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Les français au pôle Nord

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Alors Oûgiouk fait claquer la terrible lanière.

L'argument est sans réplique et manque rarement son effet.

S'il se trouve un délinquant par trop dur d'oreille, le capitaine met en mouvement sa garde d'honneur, ses fidèles qui ne discutent jamais la consigne.

—Ho!... Bélisaire!... Cabo!... Pompon!... Ramonat!... Ho!... là!... mes petits chiens!... allez chercher... en patrouille!...

L'escouade pousse un cri retentissant, prend la piste et s'élance. On entend au loin le bruit d'une lutte bruyante, et bientôt le retardataire tiraillé, poussé, mordu au besoin, revient piteux, la queue basse, entre les quatre gendarmes, que le Parisien appelle plaisamment ses «brassés-carrés».

Depuis qu'ils sont confiés à ses soins, le Parisien, avec une patience et une ingéniosité sans égale, a su les dresser au point d'en faire de véritables chiens savants.

Chose singulière, l'intelligence de ces animaux à demi sauvages, roués de coups avec une brutalité inouïe, à peine nourris quand ils quittèrent Julianeshaab, s'est développée avec une incroyable rapidité.

Le Parisien, il est vrai, s'est occupé d'eux à tout moment, après les avoir pris en affection dès le premier jour.

Non pas qu'ils soient plus beaux et plus intelligents que les autres, du moins à première vue.

Bélisaire est un roquet poivre et sel qui a l'air aveugle, avec ses yeux vairons. Pompon est tout blanc, et frisé comme... un pompon, et Ramonat est tout noir, naturellement. Quant à Cabo, c'est un grand mâtin rageur qui exerce sur ses congénères une autorité incontestée.

Leur éducation est presque terminée. Leur maître attend l'occasion d'une grande fête pour montrer à l'équipage leur savoir-faire. Il paraît que le spectacle des chiens présentés en liberté par M. Farin, artiste lyrique, sera surprenant.

Quoique l'artiste en question s'entoure du plus profond mystère, le secret a vaguement transpiré. On s'attend à des merveilles.

... La promenade a duré une heure. Pas de mauvaise rencontre pour cette fois.

Les chiens, avant de réintégrer leur domicile, viennent boire sous la tente, une ample rasade d'eau bien claire produite par la fusion de la glace, et les hommes regagnent le poste où ils arrivent fumants comme des chaudières en ébullition.

V

Encore et toujours la dérive.—Comment Plume-au-Vent interprète l'histoire.—Imprudence.—Congestion.—Constant Guignard perd son nez, mais retrouve sa prime.—Surveillez vos nez!—Effet du froid sur les verres de lunettes.—La corvée de glace et le tonneau du porteur d'eau.—Le garde-manger en plein air.—Solitude.—Alertes.—Quitte pour la peur.—Nouvelles incartades du pack.

Avec novembre sont arrivés ces grands crépuscules produisant d'indescriptibles effets de lumière et d'ombre, que l'on ne rencontre que sous le ciel boréal.

Le froid oscille entre −28° et −35°. Il est encore supportable, dans les conditions où se trouvent les hivernants, mais on commence à souffrir de ses rigueurs, après une station prolongée au dehors.

Chose étonnante, le thermomètre s'abaisse dès que le vent souffle du sud-ouest. Il remonte, au contraire, aussitôt que la bise vient du nord.

Y aurait-il donc réellement là-bas de vastes étendues d'eau libre, au-dessus desquelles flotterait une atmosphère moins dure, moins inclémente?

La dérive qui entraîne le pack et les deux navires à travers les espaces jusqu'alors inexplorés, continue toujours. Mais ce phénomène de translation, exaspérant dans son irrésistible et tenace lenteur, s'est peu à peu modifié sans cause apparente.

Après être peu à peu descendue au quatre-vingt-troisième parallèle, jusqu'à une faible distance du cap Colon, la banquise s'est élevée en coupant le soixante-dixième méridien de latitude ouest. Puis ce mouvement ne s'est plus arrêté. Les vaisseaux maintenant remontent vers le nord nord-ouest, et atteignent enfin le quatre-vingt-quatrième parallèle, où jamais navire et traîneau ne se sont avancés.

La latitude fournie au capitaine de la Gallia par une hauteur d'étoile a donné 84° 6′ 15″. La longitude est exactement 72° 20′.

Ainsi la dérive, après avoir fait perdre aux explorateurs une distance assez considérable, leur procure, en fin de compte, le bénéfice de 1° 12′ et une fraction infime. Bien qu'elle soit ininterrompue, sa vitesse est essentiellement variable et soumise à la direction des vents. Ainsi soufflent-ils du sud ou du sud-ouest, le pack se déplace d'environ dix mille en vingt-quatre heures. Soufflent-ils du Nord, sa course quotidienne est seulement de trois ou quatre milles.

Cela se comprend très facilement du reste. L'énorme radeau de glace recevant du courant océanique une impulsion dans un sens quelconque, cette impulsion se trouve retardée ou accélérée, selon que le vent souffle de l'avant ou de l'arrière sur son énorme masse.

Aussi les matelots français qui jadis chargeaient de malédictions le courant polaire, commencent à bénir son intervention.

Constant Guignard, surtout, ne se sent pas de joie. Pensez donc: le quatre-vingt-quatrième degré de latitude est franchi, et la haute paye du Normand parcimonieux s'élève d'autant.

Nul comme lui n'est préoccupé du point, de la vitesse de la dérive, de l'influence de la brise et en général des causes pouvant influencer en marche de la banquise.

—Prends garde, matelot, ne cesse de lui répéter le Parisien, l'avarice te perdra.

—A pas peur! riposte le Normand ravi d'apprendre qu'il gagne dix francs par jour de boni, sans même remuer le petit doigt.

«Arrive qui plante, l'argent est toujours l'argent.

—J'te dis, moi, que tout va trop bien pour toi, et qu'il faut te défier de la chance.

«Vois-tu, dans la vie, tout se paye.

—Tout se paye... ben sûr... même le tabac et la chandelle... mais avec de l'argent.

«Donc, faut de l'argent.

—Tu ne me comprends pas.

«Je veux te dire que, dans l'existence, un malheur fait généralement contrepoids à un bonheur.

«Tiens, à propos de gens trop riches ou trop heureux, écoute une histoire.

«Il était une fois un roi, un empereur, ou un pape, je ne sais plus au juste; p'têt'e ben le grand Napoléon ou un empereur d'Amérique, bref un grand personnage de l'antiquité. Tout lui arrivait si tellement bien à point, il était si opulent et si veinard que ça l'épouvantait, et qu'il se disait: Gare à la guigne!

«Tracassé au point d'être malheureux à force de prospérité, il pensa qu'il faudrait faire un sacrifice à la fortune afin de conjurer par avance le mauvais œil. Pour lors, il jette dans les fins fonds de la mer, par cent mille brasses de fond, sa bague d'empereur à laquelle il tenait beaucoup, et qui valait au moins cinquante millions.

—Il aurait mieux fait de la donner à un gabier de la flotte.

—Possible!... mais écoute la suite.

«Or donc, mon particulier—je me souviens maintenant que c'était le grand Napoléon—est toujours si tellement chançard, que la veine le persécute... oh! mais à devenir fou.

«Un beau matin, sa bonne lui apporte une sole frite qu'embaumait, fallait voir!

«Naturellement y s'met à manger comme un homme pressé de retourner à la bataille, et crac!... se casse deux dents sur un quéque chose que la sole avait dans le ventre!

«C'était sa bague!... t'entends, sa bague avalée par le poisson que des pêcheurs trouvent dans leur filet, et qui lui arrive tout frais pour sauter dans la poêle.

«Ma foi! ce bonheur insolent lui tourne la bile et lui met la cervelle à l'envers au point que rien ne lui réussit plus.

«A preuve que l'année suivante il est pris par les Anglais pendant la campagne de Russie, et jeté à Sainte-Hélène, un rocher d'enfer où il est resté amarré par une jambe à une chaîne pesant plus de cent livres, pendant vingt-cinq ans!

«Eh! ben, quéque tu dis de ça?

—J'dis rin! vu que j'suis pas empereur, que j'ai pas de bague de cinquante millions, ni de cuisinière et point davantage de sole frite à manger.

—C'est bon! qui vivra verra, riposte aigrement le Parisien vexé dans son amour-propre de narrateur et de moraliste.»

Certes, il ne croyait pas si bien dire.

Pendant deux jours il y eut un léger brouillard blanchâtre qui, malgré son peu de densité, empêcha néanmoins les observations astronomiques. Dévoré par la convoitise et craignant que le pack ne reprît sa marche rétrograde, Constant Guignard multipliait les allées et venues du poste au pont du navire et réciproquement.

—Où que tu vas encore? lui demandait son camarade.

—Voir si le temps est clair, pour prévenir le capitaine qu'il peut fusiller les étoiles et calculer son point.

—Tu finiras par te faire geler...

«Vois donc: y fait un temps à pas mettre un «brassé-carré» dehors.

—As pas peur!... ça me connaît, la fraid!»

La dernière absence fut plus longue que les autres. Le temps paraissant vouloir s'éclaircir, Guignard demeura près d'un quart d'heure immobile, au pied du grand mât, le visage exposé aux furieuses morsures de la bise polaire.

Ayant enfin aperçu quelques étoiles, il rentre dans le poste sans avoir la précaution de séjourner dans la tente et s'écrie, d'une voix toute changée:

—Capitaine, le ciel est clair... on voit des... des...

Et brusquement, saisi par la chaleur, il chancelle, et va s'abattre sur un banc.

Le docteur s'élance vers lui, le soulève, examine sa figure et s'écrie:

—Mais il a le nez gelé!

Vite! deux hommes... un falot!

Vite! deux hommes... un falot!

«Portez-le sous la tente... bien!... maintenant de la neige...»

Déshabillé en un tour de main, le patient apparaît livide, exsangue et rigide comme un homme de pierre.

La face est tuméfiée, violette, sous le givre qui s'attache à la barbe, aux cils et aux sourcils; mais le nez blafard pareil à du plâtre, se détache singulièrement, au milieu de ce masque hypérémié.

—Frictionnez le corps à tour de bras, avec de la neige, continue le docteur.

«Moi, je me charge de la figure.

Après un quart d'heure d'efforts, le pauvre diable astiqué comme un morceau de métal par les rudes mains de ses compagnons, se débat faiblement, et recouvre peu à peu la voix.

—Où diable! que j'sis donc?...

«Drôle!... ça!... j'me rappelle de rin?...

«J'ai été foudroyé par la fraid...

—Eh bien! ça va? demande le docteur essoufflé de l'exercice.

—Un miot (peu), monsieur... sauf que j'sens plus mon nez.

«Nom d'un d'là... s'rait-t'y pas gelé?

—Allons! silence... on va vous mettre au lit, et demain vous serez sur pied.

«Mais, une autre fois, ne commettez pas de pareilles imprudences, sans quoi, mon cher garçon, vous irez toucher votre boni sous la banquise.

—Et mon nez, monsieur le docteur?

—Nous en reparlerons plus tard, dit évasivement le médecin.»

Vingt-quatre heures après, le Normand pouvait en effet quitter son hamac, mais son nez, jadis exigu, avait pris les dimensions et la couleur d'une aubergine.

En raison de ce développement, l'organe devint le siège de douleurs alternant avec des démangeaisons intenses, puis il entra en suppuration, se fendilla, et finalement désenfla sous l'influence des révulsifs appliqués par le docteur.

Au bout de quinze jours il était à peu près guéri, mais se trouvait hélas! diminué de moitié. La gelure trop intense avait mortifié tout le bout de l'appendice, qui devait rester atrocement camard jusqu'à la mort de son propriétaire.

Il fut en revanche nanti pour longtemps d'un superbe coloris violet qui le faisait ressembler à un bigarreau planté dans un fromage à la crème.

Comme compensation, Constant Guignard apprit que la banquise allait toujours vers le Nord et que sa haute paye s'augmentait d'autant.

Plus heureux que Polycrate, tyran de Samos, dont le Parisien avait si drôlement travesti la légende, l'avaricieux Bas-Normand se consola en pensant qu'il pouvait lui arriver pis encore, et que les écus s'amassaient tout seuls.

Avant cet incident qui eût pu plonger dans le deuil, l'équipage de la Gallia, les matelots, avec leur légèreté de grands enfants, étaient tentés de crier à l'exagération, lorsque leurs officiers les entouraient de précautions poussées jusqu'à la minutie.

Ils devinrent un peu plus soucieux de leur santé, tant ils furent impressionnés par cette congestion foudroyante.

Du reste, défense formelle fut faite à chacun de séjourner au dehors et de sortir seul, ne fût-ce qu'un moment. De cette façon, il fut facile aux hommes de se surveiller mutuellement et de reconnaître sur le visage des camarades les premiers symptômes de gelure, dont la victime ne s'aperçoit jamais que trop tard.

Le nez est toujours le premier atteint par la terrible morsure du froid. Il devient blanchâtre, exsangue, insensible, et sous peine d'être mortifié comme celui du pauvre Guignard, il faut, sans tarder, le frictionner avec de la neige.

Aussi, la recommandation qui ne manquait jamais, au moment de partir en corvée, se formulait-elle invariablement par ces mots:

—Surveillez vos nez!

Les nez de l'équipage devinrent, en conséquence, une sorte de propriété indivise à laquelle chacune se trouva dès lors intéressé, et le dicton: «Gare à ton nez» vint s'ajouter à celui de: «Faisons du carbone».

Enfin, pour plus de précaution, le docteur enduisit chaque appendice d'une couche de collodion iodé qui raffermit l'épiderme gercé par des commencements de congélation antérieure et agit comme isolant contre les accidents à venir. Et rien n'était bizarre comme cette collection de nez luisants, cornés, enluminés, rappelant une collection de masques de mardi gras.

Les paupières devinrent également le siège d'inflammations douloureuses causées par les glaçons qui se collaient aux cils et attaquaient à la longue la conjonctive. Bien que le faible rayonnement des lueurs crépusculaires eût rendu l'usage des lunettes superflu, on les avait conservées pour interposer entre le vent et le globe oculaire une sorte d'écran protecteur. Il fallut bientôt y renoncer, car l'évaporation de l'œil couvrait, en quelques instants, les verres d'une croûte aussi opaque que celle des fenêtres enduites de givre.

Là encore il fallut redoubler d'attention et se prêter mutuellement assistance pour débarrasser, en temps opportun, les paupières des adhérences du givre.

La pompe fournit toujours de l'eau de mer pour la douche quotidienne à laquelle on s'est à la longue habitué. Mais il faut de l'eau douce pour la cuisine, les boissons et le lavage du linge de corps.

Cette eau est produite par l'évaporation de la glace.

Mais, de même qu'il y a fagots et fagots, il y a également glace douce et glace salée.

Celle provenant de la mer et gelée sur place est aussi salée que les flots eux-mêmes et conséquemment inutilisable. Les Anglais, qui ont presque exclusivement collaboré au vocabulaire arctique, la nomment: floeberg.

Par contre, celle qui vient des glaciers, produits comme on sait par les névés, est douce et d'une teinte plus franchement azurée. Elle est amenée par la dérive et compose exclusivement les icebergs.

Or le pack, aux environs de la Gallia, étant formé de floebergs, il faut aller chercher, à près d'un mille, celle qui est nécessaire à l'approvisionnement du navire. Il y a là un gisement inépuisable d'icebergs.

On pourrait employer, il est vrai, la neige. Mais le capitaine voulant tenir son monde et ses bêtes en haleine, a trouvé, dans ce voyage quotidien, le prétexte à un exercice corporel des plus salutaires.

En conséquence, un traîneau, dénommé pour ce motif «la voiture du porteur d'eau», est attelé de dix chiens, et envoyé à «la Dhuys» escorté de quatre hommes armés de carabines.

Les chiens, heureux de quitter l'abri où ils se morfondent après la promenade, accomplissent leur tâche avec un entrain magnifique. On dirait qu'ils sentent réellement que cette corvée les endurcit aux fatigues à venir, d'autant plus rudes au début, que le farniente aurait été plus complet pendant l'hivernage.

Les hommes de leur côté apprennent comment il faut les conduire, les aider, les soigner. Ils savent comment débute l'engravée des pattes et les soins nécessités dès la première heure par cette affection qui peut devenir incurable, si elle n'est combattue en temps opportun. Des lotions quotidiennes à l'alcool, suivies d'une application de collodion et complétées par l'enveloppement de la partie malade avec de la flanelle, sont à la fois le meilleur préventif et le curatif par excellence.

Un chien se trouve-t-il pris de courbature ou de congestion, vite on lui tire, selon la méthode esquimaude, un peu de sang par les oreilles ou la queue.

La conduite du traîneau, surtout quand il est chargé, demande une certaine expérience que seule peut conférer l'habitude.

Aujourd'hui, le chemin suivi par le tonneau du porteur d'eau pour se rendre du navire à la Dhuys est à peu près praticable. Mais, au commencement, quelle incohérente succession de casse-cou!

A l'aller, il n'y avait que demi-mal. Et même les hommes devaient modérer l'allure des chiens qui s'emballaient comme des bêtes folles, et faisaient voler derrière eux le traîneau vide.

Mais, au retour, quand le porteur d'eau ramenait un quintal de glace! Un conducteur se tenait en tête, et guidait l'attelage avec son fouet, à travers les hummocks et les glaces raboteuses. Les autres hommes de corvée se tenaient à droite, à gauche et en arrière du traîneau pour le soulever d'un bord ou de l'autre, quand un bloc venait caler un des patins. Le véhicule tiraillé, poussé, arraché, s'avançait en basculant, toujours prêt à chavirer, jusqu'à ce que, butant sur des hérissements de pointes anguleuses, il s'arrêtait, figé sur place.

Reconnaissant l'inutilité de leurs efforts, les chiens faisaient tête en queue, s'asseyaient sur leur derrière et regardaient narquoisement les marins, comme pour leur dire: «Allons, souquez, vous, les hommes!»

Et les hommes passaient à l'avant, empoignaient les courroies de halage et tiraient comme des cabestans en criant à tue-tête:

—Hisse-la!... oh hisse!

On progressait ainsi par «étapes» de deux ou trois mètres, jusqu'à ce que l'obstacle fût franchi, et l'on recommençait, indéfiniment.

A la longue, la voie s'est améliorée, par l'usage incessant du pic et du ciseau à glace, et le voyage s'accomplit avec assez de facilité.

Mais les ours, dont l'odorat est doué d'une incomparable subtilité, ont fini par éventer de très loin les émanations des matelots et de leurs chiens. On les voit errer comme des spectres sur la plaine blanche, et se rapprocher peu à peu, talonnés par la fringale qui leur tord les entrailles.

Au début, ils se tenaient à une distance respectueuse, mais, enhardis par un faux semblant d'impunité, ils devinrent plus audacieux, et firent mine d'attaquer.

Pardieu! on ne demandait pas autre chose, et il y eut de rudes batailles invariablement terminées par le meurtre de l'assaillant.

Aussi, quelle joie de revenir avec cinq ou six cents kilogrammes de viande fraîche.

Vite! au plus pressé. On culbutait le bloc de glace. Le plantigrade était hissé sur le traîneau et aussitôt à bord, la curée commençait.

Le garde-manger fut ainsi renouvelé de temps en temps, à la grande joie des chiens qui faisaient une ripaille monstre, et des hommes dont l'organisme avait besoin de vivres frais.

Quant au procédé de conservation, il est des plus élémentaires. Le gibier, dépouillé de sa fourrure et dépecé par quartiers, est tout simplement accroché en plein air, à l'extrémité d'une vergue.

Les morceaux gelés à fond, et devenus aussi durs que la pierre, se balancent, à l'abri des griffes et des crocs des maraudeurs, et préservés de la putréfaction par le froid, cet incomparable embaumeur.

Entre temps,Oûgiouk, un peu relégué au second plan pendant cette période d'immobilité, ou plutôt de claustration, harponne un phoque venu pour respirer au fond d'une faille qui surgit inopinément dans la banquise.

Oûgiouk harponne un phoque...

Le phoque est le bienvenu comme l'ours, auquel il va tenir compagnie, dans le gréement, jusqu'au jour où maître Dumas, armé d'une hache et d'une scie vient enlever la quantité nécessaire au repas.

Et c'est ainsi qu'on vit à bord du navire français, en faisant alterner, avec des exercices variés, des lectures, des conférences, de substantiels entretiens, des chansons, qui rompent la monotonie du rude hiver et tiennent le personnel en haleine.

La santé est toujours bonne, grâce à l'hygiène rigoureuse observée par chacun. Sauf des cas peu graves de gelure, tout va bien.

Des Allemands, pas de nouvelles. On aperçoit, dans le lointain, quand la lune est bien claire, l'ombre de leur navire. Mais on ne les rencontre jamais. Ils évoluent vers le sud, pendant que les Français vaquent à leurs affaires du côté du Nord. Il semble résulter d'un accord tacite qu'on doive s'éviter soigneusement. C'est le meilleur moyen de ne pas donner lieu à des conflits qui finiraient par s'élever entre les deux équipages.

Somme toute, on vit à mille mètres de distance comme si l'on se trouvait à mille lieues.

Néanmoins, on s'observe, car à mainte reprise, les Français munis de lorgnettes ont vu, quand le soleil éclairait encore la région, leurs voisins les examiner aussi.

Mais depuis que les ténèbres ont remplacé les crépuscules d'hiver, l'obscurité a rendu cet éloignement plus complet encore s'il est possible.

Somme toute, on serait aussi heureux que peuvent l'être des hivernants auxquels rien ne manque, n'étaient la continuité de la dérive et surtout l'incessant travail de la banquise.

On s'inquiète, d'une part si le mouvement s'accentue au Nord, et l'on appréhende toujours qu'il ne se modifie. D'autre part, le tapage infernal des glaçons agités par les courants excite de perpétuelles alarmes. Impossible de s'habituer à ces brusques trépidations qui secouent le navire, comme un édifice ébranlé par un tremblement de terre. Il y a souvent par jour trois ou quatre alertes, pendant lesquelles on se demande si la goélette ne sera pas écrasée par l'entassement de blocs soulevés, puis comprimés avec une force irrésistible.

Une nuit, c'était le 10 novembre, on crut réellement que la dernière heure était arrivée. Un craquement terrible se fait entendre après une série de soubresauts qui agitent la mâture et font dégringoler bruyamment les stalactites. Puis des coups sourds, comme les pulsations des vagues cherchant issue. Un ronflement analogue à celui que produit une machine à vapeur surchauffée emplit le navire agité de brusques saccades.

En un clin d'œil, tout le monde accourt sur le pont, malgré les officiers qui s'époumonnent à crier:

—Prenez garde aux congestions!

Un tumulte épouvantable, suivi de sifflements, couvre leur voix. Puis un clapotis sinistre, suivi d'un bruit caractéristique de ressac. La mer, comprimée sous la pesante enveloppe de glace, a fini par se faire jour en un point où le pack est plus faible. Un pan tout entier se soulève avec un fracas de tonnerre, se dresse à pic, se balance un moment au sommet de la lame sourde qui surgit de l'ouverture béante, et s'écroule à vingt mètres de l'arrière.

Deux ou trois vagues échevelées, furieuses, se succèdent et s'étalent en grondant au milieu des hummocks, et bientôt, saisies par le froid, se cristallisent en une couche unie qui luit comme un miroir, sous la pâle clarté de la lune.

En moins d'une heure, la banquise est nivelée à perte de vue par cet étrange ras de marée. A ce point que la couche de neige, les dépressions et les protubérances ne dépassant pas un mètre se trouvaient submergées, puis emprisonnées sous une jeune glace d'où émergent de loin en loin, comme des îlots, les blanches pointes des hummocks et des icebergs.

Et chacun frémit, à la pensée que cet effondrement pouvait se produire au point exact où le navire se trouve scellé.

Fort heureusement les révoltes de la mer captive n'ont pas souvent cette violence et cette soudaineté.

Ses protestations sont plus bruyantes que redoutables et se bornent à un vacarme infernal. Mais les appréhensions qu'elles causent aux marins édifiés sur leur irrésistible puissance, n'en sont pas moins vives.

Quelque vaillants qu'ils soient, ce fracas dont la sonorité s'exaspère depuis la recrudescence du froid, les émeut d'autant plus, qu'ils se trouvent condamnés à une immobilité complète, et à une impuissance dont les ténèbres augmentent encore l'énervante passivité.

L'alerte est passée. Les bruits s'apaisent peu à peu, comme ceux d'un volcan qui a vomi sa lave et ses scories.

L'équipage transi retourne au poste, moins deux hommes demeurés en faction sur le pont éclairé d'un falot. Les sentinelles fument leur pipe et marchent à grandes enjambées au milieu d'une épaisse vapeur.

Une heure se passe. Au moment où ils vont aller éveiller doux camarades pour prendre la garde à leur place, on voit dans le lointain des silhouettes errantes.

—Eh! les hommes, des ours! crie l'un d'eux en heurtant du poing la porte du dortoir.

—Le Diable les emporte! il fait si bon dormir!

—Allons! houst!... à la viande.

Si les rôdeurs sont par trop affamés, ils attaquent et paient de leur vie leur témérité. Sinon ils randonnent autour de la goélette avec des attitudes effarées d'un comique achevé.

Une autre fois, le calme est à peine rétabli, que la coque du vaisseau se met à gémir. Les dormeurs, connaissant la signification de cette plainte, s'éveillent brusquement.

Au loin le pack ronronne en notes basses. La coque grince plus fort et craque de bout en bout. Le ronron du pack va crescendo. Il se rapproche et augmente d'intensité. C'est maintenant une sorte de mugissement sourd de marée brisant sur les galets.

La pression devient plus forte et les glaces s'écrasent autour du navire avec des sifflements de vapeur fusant sous des soupapes.

Le formidable grondement jaillit en rafales et entoure les hivernants d'un véritable ouragan où se confondent les bruits les plus incohérents. On dirait des milliers de chariots pesamment chargés qui roulent sur des routes mal pavées, des cris d'animaux, des hurlements de vent dans des ravins, des glapissements comparables à ceux des sirènes à vapeur...

Au moment où ce concert infernal emplit les airs de son épouvantable vacarme, la pression est à son maximum.

Le vaillant bâtiment résiste comme un bloc au milieu des fêlures concentriques rayonnant autour de lui.

Les saccades se multiplient brusquement, par à-coups. Puis un dernier et plus terrible craquement. Quelques raies noires balafrent au hasard la neige en lézardes au fond desquelles on entend le clapotis bien connu. De nouveaux abîmes s'ouvrent et se referment soudain, sous l'effort des pressions latérales.

Toutes les stratifications accidentelles, tous les blocs chancelants dressés en équilibre instable pendant le cataclysme s'écroulent avec fracas, comme des pans démantelés.

On entend, pendant deux ou trois minutes quelques murmures, dernières protestations de la matière en révolte, puis le calme renaît.

Pour combien de temps?

VI

Effets du froid.—Son action déprimante sur les hommes.—Debout au quart.—Célébration du jour de l'an.—Un programme séduisant.—Représentation de jour donnée pendant la nuit.—Ne pas confondre midi avec minuit.—Assaut d'armes.—Guignard et son Sosie.—Chiens savants.—Boniment.—Les prouesses de Dumas.—Les Deux Aveugles.—Succès inouï.—La Vieille-Alsace.—Espérance.

Jusqu'au 23 décembre, le soleil, bien qu'abaissé de quatorze degrés et demi au-dessous de l'horizon, émettait encore, une fois en vingt-quatre heures, et par rayonnement, une vague lueur verdâtre aussitôt évanouie qu'apparue.

Cette «aube» fugitive, à peine entrevue pendant cinq minutes, comme une ligne un peu moins sombre sur l'horizon noir, constituait pour les hivernants le jour polaire.

Tout n'était donc pas mort, puisque la nature essayait encore de soulever là-bas un coin de son suaire, et d'attester un reste de vitalité expirante.

Cette tache livide, cet atome de lumière, insaisissable comme le soupir d'un moribond qui ternit à peine la face d'un miroir, c'était encore la vie.

Le 24, à midi, rien n'apparut! le soleil ayant atteint sa position la plus méridionale.

Sur l'enfer des glaces plane définitivement l'enfer des ténèbres.

Le froid, déjà si rigoureux précédemment, est devenu atroce.

Par bonheur, aucun souffle n'agite l'air qui est d'une sérénité merveilleuse. Si de pareilles températures s'accompagnaient de vent, nulle créature humaine n'y résisterait.

Depuis quatre jours, le thermomètre à alcool marque −46° centigrades. A −42° ceux à mercure sont restés gelés!

Et l'on s'attend à voir plus tard la dépression s'accentuer encore!

Que sera-ce?... grand Dieu!

Déjà le feu semble avoir perdu sa chaleur, et les choses d'usage courant sont l'objet de transformations inattendues.

Le calorifère chauffé à blanc nuit et jour est impuissant à maintenir la température dans le poste. N'était la façon ingénieuse dont le navire a été agencé, avec double cloison, revêtement de feutre, interposition de sciure de bois, les hommes, à la longue, gèleraient sur place.

Dès que la porte s'entr'ouvre, un tourbillon de vapeur, qui se résout en légers flocons de neige envahit la coursive. L'homme qui arrive du dehors apparaît comme dans un nuage, et si une goutte d'eau tombe sur ses vêtements, elle se change en une perle de glace.

Un livre quand on l'ouvre, un linge quand on le déplie, fument comme s'ils brûlaient.

La viande se débite à la scie et à la hache. Elle a pris la consistance du bois. De son côté, le bois, quand on le travaille au couteau, est devenu aussi dur que l'os. Il ébrèche les meilleures lames qui, du reste, sont cassantes comme verre.

Le pain est aussi ferme que de la brique et résiste aux efforts de mastication les plus violents.

Fumeurs enragés, les hommes ont toutes les peines à satisfaire leur passion. La sécheresse de l'atmosphère est telle que le tabac tombe en miettes et se réduit en poussière. Une pipe chargée avec ces corpuscules tire mal et s'éteint comme une allumette de la défunte régie. Un cigare grésille et meurt étouffé sous les glaçons qui hérissent barbes et moustaches.

Impossible de toucher, sans être ganté, les instruments et les outils en métal dont le contact produit sur la peau l'effet d'une brûlure.

Le beurre et le saindoux, réduits à l'état oléagineux sous l'équateur, sont durs comme du silex. L'huile a la consistance de la glace, et le rhum s'épaissit comme du sirop. L'acide azotique se prend en une substance qui ressemble au lard et l'eau-de-vie ordinaire se solidifie en moins d'une heure.

L'essence de térébenthine reste liquide, mais donne naissance à un sédiment. L'éther et le chloroforme restent également liquides, mais tiennent en suspension, le premier des cristaux, le second de fines aiguilles. Quatre parties d'alcool et une partie d'eau ne se congèlent pas, mais semblent s'épaissir.

L'acide chlorhydrique et l'alcool rectifié sont les seuls à ne pas manifester une modification quelconque dans leurs propriétés physiques.

... On affirme volontiers que les chaleurs excessives amollissent l'homme et le rendent paresseux, tandis que le froid l'excite et l'aguerrit.

Peut-être celui des régions moins inclémentes que celles occupées par nos hivernants, car ceux-ci peuvent, en raison de ce qu'ils ressentent, formuler d'étranges réserves, au sujet du froid polaire.

S'il agit d'abord comme excitant sur la volonté, il ne tarde pas à produire une invincible atonie. Quand il a subi pendant un certain temps l'action déprimante de ce climat terrible, l'homme se sent gagné par une sorte d'ivresse morne. Ses mâchoires tremblent et s'engourdissent, sa langue s'empâte; il n'articule plus les mots qu'avec difficulté, ses mouvements deviennent incertains, ses yeux se troublent, son oreille devient dure, son corps est lourd, son esprit obtus et il vit dans une sorte de torpeur intellectuelle et morale qui le rend incapable d'effort et de pensée.

Seuls, Oûgiouk, l'homme à demi sauvage des glaciers hyperboréens, et les chiens, ses compagnons habituels, supportent sans défaillance les implacables rigueurs de cet enfer.

Le digne Groenlandais boit et mange comme un gouffre et évolue au milieu des frimas, comme son compatriote, l'ours arctique.

Les chiens conservent toute leur vivacité. Ils cabriolent et frétillent dans la neige avec un entrain magnifique, et semblent s'apercevoir seulement du froid quand ils sont immobiles sur leurs pattes. On les voit alors lever alternativement les pieds, comme si le contact du sol leur faisait éprouver la sensation de brûlure provenant de ce froid intense.

Aussi, pour combattre cette action débilitante qui, parfois, menace d'abattre les plus énergiques, le capitaine multiplie les exercices physiques et les distractions morales. Pour compenser les pertes subies par les organismes, il fait augmenter les rations, et veille à la rigoureuse observance des prescriptions hygiéniques.

Quand un homme paraît céder à la torpeur et demande comme une grâce à être exempté d'une corvée, le capitaine lui cite à titre d'exemple le cuisinier Dumas, de beaucoup plus occupé depuis l'hivernage. Dumas, qui n'a pas un instant de trêve, se porte comme un charme et déclare volontiers que ce saut de la Cannebière au voisinage du Pôle ne l'incommode pas.

Toujours le premier debout, toujours le dernier couché, il va, il vient, il tripote autour de son fourneau, coupe la viande, fait fondre la glace, prépare le thé, fait bouillir sa marmite, surveille son rata, fume comme un Suisse, siffle comme un loriot et trouve encore le temps de combattre les ours.

Dumas surveille son rata, fume comme un Suisse

Levé dès cinq heures, il allume sa lampe à alcool, apprête le repas du matin, et au coup de six heures pénètre dans le dortoir.

—Capitaine, il est six heures, dit-il de sa voix retentissante.

«Allons, les hommes, debout au quart!... debout!... debout!... debouttt!...»

On entend un concert de bâillements, et chaque dormeur semble s'incruster sous sa fourrure.

—Deboutt!... reprend le cuisinier d'un ton qui ne souffre pas de réplique.

«Debouttt!... ou je largue les hamacs.»

Comme on le sait homme à exécuter cette menace, et à culbuter les récalcitrants, on s'arrache en grommelant du nid bien tiède et, bon gré mal gré, on procède aux ablutions.

Les factionnaires du pont arrivent à demi gelés et chacun absorbe la bouillante infusion largement additionnée de rhum.

Après quoi on s'ingénie de toutes façons pour aider à l'interminable défilé des heures.

Cahin-caha le 1er janvier 1888 arrive enfin. Un beau jour même là-bas, au milieu des ténèbres, sous la sombre coupole du firmament piquée d'étoiles aux scintillements aigus.

On «se la souhaite bonne et heureuse» accompagnée de plusieurs autres, et Plume-au-Vent récite au capitaine un compliment fort bien tourné, se terminant par une promesse de dévouement absolu, et l'engagement d'honneur de faire tout au monde pour assurer le succès de l'expédition.

Le capitaine, touché de cette protestation, serre la main à tous les hommes, les remercie par quelques mots du cœur et ajoute, pour finir:

—Maintenant, divertissez-vous!

La réjouissance commença naturellement par une double distribution de vieux rhum, absorbé comme du petit lait, tant la rigueur du climat facilite l'ingestion des liquides les plus capiteux.

Puis, Plume-au-Vent, très mystérieux depuis une quinzaine, tire de son coffre deux feuilles de papier couvertes de superbes caractères calligraphiques, et les colle gravement à chaque extrémité du poste.

Les camarades intrigués, sauf bien entendu ceux qui doivent collaborer au divertissement, s'approchent et lisent:

GRAND THÉÂTRE NATIONAL POLAIRE
Salle des glaces, rue de l'Ours-Blanc, numéro 48 au-dessous de zéro.

GRANDE REPRÉSENTATION
Offerte à MIDI TRÈS PRÉCIS, par une troupe d'artistes et d'amateurs.

PREMIÈRE PARTIE
  • 1o Assaut de contrepointe par MM. Pontac et Bedarrides, prévôts brevetés de l'Académie de Rochefort-sur-Mer.
  • 2o Imitations variées, par M. Farin, dit Plume-au-Vent.
  • 3o Exercices de force par M. Pontac qui a eu l'honneur de travailler devant plusieurs têtes couronnées et autres.
  • 4o Pompon, Cabo, Bélisaire et Ramona, chiens savants, présentés en liberté par leur patron.

DEUXIÈME PARTIE

  • 1o Les Cerises, romance chantée sans accent, par M. Dumas.
  • 2o Les deux Aveugles, opéra comique en un acte.
    Giraffier, M. Farin dit Plume-au-Vent
    Patachon, M. Dumas dit Tartarin
    Un Passant, un amateur.
  • 3o La Vieille Alsace. Chant patriotique par M. Farin.

N. B. Comme le spectacle est une représentation de jour donnée pendant la nuit pour cause d'absence momentanée du soleil, ne pas confondre midi avec minuit!...

C'est pour midi! midi! midi!!!

Qu'on se le dise.

Quiconque n'a pas vu le peuple de Paris faire queue, un jour de 14 juillet, devant l'Académie nationale de musique, la Comédie-Française, l'Opéra-Comique ou même l'Odéon, concevra difficilement l'enthousiasme et l'impatience des marins de la Gallia, quand le programme élaboré par Plume-au-Vent annonça ces merveilles inattendues.

Encore, ce brave public, très gobeur et déjà emballé avant l'ouverture de nos grandes scènes, accessibles à tout venant, ce jour-là, n'est-il pas sevré de distractions comme les malheureux hivernants polaires, grelottants sous un ciel de fer, et submergés dans un océan de ténèbres.

Aussi, quelle attente nerveuse, après les applaudissements soulevés par la seule lecture de l'affiche! Quel déploiement d'imagination pour tuer les heures, avant que les chronomètres, entêtés à marcher, contre toute vraisemblance, ne marquent midi!

Enfin, la scène est installée, comme jadis, avec sa bonnette en guise de rideau... la toile! sans métaphore, derrière laquelle se dissimulent au dernier moment les artistes.

Les trois coups sacramentels retentissent: Pan!... Pan!... Pan!...

Et soudain apparaissent, au milieu d'un décor de pavillons, les deux champions, Pontac et Bédarrides, appuyés chacun sur un sabre de bois.

—A vous l'honneur!...

—Je n'en ferai rien!...

—Par obéissance!...

Bédarrides, agile comme un singe, se met à asticoter Pontac, qui, solide et trapu comme un bloc, s'entoure de moulinets vertigineux.

Coups de tête et coups de banderole, coups de flanc et coups de manchette se succèdent avec une rapidité inouïe qui n'a d'égale que celle des parades.

Les deux adversaires sont dignes l'un de l'autre, et ils y vont bon jeu bon argent, en hommes qui ne pensent guère à se ménager.

Et les espadons claquent, ronflent, tourbillonnent, à la grande joie du public, très connaisseur, qui n'épargne ni les encouragements ni les bravos.

Bédarrides est fantaisiste, mais Pontac est classique. Le premier s'excite, mais le second demeure imperturbable. Ce que l'un gagne en vitesse, l'autre le récupère en sang-froid.

En somme, de vaillants escrimeurs, à ce point qu'après un rude assaut de quinze minutes, il n'y a ni vainqueur ni vaincu.

Allons, tant mieux! Et cette lutte pacifique n'aura même pas occasionné une blessure d'amour-propre.

—Bravo! camarades!... Bravo!... et encore bravo!

Après un entr'acte assez long, car il faut faire durer le plaisir, la toile s'ouvre de nouveau, et on voit apparaître en scène... Constant Guignard!

Mais le programme n'annonce pas la collaboration du Normand; du reste, il est parmi les spectateurs...

Son Sosie, alors. Parbleu! Plume-au-Vent, qui inaugure ses imitations par celle de son matelot. Plume-au-Vent grimé, déhanché, camard comme nature, et aussi Constant Guignard que Constant Guignard lui-même.

Il parle, c'est Guignard et son accent de terroir. Il marche, essaie de mettre ses lunettes, raconte ses transes au sujet du boni, c'est toujours et de plus en plus Guignard.

Tant et si bien que le docteur qui rit à en être malade, propose de mettre en présence les deux Guignard sur la scène.

Alors, un fou rire qui gagne le Normand et sa doublure s'empare de l'assistance, car la charge est si bien réussie, qu'on ne peut plus les distinguer au milieu du dialogue incohérent qu'ils improvisent.

On peut juger si les imitations si bien commencées obtiennent un succès complet.

C'est fini pour Guignard, à un autre. L'endiablé Parisien se grime en un tour de main, se costume en un clin d'œil, et apparaît sous l'aspect formidable de Dumas, vêtu en cuisinier, le coutelas professionnel au flanc, la carabine sur l'épaule, et faisant ronfler les r avec son exubérance provençale.

C'est ensuite le camarade Nick, dit Bigorneau, puis Courapied, dit Marche-à-Terre, et, pour terminer, Oûgiouk! Le Grand-Phoque lui-même, qui, tout ahuri, croit à la présence d'un esquimau véritable et l'interpelle dans sa langue!

Après celle-là, il faut tirer l'échelle, et le Parisien est décidément un grand artiste.

Vinrent ensuite les exercices de force, par Pontac, le prévôt herculéen, également très goûtés, puis un des «clous» de la soirée, les chiens savants.

Plume-au-Vent, muni d'un falot, s'en alla au chenil chercher les artistes, et les amena, fumants comme des tisons, au milieu du poste où ils pénétraient pour la première fois.

Eblouis à la vue de la lumière électrique et la prenant pour celle du soleil, stupéfaits et ravis de cette bonne chaleur qui les enveloppe, ils se mettent à japper éperdument, à cabrioler, et tendent des narines avides vers les succulents reliefs du festin.

—Ne leur donnez pas à manger! s'écrie Plume-au-Vent, ou j' pourrais plus rien en faire.

Déçus dans leur convoitise, les toutous avisent le calorifère dont la brûlante haleine sollicite violemment leur épiderme arctique.

—Sapristi! murmure Plume-au-Vent, y sont habitués à travailler en plein air, y aura du tirage, car ils m'ont l'air tout décontenancés.

«Faut un boniment... Allons-y!

«Mesdames et Messieurs, avant de vous présenter mes élèves, je réclamerai toute votre indulgence. C'est la première fois qu'ils affrontent le feu de la rampe qui dans l'espèce est le feu du calorifère, et ils ressentent l'émotion inséparable d'un premier début. J'aurai, en outre, l'honneur de vous faire observer qu'ils ont étudié à temps perdu, qu'ils étaient encore, il y a six mois, sauvages comme des phoques, et que par conséquent leur instruction est fort incomplète.

«Je ferai néanmoins tout mon possible pour vous être agréable.

«Encore une fois, Mesdames et Messieurs, soyez indulgents.

«Et vous, mes chers toutous, montrez votre savoir-faire à honorable assemblée.»

Amenés à grand'peine sur la scène, les quatre artistes qui témoignent au calorifère une tendresse excessive, restent la tête et la queue basse, très piteux.

—Allons, assis! commande le professeur d'une voix brève.

Et l'on s'assied gravement, avec des bâillements alanguis.

—Vous avez faim?

—Ouap!... ouap!... glapit d'une seule voix le quatuor.

—Très bien! Voici pour vous mettre sous la dent, continue le Parisien en distribuant équitablement quatre morceaux de sucre.

«Dites-moi, Monsieur Pompon, où allons-nous?...

«En France?...

Pas de réponse.

—Est-ce en Amérique?... en Chine?... à Constantinople?...

Rien encore.

—Au Pôle Nord?...

—Ouap!... oû... ouap!...

—C'est parfait! vous êtes en géographie de la force de douze chevaux-vapeur.

«Et vous, Monsieur Cabo, qu'aimez-vous le mieux?

«La moutarde?... le verre pilé?... les coups de bâton!...

—...

—Le sucre?

—Ouap!... ouap!...

—A merveille, puisque vous préférez le sucre, grignotez à loisir ce morceau que vous offre ma blanche main.

«Quant à vous, Monsieur Bélisaire, vous allez nous dire quel est notre chef.

«Voyons, réfléchissez bien et ne faites pas de gaffe!...

«Est-ce Constant Guignard?... Non, n'est-ce pas?

«Est-ce votre ami Monsieur Dumas qui vous confectionne de si bonne soupe? Pas davantage, hein!

«Ne serait-ce pas le capitaine?...

—Ouap!... ouap!...

«Bravo! mon fils!... vous avez le sentiment de la hiérarchie...

«Vous, monsieur Ramonat, je me suis laissé dire que vous étiez patriote, est-ce vrai?...

«Voyons cela. Criez: Vive l'Angleterre!...

«Paraît que vous n'aimez pas les Anglais.

«Eh bien, criez: Vive l'Autriche!

«Ce n'est pas encore cela?... criez donc: Vive l'Allemagne.

«Vous grognez et vous montrez les dents... tous mes compliments.

«Criez alors: Vive la France!...»

Et soudain, Ramonat se met à clamer d'une si belle voix que ses trois camarades, par sympathie, font chorus, à s'érailler la gorge.

Un ouragan de bravos accueille cette démonstration patriotique d'autant plus méritoire, que les artistes sont seulement Français d'adoption, et depuis si peu de temps!

Plume-au-Vent, très fier de voir que tout marche sans embardées, salue, la main sur son cœur, attend la fin des applaudissements et ajoute:

—Mesdames et Messieurs, je vous remercie au nom de mes élèves qui, pour vous témoigner leur gratitude, vont avoir l'honneur de vous montrer le fond et le tréfond de leur savoir-faire.

«Ils ont répondu jusqu'à présent avec une précision parfaite à mes questions, maintenant ils vont faire plus fort.

«Je prétends qu'ils savent leur alphabet, et je vais vous le prouver.

—Attention!

A ce mot, les chiens qui se sont levés, s'accroupissent de nouveau sur leur derrière et demeurent immobiles.

Plume-au-Vent leur met à chacun un morceau de sucre sur le bout du nez et commande:

—Bougeons pas!... A... B... C... D... E... F... G... Pompon, ton nez remue... H... Cabo!... I... ne nous pressons pas... J... K... L...M!...

En même temps, les quatre chiens donnent avec leur museau une brusque saccade, le morceau de sucre jusqu'alors d'aplomb sur leur nez jaillit en l'air, et retombe dans chaque gueule béante.

—Ceci, Mesdames et Messieurs, est pour avoir l'honneur de vous remercier, termine le professeur, dont la voix est couverte par des bravos retentissants.

Nouvel intermède pendant lequel on ne ménage ni les applaudissements, ni les commentaires, ni les toasts variés qui allument encore un peu l'assistance et la rendent singulièrement loquace.

Une fois n'est pas coutume.

Le programme annonce Les Cerises, chantées sans accent par M. Dumas.

Certes le Provençal est doué d'un organe superbe et il expectore la romance avec une magistrale ampleur. Mais ses efforts pour atténuer ce diable d'accent donnent lieu à des effets tellement inattendus, que la langoureuse cantilène devient d'un comique achevé.

On dirait un Auvergnat qui veut singer le Provençal, ou un provençal imitant l'auvergnat.

C'est d'un cocasse inouï, et M. Dumas, qui est de très bonne foi, ne peut s'expliquer son formidable succès d'hilarité.

Maintenant, les Deux Aveugles dont l'audition est impatiemment attendue.

Dumas-Patachon, «pauvre aveugle atteint de cécité et même privé de la lumière», apparaît, et entonne le couplet:

Dans sa pau...vre vi' malhûreuse,
Pour l'aveugle pas de bonheur...

et soudain l'auditoire est pris d'un rire colossal, tordant, inextinguible!

Les chiens, demeurés près du calorifère, font chorus, et le poste est empli d'un vacarme tellement intense, que la représentation est interrompue.

Non! vraiment, c'est trop... Le rire, atteignant de telles proportions, est presque douloureux.

Et cette nouvelle explosion, quand Giraffier-Plume-au-Vent fait son entrée, avec sa pancarte: «Aveugle par axidans...» et ce dialogue épique entre les deux sycophantes, et cette romance de Bélisario, hurlée du nez par le Parisien:

Justinien, ce monstre odieux,
Après m'être couvert de gloire,
Il m'a dépouillé de mes yeux,
Plaignez-moi, je n'y peux plus voir...

Ah! le bon moment d'oubli, après tant de fatigues!... la puissante diversion aux horreurs de l'hivernage!... la délirante gaieté, peut-être sans lendemain, hélas!

Amusez-vous, braves matelots que guette l'enfer de glaces!... soyez enfants pour quelques heures encore!... Fermez les yeux aux tortures de l'avenir, et faites en sorte de ne pas apercevoir le pli soucieux qui parfois assombrit le front de votre vaillant chef.

Oubliez et soyez tout entiers à cet instant de bonheur furtif!

Et maintenant que vous vous êtes grisés de gaieté, recueillez-vous avant d'entendre ce chant plein de colère et de regrets, qui va terminer votre fête.

La Vieille Alsace! Cette protestation indignée d'une infortune imméritée, cette fière bravade au vainqueur qui a volé le sol, mais n'a pas courbé les fronts.

Le Parisien, débarrassé de son grimage et de ses oripeaux, commence d'une voix sourde, un peu voilée, presque tremblante, et qui n'en est que plus sympathique:

Dis-moi quel est ton pays,
Est ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Une terre où les blonds épis
En été couvrent la campagne;
Où l'étranger voit, tout surpris,
Les grands houblons en longues lignes,
Pousser joyeux au pied des vignes
Que couvrent les vieux coteaux gris;
La terre où vit la forte race
Qui regarde toujours les gens en face!...
C'est la vieille et loyale Alsace!
—Dis-moi quel est ton pays.
—Est-ce la France ou l'Allemagne?

La voix du chanteur s'est bientôt affermie. Elle éclate avec une chaleur qui se communique aux matelots, les étreint, les fait frissonner et précipite les battements de leurs cœurs.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Que les vieux Gaulois ont conquis
Deux mille ans avant Charlemagne...
Et que l'étranger nous a pris!
C'est la vieille terre Française.
De Kléber, de la Marseillaise!...
La terre des soldats hardis,
A l'intrépide et froide audace,
Qui regardent toujours la mort en face!...
C'est la vieille et loyale Alsace!

L'émotion grandit, et se traduit par un silence plein de recueillement. Nul ne songe à troubler d'un applaudissement cette héroïque protestation que sa simplicité rend plus poignante encore.

On croit entendre gronder l'âme d'un peuple vaincu, mais non asservi, tant la voix de cet enfant de Paris, tout à l'heure débordante de verve comique, se fait digne, émue, passionnée, tragique!

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Où poussent avec les épis,
Sur les monts et dans la campagne,
La haine de tes ennemis
Et l'amour profond et vivace,
O France, de ta noble race!...
Allemands, voilà mon pays!...
Quoi que l'on dise et quoi qu'on fasse,
On changera plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace!...

Une sourde rumeur accompagne la fin de cette strophe. Puis le bruit d'un rauque sanglot échappé au mécanicien Fritz Hermann, le brave Alsacien.

Il se lève, sans chercher à dissimuler les larmes qui coulent sur son mâle visage, et serrant, à les briser, les mains du jeune homme, s'écria d'une voix entrecoupée:

—Merci, matelot!

«Tu as bien dit!... La France... Voilà notre patrie...

«Et l'Alsace... vois-tu... se reprendra!...

«Et nous les battrons là-bas, après les avoir vaincus ici.»

VII

Inaction forcée.—Brûlure par congélation.—Le plus grand froid de l'année.—Souffrances des chiens.—La maladie groenlandaise.—Premières victimes.—Courant circulaire.—La goélette revenue à son point de départ.—Aurores boréales.—Observations tirées de leur apparition.—Les crépuscules polaires.—Retour du soleil.—Phénomène de réfraction.—Premières tempêtes.—Nouveaux périls.—Situation critique de la Gallia.

Quoique la chose parût en principe impossible, le thermomètre descendit encore pendant le mois de janvier et la première quinzaine de février.

Le commandant Nares et le lieutenant Greely avaient observé, pendant leur hivernage, un abaissement de 58° au-dessous de zéro. Les marins de la Gallia éprouvèrent, durant une semaine entière, un froid de −59°!...

Malgré toute leur énergie et leur formelle intention de réagir, ils demeurèrent claquemurés dans le poste, ne sortant qu'en cas de besoin absolu, pour recueillir la quantité de neige indispensable à la consommation quotidienne.

On avait dû renoncer provisoirement à aller chercher de la glace tant cette épouvantable température rendait difficile le travail des hommes et des chiens. Du reste, la fusion de la neige suppléait parfaitement à celle de la glace, tant pour la cuisine que pour la toilette. Malgré toutes les précautions et en dépit d'une active surveillance, la pompe gelée à fond ne fonctionnait plus. Mais comme il y avait surabondance de neige, cet inconvénient se trouvait en partie compensé.

La température du poste s'était légèrement abaissée. Grâce pourtant à la couche de neige sous laquelle disparaissait entièrement le navire et qui agissait comme isolant, grâce aussi au feu d'enfer entretenu sans relâche, elle ne fut pas inférieure à 3° au-dessus de zéro.

Inquiets pour la première fois d'une telle rigueur des éléments attribuée par eux à une sorte d'aberration de la nature, abrutis par leur claustration et la permanence des ténèbres, les matelots se sentaient devenir de jour en jour plus sombres.

—Allons, mes enfants, ne cessait de répéter le docteur, du nerf!... réagissons, morbleu!

«Un peu de patience et vous reverrez bientôt le soleil.

—Pas de refus, allez, Monsieur, gémissait une voix sortant d'un paquet de fourrures, car, y s'fait rudement espérer.

—Et dire qu'il y a des gens qui meurent en ce moment d'insolation.

—C'est égal, je ne peux pas croire que la chaleur puisse être aussi dure à supporter que ce froid noir.

—C'est ce qui vous trompe, mon garçon.

«On observe en Syrie, ou dans les steppes de l'Asie centrale, et en certains points de l'Afrique équatoriale, des chaleurs de 60 et 65° au-dessus de zéro.

«C'est une fournaise, un bain de vapeur qui congestionnent les gens et vous les assomment tout net.

—Ma foi, congestion pour congestion, j'aimerais encore mieux celle-là.

«Et puis, enfin là-bas, on voit du moins clair à son ouvrage...

—Plaignez-vous donc!

«Est-ce que vous n'avez pas déjà deux heures de crépuscule à midi. Les étoiles disparaissent pendant ce temps et vous apercevez un homme à plus de deux cents mètres!

«Et vous n'êtes pas contents!

—Faites excuse, monsieur le docteur, mais le mathurin quand il n'a rien à fiche de ses dix doigts pendant des semaines entières, y d'vient ronchonneur.

—C'est un tort!

«Car, enfin, vous êtes ici comme des coqs en pâte, et vous avez subi, sans l'ombre de maladie, les rigueurs d'un hivernage terrible.

«A peine quelques cas de gelure bénigne qui vous a bleui le bout du nez, tandis que vos prédécesseurs ne s'en sont jamais tirés sans ophtalmies graves, et sans scorbut.

«Allons! le plus dur est passé. Dans peu de temps le thermomètre va remonter et vous pourrez vaquer à vos occupations, en attendant le jour bienheureux de la débâcle.»

Malgré les encouragements du digne homme qui résiste moralement et physiquement à la dépression du froid avec un courage surhumain, la situation n'en est pas moins cruelle.

Pouvons-nous bien, en effet, imaginer des températures si effroyables, nous qu'un simple abaissement de 12 ou 15° embobeline de fourrures ou consigne devant le foyer.

59° au-dessous de zéro! Mais c'est à croire que la terre a cédé par rayonnement tout son calorique aux espaces célestes; que la masse atmosphérique accumulée à l'équateur par la force centrifuge n'est plus assez épaisse, au pôle, pour empêcher cette effroyable déperdition, et qu'il y a, là-haut, comme une déchirure à ce revêtement protecteur, une fuite par où s'en va la chaleur de notre planète. C'est à penser que toute source de calorique est à jamais tarie, et que la terre va prochainement se transformer en un colossal glaçon que le soleil n'échauffera plus.

Du reste, tout semble concourir, à chaque instant de leur triste vie, pour rappeler aux matelots l'implacable ennemi. La morsure tenace du froid qui les pénètre jusqu'aux os dès qu'ils s'aventurent au dehors, l'aspect désolé de l'espace environnant, la neige sous laquelle la goélette a cessé de faire saillie, la fine poussière qui tombe sans relâche, même par les nuits les plus sereines, et laisse apercevoir les astres comme à travers une gaze, la sonorité exaspérée des glaçons qui craquent sans trêve, les congélations partielles qu'on ne compte plus et jusqu'aux surprises occasionnées par le contact d'objets en apparence inoffensifs.

Un exemple entre cent. Un jour, Constant Guignard, après sa faction, voulut au moment de rentrer au poste, consulter le grand thermomètre à mercure, suspendu au-dessous du falot éclairant le pont.

Il marquait seulement −43°, tandis que le thermomètre à alcool placé à côté marquait −47°.

—Tiens! y radote, c'ui-là, dit le Normand à son camarade.

—P't'êt'e qu'il est gelé.

—J'vas y souffler dessus, ça le fera monter.

Et voila mon Normand qui s'époumonne à entourer des vapeurs de son haleine la boule de verre, sans autre résultat, d'ailleurs que de la couvrir d'une croûte de givre.

—T'as raison? il est gelé... mâtin!... même du métail qui sert à mesurer la fraid!...

«Si j'l'entonnais dans mon gant!»

L'enveloppement avec la fourrure n'ayant pas plus réussi, Guignard continue à tripoter l'appareil, tant et si bien qu'il lui glisse des mains et se brise sur la glace couvrant le pont.

O surprise! il s'échappe du tube un petit lingot métallique, solide et aussi luisant que de l'argent.

Comme un enfant qui veut esquiver les suites de sa maladresse, le premier soin du matelot est de saisir le lingot et de le réintégrer dans les fragments du tube.

A peine l'a-t-il serré entre le pouce et l'index, qu'il pousse un cri de stupeur.

—Quoi donc qu'y a? demande le camarade.

—Vingt-cinq noms d'un d'là!... c'est comme si que je tenais un fer rouge.

C'est comme si que je tenais un fer rouge

—T'es bête!...

—Ou! lè! là!... ou! lè! là!... ça me brûle jusqu'aux os... Il laisse enfin tomber le lingot, mais trop tard pour éviter une cruelle brûlure par congélation.

Arrivé tout penaud au poste, il cache sa main qui bientôt se gonfle et devient de plus en plus douloureuse.

—Qu'est-ce que vous avez encore, vous? demande le docteur auquel rien n'échappe.

—Rin! monsieur le docteur.

—Mais vous vous êtes brûlé! il faut panser cela!...

—Faites excuse, Monsieur, c'est pas une brûlure, c'est une chose arrivée censément par rapport à la fraid.

—Pas tant d'histoires!... la vérité!... sinon je serai forcé de vous abattre plus tard deux doigts.

«Ma parole, vous avez envie de vous en aller par morceaux et c'est à croire que vous collectionnez les avaries.

«Décidément, votre nom vous prédestine.»

Le matelot très effrayé confessa enfin sa maladresse et reçut des soins en conséquence.

Il jura, mais un peu tard qu'on ne le reprendrait plus à toucher avec ses mains nues tout ce qui est métail, et se vit condamné à une incapacité absolue de travail pendant plus de quinze jours.

Enfin, si les hommes souffrent si durement des rigueurs de l'hivernage, il n'est pas jusqu'aux chiens qui ne leur payent aussi un terrible tribut.

Pendant la cruelle semaine qui amena la dépression de −59°, les pauvres bêtes, jusqu'alors indemnes, sont tout à coup décimées par les ravages de la maladie groenlandaise.

En moins de trois jours, dix d'entre eux, après avoir refusé de boire et de manger, sont pris de convulsions terribles. Crispés, la langue pendante et injectée, la gueule souillé d'écume, le poil hérissé, l'œil fou, ils poussent de rauques et sinistres aboiements.

Bien que la maladie ne se communique pas, dit-on, par la morsure, elle offre tous les symptômes de l'hydrophobie, et débute spontanément chez les chiens soumis à un froid exceptionnel.

Malheureusement elle est incurable comme la rage.

En dépit des soins les plus attentifs et les plus éclairés, les pauvres animaux succombèrent en moins de huit jours.

Par bonheur, les vingt qui restaient et parmi eux les favoris du Parisien, demeurèrent complètement à l'abri du fléau.

Si tous ces faits contribuent à assombrir les marins de la Gallia, il est un autre sujet de préoccupation bien autrement grave qui inquiète les officiers.

C'est la dérive du pack. L'implacable dérive dont la direction assez longtemps favorable aux explorateurs, se modifie pour la troisième fois.

Après être descendue franchement du nord-est au sud-ouest, et être remontée vers le nord, la banquise resta immobile pendant trois semaines environ, quand elle eut atteint le point le plus septentrional.

Déjà le capitaine espérait qu'elle était fixée enfin jusqu'à la débâcle, et qu'il pourrait, aux beaux jours, prendre de là son audacieuse envolée vers le pôle.

La goélette se trouvait alors à peu près par 86° de latitude nord. Par conséquent à 4° seulement de l'axe terrestre! C'est-à-dire à quatre cent quarante-quatre kilomètres... un peu plus de cent dix lieues.

Malheureusement elle abandonna peu à peu ce point mort où l'influence du courant était contre-balancée par une cause inconnue, et reprit son mouvement circulaire qui l'entraîna vers le nord-est.

Le capitaine, attentif à toutes les variations de latitudes, est édifié désormais.

Le courant océanique accomplit un cycle régulier dans le sens des aiguilles d'une montre et emporte avec lui, dans cette colossale circonférence, la barrière de glace.

Il n'y a plus de doute possible, le navire oblique maintenant vers le nord-est. Etant donnée sa vitesse de translation, il se trouvera, dans un mois, c'est-à-dire au 10 mars, à peu de chose près où il était avant l'hivernage. Avec cette différence toutefois que le vaisseau allemand sera placé au nord, et la Gallia au sud, son avant dirigé vers le détroit de Robeson, puisque l'évolution aura été complète.

Oh! les désespérantes surprises ménagées aux téméraires qui l'osent braver par l'implacable région hyperboréenne!

Eh! quoi, tant de constance, tant d'efforts, tant de labeurs pour arriver, en fin de compte, à perdre un kilomètre! Ces travaux de géants accomplis sans murmure, cette lutte fiévreuse contre le pack, ce chenal, une merveille de patience et d'énergie, bref, tout ce que peut entreprendre et réaliser la vaillance humaine décuplée par l'espérance, tout cela se chiffre, comme résultat, par une quantité négative: −un kilomètre!...

Comment informer de ce lugubre incident les matelots énervés moralement par l'interminable hivernage, et déprimés physiquement par ce froid mortel!

Comment leur dire: «Nous combattons depuis dix mois et nous sommes vaincus à la fois par les hommes et les éléments!»

Toutes réflexions faites, il vaut mieux attendre le retour du soleil qui va succéder aux longs crépuscules. A ce moment, les hommes, soustraits à l'influence néfaste des ténèbres et de la claustration, auront partiellement récupéré leur énergie, et l'effet de la mauvaise nouvelle se trouvera notablement atténué.

Entre temps, les matelots toujours en quête de distractions, se complaisent au spectacle féerique des aurores boréales qui surabondent à cette époque de l'année.

Ces incomparables météores qui constituent l'unique manifestation extérieure de la vie, deviennent de plus en plus nombreux de janvier à mars, et se montrent souvent plusieurs fois en une seule nuit.

Bien que ces mystérieuses clartés soient trop faibles et trop passagères pour rompre d'une façon appréciable la triste monotonie des ténèbres polaires, elles n'en excitent pas moins une admiration toujours nouvelle, exempte de satiété.

Du reste, le capitaine sait tirer parti de leur apparition pour imposer à ses hommes une tâche qui les occupe. Tel est chargé de les signaler. Tel autre doit observer leur durée. Tel étudie les variations de l'aiguille aimantée. Les plus intelligents s'ingénient à les décrire, et tous de très bonne foi s'imaginent collaborer ainsi au grand œuvre.

Généralement le phénomène a pour lieu d'élection la partie septentrionale de l'azur céleste.

On voit d'abord apparaître, dit le lieutenant Payer, un des plus consciencieux observateurs, sur l'horizon, un arc pâle qui s'élève peu à peu vers le zénith. Il est parfaitement régulier. Ses deux extrémités touchent presque l'horizon et s'allongent du côté de l'Est et de l'Ouest, à mesure que monte le météore.

L'ensemble présente une belle couleur tendre à peu près uniforme, d'un blanc diaphane légèrement teinté de vert, assez analogue à celui d'une jeune plante qui aurait poussé à l'ombre loin des regards du soleil. La clarté de la lune paraît jaune à côté de cette nuance délicate, très douce à l'œil, et dont les mots ne sauraient donner une idée.

La largeur de cet arc peut atteindre le triple de celui de l'arc-en-ciel, et le scintillement des étoiles la traverse sans être affaibli.

Il s'élève de plus en plus dans une majesté tranquille; de temps en temps seulement, une onde lumineuse se meut lentement d'un côté à l'autre, et laisse apercevoir distinctement les hummocks.

Bien avant que la ligne cintrée ait atteint le zénith, un second arc naît, au Sud, du sombre segment primitif, puis est suivi après de plusieurs autres qui cerclent ensemble ou tour à tour le firmament, puis pâlissent et s'éteignent.

D'autres fois, ce sont des rubans lumineux de même couleur que les arcs, qui se déploient et se meurent en spires ondoyantes de droite à gauche ou de gauche à droite, pareils aux plis retombants d'un rideau. Souvent ces bandes de lumière se réunissent en un point commun du ciel.

La bizarre fantasmagorie peut enfin se compléter d'un jeu vigoureux de rayons qui convergent dans le sens de l'inclinaison de l'aiguille aimantée et embrasent littéralement de leurs trépidations et de leurs voltiges la voûte céleste.

C'est alors un véritable feu d'artifice, tel que l'imagination la plus hardie ne saurait s'en figurer. Involontairement l'on prête l'oreille comme pour saisir un pétillement, une détonation. Mais le plus profond silence ne cesse d'accompagner ces mouvantes illuminations dont un pinceau ne saurait jamais rendre la décevante beauté.

Les formes sous lesquelles se présentent généralement les aurores boréales sont trop fugitives et trop multiples, pour qu'on essaye de les caractériser. Généralement, elles affectent, soit des arcs lumineux, avec de beaux globes étincelants, soit l'aspect d'une sorte de voie lactée, ou de festons multicolores agités de frissons qui les font onduler sur l'écran bleu du firmament.

La plupart du temps, d'ailleurs, ces formes s'engendrent mutuellement et se confondent dans une radieuse féerie.

Très intrigués à l'aspect de ces fulgurations silencieuses, les matelots s'ingéniaient à en chercher la cause, et pour la première fois ne trouvaient pas chez le docteur leur impeccable Mentor, un «parce que» catégorique à leurs interminables «pourquoi»?

Bien qu'on leur attribue, en effet, une origine électrique, les aurores boréales sont influencées très notablement dans leur formation et leur développement par les vapeurs atmosphériques. Et il est tel ou tel observateur qui se trompe rarement à l'aspect d'une buée qui favorise ou non la formation du météore.

Elles ont également sur les variations de l'aiguille aimantée une action très variable. Cette influence presque nulle quand les arcs lumineux sont immobiles et peu éclatants, s'accroît avec l'intensité des couleurs et des vibrations. Les perturbations manifestées par l'aiguille aimantée se produisent toujours à l'Est.

Enfin, remarque très importante confirmée par des observations nombreuses, les aurores boréales sont presque infailliblement suivies de mauvais temps quand elles se développent avec leur émerveillante splendeur. Si au contraire leur éclat est modéré, si elles sont peu élevées sur l'horizon et si leurs vibrations sont peu accentuées, elles pronostiquent le calme.

Cependant les heures s'écoulent et la durée des crépuscules va croissant. Il fait grand jour à midi, au point que les hommes venant du poste sur le pont du navire ont les yeux affectés par le changement de lumière.

Au 2 mars on doit apercevoir pour la première fois la réfraction du soleil, et il y a fête à bord pour célébrer la résurrection du Dieu Lumière.

La température est épouvantable: −41°! Mais qu'importe! On est heureux quand même, tant ce retour est impatiemment attendu.

Le soleil devrait réellement émerger au-dessus de l'horizon à la date du 5 mars. Mais, par un effet de réfraction dû à cette basse température, il est donné aux hivernants de l'apercevoir trois jours plus tôt.

A quelque chose malheur est bon, et pour la première fois on est tenté de bénir l'austère frimas.

Silencieux, attentifs, recueillis, officiers et matelots, cramponnés aux agrès capitonnés de givre, attendent la première onde lumineuse qui va enfin animer la morne solitude.

Jamais naufragés ballottés à demi morts sur une épave, n'ont interrogé plus anxieusement l'horizon, au moment où retentit ce mot magique de: Terre! qui renferme à la fois l'espérance et le salut!

Enfin une bande cramoisie s'allume sur le fond rosé du ciel, baigne les crêtes des hummocks, flamboie à la cime des mâts et soudain apparaît, immense, démesuré, le soleil rouge comme un disque de métal.

Le soleil rouge comme un disque de métal leur apparaît

Il monte lentement et en quelque sorte à regret, au-dessus de la plaine désolée, s'arrête un moment et commence à décliner.

A peine si les observateurs ont pu, de la place élevée qu'ils occupent, l'apercevoir en son entier...

Les ombres opaques des glaçons s'allongent sur le rose tendre qui colorent étrangement le champ de glace... L'or, le pourpre et le violet qui s'étalent sur le ciel en une merveilleuse teinte dégradée pâlissent... L'embrasement de la mâture et des manœuvres s'éteint et la radieuse apparition s'enfonce derrière la muraille dentelée qui forme l'horizon polaire.

Contre toute prévision, les marins gardent un silence absolu. Pas un vivat, pas un cri, pas un mot!

Est-ce le regret de la vision trop vite évanouie?... Est-ce la désillusion qui succède au bonheur trop longtemps attendu et trouvé inférieur à l'espérance?... Ont-ils constaté pendant cette fugitive incandescence qui leur montre sous leur aspect réel les hommes et les choses, les ravages occasionnés par le ténébreux hiver?...

Peut-être!

Habitués à se voir sous la lumière artificielle qui pendant si longtemps fut leur soleil, ils n'avaient pas constaté cette lividité qui étendait sur leurs visages ses teintes blafardes; et ils se trouvaient tout à coup ressembler à autant de spectres, ou du moins de prisonniers en rupture de cachot.

Du reste, l'influence du jour qui, dès le lendemain, s'accrut notablement, fit disparaître cette première et néfaste impression. La joie revint et l'espérance avec elle.

D'autre part, quelque courtes que fussent pendant les premiers temps les apparitions du soleil, elles n'en produisirent pas moins une élévation assez notable de température.


... Allons, c'est fini. Si le thermomètre s'oublie parfois jusqu'à −35° pendant la nuit, il remonte pendant le jour à −28°.

Ma foi! il semble qu'on a chaud, même en plein air, du moins prétendent les optimistes.

Entre temps, les ours, éveillés aussi par le soleil, font leur apparition. Magnifiques aubaines pour les chasseurs et régal savoureux pour les estomacs.

Ah! si la damnée banquise n'était pas revenue à son point de départ, comme la joie serait complète!

Mais voici qu'après les ténèbres sans fin de l'hiver, on commence à pressentir les interminables clartés, qui dans deux mois vont rayonner sur le désert de glace.

A partir du 18 mars, les reflets roses du crépuscule se maintiennent longtemps sur l'horizon, à tel point qu'à onze heures du soir et à deux heures du matin, les lueurs sont comparables à celles de décembre.

Il n'y a plus guère que trois heures de nuit réelle.

Malheureusement cette élévation trop subite et beaucoup trop prématurée de la température est bientôt suivie de violentes perturbations atmosphériques.

Des vents terribles, singulièrement inconstants, soufflent avec rage et sautent brusquement d'un point à un autre. De grosses nuées grises, très basses, courent et tournoyent avec une vélocité prodigieuse, et se résolvent on colossales averses de neige.

Un jour terne, blafard succède aux premiers ensoleillements, et fait presque regretter aux marins des nuits d'antan, glacées, mais splendides sous leur scintillement d'étoiles.

En outre, le pack n'étant plus comme autrefois maintenu par l'implacable froid, s'agite en proie à des convulsions de mauvais augure. Sourdement travaillé par les vents et le courant sous-marin, il craque, détone, et semble repris de ses anciennes colères.

A ces trépidations caractéristiques rappelant à s'y méprendre celles des tremblements de terre, se joignent des pressions latérales amenant de brusques dénivellations auxquelles succèdent des ruptures.

Les glaçons, comprimés avec une violence inouïe, se soulèvent, sautent sur place et découvrent un abîme.

La goélette n'est jamais immobile. Secouée à chaque instant, elle gémit lugubrement, et suit passivement les capricieuses fluctuations du pack. Il arrive parfois qu'elle est soulevée de deux ou trois mètres sur une sorte de piédestal qui l'isole tout entière. Parfois aussi, elle s'abaisse comme sollicitée de haut en bas par une attraction mystérieuse qui menace de l'engloutir.

Le capitaine, de plus en plus inquiet, en arrive à craindre qu'elle ne soit ou disloquée, ou submergée sur place, tant ces révoltes de la barrière flottante sont rapides et irrésistibles.

Un jour, pendant que la moitié de l'équipage était à la chasse avec les chiens et les traîneaux, la muraille de glace élevée à l'avant du navire disparut soudain, comme escamotée, dans une faille instantanément creusée.

Deux heures plus tôt ou plus tard, les vingt chiens échappés à la maladie groenlandaise coulaient à pic dans leur chenil, adossé, l'on s'en souvient, à la massive construction.

La Gallia soulevée par l'arrière piqua de l'avant, et demeura inclinée à 25° environ!

Malgré son intrépidité, le capitaine frémit en pensant que, si ce mouvement se continue, son navire va sombrer par l'avant.

Un cri d'angoisse échappe aux marins qui voient le péril, abandonnent précipitamment le pont et se pressent éperdus autour de leur chef.

VIII

Fractionnement des vivres.—Trois dépôts sur le pack.—En prévision d'un désastre.—Abnégation.—Temps affreux.—A propos d'un ours blessé.—Allemands et Français.—Collision évitée.—La retraite!—Bredouilles.—Encore l'ouragan.—Transes mortelles.—Agonie d'un navire.—Chute d'un mât.—Sauvée!—Signal involontaire.—Désastre.—Commencement de débâcle.—Perte de la Germania.

L'effroi grandit encore à l'aspect de la goélette qui s'incline de plus en plus.

—Courage, enfants! dit le capitaine dont l'admirable sang-froid ne se dément pas en présence d'un tel péril.

«Courage!... et je réponds de tout.

«Aux provisions!»

Devant la menace d'une catastrophe subite, il faut, à tout prix, et au plus vite, assurer la subsistance du lendemain.

Aura-t-on le temps matériel d'arracher quelques épaves à ce désastre, dont chacun prévoit l'épouvantable horreur!

Le premier en tête, l'intrépide officier s'élance vers la cale où sont emmagasinés les vivres, et, prêchant d'exemple, essaye d'enlever les tonneaux et les caisses.

Malheureusement, la température est très basse dans cette partie du navire. D'épaisses croûtes de glace formées depuis l'hiver aux dépens de l'humidité ambiante, tapissent la muraille de bois, encastrent les récipients et les soudent les uns aux autres.

Il faut la hache, la scie, le couteau à glace pour les dégager!

Aussi, que de temps perdu, que d'efforts écrasants pour arriver à sortir et à hisser un millier de rations!... de quoi ne pas mourir de faim pendant une vingtaine de jours.

Ce n'est pas tout. Ces rations, qui représentent peut-être l'unique ressource du lendemain, il est urgent de les déposer sur la glace.

Mais, comment? Par quel moyen?... Les cordages, encore encroûtés de glace, sont gros comme la jambe. Les poulies sont larges et épaisses comme des meules.

Impossible, en conséquence, de frapper un palan.

Les chasseurs arrivent enfin, apportant le secours de leur vigueur et de leur énergie.

La besogne est distribuée méthodiquement, et le navire, menacé de perdition, offre bientôt le spectacle d'une ruche en travail.

Travail convulsif, presque désespéré, nécessitant des efforts terribles sous lesquels succomberait l'organisme humain, si le devoir et la poignante nécessité n'en décuplaient la résistance.

La couche de neige tassée recouvrant le pont est attaquée à grands coups de pic, au niveau des panneaux de charge. Cordages et poulies sont débarrassées de leur enduit. On dégage, au prix de quelles peines! la chaloupe prise la quille en l'air, sous deux mètres de glaçons.

Fritz a reçu l'ordre de chauffer, afin de fournir assez de vapeur pour actionner le petit cheval.

Mais les chaudières ont été vidées avant les grands froids, on manque d'eau douce pour les remplir et les alimenter.

Le mécanicien fait installer une manche à air en toile partant du pont et débouchant dans la chambre. Ses hommes la remplissent de neige entonnée à pleines pelletées. On la fera fondre en bas, comme on pourra.

Chose à peine croyable, le brave Alsacien réussit en moins de trois heures à obtenir de la pression. Mais il est épuisé ainsi que son collègue et les deux chauffeurs qui ont dû rompre, avec des pics, le charbon des soutes gelé à fond et formant un bloc aussi compact, que le granit.

Enfin le petit cheval fonctionne et les élingues peuvent aller chercher, au fond des cales, ces mille et un objets disparates composant tout un monde.

Un premier dépôt est installé provisoirement à cent mètres du navire, en un point où la glace paraît n'avoir pas travaillé. Les traîneaux reçoivent directement les barils et les caisses, puis les transportent rapidement sous la tente.

Vingt-quatre heures s'écoulent ainsi au milieu d'angoisses mortelles, et sans que nul ait songé à prendre un moment de repos, car la situation, au lieu de s'améliorer, semble encore empirer s'il est possible.

L'équipage est divisé en deux bordées. L'une restera sous la tente, avec des sentinelles relevées d'heure en heure, pour signaler l'apparition très probable d'ours attirés par l'odeur des vivres et les émanations des hommes ou des chiens. L'autre couchera au poste, mais prête à évacuer le bord en cas de péril absolu. Malgré le fracas des vents et des glaçons, chacun s'endort d'un sommeil agité, peuplé de cauchemars.

Par prudence, le capitaine a fait éteindre le calorifère. Il gèle maintenant dans le dortoir, mais les hommes, blottis trois par trois dans les sacs de fourrures, n'ont pas à souffrir du froid. Du reste, leurs camarades, campés sous la tente, sont encore plus mal partagés.

Cette sage précaution de l'officier n'est point superflue. A une heure du matin, une secousse plus violente que les autres, et suivie d'un craquement sinistre, se fait entendre.

La goélette roule bord sur bord, prise cette fois d'un mouvement de roulis que rien ne faisait prévoir. Le globe de l'appareil électrique vole en éclats, et le calorifère désarticulé s'abîme sur le plancher.

Nul doute que, s'il eût été bourré de charbons incandescents, un terrible incendie se fût aussitôt déclaré.

Les hommes éperdus s'arrachent de leurs couches, empoignent leur carabine, le sac renfermant leur bagage et enfilent en titubant l'escalier.

Les hommes enfilent en titubant, l'escalier

La houle de glaçons oscille encore, mais plus faiblement. Allons! ce n'est qu'une alerte. Pas la dernière, hélas!

A quatre heures, les travaux reprennent avec la même ardeur. Les hommes, lestés d'un bon déjeuner additionné de copieuses rasades, envisagent plus froidement l'éventualité d'une catastrophe.

Ils ont lu, pendant l'hivernage, maintes relations de voyages arctiques et savent que souvent des marins, privés de leur navire, n'en ont pas moins terminé favorablement leur exploration.

De son côté, le capitaine, après mûres réflexions, s'est arrêté à un plan fort sage qui semble répondre à toutes les exigences.

Dans son esprit, la Gallia est très gravement compromise, si elle n'est pas irrévocablement perdue. Si les pressions n'ont pas déterminé de voies d'eau dans sa coque, pourra-t-elle jamais se relever ou se dégager au moment de la débâcle!

Comme elle est approvisionnée pour trois ans et quelques mois, voici ce qu'il a résolu.

Trois dépôts de vivres, représentant chacun la ration de l'équipage pendant une année, seront installés en équerre sur le pack, autour de la goélette, et sur des points paraissant le moins menacés.

Chaque dépôt doit renfermer tout un approvisionnement en aliments, spiritueux, thé, café, médicaments, habillements, appareils de navigation, armes, outils, munitions, plus un traîneau et une embarcation. Bref, un matériel complet.

De cette façon, quand bien même la fatalité permettrait que non seulement le navire, mais encore, chose peu admissible, deux dépôts soient anéantis, il en resterait au moins un troisième, où les explorateurs trouveraient les moyens de se rapatrier.

En outre, comme il faut tout prévoir, même l'invraisemblable, le capitaine décide que la Gallia conservera deux mois de vivres, au cas bien improbable où, contre toute précision, elle survivrait seule à un désastre complet.

Un approvisionnement de deux mois serait alors plus que suffisant pour permettre d'atteindre les établissements danois.

Enfin, au fractionnement de la cargaison doit correspondre un fractionnement de l'équipage. Quatre hommes commandés par un officier seront commis, avec six chiens, à la garde de chaque dépôt, du moins pendant la nuit.

Le capitaine, lui, reste à bord avec son vieux maître d'équipage Guénic Trégastel, Fritz Hermann le mécanicien, et deux chiens, sentinelles vigilantes dont le flair infaillible doit signaler les rôdeurs nocturnes.

Du reste, on est à portée de la voix, et il est impossible que l'alarme donnée par un coup de feu ne soit point entendue. Dans ce cas, ordre formel à tous les postes de se replier sur celui qui est en alerte, et de lui prêter sans retard main forte.

Ces différents travaux s'accomplissent dans un ordre parfait, et avec cette admirable discipline dont les marins offrent de si magnifiques exemples dans les situations les plus désespérées.

Le temps est toujours affreux. Le vent ne cesse de souffler en tempête, poussant les glaçons à l'assaut les uns des autres, prenant le pack en enfilade, le tordant sur les flots qui résistent et menacent à chaque moment de produire un gigantesque effondrement.

La neige tombe en flocons serrés, intenses, aveuglants. On ne voit rien à vingt mètres. Si parfois les nuages gris de plomb sont balayés par l'ouragan, la tempête redouble de rage, tant ces innombrables corpuscules paraissent, en dépit de leur ténuité, faire obstacle à sa fureur.

Alors on aperçoit brusquement un soleil aux lueurs crues, éblouissantes, qui affectent douloureusement les yeux et occasionnent des migraines atroces.

Chose bizarre, bien que cette incandescence n'élève pas sensiblement la température ambiante, elle produit sur la peau une sensation de chaleur très vive, presque pénible.

Aussi, arrive-t-il qu'un homme, immobile en plein soleil, se trouve gelé d'un côté et légèrement échaudé de l'autre.

Pendant la nuit, le thermomètre descend généralement à −30°, mais il marque pendant le jour, environ −20°. Ce qui, en somme, est supportable.

Du reste, les hommes, tenus en haleine par leurs travaux menés fiévreusement, n'ont point trop à souffrir. Le soir venu, ils s'endorment harassés, et s'éveillent avec cette sensation désagréable bien connue de ceux qui ont bivouaqué dans la neige. Il semble que les yeux sont gelés sous les paupières cerclées de glace, comme aussi les gencives qui demandent des frictions énergiques pour récupérer leur température.

Ils ont d'ailleurs construit des maisons de neige à la façon des Esquimaux, grâce aux conseils d'Oûgiouk passé architecte, et se trouvent aussi bien que possible sous ces abris primitifs.

Quand le temps est très clair, il arrive parfois qu'on regarde, d'une manière en quelque sorte inconsciente, du côté des Allemands dont, par un accord tacite, on ne parle jamais.

A peine si deux camarades, pendant une pause, se font un léger signe, accompagné d'un clignement d'yeux dans la direction de la Germania.

—C'qui est mauvais pour l'un, n'est pas bon pour l'autre, hein!

—Ils ne doivent pas s'amuser plus que nous.

C'est tout.

Un incident futile allait pourtant mettre en communication, avec eux, et pour un temps très court, les marins de la Gallia.

Le déchargement de la goélette, commencé depuis huit jours, était presque achevé. Restait à compléter l'agencement de chaque dépôt, de façon à empêcher les rapines des ours que la faim rendait de plus en plus audacieux.

Le Parisien et son inséparable Dumas se trouvaient occupés à ranger les caisses, quand ce dernier, se retournant brusquement se trouve en tête à tête avec un ours.

—Quésaco? s'écria le Provençal.

—Une visite!... ousqu'est mon fusil?

Plume-au-Vent, plus tôt prêt que son camarade, met en joue l'intrus qui détale, pris de peur, et lui envoie au bas des reins une balle qui le fait hurler de douleur.

Dumas fait feu à son tour. Mais l'animal, présentant aux tireurs une surface peu vulnérable, n'est point arrêté.

—Coquine de Diou!... il s'ensauve...

«Allons, Parisien! en çasse, mon bon... nous ne pouvons pas laisser perdre ainsi cinq cents kilos de viande.»

Et les voilà partis, toujours tiraillant sur l'ours qui traîne la patte et semble de plus en plus mal en point.

Par hasard, cette fuite éperdue le conduit vers la Germania, près de laquelle il s'en va tomber en beuglant comme un taureau musqué.

Très fiers de leur exploit, et croyant naïvement que nul ne saurait leur contester la propriété du gibier, les deux chasseurs, pressent le pas et arrivent époumonnés, au moment où cinq matelots allemands ont déjà opéré une prise de possession.

L'ours, égorgé d'un coup de couteau, est attaché, à leur nez, à leur barbe, avec un grelin, et va être halé vers le navire, distant de cent mètres à peine.

Plume-au-Vent, très calme, salue poliment, et dit:

—Pardon! Messieurs, vous semblez ignorer que ce gibier nous appartient.

Feignant non seulement de ne pas comprendre, mais encore de ne pas entendre l'observation du jeune homme, les Allemands s'attellent au grelin et tirent de toutes leurs forces.

Le Parisien, de son côté, empoigne une patte de la bête, et tire en sens inverse, pour bien montrer qu'il n'abandonne rien de ses prétentions.

Alors, un grand diable à tignasse rousse, une sorte d'hercule mal équarri, pousse un juron et lâchant le cordage, se rue sur le jeune homme, le couteau levé.

Prompt comme l'éclair, Dumas le met en joue et s'écrie d'une voix que la fureur fait trembler.

—Bas le couteau, coquin! ou je te fais sauter la face.

Bas le couteau coquin! ou je te fais sauter la face

Le rustre intimidé crache une imprécation allemande et semble appeler à l'aide.

—Ah!... ah!... paraît que vous n'êtes pas assez nombreux encore...

«Pourtant, cinq contre deux!...

«Eh bien!... venez-y donc tous et nous allons rire.

—Parisien, mon bon, tu parles comme un livre!

«Le diable m'emporte si nous ne chambardons pas la sacrée cambuse.

—Malheur que mon pauvre Fritz soit pas là!

«Qué pétard!»

Une terrible collision va se produire, car le Parisien et le Provençal, supérieurement armés d'ailleurs de carabines à répétition, ne sont pas hommes à lâcher prise.

Trois hommes brandissant des fusils accourent de la Germania. Dumas pour la seconde fois met en joue, quand une forte détonation partie de la Gallia retentit et se répercute avec fracas sur les collines de la banquise.

—Un coup de canon, s'écrie Plume-au-Vent.

—Pécaïre!... signal d'alarme.

—Matelot, rappliquons là-bas!

«C'est l'ordre...

—Allons, partie remise et rentrons bredouilles.

«Mais, nous nous reverrons, tas de...»

Furieux de ce contretemps, mais esclaves de la consigne, les deux Français font volte-face et regagnent en courant leur bord, poursuivis par les huées des pillards.

Cependant le capitaine, averti par les coups de feu tirés sur l'ours, a suivi, avec sa lorgnette, les péripéties de la chasse. Ennuyé d'abord en voyant la direction prise par l'animal blessé, trop éloigné pour crier à ses deux hommes d'abandonner la poursuite, il attend impatiemment la fin de l'équipée, ne pouvant pas croire, dans sa loyauté, à un pareil manque de courtoisie, de la part des Allemands.

Mais les affaires se gâtent. Le Parisien et son camarade ont la tête près du bonnet. Un conflit est imminent.

Sans perdre une seconde, le capitaine se précipite vers un des canons à signaux toujours chargés, fait agir le cordon tire-feu et provoque l'explosion.

Dix minutes après, Dumas et Plume-au-Vent, très penauds, se trouvaient devant leur chef.

Celui-ci, ne pouvant en bonne justice les réprimander, leur enjoint formellement, à l'avenir, d'éviter tout contact, même indirect avec «ces gens de là-bas», dont il n'y a rien de bon à espérer.

—Ainsi, c'est entendu, n'est-ce pas, matelots: sous aucun prétexte.

—Mais, capitaine, s'ils nous attaquent!

—Dans ce cas, c'est moi-même qui commanderai le branle-bas.

«Car je suis le gardien de votre honneur et de votre sécurité.

«Je ne permettrai donc pas qu'il y soit fait la plus légère atteinte.

«Mais, ne provoquez jamais!

—Foi de matelots, capitaine, nous vous le jurons!

«Nous ne sommes pas gens à chercher ces querelles idiotes si bien nommées «querelles d'Allemands».

«Après tout, ils nous ont volé un ours, grand bien leur fasse.

—Parfaitement raisonné, mon ami.

—Et puis, pour chaparder ainsi notre gibier, faut croire que leur cambuse n'est pas garnie comme la nôtre.

«Ils vous ont des figures de vent debout!

«Malgré ça, on a l'air de travailler ferme chez eux.

—A propos, puisqu'ils se posent d'eux-mêmes en ennemis, je puis utiliser les renseignements que vous avez recueillis pendant votre reconnaissance involontaire.

«Où en sont-ils?

—Ma foi, capitaine, ils ne sont guère mieux traités que nous par la banquise.

«Leur navire, au lieu de s'enfoncer par l'avant comme notre Gallia, se trouve droit perché sur un piédestal haut de plus de cinq mètres, ce qui lui donne un air tout drôle de champignon.

«Sûr qu'ils ont déménagé aussi, car il y a sur la glace quatre ou cinq maisons de neige qui m'ont l'air de magasins.

—C'est tout?

—Oui, capitaine.

—Très bien! Retournez à votre poste, et n'oubliez pas mes recommandations.»

... Les jours s'écoulent avec des alternatives de beau et de mauvais temps, plutôt mauvais que beau, et la situation générale ne s'améliore pas. Si la tempête semble s'apaiser pendant quelques heures, elle reprend avec une nouvelle rage après un calme subit, de mauvais augure.

On vit dans des transes continuelles, car le pack, n'étant plus soudé par les froids terribles de l'hiver, a perdu en grande partie sa rigidité.

Néanmoins, le service est fait avec une rigoureuse ponctualité, malgré les alertes, les craquements, les ruptures partielles, les enfouissements dans la neige, les attaques des fauves, et les difficultés de toutes sortes surgissant inopinément.

Sauf cinq cas d'ophtalmies légères produites par la réverbération du soleil sur la neige, la santé se maintient bonne.

On arrive à la date du 21 mars. Le jour béni où, malgré les giboulées, le doux mot de printemps est ici dans toutes les bouches, avec son exquise et bienfaisante saveur de renouveau.

Là-bas, sur la lugubre banquise, l'ouragan se déchaîne avec une épouvantable furie.

Jamais peut-être le fracas de la matière en révolte n'atteignit pareille intensité. Le pack tremble et oscille jusqu'à sa base, comme s'il allait être pulvérisé. On dirait qu'un volcan gronde sous l'énorme agglomération qu'il secoue et disloque, avec des grondements qui rappellent ceux du tonnerre de l'équateur.

En cinq minutes, des fractures balafrent en tout sens la glace qui s'écarte, se resserre, s'ouvre de nouveau, s'effondre et s'engloutit.

Aussi loin que la vue peut s'étendre, le spectacle est terrifiant.

Une houle de glaçons monstrueux, soulevée par les flots invisibles, monte, comme la vague d'un océan de pierres, et se rue, avec une force irrésistible, sur les collines qu'elle rase d'un seul coup.

Jusqu'à présent, la goélette, après avoir failli être dix fois submergée ou broyée, tient bon, par miracle.

Le capitaine, resté à bord avec ses deux hommes, ne perd pas de l'œil les dépôts de vivres, près desquels se tiennent les marins impassibles. Jusqu'à présent les fractures les ont épargnés. Mais combien va durer cette immunité. A chaque minute le brave officier craint de les voir s'engloutir et son cœur éprouve d'atroces battements, quand il les voit isolés par un abîme d'où jaillit un nuage d'écume. Comme il gèle toujours, ces blessures se cicatrisent bientôt. Du reste, l'effort qui les a ouvertes, tente aussitôt à les rapprocher.

Mais si elles allaient se produire au niveau même d'un dépôt!

Le capitaine a déjà hésité s'il ne ferait signe de rallier le bord. Mais les instants du navire semblent comptés au milieu d'un tel bouleversement, et le danger n'est-il pas plus grand ici, que là-bas!

... Brusquement, la goélette, inclinée par l'avant sous un angle d'environ 28°, reçoit par la poupe un choc effroyable. Les blocs qui la soulèvent, disloqués par une convulsion plus intense, s'effondrent à pic. N'étant plus maintenue par l'arrière, elle retombe lourdement dans une flaque d'eau vive. L'avant, sollicité par une réaction égale au poids de l'arrière augmenté dans d'énormes proportions par la chute verticale, se soulève à son tour en rompant les jeunes glaces qui l'emprisonnent.

Le capitaine et les deux marins roulent pêle-mêle sur le pont.

En même temps un craquement sinistre retentit. Mais celui-là n'est pas occasionné par la glace. C'est le grincement particulier du bois qui cède et se brise.

Le capitaine, aussitôt debout, voit le mât de misaine osciller, puis s'abattre, fracassé comme une allumette, en entraînant dans sa chute un fouillis de haubans, d'étais et de manœuvres.

Par un hasard inouï, la goélette se trouve remise dans son aplomb! Elle flotte entre deux glaçons, deux murailles, qui lui forment comme un dock.

Si la coque n'a pas été enfoncée par le choc, elle est sauvée, du moins pour l'instant, et sans autre dommage que la perte du mât.

Cette réflexion traverse en une seconde la pensée de l'officier, qui regarde ses hommes et les voit lever les bras, en signe d'épouvante.

La dislocation s'étend de proche en proche et broie en capricieux zigzags le pack, aux alentours du navire. L'eau surgit de toutes parts en cascades écumantes...

Les malheureux vont être engloutis!

Le capitaine s'élance sur le bastingage, leur fait des signes désespérés et s'écrie:

—Revenez à bord!... Mais revenez donc!

Ses signes ne sont pas compris, sa voix est couverte par le fracas des glaces, et le péril mortel grandit encore, sans que les matelots rivés par le devoir, pensent à quitter leur poste.

En proie à une affreuse angoisse, le capitaine s'apprête à quitter le navire pour courir vers eux, essayer de les sauver ou périr avec eux...

Mais une flamme ardente surgit à deux pas de lui. Un nuage de vapeur l'environne et le fracas assourdissant d'une détonation lui brise le tympan.

—Tonnerre de Brest! crie une voix effarée, je me suis empêtré dans le cordon!

C'est Guénic, le maître d'équipage, qui, chaviré par le choc, est allé jaillir, à demi assommé, près d'un canon à signaux. Le vieux Breton, enfoui sous une avalanche de cordages provenant de la chute du mât, s'est dégagé au hasard, en écartant convulsivement les obstacles; le cordon tire-feu s'est trouvé sous sa main, au milieu d'autres objets, et l'effort inconscient du bonhomme a suffi pour actionner l'étoupille.

A ce signal involontaire, mais envoyé avec tant d'à-propos, les marins relevés de leur consigne s'enfuient à toutes jambes, trébuchant sur les glaçons, pataugeant dans les flaques et précédés par les chiens qui font voler derrière eux les traîneaux.

Cinq minutes après, tout le monde est à bord avec les sacs empilés à la hâte sur les traîneaux, ainsi que les armes et les objets les plus précieux.

Il est temps, car l'œuvre de désorganisation s'accomplit dans toute sa sinistre horreur.

Une débâcle partielle s'opère autour du navire sauvé miraculeusement par ce qui devait amener sa perte. Les glaçons, disloqués en mille points différents, se brisent en se choquant avec une force inouïe. Tout croule, tout s'effondre au milieu de trombes d'eau qui balayent et submergent les éclats.

Les dépôts de vivres, constituant la suprême ressource de l'expédition, l'élément indispensable d'une lutte à peine commencée, s'engloutissent un à un, aux yeux des matelots qui protestent par des cris de rage impuissante!...

Mais la furie des éléments, calmée sur un point, se déchaîne ailleurs avec une nouvelle et plus terrible violence.

Là-bas, vers le Nord, la banquise paraît s'enfler sous l'effort d'une poussée irrésistible...

Un déchirement épouvantable ébranle les couches d'air. Une immense rupture se produit, et le navire allemand, parfaitement visible sur le champ de neige, s'incline sur tribord, se couche, perd son point d'appui, et, ouvert sans doute par le choc, s'emplit, puis coule à pic.

En moins de dix minutes ses perroquets disparaissent.

La Germania a vécu!

IX

Sombres pronostics.—Premiers oiseaux.—Constant Guignard la perle des factionnaires.—Epître à la pointe d'une baïonnette.—Poulet non comestible.—Entrevue.—Les deux rivaux en présence.—Proposition inattendue.—Meinherr Pregel ne dégèle pas.—Où l'Allemand parle d'affaires et le Français d'honneur.—Entre gens qui ne se comprennent pas.—Le bout de l'oreille.—Moment psychologique.—Les marins ont une tradition.—Fière réplique.

Ainsi la fatalité a déjoué les mesures du commandant français. Bien plus, ces précautions si sages qui devaient parer à toutes les éventualités d'un désastre, se sont retournées contre le prévoyant organisateur.

Pour une fois, la prudence n'a pas été mère de la sûreté.

Etant donnée la situation précaire, autant dire désespérée de la goélette, il ne pouvait cependant pas agir autrement. Car sur cent navires, dans une position identique, plus de quatre-vingt-dix eussent infailliblement péri.

La preuve, c'est que le chef de l'expédition allemande ayant perdu son bâtiment, a sauvé ses dépôts de vivres demeurés intacts sur la banquise.

Si des deux côtés la catastrophe est cruelle, on peut dire que pour les Français elle est plus terrible encore. Que faire, que tenter avec deux mois seulement de vivres? Sans parler du voyage au pôle irrévocablement arrêté, la Gallia circonscrite par le pack, pourra-t-elle être dégagée avant l'épuisement complet des subsistances?

A quelle époque incertaine la débâcle lui ouvrira-t-elle la voie du retour? Se produira-t-elle même cet été, cette débâcle attendue parfois deux et même trois ans par certains explorateurs?

Faut-il battre en retraite avec les traîneaux, tenter de se replier au milieu d'obstacles infranchissables vers les établissements danois?... se résoudre au sacrifice le plus poignant pour des marins, l'abandon du navire?

Ces réflexions hantent depuis deux jours l'esprit des matelots, dont l'exaltation a fait place à cette résignation douloureuse qui succède aux grandes infortunes.

Le capitaine, toujours calme, silencieux, presque sombre, s'abstient de tout commentaire. Il a repris sa place habituelle dans le poste, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé, employant presque tout son temps à étudier une grande carte des régions arctiques.

Le second, chargé du détail, a dressé un minutieux inventaire des ressources dont dispose l'expédition et le présente au chef qui approuve d'un signe.

A bord, le service a repris avec sa régularité habituelle. Toutefois, les rations sont mesurées plus parcimonieusement que jadis.

Cela se conçoit, et nul n'y trouve à redire. Chacun s'efforce même, dans la limite de ses moyens, d'augmenter l'ordinaire par la chasse et la pêche.

Oûgiouk cherche les trous à phoque et se met à l'affût avec sa patience de sauvage.

Dumas, le docteur et le lieutenant s'en vont en traîneau à la poursuite des ours.

A la furie de l'ouragan a succédé un calme étrange. Une sorte de courbature envahit les éléments naguère déchaînés. Le pack a repris son immobilité première, le vent s'est apaisé, le soleil flamboie sur les neiges qui tranchent crûment sous l'azur intense du ciel.

Le thermomètre marque −26° le 23 mars, mais malgré ce froid encore très vif, on sent arriver peu à peu la saison intermédiaire si favorable aux voyages en traîneau.

Bien qu'il faille s'attendre à de rapides et très considérables reprises du froid, on sent que la nature commence à sortir enfin de sa longue torpeur.

En effet, il n'est pas rare de voir, en avril, le thermomètre retomber à −30° et même −35°, parfois plus bas encore, comme le constatèrent les compagnons de Greely, Lockwood et le docteur Pavy.

Pour l'instant, la vue de mouettes qui tourbillonnent avec des cris aigus au-dessus du navire, produit à l'équipage l'effet de la première hirondelle aperçue chez nous.

Furtive apparition qui, en d'autres circonstances, n'eût pas manqué de soulever des éclats de folle gaieté, ou de provoquer une de ces fêtes qui égayèrent les rigueurs de l'hivernage.

Les mouettes disparaissent et retournent vers le Sud. Sans doute une avant-garde d'éclaireurs qui, après une pointe audacieuse, reviennent à des latitudes moins inclémentes.

Chasseurs et pêcheurs rentrent bredouille. Les phoques ne se montrent pas et les ours ont émigré.

Pronostic certain de froid, corroboré par la fausse sortie des oiseaux migrateurs.

24 mars. Rien de nouveau.

Même impassibilité chez le capitaine qui vient d'avoir un long entretien avec les officiers.

Conclusion de l'entretien: on verra demain.

A midi, on entend le bruit d'un colloque animé, sur le pont, où Constant Guignard est de faction avec un Basque.

Les deux marins ont vu arriver à pas lourds, sur la neige, un homme enveloppé de fourrures et se dirigeant vers la Gallia.

Le Normand s'assure que tout le monde est à bord, et que par conséquent l'homme dont la figure est dissimulée sous un capuchon n'est pas de l'équipage.

Comme il s'approche encore, Guignard, esclave de la consigne, met baïonnette au canon et interpelle rudement l'intrus de son organe camard.

—Halte-là!

«Qui que t'es, toi?

—Ami! répond l'inconnu, qui du reste ne porte pas d'arme apparente.

—Avance au mot de boniment.»

Comme on n'est pas en guerre, il n'y a ni mot d'ordre, ni mot de ralliement. Mais Guignard monte la garde, et pour lui, cette fonction est accompagnée d'une formule invariable.

L'autre, un peu interloqué, s'arrête, semble méditer la signification du «mot de boniment», puis ajoute:

—J'apporte une lettre pour son Excellence Herr commandant de votre navire.

—Ah!... t'es comme qui dirait vaguemestre...

«Eh ben, pique ton papier au bout de ma baïonnette, fais demi-tour, et attends à quinze pas la réponse... si y a une réponse.

Eh ben, pique ton papier au bout de ma baïonnette...

«Toi, Michel, surveille-moi ce cachalot pendant que je vais porter la chose au capitaine.»

L'étranger, stupéfait du procédé, pique sans observation sa lettre à l'extrémité de l'arme tendue par-dessus bord, et Guignard, très fier de sa façon de comprendre la paix armée, se dirige vers la porte.

—Capitaine! c'est censément un particulier de là-bas qui vous apporte un mot de billet.

—Une lettre?... donne!

D'Ambrieux fait lestement sauter l'enveloppe et en tire un papier couvert de quelques lignes d'une longue écriture.

Puis, il lit d'un seul coup d'œil, sans manifester le moindre étonnement à l'aspect de cette communication inattendue.

«Le soussigné, commandant de l'expédition allemande au pôle Nord, a l'honneur de solliciter du capitaine commandant la Gallia la faveur d'un entretien.

«Dans l'intérêt des deux équipages et de leurs chefs, le soussigné prie instamment le capitaine d'Ambrieux de lui accorder cette entrevue.

«Avec l'expression de sa plus haute considération, le soussigné présente au capitaine d'Ambrieux ses hommages les plus empressés.

«Signé: Julius-A. Pregel

—Tiens, Berchou, dit-il au second, lis-moi donc ce fatras amphigourique.

«Et vous aussi, Vasseur... et après, vous le docteur.

«Tu es là, Guignard?

—Présent! capitaine.

—Attends!... une minute.

Il prend une feuille de papier, écrit simplement ce qui suit:

«Le capitaine de la Gallia recevra M. Pregel à deux heures.

«D'Ambrieux

Puis, il ajoute:

—Tiens, Guignard, donne ce mot à l'homme.

Arrivé sur le pont, Guignard toujours très rogue, enfile sur sa baïonnette la réponse, en hélant le marin allemand.

—Hé!... té... vaguemestre, v'là ton poulet... débroche-le...

«Et puis, bon vent!...»

En principe, le capitaine avait pensé que l'entrevue pourrait avoir lieu en présence de l'équipage, ou tout au moins de l'état-major. Mais, ignorant les intentions de son compétiteur, craignant qu'un mot mal interprété par ses hommes n'occasionnât un conflit, ou une manifestation hostile, il jugea plus prudent, toutes réflexions faites, de recevoir en tête à tête le visiteur inattendu.

Il fit, à cet effet, isoler avec une cloison mobile un coin de l'appartement commun et réunit son personnel au moment où les chronomètres marquaient une heure et demie.

—Mes amis, dit-il en s'adressant aux matelots, le chef de l'expédition allemande éprouve aujourd'hui le besoin d'entrer en communication avec moi.

«Le motif qui le fait sortir de sa... discrète réserve devant être impérieux, j'ai accepté sa proposition. En présence des événements douloureux dont il est, comme nous, victime, j'ai pensé qu'il pouvait être utile de nous concerter en vue de l'avenir.

«Dans une demi-heure il sera ici. Je n'ai pas besoin de vous recommander le calme absolu, la dignité silencieuse qu'il convient d'observer vis-à-vis d'un homme dont les circonstances font momentanément notre hôte.

«Ainsi, pas un mot, pas un signe! Demeurez impassibles, comme si vous étiez de service, à la réception d'un visiteur étranger auquel on ne rend pas les honneurs, ou, si vous aimez mieux, d'un parlementaire.

«Voilà qui est compris, et je compte sur vous, n'est-ce pas.»

... A deux heures moins cinq minutes, la vigie signalait un traîneau arrivant à toute vitesse, monté par trois hommes.

Meinherr Pregel, emmitouflé de fourrures, descendait gravement du véhicule et disait à ses compagnons, de ce ton rogue de l'allemand quand il parle à des subalternes:

—Demeurez ici, et attendez mon retour!

Le commandant de la Gallia le recevait sur le pont, conformément aux usages, et répondait à son salut cérémonieux avec son exquise et un peu hautaine politesse de grand seigneur.

L'Allemand rompt le premier le silence au moment d'enfiler l'escalier que le capitaine lui désigne de la main.

—Avant d'entrer en matière, dit-il en s'inclinant de nouveau, permettez-moi de vous remercier pour votre bienveillant accueil à ma demande.

«En vérité, je craignais presque un refus.

—Et pourquoi, Monsieur?

«Sommes-nous ennemis, quoique rivaux?

«Du reste, il est mention, dans votre lettre, d'intérêts communs...

«A défaut de motifs d'ordre purement moral, ou si vous aimez mieux, sentimental, cela mérite considération.

—Vos manières d'apprécier ma démarche et d'envisager la question me met à l'aise, tout en me permettant d'abréger les préliminaires.

—J'allais vous en prier.

Après cet échange de phrases rappelant les premiers froissements de fer de deux adversaires qui se tâtent, l'Allemand et le Français descendent dans le poste et s'assoient face à face.

Le géographe reprend, en scandant ses paroles, comme s'il voulait éliminer tout détail superflu.

—Les circonstances, vous le savez, capitaine, m'ont été d'abord très favorables, depuis le jour où vous me proposâtes cette lutte courtoise, dont l'enjeu est la conquête du Pôle.

«J'ai trouvé, dès le premier jour, un équipage, un navire approvisionné de braves compagnons prêts à m'accompagner... à tel point que j'ai pu, grâce au concours d'incidents fortuits, gagner sur vous une année entière.

—Je vous en félicite, Monsieur, et sans arrière-pensée.

Pregel s'incline et continue:

—Ce n'est pas tout: le printemps exceptionnel de 1887 me permit en outre d'effectuer en chaloupe et en traîneau un voyage sans précédent jusqu'alors.

«C'est ainsi que, reprenant l'itinéraire de Lockwood, j'ai pu devancer de beaucoup l'officier du Signal-Corps, et remonter jusqu'à 86° 20′, comme le prouvent les cairns élevés pendant ce voyage.

—Vous avez obtenu là, Monsieur, un résultat magnifique.

«Trois degrés de plus que les expéditions américaine et anglaise!... c'est admirable!... et je suis heureux, vraiment, d'avoir à combattre un adversaire tel que vous.

«Je suis loin, quant à moi, de posséder, à mon actif, un tel chiffre de latitudes...

—Cependant la dérive...

—Voudriez-vous que je fisse entrer en ligne de compte cette translation fortuite et forcée sur un radeau de glace?

—Ce serait votre droit, et alors nous serions «dead-heat», comme disent les Anglais, puisque le mouvement de rotation du pack nous a entraînés au-dessus du 86e parallèle.

—Je me contenterais à peu de frais, si j'assimilais à un voyage de découvertes, cette course absolument stérile, qui ne m'a demandé ni risques, ni travail, ni fatigue.

«Je suis en quelque sorte resté immobile et la banquise a évolué pour moi...

«Donc, à vous, la gloire incontestée d'avoir parcouru et réellement trouvé des régions inconnues, jusqu'à présent inaccessibles.

«Ceci admis sans conteste, je vous écoute.

—Deux mots encore, je vous prie, sur ce voyage: ils se rattachent au sujet de ma visite.

«La chance, jusqu'alors si favorable, tourna bientôt contre moi.

«Mon compagnon tomba gravement malade et je fus atteint moi-même sérieusement; je perdis en outre ma chaloupe à vapeur qui fut broyée dans les glaces, et je revins à grand'peine, épuisé, mourant, au rendez-vous où je trouvai, par bonheur, la Germania.

«Vint l'hivernage.

«Mes hommes, bien que très vigoureux et professionnellement endurcis au froid, le supportèrent mal.

«Le navire, suffisamment aménagé pour une campagne de pêche, même très longue et très pénible, n'offrait pas les ressources d'un bâtiment construit et agencé en vue d'un séjour prolongé aux régions circumpolaires.

«Bref, nous souffrîmes rudement, au point qu'il y eut chez nous plusieurs cas de congélation et de scorbut.

—Mais, interrompt généreusement d'Ambrieux, il fallait si vous manquiez de médicaments, de vivres ou d'effets d'habillement, vous adresser à moi.

«Je me fusse fait un devoir de mettre au service de vos malades les ressources dont je disposais.

—Je n'y ai pas pensé! répond naïvement Pregel, indiquant ainsi que, le cas échéant, il eût été incapable d'un tel sentiment d'humanité.

«Maintenant, capitaine, veuillez me continuer, quelques minutes encore, votre bienveillante attention.

«Nous venons d'éprouver tous deux, un terrible désastre.

«Je suis sans navire... vous êtes sans provisions.

—Qu'en savez-vous?

—N'ai-je point assisté à l'engloutissement de vos dépôts?

—Du moins ignorez-vous si je n'ai point à bord de quoi continuer la lutte.

—Je suis certain du contraire.

«C'est à peine s'il vous reste pour attendre la débâcle et gagner les établissements danois.

—Peu vous importe, Monsieur.

«Ceci est affaire à moi et me regarde seul.

—J'y suis pourtant intéressé... plus peut-être que vous ne l'imaginez.

—Expliquez-vous.

—Il est bien certain que vous ne pouvez songer, dans de pareilles circonstances, à continuer votre voyage au Pôle, et que vous comprenez l'urgence d'un prompt retour en Europe, n'est-ce pas?...

—Veuillez continuer, ajoute froidement le capitaine refusant de s'expliquer.

—Dans ce cas, reprend l'Allemand, j'ose espérer que vous voudrez bien nous rapatrier.

—C'est là une obligation à laquelle je n'aurai garde de manquer.

—Capitaine, je suis heureux de vous trouver si bien disposé... veuillez croire à toute ma gratitude.

«Il est bien entendu que je ferai embarquer à votre bord la quantité de vivres largement nécessaire à vos hommes et aux miens, dès que la température sera devenue propice à ce retour.

—Cela me paraît équitable.

«Reste à fixer maintenant l'époque de l'appareillage.

—Mais... aussitôt la débâcle arrivée.

—Permettez: j'ai souscrit jusqu'à présent à toutes vos conditions, laissez-moi introduire dans la transaction une clause à laquelle je tiens essentiellement.

«La saison favorable aux explorations polaires commence à peine.

«Or vous devez penser que je ne suis pas venu jusqu'ici pour m'en retourner... bredouille.

—Je ne comprends pas.

—C'est pourtant bien simple.

«Etant privés, vous de navire, moi de provisions, je ne puis pas continuer mon exploration sans vous, mais vous ne pouvez pas rentrer en Europe sans moi.

«Je viens de m'engager à vous rapatrier; à votre tour fournissez-moi des provisions en quantité suffisante pour me permettre de pousser une reconnaissance vers l'extrême nord.

«Ces provisions vous seront payées ce que vous voudrez.

—De cette façon, nous serions condamnés à un second hivernage.

—... Que nous passerions ensemble sur la goélette et parfaitement à l'abri des intempéries.

«Quant à moi, je partirais sans délai pour le Pôle, avec la moitié de mon équipage, l'autre moitié resterait sur la Gallia dont le second prendrait le commandement, et vous seriez libre de vous installer de suite.

—Mais, capitaine, mes hommes sont affaiblis... j'ai des malades... sous des huttes de neige... sans médicaments, sans médecin.

—Faites-les transporter ici; le docteur Gélin leur donnera ses soins et l'été achèvera bientôt leur guérison.

—C'est que leur état est bien grave, et j'appréhende qu'un séjour plus long en pareil lieu ne les fasse infailliblement succomber.

«Capitaine, au nom de l'humanité, modifiez vos intentions... renoncez, je vous on prie, à votre voyage, et consentez à appareiller aux premiers beaux jours.

—Je ne puis, Monsieur, m'expliquer une pareille insistance.

«Vos hommes ne sont pas des femmelettes, que diable! et je ne comprends guère qu'ils soient ainsi déprimés après une seule excursion.

«N'auriez-vous pas un motif beaucoup plus personnel pour me pousser de la sorte à quitter les régions arctiques?

—Mais...

—Par exemple, la crainte de perdre le bénéfice de votre victoire... représentée par une marche en avant de trois degrés.

—La question d'humanité... prime... vous pouvez m'en croire... les autres... celles de... mon intérêt particulier, balbutie Pregel embarrassé de se voir si parfaitement deviné.

—Eh bien, qu'à cela ne tienne! réplique d'Ambrieux en s'animant tout à coup.

«Oui, je le répète, ma situation est précaire, mais la vôtre l'est encore plus... car, si vous avez le gain de la première campagne, il vous est interdit de profiter de votre triomphe.

«Au lieu d'éterniser un débat stérile et de chercher les petits côtés d'une grande chose avec une ténacité indigne de gens comme nous, faisons mieux.

«Renonçons loyalement à nos mutuels avantages, ou plutôt, mettons en commun les éléments dont nous disposons.

«L'entreprise que nous poursuivons isolément est grandiose; sa réussite peut suffire à la gloire de deux hommes et de deux pays!

«Puisque les circonstances paraissent en ordonner ainsi, faisons taire nos rivalités, unissons nos forces, associons nos courages, cherchons en nous étayant l'un de l'autre la voie mystérieuse jusqu'alors inaccessible...

«En un mot, qu'une expédition franco-allemande s'en aille à la conquête du Pôle, et quand aura sonné l'heure du succès, offrons à nos patries respectives cette gloire issue d'épreuves redoutables, de périls mortels.»

On croirait volontiers que ces généreuses paroles, toutes vibrantes d'enthousiasme et de sincérité, pourraient vaguement dégeler le géographe d'outre-Rhin.

Ce serait une grave erreur.

L'Allemand laisse tranquillement passer la tirade, et fixant sur son interlocuteur un regard aigu, ajoute, après une pause:

—Capitaine, en l'état présent des choses, je suis venu pour traiter une affaire dont je crois vous avoir démontré l'urgence.

«Je m'en tiens là!... quelque honorable que puisse être votre proposition.

«En conséquence, j'ai l'honneur de vous demander si je puis compter sur un arrangement conclu dans les termes que vous savez.

—C'est-à-dire?...

—Rapatriement immédiat de l'expédition allemande, sans autre condition que de pourvoir aux besoins de votre personnel jusqu'à la débâcle, et si les circonstances le demandent, jusqu'au retour en Europe.

—Ah! Monsieur, prenez garde!

«Votre insistance après mes loyales déclarations pourrait devenir injurieuse.

—Loin de moi la pensée de vous manquer d'égards.

«Mais, voyez-vous, en affaires, il est des occasions dont il faut savoir profiter.

«Je cherche, moi, à tirer d'une situation le parti le plus avantageux.

—Alors, brisons là!

«Je n'ai pas l'intention de me laisser exploiter, ni rançonner.

—C'est votre dernier mot?

—Oui!

—C'est bien!... j'attendrai.

—Quoi?

—Que, la nécessité aidant, vous deveniez de meilleure composition.

—Vous pourrez attendre longtemps!

—Moins peut-être que vous ne pensez...

«Voyez-vous, il n'est rien de tel que la faim pour amener les gens à une plus saine appréciation des exigences de la vie...

«Vous êtes menacé à courte échéance de la famine... Je saisirai le moment...

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