévôt lui dit en riant, mais c’étoit un rire d’hôtelier733: «Viens çà! tu étois bien mauvais de couper la bourse à ce coutelier qui t’avoit fait l’instrument pour t’aider à gagner ta vie?—Eh! monsieur, dit-il, qui ne la lui eût coupée? elle lui pendoit jusques aux genoux.» Mais le prévôt, après tous jeux, l’envoya pendre jusques au gibet.
NOUVELLE LXXXIV.
Du bandoulier734 Cambaire, et de la réponse qu’il fit à la cour de parlement.
Dedans le ressort de Toulouse, y avoit un fameux bandoulier, lequel se faisoit appeler Cambaire; et avoit autrefois été au service du roi avec charge de gens de pied, là où il avoit acquis le nom de vaillant et hardi capitaine; mais il avoit été cassé avec d’autres, quand les guerres furent finies: dont, par dépit et par nécessité, s’étoit rendu bandoulier des montagnes et des environs. Lequel train il fit si à l’avantage, qu’il se fit incontinent connoître pour le plus renommé de ses compagnons: contre lequel la cour de parlement fit faire telle poursuite, qu’à la fin il fut prins et amené en la conciergerie, où il ne demeura guères, que son procès ne fût fait et parfait; par lequel il fut sommairement conclu à la mort, pour les cas énormes par lui commis et perpétrés. Et combien que, par les informations, il fût chargé de plusieurs crimes et délits, dont le moindre étoit assez grand pour perdre la vie, toutefois la cour n’usa pas de sa sévérité accoutumée; car on dit: «Rigueur de Toulouse, humanité de Bordeaux, miséricorde de Rouen, justice de Paris; bœuf sanglant, mouton bêlant, et porc pourri: et tout n’en vaut rien, s’il n’est bien cuit.» Mais elle eut certain respect à ce Cambaire, qu’elle lui voulut bien faire entendre devant qu’il mourût. Et après l’avoir fait venir, le président lui va dire ainsi: «Cambaire, vous devez bien remercier la cour, pour la grâce qu’elle vous fait, qui avez mérité une bien rigoureuse punition pour les cas dont vous êtes atteint et convaincu735. Mais parce qu’autres fois vous vous êtes trouvé ès bons lieux, où vous avez fait service au roi, la cour s’est contentée de vous condamner seulement à perdre la tête.» Cambaire, ayant ouï ce dicton, répondit incontinent en son gascon: «Cap de Diou! be vous donni lou reste per un viet-daze736.» Et, à la vérité, le reste ne valoit pas guères, après la tête ôtée; attendu même, que le tout n’en valoit rien. Mais si est-ce que, pour cette réponse, il lui en print fort mal; car la cour, irritée de cette arrogance, le condamna à être mis en quatre quartiers.
NOUVELLE LXXXV.
De l’honnêteté de M. de Salzard.
Je vous veux faire un beau conte d’un honnête monsieur qui s’appeloit Salzard. Savez-vous quel homme c’étoit? Premièrement il avoit la tête comme un pot à beurre; le visage froncé comme un parchemin brûlé; les yeux gros comme les yeux d’un bœuf; le nez qui lui dégouttoit, principalement en hiver, comme la poche d’un pêcheur, et alloit toujours levant le museau, comme un vendeur de cinquailles737; la gueule torte comme je ne sais quoi; un bonnet gras, pour lui faire une potée de choux; sa robe avallée738, que tous eussiez dit qu’il étoit épaulé739; une jaquette ballant jusqu’au gras de la jambe; des chausses déchiquetées au talon, tirant par le bas comme aux amoureux de Bretagne (je faux, ce n’étoient pas des chausses, c’étoit de la crotte bordée de drap); sa belle chemise de trois semaines, encore étoit-elle déjà sale; ses ongles assez grands pour faire des lanternes, ou pour bien s’égraffigner740 contre celui qui est sous les pieds de saint Michel741. A qui le marierons-nous, mesdamoiselles? Y a-t-il point quelqu’une d’entre vous qui soit frappée des perfections de lui?... Vous en riez? Or, n’en riez plus. Lui donne femme qui en saura quelqu’une qui lui soit bonne! Quant à moi, je n’en connois pour lui, si je n’y pensois. Non, non, ne différez point à l’aimer; car il est gracieux, en récompense. Et quand on lui demandoit: «Monsieur, comme vous portez-vous?» Il répondoit en villenois742: «Je ne me porte jà.—Qu’avez-vous, monsieur?—J’ai la tête plus grosse que poing.—Monsieur, le dîner est prêt.—Mangez-le.—Monsieur, ils sont onze heures743.—Ils en seront plus tôt douze.—Voulez-vous le poisson frit ou bouilli, ou rôti, ou quoi?—Je le veux coi.» Et qui étoit cet honnête homme-là? Voire, allez le lui dire pour engendrer noise; ne vous enquérez point de lui, si vous ne le voulez épouser.
NOUVELLE LXXXVI.
De deux écoliers qui emportèrent les ciseaux du tailleur.
En l’université de Paris, y avoit deux jeunes écoliers qui étoient bons fripons, et faisoient toujours quelque chatonnie744, principalement en cas de remuement de besognes745. Ils prenoient livres, ceintures, gants, tout leur étoit bon. Ils n’attendoient point que les choses fussent perdues pour les trouver; et falloit qu’ils prinssent, et n’eussent-ils dû emporter que des souliers. Même, étant dedans votre chambre, tout devant vous, s’ils eussent vu une paire de pantoufles sous un coin de lit, l’un d’eux les chaussoit gentiment sur ses escarpins, et s’en alloit à-tout. Et se conte, pour se donner garde d’eux, qu’il leur falloit regarder aux pieds et aux mains; combien que le proverbe ne nous avertisse que des mains. Somme, ils avoient fait serment qu’en quelque lieu qu’ils entreroient, ils en sortiroient toujours plus chargés, ou ils ne pourroient; et s’entendoient bien ensemble; car tandis que l’un faisoit le guet, l’autre faisoit la prise. Un jour, ils se trouvèrent tous deux chez un tailleur (car ils n’étoient quasi jamais l’un sans l’autre), là où l’un d’eux se faisoit prendre la mesure de quelque pourpoint. Et comme ils jetoient les yeux, de çà, de là, pour voir ce qu’ils emporteroient, ils ne virent rien qui fût bonnement de leur gibier; sinon que l’un d’eux avisa une paire des ciseaux en assez belle prise, dont son compagnon étoit le plus près: auquel il dit en latin, en le guignant de la tête: Accipe. Son compagnon, qui entendoit bien ce mot, et le savoit bien mettre en usage, prend tout doucement ces ciseaux, et les met sous son manteau, tandis que le tailleur étoit amusé ailleurs; lequel ouït bien ce mot: Accipe; mais il ne savoit qu’il vouloit dire, n’ayant jamais été à l’école; jusques à tant que, les deux écoliers étant départis, il eut affaire de ses ciseaux; lesquels ne trouvant point, il fut fort ébahi, et vint à penser en soi-même, qui étoit venu en sa boutique, dont ne se peut douter, que de ces deux jeunes gens; et même, se réduisant en mémoire la contenance qu’il leur avoit vu faire, se souvint aussi de ce mot Accipe, dont il commença à croître en lui suspicion. Il vint tantôt un homme en sa boutique, auquel, en parlant de ses ciseaux (car il souvient toujours à Robin de ses flûtes746), il demanda: «Monsieur, dit-il, que signifie Accipe?» L’autre lui répond: «Mon ami, c’est un mot que les femme entendent. Accipe signifie prends.—Oh! de par Dieu (je crois qu’il dit bien: le diable)! si Accipe signifie prends, mes ciseaux sont perdus!» Aussi étoient-ils sans point de faute; pour le moins, étoient-ils bien égarés.
NOUVELLE LXXXVII.
Du cordelier qui tenoit l’eau auprès de soi à table et n’en buvoit point.
Un gentilhomme appeloit ordinairement à dîner et à souper un cordelier, qui prêchoit le carême en la paroisse; lequel cordelier étoit bon frère, et aimoit le bon vin. Quand il étoit à table, il demandoit toujours l’aiguière auprès de soi, le compagnon; et toutefois il ne s’en servoit point, car il trouvoit le vin assez fort sans eau, buvant sicut terra sine aqua; à quoi le gentilhomme ayant prins garde, lui dit une fois: «Beau père, d’où vient cela, que vous demandez toujours de l’eau, et que vous n’en mettez point en votre vin?—Monsieur, dit-il, pourquoi est-ce que vous avez toujours votre épée à votre côté, et si n’en faites rien?—Voire-mais, dit le gentilhomme, c’est pour me défendre si quelqu’un m’assailloit.—Monsieur, dit le cordelier, l’eau me sert aussi pour me défendre du vin s’il m’assailloit; et pour cela, je la tiens toujours auprès de moi; mais voyant qu’il ne me fait point de mal, je ne lui en fais point aussi.»