Les français au pôle Nord
L'expédition, fort peu pénible d'ailleurs à cette époque, la moins inclémente de l'année arctique, se continue sans incidents remarquables.
Parfois la capture d'un phoque, subitement harponné au fond de son trou par Oûgiouk, vient rompre la monotonie de la marche et l'uniformité de l'ordinaire.
Parfois aussi, Dumas qui cuisine et chemine l'arme en bandoulière, fusille un ours alléché par l'irrésistible parfum des victuailles accommodées en plein vent.
Les chiens font une curée copieuse, les hommes se régalent d'un morceau de phoque à la tartare, ou savourent un gigot tellement imprégné d'ail, que le gosier vous en fume, prétend le Parisien. La santé se maintient excellente, sauf pourtant l'apparition d'ophtalmies légères, occasionnées par le rayonnement du soleil sur la glace.
Le docteur décrète que chaque homme sera pourvu d'une paire de lunettes vertes, et procède séance tenante à la distribution des instruments.
Plume-au-Vent, ravi, braque aussitôt les bésicles sur son nez, va s'admirer dans une flaque d'eau, en guise de miroir, et déclare que ça lui donne l'air d'un philosophe.
Dumas est superbe avec sa peau brune, sa barbe en éventail, et son vaste nez. Le Parisien trouve qu'il ressemble à un marabout.
Mais Constant Guignard, qui est affreusement camus, ne peut arriver à conserver les lunettes sur son rudiment de nez, ce qui amuse fort Plume-au-Vent.
«Mon pauv' vieux! tes lunettes ont besoin d'aller au manège.
—A cause?
—Pour apprendre l'équitation.
«A peuvent pas rester en selle!... qué que ça sera pendant la nuit!
—Hein?...
—Faut jamais les quitter!... même pour dormir... surtout pour dormir... le docteur l'a dit!
«Tiens!... c'est rigolo tout plein, de regarder là dedans!
«C'est joli comme tout!... on dirait des montagnes avec du gazon dessus.
«J' m'étonne plus si le Normand... un de tes pays, et un malin, faisait porter des lunettes vertes à des moutons.
—Des histoires!
—Que ma première chique me serve de poison si je ne dis pas la vérité!
«A preuve que mon Normand, ficelle comme pas un, donnait à manger des copeaux de menuisier aux pauv' bêtes qui les prenaient pour de l'herbe!»
Bref les bésicles défrayèrent pendant une journée la verve de l'intarissable loustic, et, sauf bien entendu les chefs, chacun, y compris Oûgiouk, eut sa ration de brocards.
De fait, le brave Esquimau avec sa face rondelette, plissée, grassouillette, prêtait singulièrement à la plaisanterie, quand les disques de verre, aussi vastes que ceux dont s'affublent les lettrés chinois, agrémentèrent son physique.
Plume-au-Vent n'ayant jamais fréquenté les potiches incassables du Céleste-Empire ne soupçonna pas l'analogie. Il prétendit simplement que le Grand-Phoque ressemblait trait pour trait à sa concierge. Seulement la dame du cordon était infiniment plus barbue que le guide Esquimau.
Pendant que les matelots rient et plaisantent, le capitaine est soucieux.
On marche depuis six jours et le pack orienté vers le Nord-Est ne présente aucune solution de continuité. Pas un chenal, pas une faille, pas une lézarde, rien!
Encore quarante-huit heures et il faudra songer à la retraite, car les vivres sont mesurés pour deux semaines, et le retour exigera le même temps que l'aller.
D'Ambrieux n'a plus qu'un espoir, bien vague, du reste.
C'est que la banquise ne soit pas soudée au rivage des terres découvertes par Lockwood, le lieutenant de Greely. Ces terres ne sont plus éloignées que de deux milles à deux milles et demi. Il faut s'en rapprocher au plus vite. S'il y avait une fissure, un vague sentier d'eau, comme il serait facile de lui donner les dimensions nécessaires au passage de la goélette!
Hélas! Plus on approche des falaises dont le gris jaunâtre apparaît çà et là, sous le revêtement de glace fondue ou décollée par endroits, plus la marche devient difficile.
Le pack se hérisse de monticules escarpés que séparent des ravins semés de blocs informes. Partout des couloirs anfractueux où l'on trouve à peine place pour poser le pied, où les traîneaux ne peuvent plus avancer. Partout le même chaos où s'accumulent de nouveaux obstacles.
Il faut dételer les chiens, hisser les traîneaux à force de bras, les pousser sur des crêtes vertigineuses, les descendre dans les déclivités, pour les hisser et les redescendre encore.
Comprenant bientôt l'inutilité d'un pareil travail, le capitaine commande la halte au milieu d'un vallon de glace. Ne voulant pas astreindre ses compagnons à d'inutiles fatigues, il part en découverte avec le docteur et le guide esquimau.
La marche des trois hommes n'étant plus entravée par le matériel s'accélère d'autant, et devient un simple exercice d'alpinistes. Ils s'aperçoivent alors que les falaises terminant les terres du Nord-Est, se prolongent dans la mer, en une série d'îlots circonscrits par la banquise. Ces pointes granitiques ont arrêté au passage les masses errantes qui se sont accumulées sur ce point en quantités innombrables, et se sont soudées malgré le courant, grâce à leur surabondance, et surtout grâce à cet arrêt.
Décidément il n'y a pas trace de chenal dans ce hérissement compact de glaçons cimentés par le froid. Là où Lockwood fut arrêté par une rue d'eau, en compagnie du sergent Brainard et du Groenlandais Christiansen, s'allonge l'immuable pack. Preuve évidente qu'entre les deux opinions extrêmes du docteur Kane et du commandant Nares, la moyenne est seule admissible.
En face du cap Wild, le docteur aperçoit les trois pitons de la petite île à laquelle Greely donna le nom de Lockwood, en souvenir de son intrépide lieutenant qui dut interrompre en cet endroit son admirable voyage.
On distingue à la lorgnette le cairn édifié par les trois hommes, et comme jadis pour le tombeau de Hall, d'Ambrieux propose de visiter cet humble monument qui marque la dernière étape sur la voie polaire.
En une heure ils atteignent la pointe Nord-Ouest de l'île, s'arrêtent pensifs, devant le cairn et sont tout stupéfaits d'apercevoir, deux cents mètres plus avant dans la direction du Nord, un petit monticule élevé de main d'homme.
Ils s'approchent, constatent que ce cairn qui est formé de morceaux de charbon superposés, a été construit à une époque très récente.
D'Ambrieux fronce le sourcil et murmure, dépité:
«Pregel!... encore lui!... toujours lui!»
Le docteur et Oûgiouk écartent avec précaution les blocs de charbon et découvrent un épais bocal de verre parfaitement bouché.
Le récipient renferme un parchemin couvert de caractères anglais, français et allemands.
«Vous avez raison, capitaine, dit le docteur après avoir enlevé le bouchon, c'est signé: Pregel.
«Dois-je lire ce document?
—Lisez, docteur; il n'y a aucune indiscrétion, bien au contraire, car ces témoignages matériels du passage d'un explorateur sont laissés pour qu'on en prenne connaissance.
—Voici: «Le soussigné, commandant de l'expédition allemande au Pôle Nord, a élevé ce cairn en souvenir de son arrivée sur cet îlot. Il continue son voyage vers le Nord et édifiera, s'il plaît à Dieu, un autre cairn à dix milles de celui-ci.
«Signé: Julius H. Pregel.»
«Le 18 mai de l'année 1887.
«C'est tout! grogne le docteur furieux.
«Pauvre Lockwood!... infortuné martyr du devoir!... battu d'une demi-tête par ce Teuton balourd, prétentieux et mystique.
«Voyez, capitaine, si ce n'est pas à faire suer par cinquante degrés au-dessous de zéro!
—Quoi?... mon cher docteur.
—Cette idée bien prussienne de venir s'installer deux cents mètres plus loin que son vaillant prédécesseur, afin de pouvoir dire: «Je suis le premier!»
«Ne point concevoir qu'une victoire comme celle-là ne compte pas et que le comble de la sottise est de faire entrer en ligne de compte un certain nombre de centimètres!
—Que voulez-vous, mon ami, l'Allemand, peu prodigue de sa nature, ne laisse rien perdre.
«Ce fait le peint tout entier.
—Un Anglais, un Russe, un Italien, un Français fût venu s'inscrire modestement près de Lockwood... il eût laissé un mot d'admiration pour le vaillant officier.
«Le Julius Pregel, qui s'intitule modestement: commandant de l'expédition au Pôle Nord, comme s'il y était déjà, essaye, lui, de dévaliser un mort!
«Pouah!... Tenez, capitaine, allons-nous-en!
—Pas sans réintégrer le document dans le cairn.
—Parbleu! Nous sommes d'honnêtes gens, nous!
«Et puis je ne voudrais pas priver les explorateurs futurs de ce témoignage de la bonne foi allemande.
—Bah! Ne vous occupez donc plus de cet incident.
«Du reste, mon concurrent signait ce papier il y a plus de cinq semaines: sa victoire doit être complète à l'heure actuelle.
—Oh! mais nous rattraperons le temps perdu, n'est-ce pas, capitaine?
—A qui le dites-vous, mon cher?
«Je n'en ai d'ailleurs jamais douté... vous entendez: jamais! Et nous en élèverons, nous aussi, de ces signaux de pierre... là-bas... plus loin... et plus loin encore!
—Quel malheur, que ce pack maudit refuse le passage à notre Gallia!
—Nous allons en pratiquer un, docteur.
—Mais, que de retards!
—Vous oubliez que meinherr Pregel, parti une année avant nous, n'a plus que cinq semaines d'avance.
—Tiens, c'est juste!
—Que son navire est peut-être encore à Fort-Conger à la recherche d'un lieu d'hivernage, et conséquemment distancé par la Gallia.
«Que Pregel sera forcé de le rallier avant les froids...
—De plus en plus juste.
—Supposez, chose fort possible, la Germania incapable de s'élever jusqu'ici, alors Pregel perdra l'an prochain son avance.
«Mais assez d'hypothèses! Si j'oublie un moment que je suis sur la terre gelée, le froid aux pieds me rappelle au sentiment de la réalité.
«En route! Nous aurons fort à faire pour rejoindre nos compagnons qu'une plus longue absence inquiéterait.»
Cependant, le capitaine, voulant être absolument certain que le pack était bien homogène sur ses deux bords, ne prit point, pour revenir au bâtiment, la route précédemment suivie.
Il fit descendre sa petite troupe parallèlement aux terres de Lockwood, sans quitter la banquise, mais en côtoyant toujours les falaises.
La marche était plus rude, mais on avait toujours l'espoir d'une compensation apportée par la découverte d'une faille.
C'est ainsi que les explorateurs français, après avoir reconnu à la lorgnette le cap Washington, aperçu par le lieutenant de Greely, et le cap Alexandre-Ramsay, contournèrent l'île Murray, prirent connaissance du Fiord-de-Long, auquel Greely donna le nom de l'infortuné commandant de la Jeannette, et se dirigèrent sur la Gallia, en côtoyant le pack à sa partie méridionale.
Malheureusement un brouillard intense les enveloppe brusquement, alors que depuis cinq jours ils étaient en marche pour rallier le navire, qu'ils avaient quitté quatorze jours auparavant. La route devient forcément plus pénible encore, et les recherches également plus difficiles.
Bah! peu importe! dans trente-six heures l'expédition sera terminée. Si elle n'a pas donné les résultats qu'on était en droit d'attendre, on n'en travaillera que plus vaillamment à saper la banquise. Du moment qu'elle reste fermée à l'étrave de la Gallia et qu'on est certain de ne pouvoir triompher autrement de sa résistance, en avant les grands moyens! Malgré le brouillard et les obstacles qui hérissent à chaque pas la voie du retour, on ne risque pas de s'égarer, tant le capitaine est sûr de sa direction.
Allons, encore douze heures d'écoulées... puis encore douze heures! c'est la dernière fois qu'on déploie la tente.
«En avant! garçons!... en avant et bon courage!... le but approche.»
Le capitaine, ordinairement si impassible, manifeste une hâte singulière.
Le docteur, qui est dans le secret de cette précipitation, car il y a un secret, excite également les matelots, prêche d'exemple, allonge les jambes et paraît oublier qu'il commence à transpirer comme un simple mortel.
C'est que voilà! On est au 14 juillet et le commandant veut faire une surprise à ses compagnons.
Berchou a reçu des ordres, tout doit être prêt à bord pour célébrer dignement la fête nationale: un festin de choix, du bon vin, des liqueurs, puis des divertissements variés dont l'organisation a été laissée à la riche imagination des matelots restés à bord.
Avec de pareils éléments de gaieté folle, d'entrain intarissable, de patriotisme ardent, cette fête, improvisée à moins de sept degrés du pôle, sur un navire français, sera complète, et unique dans son genre.
Aussi, le capitaine maugrée contre la brume qui cache le navire tout flamboyant de couleurs, sous le grand pavois.
On approche de plus en plus. Déjà les chiens tournent leur museau pointu vers le Sud-Est et aspirent bruyamment des émanations presque insaisissables.
L'un d'eux, Pompon, un des favoris du Parisien, pousse un hurlement auquel répondent, comme un écho lointain, des abois saccadés.
Brusquement la meute se met à vociférer en chœur, à la stupéfaction des hommes qui n'en peuvent croire leurs oreilles.
«Bah! opine gravement le Parisien, c'est quéque farceur, qui s'amuse là-bas sur le navire, à imiter mes toutous, histoire de leur faire entonner leur grand air.
«Allons, silence! les cabots!... Vous devriez savoir que c'est pas des animaux de votre espèce.
«Y a pourtant pas à s'y tromper!... moi, si je voulais faire le chien, je m'y prendrais un peu mieux!»
Quoi qu'en dise Plume-au-Vent, l'imitation est parfaite à ce point que les chiens hérissent leur poil et grognent sourdement, à mesure qu'on approche.
A coup sûr, ce n'est point là une bienvenue dans le langage particulier à l'espèce canine.
Bientôt apparaît une masse noirâtre qui se détache vaguement au milieu de l'opaline blancheur des buées. On dirait la coque d'un navire.
En même temps une rauque exclamation retentit:
«Halt!... wer-da?
—Et vous-même: qui vive? riposte le capitaine d'une voix hautaine, vibrante comme un froissement de métal.
—Trois-mâts allemand Germania de Bremerhaven, capitaine Walther.
—Capitaine de la goélette française Gallia, répond d'Ambrieux.
L'inconnu, croyant sans doute à une visite de politesse dont rien ne semble pourtant légitimer l'urgence, continue:
«Veuillez passer à tribord, capitaine, on va larguer l'échelle.
—Merci! j'arrive d'expédition et je rentre à mon bord... j'ai dérivé dans le brouillard.
—Capitaine, la Gallia est à trois encâblures dans le Sud-Ouest.
—Merci! j'ai l'honneur de vous saluer.»
Les hommes, stupéfaits de l'incident, gardent un morne silence, pendant que les chiens, grondant toujours, donnent un coup de collier pour déhaler les traîneaux.
«Eh bien! docteur, que dites-vous de la rencontre?
—Mais, capitaine, je n'en suis ni étonné, ni alarmé.
«Ces gens-là ayant le même objectif, il n'est pas extraordinaire de les trouver sur notre route.
—Sans doute, puisque le second de la Germania m'avait fait pressentir la venue du navire.
—Eh bien?
—Ne trouvez-vous pas qu'il y a chez eux comme un parti pris de devancer leurs concurrents de quantités infinitésimales... autant dire ridicules?
—Oh! oui: là-bas, le cairn deux cents mètres plus avant que celui de Lockwood.
—Et ici, leur bâtiment plus rapproché que le mien.
—Oh! douze cents mètres à peine!
«Une misère!
«Nous regagnerons cela et nous les battrons haut la main.
—J'en ai comme la ferme assurance.
«Mais si nous sommes forcés d'hiverner ici, ne trouvez-vous pas qu'il sera tout à fait assommant de voir à chaque instant nos vainqueurs se goberger à notre nez, et se prévaloir de cette priorité dérisoire.
—Bah! nous avons un excellent mouillage et ils ne peuvent probablement pas en dire autant du leur.
«Il y a compensation.»
Un hourra joyeux accompagne ces derniers mots. La Gallia est en vue. Pour comble de bonheur, le soleil réussit enfin à percer le rideau de brume qui l'enveloppe, et le navire se montre soudain, aux yeux ravis des voyageurs, avec son éclatante floraison de pavillons.
Un immense cri de «Vive la France!... vive la République!...» accueille la petite troupe; d'énergiques poignées de mains s'échangent avec de chaudes et réconfortantes paroles de bienvenue.
Puis, un nouveau cri, aussi enthousiaste, aussi vibrant:
«Vive le capitaine!...»
En gens pressés de s'amuser, les nouveaux arrivants, oublieux de leurs fatigues, vont revêtir leur tenue de gala, et la fête commence.
D'abord un festin auquel assiste l'état-major, et qui, nonobstant le respect des matelots pour leurs officiers, n'en est pas moins d'une gaîté folle. Puis les toasts, à la France, à la République, au capitaine, à la découverte du Pôle!
Après le repas, un concert dans le carré où se trouve le piano. Il y a une scène de deux mètres superficiels, avec un double rideau formé de deux bonnettes! Et chacun, sans plus de façons, y va carrément de sa romance.
Par exemple, M. Vasseur, le lieutenant, qui tient le piano, a fort à faire, et l'accompagnement est parfois d'un dur!... Il en est de même parmi les virtuoses qui s'arrêtent béants, n'osant pas, par respect pour la discipline, élever la voix quand leur supérieur fait de la musique.
Plume-au-Vent obtient un succès colossal. Il est vrai que le Parisien chante son grand air, celui auquel il doit son pseudonyme et sa célébrité.
Applaudi à tout rompre par des mains endurcies au contact des amarres goudronnées, il lui faut recommencer à trois fois le morceau fameux de Rigoletto:
Femme est volage;
Et bien peu sage
Qui s'y fie un instant.
«Bravo!... Parisien... Bravo!... c'est ça qu'est tapé!...
«Mais, Plume-au-Vent, c'est toi... c'est ta chanson.
«T'avais pas dit que tu figurais en nom dans la grande opéra.»
Ainsi mis en cause, le Parisien interrompt son chant pour s'exprimer en langage vulgaire.
«C'est que, voyez-vous, camarades, y avait pas de quoi s'en vanter.
«Vous me rappelez un incident pénible qui a brisé ma carrière dramatique.
—Raconte voir!
—J'avais eu l'idée biscornue d'aller chanter l'opéra dans la bonne ville d'Orléans, et je remplissais, ce jour-là, le rôle du duc de Mantoue, celui qui chante: «Comme la plume au vent...»
«Au moment où j'entonnais de ma plus belle voix ce morceau pour lequel j'ai toujours eu une passion malheureuse, v'là tout le vinaigre de la ville qui monte au nez du public et je suis assailli d'une bordée de sifflets!...
«Pétard, quelle averse!
«Vous pensez si du coup mon engagement fut rompu, à la grande joie des copains jaloux de mes succès, à ce point qu'ils me bombardèrent du nom de Plume-au-Vent, en souvenir de mon four.
«D'Orléans je ne fis qu'un saut jusqu'à Buenos-Ayres où je réussis... à trouver un directeur qui oublia de me solder mes appointements.
«Fallait vivre, pourtant. Je devins cuisinier. Mais je ne sais même pas saigner un hareng saur... et me voilà encore sur le pavé.
«Je me mis perruquier. Mais j'écorchais tout vifs les clients qui sous mon rasoir voyaient leur nez et leurs oreilles s'en aller à chaque séance. Fallut rendre les armes. Je revins en France comme chauffeur à bord d'un transatlantique pour payer mon passage.
«Ma foi, j'ai pris goût au métier, car y a de ça huit ans, et je ne m'en repens pas, puisque j'ai l'honneur aujourd'hui de collaborer humblement, mais de tout cœur, à l'œuvre de notre vaillant capitaine.
«Voilà mon histoire.»
Inutile de dire si le narrateur obtint un succès égal à celui du virtuose.
Le divertissement se continua par des chansons patriotiques ou sentimentales, ou fortement épicées, puis Dumas chanta, de sa voix terrible, une romance provençale à laquelle on ne comprit rien, mais qui fut applaudie de confiance.
Il y eut ensuite un tir à la cible, avec des prix susceptibles d'exciter la convoitise des concurrents, notamment une superbe pipe en écume.
Dumas, préalablement mis hors concours, manqua la cible, tant il avait la vue trouble, et le Parisien, qui n'avait jamais pu toucher un carton aux baraques foraines, fit mouche à tout coup.
Il gagna la pipe et l'offrit généreusement à son mécanicien, Fritz Hermann, le bon Alsacien, qui de temps à autre montrait le poing au navire allemand, immobile au bord de la banquise.
Ce présent rasséréna un peu le digne homme, et cicatrisa une plaie récente. La veille, en voyant arriver la Germania, il avait, de colère, brisé son calumet en porcelaine, et ne parlait rien moins, pour terminer dignement la fête, que d'aller chambarder le vaisseau de malheur.
«Ne chambarde rien, mon vieux Fritz, interrompit doucement le capitaine, et prends patience, en attendant la revanche.
—C'est long à venir, capitaine, et la vie est courte.
—La nôtre commencera dès demain, et elle sera complète.
—Eh bien! alors, revanche!»
DEUXIÈME PARTIE
L'HIVERNAGE AU PAYS DU FROID
I
Le jour polaire continue avec sa ténacité obsédante.
A minuit comme à midi, le soleil, que l'on dirait détraqué, tant sa permanence au milieu de l'azur céleste paraît une absurdité, verse des torrents d'éblouissantes lueurs.
Aussi loin que la vue peut s'étendre, tout scintille et flamboie.
Et pourtant, malgré cette incessante projection de lumière, à peine interrompue de loin en loin par la brume, le morne paysage conserve sa lugubre physionomie.
Sous ces ruissellements de clarté, on sent la douloureuse impression d'une chose morte.
Point d'arbres couverts d'opulentes frondaisons, point de fleurs aux délicats effluves, point de quadrupèdes folâtres, point d'oiseaux jaseurs, point d'insectes bourdonnants.
Partout des cristaux nus, frangés, déchiquetés, se découpant rigides et moroses sur le ciel d'un bleu cru. Et pour animer cet horizon d'où surgit un immense et glacial frisson, la silhouette balourde d'un ours, le soufflet d'un cétacé ou le brusque plongeon d'un phoque.
C'est l'été pourtant! mais l'été arctique, fait de lumière et non de chaleur.
En vain le soleil erre de longs mois au-dessus des régions boréales sur lesquelles il verse sans relâche des flots d'incandescence. Pareil lui-même à un astre gelé, en voie d'extinction, sa clarté ou rose, ou blanchâtre, anémique pour ainsi dire, éblouit, mais ne vivifie pas.
Et l'on sent, à travers cet été pendant lequel un habitant de la zone tempérée n'abandonnerait guère son foyer, la menace prochaine des froids mortels, des ténèbres affolantes de l'épouvantable hiver polaire.
Dans un mois, du 15 au 20 août, le pack, à peine désagrégé superficiellement, va reprendre sa ténacité de roc. Une épaisse couche de neige nivellera les dépressions et les protubérances. Un peu plus tard, avec l'apparition de la première étoile, s'éteindra ce faux-semblant d'existence.
Car le jour, même sans chaleur, c'est encore la vie!
Cependant, d'intrépides matelots, conscients des périls et des souffrances réservés par cet enfer aux audacieux qui l'osent affronter, s'efforcent déjà d'avancer plus loin encore: là où la bise est plus âpre, le froid plus dur, l'inconnu plus terrifiant.
En vain la banquise leur oppose la masse compacte de ses stratifications. Ils se ruent à l'assaut de l'infranchissable barrière avec cet élan farouche qui triomphe de l'obstacle ou brise l'instrument.
Hier la fête des patriotes, aujourd'hui le travail des explorateurs.
Les marins de la Gallia sont à l'œuvre, pendant que ceux de la Germania, sa rivale, n'en pouvant croire leurs yeux, les regardent stupéfaits.
La chose est pourtant bien simple, du moins à ce que prétend le capitaine d'Ambrieux. Le pack s'oppose au passage du navire. Eh bien! profitons des derniers beaux jours pour pratiquer un chenal. C'est-à-dire coupons d'une tranchée large de douze mètres trois kilomètres de glace.
C'est tout! Et c'est assez, n'est-ce pas?
Car ici, la glace n'offre plus, comme à la baie de Melville, une surface unie, d'une épaisseur assez faible, du moins relativement. C'est, au contraire, un redoutable amoncellement d'anciens glaçons amenés par la dérive, comprimés par le courant, soudés par le froid, et superposés de manière à mesurer, par places, trois et quatre fois l'épaisseur du pack proprement dit.
Qu'importe, d'ailleurs! En dépit de l'apparente insanité d'un tel projet qui fait penser à des fourmis essayant de saper une montagne, chacun s'est mis à la besogne, bravement.
Tout ce qui perce, coupe, rompt ou éclate, a été mis en réquisition. Haches, scies, couteaux à glace, tarières sont aux mains des matelots. Il s'agit de pratiquer à la main l'amorce du canal où doit pénétrer, au fur et à mesure de son exécution, la Gallia.
Quant à faire agir le taille-mer en acier, il n'y faut pas songer. L'éperon d'un cuirassé lui-même serait insuffisant.
La dynamite fournira d'excellents résultats, mais son emploi doit être réservé pour certains cas. Sous peine d'épuiser l'approvisionnement, il faut éviter le gaspillage, et ne recourir au précieux explosif que devant urgence absolue.
Mais, enfin, quel procédé rapide, et surtout efficace, pense donc employer le capitaine? Car en voyant les infimes parcelles enlevées à la main par les travailleurs, on ne peut supposer raisonnablement qu'il espère venir à bout de l'ennemi par ce moyen primitif.
Le capitaine veut tout simplement couper la banquise à la scie.
Mais, entendons-nous bien. Il ne s'agit point ici du fragile instrument dont se servent les menuisiers ou les charrons pour découper leurs planches. La scie à glace, dont les dents vont bientôt ronger le pack de la base au sommet, est une énorme bande d'acier, mesurant six mètres de hauteur, sur quatre-vingts centimètres de largeur.
Très bien! Voici l'instrument pourvu de dents formidables, longues de dix centimètres. Mais, où trouver un moteur? Probablement la machine du navire.
La machine, d'accord. Il ne faut pas oublier, pourtant, que la scie, ou plutôt les deux lames de la scie, doivent agir parallèlement à quinze, vingt, peut-être quarante mètres du bâtiment.
Comment actionner, à pareille distance, un tel engin?
Au moyen de l'électricité, parbleu!
L'électricité?... sans doute: grâce à la découverte d'un éminent ingénieur français, Marcel Desprez, qui trouva en 1875 la transmission des forces par l'électricité.
A ce propos, une petite digression est ici nécessaire.
La découverte de Marcel Desprez part d'un principe qui peut se formuler ainsi: Fournissez du mouvement à une machine dynamo-électrique, et elle vous donnera de l'électricité; fournissez-lui de l'électricité, et elle vous donnera du mouvement.
On donne à cette propriété le nom de réversibilité, parce que les machines magnéto ou dynamo-électriques, qui toutes la possèdent, peuvent transformer le travail mécanique en électricité, ou inversement l'électricité en travail mécanique.
Supposons, maintenant, une machine dynamo actionnée par un moteur quelconque: gaz, chute d'eau, air comprimé, vapeur, etc. Sous l'influence du mouvement qu'elle reçoit, elle produit une certaine quantité d'électricité; d'où son nom de génératrice.
Mettons-la en communication par un fil de cuivre ou de fer avec une autre machine de même espèce. Aussitôt cette seconde machine, dite réceptrice, s'empare de l'électricité à elle transmise par le fil conducteur, et, chose étonnante, fournit, au lieu d'électricité, du travail mécanique ou plutôt restitue le travail mécanique développé par le moteur.
De façon que si ce moteur produit, par exemple, une force de cent chevaux, cette force, transformée en électricité par la génératrice, et transportée sous cet état, jusqu'à la réceptrice, redevient force, ou mouvement, susceptible d'être employé à un travail quelconque [7].
Cependant, la transmission ne s'opère pas intégralement. Il se produit, avec les machines actuellement employées, une perte qui atteint encore trente à trente-deux pour cent.
Mais, n'est-ce point merveilleux, de pouvoir expédier ainsi une force, quelque considérable qu'elle soit, par un simple fil, comme une dépêche, à une distance de cent, mille, dix mille mètres et plus!
En préparant son expédition polaire, le capitaine d'Ambrieux ne pouvait manquer de prévoir le cas où il devrait attaquer corps à corps d'énormes barrières de glaçons. Sachant combien sont limités et peu efficaces les moyens habituels, il avait songé, dès le principe, à mettre à profit la découverte de notre éminent compatriote.
Le travail de la machine, inutilisé jusqu'alors, parce qu'elle ne pouvait avoir d'action en dehors du navire, fournirait ainsi un appoint considérable.
Il avait donc acheté, jadis, deux dynamos du système Desprez, susceptibles de transporter, malgré leur peu de volume, une force de six chevaux, à telle ou telle distance.
Le moment est venu de recourir à ces puissants et ingénieux auxiliaires.
Déjà les charpentiers ont préparé les bigues devant supporter l'arbre de couche portant la roue qu'actionnera la réceptrice. Celle-ci est installée sur la glace. La génératrice est à bord, près du «petit cheval» qui va lui fournir le mouvement. Un fil de cuivre isolé sous une couche de gutta-percha les fait communiquer.
En outre, comme à chaque morsure de la scie l'appareil doit progresser d'autant, les bigues sont pourvues, inférieurement, de galets de bois leur permettant de rouler au fur et à mesure, à la condition, toutefois, que les protubérances de la banquise ne seront pas trop accentuées. Il faudra, dans ce cas, recourir, au préalable, à un nivellement sommaire.
Quant au mécanisme qui produira le mouvement de va-et-vient de la lame ou des deux lames, selon qu'on pourra les faire ou non agir simultanément, il est d'une extrême simplicité.
L'arbre de couche porte deux excentriques tournant chacun dans un cadre d'acier, fixé au sommet des deux scies.
Le mouvement de haut en bas et de bas en haut se produira ainsi directement, sans organes intermédiaires, sans complications, presque sans frottements.
Comme les lames, bien que notablement épaisses, risqueraient de se plier et peut-être, vu leur longueur, de se rompre pendant que s'opère le mouvement de haut en bas, le capitaine les a munies à la partie inférieure d'un poids assez lourd pour éviter les flexions latérales et leur donner une rigidité suffisante.
Ce rapide exposé de la situation indique suffisamment quels doivent être les tracas de l'organisateur et les fatigues des travailleurs.
Là-bas, à bord de la Germania toujours immobile et rogue comme un factionnaire prussien, on braque sur la Gallia une batterie de lorgnettes.
Les Allemands en sont pour leurs frais et leur curiosité déçue, car la première journée—c'est-à-dire ce qu'on appelle journée là-bas pendant l'été où il n'y a pas de nuit—se passe en préparatifs accomplis avec une hâte fiévreuse.
Après un repos vaillamment acheté, les travaux proprement dits commencent le 17 juillet, au quart de quatre heures.
Les bigues sont en place et leur mouvement de propulsion assuré par des poulies de renvoi. La génératrice et la réceptrice, reliées par le fil conducteur, sont prêtes à fonctionner. Une seule scie va être actionnée à titre d'essai. La lame, bien verticale, repose, les dents en avant, sur la surface qu'elle doit entamer. La partie inférieure, lestée comme il vient d'être dit, plonge dans l'eau à environ deux mètres.
Un coup de sifflet retentit. Fritz, la main sur le levier de mise en train, régularise doucement la distribution de vapeur et soudain les dynamos se mettent à tourner. En même temps la scie monte avec un raclement métallique, puis descend et remonte, en entamant le banc avec une singulière aisance.
Les matelots n'ont pas jusqu'alors bien compris l'intention du capitaine. Mais la démonstration pratique exécutée sous leurs yeux les édifie complètement.
Aussi, quelle joie, quand ils constatent l'incroyable puissance de l'engin qu'ils viennent d'improviser!
«Mâtin de nom de d'là! comme ça mord!... s'écrie Constant Guignard.
—Qu'on dirait que c'te faillie glace est censément du beurre,» opine gravement son compatriote Courapied dit Marche-à-Terre.
Le va-et-vient de la scie s'opère avec une telle rapidité, qu'en moins d'un quart d'heure l'énorme bloc est sectionné sur une longueur de quinze mètres.
«Stop!» commande le capitaine.
Tout s'arrête en même temps, afin d'opérer un changement dans la direction de l'appareil.
Les bigues sont orientées un peu sur la gauche, de façon à permettre à la scie d'obliquer. Il faut, maintenant couper perpendiculairement à la première section pour détacher de la banquise l'avant de ce premier fragment. La lame obéit à l'impulsion, trace un arc de cercle d'environ douze mètres de diamètre, la largeur du futur chenal; et pour la seconde fois le commandement de: Stop!
Deuxième changement de direction pour revenir parallèlement au premier trait de scie, et achever la section entière du bloc.
Pour leur coup d'essai, les matelots, bien novices pourtant, se sont acquittés à merveille de cette tâche délicate, exigeant une attention de tous les instants et une précision absolue.
En effet, sous peine de laisser la scie fonctionner dans le vide, ils doivent, à chaque coup, faire mouvoir la poulie de renvoi qui entraîne l'appareil tout entier, l'avancer d'une quantité absolument égale au travail de la scie, ni trop, pour éviter une rupture, ni trop peu pour qu'elle morde efficacement.
Comme la réceptrice évolue sur la glace en même temps que les bigues, il faut également surveiller l'allongement progressif du fil conducteur, se garder de toucher aux dynamos sous peine d'être foudroyé, bref un apprentissage complet à improviser.
Enfin, un bloc de quinze mètres de long sur douze de large et quatre d'épaisseur est détaché.
Et maintenant, comment se débarrasser d'une pareille masse, mesurant plus de huit cents mètres cubes, en tenant compte des aspérités.
«Bah! disent entre eux les matelots, le capitaine doit avoir son idée.»
Sans doute!... il en a même trois, avec l'embarras du choix.
Bien qu'il ait, en outre, le droit absolu d'ordonner, quitte à se tromper comme un simple mortel, il préfère, avant de rien entreprendre, tenir conseil avec le second, le lieutenant et le docteur.
«Ton avis, Berchou? dit le capitaine, sans préambule.
—Ma foi, capitaine, toute réflexion faite, je pense qu'il faut donner au canal une largeur double.
—Vingt-cinq mètres au lieu de douze.
—De cette façon, la goélette se rangeant contre un des bords pourra laisser couler les glaçons entraînés par les hommes avec des haussières.
—J'y ai pensé.
«Mais il est à craindre que plus tard, quand le canal aura une certaine longueur, ses bords ne se rapprochent sous la pression exercée latéralement par les deux tronçons de la banquise.
«Alors, les glaçons ne pourront plus s'écouler.
—Diable! Je n'avais pas songé à cela.
—Et vous, docteur?
—Moi, je me réserve.
—Et vous, Vavasseur?
—Moi aussi, capitaine.
—Ce premier procédé provisoirement éliminé, nous devrons, je crois, recourir à la dynamite, pour désarticuler chacun des blocs.
«Les fragments s'enfonceront totalement ou en partie, et ne gêneront peut-être pas trop la marche du navire.
«Il faudra donc tenter ce moyen, bien que la proximité relative des hommes et des appareils le rende périlleux.
—C'est vrai! ajoutent simultanément le second, le docteur et le lieutenant.
—A moins que... ajoute le capitaine.
«Eh! oui... c'est cela!
—Vous avez trouvé?
—Je le crois, mais laissez-moi mûrir ce projet qui fait face à toutes les exigences.
«Je veux vous en laisser la surprise.
«Pour l'instant, essayons de la dynamite.»
Afin de ne pas perdre de temps, cinq trous de mine furent forés et chargés sur le premier glaçon, pendant que la scie en découpait un second d'égales dimensions. Puis la lame retirée de la rainure, les bigues furent éloignées ainsi que la réceptrice.
L'explosion produisit bien moins d'effet que là-bas, à la baie de Melville, sur de jeunes glaces, moitié moins épaisses, et infiniment moins compactes.
Le bloc fut seulement désarticulé en gros fragments que la goélette dut écraser, pulvériser en détail, pour avancer seulement de quinze mètres.
Cependant, le résultat se trouvait acquis. Le procédé n'était pas défectueux, à la condition que la soute aux munitions renfermât un approvisionnement suffisant.
Et d'Ambrieux calculait qu'il lui faudrait au moins un millier de cartouches, en admettant, chose peu probable, que la banquise ne s'épaissirait pas, au centre.
Sinon, il faudrait augmenter le nombre des trous de mine.
Néanmoins, tout marcha très convenablement le premier jour, à ce point que le chenal mesurait soixante mètres de longueur, après un travail acharné de seize heures.
Soixante mètres, c'est là sans doute un résultat, étant donné surtout la nature de l'obstacle, et la multiplicité des opérations que nécessite l'entreprise.
Mais d'Ambrieux, pensant que le pack mesure environ trois kilomètres, il ne faudra pas moins de cinquante jours pour le couper entièrement. Encore, est-on sûr d'atteindre quotidiennement la moyenne de soixante mètres?
Même en l'atteignant, c'est un total de cinquante journées, pour arriver à la bordure septentrionale, si toutefois il ne survient pas d'accident.
Or, dans cinquante jours on sera exactement au 7 septembre, alors que les froids ont déjà repris avec intensité. A cette époque, les glaçons se forment rapidement sur les eaux libres, ceux qui viennent d'être coupés se ressoudent aussitôt, immobilisant la scie. Donc le chenal sera sans cesse obstrué, le sciage deviendra presque impossible.
Il faut à tout prix gagner du temps.
En conséquence, le capitaine décide que les travaux continueront jusqu'à nouvel ordre, sans interruption.
Le docteur, consulté sur la question d'hygiène, déclare que les matelots pourront supporter impunément ce surcroît de fatigue à la condition que leur ordinaire sera augmenté d'une demi-ration, et qu'ils feront le quart comme à bord.
C'est entendu.
Grâce à cette mesure et au prodigieux entrain du vaillant équipage, le chenal s'allonge, le 18, de cent mètres.
Le 19, on gagne cent dix mètres! La longueur totale est donc de deux cent soixante-dix mètres!
Mais aussi, que de difficultés, d'efforts et de fatigues!
Bah! on est Français, après tout, et on triomphe des difficultés par la constance, on aide aux efforts par une chanson, on nargue la fatigue par la gaîté.
Cependant, les Allemands, d'abord claquemurés comme des hiboux, commencent peu à peu à donner signe de vie.
On les voit sortir de leur trois-mâts, se promener sur la glace, patiner, faire courir leur traîneau, bref rompre insensiblement avec leur immobilité des premiers jours.
Ils ont même des tendances à s'approcher du chantier où les français travaillent à corps perdu.
«Diable m'emporte! grogne Fritz, le digne Alsacien qui ne mâche pas ses mots, les faillis chiens sont capables de venir se fourrer jusqu'au milieu de nous.
«Ah! mais, minute!
—Allons, mon camarade, un peu de calme, dit le second qui surveille la génératrice, et n'allez pas nous faire des histoires.
—Peuh! des histoires... je n'en demande qu'une seule...
«Fourrer cent kilos de dynamite dans les flancs à ce cachalot de malheur et y mettre le feu... dussé-je sauter avec lui.
—Diable! comme vous y allez!
—Que voulez-vous, moi, je me tourne les sangs, quand je vois ces corbeaux de Prusse...
«Et dire que je viens au pôle Nord pour me rencontrer avec eux.
«Tenez... quand je vous le disais...
—Ma parole! en voici deux qui se dirigent de ce côté.
—Eh bien! ils ont du toupet.
«Tonnerre! si j'étais à la place du capitaine, ce que je te les recevrais à coups de carabine!
—Mon vieux Fritz, encore une fois, du calme!
«Nous ne sommes pas en guerre... malheureusement!... sans ça...
—A la bonne heure!
«Je sais bien que vous ne les aimez guère, vous qui leur avez si rudement travaillé le cœur, dans des temps.
—Ma foi! ça y est!... les voici chez nous...
«Ils abordent le capitaine.
Correctement vêtus de flanelle bleu-marine, la tenue de bord adoptée généralement par les officiers de la marine marchande, deux personnages se sont approchés du commandant de la Gallia.
Celui-ci, qui n'est pas homme à autoriser des familiarités, ni à entamer des relations de voisinage, répond froidement à leur salut, et attend silencieusement.
«Herr capitaine, dit l'un d'eux, permettez-moi de venir vous rendre ici la visite que vous aviez bien voulu me faire à Fort-Conger, et de vous présenter le commandant de la Germania, herr capitaine Walther.
—Heureux et très honoré de faire votre connaissance, dit ce dernier, sans même attendre un mot de politesse.
«Et je suis très obligé à mon second, meinherr Vogel, d'opérer ce rapprochement entre des rivaux qui ne sauraient être des ennemis.»
Très ennuyé de l'incident, mais trop gentilhomme pour en laisser rien paraître, d'Ambrieux répond par une de ces banalités de bon ton qui dressent une insurmontable barrière entre des indifférents.
Puis il s'excuse de recevoir ainsi les visiteurs en plein air alléguant les travaux urgents qui exigent toute sa sollicitude.
«Mais, très honoré herr capitaine, répond Walther, nous serions désolés de vous causer le plus petit dérangement.
«Vous accomplissez là une œuvre de géant... une merveille d'audace et de patience...
—J'essaye tout simplement de passer, interrompt d'Ambrieux.
—Votre modestie, Très Honoré herr capitaine, est à la hauteur de votre mérite.
«Car tenter un pareil tour de force avec si peu de monde n'est pas à la portée de tous.
—Croyez-vous qu'en dépit du petit nombre de mes auxiliaires, je ne réussirai pas?
—Dites plutôt que je le crains!
—Pas possible!
—Sans doute! car si, comme il est permis de le supposer ou même de l'admettre, je voulais bénéficier, pour m'élever au Nord, de cette voie si intrépidement ouverte...
—Ah! très bien... je comprends alors l'intérêt qui vous inspire «l'œuvre de géant»...
«Je trace une route... je passe... suivez-moi si bon vous semble... libre à vous de profiter de notre ouvrage.
—Cependant, très honoré herr capitaine, je reconnais volontiers qu'il y aurait injustice à ne pas vous offrir une compensation.
—Monsieur, n'ayant jamais fait aucun négoce, j'ignore ce que peut être un salaire.
—Veuillez m'excuser si l'expression dont je me suis servi a rendu imparfaitement ma pensée.
«En ma qualité d'étranger, la langue française a des subtilités qui m'échappent.
—Où voulez-vous en venir?
—A vous faire une proposition.
—Une proposition?... à moi?... laquelle, s'il vous plaît?
—Mon intention, aussitôt le retour du chef de l'expédition, meinherr Pregel, étant de m'avancer dans votre canal, comme il y aurait, je le répète, injustice pour nous à être au profit, sans avoir été à la peine, j'ai l'honneur de mettre à votre service mon équipage tout entier pour aider le vôtre à couper le pack.
—Vos hommes!... avec les miens!...
«C'est impossible, monsieur.
—Ils vous obéiraient comme à nous-mêmes... du reste, nous serions là.
—Encore une fois, c'est impossible.
«Mon œuvre est et doit rester exclusivement française.
«Pour cela, des Français seuls doivent y collaborer!
—Cependant, très honoré herr capitaine, veuillez considérer que nous passerons quand même après vous.
—Je le répète, vous êtes libres.
—Un dernier mot: Veuillez vous mettre à ma place.
«Si vous trouviez le chenal pratiqué dans la banquise par la Germania, en profiteriez-vous?
—Non!»
II
Le capitaine de la Gallia et son état-major admirent l'équipage dont la constance est magnifique. En vain chaque heure, chaque jour, chaque semaine—car le temps fuit avec rapidité—amènent leur contingent de fatigues; en vain les difficultés croissent à chaque instant, pour amener un résultat plus que médiocre; jamais une plainte, jamais un mot de découragement, jamais un geste de lassitude. Chacun paie de sa personne suivant son tempérament et son caractère, mais avec une égale vaillance. Les uns avec une gaieté communicative dont la source est intarissable, les autres avec une sorte d'élan rageur ou avec une ténacité froide, acharnée.
Le quart fini, lorsque les matelots de la bordée montante viennent remplacer ceux pour qui a sonné l'heure du repos, ces braves gens quittent à regret le chantier en criant: «Déjà!...»
Et pourtant, jamais labeur ne fut plus inusité pour des matelots, et en même temps plus ingrat ni plus excessif. Lutte sans merci contre les fragments rigides, contact incessant avec cette glace maudite en quelque sorte devenue un élément nouveau, barbotage dans la neige à demi fondue, chutes continuelles sur les surfaces glissantes, halage de blocs énormes à travers les sinuosités du chenal, rien ne manque à la série qui, pour être complète, exigerait une interminable description.
Tout cela pour une idée peu ou pas comprise; pour arriver à s'élever de quelques centaines de mètres vers le Nord, pour se rapprocher de ce point géographique perdu sur une mer gelée!
Mais, voilà! on s'est librement engagé à suivre le capitaine en quelque lieu qu'il lui plaira d'aller, et on le suit de confiance, par sympathie pour lui, par respect pour la promesse jurée, par amour pour ce pavillon qui ne descend jamais de la corne.
Car, on l'aime vraiment ce superbe officier, qui, tout gentilhomme qu'il est, ne craint pas, à l'occasion, de haler sur l'haussière, de raidir les jambes et de courber l'épaule quand la glace résiste. Et ce bon docteur, et ce brave second, et ce gentil garçon de lieutenant! Tous vont de l'avant et bûchent comme de simples matelots!
Mais, quel puissant encouragement, quand on voit l'état-major ainsi prêcher par l'exemple!
Et puis, il y a là les «Prussiens» qui poursuivent le même but.
Non seulement des étrangers, mais des «Prussiens». Vous comprenez!...
En conséquence, que ce soit pour aller au pôle ou au diable, ils n'arriveront pas les premiers!
Quant à cela, jamais! Cette rivalité avec l'ennemi séculaire met doublement en jeu l'honneur national.
Aussi, quelle explosion de colère, quand on les vit, avec leur habituel sans-gêne, venir un beau matin embouquer le canal pratiqué au prix de pareils efforts!
N'eût été le proverbial respect des matelots pour la discipline, cette audacieuse prise de possession amenait un conflit.
«Tonnerre! jure Plume-au-Vent exaspéré, on appelle ça tirer les marrons du feu!...
«Dans l'espèce, les marrons sont des glaçons, mais pétard de Brest! ça n'en est pas moins rasant.
—Pécaïré! rugit Dumas, que le capitaine dise un mot, et je les échenille à coups de carabine!...
—Caraï! grondent les Basques, à l'abordage!...
—L'abordage!... eh ben! j'en sis, mè, opinent les Normands.
—Malard'oué!... sabordons le cachalot, vocifèrent les Bretons.
—Allons, tais ton bec, les hommes, dit froidement Guénic.
«Fusillez rien!... abordez rien!... t'entends!...
—Voyons, maître, c'est-y pas bisquant, de voir des choses pareilles...
—Même à travers des lunettes vertes!
—Tais ton bec encore une fois, car je veux que ce bout de bitord me serve de cravate, si le capitaine n'a pas son idée.
—Ah! dame!... si le capitaine a son idée, c'est autre chose.»
Cette affirmation, d'une autorité aussi compétente que celle du digne Breton, calma, comme par enchantement, les susceptibilités de l'équipage.
On était alors au 12 août, et le chenal, après des alternatives de réussite et d'insuccès, atteignait environ seize cents mètres. A mesure que le soleil s'abaissait à l'horizon, le froid avait bien un peu repris, mais pas de façon à encombrer cette voie si intrépidement ouverte.
En conséquence, la Germania quitta son ancrage et put, en moins de deux jours, s'approcher jusqu'à cinq cent cinquante mètres à peine de sa rivale.
Certes, si le procédé n'est pas rigoureusement d'accord avec les convenances, il est singulièrement expéditif et avantageux.
D'autant plus que la nuit suivante, une brise assez forte ayant soufflé du Sud-Ouest, la partie méridionale du pack se resserra au point de combler entièrement le chenal!
Vingt-quatre heures plus tard, l'accès en était fermé à la Germania sans doute pour tout l'hiver!
Comme herr capitaine Walther dut bénir son étoile, et se moquer intérieurement du Français qui usait ainsi son charbon et courbaturait ses hommes pour lui ouvrir un passage!
Car le chenal fermé à sa partie méridionale, par la pression latérale des glaces, n'en restait pas moins libre au milieu, et herr capitaine Walther, bénissant de plus en plus son étoile, se promettait bien de suivre pas à pas le Français, au fur et à mesure que celui-ci continuerait sa tâche.
Mais, ce jour-là, c'est-à-dire quand la marche en arrière fut absolument interdite à la Germania, le capitaine d'Ambrieux, travaillé sans doute par son idée, modifia tout à coup sa façon de procéder.
Soit qu'il craignît d'épuiser sa provision de dynamite, soit pour tout autre motif entrevu par Guénic, il défendit de broyer avec la mine les bancs découpés à la scie.
Puis, il fit pratiquer, dans la rive droite du canal, un dock provisoire, dans lequel se rangea la Gallia, pour laisser passer le premier bloc, halé comme les autres par une partie des hommes.
Ce bloc, taillé un peu plus large que les précédents, et en forme de coin, vint boucher hermétiquement le canal, en raison de son évidement en biseau, de façon à interrompre toute communication.
Retenus par un reste de pudeur et bien loin de soupçonner cette manœuvre originale, les Allemands n'osèrent, ou ne voulurent pas aller jusqu'au chantier français s'enquérir pourquoi on avait renoncé à la mine.
Ils attendirent douze heures.
Pendant ce temps, le capitaine d'Ambrieux et ses hommes firent tant et si bien, que huit blocs entiers, mesurant chacun environ quinze mètres, vinrent se buter au «bouchon».
Près de cent trente mètres de glace, épaisse de douze à quinze pieds, surajoutés un à un au premier, puis soudés pendant la nuit par la gelée, interceptèrent dorénavant la route entre les deux navires, à tel point que si herr capitaine Walther n'est pas muni d'engins aussi puissants que ceux de son rival, il est bel et bien prisonnier dans la banquise!
Pour être un bon tour, c'est un bon tour; et le plus subtil casuiste n'y pourrait, en aucune façon, trouver à redire, car, enfin, chacun est libre de travailler comme bon lui semble, et tant pis pour les intrus qui se trouvent pris au piège dressé par leur sans-gêne.
Aussi, quels lazzis, sur la Gallia, pendant que là-bas, sur la Germania, on épuise l'opulente série des jurons d'outre-Rhin!
«Pincées! mon vieux Fritz, pincées, les têtes carrées! hurle Plume-au-Vent qui exécute un cavalier seul épique.
—Oh! les coquins, gronde l'Alsacien, qu'ils y restent donc jusqu'au jugement dernier!
—Pour une fois, Parisien, interrompt Nick, c'est là une pièce bien mise, sais-tu?
—Diable et ta pièce! Plus de six mille mètres cubes de glace!
—M'a Doué!... dit en riant Le Guern, y z'en ont pour jusqu'à la fin de l'hiver, ou je ne m'y connais plus.
—Morale de l'histoire: fallait pas qu'y y'aillent.
—Au moins, à présent, on va pouvoir turbiner à son aise, en bons Français, et non pas pour le roi de Prusse.
—D'autant plus que les jours raccourcissent et que le temps passe.
—J'te crois!
«Le nommé soleil n'est plus si flambard... le v'là rose pâle comme une guigne pas mûre.
—Et y s'couche, comme pour nous jouer pièce!
—Et puis les nuits allongent... y gèle!...
—Sûr qu'à présent l'air est fraîche!...
—Si on n'allait pas avoir le temps de finir le canal!
—Faudra voir.
—Bah! Fini ou pas, les autres sont toujours pincés.»
Depuis près d'un mois que cet ingrat travail de percement est commencé, les conditions climatériques se sont modifiées avec une rapidité pour ainsi dire foudroyante.
Les nuits, qui d'abord n'étaient qu'un simple crépuscule, s'allongent et l'orbite du soleil s'abaisse visiblement chaque jour sur l'horizon.
Ce n'est déjà plus qu'un astre rougeâtre, clignotant, au disque prodigieusement élargi, qui semble s'élever à regret sur les terres de désolation.
Dans un mois, il n'y aura plus que douze heures de jour, y compris les crépuscules fort longs du matin et du soir, et quand, au 23 septembre, c'est-à-dire dans cinq semaines, le soleil aura dépassé l'équinoxe d'automne, le terrible hiver fera sentir ses douloureuses morsures.
Car, il n'y a pas, là-bas, ces transitions automnales si douces, sous notre zone tempérée.
Le passage du jour sans fin à l'interminable nuit est brutal, violent, sinistre.
La terre, à peine échauffée, se refroidit si vite, que d'épais brouillards flottent lourdement sur la banquise, tant que le soleil n'est pas monté à une certaine hauteur. Parfois il neige, et il gèle chaque nuit.
Tout cela depuis une dizaine de jours seulement, alors que la période de beau temps devrait durer près de trois semaines.
Bref, tout annonce un hiver précoce!
Une semaine se passe encore, et il devient impossible aux hommes de la Gallia de fournir une égale somme de travail.
Le capitaine, voulant lutter quand même contre les éléments, contre la malchance, contre l'impossible, a fait monter deux lames de scie. Elles fonctionnent d'une façon à peu près satisfaisante, même pendant la nuit, grâce au fanal électrique remplaçant le soleil.
Mais les matelots, en dépit de leur indomptable énergie, commencent à être épuisés. Leurs mains et leurs pieds sont criblés d'engelures. Le docteur craint de les voir s'envenimer. Il a dû ordonner pour quelques-uns le repos absolu.
C'est que si le petit œdème phlegmoneux, connu sous le nom d'engelure, est ici un simple bobo, il n'en est pas de même là-bas, où il atteint des proportions énormes, et produit d'horribles plaies demeurant longtemps incurables.
Cinq hommes sont déjà réduits à l'inaction.
Le pauvre Constant Guignard, qui semble collectionner les avaries, est le plus maltraité de tous.
Un de ses pieds, devenu comme celui d'un éléphantiasique, n'a plus aucune forme. C'est une masse de chair tuméfiée, violette, couverte de nodosités et d'ampoules d'où suinte une sérosité jaunâtre.
Le docteur possède heureusement une panacée souveraine dont la matière première n'est pas près de faire défaut. C'est la glace pilée, appliquée en compresses loco dolenti, et sans cesse renouvelée jusqu'à résolution de l'œdème.
Remède simple, peu coûteux, d'emploi facile, et dont la préparation n'exige pas des connaissances pharmaceutiques très étendues.
Dans huit jours, les éclopés seront guéris.
Huit jours, soit! C'est court pour des malades, et bien long pour des gens pressés.
Mais il n'y a pas à s'insurger contre une formelle nécessité. Le capitaine le comprend tout le premier. Sous peine de compromettre gravement, à l'entrée de l'hiver, la santé de son équipage, il sent qu'il faut enrayer.
Et pourtant, il n'y a plus guère qu'un kilomètre de banquise à couper, pour que la Gallia flotte sur les eaux libres!
D'Ambrieux n'a plus qu'un espoir. C'est qu'il se produira dans l'état de l'atmosphère une de ces détentes assez fréquentes à la fin de l'été. Peut-être alors pourra-t-on recommencer la section des glaces.
Peut-être! Sinon la Gallia restera, elle aussi, prisonnière jusqu'à la débâcle.
Ayant pris bravement son parti de ce contretemps, le capitaine pensa qu'il serait utile de distraire les hommes valides par un service modéré. Depuis longtemps les chiens sont inactifs, et les vivres frais font défaut. Si l'on faisait une petite excursion en traîneau? Une excursion dont la chasse pourrait être le prétexte.
Le docteur trouve excellente l'idée qui sera profitable aux gens, aux bêtes, au garde-manger.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour la seconde fois, les traîneaux sont approvisionnés et attelés. Le docteur, le lieutenant, Dumas, le Parisien, les deux Basques, l'armurier, le deuxième mécanicien et le Groenlandais sont de l'expédition. Le capitaine, le second, le maître d'équipage, le maître mécanicien restent avec les éclopés.
Le temps, bien que brumeux, n'est pas défavorable.
Surtout pas d'imprudence! Une dernière poignée de main, et bonne chance!
On part, on est parti!
La petite troupe se dirige, par le plus court, vers la partie méridionale des terres entrevues par Lockwood. Il suffit d'une journée pour les atteindre, si toutefois le traînage n'est pas trop difficile.
Allons, tout va bien! Les chiens ont du salpêtre dans les veines. Ils galopent comme des fous, et font voler les traîneaux sur lesquels, pour cette fois, les hommes se sont installés, car on emporte seulement des vivres pour quatre jours.
Grâce à cette vitesse désordonnée, on fut en vue des côtes bien avant le coucher du soleil, de façon à choisir sans peine, au milieu des roches, une cavité bien abritée pour passer la nuit.
Le lendemain, dès l'aube, les traîneaux escaladèrent, non sans difficultés, des pentes assez abruptes, mais heureusement recouvertes d'une couche de neige nouvelle suffisamment épaisse.
On atteignit de la sorte un vaste plateau élevé de cent vingt à cent trente mètres, garanti des vents du Nord par une série de montagnes qui se dressent à perte de vue dans le lointain.
Cette disposition permet à quelques représentants du règne végétal de croître, par quel prodige! au milieu d'anfractuosités, où la terre se compose de poussières à peine agglomérées. Non seulement des mousses, des lichens, noirs et jaunes, tapissent les roches du côté du Midi, mais encore on voit surgir des pavots, des saxifrages, des renoncules, qui jettent çà et là quelques points d'or et de pourpre sur la blancheur immaculée de l'interminable tapis.
Bien plus, des forêts véritables de bouleaux nains, au tronc gros comme une allumette mélangés d'airelles, et de saules à peine aussi élevés que des tuyaux de pipes, s'étalent en épaisses futaies jusqu'aux montagnes.
Pendant que le docteur, charmé de la trouvaille, examine avec la jubilation d'un savant féru de botanique le parterre boréal, le guide esquimau se met prosaïquement à quatre pattes, écarte la neige avec ses mains, colle son nez sur le sol, et fait entendre ces brusques aspirations familières aux limiers.
Très curieux de sa nature, Plume-au-Vent s'approche, regarde, fait un geste comique de dégoût, et s'écrie:
«En v'là une drôle d'idée, par exemple.
—Quoi donque? interroge Dumas qui regarde à son tour.
«Oh! le sale!...
«Tien!... mais... ça empoisonne le musc, continue le Provençal qui, en sa qualité de cuisinier, abhorre la parfumerie.
—Le musc! interrompt le docteur en s'arrachant à la contemplation de la flore arctique.
«Alors, le gibier n'est pas loin!
—Té vé!... monsieur le dôtur, lequel s'il vous plaît, de gibier?
—Mais, celui dont les laissées, comme on dit en vénerie, exhalent cette odeur.
«Un gibier de taille et de choix, mon camarade!
—Aussi, voyez avec quelle jubilation maître Oûgiouk se pourlèche les babines et se frotte la panse.»
Les chiens, qui ont également perçu les émanations, dressent la tête, pointent les oreilles et font entendre un brusque aboi, auquel répond un hurlement lointain.
«Eh! pécaïré!... on çasse aussi, là-bas... on dirait les cris d'une meute!»
Les hurlements, couverts parfois de mugissements étouffés, se rapprochent. Puis, on perçoit une sorte de roulement qui rappelle celui d'un peloton de cavalerie.
«Attention! commande le docteur en armant sa carabine.
«Lieutenant, ouvrez l'œil... Dumas, mon garçon, il vous faut faire coup double.
«Visez au défaut de l'épaule.»
D'abord très excités, les chiens, soudain pris de peur, baissent la queue, serrent les oreilles, se collent les uns contre les autres, se font petits et tremblent de tous leurs membres.
Soudain, on voit accourir du fond du plateau un groupe compact d'animaux de nuance bise, et galopant avec une vélocité prodigieuse.
Derrière, un autre groupe de quadrupèdes beaucoup plus petits, mais infiniment plus nombreux, de couleur gris clair, et bondissant comme des lévriers, en hurlant à pleine gorge.
La première troupe passe à peine à vingt mètres des chasseurs accroupis, le genou en terre, l'arme à l'épaule.
«Feu!» commande le docteur.
Une dizaine de détonations éclatent, puis une seconde salve qui jette un désordre inouï au milieu du peloton.
«Bravo! s'écrie le lieutenant qui voit à travers la fumée une demi-douzaine au moins des animaux culbuter sur la neige.
—Mais, il y a des blessés! crie une voix.
«Deux!... trois... quatre...»
Un moment interdits par cette pétarade, les bêtes de meute regardent les hommes et leurs chiens, puis s'élancent vers les blessés qu'elles dévorent tout vifs, avec une incroyable furie d'affamés.
«Eh! pardieu! continue le lieutenant, ce sont des loups!
«Des loups chassant à courre... des...
—Des bœufs musqués, mon cher! interrompt le docteur.
—Des bœufs musqués! mais ils sont énormes.
«Ma parole, ils atteignent les dimensions d'une vache d'Europe.»
Les chasseurs s'approchent de leurs victimes et demeurent stupéfaits. Trompés plusieurs fois par le phénomène de réfraction qui leur faisait voir les objets beaucoup plus grands que leur taille naturelle, ils s'étaient crus le jouet d'une illusion analogue, au moment où ils déchargeaient leurs armes.
Mais la réalité ne leur laisse aucun doute sur l'opulence de leur capture, véritable trésor pour des gens depuis si longtemps condamnés à l'usage exclusif des conserves ou des salaisons.
Chaque sujet pèse approximativement cinq cents kilogrammes, et il y en a sept qui se tordent en proie aux dernières convulsions, sur la neige rougie de leur sang!
«Et c'est là, monsieur le dôtur, ce qu'on appelle bœufs musqués, sans doute pour la chose de l'ôdeur qu'il parfumait les substances que le guide il mettait son nez dessus.
—Parfaitement vrai, mon brave!
—Eh! tron de l'air, qu'est-ce qu'il fait là, lui, ce cannibale d'Esquimau?
Pendant que les chasseurs admirent et conversent, Oûgiouk s'est avancé vers un bœuf, lui a enfoncé son couteau dans le cou, puis a collé à la plaie ses lèvres qui aspirent, avec une sensualité gloutonne, le sang tout chaud de l'animal.
«Fichue cuisine! murmure le lieutenant.
—Bah! conclut le docteur, affaire de climat et d'habitude.
—Mais, dites donc, docteur, voyez comme ces coquins de loups qui nous ont rabattu ce beau gibier sont audacieux!
«Ils dévorent nos blessés à cent et deux cents mètres à peine.
«Si nous leur donnions la chasse!
—A quoi bon! Ne faut-il pas que tout le monde vive!
—Mais nos chiens!
—Nos chiens auront de quoi faire ici, avec les entrailles et les bas morceaux, une curée qui les rassasiera pour trois jours.
«Puisque, d'autre part, la chance, nous a si bien favorisés, il est, je crois, utile de travailler ce tas de viande et le mettre en état d'être transporté au navire.
—Vous avez pleinement raison, docteur.
«Sacrebleu! quelle aubaine! et quel régal monstre pour nos amis, là-bas!
—Sans compter le rôti que va nous accommoder, séance tenante, maître Dumas.
—Si vous voulez, monsieur le dôtur, je pourrai préparer un zoli plat de foie sauté pour tout le monde.
«Le foie, sauté, à défaut d'huile, dans cette belle graisse blance, il sera divin!
—Comme vous voudrez, mon brave.
«Je connais et j'apprécie vos mérites, suivez votre inspiration.»
De tous côtés, les matelots, devenus bouchers, travaillent la viande, selon l'expression du docteur.
Les bœufs sont ouverts, puis vidés, à la grande joie des chiens qui font ripaille, et du Groenlandais qui s'empiffre, à éclater, de viscères tout chauds.
Pendant ce temps, le docteur et le lieutenant causent à bâtons rompus, et naturellement les bœufs musqués font les frais de l'entretien.
«Je n'aurais jamais cru que des animaux de telle taille pussent vivre sous un pareil climat, où l'existence paraît, de prime abord, impossible.
—Vous oubliez, mon ami, qu'il y a ici des végétaux en quantité.
«Ils sont microscopiques, j'en conviens, mais ils surabondent.
«Aussi, un bœuf n'est-il pas embarrassé pour déjeuner d'une futaie, et souper d'un taillis.
—Et pendant l'hiver?
—Ils écartent la neige avec leurs pieds et broutent les mousses et les lichens.
—Ils peuvent supporter les terribles froids polaires?
—Comme les ours, les lièvres, les renards et les loups.
«Voyez cette fourrure plus épaisse, plus longue et plus fine encore que celle des bisons d'Amérique.
«Un pareil vêtement n'est-il pas capable de les défendre contre un froid de −40 degrés?
—C'est possible et cela doit être, puisqu'on en trouve jusqu'ici.
—Et même plus loin vers le pôle.
«Bien plus: les grands froids arctiques semblent à ce point favorables à leur reproduction, qu'ils se multiplient avec plus d'abondance au delà du soixante-dix-huitième degré!
—Ils doivent avoir pourtant des ennemis.
—A part les hommes, je ne vois guère que les loups.
—Les hommes! il y en a qui vivent dans cette région?
—Quelques nomades... au moins pendant l'été.
—Quant aux loups, je m'étonne qu'ils osent poursuivre et sans doute forcer des animaux aussi agiles, aussi vigoureux qui, s'ils voulaient bien, écraseraient comme des mouches ces pirates hyperboréens.
—C'est que le bœuf musqué, malgré son aspect rébarbatif et sa figure farouche, est le plus inoffensif des quadrupèdes.
«Du reste, son nom scientifique, admirablement trouvé, le dépeint on ne peut mieux: ovibos moschatus.
«Ovibos: un mouton-bœuf!
—C'est juste; quoique l'épithète de moschatus, musqué, me semble un peu exagérée.
—Vous vous apercevrez du contraire en le mangeant.
«Le guide esquimau ne s'y est pas trompé, lui.
—L'odeur, en tout cas, ne me paraît pas, à beaucoup près, aussi prononcée que chez certains crocodiles.
—Mais elle n'en est pas moins fort sensible et parfois très désagréable, au printemps surtout, et chez les vieux mâles.
«J'en reviens à la structure un peu paradoxale.
«Doit-on le comprendre dans cette espèce de moutons à longs poils, à queue très courte, et de la grosseur d'un cheval, que l'on rencontre au Nord du Mexique, sur les confins de l'Etat d'Arizona?
«Je le croirais volontiers, car, malgré sa grosseur, il est plutôt mouton que bœuf.
«Voyez, il n'a point, à proprement parler, de mufle, ou museau nu, puisque ses naseaux sont couverts de poils jaunâtres, ainsi que les lèvres et le menton. Il n'a pas de fanon sous la gorge, il n'a que deux mamelles, sa queue est imperceptible et ses pieds sont asymétriques, puisque ceux de devant sont arrondis et ceux de derrière pointus.
«Donc, il n'a aucun des caractères essentiels des bovidés; car son squelette lui-même diffère essentiellement de celui du bœuf.»
... Les bouchers amateurs avaient lestement accompli leur tâche pendant cette digression zoologique.
Les ovibos, décapités, puis vidés, étaient arrivés déjà sur les traîneaux, en prévision du départ qui devait s'effectuer le lendemain matin.
Les chiens repus, gonflés comme des outres, digéraient, allongés au milieu d'une épaisse litière de saules nains, en compagnie d'Oûgiouk, gavé à ne plus pouvoir respirer.
Le foie, accommodé par maître Dumas, fut déclaré succulent, malgré son odeur assez accentuée de musc, imparfaitement dissimulée par celle de l'ail libéralement prodigué.
Mais des voyageurs polaires réduits à la portion congrue de salaisons n'ont pas le droit de se montrer difficiles.
Et l'on fêta comme il convient la bonne aubaine en attendant le retour qui s'opéra sans incident.
III
C'en est fait!
Le pâle et fugitif sourire de la nature arctique s'est évanoui. Plus de soleil, peu ou point de lumière. Plus de ciel bleu, plus de mer azurée, sur laquelle flamboient les icebergs. Pas une ombre, pas d'horizon. Tout est gris, terne, brumeux. La distance et la hauteur n'existent plus. L'atmosphère âpre et glaciale est saturée de vapeurs. De gros nuages bas flottent lourdement au-dessus de la plaine blanche, et se résolvent en averses de neige. Au loin, des bruits bizarres, incessants, retentissent. Saisie par le froid qui la pénètre à travers les crevasses, la banquise craque sans relâche, emplissant l'air d'un tumulte vague, ininterrompu. On est au 30 septembre, et le thermomètre ne s'élève jamais au-dessus de −17° centigrades.
C'en est fait, l'hiver est commencé, la Gallia est captive.
En dépit d'une lutte farouche, surhumaine, elle s'est rendue, la vaillante, ou plutôt, elle a été prise de vive force, en plein combat.
Vainement l'intrépide capitaine et son héroïque équipage se sont acharnés avec l'énergie furieuse des désespérés, vainement ils ont livré à la banquise assaut sur assaut, brisé leurs outils, faussé leurs moteurs, presque épuisé leurs munitions et risqué cent fois leur vie. La brutale inertie des choses les a vaincus.
Les forces de l'homme, fussent-elles aidées par les engins les plus puissants, sont nécessairement limitées!
Et maintenant, les Français résignés, mais non abattus, se préparent à subir sur place les rigueurs de l'hivernage.
La Gallia, scellée dans la jeune glace qui recouvre le chenal, ressemble à un vaisseau de pierre. Agrès, manœuvres, vergues, mâts, bastingages, tout disparaît sous une épaisse couche de verglas revêtu de givre. De longs stalactites pendent bizarrement en festons alourdis dont les pointes dentelées oscillent et claquent sous la poussée de la bise. Les embarcations, bien saisies et retournées la quille en l'air, ont perdu toute forme sous la neige et le verglas. L'hélice et la barre du gouvernail, retirées avant l'embâcle, gisent sur le pont, semblable lui-même à un hummock. Et n'était le filet de fumée noire qui s'échappe en épais tourbillons de la cheminée du calorifère, on dirait le spectre d'un navire échoué là depuis des années.
A moins de cent mètres, l'atmosphère est tellement épaisse, que l'on ne peut plus rien apercevoir. Pas même la Germania, immobilisée à deux encâblures de sa rivale, et dans une position identique. L'intervention prématurée de l'hiver, en arrêtant ainsi les deux antagonistes, les a rendus égaux devant un même insuccès.
Il n'y a ni vainqueur, ni vaincu, à moins toutefois que l'expédition du chef, meinherr Pregel, n'ait été poursuivie beaucoup plus loin; ce qui est possible. Il est rentré depuis le commencement du mois, avec des traîneaux presque vides. Les marins de la Gallia l'ont vu passer un matin avec ses compagnons et ses chiens paraissant exténués. Depuis ce temps, il n'a pas donné signe de vie.
Tant mieux! car le capitaine d'Ambrieux a l'horreur des relations forcées.
On n'a pas aperçu la chaloupe allemande, de l'autre côté de la banquise. Pregel l'a-t-il cachée dans quelque coin ignoré pour la retrouver après les grands froids!... Est-elle perdue?... C'est un mystère que nul ne se donne la peine d'approfondir.
Il est neuf heures du matin et les travaux préparatoires accomplis en vue de l'hivernage vont continuer.
Maintenant que la neige est assez abondante, il s'agit d'élever, au nord de la Gallia, une falaise, pour l'abriter contre les rafales accourues du pôle. La glace fournit les moellons, et la neige additionnée d'eau le mortier.
Chaussés de leurs bottes esquimaudes qui sont réellement incomparables, vêtus de fourrures légères pour éviter la transpiration, les marins, lestés d'un déjeuner substantiel, se mettent joyeusement à l'ouvrage.
Soudain le pack s'anime: la morne solitude retentit du bruit des instruments, des éclats de voix des travailleurs.
On équarrit à la scie d'énormes blocs, on les fait rouler sur des barres d'anspect, et on les met en place après les avoir vivement cimentés.
«Gâchez serré, les enfants, et du train! car le mortier prend vite.»
Malgré les moufles de peau qui protègent les mains, l'onglée survient.
«Branle-bas!» commande le capitaine.
Heureux comme des écoliers en récréation, les marins se dégantent, pétrissent des pelotes de neige et se séparent en deux camps.
Chaque homme a bientôt près de lui sa réserve de projectiles entassés comme des boulets dans un parc.
«Feu à volonté!»
Alors commence une lutte épique. Les pelotes volent de tous côtés, rebondissent sur les fourrures et parfois s'aplatissent sur un visage barbu drôlement hérissé de givre.
«A toi, Bigorneau!
—Pan! dans l'œil, mon vieux Marche-à-Terre.
—Gare à ton nez, Guignard.
—A moi... touché!
—Sans rancune, hein!
—Comment donc, à ton service... eh, zou!»
Ce pacifique bombardement dure dix minutes, et tout le monde a chaud.
«Cessez le feu! à l'ouvrage, mes amis.»
Et chacun s'escrime soudain de la hache, de la scie, du pic, du ciseau.
Les cubes, équarris en un clin d'œil, sont roulés sous les bigues demeurés en place, puis hissés sur la muraille qui monte rapidement.
En deux jours elle atteint la hauteur de sept mètres, plus que suffisante pour protéger très efficacement le navire contre les rafales et les projections de neige.
Cette opération, dont l'avenir montrera l'extrême urgence, étant terminée, le capitaine fait mettre la dernière main à l'aménagement intérieur du vaisseau.
Le pont, parfaitement étanche, a été préalablement recouvert de toiles goudronnées qui assurent et complètent son imperméabilité. La neige, tombée en abondance, s'accumula sur ces toiles et forma le meilleur isolant pour empêcher la déperdition du calorique intérieur. Pour plus de précaution, le capitaine fit d'abord tasser cette neige, afin de lui donner plus de corps. Elle fut ensuite poudrée de cendres et d'escarbilles, puis légèrement arrosée avec la pompe à incendie.
Cette couche rigide, parfaitement plane et pourvue d'aspérités destinées à empêcher les glissades, devint par la suite un promenoir pour l'équipage, quand la banquise fut devenue impraticable.
Il suffit, pour le conserver en état, de le débarrasser chaque jour de la neige nouvellement tombée.
Cette condition essentielle résolue, d'Ambrieux prit une autre mesure également urgente.
La cloison séparant le carré du poste aménagé comme l'on sait [8] fut abattue pour les besoins de la vie en commun de l'état-major et de l'équipage.
Egalité pour tous, à la table, au lit, et devant le calorifère.
Pour pénétrer dans cette vaste cavité, éclairée à l'électricité, grâce aux accumulateurs logés dans la cale, il n'y a plus qu'une seule entrée, celle du panneau de l'arrière qui conduit à l'ancien escalier de l'état-major.
Comme il doit y régner une température constante d'environ 12 degrés centigrades, il est absolument indispensable d'éviter la brusque transition d'une atmosphère relativement chaude, à un froid terrible, et réciproquement.
En supposant à l'extérieur un froid de −45° ou de −50°, l'homme sortant du navire ou y rentrant subirait une variation instantanée de 60 à 62°, susceptible de produire une congestion mortelle.
Pour parer à cette redoutable éventualité, le capitaine fit établir au-dessus de l'écoutille fermant le panneau, une tente composée de deux toiles superposées, dans laquelle tout homme devra séjourner quelques minutes, avant d'entrer ou de sortir.
La température de la tente se trouvant sensiblement plus élevée que celle du dehors, l'homme pourra s'habituer progressivement à celle qu'il va trouver, et n'aura plus à souffrir de la transition.
C'est ainsi, d'ailleurs, que procèdent les plongeurs munis du scaphandre. Ils s'immergent lentement afin de subir peu à peu les pressions considérables qu'ils trouveront au fond de l'eau, et sortent avec les mêmes précautions, pour éviter une brusque décompression.
Plume-au-Vent donne à ce retiro le nom fort bien approprié d'écluse.
Les inconvénients du froid étant ainsi atténués dans la limite du possible, il fallut combattre préventivement l'humidité qui doit résulter de la réunion d'hommes enfermés dans un espace aussi restreint. Une prise d'air à laquelle on ajusta une manche à vent fut pratiquée dans le pont et à travers la couche de neige, de façon à obtenir instantanément un courant, tamisé par de l'étoupe. En outre, des récipients emplis de potasse et de chaux caustique furent installés aux encoignures pour absorber l'excès de vapeur d'eau et d'acide carbonique. Chaque jour, le poste devait être ouvert, si l'état de l'atmosphère le permettait, et les hamacs exposés à la gelée.
Enfin, comme il était impossible de garder les chiens à bord, il fut décidé qu'on leur construirait un abri à la partie septentrionale du mur de glace.
Bien que les chiens esquimaux possèdent une incroyable force de résistance au froid, leur quartier d'hiver fut rigoureusement clos, planchéié de sapin, et pourvu d'une solide porte en chêne, pour résister aux tentatives aux moins probables des ours en quête de gibier.
Restait à réglementer l'emploi du temps, l'hygiène et l'alimentation.
Il importe, en effet, pour les hivernants, d'avoir une vie active, une hygiène sévère et une alimentation spéciale, sous peine de contracter de graves maladies, notamment le scorbut.
Il est indispensable de réagir à tout prix contre la torpeur causée par le froid, dont l'action déprimante est d'autant plus dangereuse, qu'il faut une grande force de caractère pour la secouer.
D'abord et avant tout, la régularisation des heures de repos. Le hamac est l'ennemi de l'hivernant. D'accord avec le docteur, le capitaine réduisit à sept heures le sommeil de chaque matelot, sauf, bien entendu, en cas d'indisposition ou de fatigue.
En conséquence, coucher à dix heures, branle-bas à six. Les hamacs et leur literie roulés comme en route, en attendant l'exposition à l'air. Puis, la toilette. Un copieux lessivage à l'eau froide, dans des tubs en caoutchouc disposés à la cuisine.
Une pompe forée dans la glace amène l'eau à bord en abondance. Cette pompe se compose de deux tubes concentriques isolés l'un de l'autre par de l'étoupe, de façon à éviter la gelée. Comme, cependant, elle pourrait, à un moment donné, ne plus fournir de liquide, ce qui en cas d'incendie serait désastreux, le carré est pourvu de deux extincteurs chargés d'acide carbonique.
Après la douche qui excite les vaso-moteurs, accélère la circulation et produit une réaction salutaire, le déjeuner: cacao, pain ou biscuit, jambon et beurre, thé bouillant, très sucré, à discrétion. A neuf heures, deux pastilles de jus de citron absorbées militairement, devant le docteur ou un officier.
A midi, soupe au riz; lard et bœuf conservé, choux au vinaigre ou raifort comme hors-d'œuvre. Vin, café noir additionné de rhum ou d'eau-de-vie.
Le soir, viande ou pemmican [9], légumes secs ou poisson, beurre, un verre de vin et thé bouillant à discrétion.
Une pareille abondance de victuailles semblerait peut-être superflue, surtout pour des gens habitués à un régime frugal, et condamnés par la rigueur du climat à un sédentarisme complet.
Les matelots eux-mêmes s'en étonnèrent à ce point qu'ils en firent la remarque au docteur, déclarant qu'ils ne sauraient absorber et digérer un tel ordinaire.
«Vous!... mais avant un mois vous demanderez un supplément de ration, et on s'empressera de vous l'accorder.
—Pas possible! observa Plume-au-Vent, l'orateur en titre de l'équipage.
«Mais alors, monsieur le docteur, faudrait admettre que nos boyaux s'allongeraient comme ceux des Groenlandais.
—Non, mon garçon.
«Seulement, votre corps consommera le double, sous ce climat de fer, comme une machine soumise au tirage forcé.
—Faites excuse, monsieur, mais je ne comprends pas bien la chose... et les camarades non plus.
—Je vais vous l'expliquer brièvement, car il est essentiel que vous soyez bien édifiés.
«Voyons, Parisien, vous êtes chauffeur, n'est-ce pas?
«Que donnez-vous à votre machine, pour qu'elle produise de la chaleur et par cela même du mouvement?
—Du charbon, monsieur le docteur.
—Pour atteindre une égale pression, où consommera-t-elle une plus grande quantité de charbon, au pôle, où à l'équateur?
—Au pôle, sans contredit, à cause de la déperdition plus considérable de chaleur.
—Parfaitement raisonné! Vous avez en vous l'étoffe d'un mécanicien principal.
«Eh bien! mon garçon, le corps humain est, jusqu'à un certain point, comparable à une machine à vapeur.
«Il lui faut, comme à elle, du charbon pour produire de la chaleur.
«Non pas le grossier combustible que vous entonnez dans votre fourneau de chauffe, mais une substance plus en rapport avec sa délicatesse, et chimiquement identique.
«Quand vous absorbez, par exemple, un verre de rhum ou d'huile, une bouchée de lard ou un morceau de sucre, vous introduisez dans votre estomac une substance riche en charbon, ou en carbone, ce qui est la même chose.
«Ce carbone passe, au moyen de la digestion, dans votre sang qui le charrie au poumon. Là, il est mis en contact avec l'air, et se combine avec un de ses éléments, l'oxygène, qui le brûle.
«Bien que cette combustion s'opère sans feu, elle n'en donne pas moins lieu à un dégagement de chaleur suffisant pour conserver au corps sa température qui est de 37°7 dixièmes.
«C'est compris, n'est-ce pas?
—C'est dit si clairement qu'il faudrait être un calfat ou simplement un terrien pour ne pas saisir.
—Alors, continue le docteur flatté dans son amour-propre de professeur, de même qu'il faut à votre machine une plus grande quantité de charbon pour conserver sa pression sous les latitudes arctiques, de même votre corps a besoin d'un supplément de carbone pour se maintenir à sa température.
«Sinon...
—La machine s'éteint et le mathurin largue son amarre.
—Parfaitement!
«Tel est, mes braves camarades, le motif pour lequel on vous fait absorber une ration abondante et surtout riche en carbone.
«C'est pour vous permettre de porter en vous cette source constante de chaleur, c'est même pour l'exagérer, en vue des pertes énormes causées par le froid, que vous êtes soumis au régime du cacao, du sucre, du beurre, du lard, des légumes secs, du vin et de l'alcool.
«Cette nécessité de l'existence polaire est même si bien comprise ou sentie par les Esquimaux, que vous les voyez se gorger à satiété d'huile ou de graisse.
—Sans compter, monsieur le docteur, que je préfère, et de beaucoup, pour fabriquer le nommé carbone, votre procédé à celui d'Oûgiouk.
—Eh! mon garçon, sait-on jamais à quelle nécessité on peut se trouver réduit.
«Quant aux condiments comme choux confits, raifort et radis noir, ils doivent vous prémunir contre le scorbut, ainsi que les pastilles au citron.
«Nous en reparlerons plus tard, s'il en est besoin.
«Un mot encore.
«J'ai remarqué chez vous, pendant vos deux expéditions en traîneau, une tendance fâcheuse à vous désaltérer avec de la neige.
«Pardieu! je n'ignore pas que par les grands froids la soif est souvent intolérable.
«Alors buvez chaud; très chaud!... autant que vous pourrez le supporter.
«Le thé est le meilleur breuvage, et vous l'avez à discrétion.
«Quant à essayer d'étancher la soif avec de la neige, c'est un moyen déplorable qui produit des ulcérations de la langue et de la bouche, sans compter les maux de dents et les diarrhées rebelles.
«Du reste, le remède est pire que le mal.
«Par 35° ou 40° centigrades, la neige produit sur les muqueuses l'effet d'un métal brûlant. Elle les échauffe outre mesure, et augmente peu après le tourment de la soif.
«C'est ainsi que, pour vous réchauffer les mains, vous les frottez avec de la neige.
«Aussi les Esquimaux, instruits par l'expérience, préfèrent-ils s'abstenir de neige, quitte à souffrir d'une soif atroce.
«Tout cela est bien entendu, n'est-ce pas, mes enfants?
«Suivez à la lettre mes prescriptions, et vous vous en trouverez à merveille.»
Comme la température, au dehors, bien que très basse, est encore supportable, comme les travaux nécessités par l'approche de l'hiver fournissent aux marins une somme d'activité suffisante, ils ne sont pas encore astreints aux exercices forcés.
Du reste, ils sortent très volontiers, n'ayant pas subi l'action déprimante du froid qui engourdit les sujets les plus robustes et les immobilise près du calorifère.
Pour ne point les rebuter, on alterne la tâche quotidienne avec des promenades hygiéniques sur le pack et des parties de chasse auxquelles sont conviés les chiens.
Le 23 septembre, on salue la première étoile aperçue à midi et demi, pendant que le soleil clignote, là-bas, au-dessus des eaux libres encore, du moins en partie.
Parvenus à la limite septentrionale de la banquise, les matelots voient se former rapidement la glace nouvelle. C'est un phénomène curieux qui les intéresse vivement.
Malgré l'agitation des flots, des petites dentelures isolées apparaissent ça et là, se rapprochent, se juxtaposent en festons déliés, mais sans aucune cohésion. Bientôt, ils se prennent en une pâte épaisse, une sorte de magma qui se solidifie en une croûte. Et, chose singulière, bien que la glace n'ait aucune souplesse, elle participe sans se rompre à tous les mouvements de la houle, se creuse et monte avec elle, suit toutes ses inflexions fugitives, se moule sur elle comme une pellicule d'huile.
Mais la croûte s'épanouit encore. Les ondulations diminuent peu à peu, la houle se calme, et demain la mer, la grande indomptée, sera captive.
Cependant les jours s'écoulent et deviennent de plus en plus courts. Octobre est arrivé avec des froids plus vifs, des rafales plus intenses, et de violentes perturbations dans la région des vents. D'énormes parhélies, précurseurs des tempêtes, apparaissent dans le ciel. Le baromètre éprouve de soudaines dépressions. On s'attend aux ouragans si fréquents parfois à l'époque des équinoxes.
Si d'aventure ils allaient disloquer le pack, arracher la Gallia de son socle de glace et lui permettre de s'avancer plus loin? Qui sait! les eaux de l'extrême Nord ne sont peut-être pas prises? C'est là une hypothèse en apparence absurde, et pourtant! Qui peut jamais prévoir les surprises ménagées aux explorateurs par cet étrange et sinistre climat!
Il est des années où tout l'océan garde une immobilité de pierre. Témoin les deux hivernages du commandant Naves. Il en est d'autres où tout est bruit, agitation et débâcle, comme l'observa deux hivers de suite le lieutenant Greely.
L'hiver 1887 sera-t-il calme ou tempêtueux?
Pour être prêt à toute éventualité, le capitaine fait remettre en place l'hélice et le gouvernail. Rude et difficile manœuvre qui exige la rupture de la jeune glace du chenal, épaisse déjà d'un mètre, et l'enlèvement à fond du verglas et des neiges encombrant tout l'arrière.
C'est fait! sans une plainte, sans une hésitation.
Les fourneaux sont ensuite allumés de façon à pouvoir appareiller, ou, tout au moins gouverner si le navire se trouve dégagé.
Bientôt la brise augmente. Les brumes disparaissent comme par enchantement. Le ciel apparaît avec ses tons de velours indigo et opulent semis d'étoiles.
De sourds craquements retentissent, la banquise tremble, oscille et semble agitée d'un imperceptible mouvement de houle. Sous l'effort de poussées intenses, elle subit çà et là des dénivellements, se creuse par place ou s'élève en croupes mamelonnées qui surgissent inopinément.
Après une courte accalmie, l'immense plaine, un instant immobile, tremblote, avec de vagues et lointains murmures qui vont crescendo. Les glaçons, secoués de proche en proche, se désarticulent, s'arrachent, se chevauchent, grimpent à l'assaut les uns des autres, s'écroulent avec fracas, au milieu de failles aussitôt fermées qu'ouvertes, au fond desquelles clapote l'eau glauque de l'océan.
C'est un tumulte infernal où se confondent les bruits les plus étranges et les plus formidables qu'ait jamais enregistrés l'oreille humaine. Roulements de tonnerre, sifflements de machines, hurlements de fauves, déchirements stridents comme des coups de mitrailleuses, glissements de cascades, tapage d'usines en travail, brouhaha de foule, hurlements de tempête, tout cela forme un concert baroque et terrifiant qui assourdit les hommes et semble pronostiquer un épouvantable effondrement.
Des blocs monstrueux, comprimés avec une force irrésistible, jaillissent comme sous la poussée d'une mine, roulent sur les déclivités, rebondissent jusqu'au navire et menacent de le broyer. Il en est un qui, pesant plusieurs centaines de tonnes, atteint presque aux huniers et reste en équilibre, à la merci d'une secousse qui va le précipiter sur le pont et l'effondrer sous sa masse.
En dépit de sa solidité éprouvée, la Gallia craque lugubrement. Les planches et les madriers plient à se rompre, les cloisons gauchissent, les bordages se bombent... Encore une pression et tout va voler en éclats.
Ce n'est pas tout. La machine est en pression, les fourneaux de chauffe sont bourrés de houille incandescente, et le calorifère flambe.
La Gallia, chargée de matières explosibles ou incendiaires, est comme un brûlot qu'une étincelle peut faire sauter. Qu'un écrasement partiel, qu'une rupture, mette en contact la cambuse ou la soute aux poudres avec un de ces foyers de combustion, et la goélette est pulvérisée!
Que résoudre, en de pareilles conjonctures? Il faudrait, sans doute, descendre sur la glace des provisions, des armes, des embarcations, des instruments astronomiques, des effets de campement, en prévision d'une catastrophe.
Mais où trouver un lieu sûr pour opérer ce précieux dépôt qui deviendra peut-être l'unique ressource de l'équipage, si cette suprême infortune lui est réservée? Car la glace, manquant encore de cohésion, est l'objet de transformations si brutales et si complètes, les remaniements qu'elle subit sont si étranges et si instantanés, qu'il est impossible d'assigner un emplacement offrant un faux semblant de sécurité.
Là où s'élevait un monticule, s'ouvre une lézarde profonde, bientôt comblée par une convulsion nouvelle et remplacée par des paquets qui disparaissent pour se reformer de nouveau. Une surface plane se bombe en une voussure qui éclate avec un bruit de canon. Un rictus fugitif balafre la couche rigide, et engloutit fort heureusement une masse glissant sur la déclivité, comme une avalanche...
... Pendant vingt-quatre heures, la région si énergiquement nommée par Hayes «Terres de la Désolation» n'offre plus qu'un mouvant chaos accompagné de l'infernale symphonie.
Toute décision est impossible! Tout effort superflu! Toute mesure de salut impraticable.
Encore une fois, que faire?... que résoudre?
Contempler intrépidement le désastre, opposer un cœur impassible aux menaces de la matière en furie, attendre des éléments et des fatales influences qui les déchaînent le salut ou l'anéantissement...
IV
L'ouragan polaire s'est enfin apaisé.
Après de chaudes alertes et de poignantes angoisses, le calme s'est peu à peu rétabli. Mais, un calme très relatif, car la morne solitude n'est plus faite, comme jadis, de silence et d'immobilité.
Depuis huit jours, l'ébranlement transmis au colossal amas de glaçons par la tempête, continue à se manifester par des craquements plus bruyants que dangereux, mais ininterrompus.
Le pack, soumis à une influence mystérieuse encore, semble travaillé par une force inconnue qui l'agite jusque dans ses assises, le fait frissonner et gémir lugubrement à toute minute.
Chacun, parmi les matelots de la Gallia sent qu'il y a un vague et inexprimable «quelque chose» dont il ne se rend pas compte, et renfermant peut-être une menace plus vague et plus inexprimable encore.
Mais quoi?...
Les gens de mer sont, par bonheur, d'un caractère assez insouciant, sans quoi l'exercice de leur profession deviendrait absolument impossible.
Alarmés tout d'abord de cette incessante révolte de la matière, ils ont fini par en prendre leur parti et se sont accommodés aux alertes continuelles de l'hivernage, en se disant philosophiquement:
—C'est que ce qui est, doit être ainsi.
Cependant, une chose les étonne, en dépit de leur habituelle indifférence pour ce qui ne concerne pas exclusivement la navigation.
Pourquoi, depuis la fin de la tempête, le soleil ne se lève-t-il plus à la même place?
Pourquoi l'orbite qu'il décrit chaque jour paraît-elle s'en aller de plus en plus vers l'Est.
Sans doute elle s'abaisse sur l'horizon à mesure que l'hiver approche, mais pourquoi se déplace-t-elle par rapport aux falaises de glace qui jadis la limitaient à l'orient et à l'occident?
Le soleil n'ayant pas coutume de participer aux fantaisies erratiques dévolues aux comètes, n'a pu changer de place. Il ne saurait y avoir davantage d'illusion d'optique, pour colorer d'un vague prétexte de vraisemblance, une pareille infraction aux lois jusqu'alors immuables de la gravitation.
Mais, alors!...
—Eh! pardieu!... s'avise enfin une forte tête, si le soleil ne s'est pas détraqué depuis huit jours, c'est nous qui changeons de place.
Nul pourtant n'avait pensé à cette chose si simple, pouvant se formuler en trois mots: Le pack dérive!
L'ouragan a-t-il rompu les adhérences qui attachaient la banquise aux rivages?... Un fragment énorme s'est-il détaché de la masse totale?... Est-ce la barrière qui voyage tout entière ou simplement une partie?...
Toujours est-il que la portion où sont encastrés les deux navires se déplace du Nord-Est au Sud-Ouest, avec une vitesse atteignant environ quinze milles par vingt-quatre heures (près de vingt-huit kilomètres).
Voici le fait qui, pendant plus de huit jours, s'est posé comme une énigme indéchiffrable aux raisonnements des marins de la Gallia.
Aujourd'hui le doute n'est plus permis, et les Français, officiellement informés par leurs chefs, commentent avec vivacité l'incident qui peut avoir des suites déplorables pour le résultat de l'expédition.
Passe encore si on marchait vers le Nord! Bien que ce ne soit pas là une façon orthodoxe de naviguer pour de francs mangeurs d'écoute, on serait enchanté.
Car enfin, qu'importe de s'avancer sur un écueil flottant avec la vitesse d'une péniche, pourvu qu'on fasse de la route.
Mais, hélas! on s'éloigne du but si ardemment convoité. Pour la première fois on recule, sans que rien au monde puisse faire prévoir où et quand s'arrêtera ce mouvement de retraite.
Les hommes d'abord déconcertés commentent, chacun selon sa manière d'envisager les choses, l'événement du jour.
Plume-au-Vent, lui, n'y voit qu'une occasion d'exercer sa verve.
—Ainsi, voilà qui est entendu: le nommé Pôle fait de plus en plus des manières, et nous ne sommes pas près d'y arriver.
«Moi qu'avais envie d'y faire fortune en fondant une société pour l'exploitation d'une ligne de tramways, d'un bain turc et d'un opéra!
«Encore une occasion de fichue!
«Qué que t'en dis, Guignard?
—Sûr! opine gravement le matelot normand.
—Avec ça, c'est bisquant à cause de la gloire...
«Que ce Monsieur Pôle ait fermé sa porte aux Anglais, aux Allemands, aux Américains ou autres citoyens de pays quelconque, je m'en bats volontiers les paupières.
«Mais faire une pareille sottise à de fins mathurins du pays de France!...
«Oh!... là!... là!... ce que c'est d'un mal élevé.
—Et puis, continue Guignard tout pensif, du moment qu'on fait la route à l'envers, y aura un décompte de degrés.
—Tiens! c'est juste... rapport à la haute paye!
—Bien sûr!
—Et ça te chavire en pensant à ta bourse, ô le plus économe de tous les Normands!
—Dame! Parisien, tu sais, la bonne argent, c'est toujours la bonne argent.
«V'là mon opinion, à mè, et j'la partage!
—Qué que tu veux, mon pauv' vieux, fais comme moi et laisse aller.
«J'y perds encore plus que toi, puisque si toutefois on brasse toujours à culer, je n'aurai ni mon tramway, ni mon bain turc, ni mon opéra!... et que je serai privé du bonheur de t'offrir à perpétuité un fauteuil d'orchestre!
—Blague tant que tu voudras!... c'est dans ton sang, à toi de blaguer, même quand y s'agit de l'argent.
—Te galipote donc pas la cervelle, faudra bien que ça s'arrange, après tout.
Au grand désespoir de Constant Guignard qui craint pour sa haute paye, ça ne s'arrange en aucune façon.
A mesure que le temps s'écoule, la dérive continue sans relâche, avec l'implacable ténacité des choses inertes.
La seule modification survenue consiste en un changement assez notable dans la direction suivie par les glaces.
Le pack, après être descendu jusqu'alors dans le Sud-Ouest, oblique franchement, depuis deux jours, vers l'Ouest.
En dix jours il a parcouru près de trois cents kilomètres, entraînant les deux navires au-dessus de l'hivernage du commandant Nares, puis à cinquante kilomètres environ du cap Colon découvert par Markham et Aldrich.
Le capitaine a même pu reconnaître de loin, à la lorgnette, la baie Doidge et le cap Colombia.
Et la banquise avance toujours, là où sir Naves trouvait la mer Paléocrystique, ce glacier aux masses colossales qu'il croyait éternelles!
Quoique très inquiet, d'Ambrieux dissimule soigneusement ses impressions et affecte une assurance qu'il est bien loin de ressentir.
Ah! si Pregel n'avait pas fait sa mystérieuse expédition vers le Nord, alors que la Gallia s'acharnait à briser les glaçons du pack!
Comme il eût vite pris son parti de ce mécompte, puisque la Germania, bloquée comme la goélette, participait, elle aussi à cette dérive maudite!
Mais hélas! à n'en pas douter, Pregel est jusqu'alors vainqueur; et si cet état de chose continue, comment réussir, au printemps prochain, à s'élever plus haut que le géographe allemand?
D'autre part, les navires seront-ils dégagés, à cette époque, et ne sont-ils pas d'ores et déjà condamnés à errer ainsi pendant de longues années!
Mais l'intrépide marin n'est pas de ceux qui perdent leur temps en regrets stériles. Il accepte avec sa fermeté ordinaire le fait accompli et attend les événements, quels qu'ils soient, avec une constance inébranlable.
Du reste, tout va bien à bord, où la vie est déjà organisée en vue de l'hivernage, avec autant de régularité que si la goélette n'avait pas quitté le point géographique atteint primitivement.
D'autre part, ce phénomène très inattendu offre du moins cette particularité, qu'il procure, jusqu'à présent, à l'équipage une source de distractions salutaires.
Dans quelques jours, le soleil va disparaître pour bien longtemps et les nuits ont déjà une interminable longueur.
Or, après le froid et le manque de provisions, le plus redoutable ennemi du voyageur arctique est, sans contredit, la lugubre monotonie des ténèbres qui se continuent, sans autre rémission que de fugitives aurores boréales, jusqu'à la lointaine apparition du soleil.
Aussi, le principal souci des chefs, après avoir assuré à leur personnel des subsistances et un abri contre les morsures du froid polaire, est-il d'obvier à cette absence de lumière, à cette nuit des yeux que produit la nuit des âmes.
On sait l'étiolement causé aux végétaux par l'obscurité prolongée. Ils deviennent veules, blafards, incolores et succombent après un dépérissement rapide.
Toutes proportions gardées, il en est de même pour l'homme chez qui l'absence continuelle du jour produit une sorte de paralysie intellectuelle se répercutant sur le physique, au point de compromettre gravement sa santé.
Aussi, l'imagination, la sagacité d'un commandant d'expédition arctique sont-elles excitées sans relâche pour lutter contre cette atonie, qui est une porte ouverte à toutes les maladies menaçant les reclus.
Encore ne peut-on pas imposer aux gens la consigne de se distraire par ordre, au commandement, comme on exécute une manœuvre. Il faut, sous peine de les voir s'étioler, tomber en langueur et dépérir, trouver quelque chose qui frappe leur esprit, les intéresse, les intrigue, les pousse au travail intellectuel, les mette en gaieté, les émeuve, bref, leur fasse exécuter, inconsciemment, une sorte de gymnastique cérébrale.
C'est là une hygiène morale qu'il ne faut pas plus négliger que l'hygiène physique, car elle est pour le moins aussi indispensable à la santé des hivernants.
Or le déplacement incessant de la banquise amène chaque jour un contingent de distractions, en ce sens qu'il donne lieu à toutes sortes d'incidents imprévus, sans compter que les glaçons n'étant jamais en repos, les hommes sont constamment en alerte, et comme on le verra dans la suite, sur un perpétuel qui-vive!
Donc, pour résumer en un mot la situation, à quelque chose malheur est bon. Car, n'était le froid qui devient de plus en plus dur, la vie à bord de la Gallia serait une vie de cocagne, du moins autant que peut l'être celle d'hivernants au voisinage du pôle.
Entre temps, le soleil, avant de quitter l'hémisphère, semble multiplier comme à plaisir les anomalies les plus étranges et les plus inattendues. Et tel ou tel phénomène dont l'apparition est lettre close pour les marins, devient, pour les officiers, l'occasion d'une substantielle et attrayante leçon donnée avec une simplicité pleine d'affectueuse bonhomie.
Cette explication suscite alors une bordée de commentaires parfois extravagants, mais accueillis avec gaieté, de façon à éloigner pour un jour encore l'intolérable ennui.
Le plus fréquent de ces phénomènes est sans contredit le halo.
Brusquement et sans raison apparente, on voit des cercles lumineux apparaître autour du soleil.
Les marins, très intrigués et incapables d'attribuer une cause à ce météore, sont ravis d'apprendre, en fumant leur pipe autour du calorifère, qu'on lui donne le nom scientifique de halo, et qu'il se forme de la façon suivante.
Il existe, dans les régions froides et élevées de l'atmosphère, des vapeurs excessivement légères que leur ténuité rend presque imperceptibles et qui sont chargés de minuscules cristaux de glace.
Ces vapeurs glacées, de véritables nuages, en somme, s'appellent des cirrhus.
Qu'y a-t-il donc de commun entre ces cirrhus et les cercles lumineux dont la présence constitue le halo?
C'est bien simple, du moins à ce que prétend le docteur auquel incombe, ce jour-là, le soin de la démonstration.
Il pleut et le soleil luit. Qu'arrive-t-il?
Réfractés dans chaque goutte d'eau, à leur entrée comme à leur sortie, les rayons du soleil réfléchis en outre une ou deux fois dans l'intérieur de la goutte, produisent un jeu de lumière bien connu. C'est l'arc-en-ciel.
Eh bien! la théorie du halo est identique à celle de l'arc-en-ciel et fondée sur le même principe, quoique la cause en soit différente.
Le halo est dû à la dispersion des rayons solaires réfractés à leur entrée dans les cristaux de glace tenus en suspension dans les cirrhus, et à leur sortie de ces cristaux.
C'est cette réfraction qui donne lieu, sous forme de cercle, à un jeu de lumière ou sont représentées toutes les couleurs du prisme, mais le violet est en dehors et le rouge en dedans.
Enfin, la distance des cercles à l'axe est toujours constante. Le cercle intérieur mesure 23 degrés de diamètre, et le second 46 degrés.
Quand le halo se forme près de l'horizon, et c'est actuellement le cas, car le soleil ne s'élève plus guère, on voit apparaître, sur le diamètre horizontal et un peu en dehors de chaque cercle, des taches lumineuses qui sont l'exacte représentation du soleil.
Ce phénomène splendide, qui fait apercevoir dans ces auréoles éclatantes six astres comme une pléiade radieuse, porte le nom de parhélie.
Du reste, cette étrange et fugitive multiplication n'est pas seulement particulière au soleil. Il y a aussi des halos lunaires ou parasélènes qui sont la copie exacte des parhélies, du moins comme reproduction des cercles et des taches, car les teintes et l'éclat sont très atténués.
Les matelots ont-ils bien saisi tous les termes de cette petite leçon? c'est peu probable. Mais, en dépit des lacunes résultant nécessairement de l'absence d'instruction première, ils sont très satisfaits.
Il y a pourtant des sceptiques. Mais ils n'osent pas formuler d'observations, quoique le docteur les accueille toujours avec la plus cordiale bienveillance.
Heureusement le Parisien est là, comme le chœur des tragédies antiques, pour recevoir les doléances et servir de confident.
On lui objecte que c'est très bien de prétendre que les choses se passent ainsi, mais comment contrôler les affirmations des savants?
Plume-au-Vent, très ferré sur la riposte, prend l'interpellation pour son compte, et déclare que le docteur a raison, puisqu'on peut former des arcs-en-ciel artificiels.
—Des blagues! interrompt Nick, l'ancien mineur.
—Que t'es bête! mon pauvr' Bigorneau, pour un homme de la machine.
—Ben! comment que tu ferais... dis voir un peu.
—J'prétends pas que j'en fabriquerais un, d'artificiel, mais j'en ai vu.
—Ben! ousque t'en as vu?
—A Paris... au parc Monceaux... en été, quand on arrose les pelouses.
«Y a des trucs pour envoyer en pluie l'eau amenée par les tuyaux.
«Eh bien, quand le soleil tape sur la gerbe d'eau, ça forme un arc-en-ciel... un petit, comme qui dirait un arc-en-ciel de poche.
—C'est vrai!... c'est vrai!... ajoutent plusieurs voix, à preuve que ça se voit aussi, l'espace d'un moment, dans les embruns.
—Collé! l'homme qui fait saint Thomas, s'écrie le Parisien triomphant.
—Bon pour l'arc-en-ciel, reprend Nick dit Bigorneau qui a le scepticisme tenace.
«Mais je donne ma prochaine ration de tabac à celui qui pourra me fabriquer l'image des six soleils au milieu des cercles d'or.
—Vous perdriez, mon garçon, ne pariez pas, interrompt le docteur.
«Car, je me fais fort de vous reproduire, quand vous voudrez, le halo tel que vous l'avez vu.
«Il me suffira, pour cela, de placer devant la flamme d'une lampe une plaque de verre couverte de cristaux d'alun...
«Vous verrez.
—M'en rapporte à vous, monsieur le docteur, et faut me pardonner si j'ai évu de la doutance.
«C'est que ce mâtin de Parisien nous en fait voir de si fortes!...
—Comment donc!... mais je suis enchanté au contraire de vos réflexions.
«Elles prouvent que vous approfondissez avant de conclure et je vous en félicite.»
Il est dix heures du matin et l'on entend japper les chiens dans leur cabanon dont la porte est demeurée close.
C'est le moment de la sortie quotidienne impatiemment attendue par les bonnes bêtes.
—Allons, dit le Parisien, les hommes pour la corvée des chiens...
«A qui le tour?»
Nul ne s'empresse de répondre. On est si bien, dans le poste, et le froid est si âpre, là-haut, sur les glaçons.
—C'est ça! causez tous en même temps, reprend le Parisien auquel, en sa qualité de capitaine des chiens, la corvée échoit chaque jour.
«Voyons la liste, puisque tout un chacun avale sa langue.
«Tas de sans cœur, va! Si on les croyait, on laisserait claquer ces pauv' toutous qui sont mignons et gentils comme des enfants.
«Eh! Nick!... beau parleur... t'en es... pour une fois, sais-tu?
«Et toi aussi, Courapied!
«Houst! au trot...»
Les trois hommes enfilent l'escalier, arrivent dans la tente intérieurement capitonnée de givre, revêtent leurs fourrures, et attendent quelques minutes en battant la semelle.
Les voici bientôt dehors, frissonnant sous l'âpre bise qui fouette et bleuit leurs joues.
—Brrr!... Un temps qui fait songer aux marchandes de marrons, observe Courapied toujours prosaïque.
—Moi, répond le Parisien, ça me rappelle plutôt les Antilles... par contraste.
«Pétard!... dire qu'y a quéque part, sur la terre, des gens qui se promènent habillés de coutil, et s'ensauvent du soleil!
—Et des endroits ousqu'on trouve des manguiers, des orangers, des bananiers et autres légumes de choix...
—Avec des oiseaux de paradis et des perroquets que c'est comme un jour de grands pavois.
Les chiens, entendant les hommes s'approcher, en causant, se mettent à aboyer bruyamment.
Le Parisien ouvre toute grande la porte et se jette de côté pour n'être pas renversé par la poussée des bêtes folles de joie.
—Allons, les toutous, en ballade!...
«Doucement, donc, tas de toqués, vous allez m'étouffer!»
Le brave garçon, qui est adoré de ses pensionnaires, se trouve littéralement assailli de caresses, assourdi de jappements, suffoqué d'embrassades.
—Assez!... c'est entendu... vous êtes gentils comme des amours, et vous aurez du nanan.
«Vous, les hommes, ayez l'obligeance de nettoyer la case pendant que je vais mener les bêtes faire: iapp!... iapp!...»
A ces mots, dont ils comprennent très bien la signification, les chiens s'élancent sur le navire, parcourent en un temps de galop le pont et s'arrêtent devant la tente. Une main discrète entre-bâille l'entrée, puis tous se précipitent en jappant dans le vestibule de toile.
Nanti de trois énormes écuelles de bois, Mossieu Dumas les appelle d'un mot aimable, et tous, la queue en trompette, lapent avec un entrain prodigieux le contenu des récipients.
Iapp!... iapp!... iapp!... iapp!...
Oh! la bonne soupe bien chaude embaumant la graisse et l'eau de vaisselle! On s'en lèche les babines jusqu'aux oreilles, et les plats sont nettoyés en un tour de langue... je ne vous dis que ça.
Pas bête, le Parisien qui a trouvé cette onomatopée, rappelant le clappement particulier au chien quand il boit. Aussi, l'expression: Faire iapp!... iapp!... est-elle entrée couramment dans le vocabulaire de l'équipage, pour désigner l'action de boire, non seulement pour les toutous, mais encore pour les hommes.
Le chenil est bien propre. La porte en reste ouverte pour laisser pénétrer le grand air qui va balayer les miasmes. Les trois hommes s'arment chacun d'une carabine, s'adjoignent Oûgiouk dont les prunelles avides reluquent les écuelles et le Parisien donne un coup de sifflet.
La meute bien repue quitte aussitôt la tente et s'élance à corps perdu sur le pack, au beau milieu de la neige.
Et c'est une sarabande folle, entremêlée de jappements éperdus, de cabrioles épiques à travers la poussière blanche, de courses désordonnées, de frétillements convulsifs.
La première frénésie passée, la meute se forme en groupe autour de son capitaine, prête à se ruer à la poursuite d'un ptarmigan, d'un lièvre ou d'un renard. Mais le capitaine, en homme avisé, modère cette ardeur, au cas où l'on éventerait un ours.
Il faut de la prudence, car la rencontre pourrait être tragique.
Parfois, cependant, il arrive qu'on s'émancipe. Le Parisien crie, siffle, appelle, on feint de ne pas l'entendre. Alors Oûgiouk fait claquer la terrible lanière qui détone avec fracas.