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Les français au pôle Nord

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The Project Gutenberg eBook of Les français au pôle Nord

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Title: Les français au pôle Nord

Author: Louis Boussenard

Illustrator: Charles Clérice

Release date: September 11, 2013 [eBook #43698]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FRANÇAIS AU PÔLE NORD ***

LES GRANDES AVENTURES

LES FRANÇAIS
AU POLE NORD

PAR

LOUIS BOUSSENARD

Illustré de dessins de CLÉRICE

couverture

PARIS
E. FLAMMARION, EDITEUR
26, Rue Racine, près l'Odéon

Tous droits réservés.


LES FRANÇAIS
AU POLE NORD


LES GRANDES AVENTURES

LES FRANÇAIS
AU POLE NORD

PAR

LOUIS BOUSSENARD

page de titre

Illustré de dessins de CLÉRICE

PARIS
E. FLAMMARION, EDITEUR
26, Rue Racine, près l'Odéon

Tous droits réservés.

PREMIÈRE PARTIE

LA ROUTE DU POLE


I

Congrès international.—Entre géographes.—A propos des explorations polaires. —Russe, Anglais, Allemand et Français.—Grands voyages et grands voyageurs. —Un patriote.—Défi.—Lutte pacifique.—Pour la patrie!

Le congrès géographique international, tenu à Londres en 1886, avait rassemblé, dans la capitale du Royaume-Uni, nombre d'illustrations et de notabilités scientifiques.

De tous les points du monde civilisé, les délégués étaient accourus à l'invitation de sir Henry C. Rawlinson, major général des armées de Sa Majesté la Reine et président du congrès.

Et déjà, depuis près de deux semaines, vieux messieurs à lunettes, sédentaires endurcis, qui, du fond de leur cabinet franchissent monts et forêts, enjambent latitudes et longitudes, gèlent au cercle polaire ou cuisent sous l'équateur, mais par procuration et sans quitter le bienheureux fauteuil... officiers de marine, vaillants, discrets et corrects... professeurs érudits comme des dictionnaires... négociants et armateurs pour qui la géographie n'est pas seulement une science abstraite... et enfin explorateurs bronzés, fiévreux, anémiques encore, mal à l'aise sous le frac noir qui a remplacé leur épique débraillé, étourdis au milieu du va-et-vient incessant et du tumulte de la Cité... bref, tous ceux qui, de près ou même de loin, touchent à la géographie, l'aiment, l'étudient, l'enseignent, la cultivent à un titre quelconque, en vivent et trop souvent, hélas! en meurent, se trouvaient réunis quotidiennement, de deux à quatre heures, à la National Gallery, où se tenaient les assises du congrès.

De ce congrès en lui-même, rien à dire. Ni meilleur ni pire que les précédents et sans doute que ceux qui suivront. Chaque jour les membres arrivent avec l'implacable ponctualité de gens habitués à couper des minutes en quatre et des secondes en huit, retirent leur pardessus, apparaissent chamarrés de décorations polychromes, se saluent, s'installent, semblent prêter l'oreille aux choses palpitantes qui perdent sans doute à être nasillées par un personnage quelconque, et attendent patiemment le coup de quatre heures frappé par le marteau de l'horloge monumentale.

La séance est finie. Et c'est alors seulement que l'assemblée semble se dégeler. Il y a un de ces petits brouhahas de fin de classe, bien connus des écoliers, puis des conversations s'engagent, des présentations s'opèrent, des poignées de mains s'échangent, et on cause un peu de tout, même de la question agitée en séance.

Enfin, après un temps plus ou moins long subordonné à l'état de l'atmosphère, à l'intérêt de la chose exposée, au potin du jour, aux affaires ou au plaisir, l'assemblée délibérante se dissout sans délibérer.

Les membres quittent Trafalgar-Square par petits groupes qui se forment sous l'influence de la curiosité, de sympathies brusquement écloses, parfois aussi de contrastes entre personnes ou de rivalités entre citoyens de nationalités différentes. Et chacun s'en va où bon lui semble en attendant la prochaine réunion.

Telle est, sauf légères variantes, la façon dont se comportent les congrès. On traite, au milieu de l'indifférence générale—indifférence de bon ton, d'ailleurs—un certain nombre de questions qui demeurent inconnues aux membres jusqu'à la publication du compte rendu, et on se sépare après congratulations générales, interviews de reporters et averses de médailles et de décorations.

Mais ces assises scientifiques ont du moins cela d'utile qu'elles rapprochent des hommes qui s'ignoraient ou se méconnaissaient, créent parfois des liaisons durables, excitent une nouvelle émulation et produisent d'autre part des événements tout à fait inattendus.

C'est positivement ce qui arriva le 13 mai—jour fatidique—à l'issue d'une séance aussi incolore que les précédentes.

Un géographe allemand—un géographe de profession appartenant à l'honorable corporation des sédentaires—avait pendant deux heures consécutives, parlé des voies d'accès au pôle Nord et si consciencieusement assommé l'auditoire, que chacun semblait, au sortir de la National Gallery, porter la banquise sur ses épaules.

Quatre hommes heureux d'échapper aux frimas distillés goutte à goutte par l'implacable orateur, se rencontraient sous l'entrée monumentale et échangeaient un shake-hand.

«Ah! messieurs, quel «rasoir» que ce M. Ebermann avec son pôle Nord! dit en français l'un d'eux avec une sorte d'effarement comique.

«C'est à peine si la Néva est en débâcle depuis un mois... la moitié des Etats du tzar mon maître est encore sous la neige, j'accours ici comptant savourer ce petit rayon de soleil qui me fait risette, et votre compatriote, mon cher Pregel, sans égard pour un malheureux qui mène pendant six mois une existence d'ours blanc, parle... parle à me donner des engelures.»

Les trois autres se mettent à rire en entendant cette saillie, et le personnage désigné sous le nom de Pregel répond, également en français, mais avec un léger accent allemand:

«Oh! mon cher Sériakoff, prenez garde d'être injuste à l'égard de mon compatriote... Il a dit des choses parfaitement sensées...

—Vous protestez contre l'expression de rasoir?... par égard pour vous et par amour de la couleur locale, je la remplace par celle de scie à glace... là!

«Qu'en pensez-vous, monsieur d'Ambrieux?

—Mais, répond évasivement ce dernier, je suis désintéressé dans la question.

—C'est-à-dire que vous voulez, avec votre courtoisie toute française, éviter jusqu'à l'ombre d'une récrimination à l'égard de ce monsieur qui s'est appesanti si lourdement sur l'abstention de vos nationaux relativement aux questions polaires.

«Après tout, vous avez peut-être raison... un silence méprisant...

—Sériakoff! interrompt brusquement l'Allemand Pregel en rougissant.

—Eh bien! messieurs, dit d'une voix calme le quatrième personnage, muet jusqu'alors, n'allez-vous pas vous quereller pour une chose aussi insignifiante!

«Allez-vous prendre feu au contact de la banquise?

«Songez plutôt que ma voiture vous attend, que mon cuisinier français élabore votre dîner, que mon maître d'hôtel fait tiédir mon vieux claret et glace mon meilleur champagne...

—Oh! cher sir Arthur, voilà qui est parler d'or, et ce dernier mot me raccommode avec les icebergs, les hummocks, les packs et autres variétés de glaces, depuis la montagne jusqu'à l'aiguille.

«La glace a du moins cela de bon qu'elle sert à frapper le champagne.»

... Le dîner offert à ses trois invités par sir Arthur Leslie fut exquis et superlativement arrosé. Il se prolongea même fort longtemps et sembla de prime abord avoir fait oublier le mot aigre-doux proféré par Sériakoff, quand un propos du Russe vint remettre incidemment sur le tapis la question polaire.

«Tenez, mon cher Pregel, dit-il en sablant lestement le verre où pétillait la blonde liqueur, croyez-moi, un pays qui produit un semblable nectar peut se désintéresser de bien des choses, fût-ce des expéditions arctiques.

—Quel enfant terrible vous faites, Sériakoff! interrompit avec une sorte d'indulgence paternelle sir Arthur Leslie, de beaucoup plus âgé que le Russe.

«Ne dirait-on pas, à vous entendre, que la science des découvertes vous est indifférente... que depuis dix ans et plus vous n'avez pas conquis une juste notoriété parmi ces vaillants explorateurs qui sont la gloire de notre fin de siècle!

—Trop aimable, en vérité, mon cher hôte, pour mes modestes exploits de globe-trotter.

«Mais...

—Mais?

—Les appréciations de meinherr Ebermann sur le rôle de la France m'ont laissé comme un arrière-goût d'amertume.

«Que voulez-vous, j'aime la France, moi!

«Je l'aime pour sa générosité, pour son désintéressement, pour son caractère chevaleresque... Je l'aime avec ses vertus et avec ses vices... Je l'aime enfin parce que je l'aime, comme une seconde patrie, et je ne suis pas le seul en Russie.»

A ces paroles vibrantes d'émotion et de sincérité, M. d'Ambrieux, l'œil brillant, les narines frémissantes, tendit silencieusement, par-dessus la table, sa main au Russe qui la serra énergiquement.

«Eh! mon cher, j'approuve d'autant plus votre sympathie pour la France, qu'à notre époque de fer et de triple alliance, il est un peu de mode de la décrier, reprit sir Arthur.

«Elle a fort heureusement bec et ongles pour se défendre...

«Du reste, la question n'est pas là.

«Voyons, nous sommes ici un petit comité d'esprits éclairés, supérieurs à toute mesquine susceptibilité... capables d'entendre et de proclamer certaines vérités sans être froissés.

—Il est bien entendu que l'on peut tout dire quand on n'a pas d'intention blessante.

«Où voulez-vous en venir, cher sir Arthur?

—A ceci, mais je solliciterai préalablement de M. d'Ambrieux la faveur de parler à mon point de vue:

«Je connais, mon cher collègue, votre ardent patriotisme et je veux que mon appréciation ne lui porte aucune atteinte, même la plus légère.

—Mais, mon cher hôte, je ne suis pas un de ces chauvins ombrageux qui ne peuvent souffrir la moindre contradiction.

«Mon patriotisme n'est point aveugle, et le jugement, quel qu'il soit, porté par un homme comme vous sur mon pays, ne peut être qu'impartial.

«Parlez donc, je vous en prie.

—Je proclame volontiers que pendant près d'un siècle, c'est-à-dire depuis 1766 jusqu'à 1840, la France surpassa, et de beaucoup, les autres nations, y compris l'Angleterre, par le nombre et les résultats des voyages maritimes entrepris pour la découverte de pays inconnus.

«Je rappellerai avec admiration Bougainville, Kerguelen de Tremarec, La Pérouse, Pagès, Marchand, Labillardière, d'Entrecasteaux, Freycinet, Duperré, Vaillant, Dupetit-Thouars, Laplace, Trehouart, Dumont d'Urville, dont les noms illustres tiennent la place la plus glorieuse dans les fastes géographiques.

«Mais ne trouvez-vous pas, comme moi, que votre pays semble avoir, depuis un demi-siècle, renoncé à ces brillantes expéditions?

—D'où vous concluez, sir Arthur?

—Que dans le fond, sinon dans la forme, blâmable selon moi, en dépit de son apparente correction, meinherr Ebermann ne s'est point trop écarté de la stricte vérité.

—Mais, vous faites erreur, interrompit avec vivacité M. d'Ambrieux, et quelques noms pris au hasard dans l'intrépide phalange de nos explorateurs contemporains vous convaincront du contraire.

«Le marquis de Compiègne et Alfred Marche au Gabon, de Brazza au Congo, Jean Dupuis au Tonkin, Crevaux, Thouar, Coudreau et Wiener dans l'Amérique du Sud, Soleillet au Sénégal, Caron à Tombouctou, Giraud aux grands lacs d'Afrique, Brau de Saint-Pol-Lias en Malaisie, Pinart dans l'Alaska, Neïs et Pavie en Indo-Chine, Bonvalot, Capus et Pepin en Asie et tant d'autres, partis avec leurs seules ressources ou des subsides insuffisants, presque dérisoires...

—Eh! c'est positivement là où je trouve blâmable l'inertie de votre gouvernement, qui en somme est riche, comme aussi l'indifférence des simples particuliers qui, se trouvant en possession de fortunes considérables, aiment mieux thésauriser que de sacrifier leurs gros sous à une œuvre glorieuse.

«L'épargne française, égoïste et liardeuse, n'a même pas su couvrir la souscription de l'infortuné Gustave Lambert, tandis que chez nous ou en Amérique, le premier millionnaire venu se fût empressé de subventionner l'expédition.

«Tenez, mon cher collègue, trouvez-moi donc chez vous des Mécène comme notre Thomas Smith qui paya intégralement les frais des voyages de Baffin, ou comme Booth qui offrit à Bass 18,000 livres (450,000 francs)!

«Et l'Américain Henry Grinnel qui commandita le docteur Kane; et le Suédois Oscar Dickson qui, après avoir fait les frais de six expéditions polaires, équipa la Véga pour Nordenskiöld; et cet autre Américain, Pierre Lorillard, qui défraya votre compatriote Charnay au Yucatan; et Gordon Bennett qui, après avoir envoyé Stanley à la recherche de Livingstone, paya de ses deniers la Jeannette...

«Et quand l'Etat ou les millionnaires chômaient, l'humble obole des petits ne manquait pas aux voyageurs.

«N'est-ce pas une souscription nationale qui permit au capitaine américain Hall d'équiper le Polaris, comme aussi aux Allemands de faire voguer sur les mers polaires la Germania et la Hansa, et enfin au lieutenant de l'armée américaine Greely d'atteindre 83° 23″ et de nous devancer glorieusement, nous autres Anglais, sur la route du pôle!

«Voyons, mon cher d'Ambrieux, qu'avez-vous à répondre à cela?

Voyons, qu'avez-vous à répondre à cela?

—D'autant plus, ajouta loyalement Pregel, que l'intrépidité comme aussi le désintéressement des explorateurs français, ainsi réduits, comme vous le disiez, à leurs seules ressources, n'en sont que plus méritoires.

«Il ne nous en coûte nullement de reconnaître leur vaillance et leurs éminentes facultés.

«Ainsi, mon cher Sériakoff, nous sommes d'accord ou à peu près, et voici l'incident soulevé par vous au sujet de ce pauvre meinherr Ebermann, réduit à ses proportions réelles.

—Eh! donc, mon cher, si je me suis ainsi emballé, c'est que ce vieux géographe distillait mot à mot son venin avec une intention marquée d'être désagréable aux Français.

«Ma parole! s'il avait été plus jeune...

—Vous nous haïssez donc bien! vous, nos amis d'hier?

«Vraiment, à vous entendre, on dirait que vous êtes Français.

—Vous voudriez peut-être que mes amis de là-bas vous portassent dans leur cœur!

—Je ne demande pas l'impossible.

«Je trouve seulement que les Français ont la rancune tenace.

—Sacrebleu! Comme vous pratiquez généreusement le pardon des injures que vous avez commises, vous autres Allemands.

—Je ne comprends pas.

—Je m'explique.

«L'Allemagne s'est battue contre la France... un duel entre nations... comme entre gentlemen.

«Rien de mieux.

«Mais que diriez-vous du gentleman qui, à l'issue d'un combat singulier, rançonnerait son adversaire vaincu et lui volerait sa montre ou son portefeuille?

«Vous, moi, sir Arthur Leslie, d'Ambrieux, tout le monde enfin, dirait que c'est un... ma foi! je ne sais pas le mot allemand équivalent au mot français, très énergique, qui me brûle les lèvres.

«Je voudrais cependant le connaître pour qualifier le rôle de l'Allemagne vis-à-vis de la France, car l'Alsace-Lorraine est un bijou de prix...

—Sériakoff!...

—Eh! mon cher, voici la seconde fois que vous criez mon nom d'une façon toute bizarre...

«On dirait l'éternuement d'un chat qui a une arête dans le gosier.

«Si mes paroles vous sont désagréables, dites-le.

«L'Angleterre produit le meilleur acier du monde, et avec un peu de bonne volonté, nous pourrions trouver une jolie paire de lames pour nous faire la barbe demain matin.»

Très pâle, mais calme et résolu, Pregel allait riposter par un mot susceptible de rendre toute conciliation impossible.

Sir Arthur Leslie, en bon Anglais amateur de sport, flairant une rencontre dont il serait le témoin obligé, n'avait pas fait un geste pour arrêter la querelle naissante.

Du reste, le digne gentleman était un peu gris, et cela l'amusait, de voir ses convives s'asticoter. Fidèle à la politique de son pays qui consiste à faire battre les autres pour en tirer profit ou distraction, il attendait l'intervention du Français.

Elle ne se fit pas attendre.

«Messieurs, dit-il en développant lentement sa stature de géant, permettez-moi de vous mettre d'accord, en ma qualité de principal intéressé, ou tout au moins d'assumer les responsabilités d'une affaire dont je suis la cause occasionnelle.»

Pregel et Sériakoff voulurent l'interrompre et protester.

«Je vous en prie, messieurs, laissez-moi parler; vous jugerez ensuite et ferez ce que la raison commandera.

«Si la France a de tout temps été, comme on le répète encore, assez riche pour payer sa gloire, elle ne l'était pas moins pour payer sa défaite.

«Elle a soldé sans récriminer les milliards conquis et n'eût conservé des jours sombres de l'année maudite qu'un souvenir dont l'amertume se fût bientôt atténuée, si on ne lui eût imposé une atroce mutilation.

«Vous, Anglais, vous, Russes, lui avez-vous tenu rancune de ses victoires et vous a-t-elle haïs pour ses défaites?

«Jamais! Car si elle a été magnanime aux jours de succès, vous lui avez épargné, après ses revers, la suprême honte et l'affreuse douleur du démembrement.

«Et vous semblez étonnés, vous, Allemands, si après avoir si cruellement pesé sur elle de tout le poids de vos victoires, elle conserve un souvenir amer de sa mutilation!

«En présence de ce lambeau de sa chair brutalement arraché, devant cette plaie incurable qui saigne toujours à son flanc, vous vous dites: «C'est extraordinaire! on ne nous aime pas en France, et on pense toujours à la revanche...»

«Mettez-vous à ma place, vous, monsieur Pregel, que je regarde comme un patriote, et dites-moi ce que vous penseriez de nous, si nous acceptions de gaîté de cœur cette clause lugubre imposée par vos plénipotentiaires.

«Ne demandez donc pas notre amitié, parce que cette amitié serait absurde; ne demandez pas davantage l'oubli, parce que cet oubli serait monstrueux.

«Et surtout, ne trouvez pas étrange si l'on se recueille là-bas, à l'occident des Vosges.

«Aussi, avant de songer au superflu, nous devons préparer le nécessaire. Ce superflu, c'est pour nous cette gloire que procurent les expéditions périlleuses dont nous nous abstenons, au grand regret de votre compatriote meinherr Ebermann; le nécessaire, c'est le souci de notre sécurité.

«En ces temps de triple alliance, où le vieux dicton: si vis pacem para bellum transforme l'Europe en un formidable camp retranché, notre défense nationale a besoin de tous ses moyens. Elle exige qu'aucune unité, même la plus infime, ne soit distraite au profit d'une œuvre étrangère à notre régénération.

«Nous restons chez nous, monsieur! Et jusqu'à nouvel ordre, notre pôle Nord, c'est l'Alsace-Lorraine.

—Bravo! s'écrie le Russe enthousiasmé, bravo! mon vaillant Français.

—Mon cher d'Ambrieux, dit à son tour sir Arthur Leslie, vous parlez en gentleman et en patriote.

«Croyez à ma vive sympathie et à ma profonde estime.»

Pregel, ne trouvant rien à répondre, s'inclina courtoisement.

«Cependant, continua d'Ambrieux de sa voix vibrante, ce que notre gouvernement, sollicité par de si graves intérêts, ne peut pas, ne doit pas entreprendre, un simple particulier aurait peut-être la faculté de le tenter.

«Somme toute, il n'y a pas, que je sache, péril en la demeure, et en cas de conflit immédiat, ce ne serait toujours qu'un volontaire de moins.

«Monsieur Pregel, voulez-vous accepter un défi?

—Monsieur d'Ambrieux, répondit l'Allemand, sans entrer dans des considérations d'ordre purement sentimental que j'admets et respecte chez vos concitoyens, j'accepte votre défi, à la condition toutefois qu'il ne doive susciter aucun incident capable de mettre aux prises nos gouvernements.

—Je l'entends bien ainsi.

«Je possède une fortune considérable... Vous aussi, peut-être.

«Du reste, peu importe!

«Vous pourrez, en invoquant le précédent de la Germania et de la Hansa, trouver un appui que ne vous refuseront pas vos compatriotes, surtout quand ils sauront qu'il s'agit de répondre au défi d'un Français.

—Que voulez-vous dire?

—Que je veux équiper à mes frais un navire et le conduire là-bas, sur la route du Pôle.

«... Je vous propose d'en faire autant, et d'accepter un rendez-vous, au milieu de l'Enfer de Glace.

«Au lieu de faire, comme à la National Gallery, de la géographie en chambre, nous nous élancerons, à travers l'inconnu, cherchant à devancer ceux qui nous ont précédés sur la voie douloureuse, et luttant à armes égales chacun pour la gloire de notre patrie.

«Acceptez-vous?

—J'accepte, monsieur, répondit gravement Pregel sans hésiter.

«Votre proposition est trop belle pour que j'en décline le périlleux honneur, et ce ne sera pas de ma faute, je vous le jure, si là-bas le drapeau allemand ne s'avance pas plus loin que le pavillon français.

—Plus la lutte sera vive, plus l'honneur sera grand pour le vainqueur et je vous assure que, de mon côté, je ferai tout au monde pour assurer le triomphe de l'étendard aux trois couleurs.

—Monsieur, vous avez ma parole.

—Je vous engage la mienne.

—Quand voulez-vous partir?

—Mais, de suite, si vous ne voyez nul inconvénient à ce départ précipité.

—Aucun.

—Eh bien! messieurs, au revoir.

«Merci de votre aimable hospitalité, sir Arthur Leslie.

«Merci à vous, mon cher Sériakoff, d'avoir provoqué cet incident.

—Et vous m'emmenez, hein! d'Ambrieux?...

«En ma qualité de Russe, je suis un peu parent de la banquise.

—Impossible, à mon grand regret, cher ami.

«L'expédition doit être exclusivement française.

—Allons, tant pis!

«J'eusse été pourtant bien heureux de vous accompagner, et de contribuer, dans la limite de mes moyens, à la victoire que je vous souhaite de tout cœur au pavillon français.

—Encore une fois, messieurs, au revoir, termina d'Ambrieux en prenant congé.

«Nous sommes en mai et le temps presse.

—Celui-là, messieurs, ira loin! dit sir Arthur Leslie quand d'Ambrieux fut sorti.

—Et il ne sera pas seul!» riposta Pregel en se retirant à son tour.

II

Avant l'appareillage.—Le capitaine d'Ambrieux.—Pour la patrie!—Un brave.—Descendant des Gaulois.—Construction de la Gallia.—Equipement d'un navire.—Matériel que comporte une expédition polaire.—Soins minutieux donnés à l'approvisionnement et à l'habillement.—Equipage bigarré mais irréprochable.—Tous Français.—Instant solennel.—Départ.

«Le Havre, 1er mai 1887.

«Mes chers parents,

«Si je mets la main à la plume, c'est pour vous annoncer que nous appareillons aujourd'hui, à la marée du soir, c'est-à-dire dans deux heures, et à seule fin finale de vous donner de mes nouvelles, vu que d'ici à longtemps je ne trouverais pas de boîte aux lettres ni de facteurs.

«Pour quant à vous dire que je suis content de mon engagement, je suis content. Mais je dois vous faire part d'abord que je ne navigue ni pour l'Etat, puisque j'ai achevé mon temps, ni pour une compagnie maritime, comme qui dirait Transatlantique ou Chargeurs, ni pour le compte d'un armateur faisant pêche ou négoce.

«Je suis sur un navire appartenant à un homme riche qui voyage pour son agrément, et qui s'en va dans un endroit qu'on appelle pôle Nord, peu connu des matelots et même des amiraux.

«Mais ça ne fait rien, car paraît que nous partons en découverte. Une idée de particulier calé en monnaie, qu'a du temps à perdre et de l'argent à faire gagner à de fins matelots.

«Ainsi, moi qui vous parle, je suis engagé pour trois ans, à quatre-vingts francs par mois pour la première année, cent francs pour la seconde et cent vingt francs pour la troisième.

«Pour être une somme conséquente, on pourra pas dire que ça soit pas une somme conséquente.

«Bien mieux que ça encore. Paraît que tout un chacun touchera un dixième de sa solde en plus, à partir du jour où que le navire aura franchi le cercle polaire.

«Vous devez connaître ça, vous, mon ancien, qu'avez couru la bordée du côté des mers glaciales.

«Paraît que ce cercle polaire, c'est comme qui dirait la ligne pour les pays froids. Le maître nous a expliqué ça, rapport à la chose de la haute paye; mais, pour tant qu'à moi, je n'ai rien compris, sinon que ça me rapporterait un bitord de vingt-cinq ou trente pièces de cent sous par an.

«Mais, bien plus fort que tout le reste. Notre engagement, à tout un chacun, porte qu'au retour, il y aura pour chaque homme une prime de mille francs, si on monte à une certaine hauteur du côté de ce nommé Pôle.

«Dans ces conditions-là, c'est un vrai beurre de bourlinguer. Une campagne vous enrichit un matelot et lui permet de s'établir en rentrant.

«Faudra donc pas vous étonner si vous restez sans nouvelles, ni vous tourmenter sur mon compte.

«Pour lors, je vous annonce que je suis en bonne santé, et que je souhaite que la présente vous trouve de même, et je vous embrasse tous, le pé, la mé, les petits, en vous promettant que je ferai mon devoir de bon matelot normand.

«Votre fils et frère pour la vie,

Constant Guinard.

«Matelot à bord du navire Gallia, pour deux heures encore au bassin Bellot.»

Après avoir élaboré avec de grands gestes d'écolier malhabile cette lettre dont la forme un peu fantaisiste est scrupuleusement respectée, le marin plia le papier en quatre, l'insinua dans une enveloppe, cacheta celle-ci en appuyant de toute la force de son gros poing sur la portion gommée et se pencha au-dessus du bastingage.

«Hé!... moussaillon... dit-il en hélant un gamin qui flânait en curieux sur le quai de la première darse du bassin.

—Voilà, mon ancien.

—Prends ce bout de billet et c'te pièce de dix sous.

«Cours acheter un timbre, colle-le sur la lettre et mets-la dans le pertuis d'une boîte à poste.

«Tu boiras une bolée de cidre avec la monnaie.

—C'est inutile, mon garçon, dit un homme de haute taille, de belle et noble figure, qui, accoudé sur la lisse, a entendu la recommandation du matelot.

—A vos souhaits, capitaine, mais, pourtant, le bout de billet pour mes vieux de là-bas...

—Le maître va tout à l'heure se rendre à la poste, il emportera ta lettre avec les miennes et celles de tes camarades.»

Puis il ajoute, en s'adressant à un marin qui inspecte minutieusement les agrès du navire:

«Guénic, rassemble l'équipage.»

Ce dernier porte à ses lèvres un sifflet d'argent, et en tire une série de sons stridents qui font surgir du panneau de la machine et de la grande écoutille les hommes occupés à l'intérieur.

En moins d'une minute tout le monde est rangé au pied du grand mât, en face du capitaine.

«Mes amis, dit-il sans préambule, quand vous vous êtes engagés pour la campagne que nous allons entreprendre, on ne vous a pas caché les dangers et les souffrances qui vous attendaient.

«Vous avez signé en toute connaissance de cause, et pourtant, j'éprouve comme un dernier scrupule, avant de vous emmener là-bas, au pays inconnu dont tant de vaillants matelots ne sont pas revenus.

«Dans deux heures et demie, le navire aura quitté la France pour deux ou trois années... peut-être pour toujours...

«Voyons, mes amis, pas de fausse honte... pas d'hésitation, car l'instant est grave... êtes-vous toujours fermement résolus à me suivre quoi qu'il arrive?...

«S'il en est quelques-uns parmi vous qui craignent les souffrances, les privations, la maladie et la mort... qu'ils parlent sans appréhension et demandent à débarquer... je romprai de bon gré leur engagement et ne conserverai nul grief contre eux.

«Bien plus, je vais remettre à chacun de vous deux cents francs, à titre de gratification pour votre excellente conduite à bord, pour les soins exceptionnels que vous avez donnés à l'armement du navire et à l'arrimage de tout le matériel; cette somme est et demeure acquise à quiconque manifesterait l'intention d'abandonner mon bord.

«Quoique vos résolutions doivent être prises depuis longtemps, réfléchissez cinq minutes encore... Consultez vos forces, faites appel à votre énergie, concertez-vous et donnez votre réponse définitive au maître d'équipage Guénic, qui me la transmettra.»

Il allait se retirer sur le gaillard d'arrière pour ne pas influencer par sa présence le groupe immobile des matelots, quand un jeune homme de moyenne taille, plutôt petit que grand, mais d'aspect singulièrement agile et vigoureux, quitte brusquement ses camarades, ôte son bonnet, salue crânement son chef et s'écrie:

«Merci pour vos bonnes paroles et vos bonnes intentions, capitaine; mais je vous déclare sans embardées, au nom de l'équipage, que nous vous suivrons partout!... fût-ce au diable s'il vous plaît d'y aller!

«Tous, tant que nous sommes ici, Provençaux et Bretons, Normands et Gascons, Flamands et Alsaciens, car il y a de tout, même des Parisiens, sur ce crâne bateau, pas un ne flanchera...

«Je vous le jure!... Pas vrai, les autres?...

—Nous le jurons!» répondent d'une seule voix les hommes en agitant leurs bonnets.

Puis éclate un immense cri: «Vive le capitaine!» qui se répercute jusqu'au fond du bassin.

«A la bonne heure, mes braves! reprend l'officier dont l'œil rayonne; voilà qui est parlé en vaillants Français.

«... L'œuvre à laquelle vous êtes associés désormais est périlleuse autant que grandiose... J'ajouterai qu'elle est en quelque sorte nationale, puisque, j'en ai le ferme espoir, nous planterons le drapeau tricolore là où jamais humain n'a mis le pied, et que l'honneur de nos découvertes rejaillira sur notre pays.

«En avant!... matelots!... En avant et pour la patrie!

«Vive la France!

—Vive la France!» rugissent en trépignant d'enthousiasme les matelots électrisés.

Un fier homme, en vérité, que cet officier vibrant de patriotisme et qui domine de toute la tête son équipage frémissant.

Oui, un fier homme, que l'on a déjà reconnu aux termes de son allocution et surtout à sa physionomie entrevue au Congrès géographique de Londres, car elle est de celles qu'on n'oublie pas.

Physionomie qui est essentiellement celle d'un Français, comme aussi le nom: d'Ambrieux.

Quarante-deux ou quarante-trois ans, mais paraissant plus jeune que son âge, une taille de géant, des membres d'athlète. Ce qui frappe tout d'abord à son aspect, c'est la coupe du visage aux traits énergiques et pleins d'audace. Par une étrange rétrogradation vers le prototype de notre race, ce visage rappelle, à s'y méprendre, celui des anciens Gaulois, nos ancêtres qui ne craignaient qu'une chose, la chute du ciel!

Même front de statue antique, même chevelure fauve, mêmes yeux couleur d'aigue-marine, même nez à la fière courbure aquiline, rien ne manque à ce masque d'une époque héroïque, pas même les longues moustaches, fauves comme la chevelure, et qui retombent en deux pointes jusqu'au-dessous de la mâchoire.

Issu d'une opulente famille ardennaise, dont l'origine se perd dans la nuit des siècles, puisqu'elle remonte, dit-on, à Ambiorix, dont le nom se retrouve presque lettre pour lettre dans le sien [1], il venait d'être promu enseigne de vaisseau quand éclata la guerre franco-allemande.

Envoyé à l'armée de la Loire, il fut, après des prodiges de valeur, décoré à la bataille d'Arthenay. Blessé grièvement à la retraite du Mans, le gouvernement de la Défense nationale le nomma lieutenant de vaisseau à titre auxiliaire.

Remis simple enseigne, alors qu'il méritait mieux, par la commission de révision des grades, il fut tellement exaspéré de cette injustice, qu'il fit un coup de tête et donna sa démission, malgré les instances de l'amiral Jauréguiberry qui, ayant pu apprécier ses hautes capacités, l'affectionnait particulièrement.

Rendu maître d'une fortune colossale par la mort prématurée de ses parents, il se garda bien de verser dans l'ornière où trop souvent s'abattent les désœuvrés de notre époque.

Ayant conservé, fort heureusement, de son ancienne profession qu'il regrettait toujours, le goût de l'étude et des voyages, il se passionna pour la géographie et devint un de nos plus vaillants explorateurs.

Délégué par la Société de Géographie de France au Congrès international de Londres, on sait comment il brûla la politesse à ses collègues, à la suite du dîner offert par sir Arthur Leslie.

Comme il l'avait dit en prenant congé, le temps pressait, car on était au 13 mai, et la future expédition polaire n'existait encore qu'à l'état de projet, ou plutôt de défi.

Mais que ne peut l'argent, surtout quand il est mis en œuvre par un homme de la trempe de l'ancien officier de marine!

Il prit sans désemparer le train de Southampton, puis le bateau du Havre, débarqua douze heures après et courut d'une haleine aux chantiers de M. Normand.

Il lui fallait, coûte que coûte, un navire spécial, et dans le plus bref délai. Ainsi pris à l'improviste, mais jugeant aussitôt de l'envergure de l'homme à la grandeur de l'entreprise, l'éminent constructeur se mit à l'œuvre sans perdre un instant.

Ayant reçu carte blanche pour la dépense, il étudia minutieusement, avec d'Ambrieux, les plans du bâtiment à improviser et fit telle diligence, que trois semaines après, ces plans étaient établis, ainsi que le devis.

Le vingt-deuxième jour, on mettait en chantier la Gallia.

Sur ces entrefaites, l'ancien officier, qui s'occupait déjà de recruter des hommes pour son équipage, retrouva le capitaine au long cours Berchou qu'il avait eu sous ses ordres, comme sergent d'armes, à l'armée de la Loire.

Devenu capitaine de la marine marchande, Berchou, fin manœuvrier, homme de haute probité, d'action et de résolution, accepta avec enthousiasme la place de second.

Il entra aussitôt en fonctions et fut d'un précieux secours à son chef, très ferré sans doute en théorie nautique, mais ignorant maintes questions pratiques familières à Berchou qui avait l'œil à tout et ne passait sur aucun détail.

Quatre mois après sa mise en chantier, la Gallia était lancée. On était alors à la mi-septembre. Après deux autres mois, elle était pourvue de sa machine, de ses mâts, de ses agrès, et toute prête à être approvisionnée en vue de sa destination.

C'est un superbe spécimen d'architecture navale, malgré ses dimensions relativement restreintes, et son apparence un peu massive, sous laquelle un observateur superficiel ne soupçonnerait pas des qualités de premier ordre. Tout le superflu de l'élégance a été sacrifié à la solidité, car la Gallia doit, le cas échéant, résister comme un bloc plein aux terribles pressions des glaces. Elle est gréée en goélette, jauge seulement trois cents tonneaux, et porte une machine de deux cents chevaux, qui a fourni aux essais une vitesse de dix nœuds à l'heure; vitesse et capacité suffisantes, car s'il importe peu de posséder une rapidité plus ou moins grande, entre les chenaux encombrés de glaçons, il n'est pas besoin d'un emplacement bien considérable pour transporter, sur le lieu de l'hivernage, les membres et le matériel de l'expédition.

Son avant renforcé d'une façon extraordinaire au moyen de pièces de bois ingénieusement disposées, est recouvert en outre d'une plaque d'acier qui se termine en un coin aigu formant l'étrave. L'élancement de cette étrave est nul, en ce sens qu'elle forme un angle droit avec la quille, de façon à permettre au navire de se frayer, sous l'impulsion de sa machine, un chemin à travers les glaces.

L'hélice et le gouvernail ont été disposés de façon à pouvoir être facilement ramenés à bord, au cas où une circonstance fortuite menacerait de mettre hors d'usage ces organes si essentiels.

En plus d'une petite chaloupe à vapeur bien saisie sur ses dromes, la Gallia possède trois baleinières et un bateau plat, de sept mètres de long sur un mètre quarante de large, pouvant contenir vingt hommes avec quatre tonnes de vivres et que quatre matelots peuvent transporter sur les épaules.

Le navire avant été construit en vue de plusieurs hivernages consécutifs sous des latitudes où la vie semble de prime abord impossible, les précautions les plus minutieuses ont été prises pour combattre le froid, l'implacable et mortel ennemi.

Le logement de l'équipage, fractionné en trois chambres, est placé à l'avant et reçoit la chaleur d'un calorifère chauffé à la houille. Entre la paroi extérieure de ces chambres, garnies d'un épais revêtement de feutre, et la paroi intérieure de la coque, se trouve un espace libre rempli de sciure de bois pour empêcher l'invasion du froid et de l'humidité. Et toutes les issues par où pourrait s'introduire le plus léger souffle de la bise glacée, sont hermétiquement closes.

Les soutes aux vivres, qui regorgent littéralement, sont approvisionnées pour quatre ans. Peu de viande et de poisson salé. Mais en revanche, de véritables montagnes de conserves en boîtes, qui donnent presque l'illusion des vivres frais et permettent de varier l'ordinaire; sans omettre le pemmican, d'une conservation si facile, et particulièrement nutritif sous un petit volume. Les vins et les spiritueux, tous de premier choix, surabondent, comme aussi le thé et le café, ces toniques par excellence.

Notons en passant le jus de citron en tablettes, les pastilles de chaux et de chlorate de potasse, des graines de cresson et de cochléaria, et autres antiscorbutiques destinés à combattre l'éventualité du scorbut, cet autre ennemi des expéditions polaires.

Puis le matériel scientifique, très complet, ainsi que la pharmacie; puis la bibliothèque, un piano et divers instruments de musique; puis encore un assortiment d'explosifs les plus énergiques, une puissante batterie d'accumulateurs Planté, plusieurs centaines de mètres de fils métalliques enduits de gutta-percha, des scies à glace, des tarières immenses, des haches énormes, un appareil d'éclairage électrique, une vaste poche en caoutchouc que l'on gonfle en insufflant de l'air, et qui se transforme en radeau, bref, tout un monde.

Enfin, la sollicitude éclairée du chef n'a pas négligé l'importante question de l'habillement qui, sous la zone hyperboréenne, est affaire de vie ou de mort.

Le magasin spécial renferme une collection réellement incomparable d'étoffes de laine et de fourrures. Epais gilets de tricots ouatés et doublés de flanelles, chemises, caleçons et pantalons de laine douce, pourvus de boutons en ivoire végétal, et cousus avec du fil en poil de chèvre, parce que la soie ou le lin deviennent cassants sous l'influence du froid. Bottes en toile à voile, bien préférables au cuir qui se racornit et se fendille dans la neige, bachelicks en fourrure couvrant complètement la tête, le cou et les épaules, gants en peau de loutre de mer, montant jusqu'au coude, et assez amples pour recouvrir la main déjà munie d'un gant de laine, casaques, pelisses en peau de mouton, d'élan et de bison, et pour finir, de grands sacs fourrés sur les deux faces, dans lesquels trois hommes peuvent se blottir côte à côte, pour bivouaquer en plein air.

Bref, le capitaine a su pourvoir à tout et procurer à son équipage un nécessaire à un point surabondant, que des gens inexpérimentés pourraient le regarder comme superflu.

Un exemple, entre cent, de cette sollicitude qui n'a omis aucun détail: toutes les cuillères sont en corne, de façon à éviter aux matelots de la Gallia, le contact de leur bouche avec le métal!

... Tous ces préparatifs, malgré leur longueur, leur multiplicité, leur minutie, n'avaient pas duré plus de onze mois, y compris l'établissement des plans, la construction du navire, son équipement, ses essais et jusqu'au recrutement du personnel.

Cette dernière opération, dont le second Berchou s'était tiré à son honneur, n'était pas une petite affaire, étant donné que le capitaine d'Ambrieux voulait des sujets d'élite, moralement et physiquement irréprochables.

Tous Français, d'ailleurs, c'était là une condition indispensable, car la Gallia ne devait, à aucun prix, embarquer d'étranger à bord.

Donc, tous Français, mais pris un peu de tous côtés et offrant les échantillons les plus divers des races composant notre population maritime.

Témoin la liste suivante, dressée par le maître d'équipage: 1o (A tout seigneur tout honneur) Guénic Trégastel, 46 ans, Breton.—2o Fritz Hermann, 40 ans, Alsacien, maître mécanicien.—3o Justin Henriot, 26 ans, Parisien, second maître mécanicien.—4o Jean Itourria, 27 ans, charpentier, Basque.—5o Pierre Le Guern, 35 ans, matelot baleinier, Breton.—6o Michel Elimberri, 35 ans, matelot baleinier, Basque.—7o Elisée Pontac, 33 ans, matelot baleinier, Gascon.—8o Constant Guignard, 26 ans, matelot, Normand.—9o Joseph Courapied, dit Marche-à-Terre, 29 ans, matelot, Normand.—10o Julien Montbartier, 30 ans, matelot, Gascon.—11o Chéri Bédarrides, 27 ans, matelot, Provençal.—12o Isidore Castelnau, 31 ans, armurier, Gascon.—13o Jean Nick, dit Bigorneau, 24 ans, chauffeur, Flamand.—14o Arthur Farin, dit Plume-au-Vent, 25 ans, chauffeur, Parisien.—15o Abel Dumas, dit Tartarin, cuisinier, Provençal.

De cette collection très hétérogène de braves gens, tous francs matelots, avaient surgi, dès le premier jour, des types extraordinaires, comiques volontaires ou inconscients, qui promettaient à leurs camarades quelques bonnes heures de douce gaieté. Entre autres, Jean Nick, dit Bigorneau, un ancien mineur têtu, naïf, n'aimant rien au monde que sa chaufferie, heureux de tripoter le charbon, et avalant par douzaines les bourdes les plus insensées. Il y a encore Arthur Farin, dit Plume-au-Vent, un ancien virtuose de café-concert, cœur d'or et caractère de fer, mais blagueur enragé, mystificateur à froid, et cet épique Abel Dumas, dit Tartarin!... Mossieu Dumasse!... qui, comme le héros de Tarascon, court d'abord les aventures par gloriole, croit, en fin de compte, que c'est arrivé, s'emballe et accomplit des prodiges.

On a pu voir précédemment combien, en dépit de la diversité de leur origine, ces hommes sont unis déjà dans une même pensée d'abnégation, et prêts, comme l'a déclaré Farin, dit Plume-au-Vent, l'orateur de l'équipage, à suivre toujours et quand même leur capitaine.

Il est temps, pour finir ce rapide exposé, de présenter en deux mots le second capitaine, M. Berchou, un Havrais de 41 ans, le lieutenant, M. Vasseur, un Charentais de 32 ans, et le docteur Gélin, petit homme sec, grisonnant, vif comme un salpêtre, médecin distingué, chasseur intrépide, naturaliste éminent et connaissant à fond les questions polaires étudiées sur nature, soit à Terre-Neuve soit au Groenland, où il a longtemps stationné.


Cependant, les dernières minutes s'écoulent, et la Gallia, dont la machine est en pression, frémit sur ses câbles d'amarrage. Guénic vient d'arriver du bureau de poste et rapporte une volumineuse correspondance. Il s'enlève à bord d'un seul élan par les tire-veilles et va prendre son poste.

L'instant solennel est arrivé, car la mer est étale.

Le capitaine fait hisser au mât de misaine le pavillon du Yacht-Club de France, une flamme tricolore avec une étoile blanche dans le bleu et le pavillon national à la corne, puis remet le commandement au pilote qui doit conduire le bâtiment en pleine mer.

Les amarres sont larguées, un coup de sifflet strident retentit, la machine pousse un long halètement et la Gallia s'avance avec une prudente lenteur vers l'écluse qui s'ouvre devant elle.

Elle traverse en biaisant le bassin de l'Eure, s'écluse de nouveau, gagne l'avant-port, accélère son allure, franchit l'entrée de la jetée, puis s'élance vers la haute mer, traînant à sa remorque le cotre du pilote qui bondit derrière elle sur les lames.

La Gallia franchit l'entrée de la jetée, puis s'élance vers la haute mer.

III

Le premier iceberg.—Enthousiasme du docteur pour les terres boréales.—Plume-au-Vent apprend ce que c'est que le Pôle.—Constant Guignard craint de ne pas trouver le cercle polaire.—A travers la brume.—Première escale.—Un pilote comme on en voit peu.—Julianeshaab.

«Ma parole! c'est un glaçon... une véritable montagne de glace flottante, ce qu'en terme de baleinier on appelle un iceberg... pas vrai, Le Guern, toi qu'as pincé dans les temps de la grande pêche.

—Foi de matelot! t'as raison, Parisien, c'est un iceberg!

«Tonnerre de Brest! tu vois de loin, toi, pour un chauffeur... autant dire un rat de cambuse ou un terrien.

—Moi! farceur, va!

«A Paris, j'aperçois l'heure de l'Observatoire au Luxembourg... en tournant le dos à l'horloge.

«Dis donc, le Maître a promis la goutte à celui qui signalerait la première glace... allons lui refiler la chose, hein!

«Je t'invite à partager ma ration de tripoli.

—Plume-au-Vent, t'es un frère!

«Qué malheur que tu sois dans la machinerie! En dix ans, tu ferais un gabier de beaupré.»

Puis, élevant la voix, il crie à tue-tête:

«Glace par l'avant!

«Maître, à nous la goutte.»

Le lieutenant, alors de quart, fait aussitôt prévenir le capitaine qui déjeune avec le second et le docteur, et tous trois s'élancent sur le pont, une lorgnette à la main, pour reconnaître le premier ennemi.

Heureux de cette apparition qui lui annonce la proximité du moins relative de la terre groenlandaise, le capitaine étend à l'équipage la largesse promise par Guénic et retourne au carré, terminer son repas.

—Eh bien! docteur, dit-il au médecin qui vient de se hisser dans les premières enfléchures, vous laissez en souffrance le déjeuner?

—Ma foi oui, capitaine, sauf toutefois votre bon plaisir.

«Voyez-vous, je suis un hyperboréen passionné, moi, et vous l'avouerai-je, la vue de cet iceberg m'a positivement coupé l'appétit.

«Il faut que je l'examine à l'aise, que je le voie s'approcher, que je le salue au passage, comme tant d'autres saluent la première hirondelle.

—Faites donc comme vous l'entendrez.»

Le capitaine était redescendu depuis deux minutes à peine, qu'on signalait, par tribord, une seconde masse flottante, mais infiniment moins volumineuse que la première. Puis une troisième, et bientôt une quatrième, également de petites dimensions.

«Allons, ça va bien!... ça va bien, murmurait le docteur tout radieux, sans se préoccuper de la bise aigre qui commençait à lui rougir le nez.

—Paraît, dit à voix basse le Parisien, que le docteur a une passion folle pour le pays des engelures.

—Mais oui, mon loustic, répond celui-ci, en homme habitué à percevoir les moindres bruits par l'auscultation, et possédant, de ce chef, une oreille superlativement fine.

«Et vous l'aimerez comme moi, après votre première campagne, quand vous en aurez admiré la magnificence.

—Faites excuse, monsieur, reprit le chauffeur un peu gêné malgré son aplomb habituel, je ne croyais pas que vous m'entendiez.

—Il n'y a pas de mal, mon garçon.

«Tiens!... encore une autre là-bas... par tribord!

«Ma parole! il en pleut!... est-ce que la débâcle serait commencée?

«Mais non, c'est impossible... nous ne sommes encore qu'au 15 mai.

—Pardon, excuse, monsieur le docteur, dit en hésitant le Parisien qui n'ose interroger, mais voudrait bien savoir.

—Quoi? mon garçon.

—C'est donc véritablement beau, un pays tout en glaces...

—Superbe! éblouissant! stupéfiant!

«Vous trouvez là des collines, des montagnes, des précipices, des arches, des aiguilles, des clochers, un chaos de masses tourmentées, aux formes étranges, des flamboiements incomparables de lumière, que sais-je encore!...

—Sauf vot' respect, monsieur le docteur, ce sera bientôt?

—Certainement avant peu, car nous allons être, d'ici vingt-quatre heures, en vue du cap Farewell, qui forme la pointe inférieure du Groenland, par 60° environ de latitude Nord.

—C'est extraordinaire, continue le Parisien en s'enhardissant devant la bienveillante bonhomie de son interlocuteur, je croyais, moi, que la glace était là-bas comme chez nous... comme partout, c'est-à-dire unie comme la surface d'un étang gelé.»

Le docteur, après avoir quitté les haubans, s'est avancé, tout en causant, vers le gaillard d'avant, et part d'un immense éclat de rire qui fait retourner les matelots de quart.

Plume-au-Vent a conscience d'avoir dit une énormité, rougit, balbutie et ne sait trop quelle contenance garder.

«Mais, malheureux, reprit le docteur en riant de plus belle, si c'est là l'idée que vous vous faites du Pôle, il fallait rester à Paris et vous mettre marchand de marrons.

«Vous ne savez donc pas qu'il y a des glaciers tellement vastes qu'ils mesurent jusqu'à cent kilomètres de largeur, et jusqu'à cent et cent cinquante mètres de hauteur au-dessus de la surface des eaux.

«Je dis: au-dessus de la surface des eaux, parce qu'ils descendent jusqu'à cinq et six cents mètres de profondeur.

—Tonnerre! s'écria le Parisien interloqué.

—Et c'est de là que viennent les blocs flottants aperçus au large depuis un moment.

«Sous l'influence du pâle soleil groenlandais et surtout sous l'effort incessant de la mer, ils se détachent par fragments plus ou moins gros, et s'en vont en dérive, jusqu'à ce qu'ils se fondent.

«Vous verrez quand vous aurez passé le cercle polaire... je ne vous dis que ça!

—Tenez, monsieur le docteur, puisque vous êtes si complaisant, je me permettrai... j'oserai vous adresser une prière.

—Allez-y, mon garçon.

«Nous sommes ici en famille... vous vous en apercevrez au cours de l'expédition, lorsque nous aurons vécu côte à côte, de la même vie, pendant de longs mois.

«Voyons, qu'y a-t-il?

—Eh bien! depuis que nous avons quitté les eaux françaises, l'entretien a roulé, vous pouvez m'en croire, presque chaque jour sur ce damné Pôle!

«Faut-il vous dire que pas un, parmi les camarades, même les baleiniers, n'a été fichu d'expliquer ce que c'est, et que moi, tout Parisien que je suis, et pas plus bête qu'un autre, je n'en sais pas le premier mot.

—C'est bien simple.

«Le mot: pôle vient d'un verbe grec, πολειν, signifiant tourner, parce que le pôle est l'extrémité de l'axe autour duquel la sphère terrestre semble tourner en vingt-quatre heures.

—Pas possible!

«Moi qui croyais que c'était un endroit très loin, au Nord, où il n'y a pas d'habitants, où il fait un froid de loup, et à l'entrée duquel les voyageurs se sont jusqu'à présent cassé le nez.

«Tandis que c'est... voyons... l'axe... la sphère...

—Tenez: un exemple.

«Prenez une sphère quelconque... une boule en bois, une orange plutôt: percez-la complètement d'une brochette, et faites-la tourner.

«La brochette autour de laquelle tourne l'orange, c'est l'axe, comparativement à celui de la terre qui, lui, est imaginaire. Le Pôle, c'est le point où la tige de bois sort de l'orange.

—Mais il y en a deux!

—Sans doute, le pôle Nord et le pôle Sud.

«C'est compris?

—Tant qu'à peu près, monsieur le docteur.

«Mais, d'autre part, y a ce fameux cercle polaire qui fait loucher mon camarade Constant Guignard, parce qu'il aime les pièces de cent sous.

—Ah! oui, par rapport à la prime d'un dixième s'ajoutant aux appointements de l'équipage quand la Gallia l'aura franchi.

«C'est tout simplement un parallèle à l'équateur terrestre, mené à 23° 27′ 57″ du pôle Nord et du pôle Sud.

—Ce qui revient à dire que nous serons à vingt-trois degrés environ du fameux pôle.

—Quant à l'équateur?...

—C'est la ligne, avec son baptême... ce que j'ai été saucé, à mon premier voyage à Rio!

—La ligne... la ligne de qui?... la ligne de quoi?... voyons un peu, fichu étourneau.

—Dame! m'sieu le docteur, c'est comme qui dirait... une chose... dont...

—C'est le cercle, toujours imaginaire, qui fait le tour de la terre et se trouve perpendiculaire à l'axe.

—J'y suis!... j'ai pigé la chose!

«Si on coupait l'orange par son milieu, à égale distance des deux pôles, on en ferait deux calottes égales... deux hémisphères... vu que l'angle formé par la tige de bois et la base de chaque moitié formerait un angle droit.

—C'est très bien, et vous n'avez pas la tête dure.

«Donc le Pôle est à 90 degrés et c'est là qu'il nous faut aller.

—Et où nous arriverons, sinon je perds mon nom de Farin, dit Parisien, dit Plume-au-Vent.»

Pendant cet entretien auquel s'est prêté avec son habituelle bonhomie le docteur Gélin, les matelots de quart se sont approchés lentement des deux interlocuteurs, et ont fait tous leurs efforts pour en comprendre les termes.

Ont-ils réussi? Peut-être. Dans tous les cas ils demeurent silencieux, se réservant probablement de trouver près de Plume-au-Vent des renseignements complémentaires.

Seul, Constant Guignard, le Normand économe, ronchonne, pendant que le docteur, comblé de remerciements, s'en va causer avec l'officier de quart.

Constant Guignard est très ennuyé d'apprendre que toutes ces définitions se rapportent à des lignes ou à des points imaginaires. Il se demande où et quand on pourra les trouver, comprenant, en bon Normand, qu'à défaut de bornes, de haies ou de fossés comme on en établit sagement pour séparer les champs, on devrait placer des jalons, des amers, en un mot, baliser l'océan ou les champs de glace pour ne pas commettre d'erreur.

Cependant, le capitaine, remonté sur le pont, a fait ralentir la vitesse du navire car les glaces apparaissent de plus en plus nombreuses. Il a envoyé dans la hune un homme chaudement vêtu et ordonné d'apprêter, pour la nuit, le fanal électrique dont la lueur éclatante permettra de reconnaître les écueils mouvants.

Dans vingt-quatre heures, au plus tard, il pense, comme vient de le dire le docteur, être en vue du cap Farewell, et atterrir au chef-lieu des établissements danois au Groenland, Julianeshaab, sa première escale.

Malgré son apparence un peu trapue, plutôt que lourde, la Gallia n'en a pas moins filé gaillardement ses huit nœuds à l'heure, et toujours à la voile, depuis quatorze jours. Il est vrai qu'elle a été favorisée constamment par une brise de S.-E. qui lui permit de marcher grand largue sans avoir eu à changer d'amure.

Après avoir ainsi fourni une course d'environ 5,200 kilomètres, et singulièrement économisé son combustible, le capitaine a commandé de carguer la voilure. Puis, il a fait allumer les feux, afin de gouverner plus facilement et rester le maître du navire aux approches du grand courant polaire et des glaces flottantes.

S'il est essentiel, en effet, de ne pas heurter un iceberg en dérive, il est urgent de ne pas être saisi par ce courant, dont un bras contournant le cap Farewell, pénètre dans le détroit de Davis et la mer de Baffin, pour remonter vers le Nord.

Un voilier ainsi entraîné risquerait fort, surtout dans la brume, de manquer l'entrée du fiord sur lequel se trouve Julianeshaab, à trente-cinq kilomètres de la côte. D'autant plus que la débâcle étant à peine commencée, le rivage est encombré de glaces, et l'embouchure du fiord réduite à un simple chenal. Jusqu'alors tout a marché à souhait; le capitaine d'Ambrieux est au comble de ses vœux. Ayant fait ainsi toute la diligence possible, et accompli ses préparatifs dans le plus strict minimum de temps, il est en droit d'espérer avoir devancé son adversaire, et tout porte à croire qu'il a raison.

De l'Allemand, pas de nouvelles depuis le défi. En dépit des recherches les plus actives, il est demeuré introuvable.

Inquiet d'une disparition au moins singulière, cachant peut-être un piège ou tout au moins une ruse teutonne, d'Ambrieux a consulté patiemment, jour par jour, la liste des navires partis de tous les ports d'Europe, et indiquant, avec leur destination, le nom de leur capitaine.

Il n'a rien trouvé se rattachant de près ou de loin à la personnalité de Pregel ou à une expédition polaire. Du reste il est à supposer que Pregel se trouvait dans des conditions identiques à celles de son partenaire. Quelle raison, en effet, de penser qu'il aurait sous la main un navire tout prêt, tout agencé, avec son équipage, afin de profiter, l'année précédente, de la saison chaude pour gagner les latitudes hyperboréennes.

Il y a là, semble-t-il, une impossibilité matérielle.

Donc, il paraît certain, avéré, que la Gallia passera la première le cercle polaire, dont Julianeshaab, située par 60° 44′ de latitude nord, se trouve seulement à 5° 40′ sud.

Cette escale, au chef-lieu des établissements danois, a été jugée de prime abord indispensable et elle a contribué, en majeure partie, à faire avancer de quinze jours le départ de la Gallia.

En appareillant seulement deux semaines après, d'Ambrieux arrivait encore bon premier sur les navires baleiniers qui attendent la grande débâcle, c'est-à-dire la mi-juin, pour franchir le banc de glace et pénétrer dans les eaux du Nord où se trouvent les cétacés.

Mais le capitaine voulait absolument se procurer des traîneaux et des équipages de chiens pour remonter là où la navigation est devenue impossible, c'est-à-dire sur cette mer Paléocrystique entrevue par le capitaine Nares, lors de la mémorable expédition de l'Alert et de la Discovery.

Partisan absolu des idées de l'Américain Hall, cet intrépide et malheureux explorateur, qui dort, là-bas, l'éternel sommeil sous la formidable banquise, le traînage par les chiens lui paraît le seul possible, le seul pratiquement admissible.

Les chiens esquimaux sont en effet des auxiliaires incomparables dont le voyageur arctique ne saurait se passer.

Durs à la fatigue, d'une sobriété incroyable, insensibles à la température au point de coucher dans la neige par des froids qui solidifient le mercure, très vigoureux en outre, ils sont les agents essentiels de la traction à travers les glaces et les compagnons indispensables de l'explorateur.

Réfléchissez un moment aux difficultés inouïes de la traction opérée par des hommes, au surcroît écrasant de fatigues nécessité par ce labeur sans trêve, alors que la marche seule ne s'effectue qu'avec une peine infinie, au milieu du chaos sans limites et sous un ciel de fer!

Pensez aux chutes incessantes, aux immersions fréquentes, aux heurts, aux glissades nécessitant une recherche constante de l'équilibre. Tenez compte du froid qui parchemine la peau et mortifie la chair, et surtout de son action déprimante sur des organismes débilités par deux et quelquefois trois hivernages, et concluez aussi qu'il importe de soustraire les hommes à cette manœuvre de bête de somme, consistant à pousser les traîneaux emportant leurs vivres avec leurs effets de campement.

Donc il fallait, par l'adjonction d'une trentaine de chiens, compléter le matériel de l'expédition. Et comme on ne pouvait se les procurer qu'à Julianeshaab, avec l'approvisionnement de poisson séché nécessaire à leur alimentation, on allait mettre le cap sur le fiord après avoir reconnu le cap Farewell.


L'ordre donné par le capitaine de ralentir la marche du navire est on ne peut plus sage. En effet, à mesure que la Gallia, marchant sous petite vapeur, s'élève au Nord, les glaces deviennent de plus en plus nombreuses et encombrent la mer. Elle se trouve en outre soudain enveloppée d'une brume qui va en s'épaississant, au point que du mât de misaine on distingue à peine le beaupré.

Les heures se passent au milieu d'inquiétudes que nul ne songe à dissimuler, bien que l'aspect du capitaine, confiant dans la solidité de son navire, soit rassurant.

De temps en temps, la goélette heurte quelque masse vagabonde, un choc sourd retentit et une trépidation la secoue de l'étrave à l'étambot. Puis l'iceberg glisse en grinçant sur son flanc et l'on passe.

La nuit vient. Les feux de position sont allumés pour la forme, et le fanal électrique remplace, à la misaine, le feu blanc habituel des bateaux à vapeur.

Voyons, Le fanal électrique est mis à la misaine.

Comme d'Ambrieux est certain de sa direction, on avance toujours. Les heures s'écoulent et l'aube blanchit à travers les buées impalpables qui s'interposent comme une plaque de verre dépoli.

Six heures... huit heures... dix heures... Le cap a été doublé. Le chenal ne doit pas être loin. Le sifflet de la machine hurle sans relâche, les canons à signaux tonnent de cinq en cinq minutes.

Est-ce une illusion? Il semble qu'on entende briser la vague là-bas, sur tribord.

«Stop!»

L'hélice, pour un instant, cesse de fonctionner, pendant que, à bord, le charivari devient de plus en plus intense.

Le navire semble immobile, mais, en réalité dérive au Nord. Le capitaine fait sonder, on ne trouve pas le fond à deux cents brasses.

«En avant!»

La Gallia se remet en marche pour un quart d'heure, et, tout à coup, un hourra joyeux échappe à l'équipage.

Brusquement, le pan d'ouate se déchire et le soleil apparaît éclairant la côte ourlée de glaçons déchiquetés, stratifiés, érodés par les vagues.

«Stop!... captain... stop!... crie une voix aiguë tout près du navire, mais au ras de l'eau.

—Tiens! dit tranquillement l'homme de bossoir, un animau amphibie.

—Stop!... master captain!... Stop!...

«Moi, pilote... master... entrer navire Julianeshaab... reprend la voix en anglais hyperboréen.

—Un pilote... bravo! qu'il soit le bienvenu.» On lui lance un bout d'amarre qu'il attrape au vol.

«Mais... sa péniche?» reprend un matelot, voulant désigner sans doute le fin kayak dans lequel le pilote est enfoui jusqu'à la ceinture.

On se dispose à crocher par les deux extrémités la légère embarcation, mais l'homme, sans lâcher son amarre, crie de son organe glapissant:

«Hisse là!»

Et l'on hisse en vigueur, contenant et contenu, matière inerte et animée, qui se dédouble, aussitôt à bord, en une sorte de périssoire un peu moins lourde qu'une valise de main, et un monstre marin, ruisselant et aussi odorant que l'étal d'une harengère.

Un Esquimau pur sang, ou, comme on dit là-bas, un Groenlandais, et pas plus beau pour cela, du moins d'après notre esthétique européenne. Un nez de dimensions tellement réduites, que le possesseur de ce rudiment d'organe peut à peine le trouver pour se moucher avec ses doigts, des yeux obliques rappelant deux pépins de poire, mais en revanche des joues en lune, balafrées d'une bouche en tirelire, formant un ensemble où la plastique n'a rien à voir. Ajoutez une longue crinière aux brins aussi rigides que la moustache d'un phoque, un soupçon de barbe en balai, et vous avez le signalement très sincère de maître Hans Igalliko, un des plus fins lamaneurs de la côte.

Après avoir secoué, comme un barbet mouillé, l'odorante fourrure en peau de loutre qui enveloppe son torse trapu, il tend familièrement la main au capitaine qu'il reconnaît entre tous, tant la mâle prestance de M. d'Ambrieux le désigne de prime abord comme le chef.

Il absorbe ensuite comme du petit lait un quart de rhum libéralement versé par le cambusier, puis, aussi à l'aise que chez lui, va s'installer près de l'homme de barre.

Le brave garçon connaît, ma foi, admirablement son métier, et la Gallia ne pouvait trouver un meilleur guide pour pénétrer dans le canal anfractueux sillonnant l'embouchure du fiord glacé.

Grâce à la précision des renseignements qu'il fournit avec une incroyable surabondance de gestes et de paroles, la goélette pouvait, après deux heures de pilotage, mouiller ses ancres dans une petite rade, parfaitement abritée des vents soufflant du large et de la terre.

«Julianeshaab!» dit le Groenlandais en étendant la main avec un geste de suprême orgueil.

Et soudain apparaissent aux yeux des matelots étonnés, une cinquantaine de misérables cabanes que dominent une petite église et un mât de pavillon.

C'est le chef-lieu des établissements danois.

IV

Faux dégel.—A propos de bottes.—Course de chiens.—Superbe culbute.—Le fouet groenlandais.—Six lieues à l'heure.—Comment on coupe une oreille.—Maître à bord.—Le capitaine des chiens.—Glaces partout.—La gaieté ne se dément pas.—Pilote des glaces.—Pack.—Floe.—La Glace du Milieu et les Eaux du Nord.—Le passage septentrional.—Alerte.

A mesure que la Gallia s'approchait du continent si énergiquement dénommé: Terre de la Désolation, le froid, tout en devenant assez vif, était néanmoins très supportable.

Le thermomètre, après être descendu pendant deux jours à −24° centigrades, avait marqué −4°, puis −7° et s'y était maintenu.

Par suite d'une de ces variations si fréquentes au Groenland, surtout à la partie méridionale, il remonta brusquement à +12° le jour où la goélette entra dans le havre de Julianeshaab.

Il y eut fusion partielle de certaines parties des glaces désagrégées antérieurement par les coups de mer, et une fausse débâcle qui faisait hocher la tête aux baleiniers.

«Sûr que le froid va repiquer,» disaient-ils à leurs camarades plus inexpérimentés, qui, croyant l'hiver terminé, pensaient bonnement pouvoir gagner d'emblée les latitudes hyperboréennes.

Pendant quarante-huit heures, la température demeura stationnaire, et sans transition le thermomètre accusa −10° en l'espace de quatre heures. La neige se mit à tomber avec une surabondance inconnue sous notre zone tempérée, couvrant la terre de son blanc linceul, et le chenal disparut instantanément sous un revêtement de glace, épais de cinq centimètres.

S'il y avait là une vague apparence de contretemps, d'Ambrieux s'en consola bien vite en songeant que cet abaissement de température pouvait le surprendre au large de Julianeshaab et l'empêcher de pénétrer dans le port. Là du moins, son navire est à l'abri des glaces et surtout des coups de vent terribles accompagnant la fin de l'hiver arctique.

Somme toute, quelques jours de perdus pour la navigation, mais très utilement employés à l'achat des traîneaux et surtout des chiens qu'on allait pouvoir essayer, comme les chevaux au champ de foire.

D'autre part, le capitaine voyant tous les habitants pourvus d'excellentes bottes absolument imperméables et inaltérables à l'eau de mer comme à la neige, pensa qu'il serait utile d'en pourvoir tout son monde, en prévision de l'usure devant atteindre forcément celles qu'il avait fait confectionner en Norvège.

La botte groenlandaise est en effet une œuvre d'art que les cordonnières du pays savent accommoder d'une façon merveilleuse à la forme du pied, tout en lui donnant une façon superlativement élégante.

Elles sont en peau de phoque, cousues avec des fils tirés des tendons de l'animal et préparées de telle sorte, qu'elles conservent toujours une souplesse incomparable. Au moyen d'expositions alternatives au soleil et à la gelée complétées de frictions prolongées et d'onctions répétées, elles acquièrent, avec cette souplesse, une superbe couleur blanche, de façon à pouvoir être ensuite nuancées de rouge, de jaune, de violet et même de bleu.

Séance tenante les bottières se mirent à l'œuvre, pendant que leurs époux, devenus maquignons, amenaient au capitaine les «meutes d'attelage» dont ils vantaient à l'envi la vigueur et la sobriété.

Si Julianeshaab ne compte guère que deux cent cinquante citoyens, on y trouve en revanche au moins un millier de chiens, répartis, en nombre plus ou moins grand, dans toutes les habitations.

D'Ambrieux n'avait que l'embarras du choix.

Toutes les bêtes qu'on lui présentait offraient ce type bien connu, depuis que les splendides publications du Tour du Monde ont vulgarisé, par la gravure, les voyages aux régions glacées. De moyenne taille, mais singulièrement trapus et râblés, l'œil vif, le museau pointu, l'oreille droite et mobile du chacal dont ils ont la physionomie narquoise et éveillée, la queue longue, touffue, fièrement arquée en panache, ces braves chiens de course sont en outre enveloppés d'une longue fourrure bigarrée, qui les protège efficacement contre les morsures de la bise polaire.

Rien à dire présentement de leur sobriété ni de leur endurance à la fatigue. On les verra plus tard à l'œuvre.

Ne sachant, en somme, auxquels donner la préférence, le capitaine imagina, tant pour distraire son équipage que pour apprécier les mérites des concurrents, d'improviser une course en traîneaux.

Le Groenlandais adore les luttes de vitesse, sur l'eau comme sur la terre. Ses chiens ou son kayak lui procurent alternativement cette enivrante volupté de se sentir emporté sur les flots avec la vélocité d'un squale ou de glisser sur la neige avec cette célérité qui donnerait le vertige à un jockey.

La piste est toute prête et nivelée comme un billard. Un champ de neige qui s'étend, au nord, jusqu'au Pôle; à l'est, jusqu'à l'Atlantique.

Ce n'est pas, croyez-le bien, un spectacle banal et dénué d'intérêt, que la vue de six traîneaux, attelés chacun de douze chiens bien en voie, parfaitement entraînés, se chamaillant, se mordillant, et attentifs au coup de fouet qui doit servir de signal.

Aussi, hommes, femmes et enfants ont-ils tous déserté les maisons. Les hoquetons fourrés se pressent curieusement de chaque côté, pendant que les bottes multicolores piétinent la neige.

Inutile de dire si le grand atelier de cordonnerie fait relâche!

Le capitaine et le docteur, emmitouflés comme de véritables Groenlandais, sont montés sur le traîneau de maître Hans Igalliko, leur pilote, aussi habile canotier que cocher incomparable.

Sur chacun des autres traîneaux, une paire de matelots costumés aussi en ours polaires, fument avec entrain et s'entourent d'un nuage de tabac.

Le «colonibestyrere[2]» de Julianeshaab [3] remplit les importantes fonctions de starter, et tient, au bout de son bras levé, un fouet groenlandais en guise de drapeau.

«Etes-vous prêt, capitaine? demande en mauvais anglais le starter improvisé.

—Go ahead!» répond le capitaine qui se courbe en avant pour éviter le choc du départ.

La lanière détonne comme un coup de pistolet, les chiens bondissent, et... un éclat de rire homérique s'échappe de toutes les fourrures indigènes qui se dandinent, se tordent, pendant que les bottes trépignent et gigotent éperdument.

Quatre marins viennent d'exécuter en arrière une triomphante cabriole, et sont restés affalés, jambes et bras écartés, au beau milieu de la neige.

«Bagasse!... Pécaïre!... Nom d'un d'là!... Pétard!...»

Quatre jurons de provenance gasconne, provençale, normande et... disons parisienne, retentissent avec un ensemble comparable à celui des chutes, et se confondent avec les rires fous de la population, et les claquements de fouet du starter qui vocifère à plein gosier.

«Ce n'est qu'un faux départ, dit le docteur qui partage l'hilarité générale.

«Pas de bobo! hein! les gars?

—Quatre pipes de cassées, monsieur le docteur, répond une voix penaude, celle de Plume-au-Vent.

—Fractures qui ne sont pas de mon ressort, continue le docteur.

«Allons, au temps!... remontez sur vos chars, et surtout, prenez garde au coup dur du départ.

«Ces damnés bêtes ont du salpêtre dans les veines, et avec ça, un coup de gigot!...

—Vous y êtes? demande le capitaine.

—C'est paré! commandant,» répondent les quatre mathurins après s'être secoués comme des barbets.

Pour la seconde fois la lanière claque, et les conducteurs font entendre un sifflement strident.

Les chiens qu'ils ne retenaient plus qu'avec peine, s'élancent au milieu d'un tourbillon de neige et disparaissent accompagnés d'un long cri d'enthousiasme.

C'est, pardieu! une sensation émouvante que de se sentir ainsi emporté avec une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l'heure, sans heurts, sans cahots, avec ce glissement doux qui donne l'impression d'un capitonnage de duvet. C'est tout au plus si la respiration ne manque pas, au milieu de ce courant d'air, obscurci d'une impalpable poussière de neige soulevée par les pattes des enragés coureurs.

Ma foi, on ferme la bouche, on cligne des yeux, et on respire comme on peut, par le nez que protège le gros gant fourré.

Parfois un chien fait un faux pas, culbute et se trouve empêtré dans son harnais. Croyez-vous que le conducteur se dérange pour si peu? Allons donc!

Clac! Un solide coup de fouet au maladroit qui hurle, se remet d'aplomb on ne sait comment, et repart à fond de train.

Ah! le fouet! N'en déplaise aux membres de la Société protectrice des animaux, sans lui, pas d'obéissance, pas de discipline, et, pourrait-on ajouter: pas d'attelage.

Comment, en effet, maintenir l'ordre dans cette meute assez nombreuse déjà, et composée d'éléments ou de tempéraments si hétérogènes! Les uns sont ou paresseux, ou rapides, ou courageux, les autres sont ou rageurs, ou indociles, ou inintelligents, et tous aiment passionnément la chasse.

Qu'arriverait-il, si le conducteur ne possédait pas un moyen de coercition d'autant plus efficace qu'il est plus cruel, alors que son attelage, sans mors ni bride, et pourvu d'une simple bricole, serait librement abandonné à ses fantaisies, ou s'aviserait au besoin de chasser à vue un renard ou un lièvre polaire?

Le fouet esquimau, ce cousin germain du knout moscovite, répond à toutes les exigences.

Ce spectre du conducteur de chiens doit avoir au moins un mètre et demi de plus que les traits, quelle que soit la longueur totale de l'attelage. Le manche seul est immuable et ne dépasse pas soixante-dix centimètres.

La lanière est une mince bande de peau de phoque non tannée, terminée par une mèche en tendon desséché, avec laquelle un conducteur un peu habile frappe exactement où bon lui semble, et peut faire couler à volonté le sang.

Un chien qui s'émancipe est rappelé d'abord à l'ordre par la voix du maître qui prononce le nom du délinquant, et l'accompagne d'un claquement.

S'il y a récidive, la mèche vient le frapper sur les reins, et lui enlève, comme avec une paire de ciseaux, une mèche de poils.

Enfin, en cas de mauvais vouloir absolu, et pour réprimer une faute grave, le maître n'hésite pas à frapper sans pitié l'épiderme, d'où jaillissent quelques gouttes vermeilles.

Cinq minutes après le départ, le pilote, mécontent d'un de ses chiens qui, placé au milieu de l'attelage, donnait pour la seconde fois des signes d'insubordination, fournit au capitaine une singulière preuve de cette adresse proverbiale à manier le fouet.

«Ach!... Ach! criait-il en colère, dans son anglais de fantaisie, la damnée bête empêche les autres de marcher.

«Attendez un peu, capitaine, et je lui coupe le bout d'oreille.»

Et profitant d'une faute nouvelle, il brandit la terrible lanière, la projette en avant d'un mouvement brusque si merveilleusement calculé, que la mèche s'enroule exactement au petit bout de l'oreille du délinquant, et la tranche tout net comme l'eût fait un rasoir.

Le chien poussa un long hurlement de douleur, bientôt couvert par les jappements de ses congénères et se tint pour averti.

Après avoir ainsi parcouru avec une vélocité réellement vertigineuse un espace désigné préalablement, les traîneaux obliquèrent à gauche sur un simple mot, décrivirent un large cercle, et vinrent se ranger, de front, devant le starter, et dans un ordre aussi parfait qu'au départ.

Chose réellement prodigieuse, il n'y eut ni vainqueurs ni vaincus!

Aussi, d'Ambrieux ayant plus que jamais l'embarras du choix entre des bêtes également méritantes, prit le parti, ne voulant mécontenter aucun propriétaire, de leur acheter à chacun cinq chiens, pris au hasard dans chaque attelage.

Total, trente chiens payés sans marchander cinquante francs chacun et embarqués séance tenante, avec trois traîneaux, sur la Gallia.

Sans être aucunement dépaysés, les braves toutous, séduits d'ailleurs par une ample distribution de poisson sec, s'accommodèrent fort bien du petit local agencé à leur intention, par le charpentier sur le gaillard d'avant.

Et dès lors, Plume-au-Vent, qui adore les bêtes, ne les quitte plus d'un instant, s'improvise leur pourvoyeur et sollicite du capitaine le plaisir d'être préposé à leur garde.

«Mais, mon garçon, dit l'officier, tu vas te créer là un surcroît de besogne.

—Capitaine, je vous en prie! voyez, ils me connaissent déjà.

—Tu ne pourras même pas te faire comprendre d'eux... ils n'entendent que l'esquimau.

—Avant quinze jours je veux en avoir fait des chiens savants.

—Allons! comme tu voudras.

«Te voici, à dater d'aujourd'hui, capitaine des chiens.

—Merci de tout mon cœur! et je vous jure, foi de Parisien, que jamais bêtes n'auront été mieux soignées.»

Deux jours après, chaque homme recevait sa paire de bottes groenlandaises, les vivres supplémentaires pour l'usage des chiens étaient embarqués, et la Gallia, pilotée de nouveau par son lamaneur indigène, quittait Julianeshaab, malgré la persistance du froid.

L'escale avait duré dix jours, et l'on était alors au 23 mai.

En vain maître Igalliko avait insisté près du capitaine pour lui faire prolonger son séjour. Il alléguait, non sans apparence de raison, la subite reprise du froid qui allait entraver la marche de la goélette. Même en attendant une semaine encore, elle devancerait les navires baleiniers qui ne se montreraient pas avant la fin du mois.

D'Ambrieux fut inébranlable. Il voulait à tout prix faire de la route, arriver le premier là-bas, se frayer, coûte que coûte, un passage, au moins jusqu'à la Glace du Milieu; dût-il pour cela entamer sérieusement son combustible. Ne savait-il pas pouvoir s'approvisionner à la mine de lignite, découverte par la Discovery, et à celle trouvée plus loin encore par notre vaillant compatriote, le docteur Pavy, l'infortuné compagnon du lieutenant américain Greely.

Vingt-quatre heures seulement après l'appareillage, les événements semblèrent légitimer les appréhensions du pilote.

Du jour où la première glace flottante avait été signalée, la navigation, d'abord plus étrange que périlleuse, plus accidentée que difficile, devint tout à coup dangereuse à l'excès.

Les matelots, ceux du moins qui n'ont jamais fait les rudes campagnes à la baleine, s'aperçoivent brusquement qu'ils viennent de pénétrer dans un monde entièrement nouveau.

Glaces par l'avant et par l'arrière! glaces par tribord et par bâbord, glaces partout! C'est le règne du chaos!... un mouvant chaos de glaces, un composé indescriptible d'objets sans formes, sans couleur, presque sans corps... une fantasmagorie de décors à chaque instant modifiés par les courants ou les pressions sous-marines, à travers laquelle s'avance, toute sombre, sous son panache de fumée, la Gallia, dont la présence, en pareil lieu, semble un défi audacieusement jeté à la prudence humaine.

Les blocs errants, sous l'irrésistible poussée du courant, s'approchent en tournoyant avec leur impassible lenteur de masses brutales, se heurtent, s'écrasent et s'éboulent avec des fracas qui se répercutent comme des tonnerres lointains et menacent à chaque instant d'écraser le petit navire, seule parcelle de matière intelligente, perdue au milieu de l'inénarrable tohu-bohu!

La Gallia navigue le plus souvent à travers un brouillard plus ou moins épais, que déchire parfois un coup de vent du Sud. Le soleil surgit alors avec des flamboiements qui font ruisseler des torrents de feu sur les millions de facettes et les font resplendir d'un éclat incomparable. Puis la féerique vision s'efface, les teintes s'estompent, les images pâlissent au milieu des impalpables vapeurs, et le merveilleux décor disparaît dans un anéantissement de spectre, laissant aux hommes éblouis le regret des splendeurs passées, avec l'idée du péril imminent.

Aussi, la vigilance est extrême sur le pont du navire. Tous ceux qui ne sont pas de quart à la machine se tiennent en permanence à leur poste respectif, brandissant de longs crocs avec lesquels ils repoussent les glaçons qui, à chaque instant, menacent l'avant.

En dépit d'efforts incessants et d'une attention qui ne se dément jamais, l'éperon heurte rudement un iceberg dont la base est cachée sous la vague et dont le sommet demeure invisible dans le brouillard.

Le navire frémit, s'arrête un moment et repart, sans autre inconvénient que de secouer un peu trop rudement les chronomètres. Car tout ce qui est, à bord, susceptible de détérioration, a été soigneusement saisi et arrimé, de façon à permettre, plus tard, à la Gallia, de remplir sa fonction de bélier.

Quant au capitaine, confiant dans la solidité de son bâtiment dont il éprouve à chaque instant la résistance, il conserve son impassibilité, et n'a qu'une seule idée en tête: faire de la route.

Encouragés par la présence de leur chef qui prêche vaillamment d'exemple, les matelots supportent sans fléchir les écrasantes fatigues de ce rude noviciat et trouvent encore moyen de plaisanter.

Jamais la gaîté gauloise ne se trouve à court, même dans les circonstances les plus difficiles; on pourrait dire qu'elle semble s'accroître avec elles.

«Bon! crie une voix joyeuse, celle du Parisien qui vient de quitter sa chaufferie, encore de la glace!

«Il y a donc des gens qui passent ici leur vie à en fabriquer!

«Ma parole! si c'est pas à leur faire payer patente!»

Le soleil luit, par hasard. On aperçoit l'ennemi arriver en colonnes serrées.

«Empoigne un croc, bavard, et pique-moi cet obélisque, dont la pointe menace la vergue...

«Tonnerre!...» interrompt le camarade, qui fait terriblement vibrer les R, et qu'à son accent on reconnaît pour un Basque.

—Attention!—interrompit le camarade.

C'est en effet le baleinier Michel Elimberri, élevé depuis le départ de Julianeshaab à la dignité de «pilote des glaces»; ce que les Anglais appellent: «icemaster».

Silencieux jusqu'à la taciturnité, le Basque, dont la vive intelligence n'avait pas eu jusqu'alors occasion de se produire, s'est tout à coup révélé au capitaine comme un homme absolument hors de pair pour tout ce qui a trait à la navigation dans les mers arctiques.

Il a longtemps pratiqué la pêche à la baleine, connaît parfaitement les parages au moins jusqu'au détroit de Smith et la baie de Melville, où il a hiverné deux fois. Son instruction technique est bien supérieure à celle de la moyenne des matelots, à ce point qu'il a été embarqué une fois en qualité de second sur un baleinier.

Le capitaine le jugea un soir, en l'entendant expliquer, à ses camarades, comment il comprenait l'expédition, et se convainquit de sa valeur après un entretien sommaire.

«L'obélisque! riposte Plume-au-Vent, toujours goguenard, tu me fais penser à Paris, ma ville, où de bons licheurs toujours altérés, font en ce moment les yeux doux à des carafes frappées!

«Et ici!... oh!... là! là!... mince de frigorifique!

«Faut croire que nous sommes à l'entrepôt général du grand magasin des degrés au-dessous de zéro.

«Michel?

—Après? répond brièvement le Basque.

—Une idée! Si après la campagne nous frétions, avec nos parts, un joli bateau pour venir ici chercher de la glace et en vendre aux gens qui tirent la langue sous un Equateur quelconque?

—Enfoncée, l'idée!

—Ah! bah,... ça se fait.

—Oui! En Amérique... Dans la baie d'Hudson... des vapeurs... on coupe la glace comme des pavés... à la scie... on l'emballe dans du feutre et de la sciure de bois et on la porte aux Antilles... au Mexique... à la Louisiane... à Cayenne...

—Ça doit coûter cher la livre, hein!

—Quatre sous!

—Pétard! Sont-y malins, ces Américains.

«Michel!

—Quoi encore?

—Toi qui la connais dans les coins, la chose des glaces, tu devrais bien m'expliquer...

—Pas le temps... faut ouvrir l'œil.

—C'est pas une raison pour clore le bec et fermer les oreilles.

«Ça m'empêche pas de turbiner, quand je parle, moi.

«Tiens, vois, ça s'éclaircit un peu... y a relâche... nous sommes dans un chenal d'eau libre.

—Je vois bien... mais, là-bas... par tribord... le floe...

—Tu dis?...

—Floe... champ de glace marine... l'eau de mer gelée sur place... là!

«La goélette devra le contourner... impossible de passer.

—... Et là-bas... vois donc... à bâbord...

«Des collines, des dunes, des rochers de glace... ça s'étend à perte de vue.

«On dirait que ça rejoint le... le... floe, comme tu dis.

—C'est un pack.

«Glaces venues du Nord... mêlées par les courants et les tempêtes... entassées... superposées... gelées et réunies par le froid.

«Le soleil fera tout craquer... partira en morceaux... icebergs qui s'en iront en dérive...

—Tonnerre!... y en a-t-y... mais y en a-t-y encore et toujours!

«Et avec ça un froid qui me coupe le nez... preuve que mon piton est d'un cramoisi!

—Thermomètre à 20° au-dessous de zéro.

—Mais alors, tout va geler ici, et je ne m'explique pas comment le navire flotte encore.

—Il y a le courant qui empêche l'eau de se prendre.

—Mais, plus loin?

—Nous trouverons le Pack du Milieu, la grande banquise formant barrière devant les eaux libres du Nord.

—Comment passerons-nous?

—Il y aura débâcle.»

Et profitant de la loquacité insolite de son camarade auquel l'état de la mer donne un peu de répit, le chauffeur se fait expliquer ce qu'il ignore, s'étonnant de la forme et de la consonnance des mots servant à désigner la glace sous ses différents aspects, cherchant en vain leur équivalent dans notre langue.

«Les étrangers... surtout les Anglais, sont venus les premiers, et ils ont donné aux choses des noms de chez eux.»

Et le Basque, poursuivant ainsi son entretien à bâtons rompus, continue ses définitions, dont le Parisien, ennuyé de ne pas savoir, se promet de tirer bon profit.

Plume-au-Vent apprend ainsi du baleinier, que le Pack du Milieu, ou comme il préfère l'appeler, la banquise, l'effroi des vaillants pêcheurs de cétacés, obstrue les détroits de Smith, de Jones et de Lancastre, même pendant l'été arctique, et qu'ils doivent, pour gagner l'espace libre des Eaux du Nord, contourner vers l'Est la terrible barrière afin de trouver le passage, trop heureux quand il n'est pas intercepté par la soudure de la banquise avec la glace des côtes qui, presque en tout temps, obstrue la baie de Melville.

Que de fatigues, de peines et de dangers, pour atteindre cette portion de mer ouverte qui ne s'étend guère au Sud du soixante-seizième parallèle, et doit souvent être cherchée plus haut! Etant donné surtout que le redoutable pack, appelé aussi: Glace du Milieu, s'étend du 76e au cercle polaire! soit un espace d'environ huit degrés, près de 900 kilomètres, à travers lequel il faut cheminer, Dieu sait comment!

Cet effroyable amas de glace n'est pas immobile comme le croyait le chauffeur. Bien au contraire. Toujours plus ou moins en mouvement, il semble obéir à une impulsion continuelle produite par les courants venus du Nord, comme d'ailleurs le prouvent certains faits indéniables. Notamment la dérive extraordinaire du Fox, le petit vapeur monté en 1857 par Mac-Clintock, parti à la recherche de l'expédition Franklin. Le Fox, soudé à la banquise par le travers du cap York, descendit avec les glaces pendant neuf mois et ne fut délivré que sous le cercle polaire.

Le Pack du Milieu, ou banquise, se forme donc, selon toute évidence, à l'extrême Nord, par l'agrégation des floes ou champs de glaces détachés, qui atteignent là-bas des hauteurs énormes, quarante et cinquante mètres, et viennent se souder à la barrière, après avoir notablement fondu en route, mais de façon à émerger encore de douze à quinze mètres et plus. Chaque floe qui constitue un des éléments de la banquise, a une configuration à peu près invariable. Il est profondément entaillé en plan horizontal au niveau des eaux, dont il subit continuellement l'action dissolvante, mais à une certaine profondeur il s'élargit énormément, de façon à posséder une base très considérable, et n'émerge jamais que du quart de sa hauteur totale.

Que l'on juge par là des dimensions d'un glaçon qui se dresse à quinze mètres seulement au-dessus du niveau de la mer!

Ainsi appelé par les circonstances à enfourcher son dada favori, le Basque devenait intarissable, peut-être pour la première fois.

Et le Parisien jubilait de cette condescendance, et enrichissait sa prodigieuse mémoire de faits à ce point intéressants, qu'il ne s'apercevait pas du givre collé à ses sourcils, et des glaçons formant stalactites à chacun des poils de sa barbe.

L'entretien se fût peut-être continué fort longtemps encore, s'il n'eût été brusquement interrompu par un cri bref du Basque, auquel succède une longue clameur d'étonnement, peut-être d'effroi.

V

Chute d'une montagne de glace.—Broyé ou submergé.—Un homme à la mer!—Héroïsme joyeux.—La récompense d'un brave.—Possessions danoises.—A travers la brume.—Dans le «Nid de Pie».—Regrets d'un pêcheur de baleines.—Toujours en avant!—Le comble de la misère humaine.—Près de pénétrer dans le cimetière des navires.

Malgré le froid intense, les matelots, tout chauds encore du soleil natal, trouvent que cette monotonie, parfois si éclatante et plus souvent lugubre, est relevée par le charme de la nouveauté.

Ils ont des étonnements naïfs, des admirations bruyantes, des métaphores audacieuses à l'aspect du tableau mouvant, si extraordinairement accidenté qui, bien que formé d'un seul élément, et n'affectant qu'une seule nuance, ne se ressemble jamais.

C'est au point que leur vigilance est parfois en défaut, tant ce féerique décor, sans cesse modifié, surexcite leur curiosité jusqu'à leur enlever l'appréhension du danger.

Du reste, ils n'ont pas eu le temps de se familiariser avec la configuration des icebergs ne montrant, comme on sait, au-dessus des eaux, que le quart de leur masse entière, et cachant sournoisement, sous les flots, une base très large, d'autant plus redoutable qu'on en ignore la forme et les dimensions.

Aussi, arrivera-t-il qu'un monticule errant, passant à une quinzaine de mètres, et regardé comme inoffensif, eu égard à son éloignement relatif, heurtera, par un de ses prolongements sous-marins, les œuvres vives du navire.

C'est ce qui se produit au moment où des cris violents interrompirent l'entretien du Basque et du Parisien.

Le chenal où s'avançait la Gallia rasait de près un immense glacier collé aux falaises de la côte, et le courant, assez rapide, en érodait profondément l'invisible piédestal.

Il y avait là des ébauches colossales d'une architecture fruste et tourmentée, où se confondaient, au milieu d'un pêle-mêle inouï, des piliers déjetés, des croupes de cathédrales, des tours balafrées de lézardes, des ogives rompues, des monolithes informes tombés on ne sait d'où, des pans ruinés, une cité de géants après un tremblement de terre.

Toutes ces masses, reliées entre elles par le froid, et solidaires comme si le meilleur ciment les unissait, éprouvaient, par cela même, des trépidations violentes, quand l'effort incessant des eaux, sapant leur base, en détachait un fragment.

Des craquements sonores, produits par le travail de désagrégation, retentissaient sans relâche, précédant, puis accompagnant la chute du bloc qui s'abîmait dans une pluie diamantée, puis soulevait une vague qui s'en allait mourir en clapotant sous les anfractuosités.

En raison de cette solidarité, l'ébranlement se répercutait sur la totalité du glacier, produisant des dégringolades incessantes, et un fracas rappelant celui d'un champ de bataille, mais avec une sonorité en quelque sorte exaspérée.

La goélette venait de s'écarter sur bâbord pour éviter l'approche d'un iceberg colossal, haut de plus de vingt mètres, taillé presque à pic, et dont la configuration bizarre rappelait celle d'un gigantesque bonnet de grenadier.

Le navire allait le laisser à trente mètres environ sur tribord, quand tout à coup un pan tout entier se détache de la falaise de glace, tombe dans le chenal, s'enfonce, disparaît, puis émerge, en soulevant une vague monstrueuse.

Celle-ci bondit et s'avance comme un mascaret, attaque le glaçon flottant, le fait osciller comme un fétu, et finalement le culbute sens dessus dessous.

Cette scène, longue à raconter, n'a pas duré plus de quinze secondes, et provoqua le cri d'angoisse échappé aux matelots.

Cependant, le navire n'eût couru aucun péril, sans la présence de l'iceberg malencontreusement placé par son travers.

Mais la fatalité permit que, au moment précis où il culbutait sous l'irrésistible poussée de la lame, la portion immergée heurtât, dans son mouvement de rotation, la coque...

La masse de bois gémit et semble près de se désarticuler. Les mâts oscillent, craquent jusque dans leur emplanture et menacent de venir en bas.

Un faux mouvement, une seconde d'hésitation, un de ces incidents qui déroutent les prévisions humaines, et c'en est fait!

La Gallia soulevée, puis brusquement jetée sur un de ses bords, va chavirer sur place.

Un frisson rapide secoue les plus braves qui se cramponnent machinalement au premier objet venu, et jettent sur leur chef un regard angoissé.

Le capitaine a vu et pressenti le danger.

Impassible au milieu du cataclysme d'où surgit une effroyable menace d'anéantissement, il s'écrie d'une voix qui domine le tonnerre des glaces et le rugissement des flots:

«Tiens bon, matelots!

«La barre à bâbord!... toute!...»

Puis, il met la main sur le télégraphe de la machine, et commande:

«A toute vapeur!»

Pour la seconde fois l'organisme de bois et de métal frémit, et une poussée furieuse le projette d'arrière en avant.

Pendant un instant bien court et qui paraît affreusement long, chacun entend la fausse quille racler la glace, et l'hélice tourbillonner à vide.

Cela dure huit ou dix secondes à peine, mais quel moment terrible!

Et brusquement, la Gallia qui, chose à peine croyable, a glissé sur l'obstacle, comme sur le plan incliné d'un chantier, se trouve soulevée par l'arrière, pique de l'avant et menace de s'abîmer.

Par bonheur, l'iceberg est franchi au moment où la lame s'abat sur le gaillard d'avant.

En un clin d'œil le spardeck se trouve submergé. Les matelots, qui étreignent les haubans, les étais, et tout ce qui peut leur donner prise, enflent le dos sous cette formidable douche. Les chiens, par bonheur attachés solidement, poussent un hurlement lugubre.

La goélette, un moment alourdie, s'enfonce, puis se redresse à mesure que l'eau embarquée s'écoule par les dallots. Le pont est si parfaitement étanche que pas une goutte n'a pénétré dans l'intérieur.

La téméraire mais admirable manœuvre de son capitaine l'a sauvée!

«Pas de bobo! crie une voie joyeuse... la douche est seulement un peu fraîche...»

Mais un cri lugubre qui terrifie les plus braves interrompt soudain la plaisanterie de Plume-au-Vent.

«Un homme à la mer!

—Paraît qu'y en a un qu'en a pas eu assez, reprend l'enragé loustic en se dépouillant de sa veste fourrée.

«Il fait pourtant un peu frisquet, pour s'offrir un bain froid.

«L'animal est capable de me faire piger un rhume de cerveau.

—Stop!»

Pendant que la goélette marche encore sur son erre, un canot est armé.

La bouée de sauvetage a déjà été lancée à la mer.

A cinquante mètres, on aperçoit un homme qui se débat convulsivement, près d'être englouti.

«Mais il va y rester!...

«Y barbotte comme quelqu'un ne sachant pas nager, reprend le Parisien... un amateur, quoi!

«A moi de faire le terre-neuve!»

Et le voilà, sans plus tarder, debout sur la lisse, piquant, par principe, une tête superbe, sans paraître songer à ce froid atroce de 20°.

«Courage! Parisien... courage!...» crient les camarades, pendant que le vapeur s'éloigne encore, et avant que le canot ait glissé sur ses palans.

Et il va, l'intrépide sauveteur, filant comme un poisson sur les flots glacés, se dressant parfois jusqu'à mi-corps, pour chercher la place où se débat le malheureux.

Il l'aperçoit enfin, à une trentaine de mètres, n'ayant plus la force de se mouvoir, déjà raidi par le froid, et pouvant à peine râler un appel suprême.

«Au... secours!

—Mais il a manqué la bouée, grogne le Parisien.

«Croche donc la bouée!... cachalot en détresse!

«Bon le v'là qui coule!»

En cinq ou six brasses Plume-au-Vent arrive au point où l'autre a disparu. Il plonge à deux reprises et reparaît enfin, nageant d'une main et hâlant de l'autre la fourrure dans laquelle s'agite faiblement le pauvre diable.

Par bonheur, la bouée a dérivé à portée de sa main.

Il s'y accroche, à bout de force et d'haleine, mais joyeux toujours, joyeux par caractère, et plus encore du devoir accompli.

«Et tu sais, faut pas faire des manières et essayer de me faire boire un coup... sinon, je recommence à taper, comme tout à l'heure, là-dessous, chez les phoques.»

Puis un éclat de rire s'échappe de ses lèvres violacées.

«Diable m'emporte! C'est Constant Guignard, dit-il en reconnaissant l'homme qu'il vient d'arracher à la mort.

«Guignard... le bien nommé... vrai!... quelle guigne!...

«Ohé! du canot!... ohé!... par ici... s. v. p...! dépêchez-vous... je crois qu'on a oublié le robinet d'eau chaude.»

L'embarcation, qui volait sur les flots, arrive en ce moment.

Le Parisien, transi jusqu'aux moelles, claquant des dents, raide comme un glaçon, mais blaguant quand même, est hissé à bord en même temps que l'autre, cramponné à la bouée avec l'inconsciente énergie des noyés.

Le maître, Guénic, est à la barre.

«Tiens, petit, dit-il au sauveteur en lui tendant une vaste et chaude fourrure, entortille-toi là dedans.

—C'est pas de refus, maître, vu que... ça doit être un déplorable métier que celui de phoque dans ces parages.

—Et siffle-moi ça, continue le maître en lui offrant une bouteille pleine d'un liquide ambré.

«C'est du vrai lait de tigre, mon gars, de la pure essence de vitriol... ça te réchauffera.

«Et puis, tu sais, petit, ajoute le vieux marin d'une voix attendrie, t'es un matelot... un vrai... je m'y connais.»

Pendant ce temps, Constant Guignard, frictionné à tour de bras, ouvrait lentement des yeux atones et demeurait incapable de prononcer un mot.

«Allons, mon pauvre vieux, reprend le Parisien après une ample rasade, sirote aussi une bonne goutte.

«C'est souverain contre les pâmoisons...

«Ben oui! c'est nous... les copains... t'es pas noyé... rassure-toi donc... t'es pas encore à point pour faire un figurant à la Morgue.»

Cinq minutes après, la baleinière accostait la Gallia.

Pendant que le Parisien sautait allégrement sur le pont au milieu des matelots qui ne lui ménageaient pas leur sympathie, le docteur faisait transporter Guignard au poste des blessés, puis engageait le sauveteur à l'y accompagner.

«Pardon excuse, monsieur le docteur, mais, avec votre permission, dit-il, je vais aller me faire un brin rissoler devant mon fourneau de chauffe.

«Voyez-vous, après une bonne suée, il n'y paraîtra plus.

—Ma foi, mon garçon, c'est une idée.

«Cependant, venez me voir quand vous serez réchauffé.»

Le brave Parisien allait enfiler l'escalier de la machine, quand il se trouve en présence du capitaine qui le regarde de ses yeux tranquilles et lui tend la main.

Confus de cet honneur et certes bien plus intimidé qu'au moment où il se précipitait dans les flots, Plume-au-Vent met respectueusement sa main dans celle de son chef et demeure bouche béante, interloqué.

«Farin, mon brave, dit le capitaine de sa voix chaude et sympathique, au nom de l'équipage et du mien, merci!...»

Et le chauffeur, de plus en plus troublé, ne trouvant pas un mot à répondre, mais tout fier de ce témoignage d'estime, porte la main à son bonnet, salue militairement et disparaît dans l'écoutille.

«Que ne puis-je entreprendre avec de tels hommes! dit à part lui le capitaine en se rendant lui-même à l'infirmerie.

«Oh! j'arriverai là-bas!... je le sens... je le veux.»

La goélette avait repris sa marche à travers le chenal où les obstacles semblaient s'accumuler à plaisir. Mais du moins l'incident qui faillit dès le début anéantir l'expédition, ou tout au moins porter le deuil dans l'équipage, eut cela de bon que chacun redoubla de vigilance.

Et certes, jamais on n'en a plus besoin en remontant le cercle polaire qui semble fuir devant l'étrave de la Gallia.

Le passage toujours obstrué par les glaces flottantes se maintenait libre, c'est-à-dire, que sa surface ne gelait pas. Du reste, la température, tout en restant assez basse, était moins rigoureuse depuis que le soleil ne disparaissait presque plus à l'horizon. La série des interminables journées arctiques allait commencer. Tout faisait prévoir une prochaine désagrégation du colossal amas de glaçons contre lequel on allait bientôt se heurter.

Depuis longtemps on avait dépassé le fiord d'Arsuth, où se trouve la fameuse mine de cryolithe, nommée Iviktutk. Puis, Friedricshaab, Fiskernaes et enfin Godthaab, la seconde ville de l'inspectorat du Sud. Une triste bourgade plus froide, plus désolée que Julianeshaab. Le 65° était franchi, mais aussi quelles fatigues écrasantes, pour un résultat aussi modeste!

L'implacable brume persistait toujours et s'interposait obstinément devant le soleil, qui, pendant trois mois, allait rayonner sur le désert de glaces.

Et toujours la lutte sans trêve contre les écueils mouvants, aperçus vaguement à travers l'énervante opacité du brouillard! Les manœuvres incessantes qui courbaturaient l'équipage, les arrêts interminables, les retours précipités, la vapeur instantanément renversée, tout cela pour arriver à s'élever de quelques minutes!

Cependant cette brume, en dépit de son opacité, couvre la mer d'une couche très mince, à ce point que les matelots de vigie dans le gréement, se trouvent en plein soleil [4].

Là-haut, d'incomparables jeux de lumière sur les sommets des icebergs et des falaises, en bas, une houle de vapeurs humides, tourbillonnant comme un suaire de gaze, et se résolvant en gouttelettes qui recouvrent d'un enduit de givre les hommes et les choses.

Grâce à cette particularité, le capitaine, toujours alerte comme un gabier, put prendre des hauteurs astronomiques en se hissant dans le tonneau fixé au sommet du grand mât et auquel les baleiniers donnent le nom de nid-de-pie.

C'est ainsi que, le 30 mai, son observation lui donna la certitude que le cercle polaire était enfin franchi.

Il y eut à bord une petite fête remplaçant la cérémonie classique et démodée du passage de la ligne, un bon repas, double ration de vin et de spiritueux et quelques chansons joyeuses où Plume-au-Vent déploya ses talents de virtuose.

Puis le soleil, après la vue duquel on soupirait depuis longtemps, apparut enfin, et pour ne plus disparaître de trois mois.

Les oiseaux, invisibles jusqu'alors, se montrent en essaims innombrables, jacassant à tue-tête, familiers d'ailleurs, au point de venir tourbillonner à travers le gréement du navire. Mouettes, damiers, pétrels, eiders, guillemots, zigzaguent et s'ébattent en pleine lumière, piquent des têtes au milieu des eaux vertes, vont s'éplucher sur les blocs errants, et repartent pour recommencer, indéfiniment.

Les monstres marins, sortis de l'hivernale torpeur, éveillés par cette incandescence qui les met en belle humeur, folâtrent lourdement dans les eaux libres. On voit des troupeaux entiers de phoques se vautrer avec délices sur quelque fragment bien horizontal d'icefield en dérive, et venir plonger curieusement jusque sous l'étrave du navire.

On voit des troupeaux entiers de phoques se vautrer avec délices.

Une ourse même se montra, flanquée de ses deux oursons, humant de loin les émanations parties du vapeur, inquiète du branle-bas occasionné par sa présence.

Le docteur Gélin, grand chasseur, parlait même de lui envoyer une balle express, alléguant la saveur exquise d'un jambon d'ours, fût-il polaire.

Mais le capitaine lui fit observer en souriant que le gibier se trouvait au moins à mille mètres, et que la balle de sa bonne carabine Dougall serait inévitablement perdue.

«Damnée réfraction! dit le docteur en reconnaissant qu'il est victime d'une illusion d'optique très fréquente là-bas.

«Je m'y laisse pourtant prendre comme un conscrit.

—Baleine par l'avant! s'écrie le maître d'équipage dont les yeux luisants aperçoivent une colonne de vapeur chassée par l'évent d'un cétacé.

—Une baleine! riposte une voix bien connue.

«Plus que ça de goujon!

—Ris tant que tu voudras, failli Pantinois, n'empêche que ça me chavire, de ne pas seulement pouvoir lui loger quinze pouces de harpon entre les côtes.

—Voyons, maître Guénic, il y a temps pour tout.

«Que diable feriez-vous d'une pareille sardine?

«Son huile!... demandez-voir à notre camarade, Monsieur Dumas, dit Tartarin, ce qu'il en pense pour la cuisine.

«Y aurait donc ses baleines qui pourraient vous tenter...

«Est-ce que vous voudriez vous mettre marchand de parapluies?

—Gamin, va! dit le maître, incapable de tenir son sérieux.

—C'est p't-ête pour offrir à madame votre épouse une garniture pour son corset.

—Oui!... oui!... tu trouves toujours autant de trous que de chevilles, toi.

«Mais si t'avais évu celui de pratiquer la grande pêche, tu verrais voir, comme ça vous emballe un homme, de capturer un gibier de ce gabarit!»

Mais la Gallia n'avait pas de temps à perdre, quelques pressantes que fussent les occasions.

Oiseaux, plantigrades et cétacés ne furent point inquiétés.

Le surlendemain, à huit heures du matin, par trois degrés au-dessous de zéro, on se trouvait en vue de l'île Disco, dont la pointe est par 69° 11′ de latitude Nord.

C'est le chef-lieu de l'inspectorat septentrional du Groenland et le lieu de résidence du second «colonibestyrere» qui séjourne à Godhawn, situé au Nord de la baie du même nom, défendu contre la haute mer par un immense éperon granitique dont le prolongement s'étend fort loin.

La goélette, profitant de l'état du chenal pour l'instant débarrassé des icebergs, passa au large de l'île, continuant imperturbablement sa route vers les régions septentrionales.

Elle reconnut le détroit de Waïgatz, puis le vaste fiord Onemak, barré en son milieu par l'île Oubekjend; côtoya les gigantesques falaises et le hardi promontoire découvert en 1587 par le vieux John Davis. Cet amas de rochers que domine un cône majestueux de treize cents mètres, le Kresarsoak des Esquimaux, nommé par l'intrépide navigateur «Hope Sanderson», du nom d'un de ses commanditaires, faillit lui être fatal, alors qu'il courait à l'aventure, sur son petit navire de cinquante hommes, le Sunshine (clair de soleil). Il trouva par bonheur une large ouverture conduisant au Nord, et put se réfugier là où se trouve aujourd'hui la station danoise d'Upernavik.

La goélette avait mieux à faire que de s'arrêter au mouillage, sinon dangereux du moins incommode et difficile, au fond duquel s'élèvent quelques huttes désolées où végètent les infortunés sujets de Sa Majesté Danoise. Si Julianeshaab est lugubre et Godhawn atroce, Upernavik est pire; aussi l'Européen se demande avec un serrement de cœur comment des êtres humains peuvent exister au milieu d'une pareille abjection. Passons sur la lèpre qui les ronge, sur l'effroyable pourriture dans laquelle ils se vautrent, l'odeur qui s'exhale de leurs tanières transformées en charniers, sur les mangeailles en décomposition dont ils se gorgent...

Aussi, le capitaine s'empressa-t-il de laisser sur tribord le chef-lieu, faisant autant que possible forcer de vapeur afin de s'élever à tout prix, craignant, non sans raison, d'être serré par la banquise, et de perdre, comme le fait s'est souvent présenté, une année entière.

Il est en effet une question urgente, essentielle, que le voyageur à la recherche des «eaux libres du Nord» ne doit jamais oublier, c'est de se trouver de bonne heure en présence de la banquise ou Pack du Milieu. Si la saison navigable dure de juin à septembre, l'expérience chèrement acquise par les baleiniers démontre que le moment le plus favorable pour gagner la baie de Melville est le mois de juin. Car, à cette époque, on peut toujours, en cas d'insuccès partiel, renouveler une ou plusieurs fois la première tentative, sans courir trop grand risque d'être pris dans les glaces. On se rappelle, à ce sujet, les échecs éprouvés en 1849 par l'Etoile-du-Nord, parce qu'elle n'atteignit la banquise qu'en juillet, et en 1857 par le Fox de Mac-Clintock arrivé en août, et presque aussitôt enserré.

Une fois à la baie de Melville en temps opportun, le navigateur n'a plus alors qu'à prendre corps à corps, et résolument, le dernier obstacle, mais le plus redoutable de tous, car aussitôt ces colonnes d'Hercule franchies, il vogue enfin dans les eaux libres.

C'est alors qu'il lui faut redoubler d'habileté, de vigilance et d'énergie, car malgré l'énorme supériorité des navires à vapeur sur les anciens voiliers, la baie de Melville, autrefois la terreur des baleiniers, ne vaut guère mieux aujourd'hui que sa réputation.

Encore, comme en font foi les annales de la navigation arctique, arrive-t-il trop souvent que tous les efforts demeurent inutiles, en présence de catastrophes que la vaillance humaine est impuissante à conjurer, notamment quand le vent du Sud souffle avec violence et pousse les glaçons en dérive sur le pack. Alors, les navires, pressés entre les deux masses, sont écrasés comme des noix. C'est ainsi que périrent en quelques minutes, quatorze baleiniers, pendant la campagne de 1819. En 1821, il y en eut onze de broyés, et sept en 1822. Le désastre de 1830 fut épouvantable. Le 19 juin, le vent se mit à souffler du Sud-Sud-Ouest, chassa les glaces dans la baie, et serra la flotte entière contre la banquise. Dans la soirée, la tempête augmenta, et des masses énormes montèrent les unes sur les autres. Pendant la nuit, une véritable montagne de glace s'écroula sur les navires et en fracassa dix-neuf, à ce point que les fragments en étaient méconnaissables. L'un deux, le Ratler, complètement retourné, fut aplati, la quille en l'air!

Quelle résistance, en effet, peut opposer, aux forces infinies de la nature, un bateau, quelle que soit sa solidité?

D'Ambrieux, qui connaissait ce douloureux martyrologe des baleiniers, se préparait pourtant, avec son habituelle sérénité, à affronter la terrible baie, sans s'émouvoir de l'appellation sinistre sous laquelle on la désigne encore à notre époque: Le Cimetière des Navires.

VI

Dans la passe.—Route barrée.—En avant!—Premier assaut.—Victoire.—Désespoir d'un Vatel arctique.—Un homme dans la sauce.—Pas de déjeuner.—Plume-au-Vent voudrait faire baigner Dumas, dit Tartarin, dans la marmite de l'équipage.—Les deux principales routes du Pôle.—Pourquoi la Gallia a pris celle du détroit de Smith.—Contradictions.

Tessuissak, cap Shackleton, le Pouce-du-Diable, un rocher qui ressemble, si l'on veut, à un pouce, et n'a rien de diabolique; cap Wilcox, archipel aux Canards, la goélette a reconnu au passage tous ces points qui jalonnent la voie, depuis Upernavik jusqu'à la baie de Melville. Elle passe en vue de la Tête-de-Cheval, franchit le 75° de latitude et se trouve enfin non loin des îles Sabine, en présence du formidable champ de glace, large de cinq cents kilomètres!

C'est aujourd'hui 3 juin que la lutte va commencer avec sa terrible intensité!

Vers le milieu de l'été, c'est-à-dire pendant la fin de juin et le courant de juillet, la glace, désagrégée par le soleil, est devenue friable, comme spongieuse. Elle est «pourrie», selon le mot des baleiniers. Les floes sont profondément ravinés, couverts de flaques d'eau et de neige à moitié fondue. Un choc de moyenne intensité suffit pour les disloquer et les rendre le jouet du courant. Mais, aux premiers jours de juin, ils sont encore très durs et notablement épais.

Jusqu'à présent la Gallia ne s'est pas éloignée beaucoup du rivage. Maintenant il lui faut gagner un peu au large, car les côtes sont frangées de glaciers inaccessibles, de dimensions colossales, reliés à la banquise par des prolongements très étendus.

La goélette, sous son maximum de pression, côtoie latéralement le vaste champ aux tons bleuâtres, rappelant la nuance effacée de montagnes entrevues de loin, et cherche une voie qui donne accès vers le Nord.

Voici enfin, après de longs tâtonnements, une vaste anfractuosité dans laquelle débouche un chenal d'eau libre, une passe, comme disent les baleiniers. Du haut du nid-de-pie, le capitaine reconnaît, en personne, la direction et les sinuosités de la passe, et cède bientôt la place à Michel Elimberri, le pilote des glaces.

«La barre à bâbord!

«Machine en avant!

«La barre droite!»

La goélette a embouqué le chenal.

Les matelots, vêtus simplement de la vareuse, qui remplace le vêtement arctique trop chaud pour une température de −2°, contemplent curieusement cette navigation sur un fleuve immobile entre deux berges plates, comme coupées à la scie, et dont la nuance terne fait ressortir avec plus d'intensité la couleur vert sombre de l'eau.

Peu à peu la passe, qui d'abord mesurait environ douze cents mètres, se rétrécit. C'est bientôt une simple rivière, puis un canal à peine large trois fois comme la coque du navire.

A chaque instant le Basque, pelotonné dans la barrique, s'écrie, suivant les circonstances:

«Bâbord!... tribord!... la barre droite!»

Et le capitaine répète, d'une voix brève, les commandements au timonier, attentif au moindre mot.

«Tribord! capitaine... tribord toute!» hurle bientôt le pilote des glaces.

—Pourquoi? demande l'officier.

—Les floes sont en mouvement... ils chassent l'un sur l'autre... le chenal se resserre... il va être trop étroit.

«Il faut virer sur place.

—Virer!... mais tu vois bien que nous manquons d'espace.

—Alors, machine en arrière!

—Jamais!

«La barre qui bouche le chenal... quelle largeur?

—Une encâblure.

—Et après?

—Les eaux libres.

—Va bien!

«Timonier, attention!

«Gouverne droit!

«Machine en avant!... à toute vapeur!»

Soudain, la Gallia pousse un long halètement, et l'hélice tourne avec rage dans le chenal empli de houle.

Elle court de plus en plus rapide, son éperon hors de l'eau, comme si elle cherchait de loin la place où elle va se ruer.

Chacun s'accroche où il peut, en prévision du choc, et se demande avec angoisse quelle va être l'issue de cette lutte inégale.

Bientôt l'obstacle apparaît, fermant la passe qui n'est plus qu'un cul-de-sac.

Quelques secondes encore... les secondes angoissées pendant lesquelles on se sent rouler au bord d'un abîme, puis un heurt brutal accompagné d'un craquement terrible.

Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide, l'éclate, la broie, l'entame en forme de coin, la désarticule...

Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide.

La force intelligente va-t-elle triompher d'emblée de la matière inerte?

Peut-être! Mais, à coup sûr, pas sans une lutte émouvante.

Brusquement arrêté dans sa course vertigineuse, le vaillant navire, qui paraît n'être pas seulement ébranlé, glisse par l'avant sur le floe, comme pour s'y échouer. Mais la glace, incapable de supporter un pareil poids, fléchit, s'effondre et passe, de bout en bout, par fragments sous la quille.

«En arrière!» crie le capitaine.

La Gallia recule de trois cent cinquante à quatre cents mètres, prend du champ et se rue de nouveau sur la barricade.

Le taille-mer pénètre exactement au point qu'il vient d'entamer, puis la force d'impulsion n'étant pas épuisée, le navire pour la seconde fois s'élance sur le floe, le fait écrouler sous sa masse, et gagne encore près de deux longueurs.

Les matelots, qui s'échauffent à cette lutte, battent des mains et trépignent d'enthousiasme. Le moins audacieux d'entre eux ne doute plus du succès.

De nouveau retentit le commandement: «En arrière!» bientôt suivi de: «Machine en avant!»

Et la Gallia qui, sous la puissante main du capitaine, semble réellement douée de pensée, court, frappe, bondit, avance, recule, attaque avec des attitudes de cétacé en fureur, souffle, rugit, et semble prise de délire à mesure que l'obstacle cède sous ses coups.

Au loin, la banquise craque et détone sourdement. Les floes voisins sont agités de trépidations qui se répercutent à la masse totale. Puis, sous les coups incessants du bélier qui martèle avec une rage toujours nouvelle cette barre en principe infranchissable, la glace désarticulée s'écarte enfin à droite et à gauche.

La voix du pilote basque, dominant du haut de la mâture le ronflement de la machine et les crépitements des glaçons en dérive, crie avec un accent de joie indicible:

«La passe est libre, capitaine!

«A tribord un peu!

«La barre droite!...

«Machine en avant!»

D'Ambrieux est vainqueur, et de haute main.

«Bravo! capitaine, dit le docteur enthousiasmé, en lâchant enfin la manœuvre à laquelle il est resté cramponné pendant la lutte.

«Si, comme je n'en doute pas, la Gallia est sans avarie, vous avez là un fin navire.

—Je vous l'affirme avant tout examen, mon cher docteur, répond l'officier dont les yeux vert de mer semblent flamboyer.

«Pas un boulon n'a sauté, pas une cheville n'a bougé, pas un cordage n'a fléchi.

«Quant à la machine, Fritz répond de tout, et je réponds de Fritz.

«Allons déjeuner.»

La cloche piquait alors neuf heures. Les deux hommes descendaient au carré où les repas de l'état-major se prenaient en commun, quand des clameurs effarées se font entendre.

A la tonalité retentissante des mots expectorés avec un accent de terroir tout particulier, on reconnaît une voix provençale, et du bon cru.

«Millé Diou dé tron dé l'air... dé tonnerre... dé cent mille milliasses dé dious!...

«Zé n'ai plus qu'à mé pendre... Zé suis fiçu... flammbé... déshônôré...

«Qu'on mé flannnque à la fôôsse aux lîîonss... qu'on mé donne la cale sèche...»

Et un grand gaillard, barbu jusqu'aux yeux, s'élance du panneau en gesticulant, menaçant d'arracher de ses doigts crispés les touffes noires qui se tordent à ses joues et à son menton.

L'irruption de cet homme hagard, tragique, affolé, dont les habits disparaissent sous un enduit poisseux d'où s'exhale une violente senteur d'ail et de barigoule, est tellement baroque dans sa dramatique exubérance, que le docteur ne peut comprimer un fou rire, et que le capitaine, malgré son habituelle gravité, partage cette hilarité.

«Eh bien! Dumas, qu'y a-t-il donc? mon garçon, dit-il au désespéré.

—Capitaine... il y a... qu'il y a que vous allez me faire flanquer aux fers.

—Il ne s'agit pas de cela, mais de déjeuner.

—Eh!... bou Diou!... le dézeuner... c'est zustement la çose... dont pour laquelle ze devrais me périr.

—Mais, pourquoi?

—Capitaine! il n'y a pas de dézeuner pour l'état-major!

—Bah! et qu'est-il devenu?

—La sauce, il est dans ma barbe... sur ma vareuse... sur mon pantalon... voyez!... la sauce, il pleut de mes vêtements...

«Il y en a partout dans la cuisine... avec les morceaux de bœuf en dôbe... de poisson... la mayonnaise il est dans le çarbon... les assiettes, ils se promènent en tessons... ma cuisine, il est comme s'il y aurait eu tremblement de terre... la pôvre!

«C'est un fracas, une misère... un tremblement de damnation...

—Voyons, comment est survenue cette... catastrophe, interrompit enfin le capitaine qui réussit à endiguer ce torrent de lamentations.

—Capitaine, quand le navire il s'est lancé sur la glace, mes plats, mes assiettes, mes casseroles, ils n'étaient pas saisis...

«Pour lors, la violence du çoc il a tout jeté en pagale dans la cuisine.

«Tout est cassé, démoli, que c'est un çambardement où un calfat ne se retrouverait pas!

—Ce n'est que cela! continue le capitaine en souriant, console-toi, mon garçon, et va changer de vêtements.

«Nous déjeunerons avec des conserves sans sauce, et avec non moins d'appétit.

«Tu as un quart d'heure pour te nettoyer.»

Le docteur et le capitaine venaient de descendre au carré, sans s'arrêter aux protestations du pauvre diable qui se croyait réellement coupable de négligence, quand maître Plume-au-Vent dont le quart finissait à la machine, se trouva face à face avec le cuisinier dont le désespoir était encore houleux.

«Té vé!... mossieu Dumasse... qu'avez-vous donc?

—Rienne.

—... Et comme vous sentez bon la cuisine chic, mossieu Dumasse...

«Ma parole, vous embaumez comme le soupirail d'un sous-sol de restaurant.

—Qué que ça te fait, à toi, mauvais plaisant!

—Ça me fait et beaucoup, mossieu Dumasse, car je suis très gourmand et j'aurais en conséquence une proposition à vous faire.

—Té! faudrait voir, dit le Provençal soupçonneux, flairant peut-être une mystification.

—Voici: Le capitaine t'a dit d'aller enlever ta tenue de travail imbibée d'un décalitre de bonne sauce.

—Après?

—Va donc tremper ta défroque dans la marmite de l'équipage...

«Ce que ça corsera notre bouillon et lui donnera un montant!...

—Ah! Parisien de malheur!... ze te revaudrai ça en bloc.

—Tu refuses?... à ton idée, mon vieux Vatel!

—Coquine de Diou!... tu m'appelles... attends un peu!

—Vatel!... un défunt grand cuisinier, à ce qu'on dit.

«C'est décidé: tu refuses la petite friandise aux camarades?

—Prends garde, mouçeron!

—Faut pourtant pas laisser perdre ce nanan...

«Fais-en profiter au moins les chiens.

«Viens avec moi, et laisse-toi licher par eux... qué régal pour mon personnel!

«Tu verras ce coup de faubert, et après, tu seras aussi propre que les cuivres de l'habitacle.

—Zut! pour toi et pour tes sales cabots!

—Mossieu Dumasse, vous n'aimez pas les bêtes et vous avez tort.

«J'informerai, au retour, la Société protectrice des animaux, et vous n'aurez pas la médaille.

«Salut bien, cœur de banquise, de hummock, d'iceberg...

«Je conterai l'histoire à mes toutous et je les aguicherai après vos mollets.»

Mais le cuisinier, furieux de la plaisanterie et des minutes perdues, vient de s'enfuir en lui montrant le poing.

En attendant que leur maître-queux ait réparé le désordre de sa toilette, et improvisé un déjeuner de fortune, le capitaine et le docteur, encore tout chauds de la lutte engagée contre le pack, en arrivent, par une succession bien naturelle d'idées, à parler de la route qui doit les conduire au Pôle.

Tout en partageant absolument les idées de l'officier, le docteur, avec sa vieille expérience de voyageur au pays des glaces, avait peine à comprendre une telle hâte.

«Et l'autre! ripostait nerveusement d'Ambrieux, croyez-vous qu'il attende!

«Voyez-vous, docteur, je connais la ténacité allemande, et je suis sûr que mon rival met à profit tous les instants.

—Sans doute, mais il ne peut pas faire l'impossible, et les obstacles existent pour lui comme pour vous.

—C'est positivement pour cela que je veux, dès le début, essayer de le distancer, pour arriver à le battre, non pas d'une quantité dérisoire... de quelques minutes... d'un quart de degré... mais haut la main, en beau joueur!

—Si, par hasard, en sa qualité d'Allemand, il avait pris l'autre voie, celle qu'a si longtemps recommandée l'école dont feu Peterman était le grand inspirateur?

—Ce serait un bonheur pour nous, car il irait à un échec certain.

—Le croyez-vous?

—Autant qu'il est possible de s'en rapporter aux résultats obtenus par cent années d'une expérience chèrement acquise.

«Moi aussi j'avais devant moi deux routes,—je parle des mieux connues—celle entre le Groenland et la Nouvelle-Zemble, appelée route du Spitzberg, et celle du détroit de Smith, à l'extrémité de la mer de Baffin.

«J'ai consciencieusement étudié tout ce qui a été écrit sur la matière, et sans hésiter, j'ai choisi la seconde voie, celle que nous suivons.

«Voici pourquoi: c'est que depuis 1595, depuis Barentz, toutes les expéditions qui ont tenté de s'élever par la première, et elles sont nombreuses, ont été sans exception refoulées par les masses de glaces polaires dérivant constamment au Sud.

«A ce point que pas une seule n'a pu dépasser 80°.

—C'est parfaitement exact, car dans les années les plus favorables, c'est à peine si l'on a pu gagner cent milles au Nord.

—Donc, en dépit de l'engouement des géographes et des voyageurs allemands, dont mon patriotisme ne m'empêche pas de proclamer les mérites, cette route, à mon avis, doit être abandonnée.

«D'autant plus qu'elle ne laisse aucun espoir d'explorer une aire étendue, et que, en toutes circonstances, les découvertes accessoires en géologie, en botanique, en ethnologie, en géodésie ne sauraient être opérées.

«Voyez-vous, docteur, les faits sont là!

«Pensez donc que depuis cent vingt ans, les Russes, les Suédois, les Hollandais et les Anglais se sont heurtés constamment à une difficulté matérielle ne laissant pour ainsi dire aucun espoir.

«Jugez-en plutôt.

«En 1764, Vassili Tchitchakoff est brutalement arrêté par les glaces par 80° 26′. En 1773, les Anglais Phipps et Lutwidge, ayant à bord un volontaire qui devint notre ennemi acharné, Nelson, atteignirent 80° 30′. Puis, ce fut Buchan qui en 1818 arrive à 80°... Clavering et Sabine, immobilisés comme Phipps et Lutwidge à 80° 30′... Parry, incapable, en 1829, de dépasser 79° 33′.

«Exceptionnellement, les Suédois atteignent en 1868 la latitude 81° 42′. Mais cette même année, l'Allemand Karl Koldeway, commandant la Germania, s'arrête à 81° 5′, et en 1870 est pris dans les glaces par 77° 1′.

«Vous citerai-je enfin Leigh-Smith arrivant en 1871 à 81° 24′, alors que Scoresby, en 1806, montait à 81° 30′? Et l'échec du lieutenant suédois Palander... et celui plus récent de Leigh-Smith, qui par trois fois lutte en désespéré pour revenir vaincu?... Et cette terrible campagne du Tégetthoff commandé par des hommes comme le capitaine autrichien Weyprecht et l'intrépide lieutenant Payer! Un désastre, docteur... un désastre qui se termine par la perte du navire, sans autre résultat que de pouvoir dresser un cairn par 79° 61′.

«Donc, impossibilité reconnue, du moins jusqu'à présent, de s'élever plus haut que les Suédois en 1871.

—Cet historique est singulièrement éloquent, répond le docteur, et je comprends que vous n'ayez pas hésité...

—A choisir l'autre voie.

«Par le détroit de Smith, on a du moins la presque assurance d'atteindre les Eaux du Nord, impitoyablement barrées du côté du Spitzberg.

«C'est là un immense avantage, puisqu'on peut toujours ainsi s'élever de plusieurs degrés au Nord.

«Je ne vous ferai pas l'énumération des expéditions polaires entreprises de ce côté.

«Nous aurons occasion d'en parler au fur et à mesure que nous avancerons.

«Je vous dirai seulement comment je compte procéder, sauf modifications, suivant les exigences du moment.

«Vous savez que l'Eau du Nord s'étend, depuis la baie de Pond sur la côte occidentale, et s'en va vers le Nord-Ouest jusqu'au cap York.

—Parfaitement, capitaine, et les variations de ces eaux libres sont insignifiantes.

—Vous savez également qu'il y a, pour atteindre l'Eau du Nord, trois routes à travers la Glace du Milieu qui la borde au Midi.

«La première est celle que les baleiniers ont appelée le Passage du Nord. Il longe la côte du Groenland, et c'est, dit-on, le plus sûr.

«La seconde passe se trouve au centre de la baie, dans la masse en dérive. On l'appelle pour cette raison le Passage du Milieu. On ne doit le tenter que plus tard, quand on peut raisonnablement croire que les glaces de la baie de Melville sont brisées. La troisième enfin, appelée Passage du Sud, est le long de la côte Ouest de la baie de Baffin. On ne peut la franchir que plus tard encore, vers la fin de l'été, ou quand les vents du Sud ont longtemps soufflé.

«Puisque le Passage du Nord est plus sûr, je l'ai choisi, bien qu'il semble plus long, pour des voiliers s'entend.

«Chose indifférente pour nous qui montons un vapeur.

«Il fallait, autrefois, vingt-cinq jours pour franchir la baie de Melville, ce que fit le premier, en 1616, le vieux Baffin dans un rafiot de cinquante-cinq tonneaux.

«En 1874, la flotte à vapeur des baleiniers anglais mit deux jours.

«Comme la saison est peu avancée, peut-être serons-nous plus longtemps.

«Peu importe, d'ailleurs... l'essentiel est de passer, et nous passerons!... dussé-je user sur les packs l'éperon d'acier de la Gallia.

—Parbleu! répond le docteur qui, depuis la première attaque, ne doute plus de rien.

—Du reste, continue le capitaine, les glaces de la baie de Melville sont moins redoutables que je ne le croyais.

«Elles sont également plus légères que celles du Spitzberg où elles atteignent jusqu'à sept ou huit mètres d'épaisseur.

«Elles n'ont guère ici que deux mètres... Ce qui d'ailleurs suffit à mon ambition.

—Mais, capitaine, il me vient une idée, à propos du grand Pack du Spitzberg qui empêche les explorateurs de dépasser 80°.

—Dites, mon cher docteur.

—La route que nous suivons est la meilleure, je n'en disconviens pas; et pourtant, depuis près de soixante ans, malgré les plus vaillants efforts, on n'a même pas réussi à gagner un degré, c'est-à-dire, depuis Edouard Parry qui fut contraint de s'arrêter par 82° 45′.

—Sans doute; mais du moins les navires peuvent s'avancer beaucoup plus loin, comme le Polaris de l'Américain Hall qui, en 1871, put hiverner par 82° 16′, en un point que nul autre bâtiment n'avait jamais atteint.

«On est en droit de se demander jusqu'où fût allé, en traîneau, un homme de la trempe de Hall, quand la pusillanimité de son équipage et de son second Sydney Buddington le forcèrent à rétrograder.

«La voie du Nord n'était-elle pas ouverte aux traîneaux dont Hall appréciait si vivement les services?

«Voyez-vous, docteur, il est essentiel d'hiverner le plus loin possible dans la direction du Pôle, comme le comprit si bien sir Georges Nares qui put amener son navire, l'Alert en face le cap Sheridan, et 8′ plus loin que Hall conduisit le Polaris, c'est-à-dire par 82° 24′.

«De cette latitude élevée, le second du capitaine G. Nares, l'intrépide lieutenant Markham, put piquer en traîneau droit au Nord et arriver, le 12 mai 1876, après une marche terrible de trente-neuf jours, à 83° 20′, là où jamais voyageur n'avait posé le pied.

«C'est ce qu'avait également senti le lieutenant américain Greely dont l'expédition, si féconde en résultats de toute sorte, fut malheureusement frappée de revers affreux.

«N'ayant pas de navire à lui, Greely se fit conduire avec ses hommes et son matériel, par le vapeur Proteus, jusqu'à la baie de la Discovery, ainsi nommée en souvenir de l'hivernage du second navire de sir Georges Nares.

«Puis Greely, s'installa bravement avec son personnel par 81° 44′ pendant que le Proteus retournait en Amérique avec promesse de revenir, au bout de trois ans, chercher l'expédition.

«S'étant ainsi condamné à un exil volontaire de trente-six mois, le vaillant officier fit bâtir Fort Conger, pour les besoins de l'hivernage, et attendit patiemment la saison de 1881 pour commencer les explorations.

«Secondé par des hommes admirables, votre collègue, notre infortuné compatriote, le docteur Pavy, et surtout l'héroïque lieutenant Lockwood, et des sous-officiers de son régiment, le Signal-Corps, on peut dire qu'il accomplit des merveilles.

«C'est ainsi, notamment, que Lockwood put arriver, en traîneau, jusqu'à 83° 23′, dépassant de 3′ le lieutenant Markham, en enlevant aux Anglais une victoire si chèrement conquise sur tous leurs devanciers.

«Par malheur, Lockwood, qui n'était pas à bout de vivres et moins encore d'énergie, fut arrêté par les eaux libres.

«Là, où sir Georges Nares avait trouvé les blocs informes et monstrueux, s'étendant à perte de vue sur les flots invisibles d'une mer qu'il croyait à jamais emprisonnée, au point qu'il lui donna le nom d'océan Paléocrystique, Lockwood rencontra des passes navigables... et il n'avait que son traîneau!

«Qui peut prévoir jusqu'où il se fût avancé, s'il eût seulement disposé d'un misérable canot groenlandais!

—Il est évident qu'une pareille contradiction donne fort à penser.

«Cette région mystérieuse est véritablement féconde en surprises.

«On ne peut en effet taxer de légèreté un observateur aussi expérimenté, aussi consciencieux que le commodore anglais...

«Il a réellement constaté la présence de glaces dont la structure, le volume, la contexture indiquaient une formation très ancienne... il a cru de bonne foi qu'elles étaient là depuis des siècles, et supposé, selon toute vraisemblance, qu'elles y resteraient indéfiniment...

—Et six ans après, elles n'existaient plus!

—De telle façon que Markham et Lockwood sont immobilisés presque au même point, le premier par d'infranchissables hummocks, alors qu'il espérait trouver les eaux libres, le second par ces mêmes eaux libres, alors que, confiant dans l'affirmation de sir Georges Nares, il croyait continuer son voyage sur le champ de glace!

—Que comptez-vous faire?

—Ce double échec renferme un enseignement que je n'oublierai pas.

«J'aviserai en temps opportun, et je m'arrangerai, vous pouvez m'en croire, de façon à passer là où l'Anglais et l'Américain ont dû rétrograder.

«Vous verrez cela, docteur, ou la glace polaire sera mon tombeau.»

VII

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