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Les Contes; ou, Les nouvelles récréations et joyeux devis

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NOUVELLE XVI.

De l’avocat qui parloit latin à sa chambrière, et du clerc qui étoit le truchement.

Il y a environ vingt-cinq ou quarante ans, qu’en la ville du Mans y avoit un avocat qui s’appeloit La Roche Thomas, l’un des plus renommés de la ville, combien que de ce temps-là y en eût un bon nombre de savants, tellement qu’on venoit bien à conseil, jusques au Mans, de l’université d’Angers. Cettui sieur de La Roche étoit homme joyeux, et accordoit bien les récréations avec les choses sérieuses. Il faisoit bonne chère en sa maison; et quand il étoit en ses bonnes (qui étoit bien souvent), il latinisoit le françois, et francisoit le latin; et s’y plaisoit tant, qu’il parloit demi-latin à son valet, et à sa chambrière aussi, laquelle il appeloit pedissèque158. Et quand elle n’entendoit pas ce qu’il lui disoit, si n’osoit-elle pas lui faire interpréter ses mots; car La Roche Thomas lui disoit: «Grosse pécore arcadique, n’entends-tu point mon idiome?» De ces mots, la pauvre chambrière étoit étonnée des quatre pieds159, car elle pensoit que ce fût la plus grande malédiction du monde. Et, à la vérité, il usoit quelquefois de si rudes termes, que les poules s’en fussent levées du juc160. Mais elle trouva façon d’y remédier; car elle s’accointa de l’un des clercs, lequel lui mettoit par aventure l’intelligence de ces mots en la tête par le bas; et la secouoit, dis-je, la secouroit au besoin; car quand son maître lui avoit dit quelque mot, elle ne faisoit que s’en aller à son truchement qui l’en faisoit savante. Un jour de par le monde, il fut donné un pâté de venaison à La Roche Thomas; duquel ayant mangé deux ou trois lèches161 à l’épargne162 avec ceux qui dînèrent quand163 lui, il dit à sa chambrière en desservant: «Pedissèque, serve164 moi ce farcime de ferine165, qu’il ne soit point famulé166.» La chambrière entendit assez bien qu’il lui parloit d’un pâté; car elle lui avoit autrefois ouï dire le mot de farcime; et puis, il le lui montroit. Mais ce mot de famulé, qu’elle retint en se hâtant d’écouter, elle ne savoit encore qu’il vouloit dire; elle print ce pâté, et, ayant fait semblant d’avoir bien entendu, dit: «Bien, monsieur!» Et vint à ce clerc, quand ils furent à part (lequel, d’aventure, avoit été présent au commandement du maître), pour lui demander l’exposition de ce mot famulé; mais le mal fut, que pour cette fois il ne lui fut pas fidèle; car il lui dit: «M’amie, il t’a dit que tu donnes de ce pâté aux clercs, et puis, que tu serres le demeurant.» La chambrière le crut, car jamais elle ne s’étoit mal trouvée de rapport qu’il lui eût fait. Elle met ce pâté devant les clercs, qui ne l’épargnèrent pas comme on avoit fait à la première table; car ils mirent la main en si bon lieu, qu’il y parut. Le lendemain La Roche Thomas, cuidant que son pâté fût bien en nature, appelle à dîner des plus apparents du Palais du Mans (qui ne s’appeloit pour lors que la Salle) et leur fit grande fête de ce pâté. Ils viennent, ils se mettent à table. Quand ce fut à présenter ce pâté, il étoit aisé à voir qu’il avoit passé par bonnes mains. On ne sauroit dire si la pedissèque fut plus mal menée de son maître, d’avoir laissé famuler ce farcime, ou si ledit maître fut mieux gaudi167 de ceux qu’il avoit conviés, pour avoir parlé latin à sa chambrière, en lui recommandant un friand pâté; ou si la chambrière fut plus marrie contre le clerc qui l’avoit trompée; mais, pour le moins, les deux ne durèrent pas tant comme le tiers; car elle fongna168 au clerc plus d’un jour et une nuit, et le menaça fort et ferme, qu’elle ne lui prêteroit jamais chose qu’elle eût. Mais, quand elle se fut bien ravisée qu’elle ne se pouvoit passer de lui, elle fut contrainte d’appointer169, le dimanche matin, que tout le monde étoit à la grand’messe, fors qu’eux deux, et mangèrent ensemble ce qui étoit demeuré du jeudi, et raccordèrent leurs vielles comme bons amis. Advint un autre jour que La Roche Thomas étoit allé dîner à la ville chez un de ses voisins, comme la coutume a toujours été en ces quartiers-là de manger les uns avec les autres, et de porter son dîner et son souper; tellement que l’hôte n’est point foulé170, sinon qu’il met la nappe. La Roche Thomas, qui pour lors étoit sans femme, avoit fait mettre pour son dîner seulement un poulet rôti, que sa chambrière lui apporta entre deux plats. Il lui dit tout joyeusement: «Qu’est-ce que tu m’afferes171 là, pedissèque?» Elle lui répondit: «Monsieur, c’est un poulet.» Lui, qui vouloit être vu magnifique, ne trouve pas cette réponse bonne, et la note jusques à tant qu’il fût retourné en sa maison, qu’il appela sa chambrière tout fâcheusement: «Pedissèque!» laquelle entendit bien à l’accent de son maître qu’elle auroit quelque leçon. Elle va incontinent quérir son truchement, pour assister à la lecture, et lui rapporter ce que son maître lui diroit; car il tançoit bien souvent en latin et tout. Quand elle fut comparue, La Roche Thomas lui va dire: «Viens çà, gros animal brutal, idiote, inepte172, insulse173, nugigerule174, imperite175 (et tous les mots du Donat176). Quand je dîne à la ville, et que je te demande que c’est que tu m’afferes, qui t’a montré à répondre un poulet? Parle, parle une autre fois en plurier nombre, grosse quadrupède, parle en plurier nombre. Un poulet! Voilà un beau dîner d’un tel homme que La Roche Thomas!» La pedissèque n’avait jamais été déjeunée177 de ce mot de plurier nombre; par quoi elle se le fit expliquer par son clerc, qui lui dit: «Sais-tu que c’est? Il est marri qu’aujourd’hui en lui portant son dîner, quand il t’a demandé que c’étoit que tu lui apportois, que tu lui aies répondu, un poulet; et il veut que tu dises des poulets, et non pas un poulet. Voilà ce qu’il veut dire par plurier nombre, entends-tu?» la pedissèque retint bien cela. De là à quelques jours, La Roche Thomas étant encore allé dîner chez un sien voisin (ne sais si c’étoit chez le même de l’autre jour), sa chambrière lui porta son dîner. La Roche Thomas lui demande, selon sa coutume, que c’est qu’elle afferoit. Elle, se souvenant bien de sa leçon, répondit incontinent: «Monsieur, ce sont des bœufs et des moutons.» Par cette réponse, elle apprêta à rire à toute la présence178: principalement quand ils eurent entendu qu’il apprenoit à sa chambrière à parler en plurier nombre.


NOUVELLE XVII.

Du cardinal de Luxembourg, et de la bonne femme qui vouloit faire son fils prêtre, qui n’avoit point de témoins179; et comment ledit cardinal se nomma Phelippot.

Du temps du roi Louis douzième, y avoit un cardinal de la maison de Luxembourg, lequel fut évêque du Mans180; et se tenoit ordinairement sus son évêché: homme vivant magnifiquement; aimé et honoré de ses diocésains, comme prince qu’il étoit. Avec sa magnificence, il avoit une certaine privauté, qui le faisoit encore mieux vouloir de tout le monde, et même étoit facétieux en temps et lieu; et s’il aimoit bien à gaudir, il ne prenoit point en mal d’être gaudi. Un jour, se présenta à lui une bonne femme des champs, comme il étoit facile à écouter toutes personnes. Cette femme, après s’être agenouillée devant lui, et ayant eu sa bénédiction, comme ils faisoient bien religieusement de ce temps-là, lui va dire: «Monsieur, ne vous despiése, sa voute gresse181; contre vous ne set pas dit: j’ai un fils qui a déjà vingt ans passés, ô révérence, et qui est assez grand; quer182 il a déjà tenu un an les écoles de notre paroisse: j’en voudras ben faire un prêtre, si c’étoit le piésir de Dieu.—Par foi183, dit le cardinal, ce seroit bien fait, m’amie; il le faut faire.—Vére-més, monsieur, dit la bonne femme, il y a quelque chouse qui l’engarde; més en m’a dit que vous l’en pourriez bien récompenser (la bonne femme vouloit dire dispenser).» Le cardinal, prenant plaisir en la simplicité de la bonne femme, lui dit: «Et qu’est-ce, m’amie?—Monsieur, voez-vous ben, il n’a point.....—Qu’est-ce qu’il n’a point? dit-il.—Eh! monsieur, dit-elle, il n’a point..... Je n’ouseras dire; dont vous m’entendez ben.... ce que les hommes portent.» Le cardinal, qui l’entendoit bien, lui dit: «Et qu’est-ce que les hommes portent? N’a-t-il point de chausses longues?—Bo, bo, ce n’est pas ce que je veux dire, monsieur, il n’a point de chouses....» Le cardinal fut long-temps à marchander avec elle, pour voir s’il lui pourroit faire parler bon françois, mais il ne fut possible; car elle lui disoit: «Eh! monsieur, vous l’entendez ben; à qué faire me faites-vous ainsi muser?» Toutefois, à la fin, elle lui va dire: «Agardez-mon184, monsieur; quand il étoit petit, il étoit petit; il chut du haut d’une échelle, et se rompit185; tant qu’il a failli le sener (sener, en ce pays-là, est châtrer). Et sans cela je l’eussions marié; quer c’est le plus grand de tous mes enfants.» Le cardinal lui dit: «Par foi! m’amie, il ne laissera pas d’être prêtre pour cela, avec dispense, cela s’entend. Que plût à Dieu que tous les prêtres de mon diocèse n’en eussent non plus que lui!—Eh! monsieur, dit-elle, je vous remercie; il sera ben tenu de prier Dieu pour vous et pour vos amis trépassés. Més, monsieur, il y a encore un autre cas que je voudras ben dire, més qui ne vous despiésît.—Et qu’est-ce, m’amie?—Oh! regardez-mon, monsieur, je vous voudras ben prier; en m’a dit que les évêques pouvont ben changer le nom aux gens: j’ai un autre hardeau (ainsi appellent-ils aux champs un garçon; et une garce, une hardelle); ils ne font que se moquer de li. Il a nom Phelippe (sa voute gresse); il m’est avis, quand il aira un autre nom, que j’en serai pus à mon èse; quer ils crient après li Phelipot, Phelipot. Vous savez ben, monsieur, qu’il fâche ben aux gens quand les autres se moquent d’eux. Je voudras ben, si c’étoit voute piésir, qu’il eût un autre nom.» Or est-il que le révérendissime s’appeloit en son nom Philippe. «Par foi! m’amie, dit-il, c’est mal fait à eux d’appeler ainsi votre fils Phelipot, il y faut remédier. Mais savez-vous bien, m’amie? Je ne lui ôterai point le nom de Philippe; car je veux qu’il le garde pour l’amour de moi: je m’appelle Philippe, m’amie, entendez-vous? Mais je lui donnerai mon nom, et je prendrai le sien; il aura nom Philippe, et j’aurai nom Phelipot; et qui l’appellera autrement que Philippe, venez-le-moi dire, et je vous donnerai congé d’en faire tirer une querimoine186; est-ce pas bien dit, m’amie? Voua ne serez pas fâchée que votre fils porte mon nom?—En bonne foi, monsieur, dit-elle, vous nous faites pus d’honneur qu’à nous n’appartient; je prie à Dieu, par sa gresse, qu’il vous doint bonne vie et longue, et paradis à la fin.» La bonne femme s’en alla bien contente d’avoir eu ainsi bonne réponse de son évêque, et fit entendre à tous ceux de son village ce que l’évêque lui avoit dit. Et depuis, ledit seigneur, qui récitoit voulentiers telles manières de contes, se nommoit Phelipot par manière de passe-temps, et disoit qu’il n’avoit plus nom Philippe; et y fut depuis souvent appelé; dont il ne se faisoit que rire, à la mode d’Auguste César, lequel gaudissoit voulentiers, et prenoit les gaudisseries en jeu. Témoin l’apophthegme tout commun de lui187 et d’un jeune fils qui vint à Rome, lequel sembloit si bien à Auguste, qu’on n’y trouvoit quasi rien à dire quant aux traits du visage; et le regardoit-on, par toute la ville, en grande singularité, pour la grande ressemblance d’entre l’empereur et lui; de quoi Auguste étant averti, lui dit une fois: «Dites-moi, mon ami, votre mère a-t-elle été autrefois en cette ville?» Le jeune fils, qui entendit ce qu’Auguste vouloit dire: «Sire, dit-il, non pas ma mère, elle n’y fut jamais, que je sache, mais mon père assez de fois.» Et par là rendit à Auguste ce qu’Auguste avoit voulu mettre sur lui; car il n’étoit pas impossible que le père du jeune fils n’eût connu la mère d’Auguste, non plus qu’Auguste celle du jeune fils. Le même empereur print encore sans déplaisir que Virgile188 l’appelât fils d’un boulanger; parce qu’au commencement qu’il le connut, il ne lui faisoit donner que des pains pour tous présents, mais depuis il lui fit assez d’autres grands biens.


NOUVELLE XVIII.

De l’enfant de Paris nouvellement marié, et de Beaufort qui trouva moyen de jouir de sa femme, nonobstant la soigneuse garde de dame Pernette189.

Un jeune homme natif de Paris, après avoir hanté les universités de çà et de là les monts, se retira en sa ville, où il fut un temps sans se marier, se trouvant bien à son gré ainsi qu’il étoit, n’ayant point faute de telle sorte de plaisirs qu’il souhaitoit, et même de femmes (encore qu’il ne s’en treuve point à Paris de malheur!190), desquelles ayant connu les ruses et finesses en tant de pays, et les ayant lui-même employées à son profit et usage, il ne se soucioit pas trop d’épouser femme, craignant ce maudit mal de cocuage; et n’eût été l’envie qu’il avoit de se voir père et d’avoir un héritier descendant de lui, il fût voulentiers demeuré garçon perpétuel. Mais lui qui étoit homme de discours191, pensa bien qu’il falloit passer par là (je dis par le mariage), et qu’autant valoit y entrer de bonne heure comme attendre plus tard, se proposant qu’il ne faut pas se garder tant qu’on soit usé pour prendre femme; car il n’est rien qui ouvre la porte plus grande à cocuage que l’impuissance du mari. Et puis, il avoit réduit en mémoire, et par écrit, les ruses plus singulières que les femmes inventent pour avoir leur plaisir. Il savoit les allées et les venues que font les vieilles par les maisons, sous ombre de porter du fil, de la toile, des ouvrages, des petits chiens. Il savoit comme les femmes font les malades, comme elles vont en vendanges, comme elles parlent à leurs amis qui viennent en masque, comme elles s’entrefont faveur sous ombre de parentage. Et avec cela, il avoit lu Boccace192 et Célestine193. Et de tout cela délibéroit de se faire sage; faisant les desseins en soi-même: «Je ferai le meilleur devoir que je pourrai, pour ne porter point les cornes. Au demeurant, ce qui doit advenir viendra!» Et de cette empreinte194, se signa de la main droite, en se recommandant à Dieu. Adonc, entre les filles de Paris, dont il étoit à même, il en choisit une à son gré, la mieux conditionnée, du meilleur esprit et la plus accomplie: et n’y faillit de guère, car il la print jeune, belle, riche et bien apparentée. Il l’épouse, et la mène en sa maison paternelle. Or, il tenoit une femme avec soi assez âgée, qui avoit été sa nourrice, et qui de tout temps demeuroit en la maison, appelée dame Pernette, avisée et accorte femme. Il la présente à sa jeune épouse, d’entrée de ménage, lui disant: «M’amie, je suis bien tenu à cette femme-ci: c’est ma mère nourrice. Elle a fait de grands services à mes père et mère et à moi après eux: je vous la baille pour vous faire compagnie; elle sait du bien et de l’honneur: vous vous en trouverez bien.» Puis, en particulier, il enchargea à dame Pernette de se tenir près de sa femme et de ne l’abandonner, sus les peines qu’il lui dit, et en quelque lieu qu’elle allât. La vieille lui promit sûrement qu’elle le feroit. Et ci dirai en passant qu’il y a un méchant proverbe, je ne sais qui l’a inventé; mais il est bien commun: casta quam nemo rogavit195. Je ne dis pas qu’il soit vrai; je m’en rapporte à ce qu’il en est. Mais je dis bien qu’il n’est point de belle femme qui n’ait été priée, ou qui ne le soit tôt ou tard. «Ah! je ne suis donc pas belle?» dira celle-ci.—«Ni moi donc aussi?» dira celle-là. Eh bien! j’en suis content, je ne veux point de noise. Tant y a qu’une femme bien apprinse se garde bien de dire qu’elle ait été priée, principalement à son mari; car, s’il est fin, il pensera de sa femme que, si elle n’eût donné occasion et audience, elle n’eût pas été requise. Pour venir à mon conte, il advint qu’entre ceux qui hantoient en la maison de monsieur le marié (n’attendez pas que je le vous nomme), y avoit un jeune avocat, appelé le sieur de Beaufort; lequel étoit du pays de Berry, hantant le barreau pour usiter et pratiquer ce qu’il avoit vu aux études; auquel monsieur faisoit grande familiarité et bonne chère, parce qu’ils s’entre-étoient vus aux universités, et même avoient été compagnons d’armes en plusieurs factions196. Ce Beaufort n’étoit pas mal surnommé, car il étoit beau, adroit, et de bonne grâce. Et, pour ce, la dame lui faisoit bon œil, et lui à elle, tant qu’en moins de rien, par fervens messages des yeux, ils s’entre-donnèrent signe de leurs mutuelles volontés. Or, le mari sachant que c’étoit de vivre, ne se montroit point avoir de froid aux pieds197; mêmement, à la nouveauté, ne se défiant pas grandement d’une si grande jeunesse qui étoit en sa femme, ni de l’honnêteté de son ami, et se contentant de la garde que faisoit dame Pernette. Beaufort, qui de son côté entendoit le tour du bâton198, voyant la grande privauté que lui faisoit le mari, et le gracieux accueil que lui faisoit la jeune femme, avec une affection (ce lui sembloit) bien plus ouverte qu’à nul autre, comme il étoit vrai, trouve l’occasion, en devisant avec elle, de la conduire au propos d’aimer; d’autant qu’elle avoit été nourrie en maison d’apport199 et qu’elle savoit suivre et entretenir toutes sortes de bons propos. A laquelle Beaufort, de fil en aiguille, se print à dire telles paroles: «Madame, il est assez aisé aux dames d’esprit et de vertu à connoître le bon vouloir d’un serviteur; car elles ont toujours le cœur des hommes, encore qu’elles ne veuillent. Pour ce, n’est besoin de vous faire entendre plus expressément l’affection et l’honneur que je porte à l’infinité de vos grâces; lesquelles sont accompagnées d’une telle gentillesse d’esprit, qu’homme n’y sauroit aspirer qui ne soit bien né, et qui n’ait le cœur en bon lieu. Car les choses précieuses ne se désirent que des gentils courages; qui m’est grande occasion de louer la fortune, laquelle m’a été si favorable de me présenter un si digne et si vertueux sujet, pour avoir le moyen de mettre en évidence l’inclination que j’ai aux choses de prix et de valeur. Et, combien que je sois l’un des moindres de ceux desquels vous méritez le service, je me tiens pourtant assuré que vos grandes perfections, lesquelles j’admire, seront cause d’augmenter en moi les choses qui sont requises à bien servir. Car quant au cœur, je l’ai si bon et si affectionné envers vous, qu’il est impossible de plus; lequel j’espère vous faire connoître si évidemment, que vous ne serez jamais mal contente de m’avoir donné l’occasion de vous demeurer perpétuellement serviteur.» La jeune dame, qui étoit honnête et bien apprinse, oyant ce propos d’affection, eût bien voulu son intention aussi facile à exécuter comme à penser; laquelle, d’une voix féminine, assez assurée pourtant, selon l’âge d’elle (auquel communément les femmes ont une crainte accompagnée d’une honte honnête), lui va répondre ainsi: «Monsieur, quand bien j’aurois voulenté d’aimer, si n’aurois-je encore eu le loisir de songer à faire un autre ami que celui que j’ai épousé; lequel m’aime tant et me traite si bien, qu’il me garde de penser en autre qu’en lui. Davantage, quand la fortune devroit venir sur moi pour mettre mon cœur en deux parts, j’estime tant de votre bon cœur, que vous ne voudriez être la première cause de me faire faire chose qui fût à mon désavantage. Quant aux grâces que vous m’attribuez, je laisse cela à part, ne les connoissant point en moi, et les rends au lieu dont elles viennent, qui est à vous. Mais pour mes autres défenses, voudriez-vous bien faire ce tort à celui qui se fie tant en vous, qui vous fait si bonne chère? Il me semble qu’un cœur si noble que le vôtre ne sauroit donner lieu à une telle intention que celle-là. Et puis, vous voyez les incommodités assez grandes, pour vous divertir d’une telle entreprise, quand vous l’auriez. Je suis toujours accompagnée d’une garde, laquelle, quand je voudrois faire mal, tient l’œil sus moi si continuel, que je ne lui saurois rien dérober.» Beaufort se tint bien aise quand il ouït cette réponse, et principalement quand il sentit que la dame se fondoit en raisons, dont les premières étoient un peu fortes; mais, par les dernières, la jeune dame les rabattoit elle-même; auxquelles Beaufort répondit sommairement: «Les trois points que vous m’alléguez, madame, je les avois bien prévus et pourpensés; mais vous savez que les deux dépendent de votre bonne volonté, et le tiers gît en diligence et bon avis. Car, quant au premier, puisque l’amour est une vertu, laquelle cherche les esprits de gentille nature, il vous faut penser que quelque jour vous aimerez tôt ou tard; laquelle chose devant être, mieux vaut que de bonne heure vous receviez le service de celui qui vous aime comme sa propre vie, que d’attendre plus longuement à obéir au Seigneur, qui a puissance de vous faire payer l’usure du passé, et vous rendre entre les mains de quelque homme dissimulé, qui ne prenne pas votre honneur en si bonne garde comme il mérite. Quant au second, c’est un point qui a été vidé, longtemps a, en l’endroit de ceux qui savent que c’est que d’aimer. Car, pour l’affection que je vous porte, tant s’en faut que je fasse tort à celui qui vous a épousée, que plutôt je lui fais honneur, quand j’aime de si bon cœur ce qu’il aime. Il n’y a point de plus grand signe que deux cœurs soient bien d’accord, sinon quand ils aiment une même chose. Vous entendez bien, si nous étions ennemis, lui et moi, ou si n’avions point de familiarité l’un à l’autre, je n’aurois pas l’opportunité de vous voir, de ne vous parler si souvent. Ainsi le bon vouloir que j’ai vers lui, étant cause de la grand’amour que je vous porte, ne doit pas être cause que vous me laissiez mourir en vous aimant. Quant au tiers, vous savez, madame, qu’à cœur vaillant rien n’est impossible. Avisez donc que c’est qui pourroit échapper à deux cœurs soumis à l’amour, lequel est un seigneur qui fait si bien valoir ses sujets.» Pour abréger, Beaufort lui conta si honnêtement son cas, qu’honnêtement elle ne l’eût su refuser. Et demeurèrent les affaires en tel point, que la jeune dame fut vaincue d’une force volontaire; si qu’il ne restoit plus qu’à trouver quelque bonne opportunité de mettre leur entreprise à exécution. Ils avisèrent les moyens uns et autres; mais quand ce venoit à les faire bons, dame Pernette gâtoit tout; car elle avoit deux yeux qui valoient bien tous ceux du gardien de la fille d’Inache200. Et puis, d’user de finesses que Beaufort avoit autrefois faites, il n’y avoit ordre, car le mari les savoit toutes par cœur. Toutefois il s’ingénia tant, qu’il en avisa une qui lui sembla assez bonne. Ce fut que, sachant bien qu’en toutes bonnes entreprises d’amours il y faut un tiers, il se découvre à un sien ami, jeune homme, marchand de draps de soie et encore non marié, demeurant en une maison que son père lui avoit naguère laissée au bout du pont Notre-Dame; et même étoit bien connu du mari. Un jour de Toussaint, comme il avoit été avisé entre les parties, la jeune femme, que le dieu d’amour conduisoit, partit de sa maison sur l’heure du sermon, pour aller ouïr un docteur201 qui prêchoit à Saint-Jean en Grève, et qui avoit grand’presse; et le mari demeura en sa maison pour quelque sien affaire. Ainsi que la dame passoit par devant la maison du sire Henri (ainsi s’appeloit le marchand), voici qu’il lui fut jeté (selon que le mystère avoit été dressé) un plein seau d’eau, qui lui couvrait toute la personne; et fut jeté si à point, que tous ceux qui le virent cuidèrent bien que ce fut par inconvénient. «O lasse202! dit-elle, dame Pernette, je suis diffamée203! Eh! que ferai-je?» Le plus vite fut qu’elle se jetât dedans la maison du sire Henri, et dit à dame Pernette: «M’amie, courez vitement me quérir ma robe fourrée d’agneau crépée204; je vous attendrai ici chez le sire Henri.» La vieille y va; et la dame monte en haut, où elle trouva un fort beau feu, que son ami lui avoit fait apprêter; lequel ne lui donna pas le loisir de se dévêtir, qu’il la jette sur un lit qui étoit là auprès du feu: là où pensez qu’ils ne perdirent point temps, et si eurent assez bon loisir de bien faire avant que la vieille fût allée et venue, et prins robe et tous autres accoutrements. Le mari étant à la maison, entendit que dame Pernette étoit en la chambre de devant; laquelle faisoit son affaire sans lui en dire rien, de peur qu’il se fâchât d’aventure. Il vient, et trouve la bonne Pernette, et commence à lui dire: «Que faites-vous ici? où est ma femme?» Dame Pernette lui conte ce qui lui étoit advenu, et qu’elle étoit venue quérir des habillements pour elle: «O de par le diable! dit-il, en fongnant205; voilà un tour de finesse qui n’étoit point encore en mon papier: je les savois tous, fors celui-là. Je suis bien accoutré! Il ne faut qu’une méchante heure pour faire un homme cocu. Allez-vous-en à elle, et je lui enverrai le reste par un garçon.» Dame Pernette y va; mais il n’étoit plus temps, car Beaufort avoit fait une partie de ses affaires, et se sauva par un huis de derrière, selon l’avertissement qu’il eut par celui qui faisoit le guet pour voir venir dame Pernette; laquelle, quand elle fut venue, n’y connut rien; car combien que la jeune dame fût un petit en couleur, elle pensa que ce fût de la chaleur du feu: aussi étoit-ce, mais c’étoit du feu qui ne s’éteint pas pour l’eau de la rivière.


NOUVELLE XIX.

De l’avocat en parlement qui fit abattre sa barbe pour la pareille; et du dîner qu’il donna à ses amis.

Un avocat en parlement, qui étoit bien au compte de la douzaine206, plaidoit une cause devant M. le président Lizet207, naguère décédé208, abbé de Saint-Victor prope muros209. Et parce que c’étoit une cause d’importance, il plaidoit d’affection; esquelles causes est toujours avis aux avocats, qu’ils ne sauroient trop expressément parler pour le profit des parties et pour leur honneur; et, pour ce, il redisoit d’aventure quelque point déjà allégué, craignant (possible) qu’il n’eût pas été prins de la Cour (ce qu’il ne faut pas craindre à Paris), de sorte que le président se levoit pour aller au conseil. L’avocat, ayant la matière à cœur, disoit: «Monsieur le président, encore un mot.» Le président n’oyoit point: mais étoit aux opinions de Messieurs. L’avocat, étant affectionné, va dire: «Monsieur le président, un mot: eh! un mot pour la pareille210.» Quand le président entendit parler de pareille (pour laquelle honnêtement ne se doit rien refuser), il demeure à écouter l’avocat tout à son gré, pour lui faire entendre qu’il vouloit bien faire quelque chose pour lui à la pareille. De quoi il fut bien ris. Et Dieu sait s’il eût voulu retenir sa pareille! Toutefois il dit ce qu’il vouloit dire. Et s’il gagna ou perdit pour la pareille, le conte n’en dit rien; mais bien dit que l’avocat dont est question portoit longue barbe, chose, encore qu’elle ne fût plus nouvelle, car assez d’autres en portoient, et de l’état même d’avocat, toutefois ne plaisoit pas à M. Lizet; parce que de son règne avoit été fait l’édit des Barbes211; lequel pourtant n’avoit pas tenu longuement; car on suivoit la mode de cour, là où chacun portoit barbe indifféremment. Suivant propos, il advint que, de là à quelques jours, l’avocat même plaidoit une autre cause (ledit seigneur président étant alors en ses bonnes); lequel, quand ce vint à prononcer l’arrêt, y ajouta une queue, en disant: «Et quand et quand, et pareillement, Jaquelot212, vous ferez cette barbe?» Et, avec une petite pausette, dit: «Pour la pareille.» De quoi il fut encore mieux ris qu’il n’avoit été la première fois; car cette pareille étoit encore de fraîche mémoire. Il fut contraint d’abattre sa barbe; autrement, il n’eût jamais eu patience à M. le président, auquel il devoit cette pareille. Environ ce même temps, Jaquelot se trouva en compagnie de gens de bonne chère, faisant le sixième en la maison de l’abbé Chatelus, là où ils déjeûnèrent, mais assez sommairement, parce que possible ne se trouvèrent pas viandes prêtes sus l’heure, et qu’ils étoient tous familiers; desquels Chatelus se dispensa privément. Jaquelot, au départir, les convia à dîner, et appela encore quelques-uns de ses amis, qui dînèrent tous ensemble familièrement. Et y étoit entre autres un personnage213 dont le nom est bien connu en France, tant pour son titre d’honneur que de son savoir, lequel avoit été au déjeûner de Chatelus. Et, de sa part, je crois bien qu’il se contentoit bien de chacun des traitements; car les hommes de respect prennent garde à la bonne chère214 des personnes plus qu’à l’exquisition des viandes. Toutefois, par manière de passe-temps, il en fit une épigramme.

Chatelus donne à déjeuner
A six, pour moins d’un carolus,
Et Jaquelot donne à dîner
A plus pour moins que Chatelus.
Après ce repas dissolu,
Chacun s’en va gai et fallot:
Qui me perdra chez Chatelus
Ne me cherche chez Jaquelot.

NOUVELLE XX.

De Gillet le menuisier: comment il se vengea du lévrier qui lui venoit manger son dîner.

Un menuisier de Poitiers, nommé Gillet, qui travailloit pour gagner sa vie le mieux qu’il pouvoit, ayant perdu sa femme, qui lui avoit laissé une fille de l’âge de neuf à dix ans, se passoit du service d’elle, et n’avoit autre valet ni chambrière. Il faisoit sa provision le samedi de ce qu’il lui falloit pour la semaine; et mettoit, de bon matin, sa petite potée au feu, que sa fille faisoit cuire; et se trouvoit aussi bien de son ordinaire comme un plus riche du sien. Or, il se dit en commun langage, qu’il ne fait pas bon avoir voisin trop pauvre ni trop riche; car, s’il est pauvre, il sera toujours à vous demander, sans vous pouvoir secourir de rien; s’il est trop riche, il vous tiendra en subjétion, et vous faudra endurer de lui, et ne l’oserez emprunter de rien. Ce menuisier avoit pour voisin un gentilhomme de ville; lequel étoit un petit trop grand seigneur pour lui, et tenoit grand train d’allants et venants215 et de valets; et, d’autant qu’il aimoit la chasse, il tenoit des chiens en sa maison, pour ce qu’il ne lui falloit pas sortir loin de la ville pour avoir son passe-temps du lièvre. Entre ces chiens, y avoit un lévrier fort méfaisant216, qui entroit partout; et ne trouvoit rien trop chaud ne trop pesant; pain, chair, fourmage, tout lui étoit fourrage. Et le pauvre menuisier en étoit le plus foulé, car il n’y avoit que la muraille entre le gentilhomme et lui: au moyen de quoi, ce lévrier se fourroit à toute heure chez lui, et emportoit tout ce qu’il trouvoit. Et même, ce lévrier avoit cette astuce, que de la patte il renversoit le pot qui bouilloit au feu, et en prenoit la chair, et s’en alloit à-tout; dont bien souvent le pauvre Gillet étoit mal dîné: chose qui lui fâchoit fort, qu’après avoir travaillé toute la matinée, il fût desservi, avant se mettre à table. Et le pis étoit qu’il ne s’en osoit plaindre. Mais il proposa de s’en venger, quoi qu’il en dût advenir. Un jour qu’il vit entrer ce lévrier, qui alloit à sa prise, il s’en va après, sans faire grand bruit, avec une grosse limande217 carrée en sa main; et le trouve qu’il étoit environ son pot, à tirer la chair qui étoit dedans. Il ferme la porte bien à point, et vous attrape ce lévrier; auquel, en moins de rien, donna cinq ou six coups de cette limande sur les reins, et ne s’y feignit point218. Et tout incontinent il laisse sa limande et print une houssine en la main, qui n’étoit pas plus grosse que le doigt, longue d’une aune ou environ, et ouvre l’huis au lévrier, qui crioit à gueule ouverte, comme errené219 qu’il étoit. Ce menuisier couroit après, avec sa houssine, dont il le frappoit toujours, et le poursuivit jusques en la rue en disant: «Vous n’irez pas, monsieur le lévrier. Si vous y retournez! Vous venez manger ici mon dîner!» Faisant semblant qu’il ne l’avoit frappé que de la verge. Mais ç’avoit été d’une verge souple comme un pied de selle220, dont il avoit accoutré le lévrier; si que le gentilhomme ne mangea depuis lièvre de sa prise.


NOUVELLE XXI.

Du savetier Blondeau, qui ne fut oncques en sa vie mélancolique que deux fois; et comment il y pourvut; et son épitaphe.

A Paris sus Seine trois bateaux y a221, mais il y avoit aussi un savetier que l’on appeloit Blondeau, lequel avoit sa loge près la Croix du Tiroir222; là où il refaisoit les souliers, gagnant sa vie joyeusement, et aimant le bon vin surtout; et l’enseignoit voulentiers à ceux qui y alloient. Car, s’il y en avoit en tout le quartier, il falloit qu’il en tâtat; et étoit content d’en avoir davantage et qu’il fût bon. Tout le long du jour, il chantoit et réjouissoit tout le voisiné223. Il ne fut oncques vu en sa vie marri, que deux fois, l’une quand il eut trouvé en une vieille muraille un pot de fer, auquel il y avoit grande quantité de pièces antiques de monnoie, les unes d’argent, les autres d’aloi224, desquelles il ne savoit la valeur. Lors il commença de devenir pensif. Il ne chantoit plus; il ne songeoit plus qu’en ce pot de quincaille225. Il fantasioit226 en soi-même: «La monnoie n’est pas de mise. Je n’en saurois avoir ni pain ni vin. Si je la montre aux orfèvres, ils me décèleront, ou ils en voudront avoir leur part, et ne m’en bailleront pas la moitié de ce qu’elle vaut.» Tantôt il craignoit de n’avoir pas bien caché ce pot et qu’on le lui dérobât. A toutes heures il partoit de sa tente227, pour l’aller remuer. Il étoit en la plus grand’ peine du monde; mais à la fin il se vint à reconnoître, disant en soi-même: «Comment! je ne fais que penser en mon pot! Les gens connoissent bien, à ma façon, qu’il y a quelque chose de nouveau en mon cas. Bah! le diable y ait part au pot! il me porte malheur.» En effet, il le va prendre gentiment, et le jette en la rivière; et noya toute sa mélancolie avec ce pot. Une autre fois, il se trouva fâché contre un monsieur qui demouroit tout vis-à-vis de sa logette; au moins il avoit sa logette tout vis-à-vis de monsieur, lequel quidam monsieur avoit un singe qui faisoit mille maux au pauvre Blondeau, car il l’épioit d’une fenêtre haute, quand il tailloit son cuir, et regardoit comme il faisoit. Et aussitôt que Blondeau étoit allé dîner, ou en quelque part à son affaire, ce singe descendoit et venoit en la loge de Blondeau, et prenoit son tranchet, et découpoit le cuir de Blondeau comme il l’avoit vu faire. Et de cela faisoit coutume à tous les coups228 que Blondeau s’écartoit: de sorte que le pauvre homme fut tout un temps qu’il n’osoit aller boire ni manger hors de sa boutique sans enfermer son cuir. Et si quelquefois il oublioit à le serrer, le singe n’oublioit pas à le lui tailler en lopins: chose qui lui fâchoit fort; et si n’osoit pas faire mal à ce singe, par crainte de son maître. Quand il en fut bien ennuyé, il délibéra de s’en venger, s’étant bien aperçu de la manière qu’avoit ce singe, qui étoit de faire en la propre sorte qu’il voyoit faire: car si Blondeau avoit aiguisé son tranchet, ce singe l’aiguisoit après lui; s’il avoit poissé du ligneul229, aussi faisoit ce singe; et s’il avoit cousu quelque carrelure, ce singe s’en venoit jouer des coudes, comme il lui avoit vu faire. A l’une des fois, Blondeau aiguisa un tranchet, et le fit couper comme un rasoir. Et puis, à l’heure qu’il vit ce singe en aguet230, il commença à se mettre ce tranchet contre la gorge, et le mener et ramener, comme s’il se fût voulu égosiller231. Et quand il eut fait cela assez longuement pour le faire aviser à ce singe, il s’en part de sa boutique, et s’en va dîner. Ce singe ne faillit pas incontinent à descendre; car il vouloit s’ébattre à ce nouveau passe-temps qu’il n’avoit point encore vu faire. Il vint prendre ce tranchet, et tout incontinent se le met contre la gorge, en le menant et ramenant comme il avoit vu faire à Blondeau. Mais il l’approcha trop près; et ne se print garde qu’en le frayant contre sa gorge, il se coupe le gosier de ce tranchet, qui étoit si bien effilé: dont il mourut avant qu’il fût une heure de là. Ainsi Blondeau fut vengé de son singe sans danger, et se remit à sa coutume première de chanter et faire bonne chère, laquelle lui dura jusqu’à la mort. Et en la souvenance de la joyeuse vie qu’il avoit menée, fut fait un épitaphe de lui, tel que s’en suit.

Ci-dessous gît en ce tombeau
Un savetier nommé Blondeau,
Qui en son temps rien n’amassa,
Et puis après il trépassa.
Marris en furent les voisins,
Car il enseignoit les bons vins.

NOUVELLE XXII.

De trois frères qui cuidèrent être pendus pour leur latin.

Trois frères de maison avoient longuement demeuré à Paris, mais ils avoient perdu tout leur temps à courir, à jouer et à folâtrer. Advint que leur père les manda tous trois pour s’en venir; dont ils furent fort surpris; car ils ne savoient un seul mot de latin. Mais ils prindrent complot d’en apprendre chacun un mot pour leur provision. Savoir est, le plus grand apprint à dire: Nos tres clerici232. Le second print son thème sur l’argent, et apprint: Pro bursa et pecunia233. Le tiers, en passant par l’église, retint le mot de la grand’messe: Dignum et justum est234. Et là-dessus partirent de Paris, ainsi bien pourvus, pour aller voir leur père; et conclurent ensemble que, partout où ils se trouveroient, et à toutes sortes de gens, ils ne parleroient autre chose que leur latin; se voulant faire estimer par là les plus grands clercs de tout le pays. Or, comme ils passoient par un bois, il se trouva que les brigands avoient coupé la gorge à un homme et l’avoient laissé là après l’avoir détroussé. Le prévôt des maréchaux étoit après avec ses gens, qui trouva ces trois compagnons près de là où le meurdre235 s’étoit fait, et où gisoit le corps mort. «Venez çà, dit-il. Qui a tué cet homme?» Incontinent le plus grand, à qui l’honneur appartenoit de parler le premier, va dire: «Nos tres clerici.—O ho! dit le prévôt: et pourquoi l’avez-vous fait?—Pro bursa et pecunia, dit le second.—Eh bien! dit le prévôt, vous en serez pendus.—Dignum et justum est, dit le tiers.» Ainsi les pauvres gens eussent été pendus à crédit, n’eût été que, quand ils virent que c’étoit à bon escient, ils commencèrent à parler le latin de leur mère236, et à dire qui ils étoient. Le prévôt, qui les vit jeunes et peu fins, connut bien que ce n’avoit pas été eux, et les laissa aller, et fit la poursuite des voleurs qui avoient fait le meurdre. Mais les trouva-t-il? Et qu’en sais-je? mon ami, je n’y étois pas.


NOUVELLE XXIII.

Du jeune fils qui fit valoir le beau latin que son curé lui avoit montré237.

Un laboureur riche, après avoir tenu son fils quelques années à Paris, le manda quérir par le conseil de son curé. Quand il fut venu, le père, qui étoit jà vieux, fut joyeux de le voir, et ne faillit à envoyer incontinent quérir monsieur le curé à dîner, pour lui faire fête de son fils. Le curé vint, qui vit le jeune enfant, et lui dit: «Vous soyez le bienvenu, mon ami. Je suis bien aise de vous voir. Or çà, dînons, et puis nous parlerons à vous.» Ils dinèrent très-bien. Après dîner, le père dit au curé: «Monsieur le curé, vous voyez ce garçon, je l’ai fait venir de Paris: comme vous m’aviez conseillé, il y aura trois ans à cette Chandeleur qu’il y alla. Je voudrois bien savoir s’il a proufité; mais j’ai grand’peur qu’il ne veuille rien valoir. J’en voulois faire un prêtre: je vous prie, monsieur le curé, de l’interroger un petit pour savoir comment il a employé son temps.—Oui dà, mon compère, dit le curé, je le ferai pour l’amour de vous.» Et sur-le-champ, et en la présence du bonhomme, fit approcher le jeune fils: «Or çà, dit-il, vos régents de Paris sont grands latins. Que je voie comment ils vous ont apprins? Puisque votre père veut vous faire prêtre, j’en suis bien aise; mais dites-moi un peu en latin un prêtre; vous le devez bien savoir?» Le jeune fils lui répondit sacerdos. «Eh bien! dit le curé, ce n’est pas trop mal dit; car il est écrit: Ecce sacerdos magnus; mais prestolus est bien plus élégant et plus propre; car vous savez bien qu’un prêtre porte l’étole. Or çà, dites-moi en latin un chat.» (Le curé voyoit le chat au long du feu.) L’enfant répond catus, felis, murilegus. Le curé, pour donner à entendre au père qu’il savoit bien plus qu’ils ne savoient pas à Paris, dit au jeune fils: «Mon ami, je pense bien que vos régents vous ont ainsi montré; mais il y a bien un meilleur mot: c’est mitis238. Car vous savez bien qu’il n’est rien tant privé qu’un chat, et même la queue, qui est souève239 quand on la manie, s’appelle suavis. Or çà, comment est-ce en latin, du feu?» L’enfant répond ignis. «Non, non, dit le curé, c’est gaudium, car le feu réjouit. Ne voyez-vous pas comme nous sommes ici à notre aise auprès du feu? Or çà, de l’eau, comme s’appelle-t-elle en latin?» L’enfant lui dit aqua. «C’est mieux dit abundantia, dit le curé. Car vous savez qu’il n’y a chose plus abondante que l’eau. Or çà, un lit?» L’enfant dit lectus. «Lectus! dit le curé; vous ne parlez que le latin tout vulgaire, il n’y a enfant qui n’en dît bien autant. N’en savez-vous point d’autre?» L’enfant répond torus. «Encore n’y êtes-vous pas, dit le curé. N’en savez-vous point d’autre?» L’enfant dit cubile. «Encore n’y êtes-vous pas.» A la fin, quand il n’eut plus rien à lui dire pour le latin d’un lit: «Jean, je vous le vois240 dire, dit le curé; c’est requies, mon ami; pource qu’on y dort et qu’on y prend son repos.» Ce pendant que le curé l’interrogeoit ainsi avec ses or çà, le bonhomme de père ne faisoit pas guère bonne chère241, et eût voulentiers battu son fils, et pensoit qu’il avoit perdu son argent. Mais le curé, le voyant fâché, lui dit: «Non, non, compère, il n’a pas mal proufité; je sais bien qu’on lui a ainsi montré comme il dit; il ne répond pas trop mal; mais il y a latin et latin, dea! Je sais des mots de latin dont ils n’ouïrent jamais parler à Paris. Envoyez-le-moi souvent, je lui apprendrai des choses qu’il ne sait pas encore; et vous verrez que, devant qu’il soit trois mois, je l’aurai rendu bien autre qu’il n’est.» Le jeune enfant cependant n’osoit pas répliquer, pource qu’il étoit craintif et honteux; mais il n’en pensoit pas moins pourtant. De là à quelques jours, le curé fit tuer un pourceau gras, et envoya quérir à dîner le bonhomme de père pour lui donner des charbonnées242 et des boudins, et lui manda qu’il ne faillît pas à mener son fils. Ils vinrent et dînèrent. Le jeune fils, qui avoit bien retenu le latin que lui avoit enseigné le curé, et qui avoit déjà songé la manière de le mettre en exécution pratique, s’étant levé de table de bonne heure, va gentiment prendre le chat, et lui ayant attaché un bouchon de paille à la queue, met le feu dedans la paille avec une allumette, et vous laisse aller ce chat, qui se print à fuir comme s’il eût eu le feu au cul. Le premier lieu où il se fourre, ce fut sous le lit du curé, là où le feu fut bientôt pris. Quand le jeune fils connut qu’il étoit temps d’adopérer243 son latin, il s’en vint vitement au curé, et lui dit: «Prestole, mitis habet gaudium in suavi: quod si abundantia non est, tu amittis tuum requiem.» Ce fut au curé à courir, voyant le feu déjà grand; et, par ce moyen, le jeune fils approufita le latin que lui avoit apprins M. le curé, pour lui apprendre à ne le faire plus infâme244 devant son père.


NOUVELLE XXIV.

D’un prêtre qui ne disoit autre mot que Jésus en son Évangile.

En une paroisse du diocèse du Mans, laquelle se demande245 Saint-Georges, y avoit un prêtre qui autrefois avoit été marié; et depuis que sa femme fut morte, pour mieux faire son devoir de prier Dieu pour elle, et aussi pour gagner une messe qu’elle avoit ordonné par son testament être dite en l’église parrochiale246, se voulut faire d’église. Et combien qu’il ne sût du latin que pour sa provision, encore pas, toutefois il faisoit comme les autres et venoit à bout de ses messes au moins mal qu’il lui étoit possible. Un jour de bonne fête, vint à Saint-Georges un gentilhomme, pour quelque affaire qu’il y avoit, et arriva entre les deux messes; et pource qu’il n’avoit bonnement loisir d’attendre la grand’messe, voulut en faire dire une basse, et commanda à son homme de lui trouver un prêtre pour la lui dire; lequel s’adressa à cettui-ci duquel nous parlons, qui étoit prêt comme un chandelier247. Et combien qu’il ne sût que ses messes de Requiem, de Notre-Dame et du Saint-Esprit, toutefois il n’en faisoit jamais semblant de rien, de peur de perdre ses six blancs248. Il se vêt, il commence sa messe, il se dépêche de l’Introït, combien qu’il lui coûtât assez; l’Epitre encore plus. Mais le gentilhomme n’y prenoit bonnement garde, étant empêché à dire ses Heures; jusqu’à ce que vint l’Évangile, lequel n’étoit pas bien à l’usage du prêtre; car il ne l’avoit jamais dit que trois ou quatre fois; au moyen de quoi il étoit fort empêché, sachant bien qu’on l’écoutoit; qui étoit cause que la crainte lui faisoit encore plus fourcher sa langue. Il disoit cet Évangile si pesamment, et trouvoit tant de mots nouveaux et longs à épeler, qu’il étoit contraint d’en laisser la moitié; et vous disoit à tous coups Jesus, encore qu’il n’y fût point. A la fin il s’en tira à bien grand’peine, et acheva sa messe comme il put. Le gentilhomme, ayant noté la souffisance249 de ce bon capelan250, le fit payer de sa messe, et dit à son homme qu’il le fît venir chez le curé pour dîner avec lui, quand la grand’messe seroit dite. Ce qu’il fit voulentiers; car qui baille six blancs à un homme et lui donne bien à dîner, il lui donne la valeur de cinq bons sols à proufit de ménage. En dînant, le gentilhomme vint en propos de la messe et du service du jour, et se print à dire: «Messire Jean, l’Évangile du jour d’hui étoit fort dévotieux: il y avoit beaucoup de Jésus!» Lors, messire Jean, qui étoit un peu regaillardi, tant pour la familiarité du gentilhomme que pour la bonne chère qu’il avoit faite, lui dit: «J’entends déjà bien là où vous voulez venir, monsieur; mais je vous dirai, monsieur, il n’y a encore que trois ans que je suis prêtre, monsieur; je ne suis pas encore si bien stylé, monsieur, comme ceux qui l’ont été vingt ou trente ans, monsieur. L’Évangile du jour d’hui, monsieur, pour dire vérité, je ne l’avois point encore vu, monsieur, que trois ou quatre fois, comme il y en a beaucoup d’autres au messel251, monsieur, qui sont un peu mal aisés, monsieur. Mais quand je dis la messe, monsieur, devant les gens, monsieur, de bien, et qu’en l’Évangile il y a de ces mots difficiles à lire, monsieur, je les saute, monsieur, de peur de faire la messe trop longue, monsieur; mais je dis Jesus au lieu, qui vaut mieux, monsieur.—Vraiment, dit le gentilhomme, messire Jean, vous avez bien cause d’avoir raison. Quand je viendrai ici, je veux toujours ouïr votre messe: j’en vais boire à vous.—Grand merci, dit messire Jean: et ego cum vos. Prou252 vous fasse, monsieur, quand vous aurez affaire de moi, monsieur! je vous servirai aussi bien que prêtre, monsieur, de cette paroisse.» Et ainsi print congé, gai comme Pérot253.


NOUVELLE XXV.

De maître Pierre Fai-feu254, qui eut des bottes qui ne lui coûtèrent rien; et des copieux de la Flèche en Anjou.

N’a pas encore long-temps que régnoit en la ville d’Angers un bon affieux de chiendent255, nommé maître Pierre Fai-feu, homme plein de bons mots et de bonnes inventions, et qui ne faisoit pas grand mal, fors que quelques fois il usoit des tours villoniques256; car, pour mettre comme un homme habile le bien d’autrui avec le sien, et vous laisser sans croix ni pile, maître Pierre le faisoit bien257, et trouvoit fort bon le proverbe qui dit que tous biens sont communs, et qu’il n’y a que manière de les avoir. Il est vrai qu’il le faisoit si dextrement, et d’une si gentille façon, qu’on ne lui en pouvoit savoir mauvais gré, et ne s’en faisoit-on que rire, en s’en donnant garde pourtant, qui pouvoit. Il seroit long à raconter les bons tours qu’il a faits en sa vie. Mais j’en dirai un qui n’est pas des pires, afin que vous puissiez juger que les autres devoient valoir quelque chose. Il se trouva, une fois entre toutes, si pressé de partir de la ville d’Angers, qu’il n’eut pas loisir de prendre des bottes. Comment, des bottes! il n’eut pas le loisir de faire seller son cheval; car on le suivoit un peu de près; mais il étoit si accort et si inventif, qu’incontinent qu’il fut à deux jets d’arc de la ville, trouva façon d’avoir une jument d’un pauvre homme, qui s’en retournoit dessus en son village, lui disant qu’il s’en alloit par là, et qu’il la laisseroit à sa femme en passant; et pource qu’il faisoit un peu mauvais temps, il entra en une grange, et en grande diligence fit de belles bottes de foin, toutes neuves, et monte sur sa jument, et pique; au moins talonne tant, qu’il arriva à la Flèche, tout mouillé et tout mal en point, qui n’étoit pas ce qu’il aimoit; dont il se trouvoit tout peneux. Encore pour amender son marché258, en passant tout le long de la ville, où il étoit connu comme un loup gris et ailleurs avec, les copieux (ainsi ont-ils été nommés pour leurs gaudisseries259) commencèrent à le vous railler de bonne sorte: «Maître Pierre, disoient-ils, il seroit bon à cette heure parler à vous; vous êtes bien attrempé260.» L’autre lui disoit: «Maître Pierre, ton épée vous chet.» L’autre: «Vous êtes monté comme un saint Georges, à cheval sur une jument.» Mais, par-dessus tous, les cordouanniers se moquoient de ses bottes. «Ah! vraiment, disoient-ils, il fera bon temps pour nous: les chevaux mangeront les bottes de leurs maîtres.» Mon M. Pierre étoit mené, qu’il ne touchoit de pied en terre261, et d’autant plus voulentiers se prenoient à lui, qu’il étoit celui qui gaudissoit les autres. Il print patience, et se sauve en l’hôtellerie pour se faire traiter. Quand il fut un petit revenu auprès du feu, il commence à songer comment il auroit sa revanche de ces copieux, qui lui avoient ainsi fait la bienvenue. Si lui souvint d’un bon moyen que le temps et la nécessité lui présentoient pour se venger des cordouanniers, en attendant que Dieu lui donnât son recours contre les autres. Ce fut qu’ayant faute de bottes de cuir, il imagina une invention de se faire botter par les cordouanniers à leurs dépens. Il demanda à l’hôte (comme s’il n’eût guère bien connu la ville) s’il n’y avoit cordouanniers là auprès, faisant semblant d’être parti d’Angers en diligence, pour quelque affaire qu’il lui dit, et qu’il n’avoit eu le loisir de se houser ni éperonner. L’hôte lui répondit, qu’il y avoit des cordouanniers à choisir. «Pour Dieu! ce dit maître Pierre, envoyez m’en quérir un, mon hôte.» Ce qu’il fit. Il en vient un, lequel, de bonne aventure, étoit l’un de ceux qui l’avoient ainsi bien lardé à sa venue. «Mon ami, dit maître Pierre, ne me feras-tu pas bien une paire de bottes pour demain le matin?—Oui dà, monsieur, dit le cordouannier.—Mais je les voudrois avoir une heure devant jour.—Monsieur, vous les aurez à telle heure et si bon matin que vous voudrez.—Eh! mon ami, je t’en prie, dépêche-les-moi, je te paierai à tes mots262.» Le cordouannier lui prend sa mesure et s’en va. Incontinent qu’il fut départi, maître Pierre envoie par un autre valet quérir un autre cordouannier, faisant semblant qu’il n’avoit pas pu accorder avec celui qui étoit venu. Le cordouannier vint, auquel il dit tout ainsi qu’à l’autre, qu’il lui fît venir une paire de bottes pour le lendemain une heure devant le jour, et qu’il ne lui challoit qu’elles coûtassent, pourvu qu’il ne lui faillît point, et qu’elles fussent de bonne vache de cuir263, et lui dit la même façon dont il les vouloit qu’il avoit dit à l’autre. Après lui avoir prins la mesure, le cordouannier s’en va, et mes deux cordouanniers travaillèrent toute la nuit, environ264 ces bottes, ne sachant rien l’un de l’autre. Le lendemain matin, à l’heure dite, il envoya quérir le cordouannier, qui apporta ses bottes. Maître Pierre se fait chausser celle de la jambe droite, qui lui étoit faite comme un gant ou comme de cire, ou comme vous voudrez; car les bottes ne seroient pas bonnes de cire. Contentez-vous qu’elle lui étoit moult bien faite. Mais quand ce vint à chausser celle de la jambe gauche, il fait semblant d’avoir mal à la jambe: «Oh! mon ami, tu me blesses! j’ai cette jambe un petit enflée d’une humeur qui m’est descendue dessus; j’avois oublié à te le dire, la botte est trop étroite; mais il y a bon remède. Mon ami, va la remettre à l’embauchoir; je t’attendrai plutôt une heure.» Quand le cordouannier fut sorti, maître Pierre se déchausse vitement la botte droite, et mande quérir l’autre cordouannier, et, ce pendant, fit tenir sa monture toute prête, et compta et paya. Voici venir le second cordouannier avec ses bottes. Maître Pierre se fait chausser celle de la jambe gauche, laquelle se trouva merveilleusement bien faite; mais, à celle de la jambe droite, il fit telle fourbe comme il avoit fait à l’autre, et renvoie cette botte droite pour être élargie. Incontinent que le cordouannier s’en fut allé, maître Pierre reprend sa botte de la jambe droite et monte à cheval sur sa jument, et va vie265 avec ses bottes et des éperons, lesquels il avoit achetés, car il n’avoit pas loisir de tromper tant de gens à un coup; et de piquer. Il étoit déjà à une lieue, quand mes deux cordouanniers se trouvèrent à l’hôtellerie, avec chacun une botte en la main, qui s’entre-demandèrent pour qui étoit la botte: «C’est, ce dit l’un, pour maître Pierre Fai-feu, qui me l’a fait élargir parce qu’elle le blessoit.—Comment! dit l’autre, je lui ai élargi celle-ci.—Tu te trompes; ce n’est pas pour lui que tu as besogné.—Si est, si est, dit-il. N’ai-je pas parlé à lui? Ne le connois-je pas bien?» Tandis qu’ils étoient à ce débat, l’hôte vint, qui leur demande que c’étoit qu’ils attendoient. «C’est une botte pour maître Pierre Fai-feu, que je lui rapporte,» dit l’un. Et l’autre en disoit autant. «Vous attendrez donc qu’il repasse par ici, dit l’hôte; car il est bien loin, s’il va toujours.» Dieu sait si les deux cordouanniers se trouvèrent camus266. «Et que ferons-nous de nos bottes?» se disoient-ils l’un à l’autre. Ils s’avisèrent de les jouer à belle condemnade267, parce qu’elles étoient toutes deux d’une même façon. Et maître Pierre échappe de hait268, qui étoit un petit mieux en équipage que le jour de devant.


NOUVELLE XXVI.

De maître Arnaud, qui emmena la haquenée d’un Italien en Lorraine, et la rendit au bout de neuf mois.

Il y avoit en Avignon un tel averlan269. Je ne sais s’ils avoient été ensemble à même école, maître Pierre Fai-feu et lui; mais tant il y a qu’ils faisoient d’aussi bons tours l’un comme l’autre; et si n’étoient pas loin d’un même temps. Cettui-ci s’appeloit maître Arnaud, lequel même usa en Avignon de la propre pratique d’avoir des bottes, que nous avons dit; et si n’étoit point si pressé de partir comme maître Pierre; mais un jour, voulant faire un voyage en Lorraine, le disoit à tout le monde. Et, pource qu’il ne se tenoit jamais garni de rien, s’assurant en ses inventions, on pensoit qu’il se moquât. Quand il avoit un manteau, on lui demandoit où il prendroit des bottes; s’il avoit des bottes, on lui demandoit où il prendroit un chapeau; et puis de l’argent, qui étoit la clef du métier. Mais cependant il trouvoit de tout; tellement que, pour son voyage de Lorraine, il se trouva prêt petit à petit de tout ce qu’il lui falloit; fors qu’il n’avoit point de cheval. Mais, se fiant bien que Dieu ne l’oublieroit au besoin, il se tenoit toujours botté comme un messager, se promenant par ci, par là, faisant semblant de dire adieu à ses amis. Mais il épioit sa proie, qui étoit à avoir un cheval par quelque bonne fortune. Ceux qui le connoissoient lui disoient en riant: «Or çà, maître Arnaud, vous irez en Lorraine quand vous aurez un cheval; vous êtes botté pour coucher en cette ville.—Eh bien, bien! disoit-il, laissez faire; je partirai quand il sera temps.» Mon homme pensoit tout au contraire des gens; car ce qu’on cuidoit qui lui fût le plus mal aisé à recouvrer, il l’estimoit le plus facile: ce qu’il montra bien; car, quand il vit son appoint270, il s’en vint, environ les neuf heures du matin, devant le Palais, là où quelques missères271 étaient entrés le matin pour les affaires de la légation272, lesquels sont quasi tous Italiens, qui sur une haquenée, et qui sur une mule; principalement les vieilles personnes, car les jeunes s’en peuvent bien passer. Or, il y en a toujours quelqu’une de mal gardée; car les laquais les attachent à quelque boucle contre la muraille, et s’en vont jouer ou ivrogner, en attendant qu’il soit heure de venir quérir leur maître. A l’heure susdite, maître Arnaud vit là quelques montures, parmi lesquelles y avoit une haquenée bien jolie, qui lui plut sur toutes les autres; laquelle étoit à un Italien qu’il connoissoit être bonne personne. Et voyant que le valet n’y étoit pas, il s’approche de cette haquenée, et, en la détachant, lui demanda si elle vouloit venir en Lorraine. Cette haquenée ne dit mot et se laisse détacher. Et mon homme, qui étoit légiste, prit à son proufit le brocard de droit273: Qui tacet, consentire videtur; et commença à mener cette haquenée par la bride, hors de la place du Palais, en tirant sur le pont274 où j’ouïs chanter la belle. Quand il se vit hors des yeux de ceux qui la lui avoient vu prendre, il monte habilement dessus, et devant275, à Villeneuve, qui est hors de la juridiction du pape; et de là pique le plus droit qu’il peut le chemin de Lorraine, là où il arriva, par ses journées, à joie et santé; et y demeura huit ou neuf mois sans envoyer de ses nouvelles à misser Juliano, qui fut bien ébahi, à l’issue du Palais, quand il ne trouva point sa haquenée, et encore plus quand il n’en oyoit point de nouvelles, un jour, deux jours, un mois, deux mois, trois mois; tellement qu’à la fin il fut contraint d’accepter une mule; car il étoit vieux et mal aisé de sa personne. Et cependant, maître Arnaud lui entretenoit sa haquenée, et lui faisoit gagner son avoine. Au bout du terme des femmes grosses276, maître Arnaud, ayant dépêché ses affaires en Lorraine, s’en retourna en Avignon sus ladite haquenée; et pour faire son entrée en la ville, il épia justement l’heure qu’il étoit quand il la print, en séjournant quelque peu à Villeneuve pour boire un doigt. Sus le point de neuf heures, il se trouva devant le Palais, et vint attacher gentiment sa haquenée à la propre boucle, là où il l’avoit prinse, et s’en va par ville. Et, de fortune277, il magnifico misser278 étoit cette matinée au Palais, qui descendit tantôt après; et quand ce fut à monter dessus sa mule, il jeta l’œil sus cette haquenée, qui étoit assez bonne à reconnoître; si se pensa en lui-même qu’elle ressembloit fort à celle qu’il avoit perdue l’année passée, de poil, de taille et encore de harnois; lequel quidam harnois maître Arnaud n’avoit point changé: vrai est qu’il n’étoit pas si neuf comme il l’avoit prins; car il l’avoit fait servir ses trois quartiers. Mais l’Italien ne s’en osoit assurer du premier coup, vu le long temps qu’il l’avoit adiré279. Il appelle son garçon, qui avoit nom Torneto: «Ven qua; vedi che questo mi par esser il cavallo, ch’io perdi l’an passato.» Le varlet regarde cette haquenée; qui la trouvoit toute telle, excepté qu’elle n’étoit en si bon point; mais il ne savoit bonnement que répondre; car ils songèrent tous deux qu’elle dût appartenir à quelque autre monsieur. Toutefois, tant plus ils la regardoient, et plus ils trouvoient que c’étoit elle. Et demeurèrent là tous deux, jusqu’à onze heures et plus; là où en raisonnant toujours ensemble sus cette haquenée, et voyant que personne ne la prenoit, ils s’assurèrent pour vrai que c’étoit elle. Misser Juliano commanda à Torneto de la prendre et de la mener chez lui en l’étable; là où elle se rangea aussi proprement comme si elle n’en eût jamais bougé. Il la fit ramener le lendemain en la même place, pour voir si quelqu’un la revendiqueroit; mais il ne venoit personne; donc il fut fort ébahi, et pensoit que ce fût quelque esprit qu’il l’eût ramenée. De là à quelque temps, maître Arnaud s’adresse à misser Juliano, lequel il trouva monté sur sa haquenée, et lui dit: «Monsieur, je suis fort aise de savoir que cette haquenée soit à vous; car assurez-vous qu’elle est bonne, je l’ai essayée. Il y a environ un an, que je la trouvai près du pont du Rhône, qu’elle s’en alloit toute seule, et qu’un garçon la vouloit prendre. Mais, connoissant à sa façon qu’elle n’étoit pas sienne, je la lui ôtai, et la gardai un jour ou deux, sans pouvoir savoir à qui elle étoit. Le troisième jour, je la menai jusqu’à Villeneuve, où j’ouïs dire qu’un gentilhomme françois la cherchoit, et qu’il lui avoit été dit qu’on l’avoit vu emmener par un garçon sur le chemin de Paris. Le gentilhomme alloit après; et moi, sachant cela, je pique après lui, pour la lui rendre; mais je ne le pus jamais atteindre, car il alloit grand train pour atteindre son larron, et allai tant, en cherchant, que je me trouvai en Lorraine: là où voyant que je n’oyois point de nouvelles de ce gentilhomme, je la gardai long-temps. Et, à la fin, m’en suis revenu en cette ville, où je l’avois prinse, et y ai trouvé par quelqu’un de mes amis, qu’il se souvenoit l’avoir vue en cette ville, mais ne savoit à qui, sinon que ce fût à quelqu’un de messieurs de la légation. Sachant cela, je l’ai fait mener en place du Palais, afin que celui à qui elle étoit la pût apercevoir. Et cependant, je m’en étois allé d’ici à Nîmes, d’où je suis retourné depuis deux jours. Mais Dieu soit loué qu’elle a retourné son maître280; car j’en étois en grand’peine.» L’Italien écouta toute la belle harangue de maître Arnaud; et enfin le remercia, en lui disant: «O valente huomo, io vi ringratio; io faceva conto de l’aver persa, ma Iddio hà voluto che sia casca in buona mano. Se voi havete bisogno di cosa che sia ne la possanza mia, io son tutto vostro.» Messire Arnaud le remercia de son côté, et depuis alla souvent voir l’Italien. Et pensez que ce ne fut pas sans lui jouer toujours quelques tours de son métier, lesquels je vous raconterois voulentiers si je les savois, pour vous faire plaisir; mais je vous en dirai d’autres en récompense.


NOUVELLE XXVII.

Du conseiller et de son palefrenier, qui rendit sa mule vieille en guise d’une jeune.

Un conseiller du Palais avoit gardé une mule vingt-cinq ans ou environ; et avoit eu, entre autres, un palefrenier, nommé Didier, qui avoit pansé cette mule dix ou douze ans; et l’ayant assez longuement servi, lui demanda congé, et avec sa bonne grâce se fit maquignon de chevaux, hantant néanmoins ordinairement en la maison de son maître, en se présentant à lui faire service, tout ainsi que s’il eût toujours été son domestique. Au bout de quelque temps, le conseiller, voyant que sa mule devenoit vieille, dit à Didier: «Viens çà; tu connois bien ma mule; elle m’a merveilleusement bien porté: il me fâche bien qu’elle devienne si vieille, car à grand’peine en trouverai-je une telle; mais regarde, je te prie, à m’en trouver quelqu’une. Il ne te faut rien dire, tu sais bien quelle il la me faut.» Didier lui dit: «Monsieur, j’en ai une en l’étable, qui me semble bien bonne; je vous la baillerai pour quelque temps: si vous la trouvez à votre gré, nous accorderons bien vous et moi; sinon, je la reprendrai.—C’est bien parlé à toi,» dit le conseiller. Et suivant cette offre, il se fait amener cette mule, et ce pendant il baille la sienne vieille à Didier pour en trouver la défaite; lequel lui lime incontinent les dents, il la vous bouchonne, il la vous étrille, il la traite si bien, qu’il sembloit qu’elle fût encore bonne bête. Tandis281, son maître se servoit de celle qu’il lui avoit baillée; mais il ne la trouva pas à son plaisir, et dit à Didier: «La mule que tu m’as baillée ne m’est pas bonne; elle est par trop fantastique282. Ne veux-tu point m’en trouver d’autre?—Monsieur, dit le maquignon, il vient bien à point; car, depuis deux ou trois jours en çà, j’en ai trouvé une que je connois de longue main: ce sera bien votre cas. Et quand vous aurez monté dessus, s’elle ne vous est bonne, reprochez-le-moi.» Le maquignon lui amène cette belle mule au frein doré, qu’il faisoit bon voir. Ce conseiller la prend, il monte dessus, il la trouve traitable au possible; il s’en louoit grandement, s’ébahissant comme elle étoit si bien faite à sa main, elle venoit au montoir le mieux du monde. Somme, il y trouvoit toutes les complexions de la sienne première; et attendu même qu’elle étoit de la taille, il appelle ce maquignon: «Viens çà, Didier; où as-tu prins cette mule? Elle semble toute faite283 à celle que je t’ai baillée, et en a toute la propre façon.—Je vous promets, dit-il, monsieur, quand je la vis du poil de la vôtre et de la taille, il me sembla qu’elle en avoit les conditions, ou que bien aisément on les lui pourroit apprendre. Et pour cette cause, je l’ai achetée, espérant que vous vous en trouveriez bien.—Vraiment, dit le conseiller, je t’en sais bon gré. Mais combien me la vendras-tu?—Monsieur, dit-il, vous savez que je suis vôtre, et tout ce que j’ai. Si c’étoit un autre, il ne l’auroit pas pour quarante écus. Je la vous laisserai pour trente.» Le conseiller s’y accorde, et donne trente écus de ce qui étoit sien, et qui n’en valoit pas dix.


NOUVELLE XXVIII.

Des copieux de la Flèche en Anjou; comme ils furent trompés par Picquet au moyen d’une lamproie.

Nous avons ci-dessus284 parlé des copieux de la Flèche; lesquels on dit avoir été si grands gaudisseurs, que jamais homme n’y passoit qui n’eût son lardon. Je ne sais pas si cela leur dure encore; mais je dis bien qu’une fois un grand seigneur entreprint d’y passer sans être copié, et pensa d’y arriver si tard, et en partir de si bon matin, qu’il n’y auroit personne qui se pût gaudir de lui. Et, à la vérité, pour son entrée, il mesura tellement son chemin, qu’il étoit tout nuit quand il y arriva. Par quoi, étant le monde retiré, il ne trouva homme ne femme qui lui dît pis que son nom285. Et quand il fut descendu à l’hôtellerie, il fit semblant d’être un peu mal disposé, et se retira en sa chambre, où il se fit servir par ses gens, si bien que la nuit se passa sans inconvénient. Mais il commanda, au soir, au maître d’hôtel, que tout le monde fût prêt à partir le lendemain deux heures devant le soleil levant. Ce qui fut fait, et lui-même le premier levé; car il n’avoit aucune envie de dormir, de grand désir qu’il avoit de passer sans être copié. Il monte à cheval sus l’heure que l’aube commençoit à paroître, et qu’il n’y avoit encore personne debout par la ville. Il marche jusqu’aux dernières maisons de la Flèche, et pensoit bien avoir quitté tous les dangers, dont il étoit déjà bien fier; mais voici qu’il y avoit une vieille accroupie au coin d’une muraille, qui lui vint donner sa copie, en lui disant en son vieillois286: «Matin, matin, de peur des mouches.» Jamais homme ne fut plus marri d’être ainsi copié au dépourvu, et encore d’une vieille. Et si c’eût été un roi, comme on dit que c’étoit, je crois qu’il eût fait mauvais parti à la vieille damnée. Mais la plus saine partie croit qu’il n’étoit pas roi, encore que ceux de la Flèche se vantent que si. Or, quel qu’il fût, il eut son lardon comme les autres. Mais, comme on dit en commun proverbe, que les moqueurs sont souvent moqués, ceux de la Flèche en recevoient quelquefois de bonnes, comme celle que nous avons dite de maître Pierre Fai-feu; et encore leur en fut donnée une autre bonne par un qui s’appeloit Picquet. Ce fut qu’il acheta une lamproie à Duretal287, et la mit dans un bissac de toile, qu’il portoit derrière soi à l’arçon de sa selle: laquelle lamproie il attacha fort bien par l’un des trous288 d’auprès de la tête, avec une ficelle, tellement qu’elle ne pouvoit échapper de dedans le bissac; mais il lui fit seulement paroître la queue par dehors. Quand il fut auprès de la Flèche, cette lamproie, qui étoit bien vive, démenoit toujours la queue, tant qu’en passant par la ville, les copieux avisèrent qu’en se démenant, elle paroissoit toujours un peu davantage hors du bissac, et mes gens de se tenir près, attendant qu’elle dût choir. Et Picquet passoit tout à son aise par la ville, comme s’il n’eût pas eu grand’hâte, pour toujours amasser des copieux davantage; lesquels sortoient des maisons et le suivoient, pour avoir cette lamproie quand elle tomberoit. D’entre ceux qui sortirent, il y en eut quatre ou cinq des plus friands, qui s’y attendoient comme à leurs œufs de Pâques289, disant l’un à l’autre: «J’en dînerons, j’en dînerons.» Et Picquet ne faisoit pas semblant de les aviser290, fors quelquefois, comme si son cheval ne fût pas bien sanglé, il regardoit de côté ses laquais qui le suivoient. Quand il fut hors de la ville, il commença à piquer un peu plus fort; et mes copieux après, cuidant qu’elle ne dût plus demeurer291 à tomber; car elle paroissoit toute dehors. Il les vous mène un petit quart de lieue toujours après cette lamproie. Mais il y en eut deux qui se lassèrent de trotter, pource qu’ils étoient un petit peu chargés de cuisine292. Les deux autres tinrent bon, et furent bien aises que les deux s’en allassent; et dirent l’un à l’autre: «Tez tai, j’en airons meilleure part.» Quand Picquet eut connu qu’il n’avoit plus que deux laquais, lesquels étoient assez dispos de leurs personnes, il commence à piquer un peu plus fort, et encore un peu plus fort, et mes deux copieux après, tellement qu’ils le suivirent plus d’une grande demi-lieue, toujours courant après, qui pensoient bien se venger sur la lamproie; et Picquet toujours piquoit; mais cette lamproie ne tomboit point; dont ils commencèrent à se fâcher; joint que Picquet, qui en avoit son passe-temps, se prenoit à rire, par les fois, si fort, qu’ils s’en aperçurent et virent bien qu’ils en avoient d’une. Toutefois l’un d’eux, pour faire bonne mine, dit de loin à Picquet: «Hau, monsieur, votre lamproie vous cherra.» Picquet se retourne vers eux en leur disant: «Ah! ah! il la vous faut, la lamproie? Venez; venez, vous l’aurez; elle cherra tantôt.» Ces gens furent tout camus et dirent: «A tous les diesbes la lamproie!» Puis, quand ils furent de retour, Dieu sait comment ils furent copiés de ceux de la ville, qui entendirent la fourbe, en leur demandant à quelle sauce ils la vouloient. Ainsi les gaudisseries retournent quelquefois sur les gaudisseurs.


NOUVELLE XXIX.

De l’âne ombrageux qui avoit peur quand on ôtoit le bonnet; et de Saint-Chelaut et Croisé, qui chaussèrent les chausses l’un de l’autre.

Plusieurs ont vu le nom de messire René du Bellay, dernièrement décédé293, évêque du Mans: lequel se tenoit sus son évêché, studieux des choses de la nature, et singulièrement de l’agriculture, des herbes, et du jardinage. Il avoit en sa maison de Tonnoye un haras de juments, et prenoit plaisir à avoir des poulains de belle race. Il avoit un maître d’hôtel qui mettoit peine de lui entretenir ce qu’il aimoit; et à celui même fut donné par quelqu’un de ses amis un âne, par grande singularité, qui étoit si beau et si grand, qu’on l’eût prins à tous coups pour un mulet; et même en avoit le poil. Avec cela, il alloit l’amble aussi bien qu’un mulet. Pour ce, le maître d’hôtel voyant la bonté de cet âne, bien souvent le bailloit à l’un des officiers, sus lequel il suivoit aussi bien le train, encore que ledit seigneur piquât aussi bien, comme pas un des autres. Et à la fin, ledit âne demeura pour l’un des aumôniers, lequel on appeloit294 Saint-Chelaut; ne sais si c’étoit son nom, ou si on lui avoit donné ce soubriquet295, ou si c’étoit quelque bénéfice qu’il eût eu de son maître. Or, pource qu’il n’y a chose si excellente qui n’ait quelque imperfection, cet âne étoit un petit ombrageux. Que dis-je, un petit? J’entends un petit beaucoup; car, au moindre remuement qu’il eût senti faire, il gambadoit, il sautoit: et qui failloit à se tenir bien, il vous terrassoit son homme. Au moyen de quoi, Saint-Chelaut, qui n’étoit pas des plus habiles écuyers du monde, à tous les coups étoit passé chevalier dessus cet âne. Quand à quelque détour il voyoit une souche couchée le long du chemin, ou quand quelque homme se présentoit à la rencontre et au dépourvu296, ou quand il tomboit à Saint-Chelaut le bréviaire de sa manche, le bruit seul faisoit tressaillir cet âne, qui ne cessoit de tempêter, qu’il n’eût porté mon aumônier par terre. Mais surtout, cet âne se fâchoit quand il voyoit qu’on ôtoit un bonnet; car quand on saluoit Monsieur du Mans par les chemins, comme telles personnes sont saluées de tout chacun, cet âne, au maniement des bonnets, faisoit rage: il couroit à travers pays, comme si le diantre297 l’eût emporté: et ne failloit point à vous porter le pauvre Saint-Chelaut en un fossé, ou en quelque tarte bourbonnoise298, de sorte qu’il étoit contraint de demeurer derrière, et n’aller point en troupe, pour éviter les inconvénients des salutations. Et, d’aventure, s’il rencontroit quelqu’un de connoissance par les chemins venant au-devant de lui, il lui crioit tout de loin: «Monsieur, je vous prie, ne me saluez point, ne me saluez point.» Mais bien souvent, pour avoir passe-temps, on lui attitroit299 des salueurs, qui lui faisoient de grandes révérences et barretades300, pour voir un peu cet âne en son avertin301 faire ses gambades. Quelquefois Saint-Chelaut partoit devant, dont il avoit bien meilleur marché: premièrement, pour éviter le danger susdit; secondement, pour aller prendre un avantage de buvettes; spécialement les après-dîners, qu’il ne lui falloit point attendre Monsieur pour dire la messe devant lui. Une fois donc de par Dieu, qu’il étoit en plein été, faisant grand’chaleur sus l’après-dîner, et que Monsieur attendoit le chaud à passer302, Saint-Chelaut partit devant, avec un qui étoit solliciteur303 dudit seigneur, nommé Croisé. Et pource que la traite n’étoit pas trop longue, ils arrivèrent de bonne heure au logis, là où ils se rafraîchirent en buvant, et burent en se rafraîchissant; et en attendant le train à venir, donnèrent ordre au souper. Mais, quand ils virent que Monsieur ne venoit point si tôt, ils se mirent gentiment à souper de ce que bon leur sembla; et même, voyant que rien ne venoit, ils recommandèrent tout à l’hôte, et au cuisinier, qui étoit venu quant et eux, et eux aussi quant et le cuisinier: et se firent bailler une petite chambre jacopine304, où ils couchèrent très-bien et très-beau, et commencèrent à jouer à la ronfle305. Tantôt voici Monsieur venir. Et quand ses gens surent que mes deux compagnons étoient couchés, ils les laissèrent jusques après souper, que deux ou trois d’entre eux trouvèrent façon d’entrer en la chambre où ils dormoient, sans faire de bruit; et les trouvèrent en leur premier somme. Or, il faut noter que Saint-Chelaut étoit si maigre, que les os lui perçoient la peau; mais Croisé faisoit bien autant d’honneur à celui qui le nourrissoit, comme Saint-Chelaut lui faisoit de déshonneur; car il étoit si gras et si fafelu306 qu’on l’eût fendu d’une arête. Que firent mes gens? Ils prindrent les chausses des deux dormants, les décousirent par moitié, et les mépartirent307 l’une d’avec l’autre, rattachant la droite de l’une avec la gauche de l’autre, et la gauche avec la droite, le plus proprement qu’ils purent, et les remirent en leur place, et vous laissèrent dormir mes deux pèlerins jusques au lendemain qu’il fut jour, et que Monsieur fut prêt de monter à cheval; car il vouloit aller à la fraîcheur308. Et, sur ce point, l’un des pages qui savoit toute la trafique, car telles gens ne se trouvent jamais loin de toutes bonnes entreprises, vint frapper en grand’hâte à la porte de la chambre où ils étoient couchés, disant: «Monsieur Croisé, monsieur de Saint-Chelaut, voilà Monsieur à cheval, voulez-vous pas vous lever?» Mes deux gens s’éveillent en sursaut; et de prendre leurs vêtements bien à la hâte. Saint-Chelaut en eut bien meilleur compte que non pas monsieur Croisé; car lui, qui étoit maigre, entra dedans les chausses de Croisé, comme les mariés de l’année passée. Il se chausse, il s’habille, et fut aussitôt prêt qu’un chien auroit sauté un échalier309. Il monte à cheval sur son âne, et devant310. Mais Croisé, qui d’aventure avoit chaussé la bonne chausse la première, quand ce vint à celle de Saint-Chelaut, le diable y fut; car elle étoit si étroite, qu’à grand’peine y eût-il mis le bras. Il tiroit, il tiroit; mais il y fût encore; et si ne songeoit point que la chausse ne fût à lui; car il n’eût jamais pensé en tels affaires; et puis, il n’étoit pas encore bien éveillé, comme sont gens replets, et qui ont repu au soir. A la fin, de force de tirer, il éclata tout; qui fut cause de le réveiller, et de le faire entrer en colère. «Que diable est ceci?» disoit-il. Il regarde à son cas de plus près, et connut que ce n’étoit pas sa chausse; et n’y put jamais entrer, sinon qu’il passa toute la jambe et la cuisse par la fendasse qu’il avoit faite; afin, au moins, que le fessier lui demeurât couvert, en attendant qu’il eût moyen de remédier à son cas, et chausse sa botte de ce côté-là tout à nu sus sa jambe, et monte à cheval, galopant après Monsieur, qui étoit déjà à une lieue de là. Et Dieu sait comment il fut ri de leurs jeux. Car quand ils furent à la dînée, là où, de fortune, il n’y avoit point de ravaudeurs, ne de couturiers, car c’étoit en une maison de gentilhomme un petit à l’écart, on vit tout à clair le fait comme il s’étoit passé. Ils s’entrerendirent chacun sa chausse, et se mirent à les rabillecoutrer, tandis qu’on dînoit, qui fut en déduction de ce qu’ils avoient le soir soupé si bien à leur aise. Ce ne fut pas mauvais pour M. Croisé; car la diète ne lui étoit que bonne. Mais le pauvre Saint-Chelaut en eut mauvais parti; car il n’avoit pas affaire de cela; et puis Croisé lui avoit rompu toute sa chausse. Ainsi la mauvaise fortune jamais ne vient, qu’elle n’en apporte une ou deux, ou trois avec elle, sire. Oui, oui, cela est dedans Marot311. Les uns me conseilloient que je dise que ceci étoit advenu en hiver, pour mieux faire valoir le conte; mais, étant bien informé que ce fut en été, je n’ai point voulu mentir; car, avec ce, qu’un conte froid n’est pas trouvé si bon, je me damnerois, ou pour le moins il m’en faudroit faire pénitence. Toutefois il sera permis à ceux qui le feront après moi de dire que ce fut en hiver, pour enrichir la matière. Je m’en rapporte à vous. Quant à moi, je passe outre.


NOUVELLE XXX.

Du prévôt Coquillaire, malade des yeux, auquel les médecins faisoient accroire qu’il voyoit.

Au même pays du Maine, y avoit naguère un lieutenant du prévôt des maréchaux312, qu’on appeloit Coquillaire; homme qui faisoit bien un procès, et qui savoit bien la ruse du lieutenant Maillard313, lequel, un jour, ayant entre ses mains un homme qui avoit fait des maux assez (mais il alléguoit qu’il avoit tonsure), le vous laissa refroidir quelque temps en prison; puis, à heure choisie, le fait venir devant soi, et commença à faire le familier avec lui: «Vraiment, dit-il (tel, l’appelant par son nom), c’est bien raison que soyez renvoyé par-devant votre évêque, je ne vous veux pas faire tort de votre privilége; ains vous en voudrois avertir, quand vous n’y penseriez pas; mais je vous conseille que, d’ici en avant, vous vous retiriez ès lieux où se font les actes d’honneur. Vous êtes beau personnage et vaillant: vous devriez aller servir le roi; vous vous feriez incontinent connoître, et seriez pour avoir charge et pour vous faire grand; non pas vous amuser ès villes et par les chemins, et vous mettre en danger de votre vie et vous déshonorer à jamais.» Incontinent le galant, qui se sentoit loué: «Monsieur, dit-il, je ne suis pas maintenant à connoître que c’est du service du roi; j’étois bien devant Pavie quand il fut prins314, dessous la charge du capitaine Lorge315, et depuis me trouvai à la suite de M. de Lautrec316 à Milan317 et au royaume de Naples.» Alors Maillard vous lui achevoit son procès, et le vous faisoit pendre haut et court avec sa tonsure et lui apprenoit que c’étoit de servir le roi. Coquillaire savoit bien faire cela et semblables choses, et voyoit assez clair dans un sac, des yeux de l’esprit; mais des yeux de la tête, il n’y voyoit pas la longueur de quatre doigts. Et ne lui falloit point demander lequel il eût mieux aimé avoir le nez aussi long que la vue318, ou la vue aussi longue que le nez; car il n’y avoit pas beaucoup à dire de l’un à l’autre. Advint qu’un jour l’évêque du Mans, allant visiter par son diocèse, le voulut voir en passant, pource qu’il le connoissoit bon justicier, et que son chemin s’adonnoit par là; il le trouva au lit, malade d’une humeur qui lui étoit tombée sur ses pauvres yeux. «Eh bien! monsieur le prévôt, dit l’évêque, comment vous trouvez-vous?—Monsieur, dit-il, il y a un mois ou davantage que je suis ici.—Vous avez toujours mauvais yeux, dit l’évêque: comment en êtes-vous?—Monsieur, dit Coquillaire, j’espère que je m’en porterai mieux, le médecin m’a dit que je vois319.» Pensez que c’étoit un fin homme de se rapporter au médecin s’il voyoit ou non. Mais il ne se rapportoit pas si voulentiers au dire des prisonniers pour leur fait propre, comme il faisoit au médecin pour le sien.


NOUVELLE XXXI.

Des finesses et des actes mémorables d’un renard qui étoit au bailli de Maine-la-Juhés.

En la ville de Maine-la-Juhés320, au bas pays du Maine, c’est ès limites de ce bon pays de Cydnus321 y avoit un bailli, homme de bonne chère selon le pays, et qui se délectoit de beaucoup de gentillesse, et avoit en sa maison quelques animaux apprivoisés. Entre lesquels étoit un renard, qu’il avoit fait nourrir petit; et lui avoit-on fait couper la queue; et pour ce, on l’appeloit le Hère322. Ce renard étoit fin, de père et de mère, mais il avoit encore passé la nature en conversant avec les hommes; et avoit si bon esprit de renard, que, s’il eût pu parler, il eût montré à beaucoup de gens qu’ils n’étoient que bêtes. Et certainement il sembloit, à sa mine, que quelquefois il s’efforçât de parler en son plaisant renardois323 qu’il jargonnoit. Et quand il étoit avec le valet de la maison, ou avec la chambrière, pour ce qu’ils le traitoient bien à la cuisine, vous eussiez dit qu’il les vouloit appeler par leur nom. Il savoit aussi bien quand M. le bailli devoit faire un banquet, à voir les gens de là dedans tous empêchés324, et principalement le cuisinier. Il s’en alloit chez les poulaillers, et ne failloit point à apporter connils, chapons, pigeons, perdrix, levrauts, selon les maisons; et les prenoit si finement, que jamais il n’étoit surprins sur le fait; et vous fournissoit la cuisine de son maître merveilleusement bien. Toutefois il alla et retourna si souvent en méfait, qu’il commença à se faire connoître des poulaillers, et des autres à qui il déroboit les gibiers; mais pour cela, il ne s’en soucioit guère; car il trouvoit toujours nouvelles finesses, les dérobant toujours de plus en plus, tant qu’ils conspirèrent de le tuer. Ce qu’ils n’osoient pas faire apertement, pour la crainte de son maître, qui étoit le grand monsieur de la ville; mais se délibérèrent, chacun de leur part, de le surprendre de nuit. Or, mon Hère, quand il vouloit aller quêter, entroit, tantôt par le soupirail de la cave, tantôt par une fenêtre basse, tantôt par une lucarne; tantôt il attendoit que l’on vînt ouvrir la porte sans chandelle, et entroit secrètement comme un rat. Et s’il avoit des inventions d’entrer, il en avoit bien autant de sortir avec sa proie. O quantesfois le poulailler parloit de lui pour le tuer, qu’il étoit tout auprès à écouter la conspiration, pensant en soi-même: «Tu ne me tiens pas!» On lui tendoit quelque gibier en belle prinse; et là-dessus le poulailler veilloit avec une arbalète bandée, et le garrot325 dessus, pour le tuer. Mais mon renard sentoit bien cela, comme si c’eût été la fumée du rôti; et ne s’approchoit jamais tandis qu’on veilloit. Mais l’homme n’eût su si tôt avoir les yeux clos pour sommeiller, que mon Hère ne croquât le gibier; et devant. Si on lui tendoit quelques trébuchets ou repoussoirs326, il s’en savoit garder, comme si lui-même les y eût mis; tellement qu’ils ne savoient jamais être si vigilants de le pouvoir attraper; et ne trouvèrent autre expédient, sinon tenir leur gibier serré en lieu où le Hère ne pût atteindre. Encore, pour cela, il ne laissoit pas d’en trouver toujours quelqu’un en voie; mais c’étoit peu souvent. Dont il commença à se fâcher; partie pour n’avoir plus si grands moyens de faire service au cuisinier; partie aussi qu’il n’en étoit point si bien de sa personne, comme il souloit. Et pour ce, tendant déjà sur l’âge, il devint soupçonneux, et lui fut avis qu’on ne tenoit plus de compte de lui. Et peut-être aussi qu’on ne lui faisoit pas tant de caresses que de coutume; car c’est grand’pitié que vieillesse. Et pour ces causes, il commença à devenir méchantement fin; et se print à manger les poulailles de la maison de son maître. Et quand tout étoit couché, il s’en alloit au juc327, et vous prenoit tantôt un chapon, tantôt une poule: tant qu’on ne se doutoit point de lui. On pensoit que ce fût la belette, ou la fouine; mais à la fin, comme toutes méchancetés se découvrent, il y alla tant de fois, qu’une petite garce qui couchoit au bûcher, pour l’honneur de Dieu, s’en aperçut, qui déclara tout. Et dès lors le grand malheur tomba dessus le Hère; car il fut rapporté à monsieur le bailli que le Hère mangeoit les poulailles. Or, mon renard se trouvoit partout, pour écouter ce qu’on disoit de lui: et avoit de coutume de ne perdre guère le dîner et le souper de son maître; pource qu’il lui faisoit bonne chère, et l’aimoit, et lui donnoit toujours quelque morceau de rôti. Mais depuis qu’il eut entendu qu’il mangeoit les poules de la maison, il lui changea de visage; tant qu’une fois en dînant, que le Hère étoit là derrière les gens en tapinois, monsieur le bailli va dire: «Que dites-vous de mon Hère, qui mange mes poules? J’en ferai bien la justice, avant qu’il soit trois jours.» Le Hère, ayant ouï cela, connut qu’il ne faisoit plus bon à la ville pour lui; et n’attendit pas les trois jours à passer qu’il ne se bannît de lui-même; et s’enfuit aux champs avec les autres renards. Pensez que ce ne fut pas sans faire la meilleure dernière main qu’il put. Mais le pauvre Hère eut bien affaire à s’appointer avec eux; car, du temps qu’il étoit à la ville, il avoit apprins à parler bon cagnesque328, et les façons des chiens aussi; et alloit à la chasse avec eux, et, sous ombre de compérage, trompoit les pauvres renards sauvages, et les mettoit en la gueule des chiens. Dont les renards se souvenant, ne les vouloient point recevoir avec eux; et ne s’y fioient point. Mais il usa de rhétorique, et s’excusa en partie, et en partie aussi leur demanda pardon; et puis il leur fit entendre qu’il avoit le moyen de les faire vivre aises comme rois, d’autant qu’il savoit les meilleurs poulaillers du pays, et les heures qu’il y falloit aller; tant, qu’à la fin ils crurent en ses belles paroles et le firent leur capitaine. Dont ils se trouvèrent bien pour un temps; car il les mettoit ès bons lieux, où ils trouvoient de butin assez. Mais le mal fut qu’il les voulut trop accoutumer à la vie civile et compagnable329, leur faisant tenir les champs et vivre à discrétion; de sorte que les gens du pays, les voyant ainsi par bandes, menoient les chiens après; et y demouroit toujours quelqu’un de mes compères les renards. Mais cependant le Hère se sauvoit toujours; car il se tenoit à l’arrière-garde, afin que, tandis que les chiens étoient après les premiers, il eût loisir de se sauver; et même il n’entroit jamais dedans le terrier, sinon en compagnie d’autres renards. Et quand les chiens étoient dedans, il mordoit ses compagnons, et les contraignoit de sortir, afin que les chiens courussent après, et qu’il se sauvât. Mais le pauvre Hère ne sut si bien faire, qu’il ne fût attrapé à la fin; car d’autant que les paysans savoient bien qu’il étoit cause de tous les maux qui se faisoient là autour, ils ne cherchoient que lui et n’en vouloient qu’à lui; tant, qu’ils jurèrent tous une bonne fois qu’ils l’auroient. Et, pour ce faire, s’assemblèrent toutes les paroisses d’alentour, qui députèrent chacune un marguillier pour aller demander secours aux gentilshommes du pays; les priant que, pour la communauté, ils voulussent prêter quelques chiens, pour dépêcher330 le pays de ce méchant garniment331 de renard. A quoi voulentiers s’accordèrent lesdits gentilshommes, et firent bonne réponse aux ambassadeurs. Et même la plupart d’entre eux, long-temps avoit qu’ils en cherchoient leurs passe-temps sans y avoir pu rien faire. En somme, on mit tant de chiens après, qu’il y en eut pour lui et ses compagnons, lesquels il eut beau mordre et harasser; car, quand ils furent prins, encore fallut-il qu’il y demourât, quelque bon corps qu’il eût. Il fut empoigné tout en vie, et fut traîné, acculé en un coin de terrier, à force de creuser et de bêcher: car les chiens ne le purent jamais faire sortir hors du terrier, ou fût qu’il leur jouât toujours quelque finesse, ou, qui est mieux à croire, qu’il leur parloit en bon cagnesque, et appointoit à eux; tellement qu’il y fallut aller par autres moyens. Or, le pauvre Hère fut prins et amené ou apporté tout vif en la ville du Maine, où fut fait son procès. Et fut sacrifié publiquement pour les voleries, larcins, pilleries, concussions, trahisons, déceptions, assassinements, et autres cas énormes et tortionnaires par lui commis et perpétrés; et fut exécuté en grande assemblée; car tout le monde y accouroit comme au feu, parce qu’il étoit connu à dix lieues à la ronde pour le plus mauvais garçon de renard que la terre porta jamais. Si dit-on pourtant que plusieurs gens de bon esprit le plaignoient, parce qu’il avoit tant fait de belles gentillesses et si dextrement, et disoient que c’étoit dommage qu’il mourût un renard de si bon entendement. Mais, à la fin, ils ne furent pas les maîtres, quoiqu’ils missent la main aux armes pour lui sauver la vie; car il fut pendu et étranglé au château de Maine. Voilà comment n’y a finesse ne méchanceté qui ne soit punie en fin de compte.


NOUVELLE XXXII.

De maître Jean du Pontalais; comment il la bailla bonne au barbier d’étuves qui faisoit le brave.

Il y a bien peu de gens de notre temps qui n’aient ouï parler de maître Jean du Pontalais332, duquel la mémoire n’est pas encore vieille, ne des rencontres, brocards et sornettes qu’il faisoit et disoit; ne des beaux jeux qu’il jouoit; ne comment il mit sa bosse contre celle d’un cardinal, en lui montrant que deux montagnes s’entre-rencontroient bien, en dépit du commun dire. Mais pourquoi, dis-je cette-là, quand il en faisoit un million de meilleures? Mais j’en puis bien dire encore une ou deux. Il y avoit un barbier d’étuves qui étoit fort brave333, et ne lui sembloit point qu’il y eût homme dans Paris qui le surpassât en esprit et habileté. Même étant tout nu en ses étuves, pauvre comme frère Croiset, qui disoit la messe en pourpoint334, n’ayant que le rasoir en la main, disoit à ceux qu’il étuvoit: «Voyez-vous, monsieur, que c’est que d’esprit. Que pensez-vous que ce soit de moi? Tel que vous me voyez, je me suis avancé moi-même. Jamais parent ne ami que j’eusse ne m’aida de rien. Se j’eusse été un sot, je ne fusse pas où je suis.» Et s’il étoit bien content de sa personne, il vouloit que l’on tînt encore plus grand compte de lui. Ce que connoissant maître Jean du Pontalais, en faisoit bien son proufit, l’employant à toutes heures à ses farces et jeux, et fournissoit de lui quand il vouloit; car il lui disoit qu’il n’y avoit homme dedans Paris qui sût mieux jouer son personnage que lui: «Et n’ai jamais honneur, disoit Pontalais, sinon quand vous êtes en jeu. Et puis, on me demande qui étoit cettui-là qui jouoit un tel personnage: oh! qu’il jouoit bien! Lors je dis votre nom à tout le monde, pour vous faire connoître. Mon ami, vous serez tout ébahi que le roi vous voudra voir: il ne faut qu’une bonne heure.» Ne demandez pas si mon barbier étoit glorieux. Et, de fait, il devint si fier, qu’homme n’en pouvoit plus jouir. Et même il dit un jour à maître Jean du Pontalais: «Savez-vous qu’il y a, Pontalais? Je n’entends pas que, d’ici en avant, vous me mettiez à tous les jours. Et ne veux plus jouer, se ce n’est en quelque belle moralité, où il y ait quelques grands personnages, comme rois, princes, seigneurs. Et si veux avoir toujours le plus apparent lieu qui soit.—Vraiment, dit maître Jean du Pontalais, vous avez raison, et le méritez. Mais que ne m’en avisiez-vous plus tôt? J’ai bien faute d’avis, que je n’y ai pensé de moi-même; mais j’ai bien de quoi vous en contenter d’ici en avant; car j’ai des plus belles matières du monde, où je vous ferai tenir la plus belle place de l’échafaud335. Et pour commencement, je vous prie ne me faillir dimanche prochain, que je dois jouer un fort beau mystère, auquel je fais parler un roi d’Inde la Majeur336. Vous le jouerez, n’est-ce pas bien dit?—Oui, oui, dit le barbier. Eh! qui le joueroit si je ne le jouois? Baillez-moi seulement mon rôle.» Pontalais le lui bailla dès le lendemain. Quand ce vint le jour des jeux337, mon barbier se représenta en son trône avec son sceptre, tenant la meilleure majesté royale que fit oncques barbier. Maître Jean du Pontalais cependant avoit fait ses apprêts pour la donner bonne à monsieur le barbier. Et pource que lui-même faisoit voulentiers l’entrée338 des jeux qu’il jouoit, quand le monde fut amassé, il vint tout le dernier sur l’échafaud, et commença à parler tout le premier, et va dire:

Je suis des moindres le mineur,
Et si n’ai targe ni écu;
Mais le roi d’Inde la Majeur
M’a souvent ratissé le cu.

Et disoit cela de telle grâce qu’il falloit pour faire entendre la braveté dudit ratisseur. Et si avoit fait son jeu de telle sorte, que le roi d’Inde ne devoit quasi point parler, seulement tenir bonne mine; afin que, si le barbier se fût dépité, le jeu n’en eût pas moins valu; et Dieu sait s’il n’apprint pas bien à monsieur l’étuvier339 jouer le roi, et s’il n’eût pas bien voulu être à chauffer ses étuves. On dit du même Pontalais un conte que d’autres attribuent à un autre; mais quiconque en soit l’auteur, il est assez joli. C’étoit un monsieur le curé340, lequel, un jour de bonne fête, étoit monté en chaire pour sermoner, là où il étoit fort empêché à ne dire guère bien; car, quand il se trouvoit hors propos (qui étoit assez souvent), il faisoit des plus belles digressions du monde. «Et que pensez-vous, disoit-il, que ce soit de moi? On en trouve peu qui soient dignes de monter en chaire; car, encore qu’ils soient savants, si n’ont-ils pas la manière de prêcher. Mais à moi, Dieu m’a fait la grâce d’avoir tous les deux; et si sais de toutes sciences, ce qu’il en est.» Et en portant le doigt au front, il disoit: «Mon ami, si tu veux de la grammaire, il y en a ici dedans; si tu veux de la rhétorique, il y en a ici dedans; si tu veux de la philosophie, je n’en crains docteur qui soit en la Sorbonne; et si n’y a que trois ans que je n’y savois rien, et toutefois vous voyez comment je prêche? Mais Dieu fait ses grâces à qui il lui plaît.» Or est-il, que maître Jean du Pontalais, qui avoit à jouer cette après-dînée-là quelque chose de bon, et qui connoissoit assez ce prêcheur pour tel qu’il étoit, faisoit ses montres341 par la ville. Et, de fortune, lui falloit passer par devant l’église où étoit ce prêcheur. Maître Jean du Pontalais, selon sa coutume, fit sonner le tabourin au carrefour, qui étoit tout vis-à-vis de l’église; et le faisoit sonner bien fort et longuement tout exprès pour faire taire ce prêcheur, afin que le monde vînt à ses jeux. Mais c’étoit bien au rebours; car tant plus il faisoit de bruit, et plus le prêcheur crioit haut. Et se battoient Pontalais et lui, ou lui et Pontalais (pour ne faillir pas), à qui auroit le dernier. Le prêcheur se mit en colère, et va dire tout haut par une autorité de prédicant: «Qu’on aille faire taire ce tabourin.» Mais, pour cela, personne n’y alloit; sinon que, s’il sortoit du monde, c’étoit pour aller voir maître Jean du Pontalais, qui faisoit toujours battre plus fort son tabourin. Quand le prêcheur vit qu’il ne se taisoit point, et que personne ne lui en venoit rendre réponse: «Vraiment, dit-il, j’irai moi-même; que personne ne se bouge; je reviendrai à cette heure.» Quand il fut au carrefour tout échauffé, il va dire à Pontalais: «Hé! qui vous fait si hardi de jouer du tabourin tandis que je prêche?» Pontalais le regarde, et lui dit: «Hé! qui vous fait si hardi de prêcher tandis que je joue du tabourin?» Alors le prêcheur, plus fâché que devant, print le couteau de son famulus qui étoit auprès de lui, et fit une grand’balafre à ce tabourin avec ce couteau; et s’en retournoit à l’église pour achever son sermon. Pontalais print son tabourin et courut après ce prêcheur, et s’en va le coiffer comme d’un chapeau d’Albanois342, le lui affublant du côté qu’il étoit rompu. Et lors, le prêcheur, tout en l’état que il étoit, vouloit remonter en chaire, pour remontrer l’injure qui lui avoit été faite, et comment la parole de Dieu étoit vilipendée. Mais le monde rioit si fort, lui voyant ce tabourin sur la tête, qu’il ne sut meshui avoir audience; et fut contraint de se retirer, et de s’en taire. Car il lui fut remontré que ce n’étoit pas le fait d’un sage homme de se prendre à un fol.


NOUVELLE XXXIII.

De madame la Fourrière, qui logea le gentilhomme au large.

Il n’y a pas long-temps qu’il y avoit une dame de bonne voulenté, qu’on appeloit la Fourrière343, laquelle fuyoit quelquefois la cour: qui étoit quand son mari étoit en quartier. Mais le plus du temps elle étoit à Paris; car elle s’y trouvoit bien, d’autant que c’est le paradis des femmes, l’enfer des mules et le purgatoire des solliciteurs. Un jour, elle étant audit lieu, à la porte du logis où elle se retiroit, va passer un gentilhomme par là devant, accompagné d’un sien ami, auquel il dit tout haut, en passant auprès de ladite dame, afin qu’elle l’entendit: «Par Dieu, dit-il, si j’avois une telle monture pour cette nuit, je ferois un grand pays d’ici à demain matin.» La dame Fourrière ayant entendu cette parole du gentilhomme, qu’elle trouvoit à son gré, car il étoit dispos, dit à un petit poisson d’avril344 qu’elle avoit auprès de soi: «Va-t’en suivre ce gentilhomme que tu vois ainsi habillé, et ne le perds point que tu ne saches où il entrera; et fais tant que tu parles à lui, et lui dis que la dame qu’il a tantôt vue à la porte d’un tel logis se recommande à sa bonne grâce, et que, s’il la veut venir voir à ce soir, elle lui donnera la collation entre huit et neuf heures.» Le gentilhomme accepta le message; et, renvoyant ses recommandations, manda à la dame qu’il s’y trouveroit à l’heure. Et faut entendre que les deux logis n’étoient pas loin l’un de l’autre. Le gentilhomme ne faillit pas à l’assignation, et trouva madame la Fourrière qui l’attendoit. Elle le reçut gracieusement et le festoya de confitures. Ils devisent ensemble un temps: il se fait tard, et ce pendant la chambrière apprêtoit le lit proprement comme elle savoit faire. Là, le gentilhomme s’alla coucher, selon l’accord fait entre les parties, et madame la Fourrière auprès de lui. Le gentilhomme monta à cheval et commença à piquer, et puis repiquer. Mais il ne sut oncques, en tout, faire que trois courses, depuis le soir jusques au matin, qu’il se leva d’assez bonne heure pour s’en aller; et laissa sa monture en l’étable. Le lendemain, ou quelque peu de jours après, la Fourrière, qui avoit toujours quelque commission par la ville, vint rencontrer le gentilhomme, et le salua en lui disant: «Bonjour, monsieur de Deux et As345.» Le gentilhomme s’arrêta en la regardant, et lui va dire: «Par le corps-bieu! madame, si le tablier eût été bon, j’eusse bien fait ternes346.» Et ayant su le nom d’elle, le jour de devant (car elle étoit femme bien connue), lui dit: «Madame la Fourrière, vous me logeâtes l’autre nuit bien au large?—Il est vrai, dit-elle, monsieur, mais je pensois pas que vous eussiez si petit train347.» Bien assailli, bien défendu.


NOUVELLE XXXIV.

Du gentilhomme qui avoit couru la poste, et du coq qui ne pouvoit caucher348.

Un gentilhomme, grand seigneur, ayant été absent de sa maison pour quelque temps, print le loisir de venir voir sa femme, laquelle étoit jeune, belle et en bon point; et pour y être plus tôt, il print la poste environ de deux journées de sa maison; là où il arriva sus le tard, et que sa femme étoit déjà couchée. Il se met auprès d’elle; laquelle fut incontinent éveillée, bien joyeuse d’avoir compagnie, s’attendant qu’elle auroit son petit picotin349 pour le fin moins; mais sa joie fut courte, car monsieur se trouva si las et si rompu de la course, que, quelque caresse qu’elle lui fît, il ne se put mettre en devoir, et s’endormit sans lui rien faire; dont il s’excusa vers elle, lui disant: «Ma mie, dit-il, le grand amour que je vous porte m’a fait hâter de vous venir voir; et suis venu en poste tout le long du chemin. Vous m’excuserez pour cette fois.» La dame ne trouva pas cela à son gré; car on dit «qu’il n’est rien qu’une femme trouve plus mauvais (et non sans cause) que quand l’homme la met en appétit sans la contenter.» Et a été souvent vu par expérience, qu’un amoureux, après avoir long-temps poursuivi une dame, s’il advient qu’elle prenne quelque soudaine disposition de l’accepter, et que lui se trouve surprins de telle sorte, qu’il soit impuissant, ou par trop grande affection, ou par crainte, ou par quelque autre inconvénient, jamais depuis il n’y recourra, si ce n’est par grande adventure. Toutefois la dame print patience, moitié par force et moitié par ciseaux350; et n’en eut autre chose pour celle nuit. Elle se leva le matin d’auprès monsieur, et le laissa reposer. Au bout d’une heure ou deux qu’il se voulut lever, en s’habillant, il se met à une fenêtre qui regardoit sus la basse-cour; et madame à côté de lui. Il avisa un coq qui muguettoit une poule; puis la laissoit; puis refaisoit ses caresses assez de fois, mais il ne faisoit autre chose. Monsieur, qui le regardoit faire, s’en fâcha, et va dire: «Voyez ce méchant coq, qu’il est lâche! il y a une heure qu’il est à muguetter cette poule, et ne lui peut rien faire; il ne vaut rien: qu’on me l’ôte et qu’on en ait un autre.» La dame lui répond: «Eh! monsieur, pardonnez-lui: peut-être qu’il a couru la poste toute la nuit.» Monsieur se tut à cela et n’en parla plus, sachant bien que c’étoit à lui à qui ces lettres s’adressoient.


NOUVELLE XXXV.

Du curé de Brou351, et des bons tours qu’il faisoit en son vivant.

Le curé de Brou, lequel en d’autres endroits a été nommé curé de Briosne352, a fait tant d’actes mémorables en sa vie, que qui les voudroit mettre par écrit, il en feroit une légende plus grande que d’un Lancelot ou d’un Tristan353. Et a été si grand bruit de lui, que quand un curé a fait quelque chose digne de mémoire, on l’attribue au curé de Brou. Les Limousins ont voulu usurper cet honneur pour leur curé de Pierre-Buffière354, mais le curé de Brou l’a emporté à plus de voix, et duquel je réciterai ici quelques faits héroïques, laissant le reste355 pour ceux qui voudront un jour exercer leur style à les décrire tout du long. Il faut savoir que ledit curé faisoit unes choses et autres, d’un jugement particulier qu’il avoit, et ne trouvoit pas bon tout ce qui avoit été introduit par ses prédécesseurs: comme les Antiennes, les Respons, les Kyrie, les Sanctus et les Agnus Dei. Il les chantoit souvent à sa mode; mais surtout ne lui plaisoit point la façon de dire la Passion à la mode qu’on la dit ordinairement par les églises, et la chantoit tout au contraire. Car quand Notre-Seigneur disoit quelque chose aux Juifs ou à Pilate, il le faisoit parler haut et clair afin qu’on l’entendît. Et quand c’étoient les Juifs ou quelque autre, il parloit si bas, qu’à grand’peine le pouvoit-on ouïr.

Advint qu’une dame de nom et autorité, tenant son chemin à Châteaudun pour y aller faire ses fêtes de Pâques, passa par Brou le jour du Vendredi-Saint, environ les dix heures du matin; et voulant ouïr le service, s’en alla à l’église, là où étoit le curé qui le faisoit. Quand se vint à la Passion, il la dit à sa mode, et vous faisoit retentir l’église quand il disoit: Quem quæritis? Mais quand c’étoit à dire: JESUM NAZARENUM, il parloit le plus bas qu’il pouvoit. Et en cette façon continua la Passion. Cette dame, qui étoit dévotieuse, et pour une femme étoit bien entendue en la sainte Écriture et notoit bien les cérémonies ecclésiastiques, se trouva scandalisée de cette manière de chanter; et eût voulu ne s’y être point trouvée. Elle en voulut parler au curé et lui en dire ce qu’il lui en sembloit. Elle l’envoya quérir après le service fait, pour venir parler à elle. Quand il fut venu, elle lui dit: «Monsieur le curé, je ne sais pas où vous avez apprins à officier à un tel jour qu’il est aujourd’hui, que le peuple doit être tout en humilité. Mais, à vous ouïr faire le service, il n’y a dévotion qui ne se perdît.—Comment cela, madame? dit le curé.—Comment! dit-elle, vous avez dit une Passion tout au contraire de bien. Quand Notre-Seigneur parle, vous criez comme si vous étiez en une halle; et quand c’est un Caïphe ou un Pilate, ou les Juifs, vous parlez doux comme une épousée. Est-ce bien dit à vous? est-ce à vous à être curé? Qui vous feroit droit, on vous priveroit de votre bénéfice, et vous feroit-on connoître votre faute.» Quand le curé l’eut bien écoutée: «Est-ce cela que me vouliez dire, madame? ce lui dit-il. Par mon âme! il est bien vrai, ce que l’on dit; c’est qu’il y a beaucoup de gens qui parlent des choses qu’ils n’entendent pas. Madame, je pense aussi bien savoir mon office comme un autre, et veux que tout le monde sache que Dieu est aussi bien servi en cette paroisse selon son état qu’en lieu qui soit d’ici à cent lieues. Je sais bien que les autres curés chantent la Passion tout autrement; je la chanterois bien comme eux si je voulois; mais ils n’y entendent rien. Car appartient-il à ces coquins de Juifs de parler aussi haut que Notre-Seigneur? Non, non, madame, assurez-vous qu’en ma paroisse je veux que Dieu soit le maître, et le sera tant que je vivrai; et fassent les autres en leur paroisse comme ils entendront.» Quand cette bonne dame eut connu l’humeur de l’homme, elle le laissa avec ses opinions bigearres356, et lui dit seulement: «Vraiment, monsieur le curé, vous êtes homme d’esprit, on le m’avoit bien dit, mais je ne l’eusse pas cru, si je ne l’eusse vu.»


NOUVELLE XXXVI.

Du même curé et de sa chambrière; et de sa lexive qu’il lavoit; et comment il traita son évêque et ses chevaux, et tout son train.

Ledit curé avoit une chambrière, de l’âge de vingt et cinq ans, laquelle le servoit jour et nuit, la pauvre garce! dont il étoit souvent mis à l’office357, et en payoit l’amende. Mais, pour cela, son évêque n’en pouvoit venir à bout. Il lui défendit une fois d’avoir chambrières, qu’elles n’eussent cinquante ans pour le moins: le curé en print une de vingt ans et l’autre de trente. L’évêque, voyant bien que c’étoit error pejor priore, lui défendit qu’il n’en eût point du tout; à quoi le curé fut contraint obéir, au moins il en fit semblant; et pource qu’il étoit bon compagnon et de bonne chère, il trouvoit toujours des moyens assez pour apaiser son évêque; lequel même passoit par chez lui; car il lui donnoit de bon vin, et le fournissoit quelquefois de compagnie françoise358. Un jour, l’évêque lui manda qu’il vouloit aller souper le lendemain avec lui; mais qu’il ne vouloit que viandes légères, pource qu’il s’étoit trouvé mal les jours passés, et que les médecins les lui avoient ordonnées pour lui refaire son estomac. Le curé lui manda qu’il seroit le bienvenu; et incontinent s’en va acheter force courées359 de veau et de mouton, et les mit toutes cuire dedans une grande oulle360, délibéré d’en festoyer son évêque. Or, il n’avoit point lors de chambrière, pour la défense qui lui en avoit été faite. Que fit-il? Tandis que le souper de son évêque s’apprêtoit, et environ l’heure qu’il savoit que ledit seigneur devoit venir, il ôte ses chausses et ses souliers, et s’en va porter un faix de drapeaux361 à un douet362 qui étoit sur le chemin par où devoit passer l’évêque; et se mit en l’eau jusqu’aux genoux, avec une selle, tenant un battoir en la main, et lave ses drapeaux bien et beau; et si faisoit de cul et de pointe363 comme une corneille qui abat noix. Voici l’évêque venir: ceux de son train qui alloient devant vinrent à découvrir de loin mon curé de Brou, qui lavoit sa buée, et, en haussant le cul, montroit parfois tout ce qu’il portoit. Ils le montrèrent à l’évêque: «Monsieur, voulez-vous voir le curé de Brou qui lave des drapeaux?» L’évêque, quand il le vit, il fut le plus ébahi du monde, et ne savoit s’il en devoit rire ou s’il s’en devoit fâcher. Il s’approcha de ce curé, qui battoit toujours à tour de bras, faisant semblant de ne voir rien: «Et viens çà, gentil curé, que fais-tu ici?» Le curé, comme s’il fût surprins, lui dit: «Monsieur, vous voyez, je lave ma lexive.—Tu laves ta lexive! dit l’évêque; es-tu devenu buandier? est-ce l’état d’un prêtre? Ah! je te ferai boire une pipe d’eau en mes prisons, et t’ôterai ton bénéfice.—Et pourquoi, monsieur? dit le curé: vous m’avez défendu que je n’eusse point de chambrière; il faut bien que je me serve moi-même, car je n’ai plus de linge blanc.—O le méchant curé! dit l’évêque. Va, va, tu en auras une. Mais que souperons-nous?—Monsieur, vous souperez bien, si Dieu plaît: ne vous souciez point, vous aurez des viandes légères.» Quand ce fut à souper, le curé servit l’évêque, et ne lui présenta d’entrée que ces courées bouillies. Auquel l’évêque dit: «Qu’est-ce que tu me bailles ici? Tu te moques de moi.—Monsieur, dit-il, vous me mandâtes hier que je ne vous apprêtasse que viandes légères: j’ai essayé de toutes sortes de viandes: mais quand ce a été à les apprêter, elles alloient toutes au fond du pot, fors qu’à la fin j’ai trouvé ces courées, qui sont demourées sus l’eau, ce sont les plus légères de toutes.—Tu ne valus de la vie rien, dit l’évêque, ne ne vaudras. Tu sais bien les tours que tu m’as faits. Eh bien, bien! je t’apprendrai à qui tu te dois adresser.» Le curé pourtant avoit fort bien fait apprêter le souper, et de viandes d’autre digestion, lesquelles il fit apporter; et traita bien son évêque, qui s’en trouva bien. Après souper, il fut question de jouer une heure au flux364; puis l’évêque se voulut retirer. Le curé, qui connoissoit sa complexion, avoit apprêté un petit tendron, pour son vin de coucher365; et d’autre côté, aussi à tous ses gens chacun une commère, car c’étoit leur ordinaire quand ils venoient chez lui. L’évêque, en se couchant, lui dit: «Va, retire-toi; curé, je me contente assez bien de toi pour cette fois. Mais sais-tu qu’il y a? J’ai un palefrenier qui n’est qu’un ivrogne: je veux que mes chevaux soient traités comme moi-même, prends-y bien garde.» Le curé n’oublie pas ce mot; il prend congé de son évêque jusqu’au lendemain, et incontinent envoie par toute sa paroisse emprunter force juments, et en peu de temps il en trouva autant qu’il lui en falloit; lesquelles il va mettre à l’étable auprès des chevaux de l’évêque. Et chevaux de hennir, de ruer, de tempêter environ366 ces juments; c’étoit un triomphe de les ouïr. Le palefrenier, qui s’en étoit allé étriller sa monture à deux jambes, se fiant au curé de ses chevaux, entend ce beau tintamarre, qui se faisoit à l’étable, et s’y en va le plus soudainement qu’il peut, pour y donner ordre; mais ce ne put jamais être sitôt, que l’évêque n’en eût ouï le bruit. Le lendemain matin, l’évêque voulut savoir qu’avoient eu ses chevaux toute la nuit à se tourmenter ainsi. Le palefrenier le vouloit faire passer pour rien, mais il fallut que l’évêque le sût: «Monsieur, dit le palefrenier, c’étoient des juments qui étoient avec les chevaux.» L’évêque, songeant bien que c’étoient des tours du curé, le fit venir et lui dit mille injures: «Malheureux que tu es, te joueras-tu toujours de moi? tu m’as gâté mes chevaux; ne te chaille, je te...» Mon curé lui répondit: «Monsieur, ne me dites-vous pas au soir que vos chevaux fussent traités comme vous-même? Je leur ai fait du mieux que j’ai pu. Ils ont eu foin et avoine; ils ont été en la paille jusqu’au ventre: il ne leur falloit plus qu’à chacun leur femelle; je la leur ai envoyé quérir: vous et vos gens, n’en aviez-vous pas chacun la vôtre?—Au diable le méchant curé! dit l’évêque, tu m’en donnes de bonnes. Tais-toi, nous compterons, et je te paierai des bons traitements que tu me fais.» Mais, à la fin, il n’y sut autre remède, sinon que de s’en aller jusqu’à une autre fois. Je ne sais si c’étoit point l’évêque Milo367, lequel avoit des procès un million, et disoit que c’étoit son exercice; et prenoit plaisir à les voir multiplier, tout ainsi que les marchands sont aises de voir croître leurs denrées; et dit-on qu’un jour le roi les lui voulut appointer, mais l’évêque ne prenoit point cela en gré, et n’y voulut point entendre; disant au roi que, s’il lui ôtoit ses procès, il lui ôtoit la vie. Toutefois, à force de remontrances et de belles paroles, il y falloit aller, de sorte qu’il consentit à ces appointements; de mode qu’en moins de rien lui en furent, que vuidés, que accordés, que amortis, deux ou trois cents. Quand l’évêque vit que ses procès s’en alloient ainsi à néant, il s’en vint au roi, le suppliant à jointes mains qu’il ne les lui ôtât pas tous, et qu’il lui plût au moins lui en laisser une douzaine des plus beaux et des meilleurs, pour s’ébattre.


NOUVELLE XXXVII.

Du même curé, et de la carpe qu’il acheta pour son dîner.

Pour revenir à notre curé de Brou, un dimanche matin qu’il étoit fête, se pourmenant autour de ses courtils368, il vit venir un homme qui portoit une belle carpe. Si se pensa que le lendemain étoit jour de poisson369 (c’étoient possible les Rogations): il marchanda cette carpe, et la paya. Et pource qu’il étoit seul, il print cette carpe, et l’attache à l’aiguillette de son sayon370, et la couvre de sa robe. En ce point, s’en va à l’église, où ses paroissiens l’attendoient pour dire la messe. Quand ce fut à l’offerte371, ledit curé se tourne devers le peuple avec sa plataine372, pour recevoir les offrandes. La carpe, qui étoit toute vive, démenoit la queue fois à fois, et faisoit lever l’amict de M. le curé, de quoi il ne s’apercevoit point; mais si faisoient bien les femmes, qui s’entre-regardoient et se cachoient les yeux, à doigts entr’ouverts. Elles rioient, elles faisoient mille contenances nouvelles. Et cependant le curé étoit là à les attendre, mais n’y avoit celle qui osât venir la première; car elles pensoient de cette carpe que ce fût la très-douce chose que Dieu fit croître. Le curé et son assistant avoient beau crier: «A l’offrande, femmes! qui aura dévotion?» elles ne venoient point. Quand il vit qu’elles rioient ainsi, et qu’elles faisoient tant de mines, il connut bien qu’il y avoit quelque chose: tant qu’à la fin il se vint aviser de cette carpe qui remuoit ainsi la queue: «Ha, ha, dit-il, mes paroissiennes, j’étois bien ébahi que c’étoit qui vous faisoit ainsi rire: non, non, ce n’est pas ce que vous pensez, c’est une carpe que j’ai au matin achetée pour demain à dîner373.» Et en disant cela, il recoursa374 sa chasuble, et son amict, et sa robe, pour leur montrer cette carpe; autrement, elles ne fussent jamais venues à l’offrande. Il se soucioit du lendemain, le bonhomme de curé, nonobstant le mot de l’Évangile: Nolite solliciti esse de crastino; lequel pourtant il interprétoit gentiment à son avantage; car quand quelqu’un lui dit: «Comment, monsieur le curé! Dieu vous a défendu de vous soucier du lendemain, et toutefois vous achetez une carpe pour votre provision.—C’est, dit-il, pour accomplir le précepte de l’Évangile; car quand je suis bien pourvu, je ne me soucie pas du lendemain.» Les uns veulent dire que ce fut un moine375, qui avoit caché un paté en sa manche, étant à dîner à certain banquet; mais tout revient à un. On dit encore tout plein d’autres choses de ce curé de Brou, qui ne sont point de mauvaise grâce; comme, entre autres, celle qui s’ensuit.


NOUVELLE XXXVIII.

Du même curé, qui excommunia tous ceux qui étoient dedans un trou.

Un jour de fête solennelle, et à l’heure du prône, le curé de Brou monte en une chaire pour prêcher ses paroissiens: laquelle étoit auprès d’un pilier, comme elles sont voulentiers. Tandis qu’il prêchoit, vint à lui le clerc376 du presbytère, qui lui présenta quelques mémoires de quérimoines377, selon la coutume, qui est de les publier les dimanches. Le curé prend ses mesures, et les met dedans un trou qui étoit au pilier tout exprès pour semblables cas; c’est-à-dire, pour y mettre tous les brevets qu’on lui apportoit durant le prône. Quand ce fut à la fin de son prêche, il voulut ravoir ces mémoires, et met le doigt dedans le trou; mais ils étoient un peu bien avant, pource qu’en les y mettant il étoit possible ravi à exposer quelque point difficile de l’Évangile. Il tire, il tourne le doigt; il y fait tout ce qu’il peut: il n’en sut jamais venir à bout; car au lieu de les tirer, il les poussoit. Quand il eut bien ahanné378, et qu’il vit qu’il n’y avoit ordre: « Mes paroissiens, dit-il, j’avois mis des papiers là-dedans, que je ne saurais ravoir; mais j’excommunie tous ceux qui sont en ce trou-là.»

Les uns attribuent cela à un autre curé, et disent que c’étoit un curé379 de ville. Et, de fait, ils ont grande apparence; car ès villages n’y a pas communément de chaires pour faire le prône. Mais je m’en rapporte à ce qui en est. Si celui qui c’est prétend que je lui ai fait tort en donnant cet honneur au curé de Brou pour le lui ôter, m’en avertissant, je suis content d’y mettre son nom. Au pis aller, il doit penser qu’on a bien fait autant des Jupiters et des Hercules380; car ce que plusieurs ont fait, on le réfère tout à un pour avoir plus tôt fait: d’autant que tous ceux du nom ont été excellents et vaillants. Aussi il n’y avoit point d’inconvénient de nommer par antonomasie381 Curés de Brou, tous prêtres, vicaires, chanoines, moines, et capellans382, qui feront des actes si vertueux comme il a fait.


NOUVELLE XXXIX.

De Teiran qui, étant sur la mule, ne paroissoit point par-dessus l’arçon de la selle.

En la ville de Montpellier, y avoit naguère un jeune homme qu’on appeloit le prieur de Teiran, lequel étoit homme de bon lieu et d’assez bonnes lettres; mais il étoit mal aisé383 de sa personne; car il avoit une bosse sur le dos, et l’autre sur l’estomac, qui lui faisoient mal porter son bois384, et qui l’avoient si bien gardé de croître, qu’il n’étoit pas plus haut que d’une coudée. Attendez, attendez, j’entends de la ceinture en sus. Un jour, en s’en allant de Montpellier à Toulouse, accompagné de quelques siens amis de Montpellier même, ils se trouvèrent à Saint-Tubery385, à l’une de leurs dînées, et pource que c’étoit en été, et que les jours étoient longs, ses compagnons après dîner ne se hâtoient pas beaucoup de partir, et attendoient la chaleur à s’abaisser386 et même quelques-uns d’entre eux se vouloient mettre à dormir: ce que Teiran ne trouva pas bon, et fit brider une mule qu’il avoit, tout en colère (n’entendez pas que la mule fût en colère; c’étoit lui), et monte dessus en disant: «Or, dormez tout votre saoul, je m’en vais», et pique devant, tout seul, tant qu’il peut. Quand ses compagnons le virent délogé, ne le voulant point laisser, se dépêchent d’aller après. Mais Teiran étoit déjà bien loin. Or, il portoit un de ces grands feutres d’Espagne pour se défendre du soleil, qui le couvroit quasi lui et toute sa mule; sauf toutefois à en rabattre ce qui sera de raison. Ceux qui alloient après, virent un paysan en un champ assez près du chemin, auquel ils demandèrent: «Mon ami, as-tu rien vu un homme à cheval ici devant, qui s’en va droit à Narbonne?» Le paysan leur répond: «Nenni, dit-il, je n’ai point vu d’homme; mais j’ai bien vu une mule grise qui avoit un grand chapeau de feutre sur sa selle, et couroit à bride abattue.» Mes gens se prindrent à rire, et connurent bien que c’étoit leur homme qui piquait d’une telle colère, qu’ils ne le purent oncques atteindre, qu’ils ne fussent à Narbonne. Aucuns ont voulu dire que la mule n’étoit pas grise, et qu’elle étoit noire. Mais il y a des gens qui ont un esprit de contradiction dedans le corps: et qui voudroit contester avec ceux, ce ne seroit jamais fait.


NOUVELLE XL.

Du docteur qui blâmoit les danses, et de la dame qui les soutenoit, et des raisons alléguées d’une part et d’autre.

En la ville du Mans, y avoit naguère un docteur en théologie, appelé notre maître d’Argentré, qui tenoit la prébende doctorale387, homme de grand savoir et de bonne vie, et n’étoit point si docteur, qu’il n’entendît bien la civilité et l’entregent, qui le faisoit être bienvenu en toutes compagnies honnêtes. Un jour, en une assemblée des principaux de la ville, qui avoient soupé ensemble, lui étant du nombre, il y eut, d’aventure, des danses après souper, lesquelles il regarda pour un peu de temps, pendant lequel il se print à parler avec une dame de bien bonne grâce, appelée la Baillive de Sillé388, femme, pour sa vertu, bonne grâce et bon esprit, très-bien venue entre les gens d’honneur, avenante en tout ce qu’elle faisoit, et entre autres à baller: là où elle prenoit un grandissime plaisir. Or, en devisant de propos et autres, ils commencèrent à parler des danses. Sur quoi le docteur dit que, de tous les actes de récréation, il n’y en avoit point un qui sentît moins son homme389 que la danse. La Ballive lui va dire, tout au contraire, qu’elle ne pensoit qu’il y eût chose qui réveillât mieux l’esprit que les danses, et que la mesure ne la cadence n’entreroient jamais en la tête d’un lourdaud: lesquels sont témoignage que la personne est adroite et mesurée en ses faits et desseins. «Il y en a même, disoit-elle, de jeunes gens qui sont si pesants, qu’on auroit plus tôt apprins à un bœuf à aller à la haquenée390 qu’à eux à danser; mais aussi, vous voyez quel esprit ils ont. Des danses, il en vient plaisir à ceux qui dansent et à ceux qui voient danser; et si ai opinion, si vous osiez dire la vérité, que vous même y prenez grand plaisir à les regarder; car il n’y a gens, tant mélancoliques soient-ils, qui ne se réjouissent à voir si bien manier le corps, et si allègrement.» Le docteur, l’ayant ouïe, laissa un peu reposer les termes de la danse, entretenant néanmoins toujours cette dame d’autres propos, qui étoient divers, mais non pas tant éloignés qu’il n’y pût bien retomber quand il voudroit. Au bout de quelque espace, qu’il lui sembla être bien à point, il va demander à la dame Baillive: «Si vous étiez, dit-il, à une fenêtre, ou sur une galerie, et que vous vissiez de loin en quelque grande place une douzaine ou deux de personnes qui s’entre-tinssent par la main, et qui sautassent, qui virassent, d’aller et de retour, en avant et en arrière, ne vous sembleroient-ils pas fous?—Oui bien, dit-elle, s’il n’y avoit quelque mesure.—Je dis encore qu’il y eût mesure, dit-il, pourvu qu’il n’y eût point de tabourin ne de flûte.—Je vous confesse, dit-elle, que cela pourroit avoir mauvaise grâce.—Et donc, dit le docteur, un morceau de bois percé, et une feuille391 étoupée de parchemin par les deux bouts, ont-ils tant de puissance, que de vous faire trouver bonne une chose qui de soi sent sa folie?—Et pourquoi non? dit-elle. Ne savez-vous pas de quelle puissance est la musique? Le son des instruments entre dedans l’esprit de la personne, et puis l’esprit commande au corps, lequel n’est pour autre chose que pour montrer par signes et mouvements la disposition de l’âme à joie ou à tristesse. Vous savez que les hommes marris font une autre contenance que les hommes gais et contents. Davantage392, en tous endroits faut considérer les circonstances; comme vous-même prêchez tous les jours. Un tabourineur qui flûteroit tout seul seroit estimé comme un prêcheur qui se mettroit en chaire sans assistants. Les danses sans instruments ou sans chansons seroient comme les gens en un lieu d’audience sans sermoneur. Parquoi, vous avez beau blâmer nos danses, il faudroit nous ôter les pieds et les oreilles; et vous assure, dit-elle, que, si j’étois morte, et j’ouïsse un violon, je me lèverois pour baller. Ceux qui jouent à la paume se tourmentent bien encore davantage pour courir après une petite pelote de cuir et de bourre, et y vont de telle affection, que quelquefois il semble qu’ils se doivent tuer, et si n’ont point d’instrument de musique, comme les danseurs, et ne laissent pas d’y prendre une merveilleuse récréation. Pensez-vous ôter les plaisirs du monde? Ce que vous prêchez contre les voluptés, si vous voulez dire vrai, n’est pas pour les abolir, sinon les déshonnêtes; car vous savez bien qu’il est impossible que ce monde dure sans plaisir; mais c’est pour empêcher qu’on n’en prenne trop.» Le docteur vouloit répliquer; mais il fut environné de femmes, qui le mirent à se taire, craignant qu’à un besoin elles ne l’eussent prins pour le mener danser. Et Dieu sait si c’eût bien été son cas.


NOUVELLE XLI

De l’Écossois et sa femme qui étoit en peu trop habile au maniement.

Un Écossois, ayant suivi la cour quelque temps, aspiroit à une place d’archer393 de la garde, qui est le plus haut qu’ils désirent être quand ils se mettent à servir en France; car lors ils se disent tous cousins du roi d’Écosse.

L’Écossois, pour parvenir à ce haut état, avoit fait tout plein de services, pour lesquels, entre autres, il eut cette faveur d’épouser une fille, qui étoit damoiselle d’une bien grand’ dame; laquelle fille étoit d’assez bon âge. Elle n’eut guère été en mariage, qu’elle ne se souvînt des commandements qu’on donne aux jeunes épousées; premièrement: que la nuit elles tiennent leur couvre-chef à deux mains, de peur que leur mari les décoiffe; qu’elles serrent les jambes comme un homme qui descend en un puits sans corde; qu’elles soient un peu rebelles, et que, pour un coup qu’on leur baille, elles en rendent deux. Cette jeune damoiselle commença à observer de bonne heure ces beaux et saints enseignements, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’elle en fit une leçon, et les pratiqua tous à la fois, dont l’Écossois ne fut pas trop content, spécialement du dernier point. Et voyant qu’elle s’en savoit aider de si bonne heure, il sembla à ce pauvre homme qu’elle avoit apprins ces tordions394 d’un autre maître que de lui; de mode qu’il lui fongna395 bien gros, en lui disant: «Ah! vous culi396!» Et oncques puis ne dormit de bonne somme. Et même, à toutes heures qu’il étoit avec elle, il lui disoit: «Ah! vous culi! ah! vous culi! c’est un putain qui culi!» Et s’y fonda bien si fort, qu’il ne pouvoit regarder sa femme de bon œil, ne la nuit même ne la baisoit point de bon cœur. Elle, de son côté, se retira petit à petit, et se garda, de là en avant, d’être trop frétillante. Et voyant que cet Écossois avoit toujours froid aux pieds et mal à la tête, et qu’il fongnoit toujours, elle devint toute mélancolique et pensive: dont Madame, sa maîtresse397, s’aperçut, et lui demandoit souvent: «Qu’avez-vous, m’amie? Vous êtes enceinte?—Sa’ votre grâce398, madame, disoit-elle.—Qu’avez-vous donc? Il y a quelque chose.» Elle la pressa tant, qu’il fallut qu’elle sût ce qu’il y avoit, ainsi que les femmes veulent tout savoir. Je peux bien dire cela ici, car je sais bien qu’elles ne liront pas ce passage. Elle lui conta le cas. Quand Madame l’eut entendue: «Hé! n’y a-t-il que cela? dit-elle. Taisez-vous; vraiment, je parlerai bien à lui.» Ce qu’elle fit de bonne heure; et appela cet Écossois à part; et lui commença à demander comment il se trouvoit avec sa femme. «Madame, dit-il, je trouvi bien, grand merci vous.—Voire—mais votre femme est toute fâchée: que lui avez-vous fait?—J’aurai pas rien fait, madame. Je savois pas pourquoi fait-il mauvaise chère.—Je le sais bien, moi, dit-elle; car elle m’a tout dit. Savez-vous qu’il y a, mon ami? Je veux que vous la traitiez bien, et ne faites pas le fantastique399; êtes-vous bien si neuf de penser que les femmes ne doivent avoir leur plaisir comme les hommes? pensez-vous qu’il faille aller à l’école pour l’apprendre? Nature l’enseigne assez. Et que pensez-vous? que votre femme ne se doive remuer non plus qu’une souche de bois? Or çà, dit-elle, que je n’en oie plus parler: et lui faites bonne chère.» Mon Écossois se contenta, moitié par force, moitié par amour. Et incontinent, Madame fit savoir à la damoiselle ce qu’elle avoit dit à l’Écossois. Et peut bien être que la damoiselle étoit en la garde-robe à l’écouter sans que l’Écossois en sût rien. Mais elle ne fit pas semblant à son mari d’en rien savoir; et faisoit toujours de la fâchée le jour et la nuit, et ne se revengeoit plus des coups qu’elle recevoit, jusqu’à ce qu’une des nuits, il lui dit, la réconfortant: «Culi, culi! Madame le vouli bien.» De quoi elle se fit un peu prier; mais, à la fin, elle se rapprivoisa; et l’Écossois ne fut plus si fâcheux.


NOUVELLE XLII.

Du prêtre et du maçon qui se confessoit à lui.

Il y avoit un prêtre d’un village, qui étoit tout fier d’avoir vu un petit plus que son Caton400; car il avoit lu De Syntaxi401, et son Fauste precor gelida402. Et, pour cela, il s’en faisoit croire, et parloit, d’une braveté grande, usant des mots qui remplissoient la bouche, afin de se faire estimer un grand docteur. Et même, en confessant, il avoit des termes qui étonnoient les pauvres gens. Un jour, il confessoit un pauvre homme manouvrier, auquel il demandoit: «Or çà, mon ami, es-tu point ambitieux?» Le pauvre homme disoit que non, pensant bien que ce mot-là appartenoit aux grands seigneurs, et quasi se repentoit d’être venu à confesse à ce prêtre; lequel il avoit ouï dire qu’il étoit si grand clerc, et qu’il parloit si hautement, qu’on n’y entendoit rien, ce qu’il connut à ce mot ambitieux; car, car encore qu’il l’eût possible ouï dire autrefois, si est-ce qu’il ne savoit pas que c’étoit. Le prêtre, en après, lui va demander: «Es-tu point fornicateur?—Nenni.—Es-tu point glouton?—Nenni.—Es-tu point superbe?» Il lui disoit toujours nenni. «Es-tu point iraconde403?—Encore moins.» Ce prêtre, voyant qu’il lui répondoit toujours nenni, étoit tout admirabonde. «Es-tu point concupiscent?—Nenni.—Et qu’es-tu donc? dit le prêtre.—Je suis, dit-il, maçon; voici ma truelle.» Il y en eut un autre qui répondit de même à son confesseur, mais il sembloit être un peu plus affaité404. C’étoit un berger, auquel le prêtre demandoit: «Or çà, mon ami, avez-vous bien gardé les commandements de Dieu?—Nenni, disoit le berger.—C’est mal fait, disoit le prêtre. Et les commandements de l’Église?—Nenni.» Lors dit le prêtre: «Qu’avez-vous donc gardé?—Je n’ai gardé que mes brebis405,» dit le berger.

Il y en a un autre qui est vieil comme un pot à plume406; mais il ne peut être qu’il ne soit nouveau à quelqu’un. C’étoit un, lequel, après qu’il eut bien conté tout son affaire, le prêtre lui demanda: «Eh bien! mon ami, qu’avez-vous encore sur votre conscience?» Il répond qu’il n’y avoit plus rien, fors qu’il lui souvenoit d’avoir dérobé un licol. «Eh bien! mon ami, dit le prêtre, d’avoir dérobé un licol n’est pas grand’chose, vous en pourrez aisément faire satisfaction.—Voire mais, dit l’autre, il y avoit une jument au bout.—Ha, ha, dit le prêtre, c’est autre chose. Il y a bien différence d’une jument à un licol. Il vous faut rendre la jument, et puis la première fois que vous reviendrez à confesse à moi, je vous absoudrai du licol.»


NOUVELLE XLIII.

Du gentilhomme qui crioit la nuit après ses oiseaux, et du charretier qui fouettoit ses chevaux.

Il y a une manière de gens qui ont des humeurs colériques, ou mélancoliques, ou flegmatiques. Il faut bien que ce soit l’une de ces trois; car l’humeur sanguine est toujours bonne, ce dit-on, dont la fumée monte au cerveau qui les rend fantastiques, lunatiques, erratiques, fanatiques, schismatiques et tous les attiques qu’on sauroit dire, auxquels on ne trouve remède, pour purgation qu’on leur puisse donner. Pource, ayant désir de secourir ces pauvres gens, et de faire plaisir à leurs femmes, parents, amis, bienfaiteurs et tous ceux et celles qu’il appartient, j’enseignerai ici, par un bref exemple advenu, comme ils feront quand ils auront quelqu’un aussi mal traité principalement de rêveries nocturnes; car c’est un grand inconvénient de ne reposer ne jour ne nuit. Il y avoit un gentilhomme au pays de Provence, homme de bon âge, et assez riche et de récréation. Entre autres, il aimoit fort la chasse et y prenoit si grand plaisir le jour, que la nuit il se levoit en dormant: il se prenoit à crier ne plus ne moins que le jour, dont il étoit fort déplaisant et ses amis aussi; car il ne laissoit reposer personne qui fût en la maison où il couchoit, et réveilloit souvent ses voisins, tant il crioit haut et long-temps après ses oiseaux. Autrement, il étoit de bonne sorte et étoit fort connu, tant à cause de sa gentillesse que pour cette imperfection fâcheuse, pour laquelle l’appeloit-on l’Oiseleur. Un jour, en suivant ses oiseaux, il se trouva en un lieu écarté, où la nuit le surprint, qu’il ne savoit où se retirer, fors qu’il tourna et vira tant par les bois et montagnes, qu’il vint arriver tout tard en une maison, étant sur le grand chemin toute seule, là où l’hôte logeoit quelquefois les gens de pied qui étoient en la nuit, pource qu’il n’y avoit point d’autre logis qui fût près. Et quand il arriva, l’hôte étoit couché, lequel il fit lever, lui priant de lui donner le couvert pour cette nuit, pource qu’il faisoit froid et mauvais temps. L’hôte le laisse entrer, et met son cheval à l’étable des vaches, en lui montrant un lit au sau407; car il n’y avoit point de chambre haute. Or, y avoit là-dedans un charretier voiturier, qui venoit de la foire de Pézénas, lequel étoit couché en un autre lit tout auprès; lequel s’éveilla à la venue du gentilhomme, dont il lui fâcha fort; car il étoit las et n’y avoit guère qu’il commençoit à dormir. Et puis, telles gens de leur nature ne sont gracieux que bien à point. Au réveil ainsi soudain, il dit à ce gentilhomme: «Qui diable vous amène si tard?» Ce gentilhomme, étant seul et en lieu inconnu, parloit le plus doucement qu’il pouvoit: «Mon ami, dit-il, je me suis ici traîné en suivant un de mes oiseaux; endurez que je demeure ici à couvert, attendant qu’il soit jour.» Ce charretier s’éveilla un peu mieux, et, regardant ce gentilhomme, vint à le reconnoître; car il l’avoit assez vu de fois à Aix en Provence et avoit assez souvent ouï dire quel coucheur c’étoit. Le gentilhomme ne le connoissoit point; mais, en se déshabillant, lui dit: «Mon ami, je vous prie, ne vous fâchez point de moi pour une nuit; j’ai une coutume de crier la nuit après mes oiseaux; car j’aime la chasse, et m’est avis toute la nuit que je suis après.—Ho, ho! dit le charretier en jurant. Par le corps bieu! il m’en prend ainsi comme à vous, car toute la nuit il me semble que je suis à toucher mes chevaux, et ne m’en puis garder.—Bien, dit le gentilhomme; une nuit est bientôt passée; nous supporterons l’un l’autre.» Il se couche; mais il ne fut guère avant en son premier somme, qu’il ne se levât de plein saut et commença à crier par la place: Volà, volà, volà408. Et, à ce cri, mon charretier s’éveille, qui vous prend son fouet, qu’il avoit auprès de lui, et le vous mène à tort et à travers, à la part409 où il sentoit mon gentilhomme, en disant: Dia, dia, houois, hau, dia410. Il vous sangle le pauvre gentilhomme, il ne faut pas demander comment: lequel se réveilla de belle heure aux coups de fouet et changea bien de langage; car, en lieu de crier volà, il commença à crier à l’aide et au meurtre; mais le charretier fouettoit toujours, jusqu’à tant que le pauvre gentilhomme fut contraint se jeter sous la table sans plus dire mot, en attendant que le charretier eût passé sa fureur; lequel, quand il vit que le gentilhomme s’étoit sauvé, se remit au lit, et fit semblant de ronfler. L’hôte se lève, qui allume du feu et trouve ce gentilhomme mussé sous le banc, et étoit si petit, qu’on l’eût bien mis dans une bourse d’un double411, et avoit les jambes toutes frangées412 et toute sa personne blessée de coups de fouet, lesquels certainement firent grand miracle; car oncques puis ne lui advint de crier en dormant, dont s’ébahirent depuis ceux qui le connoissoient; mais il leur conta ce qu’il lui étoit advenu. Jamais homme ne fut plus tenu à autre que le gentilhomme au charretier de l’avoir ainsi guari d’un tel mal comme celui-là; comme on dit qu’autrefois ont été guaris les malades de saint Jean413; et aux chevaux rétifs on dit qu’il ne faut que leur pendre un chat à la queue, qui les égratignera tant par derrière, qu’il faudra qu’ils aillent de par Dieu ou de par l’autre414; et perdront la rétivité en le continuant trois cent soixante et dix-sept fois et demie et la moitié d’un tiers. Car dix-sept sols et un onzain, et vingt-cinq sols moins un treizain, combien valent-ils?


NOUVELLE XLIV.

De la veuve qui avoit une requête à présenter, et la bailla au conseiller-lai pour la rapporter.

Une bonne femme veuve avoit un procès à Paris, là où elle étoit allée pour le solliciter: en quoi elle faisoit grande diligence, combien qu’elle n’entendît guère bien ses affaires; mais elle se fioit que Messieurs de parlement auroient égard à sa vieillesse, à son veuvage et à son bon droit. Un matin, de bonne heure avant le jour415, plus tôt que de coutume, elle n’entra pas en son jardin pour cueillir la violette; mais elle print sa requête en sa main, en laquelle étoit question de certains excès faits à la personne de son feu mari. Elle va au Palais, à l’entrée de Messieurs, et s’adressa au premier conseiller qu’elle vit venir, et lui présenta sa requête pour la rapporter. Le conseiller la print; et, la lui baillant, la femme lui fait ses plaintes pour lui donner bien à entendre son cas. Quand le conseiller, qui d’aventure étoit des ecclésiastiques, ouït parler de crimes, il dit à la bonne: «Ma mie, ce n’est pas à moi à rapporter votre requête; il faut que ce soit un conseiller-lai qui la rapporte.» La bonne femme, ne sachant que vouloit dire un conseiller-lai, entendit que ce dût être un conseiller laid; pource qu’elle vit que cettui, d’aventure, étoit beau personnage et de belle taille. Elle vous commence à vous regarder de près ces conseillers qui entroient, pour voir s’ils seroient beaux ou laids: en quoi elle étoit fort empêchée. A la fin, en voici venir un qui n’étoit pas des plus beaux hommes du monde, au moins au gré de la bonne femme, pource (peut-être) qu’il portoit une longue barbe et étoit tondu. La bonne femme pensa bien avoir trouvé son homme, et lui dit: «Monsieur, on m’a dit qu’il faut que ce soit un conseiller bien laid qui rapporte ma requête; j’ai bien regardé tous ceux qui sont entrés, mais je n’en ai point trouvé de plus laid que vous; s’il vous plaît, vous la rapporterez.» Le conseiller, qui entendit bien ce qu’elle vouloit dire, trouva bonne la simplicité d’elle, et print sa requête, et la rapportant, ne faillit pas à en faire le conte à ceux de sa chambre, lesquels expédièrent la bonne femme.


NOUVELLE XLV.

De la jeune fille qui ne vouloit point d’un mari parce qu’il avoit mangé le dos de sa première femme.

A propos de l’ambiguité des mots qui gît en la prolation416, les François ont une façon de prononcer assez douce; tellement que de la plupart de leurs paroles, on n’entend point la dernière lettre: dont bien souvent les mots se prendroient les uns pour les autres, si ce n’étoit qu’ils s’entendent par la signification des autres qui sont parmi. Il y avoit en la ville de Lyon une jeune fille, qu’on vouloit marier à un homme qui avoit eu une autre femme, laquelle lui étoit morte, à l’aide de Dieu, depuis un an ou deux. Cet homme avoit le bruit de n’être guère bon ménager; car il avoit vendu et dépendu417 le bien de sa première femme. Quand il fut question de parler de ce mariage, la jeune fille s’y trouva en cachette derrière quelque porte pour ouïr ce qu’on en diroit. Ils parlèrent de cet homme en diverses sortes; et y en eut un, entre autres, qui vint dire: «Je ne serois pas d’avis qu’on la lui baillât, c’est un homme de mauvais gouvernement: il a mangé le dot418 de sa première femme.» Cette jeune fille ouït cette parole, qu’elle n’entendoit point telle que l’autre l’entendoit; car elle étoit jeune et n’avoit point encore ouï dire ce mot de dot; lequel ils disent en certains endroits de ce royaume, et principalement en Lyonnois, pour douaire; et pensoit qu’on eût dit que cet homme eût mangé le dos ou l’échine de sa femme. Et la fille, bien marrie, qui va faire une mauvaise chère419 devant sa mère, lui dit franchement qu’elle ne vouloit point du mari qu’on lui vouloit donner. Sa mère lui demande: «Eh! pourquoi ne le voulez-vous, ma mie?» Elle répond: «Ma mère, c’est le plus mauvais homme: il avoit une femme qu’il a fait mourir; il lui a mangé le dos.» Dont il fut bien ri, quand on sut là où elle le prenoit. Mais elle n’avoit pas du tout tort de n’en vouloir; car combien qu’un homme ne soit pas si affamé de manger le dot d’une femme, comme s’il lui mangeoit le dos, si est-ce qu’ils ne valent guère ne l’un ne l’autre pour elles.


NOUVELLE XLVI420.

Du bâtard d’un grand seigneur qui se laissoit prendre à crédit, et qui se fâchoit qu’on le sauvât.

Le bâtard d’un grand seigneur, ou, pour le moins, fils putatif, n’étoit sage que de bonne sorte, encore pas; car il lui sembloit que tout chacun lui devoit faire autant d’honneur qu’à un prince, pource qu’il étoit bâtard d’une si grande maison; et lui étoit avis encore que tout le monde étoit tenu de savoir sa qualité, son lieu421, et son nom; de quoi il ne donnoit pas grande occasion aux gens; car le plus souvent il s’en alloit vaguant par le pays, avec un équipage de peu de valeur; et se mettoit en toutes compagnies, bonnes ou mauvaises; tout lui étoit un. Il jouoit ses chevaux quand il étoit remonté, et ses accoutrements lorsqu’il étoit ès hôtelleries; et maintes fois alloit à beau pied, sans lance. Un jour qu’il étoit demeuré en fort mauvais ordre422, il passoit par le pays de Rouergue, s’en revenant vers la France pour se remonter; et se trouve à passer par un bois où quelques voleurs tout fraîchement avoient tué un homme. Le prévôt qui poursuivoit les brigands vint rencontrer ce bâtard, habillé en soudard, auquel il demande d’où il venoit. Le bâtard ne lui répond autre chose, sinon: «Qu’en avez-vous affaire d’où je viens?—Si ai, dea! j’en ai affaire, dit le prévôt. Êtes-vous point de ceux qui ont tué cet homme? dit-il.—Quel homme? dit-il.—Il ne faut point demander quel homme, dit le prévôt: je vous prendrois bien pour en savoir quelques nouvelles.» Il répond: «Qu’en voulez-vous dire?» Le prévôt le print au mot, et au collet, qui étoit bien pis, et le fait mener. En attendant toujours, ce bâtard disoit: «Ah! vous vous prenez donc à moi, monsieur le prévôt? je vous ai laissé faire.» Le prévôt, pensant qu’il le menaçât de ses compagnons, se tint sur sa garde, et le mène droit au premier village, là où il lui fait sommairement son procès; mais, en lui demandant qui il étoit, et comment il s’appeloit, il ne répondoit autre chose: «On le vous apprendra qui je suis. Ah! vous pendez les gens!» Sus ces menaces, le prévôt le condamne par sa confession même, et le fait très-bien monter à l’échelle. Ce bâtard se laissoit faire, et ne disoit jamais autre chose, sinon: «Par le corps bieu! monsieur le prévôt, vous ne pendîtes jamais homme qui vous coûtât si cher; ah! vous êtes un pendeur de gens!» Quand il fut au haut de l’échelle, il y eut, par fortune (ainsi que tant de gens se trouvent à telles exécutions), un Rouerguois, qui avoit autrefois été à la cour, lequel connoissoit bien ce bâtard, pour l’avoir vu assez de fois à la cour et en autres lieux. Il le reconnut incontinent, et encore s’approche plus près de l’échelle, pour ne faillir point, et tant plus connut-il que c’étoit lui. «Monsieur le prévôt, dit-il tout haut, que voulez-vous faire? c’est un tel. Regardez bien que c’est que vous ferez.» Le bâtard, entendant ce Rouerguois, dit: «Mot, mot, de par le diable! laissez-lui faire pour lui apprendre à pendre les gens.» Le prévôt, quand il l’eut ouï nommer, le fit promptement descendre, auquel le bâtard dit encore: «Ah! vous me vouliez pendre? on vous en eût fait souvenir, par Dieu, monsieur le prévôt! Mais que ne laissois-tu faire?» dit-il au Rouerguois en se fâchant. Pensez le grand sens dont il étoit plein, de se laisser pendre; et qu’il en eût été bien vengé? Mais qui croira que cela fût fils d’un grand seigneur? même d’un gentilhomme? Le pauvre homme ne sembloit423 pas à celui que le roi vouloit envoyer par devers le roi d’Angleterre, qui étoit pour lors bien mauvais François; lequel gentilhomme répondit au roi: «Sire, dit-il, je vous dois et ma vie et mes biens, et ne ferai jamais difficulté de les exposer pour votre service et obéissance; mais si vous m’envoyez en Angleterre en ce temps ici, je n’en retournerai jamais: c’est aller à la boucherie, et pour un affaire qui n’est point si fort contraint qu’il ne se puisse bien différer à un autre temps, que le roi d’Angleterre aura passé sa colère; car maintenant qu’il est animé, il me fera trancher la tête.—Foi de gentilhomme! dit le roi, s’il l’avoit fait, il m’en coûteroit trente mille pour la vôtre, avant que je n’en eusse la vengeance.—Voire mais, dit le gentilhomme, de toutes ces têtes, y en auroit-il une qui me fût bonne?» C’est un pauvre reconfort à un homme, que sa mort sera bien vengée. Vrai est que, aux exécutions vertueuses, l’homme de bien y va la tête baissée, sans autre circonstance, que pour le respect de son honneur, et pour le service de la république.


NOUVELLE XLVII.

Du sieur de Raschaut, qui alloit tirer du vin, et comment le fausset lui échappa dedans la pinte.

En la ville de Poitiers, y avoit un gentilhomme, de bien riche maison et de bon cœur: mais il avoit un grandissime défaut naturel, qui étoit de la langue; car il n’eût su dire trois mots sans bégayer, et encore demeuroit-il une heure à les dire, et à la fin il ne se pouvoit faire entendre. Mais il troussoit bien gentiment la parole première qu’il disoit, comme un sang Dieu, et une mort Dieu, quand il étoit en sa colère: qui est signe qu’un tel vice ne provient que d’une humeur colérique, abondante extrêmement en l’homme, laquelle l’empêche de modérer sa parole. (Je devrois payer l’amende pour m’apprendre à philosopher.) Dont son père, le voyant ainsi vicié424, le recommanda, dès sa petitesse425, au vicaire de Saint-Didier, qui le faisoit psalmodier à l’église, chanter des leçons de matines et de vigiles, et des Benedicamus, pour lui façonner sa langue: là où pourtant il ne proufita d’autre chose, sinon que quand il chantoit, il prononçoit assez distinctement; car, quant à son langage quotidien, en parlant il retint toujours cette imperfection. Il fut marié à une damoiselle de bonne maison, vertueuse et sage, qui le savoit bien gouverner. Un jour qu’il étoit l’une des quatre bonnes fêtes426, ainsi que tout le monde étoit empêché aux dévotions, ce bon gentilhomme, ayant fait les siennes, s’en vint à la maison avec un sien valet, pour déjeuner de quelque pâté de venaison que madamoiselle avoit fait. Mais quand ce fut à bien faire427, il se trouva qu’elle emportoit la clef: qui lui fâcha fort; car il n’y avoit ordre d’empêcher les dévotions de la damoiselle, et de la faire venir de l’église pour un pâté. Mais, ayant appétit, il envoya son homme deçà, delà, quérir quelque chose pour déjeuner. Toutefois, quand il avoit de l’un, il lui failloit428 de l’autre: beurre pour fricasser; un œuf pour faire la sauce; ognons, vinaigre, moutarde. Ils étoient tous deux bien empêchés en l’absence des femmes, qui entendent cela, principalement ès maisons ménagères: lesquelles (non pas les maisons, mais les femmes) n’étoient pas pour venir de l’église, que la grand’messe ne fût achevée. Mon gentilhomme étant impatient de faire un métier qu’il n’entendoit pas, et voyant que son valet ne faisoit pas bien à son appétit429, le vous chasse de la maison, et l’envoie au diable. Quand il se vit ainsi destitué d’aide, il se trouva bien ébahi; toutefois si ne voulut-il perdre son déjeuner, lequel étoit prêt, que de bond, que de volée430; excepté que le mot de l’Évangile étoit en pays: Vinum non habent431. Que fit-il? Il n’avoit pas la clef de la cave, mais il se prend à belle serrure de Dieu432, et la rompt très-bien à grands coups de marteau et de ce qu’il trouva; et prend un pot, et s’en va tirer du vin; mais il s’y entendoit moins qu’à fricasser; car premièrement il oublia à porter de la chandelle; secondement il ne savoit de quel tonneau il devoit tirer. Toutefois il tâtonna tant par cette cave, environ ces tonneaux, qu’il en trouva un qui avoit un fausset. Et mon homme environ433; mais il ne se print garde qu’en tirant le vin le fausset lui échappa dedans le pot: le voila puni à toutes rigueurs; car le vaisseau étoit si étroit, qu’il ne pouvoit mettre la main dedans, et peut-être encore que le fausset étoit tombé en terre. O pauvre homme, que feras-tu? Il n’eut rien plus prêt que de mettre le doigt au devant du pertuis du tonneau; car il ne vouloit pas laisser gâter434 son vin; et demeura là tout un temps. Mais, cependant, o tapet bien do pé435, il grinçoit les dents, il ronfloit, il pétilloit, il juroit à toutes restes: il maugréoit Colin Brenot436 et ses quittances. A la fin, tandis qu’il prenoit si bonne patience en enrageant, voici venir madamoiselle, de l’église, qui trouva les huis ouverts, entre autres celui de la cave, et la serrure et les crampons par terre: elle se douta bien, incontinent, que M. de Raschaut avoit fait ce terrible ménage. Tantôt elle l’entendit par le soupirail de la cave qui disoit ses kyrielles; auquel elle se print à dire: «Eh mon Dieu! que faites-vous là-bas, monsieur de Raschaut?» Il lui répondit en un langage jurois, tantôt en béguois437, tantôt en tous deux; et s’il étoit en peine, si étoit-elle aussi; car elle n’osoit pas descendre en la cave, à cause qu’elle étoit en ses beaux drapeaux438; et puis, n’entendant point ce qu’il disoit, ne songeoit jamais qu’il fût ainsi engagé. A la parfin, voyant qu’il ne venoit point, elle pensa qu’il y devoit avoir quelque chose; et s’avisa, pour le faire parler, de lui dire: «Chantez, monsieur de Raschaut, chantez?» Mon homme, encore qu’il n’eût pas envie, aima mieux pourtant le faire que de demourer toujours là. Si se print à chanter le grand Maledicamus439 en haute note. «Et çà, de par le diable! çà, dit-il, le douzil440 est en la pinte.» Quand madamoiselle l’eut entendu, elle l’envoya dégager par sa chambrière. Mais pensez qu’en chaude cole441 monsieur de Raschaut lui donna des ados442 pour son déjeuner, encore qu’il ne fût pas jour de poisson, et qu’elle n’en pût mais443.


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