Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis
NOUVELLE LXXXVIII.
D’une dame qui faisoit garder les coqs sans connoissance de poules.
Une grande dame de Bourbonnois avoit apprins, par l’enseignement d’un personnage qui savoit que c’étoit de vivre friandement, que les jeunes cochets748, sans être châtrés, pourvu qu’ils n’eussent point connoissance de poules, avoient la chair aussi tendre et plus naturelle que les chapons; et que ce qui faisoit les coqs devenir ainsi durs, c’étoit l’amour des gelines749: comme font tous les mâles avec les femelles. Car, sans point de faute, celui parloit bien en homme expérimenté qui disoit que: «Qui le moins en fait trompe son compagnon; que les apprentis en sont maîtres; que les plus grands ouvriers en vont aux potences; que les hommes en meurent, et que les femmes en vivent;» et autres bons mots appartenant à la matière. Toutefois, je m’en rapporte à ce qui en est; ce que j’en dis n’est pas pour apaiser noise. A propos de nos cochets, cette dame dont nous parlons les faisoit garder à part des poules, pour servir à table en lieu de chapons, dont elle se trouvoit bien. Un jour, la vint voir (comme sa maison étoit grande et principale) un grand seigneur, auquel elle fit tel et si honorable racueil750 qu’elle savoit faire; lui voulut faire voir les singularités de sa maison, une pour751 une: entre lesquelles elle n’oublia point ses cochets, lui en faisant grand’fête, et lui promettant de lui en faire voir l’expérience à souper. Ce seigneur print cela pour une grande nouveauté; mais il eut pitié de ces pauvres cochets, lesquels il vit ainsi punis à la rigueur d’être privés du plus grand plaisir que nature eût mis en ce monde; et se pensa en soi-même qu’il feroit œuvre de miséricorde de leur donner quelque secours: qui fut que, s’étant mis à part d’avec madame, il fit appeler l’un de ses gens, auquel il commanda secrètement que tout à l’heure il lui recouvrât trois ou quatre poules en vie; et qu’il ne faillît à les aller mettre dedans le poulailler où étoient ces cochets, sans faire bruit: ce qui fut incontinent fait. Aussitôt que ces poules furent là-dedans, et mes cochets environ, et de se battre. Jamais ne fut telle guerre: comme l’un montoit, l’autre descendoit; ces pauvres poules furent affolées752; car on dit que
Mais je crois que ce dernier est faux; car j’ai ouï dire à une dame qu’elle se contentoit bien de trois fois la nuit, l’une à l’entrée du lit, l’autre entre deux sommes, et la tierce au point du jour; mais, s’il y en avoit quelqu’une extraordinaire, qu’elle la prenoit en patience. De moi, je dirois cette dame assez raisonnable, et qu’une fois n’est rien; deux font grand bien; trois, c’est assez; quatre, c’est trop; cinq, c’est la mort d’un gentilhomme, sinon qu’il fût affamé: au-dessus, c’est à faire à charretiers753. Vrai est qu’il y avoit un gentilhomme qui se vantoit de la dix-septième fois pour une nuit: dont chacun qui l’oyoit s’en émerveilloit. Mais, à la fin, quand il eut bien fait valoir son compte, il se déclara, en disant qu’il y avoit une faute qui valoit quinze: c’étoit bien rabattu. Mais qu’est-ce que je vous conte? Pardonnez-moi, mesdames: ç’ont été les cochets, qui m’ont fait choir en ces termes. Par mon âme! c’est une si douce chose, qu’on ne se peut tenir d’en parler à tous propos. Aussi n’ai-je pas entreprins, au commencement de mon livre, de vous parler de renchérir le pain.
NOUVELLE LXXXIX.
De la pie et de ses piaux.
C’est trop parlé de ces hommes et de ces femmes; je vous veux faire un conte d’oiseaux. C’étoit une pie, qui conduisoit ses petits piaux par les champs, pour leur apprendre à vivre; mais ils faisoient les besiats754, et vouloient toujours retourner au nid, pensant que la mère les dût toujours nourrir à la béchée: toutefois, elle, les voyant tous drus pour aller par toutes terres, commença à les laisser manger tout seuls petit à petit, en les instruisant ainsi: «Mes enfans, dit-elle, allez-vous-en par les champs; vous êtes grands pour chercher votre vie: ma mère me laissa, que je n’étois pas si grande de beaucoup que vous êtes.—Voire-mais, disoient-ils, que ferons-nous? Les arbalestriers nous tueront.—Non feront, non, disoit la mère. Il faut du temps pour prendre la visée: quand vous verrez qu’ils lèveront l’arbalète et qu’ils la mettront contre la joue pour tirer, fuyez-vous-en.—Et bien, nous ferons bien cela, disoient-ils; mais si quelqu’un prend une pierre pour nous frapper, il ne faudra point qu’il prenne de visée. Que ferons-nous alors?—Et vous verrez bien toujours, disoit la mère, quand il se baissera pour amasser la pierre.—Voire-mais, disoient les piaux, s’il portoit d’aventure la pierre toujours prête en la main pour ruer755?—Ah! dit la mère, en savez-vous bien tant! Or, pourvoyez-vous, si vous voulez.» Et ce disant, elle les laisse et s’en va. Si vous n’en riez, si n’en plourerai-je pas.
NOUVELLE XC.
D’un singe qu’avoit un abbé, qu’un Italien entreprint de faire parler.
Un M. l’abbé avoit un singe, lequel étoit merveilleusement bien né; car, outre les gambades et plaisantes mines qu’il faisoit, il connoissoit les personnes à la physionomie; il connoissoit les sages et honnêtes personnes, à la barbe, à l’habit, à la contenance, et les caressoit; mais un page, quand bien il eût été habillé en damoiselle, si l’eût-il discerné entre cent autres; car il le sentoit à son pageois756, incontinent qu’il entroit dans la salle, encore que jamais plus il ne l’eût vu. Quand on parloit de quelque propos, il écoutoit d’une discrétion, comme s’il eût entendu les parlants; et faisoit signes assez certains pour montrer qu’il entendoit: et s’il ne disoit mot, assurez-vous qu’il n’en pensoit pas moins. Bref, je crois qu’il étoit encore de la race du singe de Portugal757, qui jouoit fort bien aux échecs. M. l’abbé étoit tout fier de ce singe et en parloit souvent, en dînant et en soupant. Un jour, ayant bonne compagnie en sa maison, et étant pour lors la cour en ce pays-là, il se print à magnifier758 son singe: «Mais n’est-ce pas là, dit-il, une merveilleuse espèce d’animal? Je crois que Nature vouloit faire un homme quand elle le faisoit, et qu’elle avoit oublié que l’homme fût fait, étant empêchée à tant d’autres choses: car, voyez-vous? elle lui fit le visage semblable à celui d’un homme; les doigts, les mains et même les lignes écartées dedans les paumes, comme à un homme. Que vous en semble? il ne lui faut que la parole, que ce ne soit un homme. Mais ne seroit-il possible de le faire parler? On apprend bien à parler à un oiseau, qui n’a pas tel entendement ni usage de raison comme cette bête-là. Je voudrais qu’il m’eût coûté une année de mon revenu et qu’il parlât aussi bien que mon perroquet, et ne crois point qu’il ne soit possible; car même, quand il se plaint, ou quand il rit, vous diriez que c’est une personne, et qu’il ne demande qu’à dire ses raisons, et crois, qui voudroit aider à cette dextérité de nature, qu’on y parviendroit.» A ces propos, par cas de fortune, étoit présent un Italien, lequel, voyant que l’abbé parloit d’une telle affection et qu’il étoit si bien acheminé à croire que ce singe dût apprendre à parler, se présente d’une telle assurance (qui est naturelle à sa nation) et va dire à l’abbé, sans oublier les révérences, excellences et magnificences: «Seigneur, dit-il, vous le prenez là où il le faut prendre; et croyez, puisque Nature a fait cet animal si approchant de la figure humaine, qu’elle n’a voulu être impossible que le demeurant ne s’achevât par artifice, et qu’elle l’a privé de langage pour mettre l’homme en besogne et pour montrer qu’il n’est rien qui ne se puisse faire par continuation de labeur. Ne lit-on pas des éléphans759 qui ont parlé? et d’un âne760 semblablement (mais plus de cent, eussé-je dit voulentiers)? et suis émerveillé qu’il ne se soit encore trouvé roi, ni prince, ni seigneur, qui l’ait voulu essayer de cette bête: et dis que celui-là acquerra une immortelle louange qui premier en fera l’expérience.» L’abbé ouvrit l’oreille à ces raisons philosophales, et principalement d’autant qu’elles étoient italiques761; car les François ont toujours eu cela de bon (entre autres mauvaises grâces) de prêter plus voulentiers audience et faveur aux étrangers qu’aux leurs propres. Il regarde cet Italien, de plus près, avec ses gros yeux, et lui dit: «Vraiment, je suis bien aise d’avoir trouvé un homme de mon opinion, et y a longtemps que j’étois en cette fantaisie.» Pour abréger, après quelques autres argumens allégués et déduits, l’abbé, voyant que cet Italien faisoit profession d’homme entendu, avec une mine762 qui valoit mieux que le boisseau, lui va dire: «Venez çà! voudriez-vous entreprendre cette charge de le faire parler?—Oui, monseigneur, dit l’Italien, je le voudrois entreprendre: j’ai autrefois entreprins d’aussi grandes choses, dont je suis venu à bout.—Mais en combien de temps? dit l’abbé.—Monsieur, répondit l’Italien, vous pouvez entendre que cela ne se peut pas faire en peu de temps: je voudrois avoir bon terme pour une telle entreprise, que celle-là, et si inconnue; car, pour ce faire, il le faudra nourrir à certaines heures, et de viandes choisies, rares et précieuses, et être environ763 nuit et jour.—Eh bien! dit l’abbé, ne parlez point de la dépense, car, quelle qu’elle soit, je n’y épargnerai rien, parlez seulement du temps.» Conclusion, il demanda six ans de terme; à quoi l’abbé se condescendit, et lui fait bailler ce singe en pension, dont l’Italien se fait avancer une bonne somme d’écus, et prend ce singe en gouvernement. Et pensez que tous ces propos ne furent point demenés sans apprêter à rire à ceux qui étoient présens; lesquels toutefois se réservoient à rire, pour une autre fois, tout à loisir, n’en voulant pas faire si grand semblant devant l’abbé. Mais les Italiens, qui étoient de la connoissance de cet entrepreneur, s’en portèrent bien fâchés, car c’étoit du temps qu’ils commençoient à avoir vogue en France764, et, pour cette singéopédie765, ils avoient peur de perdre leur réputation. A cette cause, quelques-uns d’entre eux blâmèrent fort ce magister, lui remontrant qu’il déshonoroit toute la nation par cette folle entreprise, et qu’il ne devoit point s’adresser à M. l’abbé pour l’abuser; et que, quand il seroit venu à la connoissance du roi, on lui feroit un mauvais parti. Quand cet Italien les eut bien écoutés, il leur répondit ainsi: «Voulez-vous que je vous dise? vous n’y entendez rien, tous tant que vous êtes. J’ai entrepris de faire parler un singe en six ans; le terme vaut l’argent, et l’argent le terme. Ils viennent beaucoup de choses en six ans. Avant qu’ils soient passés, ou l’abbé mourra, ou le singe, ou moi-même par adventure; ainsi, j’en demeurerai quitte766.» Voyez que c’est que d’être hardi entrepreneur: on dit qu’il advint le mieux du monde pour cet Italien. Ce fut que l’abbé, ayant perdu ce singe de vue, se commença à fâcher; de manière qu’il ne prenoit plus plaisir en rien; car il faut entendre que l’Italien le print avec condition de lui faire changer d’air; avec ce, qu’il se disoit vouloir user de certains secrets, que personne n’en eût la vue, ni la connoissance. Pour ce, l’abbé, voyant que c’étoit l’Italien qui avoit le plaisir de son singe, et non pas lui, se repentit de son marché et voulut ravoir ce singe. Ainsi, l’Italien demeura quitte de sa promesse, et cependant il fit grand’ chère des écus abbatiaux.
NOUVELLE XCI.
Du singe qui but la médecine.
Je ne sais si ce fut point ce même singe dont nous parlions tout maintenant; mais c’est tout un: si ce ne fut lui, ce fut un autre. Tant y a que le maître de ce singe devint malade d’une grosse fièvre, lequel fit appeler les médecins, qui lui ordonnèrent tout premièrement le clystère et la saignée, à la grand’mode accoutumée; puis des sirops par quatre matins; et tandis767, une médecine, laquelle l’apothicaire lui apporte de bon matin au jour nommé; mais, ayant trouvé son patient endormi, ne le voulut pas réveiller, d’autant même qu’il n’avoit reposé, long-temps avoit. Mais il laisse la médecine dedans le gobelet dessus la table, couvert d’un linge, et s’en alla, en attendant que le patient se réveillât, comme il fit au bout de quelque temps, et vit sa médecine sus la table; mais il n’y avoit personne pour la lui bailler, car tout le monde étoit sorti pour le laisser reposer; et, par fortune, avoient laissé l’huis de la chambre ouvert, qui fut cause que le singe y entra pour venir voir son maître. La première chose qu’il fit fut de monter sur la table, où il trouve ce gobelet d’argent, auquel étoit la médecine. Il le découvre, et commence à porter ce breuvage au nez, lequel il trouva d’un goût un petit fâcheux, qui lui faisoit faire des mines toutes nouvelles. A la fin, il s’aventure d’y tâter; car jamais ne s’en fût passé. Mais, pour cette amertume sucrée, il retiroit le museau, il démenoit les babines, il faisoit des grimaces les plus étranges du monde. Toutefois, parce qu’elle étoit douçâtre, il y retourna encore une fois, et puis une autre. Somme, il fit tant en tâtant et retâtant, qu’il vint à bout de cette médecine et la but toute; encore s’en léchoit-il ses barbes768. Cependant le malade, qui le regardoit, print si grand plaisir aux mines qu’il lui vit faire, qu’il en oublia son mal, et se print à rire si fort et de si bon courage, qu’il guérit tout sain; car, au moyen de la soudaine et inopinée joie, les esprits se revigorèrent, le sang se rectifia, les humeurs se remirent en leur place, tant que la fièvre se perdit. Tantôt le médecin arrive, qui demanda au gisant comment il se trouvoit, et si la médecine avoit fait opération. Mais le gisant rioit si fort, qu’à grand’peine pouvoit-il parler; dont le médecin print fort mauvaise opinion, pensant qu’il fût en rêverie et que ce fût fait de lui. Toutefois, à la fin, il répondit au médecin: «Demandez, dit-il, au singe quelle opération elle a faite?» Le médecin n’entendoit point ce langage, jusques à tant que, lui ayant demouré quelque espace de temps, voici ce singe qui commença à aller du derrière tout le long de la chambre et sus les tapisseries: il sautoit, il couroit, il faisoit un terrible ménage. A quoi le médecin connut bien qu’il avoit été lieutenant du malade769, lequel à peine leur conta le cas comme il étoit advenu, tant il rioit fort, dont ils furent tous réjouis; mais le malade encore plus, car il se leva gentiment du lit et fit bonne chère, Dieu merci, et le singe!
NOUVELLE XCII.
De l’invention d’un mari pour se venger de sa femme770.
Plusieurs ont été d’opinion que, quand une femme fait faute à son mari, il s’en doit plutôt prendre à elle que non pas à celui qui y a entrée, disant que qui veut avoir la fin d’un mal, il en faut ôter la cause, selon le proverbe italien: Morta la bestia, morto il veneno; et que les hommes ne font que cela à quoi les femmes les invitent, et qu’ils ne se jettent voulentiers en un lieu auquel ils n’aient quelque attente causée par l’attrait des yeux ou du parler, ou par quelque autre semonce771. De moi772, si je pensois faire plaisir aux femmes en les défendant par la fragilité, je le ferois voulentiers, qui ne cherche que leur faire service; mais j’aurois peur d’être désavoué de la plupart d’entre elles et des plus aimables de toutes, desquelles chacune dira: «Ce n’est point légèreté qui le me fait faire; ce sont les grandes perfections d’un homme qui mérite plus que tous les plaisirs qu’il pourroit recevoir de moi; je me rends grandement honorée, et m’estime très-heureuse, me voyant aimée d’un si vertueux personnage comme celui-là.» Et certes, cette raison-là est grande et quasi invincible, à laquelle il n’y a mari qui ne fût bien empêché de répondre. Vrai est que si, d’aventure, il se pense honnête et vertueux, il a occasion de retenir la femme toute pour soi; mais, si sa conscience le juge qu’il n’est pas tel, il semble qu’il n’ait pas grand’raison de tancer ni de défendre à sa femme d’aimer un homme plus aimable qu’il n’est; sinon qu’on me répondra qu’il ne la doit voirement ni ne peut empêcher d’aimer la vertu et les hommes vertueux. Mais il s’entend de la vertu spirituelle, et non pas de cette vertu substantifique et humorale, et qu’il suffit de joindre les esprits ensemble, sans approcher les corps si près l’un de l’autre; car
D’excuser les femmes par la force des présents qu’on leur fait, ce seroit soutenir une chose vile, sordide et abjecte. Plutôt les femmes méritent griève punition, qui souffrent que l’avarice triomphe de leur corps et de leur cœur; combien que ce soit la plus forte pièce de toute la batterie, et qui fait la plus grande brèche. Mais sur quoi les excuserons-nous donc? Si faut-il trouver quelques raisons, sinon suffisantes, à tout le moins recevables, par faute de meilleur paiement. Certes, mon avis est qu’il n’y a point de plus valable défense que de dire qu’il n’est place si forte que la continuelle et furieuse batterie ne mette par terre. Aussi n’est-il cœur de dame si ferme, ne si préparé à résistance, qui à la fin ne soit contraint de se rendre à l’obstinée importunité d’un amant. L’homme même qui s’attribue la constance pour une chose naturelle et propriétaire774 se laisse gagner plus souvent que tous les jours, et s’oublie ès choses qu’il doit tenir pour les plus défensables, exposant en vente ce qui est sous la clef de la foi. Donc, la femme, qui est de nature douce, de cœur pitoyable, de parole affable, de complexion délicate, de puissance foible, comment pourra-t-elle tenir contre un homme importun en demandes, obstiné en poursuites, inventif en moyens, subtil en propos, et excessif en promesses? Vraiment, c’est chose presque difficile jusques à l’impossible; mais je n’en résoudrai rien pourtant en ce lieu-ci, qui n’est pas celui où se doit terminer ce différend. Je dirai seulement que la femme est heureuse, plus ou moins, selon le mari auquel elle a affaire; car il y en a de toutes sortes: les uns le savent et n’en font semblant, et ceux-là aiment mieux porter les cornes au cœur que non pas au front; les autres le savent et s’en vengent, et ceux-là sont mauvais, fols et dangereux; les autres le savent et le souffrent, qui pensent que patience passe science, et ceux-là sont pauvres gens. Les autres n’en savent rien, mais ils s’en enquièrent; et ceux-là cherchent ce qu’ils ne voudroient pas trouver. Les autres ne le savent ni entendent à le savoir; et ceux-ci, de tous les cocus, sont les moins malheureux, et même plus heureux que ceux qui ne le sont point et le pensent être. Tous ces cas ainsi prémis775, nous vous conterons d’un monsieur qui en étoit; mais certainement, ce n’étoit pas à sa requête, car il s’en fâchoit fort; mais il étoit de ceux du premier rang, dissimulant, tant qu’il pouvoit, son inconvénient, en attendant que l’opportunité se présentât d’y remédier, fût en se vengeant de sa femme, ou de l’ami d’elle, ou de tous deux s’il lui venoit à point. Et parce qu’il étoit mieux à main de se prendre à sa femme, le premier sort tomba sur elle, au moyen d’une invention qu’il imagina. Ce fut qu’au temps de vacations de cour776, il s’en alla ébattre à une terre qu’il avoit à deux lieues de la ville, ou environ, et y mena sa femme avec un semblant de bonne chère, la traitant toujours à la manière accoutumée tout le temps qu’ils furent là. Quand vint qu’il s’en fallut retourner à la ville, un jour ou deux avant qu’ils dussent partir, il commanda à un sien valet (lequel il avoit trouvé fidèle et secret) que quand ce viendroit à abreuver la mule sus laquelle montoit sa femme, qu’il ne la menât pas à l’abreuvoir, mais qu’il la gardât de boire tous les deux jours: avec cela qu’il mît du sel parmi son avoine, ne lui disant point pourtant à quelle fin il faisoit faire cela; mais il se connut par l’événement qui depuis s’en ensuivit. Ce valet fit tout ainsi que son maître lui commanda, tellement que, quand il fut question de partir, la mule n’avoit bu de tous les deux jours. La damoiselle monte sus cette mule, et tire droit le chemin de Toulouse, lequel s’adonnoit ainsi, qu’il falloit aller trouver la Garonne, et cheminer au long de la rive quelque temps, qui étoit la première eau qu’on trouvoit par le chemin. Quand ce fut à l’approche de la rivière, la mule commence de tout loin à sentir l’air de l’eau, et y tira tout droit pour l’ardeur qu’elle avoit de boire. Or, les endroits étaient creux et non guéables, et falloit que la mule, pour boire, se jetât en l’eau, tout de secousse, dont la damoiselle ne la put jamais garder; car la mule mouroit d’altération, tellement que ladite damoiselle étant surprise de peur, empêchée d’accoutrements, et le lieu difficile, tomba du premier coup en l’eau, dont le mari s’étoit tenu loin tout expressément, avec son valet, pour laisser venir la chose au point qu’il avoit prémédité: si bien qu’avant que la pauvre damoiselle pût avoir secours, elle fut noyée suffoquée en l’eau777. Voilà une manière de se venger d’une femme qui est un peu cruelle et inhumaine. Mais que voulez-vous? il fâche à un mari d’être cocu en propre personne, et si se songe que, s’il ne se prenoit qu’à l’ami, son mal ne sortiroit pas hors de sa souvenance, voyant toujours auprès de soi la bête qui auroit fait le dommage; et puis, elle seroit toute prête et appareillée à faire un autre ami; car une personne qui a mal fait une fois (si c’est mal fait que cela toutefois) est toujours présumée mauvaise en ce genre-là de mal faire. Quant est de moi, je ne saurois pas qu’en dire. Il n’y a celui qui ne se trouve bien empêché quand il y est. Par quoi, j’en laisse à penser et à faire à ceux à qui le cas touche778.
NOUVELLE XCIII.
D’un larron qui eut envie de dérober la vache de son voisin779.
Un certain accoutumé larron, ayant envie de dérober la vache de son voisin, se leva de grand matin devant jour; et étant entré en l’étable de la vache, l’emmène, faisant semblant de courir après elle. Auquel bruit le voisin s’étant éveillé, et ayant mis la tête à la fenêtre: «Voisin, dit ce larron, venez-moi aider à prendre ma vache qui est entrée en votre cour, pour avoir mal fermé votre huis.» Après que ce voisin lui eut aidé à ce faire, il lui persuada d’aller au marché avec lui (car, demeurant en la maison, il se fût aperçu du larcin). En chemin, comme le jour s’éclaircissoit, ce pauvre homme, reconnoissant sa vache, lui dit: «Mon voisin, voilà une vache qui ressemble fort à la mienne.—Il est vrai, dit-il; et voilà pourquoi je la mène vendre, pource que tous les jours votre femme et la mienne s’en débattent, ne sachant laquelle choisir.» Sur ce propos, ils arrivèrent au marché; alors le larron, de peur d’être découvert, fait semblant d’avoir affaire parmi la ville, et prie sondit voisin de vendre, ce pendant, cette vache le plus qu’il pourroit, lui promettant le vin. Le voisin donc la vend, et puis lui apporte l’argent. Sur cela, s’en vont droit à la taverne, selon la promesse qui avoit été faite. Mais, après y avoir bien repu, le larron trouve moyen d’évader, laissant l’autre pour les gages. De là s’en vint à Paris, et là se trouvant, une fois entre autres, en une place du marché, où il y avoit force ânes attachés (selon la coutume) à quelques fers tenant aux murailles, voyant que toutes les places étoient remplies, ayant choisi le plus beau, monte dessus, et, se promenant par le marché, le vendit très-bien à un inconnu, lequel acheteur, ne trouvant place vide que celle dont il avoit été ôté, le rattache au lieu même. Qui fut cause que celui qui étoit le vrai maître de l’âne, et auquel on l’avoit dérobé, le voulant, puis après, détacher pour l’emmener, grosse querelle survint entre lui et l’acheteur, tellement qu’il en fallut venir aux mains. Or, le larron qui l’avoit vendu, étant parmi la foule et voyant ce passe-temps, mêmement que l’acheteur étoit par terre, chargé de coups de poing, ne se put tenir de dire: «Plaudez780, plaudez-moi hardiment ce larron d’ânes!» Ce qu’oyant ce pauvre homme qui étoit en tel état, et ne demandoit pas mieux que de rencontrer son vendeur, l’ayant reconnu à la parole: «Voilà, dit-il, celui qui me l’a vendu!» sur lequel propos il fut empoigné, et toutes les susdites choses avérées par sa confession, fut exécuté par justice, comme il méritoit.
NOUVELLE XCIV.
D’un pauvre homme de village qui trouva son âne, qu’il avoit égaré, par le moyen d’un clystère qu’un médecin lui avoit baillé781.
Ès pays de Bourbonnois (où croissent mes belles oreilles782), fut jadis un médecin très-fameux, lequel, pour toutes médecines, avoit accoutumé bailler à ses patients des clystères, dont, de bonheur, il faisoit plusieurs belles cures; et pour ce, en étoit-il plus estimé; en manière qu’il n’y avoit enfant de bonne mère qui ne s’adressât à lui en sa maladie. Advint qu’au même temps un pauvre homme de village avoit égaré son âne par les champs, dont il étoit fort troublé. Et ainsi qu’il alloit par les détroits783, quérant cet âne, il rencontra en son chemin une bonne vieille femme qui lui demanda qu’il avoit à se tourmenter ainsi; à laquelle il fit réponse qu’il avoit perdu son âne, et qu’il en étoit si fort courroucé, qu’il en perdoit le boire et le manger. Alors la vieille lui enseigna la maison de ce médecin, auquel elle l’envoya sûrement, l’avertissant que de toutes choses perdues il en disoit certaines nouvelles, sans faute, dont le bon homme fut très-aise; et, pour ce, print son chemin vers ledit médecin; et quand il fut en son logis, et il vit tant de gens à l’entour de lui, qui l’empêchoient d’approcher, il fut fort ennuyé, et, pour ce, il commença à crier: «Hélas! monsieur, pour Dieu, rendez-moi mon âne; c’est toute ma vie! Je vous prie, ne le cachez point (on m’a dit que vous l’avez), ou me l’enseignez.» Et réitéra telles paroles par plusieurs fois, criant toujours plus haut, dont le médecin fut ennuyé, et, pour ce, le regarda en face; et cuidant qu’il fût hors de son entendement, il commanda à ses serviteurs qu’ils lui baillassent un clystère, ce qui fut tôt fait. Puis le pauvre homme sortit de léans, espérant trouver son âne en sa maison; et quand il fut à mi-chemin, il fut pressé de vider son clystère, et, pour ce, incontinent se retira dedans une petite masure, où il opéra très-bien; et ainsi qu’il étoit en telles affaires, il entendit la voix de son âne qui hennissoit784 parmi les champs, dont le pauvre homme fut très-joyeux, et n’eut pas le loisir de lever ses chausses pour courir après son âne, lequel recouvert785, il fit grand’fête, et puis monta dessus et s’en retourna à la ville bien vitement pour remercier le médecin. Et ce pendant, par les chemins publioit le grand savoir et prudence de sondit médecin, et comment par son moyen il avoit retrouvé son âne, dont le médecin fut encore prisé davantage, et plus estimé que jamais n’avoit été.
NOUVELLE XCV.
D’un superstitieux médecin qui ne vouloit rire avec sa femme, sinon quand il pleuvoit; et de la bonne fortune de ladite femme après son trépas786.
En la ville de Paris est récentement advenu qu’un médecin se fonda tellement en raisons superstitieuses, jouxte la quintessence787, qu’il estimoit, par astrologie, que rire et prendre le déduit avec femme en temps sec lui fût très contraire, et, pour ce, il s’en abstenoit totalement; et encore, quand il véoit le temps humide, observoit-il le cours de la lune: ce qui ne plaisoit guère à sa femme, laquelle souvent le requéroit du déduit, et, par nécessité qu’elle avoit, s’efforçoit à le faire joindre. Mais elle ne gagnoit guère; et pour toute résolution, il lui donnoit à entendre que le temps n’étoit disposé, et que telle chose lui seroit plus nuisible qu’à son proufit: ainsi rapaisoit sa pauvre femme, à rien ne faire. Advint que familièrement la médecine788 conta son affaire à une sienne voisine; laquelle lui conseilla qu’incontinent qu’elle seroit couchée, elle fît porter trois ou quatre seaux d’eau en son grenier, et les fît verser en un bassin de plomb qui étoit jouxte789 la fenêtre dudit grenier, et servoit à recevoir les eaux des égouts de la pluie, pour la faire distiller par un tuyau, ou canal de plomb, jusqu’au bas de la cour, ainsi que l’on a accoutumé faire aux bonnes maisons. Et dit la voisine, qu’incontinent elle oiroit le bruit de ladite eau, qu’elle en avertît son mari: ce que la bonne dame médecine fit très voulentiers; et combien que la journée eût été chaude et sèche, néanmoins elle exécuta son entreprise. Et quand tous deux furent couchés en leur lit, la chambrière, instruite, laisse peu à peu découler l’eau par ledit canal, ce qui rendoit bruit: auquel la dame éveilla son médecin, le conviant à faire le déduit. Ce que le médecin exécuta à son pouvoir; non toutefois qu’il ne fût ébahi comment le temps étoit si fort changé. La dame continua par aucuns jours à telle subtilité, dont elle se trouva bien aise. Depuis, advint que le médecin mourut; et pource que ladite dame étoit une très-belle femme, jeune et riche, plusieurs la demandoient en mariage, mais oncques ne voulu accorder à aucun, tant riche fût-il, qu’elle n’eût parlé à lui. De médecins, elle n’eut plus cure, et demandoit aux autres s’ils se connoissoient aux étoiles et à la lune: et plusieurs d’iceux, ignorants du fait, lui répondoient qu’ils en avoient fort bien appris tout ce qu’il en falloit savoir; lesquels, pour cela, elle éconduisoit. Advint qu’un bon compagnon, assez lourdaud, lui demanda s’elle le vouloit pour mari; et ainsi qu’ils devisoient joyeusement, elle l’interrogea s’il se connoissoit aux étoiles; lequel fit réponse qu’il ne le connoissoit au soleil, ni aux étoiles, n’à la lune, et ne savoit quand il se falloit aller coucher, sinon quand il ne véoit plus goutte. Cette parole plut à la dame; et, pour ce, elle le print à mari; dont elle fut très-bien labourée et à proufit, et se vanta depuis qu’elle avoit trop de ce qu’elle avoit eu trop peu auparavant.
NOUVELLE XCVI.
D’un bon compagnon hollandois qui fit courir après lui un cordonnier qui lui avoit chaussé des bottines790.
Ce ne sera chose hors de propos de réciter ici l’habileté d’un bon compagnon, se promenant parmi une assez bonne ville de Hollande; lequel entré en la boutique d’un cordonnier, le maître lui demande s’il y a quelque chose qui lui plaise; et l’ayant aperçu jeter la vue sur des bottines qui étoient là perdues, lui demande s’il avoit envie d’en avoir une paire. Quand il eut répondu qu’oui, il lui choisit celles qui lui sembloient le mieux venir à ses jambes, et les lui chaussa. Quand il les eut, il se fit aussi essayer des souliers, lesquels lui semblèrent venir bien à ses pieds, comme les bottines à ses jambes. Après ceci, au lieu de faire marché et de payer, il vint à demander au cordonnier par manière de jaserie: «Dites-moi par votre foi, ne vous advint-il jamais que quelqu’un que vous auriez ainsi bien équipé pour courir s’en soit fui sans payer?—Jamais, dit-il.—Et si d’aventure il advenoit, que feriez-vous?—Je courrois après, dit le cordonnier.—Dites-vous ceci en bon escient?—Je le dis en bon escient, et ne ferois point autrement, répondit le cordonnier.—Il en faut voir l’expérience, dit l’autre. Or sus, je mettrai à courir le premier, courez après moi.» Et sur ceci commença à fuir tant qu’il put. Alors le cordonnier de courir après, et de crier: «Arrêtez le larron! arrêtez le larron!» Mais l’autre, voyant qu’on sortoit des maisons, et de peur qu’il avoit qu’on ne mît la main sur lui, faisant bonne mine comme celui qui ne faisoit ceci que pour son passe-temps: «Que personne, dit-il, ne m’arrête, car il y a grosse gageure.» Ainsi s’en revint en la maison le pauvre cordonnier, bien fâché d’avoir perdu et son argent et encore sa peine; car l’autre avoit gagné le prix quant à courir. Or, combien qu’en ce joyeux devis il soit usé de ce mot bottines, toutefois il ne faut pas entendre des bottines faites à la façon des nôtres, puisqu’elles se mettent en des souliers791.
NOUVELLE XCVII.
De l’écolier qui feuilleta tous ses livres pour savoir que signifioient ramon, ramonner, hart, sur peine de la hart, etc.792
Un méchant mot, hart, fort renommé et prêché en France en temps de paix, avoit autrefois fâché un jeune écolier de ce qu’il n’en pouvoit rendre l’interprétation à ceux qui lui demandoient, encore qu’il l’eût demandé mille fois aux clercs de son village; mais c’étoit un mot plus que hébreu pour eux. De quoi plus qu’auparavant irrité, l’écolier n’épargna frère793 Calepinus auctus et recognitus, Cornucopia, Catholicon magnum et parvum794, où il ne cherchât, mais pour néant; car il n’y étoit pas. Toutefois, après qu’il eut bien ruminé à part lui, il se souvint que, environ dix ans auparavant, une chambrière, qui se disoit Picarde (combien qu’elle fût de Normandie), lui apprint sans y penser, que c’étoit un soir qu’il étoit à Paris; faisant collation d’une bourrée, devant qu’aller au lit; et de laquelle il avoit prins un peu auparavant, que ramon étoit un balai, et ramonner, balier795, en la chansonnette: Ramonnez-moi ma cheminée. «Hart, donc, disoit-il en discourant à part lui, est le lien d’un fagot, ou d’une bourrée à Paris, qu’on appelle une riorte en mon benoît pays: parquoi j’entends que, quand on crie: De par le roi, sur peine de la hart (hart est feminini generis), vaut autant à dire que sur peine de la corde; jadis qu’on s’aidoit des branches des arbres pour épargner la chanvre.» Ainsi s’acquitta de sa promesse le gentil écolier, ayant lu ce qui est écrit en une épître de Clément Marot au roi: que sentir la hart, vaut autant à dire que chatouilleux de la gorge.
NOUVELLE XCVIII.
De Triboulet, fol du roi François Ier, et de ses facétieux actes797.
Le défunt roi François, premier du nom (que Dieu absolve!), fut très-vertueux prince et magnanime, lequel nourrissoit un pauvre idiot, pour aucunefois en avoir quelque ébattement, après son travail ès affaires du royaume de France; et le faisoit voulentiers marcher devant lui quand il chevauchoit par les chemins. Advint quelque jour, ainsi que Triboulet marchoit devant le roi, devisant toujours de quelque sornette emmanchée au bout d’un bâton798; son cheval fit six ou huit pets, dont Triboulet fut fort courroucé. Et, pour ce, il descendit incontinent de la selle de son cheval, et prend la selle sur son dos, et dit au roi: «Cousin, vous m’avez, ce jour d’hui, baillé le plus méchant cheval qui fut oncques; c’est un ivrogne: après qu’il a bien bu, il ne fait que péter. Par Dieu! il ira à pied. Ha, ha, il a pété devant le roi!» Et de sa massue799 frappoit son cheval, et, lui, étoit toujours chargé de la selle: ainsi fit environ demi-lieue à pied. Une autre fois, advint que le roi entra en sa Sainte-Chapelle à Paris pour ouïr vêpres; et Triboulet le suivoit; et d’entrée il vit la plus grande silence léans, qu’il étoit possible. Peu de temps après, l’évêque commença Deus in adjutorium, assez bellement; et incontinent après, tous les chantres répondirent en musique, en sorte que l’on n’eût pas ouï tonner léans. Alors, Triboulet se leva de son siége, et s’en alla droit à l’évêque qui avoit commencé l’office, et à grands coups de poing il lorgnoit dessus lui. Quand le roi l’eut aperçu, il l’appela, et lui demanda pourquoi il frappoit cet homme de bien; et il dit: «Da, da, mon cousin, quand nous sommes entrés céans, il n’y avoit point de bruit, et celui-ci a commencé la noise; c’est donc lui qu’il faut punir800.» Une autre fois, Triboulet vendit son cheval pour avoir du foin; autre fois vendoit son foin pour avoir une massue: et ainsi vécut toujours folliant jusques à la mort801, qui fut bien regrettée; car on dit qu’il étoit plus heureux que sage.
NOUVELLE XCIX.
Des deux plaidants qui furent plumés à propos par leurs avocats802.
Un paysan assez résolu en ses affaires, s’étant avisé, en mangeant ses choux, du tort et dommage que lui faisoit un sien voisin, le mit en procès en la cour; et, par l’avis d’aucuns siens amis, choisit un avocat, lequel il pria vouloir prendre sa cause en main; ce qu’il accepta. Au bout de deux heures après, vint la partie adverse, qui étoit un homme riche, et le prie semblablement d’être son avocat en cette même cause, ce qu’il accepta aussi. Le jour approchant que la cause se devoit plaider, le paysan s’en vint à son avocat (duquel il se pensoit assuré, qu’il ne faudroit à ce qu’il lui avoit promis), et ce, pour l’avertir de se tenir prêt à plaider le lendemain: dont il fut aucunement honteux, attendu la charge qu’il avoit prise pour sa partie adverse. Toutefois, pour contenter le paysan, il lui remontra et fit accroire qu’il ne lui avoit promis s’employer pour lui. Et, pour mieux se décharger, lui disoit: «Mon ami, l’autre fois que vous vîntes, je ne vous dis rien, pour raison des empêchements que j’avois; maintenant je vous avertis que je ne puis être votre avocat, étant celui de votre partie adverse: mais je vous baillerai lettres adressantes à un homme de bien qui défendra votre cause.» Alors, mettant la main à la plume, écrivit à l’autre avocat ce qui s’ensuit: «Deux chapons gras sont venus entre mes mains: desquels ayant choisi le meilleur et le plus gras, je vous envoie l’autre.» Puis, sous secret, étoit écrit: «Plumez de votre côté, et je plumerai du mien.» Cette lettre, ainsi expédiée, fut baillée par le susdit avocat à ce paysan: lequel, ne s’assurant mieux de celui à qui il devoit porter les recommandations, qu’à l’avocat qui les envoyoit, s’enhardit de les ouvrir: et, icelles lues, après avoir long-temps plaidé sans avoir rien avancé, et se voyant déçu par les trop grandes faveurs et autorités de sa partie, délibéra d’appointer avec lui, ayant été plusieurs fois sollicité de ce faire par ses amis propres.
NOUVELLE C.
Des joyeux propos que tenoit celui qu’on menoit pendre au gibet de Montfaucon803.
Un bon vaurien, ayant pour ses mérites été monté de reculons jusques au bout d’une échelle pour descendre par une corde (disent les bons compagnons), faisoit là merveilles de prêcher. Durant lequel sermon, le maître des hautes œuvres, affutant son cas804, passoit souvent la main sous et autour la gorge dudit prêcheur; tant qu’à la fin il le vous regarde. «Hé! maître mon ami, dit-il, ne me passe plus là la main: je suis plus chatouilleux de la gorge que tu ne penses. Tu me feras rire, et puis, que diront les gens? que je suis mauvais chrétien, et que je me moque de justice.» Puis, sentant l’heure approcher qu’il devoit faire le guet à Montfaucon, et que, pour ce, il passoit par la porte de la ville, il se print à hucher à pleine tête le portier par plusieurs fois, lequel l’entendit bien dès la première. Mais, à cause qu’il se sentoit autant ou plus chatouilleux de la gorge que celui qu’on menoit pendre, se remue bel et beau de là, en lieu de venir parler à cet homme; de peur qu’il ne l’accusât à la justice comme telles gens disent plus aucunefois qu’on ne leur demande. Ainsi s’adresse, à la parfin, ce pauvre altéré à son confesseur, et lui dit: «Mon père, je vous prie dire au portier qu’il ne laisse hardiment de fermer la porte de bonne heure; car je n’ai pas délibéré de retourner aujourd’hui coucher à Paris.» Et comme son confesseur, entre autres consolations, lui disoit: «Mon ami, en ce monde, n’y a rien que peines et ennuis: tu es heureux de sortir aujourd’hui hors de tant de misères.—Ha, ha, frère, dit-il; plût à Dieu que fussiez en ma place, pour jouir tôt de l’heur que me prêchez.» Le pater ne faisoit semblant d’entendre cela, et passant outre, lui disoit: «Prends courage, mon ami; quelques maux que tu aies faits, demande pardon à Dieu de bon cœur; tout te sera pardonné, et iras aujourd’hui souper là-haut en paradis avec les anges, etc.—Souper aujourd’hui en paradis, beau-père! ce seroit beaucoup si j’y pouvois être demain à dîner. Et pource qu’un homme se fâche fort par les chemins quand il est seul, je vous prie, venez-moi tenir compagnie jusque là: faites-moi cette œuvre de charité, et mêmement si savez le chemin.» Plusieurs autres petits devis faisoit le gentil falot, lesquels seroient trop longs à réciter.
NOUVELLE CI.
Du souhait que fit un certain conseiller du roi François, premier du nom805.
Un conseiller du roi François, premier de ce nom, homme qui avoit l’esprit naturellement fertile de facéties, s’étant trouvé, un jour qu’on tenoit propos au roi des moyens qu’il devoit choisir pour faire tête à l’empereur qu’on disoit venir avec grandes forces, et ayant ouï l’un souhaiter au roi tant de nombre de bons Gascons, l’autre tel nombre de lansquenets, les autres faisant quelque autre bon souhait: «Sire, dit-il, puisque il est question souhaiter, je ferai aussi, s’il vous plaît, mon souhait; mais je souhaiterois une chose, à laquelle ne vous faudroit faire aucune dépense, au lieu que ce qu’ils ont ici souhaité vous coûteroit beaucoup.» Le roi lui ayant demandé quelle étoit cette chose (répondant d’une promptitude d’esprit): «Sire, dit-il, je souhaiterois seulement devenir diable pour l’espace d’un quart d’heure.—Et que feriez-vous? dit le roi.—Je m’en irois droit rompre le col à l’empereur.—Vraiment, dit le roi, vous êtes un grand fol de dire cela, comme s’il n’y avoit pas de l’eau bénite au pays de l’empereur, comme au mien, pour faire fuir les diables.» Alors, comme bien délibéré de faire rire le roi, il répliqua: «Sire, vous me pardonnerez, s’il vous plaît: je crois bien que si c’étoit quelque jeune diable qui n’entendît pas bien son métier, il s’enfuiroit; mais un diable tel que je m’estime ne s’enfuiroit pas.» Il disoit cela de telle grâce, qu’il provoquoit un chacun de la compagnie à rire, tant il étoit copieux806 en dits et faits.
NOUVELLE CII.
De l’écolier qui devint amoureux de son hôtesse, et comment ils finirent leurs amours807.
Du temps qu’on portoit souliers à poulaine808, qu’on mettoit pots sus table, et que pour prêter argent on se cachoit, la foi des femmes vers les hommes et des hommes vers leurs femmes étoit inviolable; fors, de jour ou de nuit, aucunefois celui des hommes vers leurs prudes femmes l’enfreindre809. Ainsi étoit une coutume réciproquement observée, dont n’étoient moins à louer, qu’en merveilleuse admiration; au moyen de quoi jalousie n’étoit en vigueur, fors celle qui provient de mal aimer, et de laquelle les janins810 meurent. A l’occasion de cette merveilleuse confidence, couchoient indifféremment tous les mariés ou à marier en un grand lit fait tout à propos, sans peur ou crainte de quelque démesuré pensement; et n’aimoient les hommes et femmes l’un l’autre que pour conter leurs pensées. Toutefois le monde étant venu mauvais garçon, chacun a voulu avoir son lit à part pour cause, et ce, pour obvier à tous et un chacun des dangers qui en eussent pu sourdre. Pour exemple de ceci, sera mis en lieu ce jeune écolier, lequel, n’ayant atteint le dix-huitième an de son âge, commença à pratiquer les bonnes grâces de son hôtesse, et, passant plus outre, à hanter les compagnies joyeuses, non sans pratiquer quelque cas avec les garces. De quoi aucunement échaudé, se rangea du tout à son hôtesse, et se fourra si avant en son amour, qu’il jeta au loin toutes dialectiques, logiques, physiques, et toutes autres telles rêveries à tous les diables; après, partie de son argent, pour mieux obtempérer à ses passions et entretenir ses fantaisies. Si bien que, de sophiste et fol logicien, il devint l’un des plus forts amants du monde: comme il se fit connoître à l’endroit de son hôtesse; car, voulant lui manifester ses passions, disoit: «Hélas! principale et seule régente de mes entrailles, que n’ai-je le moyen de vous en faire anatomie sans mort! vous verriez comme mon cœur s’échauffe, le foie fenit811, mon poulmon rôtit, et l’épine me brûle si ardemment, que j’en ai la vie gâtée: dont je suis perdu, s’il ne vous plaît me consoler.» Puis, se souvenant de la sentence du poète, soupirant, disoit: «Hélas! mon Dieu! que de peines à celui qui commence à aimer! il n’en peut manger sa soupe sans en graisser sa jaquette. Ah! ah! amour, quand je pense en votre assiette, je conclus qu’il y faut entrer de nature, en B dur, car le mol n’y vaut rien.» Puis, se recordant du moyen que feu son oncle lui avoit délaissé pour tromper ses ennuis, se mit à contrepointer une chanson: dont avertie son amie, doutant qu’il ne publiât ses angoisses douloureuses, et passions nocturnes, où il étoit par elle détenu, lui pria de chanter, disant: «Ami, refermez votre bouche; j’ai avisé le coin du mémorial, où vous l’avez enfermée en votre cerveau pour la garder sûrement;» pensant par ces allusions le divertir de son propos. Toutefois, par trop longuement passionné, commença:
CHANSON.
NOUVELLE CIII.
Du curé qui se coléroit en sa chaire de ce que ses semblables ne faisoient le devoir, comme lui, de prêcher leurs paroissiens812.
Un curé813, de par le monde assez remarqué par ses facéties et insuffisance de la charge à lui commise, se mit, un jour qu’il prêchoit à ses paroissiens, à jurer de par Dieu, en dépit814 des luthériens de son temps; et voulant prouver qu’ils étoient pires que les diables: «Le diable, disoit-il, s’enfuiroit incontinent que je lui aurois fait le signe de la croix; mais si je faisois le signe de la croix à un luthérien, par Dieu! il me sauteroit au cou et m’étrangleroit. Parquoi je vous conseille, mes paroissiens, que vous fuyiez, du tout, en tout, leur compagnie.» Puis, se colérant en lui-même de ce que plusieurs autres curés ne faisoient le devoir de prêcher comme lui, commença à s’exclamer en sa chaire: «Et ils disent qu’ils ne sont assez savants! Qu’ils étudient, de par Dieu ou de par tous les diables! et s’ils ne le sont, ils le deviendront comme moi.» Et observant diligemment les contenances de ses paroissiens, leur disoit: «Eh! vous savez bien, messieurs et dames, qu’il n’y a qu’un an que je ne savois rien, et maintenant vous voyez comment je prêche.» Mille et mille autres petits contes faisoit ce copieux815 curé à ses paroissiens, afin de les engarder de dormir à ses sermons.
NOUVELLE CIV.
D’un tour de villon816 joué dextrement par un Italien à un François étant à Venise817.
Il advint à Venise, en l’hôtellerie de l’Esturgeon, qu’un François nouvellement arrivé fut averti par un Italien, lequel y étoit aussi logé, qu’en leur pays il n’étoit sûr à ceux qui avoient de l’argent de montrer qu’ils en avoient; et pourtant l’avisa que, quand il auroit des écus à peser, ou quelque somme à compter, il ne fît comme il avoit accoutumé, mais qu’il fermât la chambre sur soi. Le François, prenant cet avertissement comme étant procédé d’un cœur débonnaire, le remercia bien fort, et dès lors fit connoissance avec lui. L’Italien, incontinent qu’il eut senti qu’il y faisoit bon, lui vint dire que, s’il lui plaisoit de changer des écus au soleil contre des écus-pistolets818, il feroit cet échange avec lui; et: «Au lieu, disoit-il, que vos écus au soleil ne vous vaudroient ici non plus que des pistolets, je vous les ferai valoir quelque chose davantage.» Le François lui ayant fait réponse que c’étoit le moindre plaisir qu’il lui voudroit faire, il lui pria de se souvenir de ce qu’il lui avoit dit, deux des jours auparavant, quant à tenir secret l’argent qu’on a: «Pourtant, dit-il, je serois d’opinion que nous nous missions en une gondole, portant avec nous un trébuchet, et en nous promenant par le grand canal, nous pésissions nos écus, et fissions notre échange.» Le François répond d’être prêt à faire tout ce que bon lui sembleroit. Le lendemain donc, ils entrent en une gondole; et là le François déploie ses écus, lesquels l’Italien serra, les ayant toutefois préalablement pesés pour faire meilleure mine. Après les avoir serrés, ce pendant qu’il fait semblant de chercher sa bourse, où étoient ceux qu’il devoit bailler en échange, se fait mettre à bord par le barquerole819, auquel il avoit donné le mot du guet; et d’autant qu’il aborda en un lieu de la ville où il y a plusieurs petites ruelles d’une part et d’autre, il fut si bien perdu pour ledit François, qu’il est encore pour le jourd’hui (comme il est à présupposer) à ouïr des nouvelles de lui et de ses cent écus. Et crois fermement que le proverbe des Italiens, pratiqué en plusieurs nations, lui devoit servir d’avertissement à l’avenir: de ne s’adjoindre à tels changeurs ayant (pour autoriser leur renommée, signant leur front) cette sentence en usage: «Zara a chi tocca,» donnant facilement à entendre que malheureux est celui qui s’y fie.
NOUVELLE CV.
Des facétieuses rencontres820 et façons de faire d’un Hibernois821, pour avoir sa vie en tous pays.
Un Hibernois, homme d’assez bon esprit, se proposa de connoître les manières de faire des nations étrangères et leur usage de parler; tant, qu’il voyagea en plusieurs contrées, où, encore que son argent fût égaré dedans les semelles de ses souliers, pour cela il ne perdit à dîner, tant il se savoit bien entregenter822 en toutes compagnies; et, comme peu convoiteux des honneurs de ce monde, ne se soucioit d’injures qu’on lui fît, aimant trop mieux pratiquer la manière de faire des Miconiens823 (gens pauvres et femelies824, qui, pour leur indigence, s’ingéroient eux-mêmes aux banquets et convis825), que perdre son temps en procès. Un jour, ce gentil frérot, étant entré en la maison du roi à l’heure du dîner, ne voulant point perdre l’occasion de se soûler826, ayant vu la table préparée pour le dîner des officiers du roi, attendit qu’on s’assit; puis, s’assied avec eux, et dîne très-bien sans sonner aucun mot. De quoi émerveillés, aucuns de la compagnie, qui n’avoient point accoutumé de voir cette oie étrangère dîner avec eux, lui demandèrent de quel pays il étoit, et à qui il appartenoit; et leur rendit réponse tout de même, sans qu’il perdît un seul coup de dent. Puis, lui demandèrent s’il avoit quelque charge en la cour: «Non, dit-il, mais j’y en voudrois bien avoir.» Lors, lui firent commandement de se lever de table et gagner au trot, sur peine de recevoir bientôt le paiement de sa trop grande témérité et hardiesse. «Oui-dà, dit-il, messieurs, je le ferai, mais que j’aie dîné.» Et cassoit827 toujours. Ce qu’ayant longuement observé ceux qui lui avoient fait cette peur, se sentant offensés, furent contraints de quitter leur colère, et rire comme les autres. Et, pour en tirer davantage de passe-temps et plaisir, lui demandèrent comment il avoit été si hardi, étant étranger du pays, et sans aveu, d’entrer en la maison et sommellerie du roi. «Pour ce, dit-il, que je savois bien que le roi étoit assez riche pour me donner à dîner.» Par cette gaillardise et promptitude d’esprit, il captivoit le plus souvent la bonne grâce de ceux qui, en le regardant seulement, l’eussent du tout rejeté.
NOUVELLE CVI.
Des moyens dont usa un médecin afin d’être payé d’un abbé malade, lequel il avoit pansé828.
Un médecin, assez recommandé envers plusieurs, pour sa bonne réputation et doctrine, fut mandé par un abbé, afin de le secourir en sa maladie: ce qu’il accepta voulentiers; et en fit si bien son devoir, qu’en peu de jours il l’avoit remis debout. Or, aperçut-il qu’au lieu que l’abbé, étant au fort de sa maladie, lui promettoit chiens et oiseaux829; et quand il recommençoit à revenir en convalescence, il ne le regardoit pas de bon œil, et ne faisoit aucune mention de le contenter de ses peines; et doutoit fort qu’enfin il ne toucheroit aucuns deniers. Il s’avisa d’user d’un moyen pour se faire payer; c’est qu’il fit entendre à son abbé qu’il craignoit fort une rechute, pire que la maladie, et qu’il en avoit de grandes conjectures; et pourtant, qu’il lui falloit encore prendre une médecine, laquelle il lui fit faire telle, que deux heures après l’avoir prise, il trouva qu’il avoit compté sans son hôte; qu’il avoit plus grand besoin de son médecin que jamais. Se trouvant donc en tel état, envoie messagers l’un sur l’autre vers son médecin; mais comme auparavant il avoit fait de l’oublieux à le contenter, aussi faisoit alors le médecin, de l’empêché. Enfin, l’abbé lui envoya un sien serviteur, qui lui garnit très-bien la main, et lui dit que son maître le prioit pour l’honneur de Dieu qu’il l’allât visiter; et qu’il ne pensoit pas réchapper de sa maladie. Ce serviteur donc ayant usé du vrai moyen pour faire cesser tous les empêchements du médecin, fit tant, qu’il alla visiter l’abbé, lequel il rendit gai comme Perot830 au bout de trois jours; au bout desquels il eut derechef la main garnie. Par ce moyen, ce gentil médecin fut payé de son abbé, lequel il avoit en peu de temps délibéré faire vivre et mourir, ou mourir et vivre, en vrai médecin.
NOUVELLE CVII.
De l’apprenti larron qui fut pendu pour avoir trop parlé831.
Un apprenti larron, étant entré par le toit en une maison, pour voir s’il ne trouveroit point quelque bonne aventure, fut découvert par ceux qui étoient dedans, à raison du bruit qu’il avoit mené y entrant: qui fut occasion que les voisins d’entour s’assemblèrent pour voir que c’étoit. Mais le larron, voyant que chacun entroit à foule pour le chercher, descendit par quelques adresses qu’il avoit remarquées, et se vint rendre parmi la foule du peuple qui entroit pour le chercher; et, par ce moyen, se garda d’être découvert. Un peu après qu’il eut vu le bruit apaisé, et qu’on ne cherchoit plus le larron, d’autant qu’on pensoit qu’il fût échappé, se délibéra de sortir par la porte; feignant être demeuré seul pour le chercher, ne craignant aucunement d’être connu. Mais, par faute d’être maître de sa langue, il se donna lui-même à connoître, et se mit la corde au col; car, ainsi qu’il pensoit sortir, ayant rencontré plusieurs à la porte qui devisoient du larron, en le maudissant, vint à le maudire aussi, disant qu’il lui avoit fait perdre son bonnet. Or, faut-il noter que, pendant que ce rustre tâchoit à se sauver, fuyant tantôt çà, et tantôt là, son bonnet lui étoit tombé: lequel on avoit gardé en espérance qu’il donneroit des enseignes du larron. Quand on lui eut ouï dire cela, on entra incontinent en soupçon, tellement qu’il fut prins, et incontinent pendu, pour avoir trop parlé.
NOUVELLE CVIII.
De celui qui se laissa pendre sous ombre de dévotion832.
Un certain prévôt de par le monde, voulant sauver la vie à un larron qui étoit tombé entre ses mains, à l’intention qu’il participeroit au butin, comme aussi ils en étoient d’accord; en considérant, d’autre part, qu’il en seroit reprins, et que le murmure seroit grand s’il n’en faisoit justice, et même qu’il se mettoit en grand danger, usa de ce moyen. C’est qu’il fit prendre un pauvre homme, auquel il dit qu’il y avoit long-temps qu’il le cherchoit; et que c’étoit lui qui avoit fait un tel acte, et un tel. Cet homme ne faillit à lui nier fort et ferme, comme celui qui avoit la concience nette de tout ce qu’on lui mettoit à sus833. Mais ce prévôt, étant résolu de passer outre, lui fit remontrer qu’il gagneroit bien mieux de confesser (puisque, aussi bien, ainsi qu’en çà, il lui falloit perdre la vie), et que, s’il le confessoit, le prévôt s’obligeroit par son serment de lui faire tant chanter de messes, qu’il pourroit être assuré d’aller en paradis; au lieu qu’en ne confessant point, il ne laisseroit d’être pendu, et si iroit à tous les diables; d’autant qu’il n’y auroit personne qui fît chanter pour lui une seule messe. Ce pauvre homme, oyant parler d’être pendu, et puis aller à tous les diables, se trouva fort étonné, et aima mieux être pendu et aller en paradis; tellement qu’en la fin il vint à dire qu’il ne se souvenoit point d’avoir fait ce de quoi on le chargeoit; toutefois, que si on s’en souvenoit mieux que lui, et on en étoit bien assuré, il prendroit la mort en gré; mais qu’il prioit qu’on lui tint promesse touchant les messes. Et n’eut plus tôt dit le mot, qu’on le mena tenir la place de l’autre, qui avoit mérité la mort. Mais quand il fut à l’échelle, et que la fièvre commença à le saisir, il entra en des propos par lesquels il donnoit à entendre qu’il se repentoit, nonobstant ce qu’on lui avoit promis. Pour à quoi remédier, le prévôt, qui craignoit qu’il ne le décelât au peuple, fit signe au bourreau qu’il ne lui laissât achever: ce qui fut fait. Et ainsi fut pendu sous ombre de dévotion ce pauvre homme.
NOUVELLE CIX.
D’un curé qui n’employa que l’autorité de son cheval pour confondre ceux qui nient le purgatoire834.
Un curé voulant donner à connoître combien il avoit l’esprit aigu et gaillard, encore qu’il n’eût long-temps versé835 en bonnes lettres, n’employa que l’autorité de son cheval pour confondre ceux qui nient le purgatoire; au lieu que les autres, pour ce faire, ont employé et emploient ordinairement les autorités de tant de bons et savants docteurs. Parlant donc, ce bon personnage, des luthériens, qui ne vouloient croire qu’il y eût un purgatoire: «Je vais, dit-il, vous faire un conte, par lequel vous connoîtrez combien ils sont méchants de nier le purgatoire. Je suis fils de feu M. d’E... (comme vous le savez), et nous avons un assez beau lieu, en un village d’ici entour836. Y allant un jour, ainsi que la nuit nous avoit surprins, mon mallier837 (notez, disoit-il, que je veux que vous sachiez que j’ai un fort beau et bon mallier, au commandement et service de toute la compagnie) s’arrêta, contre sa coutume, et commença à faire pouf, pouf. Je dis à mon varlet: «Pique, pique.—Je pique, dit-il, monsieur. Mais votre mallier voit quelque chose pour certain.» Alors, il me souvint de ce que j’avois ouï dire, un jour, à madame ma mère, qu’il y avoit eu autrefois quelque apparition en ce lieu-là: parquoi, je me mis à dire mon Pater et Ave Maria, qu’elle m’avoit apprins, la bonne dame, et commande derechef à mon varlet de piquer, ce qu’il fit; mais le cheval ayant marché deux ou trois pas en avant, s’arrêta de puis beau, et fit encore pouf, pouf (étant, par aventure, trop sanglé), et m’ayant encore assuré, mon varlet, que ce cheval voyoit quelque chose, j’ajoutai mon De profundis, que feu mon père m’avoit apprins: et incontinent, ne faillit mon cheval à passer outre. Mais s’étant arrêté pour la troisième fois, je n’eus pas plus tôt dit: Avete omnes, etc., et Requiem, etc., qu’il passa franchement, et depuis n’en fit difficulté.» (Peut-être qu’il ne lui remena point depuis). Or, maintenant, il disoit à ses paroissiens: «Que ces méchants disent qu’il n’y a point de purgatoire, et qu’il ne faut point prier pour les trépassés, je les renverrai à mon mallier; voire à mon mallier, pour apprendre leur leçon!»
NOUVELLE CX.
Du bateleur qui gagea contre un duc de Ferrare qu’il y avoit plus grand nombre de médecins en sa ville que d’autres gens; et comment il fut payé de sa gageure838.
Un plaisant bateleur, assez bien reçu en plusieurs des bonnes maisons d’Italie, se présenta un jour au marquis de Ferrare, Nicolas839, prince vertueux et fort récréatif, qui, pour expérimenter ce plaisant, lui demanda en riant: «Quel plus grand nombre il estimoit qu’il y eût de personnes exerçant un même état et vacation en la ville de Ferrare?» Le bateleur connoissant l’humeur du marquis, se proposa d’attirer à soi840 de son argent, sous couleur de gageure; et lui rendant réponse à ce qu’il lui avoit demandé, lui dit: «Eh! qui est celui qui doute que le nombre des médecins ne soit plus grand en cette ville que de tous autres états?—O pauvre sot! dit le marquis; il appert bien que tu n’as pas beaucoup fréquenté en cette ville, vu qu’à grand’peine y pourroit-on trouver deux médecins, soit naturels ou étrangers.» Le bateleur répliqua, et lui dit: «Oh! qu’un prince est empêché en grands et urgents affaires, qui n’a visité ses villes, et ne sait quels sujets et vassaux il a!» Alors le marquis dit au bateleur: «Que veux-tu payer si ce que tu m’as assuré n’est trouvé véritable?—Mais, dit le bateleur, que me donnerez-vous s’il vous en apparoît et qu’il soit véritable?» Dès lors, accordèrent le marquis et le bateleur, de ce que le perdant donneroit au gagnant. Parquoi, le lendemain au matin, le bateleur vint à la porte de la maîtresse église de la ville, vêtu de peaux, ouvrant la bouche et toussant le plus fort qu’il pouvoit, faisoit accroire qu’il étoit bien malade. Et comme chacun qui entroit en l’église l’avoit aperçu, plusieurs lui demandoient quelle maladie le tourmentoit, et leur disoit que c’étoit le mal des dents, pour lequel guarir plusieurs lui donnoient des remèdes; desquels il prenoit leurs noms et remèdes, et les écrivoit en une petite tablette; et afin de mieux assurer sa gageure, il se traînoit par la ville, et prioit les personnes qu’il rencontroit en son chemin de lui enseigner quelque remède à son mal, et par ce moyen remarqua plus de trois cents personnes qui lui avoient enseigné des remèdes; desquels il écrivit les noms et surnoms en ses tablettes. Ce qu’ayant fait, entra en la maison du marquis, lequel vit à table comme il dînoit, et se présenta à lui ainsi embéguiné qu’il étoit, faisant semblant d’être bien tourmenté de maladie. Et comme le marquis l’eut aperçu, ne pensant aucunement que ce fût son bateleur, et qu’il lui dit qu’il commençoit un peu à se bien porter de ses dents: «Prends, dit le marquis, la médecine que je t’ordonne, et prie M. saint Nicolas, et tu seras incontinent guari.» Le bateleur, ayant entendu cette recette, s’en retourna en sa maison, print une feuille de papier, et écrivit tous et un chacun les remèdes et les noms des personnes qui les lui avoient donnés, et mit en premier lieu le marquis, et conséquemment les uns les autres en leurs rangs. Trois jours après, faisant semblant d’être quasi guari, s’étant noué la gorge et embéguiné comme auparavant, s’en vint trouver le marquis, lui montrant sa feuille de papier où il avoit écrit tous les remèdes qu’on lui avoit donnés, et requiert qu’il lui fasse délivrer sa gageure. Le marquis ayant lu ce qui étoit écrit en cette feuille de papier, et aperçu qu’il tenoit le premier lieu entre les médecins, il se print à rire avec toute sa compagnie, qui étoit informée de ce fait, et se confessant vaincu par le bateleur, commanda qu’on lui délivrât ce qu’il lui avoit promis.
NOUVELLE CXI.
Des tourdions841 joués par deux compagnons larrons qui depuis furent pendus et étranglés842.
Un bon fripon, natif de la ville d’Issoudun en Berri, ayant commis un infini nombre de larcins, et ayant été souvent menacé, en la fin fut condamné à être pendu et étranglé. Mais ainsi qu’on le menoit pendre, advint qu’un seigneur843 passa par là, par le moyen duquel il obtint sa grâce du roi, pour avoir craché quelques mots de latin rôti844; lesquels, encore qu’ils ne fussent entendus, firent penser que c’étoit quelque homme de service. Et de fait, comme tel, après avoir eu sa grâce, fut envoyé par le roi aux Terres-Neuves, avec Roberval845, lequel voyage servit de ce qui est allégué d’Horace:
C’est-à-dire:
Car étant de retour, il poursuivit plus fort que paravant son métier de dérober; tellement qu’étant surpris pour la seconde fois, il passa le pas qu’il avoit autrefois failli. Et, à dire la vérité, je crois que cettui-ci n’en fut pas échappé à meilleur marché, d’autant qu’il est vraisemblable qu’il avoit été maintes autres fois surpris; n’étant possible qu’en faisant les larcins par douzaines, il procédât par art en un chacun d’iceux; car si on vit jamais homme auquel on peut considérer que c’est que d’une nature incline à dérober, cettui-ci en étoit un très-beau miroir; lequel, pour récompense de la peine qu’auroit prins un sien ami, de lui sauver la vie par plusieurs fois, il lui emporta une robe longue toute neuve, et plusieurs autres hardes, avec laquelle il fut surpris, l’ayant vêtue; et encore une autre par-dessus, qu’il avoit pareillement dérobée ailleurs. Aussi, lui furent trouvées trois chemises, vêtues l’une sur l’autre; et, bien peu auparavant, il en avoit fait autant d’un saye de velours de quelqu’un qui lui avoit fait ce bien de le loger. Mais le plus insigne larcin de lui, en matière d’habillements, ce fut quand il déroba tous ceux qui avoient été faits pour un certain époux et épouse, lesquels lui semblèrent bien valoir les prendre pource que la plupart étoient de soie. Et ce qui faisoit s’ébahir davantage de ce larcin, étoit que, pour tout emporter (comme il avoit fait), il lui avoit convenu faire si ou sept voyages. Or, les avoit-il emportés en un logis qu’on lui prêtoit au monastère des dames de Sainte-Croix de Poitiers; auquel logis il étoit, pour lors qu’on vint pour lui faire rendre compte desdits habillements, d’autant qu’on n’avoit soupçon que sur lui. Mais ayant vu par la fenêtre ceux qui le venoient trouver, ne les attendit pas, ains s’enfuit, ayant très-bien fermé la porte. Néanmoins, on trouva moyen d’entrer en ce logis, auquel, outre ces habillements qu’on cherchoit, on trouva ce qu’on ne cherchoit pas, à savoir environ quarante paires de souliers de toutes sortes et façons, et plusieurs paires de chausses; aussi, plusieurs pièces de drap taillé, avec plusieurs livres qu’il avoit emportés aux écoliers. Mais ce galant accoûtra bien mieux sesdites hôtesses qu’il n’avoit fait ses hôtes; car, au lieu qu’il ne leur avoit emporté que quelques habits, il emporta à ces dames leurs plus belles reliques pour reconnoissance du plaisir. Toutefois, le plus notable tour que joua ce subtil larron fut celui qu’il commit en la prison où il étoit détenu pour ses forfaits: en laquelle étant logé par fourrier847, ne put toutefois attendre qu’il en fût sorti pour retourner à son métier; mais léans même empoigna très-bien le manteau du geôlier, et là même le vendit, l’ayant passé à travers des treillis de ladite prison, qui étoient sur la rue. Toutefois, quelque subtilité qu’il exerçât, il ne put éviter qu’il ne fût mors848 d’une mule849, et puis pendu et étranglé.
NOUVELLE CXII.
D’un gentilhomme qui fouetta deux cordeliers pour son plaisir850.
Un gentilhomme de Savoie, exerçant ses brigandages dedans ou auprès de sa maison, avoit851 quelque humeur particulier852; et, ores qu’il fût brigand de meilleure grâce qu’aucuns qui s’en mêlent, toutefois il se contentoit le plus souvent de partir853 avec ceux qu’il détroussoit, quand ils se rendoient de bonne heure, et sans attendre qu’il se fût mis en colère. Mais ce dont, au contraire, on lui vouloit plus de mal pour lors, c’étoit qu’il en vouloit fort aux moines et moinesses; et prenoit son passe-temps à leur jouer plusieurs tours, qui étoient (comme on dit en proverbe) jeux de pommes, c’est-à-dire jeux qui plaisent à ceux qui les font. Entre lesquels sera ici parlé d’un sien acte, ou plutôt d’un divisé en deux parties, par lesquelles il rendit deux cordeliers, premièrement (ce lui sembloit) bien joyeux, et puis bien fâchés. C’est qu’ayant reçu ces deux cordeliers en son château, et leur ayant fait bonne chère, leur dit que, pour parachever le bon traitement, il leur vouloit donner des garces, à chacun la sienne. De quoi eux ayant fait refus, il leur pria de se montrer privés en son endroit; d’autant qu’il considéroit bien qu’ils étoient hommes comme les autres; et enfin les enferma de fait et de force en une chambre avec les garces, où les retournant trouver au bout d’une heure ou environ, leur demanda comment ils s’étoient portés en leurs nouveaux ménages. Et leur voulant faire accroire qu’ils avoient fait l’exécution, les contraignoit de le confesser malgré eux; et, les intimidant, leur disoit: «Comment, méchants hypocrites, est-ce ainsi que vous surmontez la tentation?» Et là-dessus, furent les deux pauvres cordeliers dépouillés nus, comme quand ils vinrent du ventre de leurs mères; et, après avoir été tant fouettés, que les bras de monsieur et de ses valets pouvoient porter, furent renvoyés ainsi nus. Or, si cela étoit bien fait, ou non, j’en laisse la décision à leurs savants juges.
NOUVELLE CXIII.
Du curé d’Onzain près d’Amboise, qui se fit châtrer à la persuasion de son hôtesse854.
Un curé d’Onzain près d’Amboise, persuadé par une sienne hôtesse (laquelle il entretenoit) de faire semblant d’ôter, disoit-elle, tout soupçon à son mari, se fit châtrer (qu’on dit plus honnêtement tailler); et se mit en la miséricorde d’un nommé monsieur maître Pierre des Serpents, natif de Vilantrois en Berri; et envoya ce prince-curé quérir tous ses parents et amis; et après qu’il leur eut dit qu’il n’avoit jamais osé leur déclarer son mal, mais qu’enfin il se trouvoit réduit en tels termes, qu’il lui étoit force d’en passer par là, fit son testament. Et, pour faire encore meilleure mine, après avoir dit à ce maître Pierre (auquel toutefois il avoit baillé le mot du guet855, de ne faire que semblant, et, pour ce, lui avoit baillé quatre écus) qu’il lui pardonnoit sa mort de bon cœur, si d’aventure il advenoit qu’il en mourût, se mit entre ses mains, se laissa lier, et du tout accoutrer comme celui qu’on vouloit tailler vraiment. Or, faut-il noter que, comme ce curé avoit donné audit maître Pierre le mot du guet de ne faire que semblant, aussi le mari de l’hôtesse, de son côté (après avoir entendu cette farce), avoit donné le mot du guet de faire à bon escient, avec promesse de lui donner le don de ce qu’il avoit reçu dudit prêtre pour faire la mine856; tellement que maître Pierre, persuadé par le mari, et tenant le pauvre curé en sa puissance, après l’avoir bien attaché, lié et garrotté, exécuta son office réalement et de fait; et puis le paya de cette raison, qu’il n’avoit point accoutumé se moquer de son métier; et que, s’il s’en étoit une seule fois moqué, son métier se moqueroit de lui. Voilà comment le pauvre curé se trouva de l’invention de cette femme, et comment, au lieu que, suivant cette finesse, il se préparoit à tromper le mari mieux que jamais, il fut trompé lui-même, d’une tromperie beaucoup plus préjudiciable à sa personne.
NOUVELLE CXIV.
D’une finesse dont usa une jeune femme d’Orléans pour attirer à sa cordelle857 un jeune écolier qui lui plaisoit858.
Une jeune femme d’Orléans, ne voyant aucun moyen par lequel elle pût avertir un jeune écolier qui lui plaisoit sur tous, usa, pour parvenir à son intention, qui étoit de l’attirer à sa cordelle, de la débonnaireté de son beau père confesseur, qu’elle vint trouver dedans l’église, où le jeune écolier se promenoit; et, faisant la désolée, conta, sous prétexte de confession, à ce beau père, qu’il y avoit un jeune écolier qui la pourchassoit incessamment de son déshonneur, en se mettant lui et elle aussi en très-grand danger; lequel elle lui montra, par cas fortuit, au même lieu, ne pensant aucunement à elle; le pria affectueusement de lui faire telles remontrances qu’il savoit être requises en tel cas. Et, sur cela, comme celle qui feignoit tout ceci, afin de faire venir à soi celui qu’elle accusoit faussement d’y venir, elle disoit quant et quant à ce père confesseur, par le menu, tous les moyens desquels l’écolier usoit: racontant qu’il avoit accoutumé de passer au soir par-dessus une telle muraille, à telle heure, pource qu’il savoit que son mari n’y étoit pas alors; et qu’il montoit sur un arbre, pour puis après entrer par la fenêtre: bref, qu’il faisoit ainsi et ainsi, et usoit de tels moyens, qu’elle avoit grande peine à se défendre. Le beau père parle à l’écolier, et lui fait les remontrances qu’il pensoit être les
plus propres. L’écolier, qui savoit en sa conscience qu’il n’étoit rien de tout ce que cette femme disoit, et qu’il n’y avoit jamais pensé, fit toutefois semblant de recevoir ses remontrances, comme celui qui en avoit besoin, et en remercia le beau père. Mais, comme le cœur de l’homme est prompt au mal, il eut bien de l’espoir jusque là pour connoître que cette femme l’avoit accusé de ce qu’elle désiroit qu’il fît, vu même qu’elle lui donnoit toutes les adresses et tous les moyens dont il devoit user. Sur laquelle occasion, le jeune homme, allant de mal en pis, ne faillit à tenir le chemin qu’un lui enseignoit; de sorte qu’au bout de quelque temps, le pauvre beau père, qui y avoit été à la bonne foi, se voyant avoir été trompé par la ruse de cette femme, ne se put tenir de crier en pleine chaire: «Je la vois celle qui a fait son maquereau de moi!» Et, ayant été décelée, n’osa depuis retourner à confesse à lui.
NOUVELLE CXV.
La manière de faire taire et danser les femmes lorsque leur avertin859 les prend860.
Un quidam assez paisible, et rassis d’entendement, épousa une femme qui avoit une si mauvaise tête, qu’encore qu’il prînt toute la peine de la maison et de faire la cuisine, où qu’il fût, à table, en compagnie, il ne pouvoit éviter qu’il ne fût d’elle tourmenté et maudit à tous coups, et que, pour belles remontrances et gracieux accueil qu’il lui sût faire, elle ne s’en voulsît garder, encore que le plus souvent Martin-bâton l’accolât. De quoi le bon homme, fort étonné, se délibéra d’user d’un autre moyen, qui fut tel, qu’à chacune fois qu’elle pensoit le fâcher et maudire, il se prenoit à jouer d’une flûte qu’il avoit, de laquelle il ne savoit non plus l’usage que de bien aimer. Toutefois, pour cela, sa femme ne laissa de continuer ses maudissons, jusqu’à ce que, s’étant aperçue et s’étant indignée de ce qu’il ne s’en soucioit si fort qu’auparavant, elle se print à danser de colère; et étant aucunement lassée au son d’icelle, lui arracha d’entre les mains. Mais le bon homme, ne voulant perdre les moyens par lesquels il trompoit ses ennuis, se pendit d’une main à son col pour recouvrir sa flûte; et dès lors recommença plus beau que devant à siffler et en jouer; tellement, que cette mauvaise femme, se sentant offensée par l’importunité que lui faisoit cette flûte, sortit de la maison, se promettant de n’endurer à l’avenir de telles complexions; et, dès le lendemain qu’elle fut retournée, elle reprint ses maudissons mieux qu’auparavant. Toutefois, le mari ne délaissa à jouer de sa flûte, comme il souloit; et se voyant sa femme vaincue par lui, lui promit qu’à l’avenir elle lui seroit plus qu’obéissante en toutes choses honnêtes, pourvu qu’il mît sa flûte reposer, et n’en jouât plus, pource, disoit-elle, qu’elle se sentoit étourdie du son. Par ce moyen, le bon homme adoucit sa femme; et connut que le proverbe ne fut jamais mal fait, qui dit: «Qu’il y a plusieurs moyens pour abaisser l’orgueil des femmes, et les faire taire, sans coups frapper.»
NOUVELLE CXVI.
De celui qui s’ingéra de servir de truchement aux ambassadeurs du roi d’Angleterre, et comment s’en acquitta avec grande honte qu’il y reçut861.
Un personnage assez remarqué pour les grands honneurs, èsquels il étoit entretenu en France, montra bien qu’il avoit du savoir en sa tête, mais non pas plus qu’il lui en falloit pour sa pourvision862; car quand il eut lu la lettre que le roi d’Angleterre, Henri huitième, écrivoit au roi François, premier de ce nom, où il y avoit entre autres choses: Mitto tibi duodecim molossos, c’est-à-dire: Je vous envoie une douzaine de dogues; il interpréta: Je vous envoie une douzaine de mulets; et, se fiant à cette interprétation, s’en alla avec un autre seigneur trouver le roi, pour le prier de leur donner le présent que le roi d’Angleterre lui envoyoit. Le roi, qui n’avoit encore ouï parler de ceci, fut ébahi comment d’Angleterre on lui envoyoit des mulets, disant que c’étoit grande nouveauté; et, pour ce, il les vouloit voir. Or, ayant voulu voir pareillement la lettre, et la faire voir aussi aux autres, on trouva duodecim molossos, c’est-à-dire douze dogues. De quoi ledit seigneur, se voyant être moqué (et faut penser de quelle sorte), trouva une échappatoire qui le fit être encore davantage; car il dit qu’il avoit failli lire, et qu’il avoit pris molossos pour muletos. Toutefois, pour cela, ceux qui étoient autour du roi ne laissèrent à bien rire, ne se voulant aucunement formaliser de son latin.
NOUVELLE CXVII.
Des menus propos que tint un curé au feu roi de France Henri, deuxième de ce nom863.
Un certain curé, faisant sermon à ses paroissiens, ouït plusieurs petits enfants crier qui lui empêchoient à dire et expliquer ce qu’il avoit en l’entendement, dont il fut courroucé; et se souvenant que quelques autres enfants alloient par la ville, chantant vilaines chansons: «Un tas de petits fils de putains, disoit-il, s’en vont chantant une telle chanson: Vous aurez sur l’oreille, etc. Je voudrois être leur père: Dieu sait comment je les accoutrerois864!» Aussi bien rencontra-t-il une autre fois en parlant au roi Henri, deuxième de ce nom, qui l’avoit fait appeler pour en tirer du plaisir; car le roi lui ayant demandé des nouvelles de ses paroissiens, il lui dit qu’il ne tenoit pas à les bien prêcher, qu’ils ne fussent gens de bien. Et le roi l’ayant interrogé s’ils se gouvernoient pas bien: «En ma présence, dit-il, ils font bonne mine et mauvais jeu, et sont prêts de faire tout ce que je leur commande; mais sitôt que j’ai le cul tourné, soufflez, sire!» Ce qui fut pris en bonne part de lui, comme n’y allant point à la malice, non plus qu’ès rencontres qui lui étoient coutumières en ses prêches; car, si on eût aperçu qu’il eût équivoqué de propos délibéré sur ce mot de soufflez, qui, outre sa première signification, se prend en langage du commun peuple, pour cela aussi qui dit autrement: de belles, c’est-à-dire: il n’en est rien; on lui eût appris à souffler d’une autre sorte. Et puis, sonnez, tabourin865!
NOUVELLE CXVIII.
De celui qui prêta argent sur un gage qui étoit à lui, et comment il en fut moqué866.
Un bon fripon ayant convié à dîner deux siens compagnons, lesquels il avoit rencontrés par la ville, et voyant au retour qu’en sa maison il n’y avoit rien plus froid que l’âtre, et que tous les prisonniers867 s’en étoient fuis de sa bourse, s’avise incontinent de cet expédient pour tenir promesse à ceux qu’il avoit conviés. Il s’en va en la maison d’un quidam, avec lequel il avoit quelque familiarité; en l’absence de la chambrière, prend un pot de cuivre, dedans lequel cuisoit la chair; et, l’ayant mis sous son manteau, l’emporte chez soi. Étant arrivé, commande à sa chambrière de verser le potage avec la chair en un autre pot de terre. Et après que ce pot de cuivre fut vidé, l’ayant très-bien fait écurer, envoya un garçon à celui auquel il appartenoit, pour le prier de lui prêter quelque somme d’argent, en retenant ce pot pour gage. Le garçon rapporte bonne réponse à son maître, à savoir une pièce d’argent, qui vint fort bien à point pour fournir à table du reste qu’il y falloit; et un petit mot de cédule, par laquelle ce créditeur868 confessoit avoir reçu le pot de cuivre en gage sur la somme. Lequel, se voulant mettre à table, trouva faute d’un des pots qui avoient été mis au feu; et alors, ce fut à crier. La cuisinière assure que, depuis qu’elle l’avoit perdu de vue, n’étoit entré que ce bon fripon. Mais on faisoit conscience de le soupçonner d’un tel acte. Toutefois enfin on va voir si on l’apercevra point chez lui; et, pource qu’on n’en oyoit point de nouvelles, on le mande à lui-même; il répond qu’il ne sait que c’est. Et quand il se sentit pressé (d’autant qu’on lui maintenoit qu’autre que lui n’étoit entré vers le temps qu’il avoit été prins): «Il est bien vrai, dit-il, que j’ai emprunté un pot, mais je l’ai renvoyé à celui duquel je l’avois emprunté.» Ce qu’ayant été nié par le créditeur: «Voyez, messieurs, dit ce fripon, comme il se fait bon fier aux gens de maintenant sans bonne cédule. Il me voudroit incontinent accuser de larcin, si je n’avois cédule écrite et signée de sa main.» Alors il montra la cédule que lui avoit apportée le garçon, tellement que, pour paiement, le créditeur reçut de la moquerie par toute la ville, le bruit étant couru incontinent qu’un tel (en le nommant) avoit prêté argent sur un gage qui étoit à lui.
NOUVELLE CXIX.
De la cautelle dont usa un jeune garçon pour étranger869 plusieurs moines qui logeoient en une hôtellerie870.
Au diocèse d’Anjou, fut une bonne femme vefve, hôtesse, laquelle, par bonne dévotion, avoit accoutumé loger les cordeliers, et les bien traiter selon son pouvoir, dont un sien fils en fut marri, voyant qu’ils dépendoient871 beaucoup du bien de sa mère, sans espoir de récompense; et, pour ce, délibéra les étranger. Advint que, trois ou quatre jours après, deux cordeliers arrivèrent léans, pour y héberger: auxquels le fils ne voulut faire semblant de malveillance, de peur d’offenser sa mère. Mais quand un chacun se fut retiré en sa chambre, sur la minuit, ledit fils apporta un jeune veau de trois semaines ou un mois, en la chambre des frères, secrètement, sans qu’il fût aperçu aucunement. Et quand ce maître veau sentit qu’il n’avoit sa nourrice près de lui, il se traînoit par toute la chambre, cherchant à repaître; et, de fortune, se mit sous le lit où les cordeliers étoient fort endormis. Et ainsi comme ce pauvre veau furetoit, il rencontra la tête du plus jeune qui pendoit du côté de la ruelle du lit; et ce veau commença à lécher le pauvre moine, qui suoit comme un pourceau, de sorte qu’il s’éveilla en sursaut et appela en aide son compagnon cordelier, auquel il dit qu’il y avoit des esprits léans, qui l’avoient attouché par le visage, le suppliant de le vouloir consoler. Et en disant telles paroles, il trembloit si fort, qu’il étonna son compagnon, lequel lui commanda, sur peine d’inobédience, de se lever et aller allumer du feu: ce que le pauvre frère refusoit faire, craignant l’esprit. Toutefois, nonobstant les requêtes qu’il fit, il se leva du lit et se retira vers le foyer pour allumer de la chandelle. Quand le veau entendit marcher, cuidant que ce fût sa mère, s’approcha et mit le museau entre les jambes dudit cordelier, et empoigna ses dandrilles; car les cordeliers sont court vêtus par-dessous leur grand’robe. Adonc le pauvre cordelier commença à crier hautement miséricorde; incontinent s’en retourna coucher, implorant la grâce de Dieu, disant ses Sept-Psaumes et autres oraisons. Ce veau, ennuyé de perdre la tette de sa nourrice, couroit par la chambre, et enfin cria un haut cri de voix argentine, comme pouvez savoir, dont les moines furent encore plus étonnés. Le lendemain, devant les quatre heures, le fils retourna aussi secrètement qu’il avoit fait auparavant, et emmena son veau. Quand les pauvres cordeliers furent levés, ils annoncèrent à l’hôtesse de léans ce qu’ils avoient ouï la nuit, et lui donnoient à entendre que c’étoit un trépassé qui faisoit léans sa pénitence; et ainsi décrièrent tant cette hôtellerie, en le racontant à tous les frères qu’ils rencontroient, qu’oncques-puis n’y logea cordelier ni autre moine.
NOUVELLE CXX.
Du larron qui fut aperçu fouillant en la gibecière de feu le cardinal de Lorraine872; et comment il échappa873.
Il advint, au temps du roi François, premier du nom, qu’un larron habillé en gentilhomme, fouillant en la gibecière de feu le cardinal de Lorraine, fut aperçu par le roi, étant à la messe, vis-à-vis du cardinal. Le larron, se voyant aperçu, commença à faire signe du doigt au roi, qu’il ne sonnât mot, et qu’il verroit bien rire. Le roi, bien aise de ce qu’on lui apprêtoit à rire, le laissa faire; et, peu de temps après, vint tenir quelque propos audit cardinal, par lequel il lui donna occasion de fouiller en sa gibecière. Lui, n’y trouvant plus ce qu’il y avoit mis, commença à s’étonner et à donner du passe-temps au roi, qui avoit vu jouer cette farce. Toutefois, ledit seigneur, après avoir bien ri, voulut qu’on lui rendît ce qu’on lui avoit prins; comme aussi il pensoit que l’intention du preneur avoit été telle. Mais, au lieu que le roi pensoit que ce fût quelque honnête gentilhomme, et d’apparence, à le voir si résolu, et tenir si bonne morgue874, l’expérience montra que c’étoit un très-expert larron déguisé en gentilhomme, qui ne s’étoit point voulu jouer, mais, en faisant semblant de se jouer, fit à bon escient. Et alors ledit cardinal tourna toute la risée contre le roi, lequel, usant de son serment accoutumé, jura, foi de gentilhomme! que c’étoit la première fois qu’un larron l’avoit voulu faire son compagnon875.
NOUVELLE CXXI.
Du moyen dont usa un gentilhomme italien afin de n’entrer au combat qui lui avoit été assigné; et de la comparaison que fit un Picard des François aux Italiens876.
Un gentilhomme italien, voyant qu’il ne pouvoit éviter honnêtement un combat qu’il avoit entreprins contre un de sa qualité sans qu’il alléguât quelque raison péremptoire, l’avoit accepté. Mais, s’étant depuis repenti, n’allégua autre raison, quand l’heure du combat fut venue, sinon qu’il dit à son ennemi qu’il étoit prêt à combattre, et l’attendoit à grande dévotion, disant: «Tu es désespéré, toi? Moi, je ne le suis pas; et pourtant je me garderai bien de combattre contre toi.» Il est bien vrai quelqu’un pourra répondre que, pour un, il ne faut pas faire jugement de tous, et que, si cela avoit lieu, on pourroit tourner à blâme à tous les François ce qui fut dit par un Picard rendant témoignage de sa prouesse; car, se vantant d’avoir été quelques années à la guerre sans dégaîner son épée, et étant interrogé pourquoi: «Pource, dit-il, que je n’entrois mie en colère. Mais toutes et quantes fois, disoit-il (en continuant son propos), on voudra confesser vérité, on dira haut et clair que les Italiens ont plus souvent porté les marques des François colères que les François n’ont porté les marques des Italiens désespérés; et que quand il n’y auroit un seul Picard qui sût entrer en colère, pour le moins les Gascons y entrent assez (voire y sont quelquefois assez entrés) pour faire trembler les Italiens dix pieds dedans le ventre, s’ils l’avoient si large; combien que sept ou huit ineptes et sots termes de guerre, que nous avons empruntés d’eux, mettent en danger et les Gascons et toutes les autres contrées de France d’être réputés autres qu’ils n’étoient auparavant.»
NOUVELLE CXXII.
De celui qui paya son hôte en chansons877.
Un voyageant par pays, sentant la faim qui le pressoit, se mit en un cabaret, où il se rassasia si bien pour un dîner, qu’il eût bien attendu le souper, pourvu qu’il eût été bientôt prêt. Or, comme le tavernier son hôte, visitant ses tables, l’eut prié de payer ce qu’il avoit dépendu878, et faire place à d’autres, il lui fit entendre qu’il n’avoit point d’argent, mais que, s’il lui plaisoit, il le paieroit si bien en chansons, qu’il se tiendroit content de lui. Le tavernier, bien étonné de cette réponse, lui dit qu’il n’avoit besoin d’aucunes chansons; mais qu’il vouloit être payé en argent comptant, et qu’il avisât à le contenter et s’en aller. «Quoi! dit le passant au tavernier, si je vous chante une chanson qui vous plaise, ne serez-vous pas content?—Oui, vraiment,» dit le tavernier. A l’instant, le passant se print à chanter toutes sortes de chansons, excepté une, qu’il gardoit pour faire bonne bouche; et, reprenant son haleine, demanda à son hôte s’il étoit content: «Non, dit-il, car le chant d’aucune de celles que vous avez chantées ne me peut contenter.—Or bien, dit le passant, je vous en vais dire une autre, que je m’assure qui vous plaira.» Et, pour mieux le rendre attentif au son d’icelle, il tira de son aisselle un sac plein d’argent, et se print à chanter une chanson assez bonne et plus qu’usitée à l’endroit de ceux qui vont par pays: «Metti la man a la borsa, et paga l’hoste,» qui est à dire: «Mets la main à la bourse, et paie l’hôte.» Et, ayant icelle finie, demanda à son hôte si elle lui plaisoit et s’il étoit content: «Oui, dit-il, celle-là me plaît bien.—Or donc, dit le passant, puisque vous êtes content et que je me suis acquitté de ma promesse, je m’en vais.» Et à l’instant se départit sans payer et sans que son hôte l’en requît.
NOUVELLE CXXIII.
D’un procès mû entre une belle-mère et son gendre pour n’avoir dépucelé sa fille la première nuit879.
Au pays de Limousin fut faite une noce entre une jeune fille âgée de dix-huit ans, ou environ, et un bon garçon de village très-bien emmanché. Or, advint que le compagnon, dès la première nuit, se mit en devoir d’accomplir l’œuvre de son mariage; et, pour gratifier880 à sa tendre épousée, lui bailla auparavant son manche à tenir, pour lui donner envie de le secourir à son affaire. Mais quand la pauvre fille l’eut tenu et aperçu qu’il étoit si gros, elle ne voulut oncques que le marié lui mît en son étui, de peur qu’il ne la blessât, dont le marié fut fort ennuyé; et quoi qu’il pût faire, jamais ne put persuader à la mariée de lui faire beau jeu; au moyen de quoi il fut contraint pour la nuit s’en passer. Et quand le jour fut venu, la mère s’en alla par devers la fille, pour savoir comment elle s’étoit portée avecques son mari, et comment il lui avoit fait. Elle lui fit réponse qu’ils n’avoient rien fait. «Comment, dit la mère, votre mari est doncques châtré!» Alors, comme furieuse, s’en alla au conseil de l’Église881, afin de faire démarier sa fille, donnant à entendre que son gendre n’étoit habile à engendrer. Sur cette colère, elle le fit citer, afin qu’il lui fût permis de marier sa fille à un autre, dont le pauvre marié fut très-mal content, considérant qu’il n’avoit offensé ni donné occasion pour être ainsi déshonoré. Et quand ils furent tous devant M. l’official, et que la demanderesse eut requis séparation de sa fille et de son gendre; et, par882 ses raisons, dit que la nuit de ses noces il ne voulut et ne sut oncques faire l’œuvre de mariage à sa fille, et qu’il étoit châtré; adonc le gendre, au contraire, se défend très-bien, et dit qu’il étoit aussi bien fourni de lance que sa femme étoit de cul, et ne demandoit autre chose que lutter. Mais sa femme n’y voulut oncques entendre, et fit la cane883, au moyen de quoi il n’avoit pu rien faire. Adonc l’official demanda à la jeune femme épousée si elle l’avoit refusé; et elle lui dit que oui, au moyen de ce que son mari l’avait si gros, qu’elle craignoit (comme encore faisoit) qu’il ne la blessât; car elle espéroit, en après, beaucoup plutôt la mort que la vie. Quand la mère eut entendu cette confession, et que par tels moyens elle devoit être condamnée, elle supplia au juge d’asseoir les dépens sur sa fille, attendu qu’elle avoit été cause de ce procès. Toutefois, par sentence, M. l’official condamna la pauvre jeune fille à prêter son beau et joli instrument à son mari, pour y besogner et faire ce qu’il devoit avoir fait la nuit précédente, et sans dépens, attendu la qualité des parties.
NOUVELLE CXXIV.
Comment un Écossois fut guari du mal de ventre, au moyen que lui donna son hôtesse.
Il n’y a pas long-temps qu’un Écossois de la garde du roi de France, lequel avoit dès sa jeunesse goûté quelque peu des bonnes lettres, voyant que le roi884 s’y adonnoit, et, d’autre part, considérant le moyen qu’il avoit d’y vaquer pendant le temps qu’il étoit hors de quartier et de service, pour ce faire il choisit le logis d’une bonne femme vefve, où il se logea par quelque temps. Un jour, se sentant mal de sa personne, et n’ayant la langue si à délivre885, pour faire entendre à autrui (comme il faisoit à son hôtesse, à laquelle il demandoit conseil sur son mal), il lui dit: «Madame, moi a grand mal à mon boudin.» Son hôtesse, qui entendoit assez bien qu’il disoit le ventre lui faire mal, et que, pour recouvrer prompt allégement, il lui demandoit son avis, elle lui dit qu’il falloit qu’il fît ses prières et oraisons à M. saint Eutrope, lequel on dit guarir de tel mal886. L’Écossois ayant entendu cela, et sentant son ventre aller de pis en pis, ne voulut mettre en mépris le conseil de son hôtesse; ainsi, suivant icelui, s’en alla à l’église plus prochaine qu’il rencontra, et se mit en prières et oraisons telles, qu’il sembloit à ceux qui l’entendoient que le saint dût promptement venir à lui. D’aventure, pendant qu’il étoit en telle méditation, il se trouva un bon fripon, lequel étoit pendu au derrière de saint Eutrope, et contemploit les allants et venants avec leurs contenances; et ayant remarqué les mines que faisoit cet Écossois, il commença à crier: «Tru, tru, tru, pour Jean d’Écosse et son bagage!» L’Écossois, qui entendit celle parole jetée assez rudement, pensoit que ce fût quelqu’un qui le voulsît empêcher en ses dévotions; et ayant remarqué le lieu d’où pouvoit être partie cette voix, il prend son arc et sa flèche, et vous décoche rasibus l’image du saint. Le fripon, qui étoit derrière, craignant que l’Écossois ne redoublât son coup, se print à descendre l’escalier de bois où il étoit monté; mais il ne peut s’enfuir si secrètement, qu’il ne fît un bruit qui effraya tellement l’Écossois (lequel pensoit que ce fût le saint qui fût mis à le poursuivre, afin de le punir de l’offense qu’il avoit faite), qu’il entra en telle frayeur, que depuis il ne se sentit saisi du mal de ventre.
NOUVELLE CXXV.
Des épitaphes de l’Arétin887, surnommé Divin; et de son amie Madelaine.
L’Arétin, non l’Unique888, mais celui qui a usurpé le surnom de Divin889, s’est aussi donné arrogamment le titre de fléau des princes, étant du tout enclin à médisance; en quoi il n’épargnoit (comme on dit en commun proverbe) ni roi ni roc890; car il écrit en une préface d’une sienne comédie italienne891 que le roi très-chrétien François, premier du nom, lui avoit enchaîné la langue d’une chaîne d’or, faite en façon de langues, qu’il lui avoit envoyée, afin qu’il n’écrivît de lui comme il avoit fait de plusieurs autres seigneurs. Mêmement, en l’un des dialogues qu’il a faits, il introduit deux courtisanes, racontant l’une à l’autre les moyens par lesquels elles étoient parvenues aux richesses, et comme, par leur sage conduite et maintien gracieux, elles s’étoient entretenues en honnêtes compagnies. A raison de quoi, étant l’une d’elles décédée de son temps, il lui fit l’épitaphe tel qu’il s’ensuit:
Or, est mort n’a pas long-temps892 ce prud’homme avertin893, à qui les Florentins ses compatriaux ont fait cette épitaphe, digne de lui et de son athéisme:
C’est-à-dire:
NOUVELLE CXXVI.
De la harangue qu’entreprint de faire un jeune homme en sa réception en l’état de conseiller, et comment il fut rembarré.
Ce jeune homme ayant été envoyé aux universités, pour y apprendre la loi civile et s’en servir en temps et lieu, au gré et contentement de son père, fut là entretenu assez soüefvement894 et délicatement. Advint que, se baignant en ses aises et délices, il rejeta au loin ses Digestes; et, ayant empreint en son cerveau l’idée d’une amie, s’adonna à la lecture de Pétrarque et autres tels prodigues d’honneur. Pendant ce temps, son père alla de vie à trépas. De quoi avertis, les parents et amis du jeune homme, pensant qu’il fût un savant docteur, et qu’il eût profité passablement en loi, lui mandèrent la mort de son père, et l’avertirent qu’il étoit temps qu’il choisît moyen de se pourvoir d’état en office: à quoi faire, ils se montreroient amis. Le jeune homme, se rangeant sur leur conseil et avis (encore qu’il n’eût aucunement étudié en la loi), prit son chemin vers la maison de feu son père. Après qu’il les eut visités et qu’il fut assuré des biens que son père lui avoit délaissés, il lui vint en l’entendement d’acheter un état de conseiller en la cour de parlement895. A quoi s’accordèrent ses amis; et pour l’amitié qu’ils avoient eue avec son père, lui promirent d’en faire demande au roi François Ier, duquel ils étoient très-fidèles serviteurs, et de lui réciproquement chéris. Un jour qu’ils étoient avec le roi, ils lui firent demande de cet état de conseiller: ce qu’il leur octroya, et leur en furent délivrées lettres. De cela bien joyeux, en avertirent le jeune homme, auquel ils donnèrent à entendre comme il se devoit gouverner pour se faire recevoir en la cour. Le jeune homme, suivant en tout et partout leur conseil, fit ses supplications et apprêts. Il présente ses lettres d’état: elles sont montrées et lues en pleine chambre. Après qu’elles eurent été lues, et que la cour eut été informée du personnage qui les présentoit, demandant à être reçu, il fut refusé, et pour cause. Le jeune homme, bien étonné, s’en retourne vers ses amis et les supplie de faire entendre au roi le refus qu’on lui avoit fait en la cour du parlement, ce que fut fait. Le roi étant averti de cela, il mande Messieurs de la cour, à ce qu’ils eussent à venir parler à lui. La cour de parlement délègue deux conseilleurs d’icelle, lesquels avoient charge de faire telles remontrances que de raison. Après qu’ils se furent présentés devant le roi, afin d’entendre sa volonté, il leur demanda pourquoi ils faisoient refus de recevoir ce jeune homme en leur compagnie, vu qu’il lui avoit fait don de cet office de conseiller. Les délégués lui firent entendre leur charge, et dirent que la cour étoit assez informée de son insuffisance, et, pour tant, ne le pouvoit honnêtement admettre. Le roi, ayant reçu cette remontrance pour sainte et raisonnable, en sut bon gré à Messieurs de la cour, et ne s’en soucioit plus. Quelque temps après, le jeune homme reprend ses erres de supplication, et importune tellement ses amis, qu’ils furent contraints supplier derechef le roi de mander à la cour de recevoir, se soumettant à l’examen requis en tel cas, lui remontrant, au surplus, qu’il étoit homme pour lui faire service à l’avenir; joint aussi que le père du jeune homme avoit été son officier par un long temps, et avoit acquis un bon bruit896 pendant sa vie. Le roi, entendant ces remontrances aussi, et se souvenant de celles que lui avoient faites Messieurs de la cour sur ce fait, il recommanda derechef qu’il fût reçu. La cour de parlement s’y opposa et fit seconde remontrance. Ce nonobstant, le roi voulut que le jeune homme fût reçu. Et comme Messieurs de la cour lui remontroient que le jeune homme étoit léger d’entendement, et fol, il leur dit: «Et puisqu’ils sont si grand nombre de doctes et savants personnages, ne sauroient-ils endurer un fol entre eux?» A cette parole, les délégués se départent, et rendent la cour certaine de la volonté du roi. Le jeune homme, se confiant en lui-même d’être parvenu au-dessus de son attente, se présente derechef à la cour, et demande à être examiné selon l’ordonnance. La cour commande à un des huissiers de le faire entrer et conduire en une chaire, que, pour ce faire, on lui avoit préparée. Après qu’il fut monté en cette chaire, et qu’il eut bien ruminé sa harangue, commença par un verset du psaume 118, et dit ainsi qu’il s’ensuit: Lapidem, quem reprobaverunt ædificantes, hic factus est in caput anguli. C’est-à-dire:
Voulant par là donner à entendre à la cour qu’elle n’avoit dû le mépriser ainsi qu’elle avoit fait. Ce qu’ayant entendu un des anciens de la cour, auquel ne plaisoit guère la témérité de ce jeune homme, il se leva, et faisant réponse condigne à telle harangue, répondit ce qui s’ensuit: A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris. C’est-à-dire:
Par cette réponse, il réprima tellement l’audace du jeune homme, que depuis il ne lui advint de haranguer de telle sorte en une si honnête compagnie.
NOUVELLE CXXVII.
Du chevalier âgé qui fit sortir les grillons898 de la tête de sa femme par saignée; laquelle, avant, il ne pouvoit tenir sous bride, qu’elle ne lui fît souvent des traits trop gaillards et brusques899.
C’est un grand bien en mariage de connoître les imperfections les uns des autres, et d’y trouver le remède pour éviter les inconvénients de tant de riotes et débats qui adviennent ordinairement en la plupart des ménages; comme en celui d’un fort gentil chevalier du pays de Toscane; lequel, après avoir employé la fleur de sa jeunesse au fait des armes, de la chasse et des lettres pareillement, s’avisa un peu tard à soi ranger ès-liens de mariage, qui fut enfin, avec une belle et jeune damoiselle; laquelle il traita fort gracieusement en toutes choses, fors au déduit d’amour, auquel il se portoit assez lâchement, à cause de son âge. Mais la nouvelle mariée n’eut connoissance, par quelque temps, de ce défaut, sinon par communication d’autres bonnes commères qu’elle fréquentoit, et lesquelles elle ouït deviser du passe-temps dru et menu qu’elles recevoient de leurs jeunes maris: qui l’émut à en vouloir sentir pareille fourniture que les autres. Mais, pour y parvenir avecques couverture de son honneur, en adressa la plainte à sa propre mère; laquelle, après quelques remontrances (au contraire de la conscience blâmée du moyen), ne la pouvant à plein détourner de cette intention ainsi par elle dictée, pour rompre ce coup, lui dit: «Ma fille, puisque je ne vois autre onguent qui puisse adoucir votre mal, je vous dirai: Il y a des hommes de diverses humeurs et complexions, les uns qui se taillent et font choir les cornes par fer ou par poison; aucuns qui les portent patiemment, et, comme étant de meilleur estomac, digèrent les pilules de cocuage facilement, sans mot sonner. Pour ce, faut-il que vous essayiez la patience du vôtre par quelques traits légers et de peu d’importance.» A quoi répond la fille qu’elle ne veut point user de tant de finesses, que d’attraire à sa cordelle un personnage de disposition gaillarde et de bonne réputation, sous le manteau duquel soit couverte la réputation, telle qu’étoit celle de son capelan900. La mère lui chargeant de tenter ainsi la douceur du chevalier, et, selon icelle, donner bon ordre au demeurant, la fille lui promet de n’y tarder guère, pour cela exploiter en diligence. Ce pendant qu’il étoit à la chasse, elle va, avec une cognée, au jardin, abattre un beau laurier, planté de la main de son mari, qu’il aimoit fort, et y passoit voulentiers le temps sous l’ombrage à banqueter, jouer et faire bonne chère avec ses amis. Pour le vous faire court, voilà l’arbre par terre, voici venir le mari: elle lui en fait mettre du branchage au feu; lequel, ayant aperçu cela, se doute de son laurier: toutefois, avant que d’en mener bruit, rejette son manteau sur ses épaules, et va sur le lieu pour s’en assurer. Il ne faut point demander, après qu’il eut vu la fosse fraîche, s’il fut bien troublé. Il s’en alla plein de menaces à sa femme, demandant qui lui avoit joué ce bon tour; laquelle lui fit entendre qu’elle l’avoit fait pour le réchauffer à son retour de la chasse, à raison de la vertu de cet arbre, qu’elle avoit entendu porter une chaleur fort naturelle à conforter vieillesse; tellement, qu’elle l’apaisa par son babil, et cuida lui avoir fait avaler sa colère aussi douce que sucre. De ce fait, le lendemain, elle avertit sa bonne mère, qui lui dit que c’étoit bon commencement; mais qu’il falloit encore essayer davantage, comme à lui tuer la petite chienne qu’il aimoit tant. Ce qu’elle entreprint de faire, et le fit, à l’occasion que cette petite chienne revenant de la ville d’avecques son maître, toute boueuse, elle se jeta sur le lit, où la dame avoit exprès mis une fort riche couverture; et après, étant chassée de là, s’en vint sauteler contre sa robe de satin cramoisi. Parquoi, saisit un couteau en la présence de son mari, et lui en coupa la gorge. Le chevalier étant de ce passionné901 ce ne fut pas encore fait assez, au jugement de la mère, si, après l’arbre inanimé, et la chienne vive tuée, elle n’offensoit d’abondant902 son mari, en quelques personnes des plus chères qu’il eût. Ce qu’elle fit semblablement, et renversa la table qui étoit chargée de viandes, en un banquet qu’il faisoit à la fleur de ses amis, trouvant excuse d’avoir fait ce par mégarde et en se levant pour quelque service faire. Sur quoi la nuit ayant donné conseil au bon gentilhomme, ainsi que903 le matin la dame se vouloit lever du lit, l’empêcha bon gré mal gré, et lui remontra qu’il falloit qu’elle s’y tint encore pour quelques remèdes qu’il lui avoit apprêtés pour la guarir. Elle, en se défendant, disoit qu’elle se trouvoit en bonne disposition et gaillarde en son esprit. «Je le crois ainsi, dit-il, et trop de quelques grains; à quoi convient remédier d’heure.» Lors, lui ramentevant les trois honnêtes tours qu’elle lui avoit joués consécutivement, nonobstant les remontrances et menaces qu’il lui avoit faites à chacune fois, par lesquelles il avoit juste crainte de quelque quatrième, pire que tous les autres précédents, envoie quérir un barbier, auquel il fit entendre ce qu’il vouloit qu’il exécutât; c’est à savoir que, pour certaines considérations, qu’il lui taisoit, son plaisir et intention étoit qu’aussitôt qu’il lui auroit présenté sa femme, il ne fît faute d’exécuter sa charge, s’il vouloit lui complaire. Le barbier, après avoir entendu tels propos, s’enhardit de demander au gentilhomme quelle étoit sa volonté; de laquelle il fut incontinent assuré. Le gentilhomme, après avoir fait allumer un grand feu en une chambre de son logis, où l’attendoit le barbier, s’en va en la chambre de sa femme, qu’il trouva tout habillée, feignant d’aller voir sa mère, à laquelle, peu de jours auparavant, elle avoit décelé l’impuissance de son mari, lui requérant au surplus la vouloir adresser au combat amoureux qu’elle avoit entreprins contre un champion de son âge. De ce averti, le gentilhomme redoublant le fiel et courroux, qu’il déguisa au mieux qu’il put, lui va dire: «M’amie, certainement vous avez le sang trop chaud; qui vous cause, par son ébullition, tous ces caprices et inconsidérés tours que faites tous les jours. Les médecins, à qui j’en ai parlé et consulté, sont d’avis qu’il convient vous saigner un peu, et disent cela pour votre santé.» La damoiselle, entendant ainsi parler son mari, et ne s’étant encore aperçue de son entreprise, se laissa conduire où il voulut. Il la mena en la chambre où le barbier l’attendoit, et lui commanda s’asseoir, le visage devant le feu, et fit signe au barbier qu’il prînt son bras dextre et lui ouvrît la veine; ce qu’il fit. Tandis que le sang découloit du bras de cette damoiselle, son mari, qui sentoit oculairement les grillons s’affoiblir, commanda fermer cette veine, et ouvrir celle du bras senestre; ce qui fut pareillement fait; tellement que la pauvre damoiselle resta demi-morte. Le gentilhomme, bien joyeux d’être parvenu à fin de son entreprise, la fait porter sur un lit, où elle eut tout loisir d’apprendre à ne plus fâcher son mari. Sitôt qu’elle fut revenue de pâmoison, elle envoie un de ses gens vers sa mère: laquelle, ayant apprins du messager toutes les traverses et algarades qu’elle avoit jouées à son mari, et se doutant, la bonne dame, qu’au moyen de ce, sa fille la voulût semondre de la promesse que outre son gré elle lui avoit faite, s’en va la trouver au lit, et commença à dire: «Eh bien! ma fille, comment vous va? Ne vous fâchez point, votre désir sera bientôt accompli, touchant ce que m’avez recommandé.—Ha, ma mère, répondit-elle, hélas! je suis morte: telles passions ne trouvent plus fondement en moi, si bien y a opéré mon mari: auquel je me sens aujourd’hui plus tenue du bon chemin où il m’a remise par sa prudence, que de l’honneur qu’il m’avait premièrement fait de m’épouser; et si Dieu me rend la santé, j’espère que vivrons en bon et heureux ménage.» L’histoire raconte qu’ils furent depuis en mutuel amour et loyauté, au grand contentement l’un de l’autre.
NOUVELLE CXXVIII.
De deux jouvenceaux siennois, amoureux de deux damoiselles espagnoles: l’un desquels se présenta au danger pour faire planchette904 à la jouissance de son ami; ce qui lui tourna à grand contentement et plaisir905.
A Sienne, y avoit deux jeunes hommes de fort bonne maison, voisins, et nourris ensemble et de même marchandise: ce qui engendra une très-grande et intrinsèque amitié entre eux. Ils se délibérèrent un jour de faire un voyage en Espagne, pour le trafique de leurs marchandises. Après qu’ils eurent quelque temps séjourné à Valence en Espagne, ils devinrent extrêmement amoureux de deux gentifemmes espagnoles, mariées à deux nobles chevaliers du pays. Les deux Siennois se nommoient, l’un Lucio, et l’autre Alessio. Lucio étoit plus avisé en l’amour de sa dame Isabeau que son compagnon n’étoit en la poursuite de sa choisie; et lesquelles ne cédoient en mutuelle amitié à la fraternité des deux Italiens. Or, dura ce pourchas d’amour entre eux l’espace de deux ans, qu’ils furent à négocier en Valence, sans qu’ils pussent parvenir plus avant qu’aux simples caresses de la vue et œillades, plus pour le respect qu’ils avoient aux chevaliers qu’au danger où ils se fussent mis eu pays étrange, s’ils eussent attenté de plus près par ambassades, missives, réveils906 et aubades. Il advint, un jour, que la damoiselle Isabeau entra en une église, où le passionné Lucio s’étoit mis à couvert de le pluie. De bon heur, en se pourmenant par l’entour de l’église, il aperçut sa dame assise en un coin, et accompagnée d’une seule servante, qui fut aussi à propos comme s’il eût été mandé. Cette rencontre lui donna hardiesse de s’approcher d’elle, et la salua gracieusement. Elle lui rendit salut, avec une modestie assaisonnée d’une sourde gaieté. La servante, qui, par aventure, étoit du conseil secret, et bien apprise, se leva d’auprès sa maîtresse, comme pour aller regarder quelque image. Lucio, bien joyeux de cette commodité, de pouvoir manifester ses passions à sa dame, commença sa harangue ainsi que s’ensuit: «Madame, je crois que ne soyez ignorante de l’amour démesuré qui depuis deux ans entiers me tient prisonnier de votre beauté, à laquelle il ne s’est pu découvrir, pour la révérence de votre honneur. Aussi, suis-je assuré qu’avez assez ouï dire combien ce feu d’amour, si longuement clos et couvert en ma poitrine, l’a embrasée, ne trouvant en moi issue pour s’évaporer. Je ne fais doute que le dieu Cupido ne soit apaisé et contenté à la fin, par le sacrifice continuel de mes longs soupirs, larmes et travaux, et que, pour en recouvrer allégeance, il ne m’ait préparé cette opportunité, en laquelle je vous requiers, madame, en brièves paroles que le lieu et le temps peuvent souffrir, pitié, merci et miséricorde.» La dame Isabeau, non moins passionnée d’ardeur amoureuse que Lucio, lui répondit: «Mon ami, puisque votre courtoisie, honnêteté et constance, ont mérité ce nom, je vous prie de vous assurer d’amour réciproque en mon endroit, et que la commodité seule en a jusques aujourd’hui retardé le mutuel contentement. Toutefois, je suis délibérée d’employer tous mes sens à nous moyenner bientôt une heureuse rencontre, qui puisse assouvir nos longs désirs; de laquelle je ne faillirai à vous donner bon et sûr avertissement.» Lucio, l’en remerciant, un genou en terre, n’oublia de lui ramentevoir son compagnon Alessio, pour lequel elle lui promit pareillement qu’elle feroit office de bonne amie envers sa compagne, pour le mérite de son amour constante. La survenue du peuple, à l’heure du service, les fit départir fort envis907. Bref, Lucio vole, pour porter ces nouvelles à son ami Allessio; et ne passèrent deux jours, qu’ils reçurent un message de eux trouver environ les deux heures de nuit au logis de madame Isabeau; à quoi ils ne faillirent d’une seule minute d’horloge. Là les attendoit madame Isabeau; laquelle, après la porte ouverte aux poursuivants, s’arrêta à deviser avec Lucio, et lui dit que son mari ayant depuis quelque temps renoncé à la suite de la cour et au plaisir de la chasse, l’avoit par si long-temps frustrée de l’occasion de leur entrevue, non moins désirée de son côté que du sien; mais qu’à la fin, vaincue d’extrême affection, elle avoit voulu hasarder ce larcin de Vénus, si lui et son compagnon avoient en eux la hardiesse d’en accomplir le dessein; c’est à savoir que Alessio se dépouilleroit à nu et iroit en son lit, près de son mari, tenir sa place, tandis que Lucio demeureroit pour deviser avec elle. Alessio, quelque grande amitié quasi fraternelle qu’il portât à Lucio, trouva cela de dure et difficile entreprise; si la damoiselle Isabeau ne l’eût renforcé par promesse du guerdon908 qu’elle lui avoit moyenné envers sa compagne, outre le profond sommeil de son mari, qui ne se fût réveillé jusques au jour. Or, tout ce qu’elle persuadoit à Alessio étoit afin que, se remuant dedans le lit, son mari sentit sa jambe, ou quelque autre partie humaine qu’il penseroit être elle. Quoi! le vous ferai-je long? Alessio, persuadé par l’un et par l’autre, se dépouille, non sans grande frayeur, et s’en va, tenant Isabeau par la robe, et se couche doucement en sa place, se gardant de tousser et cracher si près de son hôte. Cependant Lucio et Isabeau jouent leurs jeux paisiblement en une autre chambre du logis. Le pauvre Alessio, se voyant près la personne du chevalier, sans qu’il osât se remuer, trembloit, tombant en diverses pensées: maintenant il disoit que la damoiselle les trahissoit tous deux, le livrant le premier à la gueule du loup; maintenant estimoit, si elle les traitoit de bonne volonté, qu’elle s’oublioit entre les bras de son ami, le laissant en ce grand et éminent danger jusques à la pointe du jour: à laquelle heure il est tout ébahi, qu’il les vit entrer en la chambre après qu’ils eurent fait un grand tintamarre d’huis; et, approchant de la courtine, lui demandèrent comme il avoit reposé celle nuit. A l’instant, la damoiselle Isabeau leva la couverture du lit, qui fit apparoir à Alessio s’amie couchée auprès de lui, en lieu de l’ennemi; et n’avoit, la tendrette, non plus remué ni cligné l’œil que lui. De cela furent fort loués les deux amants, c’est à savoir, Alessio, pour le danger où il se mit afin d’avancer l’intreprise de son ami, et son amie, à raison de ce qu’elle s’étoit si honnêtement contenue, étant couchée auprès de lui; qui fut occasion de les laisser prendre quelque demi-once de plaisir au combat amoureux. On dit que cette couple d’amants entretint son crédit pendant le temps que les maris servoient leur roi pour un même quartier.
NOUVELLE CXXIX.
D’une jeune fille surnommée Peau-d’Ane, et comment elle fut mariée, par le moyen que lui donnèrent les petites fourmis909.
En une ville d’Italie y avoit un marchand, lequel, après qu’il se vit passablement riche, délibéra de se reposer, et achever joyeusement le demourant de sa vie avec sa femme et ses enfants; et pour cette considération, se retira en une métairie qu’il avoit aux champs. Or, pource qu’il étoit homme d’assez bonne chère, et qu’il aimoit la gentillesse d’esprit, plusieurs bons personnages le visitoient, et, entre autres, un gentilhomme d’ancienne maison et son voisin, lequel, pour le désir qu’il avoit de joindre quelques pièces de terre du marchand avec les siennes, lui fit accroire qu’il désiroit grandement que le mariage se fît de son fils avec la puînée de ses filles, nommée Pernette, pourvu qu’il l’avançât en quelque chose. Le marchand entendant assez bien où tendoit le gentilhomme, qui le moquoit, l’en remercia gracieusement, comme celui qui n’eût jamais pensé tel bien lui devoir advenir. Toutefois, ces propos parvenus aux oreilles du fils du gentilhomme et de la fille du marchand, ils osèrent bien, chacun endroit soi910, sonder les cœurs et les affections l’un de l’autre. Ce qui fut conduit si dextrement, que, de propos familier, ils se promirent mariage, et se résolurent d’en avertir leurs parents. Quelque temps après, le fils du gentilhomme s’adressa au père de Pernette, lequel il combattit avec telles raisons emmiellées de promesses de l’avantager en son propre, qu’il le rangea à sa volonté, et qu’elle lui demeureroit à femme pourvu que sa mère y consentit. Or, il faut entendre que les sœurs de Pernette étoient jalouses de son aise et de ce qu’elle marchoit la première; tellement que, pour divertir leur père de sa promesse, elles lui mirent à sus911 choses et autres. D’autre part, la mère, qui se repentoit de l’avoir jamais portée en son ventre, ne voulut consentir à ce mariage, si, avant toutes choses, Pernette ne levoit de terre, et avec sa langue, grain à grain, un boisseau plein d’orge, qu’à cette fin elle lui feroit épandre. Outre-plus, le marchand, voyant que ce mariage ne plaisoit à sa femme, et prenant pied912 à ce que ses autres filles lui avoient dit, il voulut que, dès lors en avant, Pernette ne vêtit autre habit qu’une peau d’âne qu’il lui acheta, pensant par ce moyen la mettre en désespoir et en dégoûter son ami. Pernette, au contraire, redoubloit son amour par la rigueur qu’on lui tenoit, et se promenoit souvent vêtue de cette peau. Ce qu’entendant son ami, il s’en va vers le marchand, lequel, faisant bonne mine et plus mauvais jeu, lui dit qu’il lui vouloit tenir promesse; mais que sa femme vouloit telle chose (qu’il lui conta) être faite. Pernette, oyant ces propos, se présente à son père, et lui demande quand il vouloit qu’elle se mît en besogne. Son père, ne pouvant honnêtement rompre sa promesse, lui assigna jour. Elle n’y faillit pas; et, comme elle étoit environ913 ces grains d’orge, ses père et mère faisoient soigneuse garde, si elle en prendroit deux en une fois, afin de demourer quittes de leurs promesses. Mais comme la constance rend les personnes assurées, voici arriver un nombre de fourmis, qui se traînèrent où étoit cette orge, et firent telle diligence avec Pernette (et sans qu’on les aperçût), que la place fut vue vide. Par ce moyen, Pernette fut mariée à son ami, duquel elle fut caressée et aimée, comme elle l’avoit bien mérité. Vrai est que, tant qu’elle véquit, le sobriquet Peau d’Ane lui demeura.
SONNET.
DE L’AUTEUR AUX LECTEURS.