Les français au pôle Nord
—... Psychologique!
«Nous connaissons cela, et vous n'avez pas le bénéfice de l'invention.
«Ah! vous comptez, pour me réduire, sur la famine... cette mauvaise conseillère des défaillances honteuses... des compromis déshonorants...
«Le moyen! monsieur l'Allemand, ne réussit pas toujours, et vous vous en apercevrez.
—Capitaine! vous serez seul responsable devant l'humanité des souffrances qui vont s'abattre, par votre faute, sur les deux équipages.
—Par ma faute!... Vraiment!
«Quelle étrange logique vous enseignent donc vos philosophes!
«Mais, trêve de discussion!
«Vous prétendez employer vis-à-vis de moi le procédé national cher à vos tacticiens et qui pourrait se formuler ainsi: J'exige de vous telles, telles et telles choses, parce que je crois être le plus fort... Je ne donne rien en retour, parce que mon intérêt passe avant tout, et qu'il serait absurde d'échanger quand on peut prendre... Allons, cédez de bon gré... sinon le moment psychologique vous contraindra tôt ou tard et l'humanité vous reprochera les malheurs occasionnés par votre résistance...
«Eh bien, non! Monsieur.
«Ici le procédé n'est pas de mise...
«Un navire n'est pas comme une ville qu'on affame... car il n'abrite pas des bouches inutiles et des êtres débiles qui ne trouvent pas grâce devant votre hypocrite férocité.
«La ville capitule quand les mères voient agoniser leurs enfants.
«Le navire porte des hommes qui savent souffrir et mourir quand l'honneur le commande.
«Et puis, nous autres marins, nous avons une tradition.
«On ne se rend pas!
«Adieu! et souvenez-vous de mes dernières paroles.»
X
Meinherr Pregel s'était retiré très mortifié, sans doute, mais nullement découragé.
Certes, il n'avait pas compté que le capitaine d'Ambrieux se rendrait de prime abord à ses raisons, bonnes ou mauvaises, plutôt mauvaises que bonnes. Et s'il avait accompli cette démarche aussitôt après le désastre, c'était plutôt par acquit de conscience, pour informer l'officier de ses intentions et lui faire ainsi pressentir la conduite qu'il pensait dorénavant tenir à son égard.
Ce dernier, pressé par la disette, n'eût pas manqué, croyait-il, de lui demander, après un temps plus ou moins long, des vivres et Pregel était bien aise qu'il connût préalablement la condition «sine quâ non» d'un approvisionnement.
Sans doute, il avait regimbé. Mais quel homme, dans sa position n'eût pas protesté de toutes ses forces, à l'idée d'abandonner une lutte à peine commencée, pour devenir l'humble convoyeur du rival victorieux.
L'essentiel était donc de poser les préliminaires d'une transaction, et ces préliminaires une fois établis, attendre patiemment que la famine rendit l'adversaire plus maniable.
—Bah! se disait-il pendant que son traîneau l'emmenait à toute vitesse, il capitulera!
«Ces belles déclarations, ces phrases sonores, ces ripostes indignées... tout cela, c'est de la fanfaronnade.
«Un homme, placé devant cette alternative: manger ou crever de faim, vivre ou mourir, n'hésitera jamais.
«Et je verrai, au moment de la débâcle, mon rodomont de Français, venir piteusement solliciter ce qu'il vient de refuser.
«Pardieu! je sais attendre, et j'attendrai!...
«Je serai, d'ailleurs, bon prince et je n'abuserai pas de la situation... ce sera bien assez d'en user.»
Et meinherr Pregel, rasséréné par cette agréable perspective, rallia son campement où l'attendait, sous les maisons de neige, son personnel à demi gelé.
Du reste, malgré la rigueur des éléments, on chercherait en vain ces malades impudemment signalés à la commisération de l'officier français.
On trouverait bien un certain nombre de nez enluminés par d'anciennes gelures, des mains gonflées par d'énormes abcès; mais les marins de la Gallia sont dans le même cas.
Pour les congélations graves et le scorbut, néant.
Donc le géographe a sciemment empiré la situation, pour colorer d'un prétexte humanitaire son ultimatum de voyageur égoïste autant qu'exigeant.
Pendant ce temps, l'officier français, voyant qu'il ne peut rien espérer d'un tel personnage qui réprouve à plaisir les généreuses traditions des marins de tous pays, a rassemblé ses gens.
Il va leur communiquer les termes de l'entretien, leur expliquer les motifs de son refus, quand le maître d'équipage, Guénic Trégastel, se lève, retire son bonnet et pousse deux ou trois: hum!... hum!... sonores pour aider à l'éclosion des paroles.
Ses camarades, très graves, recueillis, l'écoutent, fraternellement mêlés aux membres de l'état-major qui semblent approuver d'avance.
—Or donc, pardon excuse, capitaine, si je me prends comme ça de filer mon loch sans que le chef de quart ait commandé la manœuvre.
«Mais, je parle censément au nom de l'équipage pour vous affirmer que c't' Allemand de malheur est un rat de cambuse, un gredin de la pus pire... un pirate étoilé, indigne du nom de matelot.
—C'est un simple géographe, mon cher Guénic, interrompt en souriant le capitaine.
—Comme qui dirait un terrien de la mauvaise espèce...
«J'en suis heureux pour ceux de la flotte.
«La fin finale de la chose, capitaine, c'est que nous avons entendu, sans le vouloir, tout ce que vous a raconté ce failli gabier de poulaine, rapport à la chose de le ramener en Europe lui et toute sa sacrée séquelle de cancrelats...
«Dont qu'y faudrait renoncer à planter les couleurs là-bas, au pivot du monde, ousque personne n'a pu arriver.
«Bon sang!... bon Dieu!... ce que ça nous déralinguait la fressure de ne pas pouvoir lui suiffer ses manœuvres dormantes.
«Mais, bref là-dessus! Vous lui avez parlé en vrai matelot du pays de France, et, dame! vos paroles nous ont réchauffé le cœur.
«Foi d'homme et de Breton, capitaine, ça m'a sauté dans la poitrine, quand vous lui avez dit: «Et puis, nous autres marins, nous avons une tradition: on ne se rend pas!»
—Non!... jamais!... rugissent d'une seule voix les matelots enthousiasmés.
—C'est pour ça, capitaine, que moi, le plus ancien du bord, je viens vous dire au nom de tout un chacun: Ponantais, Mokos, ou Parisiens: comptez sur nous.
«Qu'y s'agisse d'endurer le froid, la faim, la maladie et tout le tremblement des misères... de faire sauter ce fier navire que nous aimons comme la patrie, ou de laisser nos os dans le pays des glaces, nous vous suivrons partout!...
«Dans une croisière comme celle-ci, il faut plus que de la discipline... il faut du dévouement.
«Capitaine! le nôtre ne vous manquera jamais...
«Pas vrai, les autres... c'est à la vie, à la mort!...
—A la vie! à la mort!» crient les marins en levant la main, comme pour attester par un serment ce solennel engagement.
Emu de cette rude et vaillante profession de foi, le capitaine serre la main du vieux maître et ajoute.
—Merci, Guénic!... merci, matelots... mes camarades... mes amis.
«J'allais vous consulter en vue des mesures à prendre, car l'avenir est sombre.
«Mais, puisque vous m'offrez spontanément votre concours... puisque vous repoussez avec indignation tout compromis avec ces gens qui nous traitent en ennemis, je n'ai qu'un mot à dire:
«J'accepte vos dévouements au nom de la patrie.
«En avant, matelots! En avant pour la France!
«Et maintenant, à l'œuvre!»
... Il est à peine trois heures après midi. En homme connaissant la valeur du temps, le capitaine s'empresse de mettre en mouvement l'équipage dont chaque homme reçoit une tâche bien définie.
Pour commencer, la chaloupe est enlevée de dessus le pont, et placée sur la banquise. L'hélice et le gouvernail étant retirés, huit hommes s'attellent aux bricoles crochées par son avant et tirent de toutes leurs forces. L'embarcation obéit sans peine et glisse avec facilité sur la couche de neige.
—Bravo! dit le second qui surveille la manœuvre.
«Capitaine! j'avais raison.
«Nous pourrons la traîner avec l'aide des chiens quand elle sera approvisionnée et pourvue de son moteur.
Le moteur, c'est la batterie d'accumulateurs enfermée dans la cale et qui a servi jusqu'alors au transport des forces, et fourni l'éclairage.
Les appareils sont transportés dans la chaloupe et soigneusement arrimés sous le pont mobile recouvrant la partie basse de la coque.
Les armes, la pharmacie, les instruments de navigation, les cartes, quelques volumes traitant des régions polaires, la tente, les fourrures, le tabac, des outils, deux lampes, de l'alcool et quelques provisions de réserve complètent le chargement de la chaloupe.
Comme elle doit transporter, en outre, l'équipage tout entier, sauf incidents ou modifications ultérieures, on a ménagé l'emplacement de façon à éviter l'encombrement.
Pendant que s'accomplissent, avec une hâte fiévreuse tous ces préparatifs, le capitaine a inspecté, du haut du grand mât resté seul debout, l'espace environnant.
Satisfait de cet examen, il part avec deux hommes sur la banquise, parcourt presque en droite ligne douze à quinze cents mètres, et revient enchanté.
—Docteur, dit-il à voix basse, tout nous favorise aujourd'hui.
«Il y a là-bas les eaux libres!
—Pas possible!
—Je vous l'affirme.
Le courant est assez fort, mais grâce à lui la glace ne se forme plus.
—Bravo!
—En outre, l'ancien chenal pratiqué jadis dans le pack, est couvert d'une glace unie qui va nous faciliter singulièrement le traînage.
—C'est fort heureux, car je me demande s'il eût été possible de haler la chaloupe aussi pesamment chargée.
—Je suis rassuré sur la facilité relative de cette opération.
«Que font nos hommes?
—Ils travaillent avec acharnement au fractionnement des vivres qui vont être répartis dans les embarcations.
—A merveille!
«Il faut que tout soit prêt d'ici vingt-quatre heures.
—Oh! nous serons parés avant.»
La Gallia dispose, on s'en souvient, d'embarcations nombreuses, notamment trois vastes baleinières et un grand bateau plat, long de sept mètres, léger au point de pouvoir être porté par six hommes, et d'une stabilité parfaite.
Les baleinières numéro 1 et numéro 2 reçoivent les provisions échappées au désastre. C'est-à-dire environ quatre mille rations. A peine de quoi vivre soixante-dix jours, étant donné que l'expédition compte vingt hommes, y compris Oûgiouk.
La baleinière numéro 3 transportera les traîneaux et l'approvisionnement de la meute. Du poisson sec apporté de Julianeshaab. La nourriture habituelle des chiens groenlandais.
Ces derniers prendront place avec le Grand-Phoque dans le bateau plat, que sa forme rend à peu près insubmersible. Ces passagers un peu turbulents n'incommoderont pas les hommes d'un voisinage parfois encombrant, et ne risqueront pas de faire chavirer un des bateaux contenant la suprême ressource des voyageurs.
Comme l'a fait observer le docteur au capitaine, les marins s'emploient de si bon cœur, que l'arrimage est terminé au bout de six heures.
—Une économie de vingt rations! pense d'Ambrieux dont l'unique et poignante préoccupation est d'assurer la vie matérielle de chacun, et de ménager avec une parcimonie d'avare ces ressources devenues si précaires.
Enfin, tout est prêt, en prévision d'un départ mystérieux vers l'Océan libre que l'on entend briser, là-bas, sur les flancs abrupts de la banquise.
Nul ne soupçonne encore le plan du capitaine, toujours correct et profondément affable, mais plus grave, plus pensif, presque triste.
On pressent vaguement une résolution désespérée, un de ces terribles coups de tête habituels à nos marins, quand ils sont acculés à ces cruelles nécessités si fréquentes dans la carrière des gens de mer.
L'officier erre comme une âme en peine sur le navire offrant le spectacle d'un désordre inouï. On dirait qu'une horde de forbans s'est abattue sur la pauvre goélette, jonchée, de la cale au pont de choses disparates, abandonnées pêle-mêle comme inutiles aux voyageurs, ou trop encombrantes pour la flottille.
Que de trésors, rassemblés jadis avec tant de prévoyance et de sollicitude! que d'engins précieux qui furent parfois de si puissants auxiliaires! que d'objets essentiels dont la privation va devenir si rude, épars lugubrement dans une promiscuité navrante et désolée.
Les hommes, debout sur la glace, près des embarcations, gardent un silence attristé, se demandent quelle scène poignante et grandiose ils vont contempler.
Le capitaine est descendu dans l'intérieur du navire, comme s'il ne pouvait se résoudre à rejoindre l'équipage, peut-être pour cacher son émotion.
Il remonte au bout de dix minutes en murmurant:
—Non!... pas encore!
Il enfile l'échelle, larguée pour faciliter le va-et-vient, et s'adresse au second:
—C'est paré, Berchou?
—Oui, capitaine.
—Eh bien! à votre poste pour le halage de la chaloupe.
Quinze hommes passent la bricole sur leur épaule et portent tout leur effort sur une autre amarre crochée près de la première.
Le second, le lieutenant et le docteur, armés de pics et de barres, partent pour débarrasser la voie; le capitaine surveille la manœuvre.
—Attention!
«Hisse!... oh!... hisse là!...
Le fouet d'Oûgiouk détone comme une carabine, les chiens tendent le cou et roidissent les pattes, les hommes se cambrent en avant, contractent leurs muscles et répètent avec un sifflement convulsif:
—Hisse!... oh!... hisse là!...
La chaloupe subitement déhalée, glisse lentement sur les patins de bois dont sa quille est sagement garnie, et s'avance avec un froissement doux sur la neige tassée.
En dépit de sa masse énorme, elle se déplace avec une vitesse relativement considérable, grâce à la vigueur de son moteur animé, grâce aussi à l'état de l'ancien chenal heureusement exempt d'aspérités.
Au bout de cinq minutes, elle a parcouru cent mètres.
—Halte! Reposez-vous un instant, mes amis.
Allons, cela va mieux qu'on ne l'avait craint au premier abord.
Maintenant, chacun est sûr de réussir. Les pipes sont allumées. Un nuage odorant enveloppe la petite troupe et fait tousser les chiens, quand retentit pour la seconde fois le commandement de: Hisse!
Cela va si bien que l'on chantonne entre les dents qui serrent le tuyau, un de ces petits airs guillerets dont s'accompagnent les marins quand ils virent au cabestan.
Cinq minutes après, nouvelle halte et ainsi de suite, pendant soixante-quinze minutes, exactement.
La chaloupe est à quinze cents mètres du navire, et à dix brasses de la cassure verticale terminant le pack. Au loin, à perte de vue s'étendent les flots verdâtres, sur lesquels errent comme des fantômes, des milliers d'icebergs.
Ah! si la goélette n'était pas scellée là-bas, peut-être pour de longs mois, et qui sait! peut-être pour toujours, comme autrefois le Tégetthoff!...
Mais, pas de récrimination! au travail!
Quatre hommes sont désignés pour garder la chaloupe, en cas d'une rupture sans doute improbable de la glace, mais enfin, on ne saurait jamais avoir trop de précautions.
Les autres se débarrassent de la bricole, et retournent au navire, suivis des chiens qui, mis en haleine par cette course, gambadent avec des jappements éperdus.
Après le halage de la chaloupe, celui des baleinières n'est plus qu'un jeu. A tel point qu'il est très facile d'en transporter deux en même temps; une traînée par les matelots, et l'autre par les chiens.
En outre, ce second voyage ne dure que quarante minutes, au grand contentement du capitaine, qui semble maintenant avoir hâte de partir.
Deux heures se sont écoulées depuis le premier commandement de hisse!
Au troisième voyage, les matelots arrivés à cinq cents mètres à peine de la Gallia ne peuvent retenir une exclamation de fureur, à l'aspect de formes noires, vaguant sur le pont laissé désert.
—Gredins!... pillards!... voleurs!... sales corbeaux de Prusse!... et autres aménités du même goût échappent aux Français qui bondissent le revolver au poing.
—Halte! s'écrie d'une voix retentissante le capitaine.
Telle est la force et la discipline chez les gens de mer, que chacun s'arrête soudain, sans un mot, sans un geste.
Et pourtant, la tentation est vive de traiter comme ils le méritent ces intrus qui, se croyant déjà en pays conquis, profitent de son abandon momentané pour violer le fier navire.
Du reste, ils n'attendent pas le châtiment mérité par leur impudence, car on les voit détaler, à toutes jambes, à l'aspect du peloton dont ils entendent les malédictions.
Il ne reste plus à haler que le grand canot et la baleinière.
Les hommes vont s'atteler une dernière fois quand d'un geste le capitaine les arrête.
—Tout le monde à bord, dit-il sourdement et en devenant très pâle.
Puis il ajoute, quand chacun fut rangé au pied du grand mât:
—Viens avec moi, Guénic.
Suivi du maître, il disparaît pendant cinq minutes, et remonte, suivi du vieux marin portant un marteau et des pointes.
—Maintenant, cloue le panneau... solidement.
Guénic enfonce à tour de bras les tiges de fer dans un lourd madrier qui bouche complètement l'ouverture.
Interdits malgré leur vaillance éprouvée, les marins frissonnent en entendant ces coups sourds se répercuter au loin, comme si le maître fermait pour jamais un immense cercueil.
Quand il eut achevé cette étrange et sinistre besogne, le capitaine lui dit encore:
—Amène le pavillon.
La grande enseigne avait été hissée le matin même, et était restée ferlée à la corne.
Le maître saisit la drisse, la frappe d'un coup sec, et soudain l'étendard national flamboie dans les airs, et se détache sur le ciel comme une opulente floraison de couleurs.
Subitement les matelots se découvrent avec un respect attendri, fixent des yeux ardents sur l'emblème sacré, le contemplent avec une émotion qui contracte leurs mâles figures, et le suivent du regard pendant qu'il glisse lentement... lentement... comme un oiseau gigantesque frappé à mort.
Guénic sur la joue hâlée duquel roule une grosse larme, tend silencieusement un couteau à son chef.
Celui-ci tranche la drisse de deux coups précipités, fébriles, saisit le pavillon, l'enroule au grand mât, le cloue, se découvre à son tour et le contemple un instant avec un indicible regard d'amour et de regret.
Puis, incapable de prononcer un mot, craignant de laisser apercevoir l'angoisse qui l'étreint, il fait un signe rapide aussitôt compris.
Les matelots évacuent tristement le bord, puis Guénic, puis le docteur, puis le lieutenant, puis le second, et enfin, le capitaine, suivant la noble et touchante coutume qui veut que le commandant quitte le dernier son navire.
Les chiens sont attelés au grand canot, les hommes s'amarrent à la baleinière et les deux embarcations, vigoureusement tirées, glissent avec vélocité sur la piste.
—A présent, venez le prendre! gronde Guénic en tendant le poing vers le campement ennemi.
Comme s'ils avaient hâte maintenant de s'éloigner au plus tôt, les marins précipitent leur marche. Ils allongent le pas... ils en arrivent à courir.
Chose à peine croyable, les quinze cents mètres les séparant de la flottille sont franchis en quinze minutes.
Haletants, hors d'haleine, ils rejoignent leurs compagnons demeurés en sentinelle, et se retournent brusquement vers la Gallia dont l'unique mât se profile au loin, sous l'enchevêtrement de ses agrès.
Soudain, la glace oscille sous leurs pieds, comme jadis, quand les convulsions de l'ouragan la désarticulaient, pendant les premiers et les derniers jours de l'hivernage.
Un nuage immense enveloppe le navire d'où surgit un long jet de flamme... une épouvantable détonation retentit.
Et quand la masse blanchâtre de vapeurs se fut peu à peu fondue dans l'atmosphère, on ne vit plus, là-bas, sur le blanc suaire de neige, qu'une tache glauque, indiquant la place où s'étaient engloutis les débris de la Gallia.
TROISIÈME PARTIE
L'ENFER DE GLACE
I
Là-bas, sous l'équateur, une goutte de rosée tremblote et scintille à l'extrémité d'un pétale d'ixora.
Ivre du nectar subtil et capiteux que l'odorante corolle a distillé pendant la nuit, un oiseau-mouche heurte le pétale de son aile diaprée...
La goutte de rosée tombe et se mêle aux eaux du ruisselet qui serpente au pied des géants de la forêt vierge. Elle suit le cours de l'humble igarapé, d'abord simple sentier de caïmans, puis rivière, puis fleuve, et se perd avec lui dans l'Océan.
Un jour, l'ardente flamme du soleil la transforme en un atome de vapeur, une parcelle de nuage bientôt poussée irrésistiblement par le vent du Sud vers les terres du Septentrion.
Là, le froid la saisit en pleine course aérienne et elle devient un de ces gracieux flocons de neige qui couvrent pendant de longs mois les régions circumpolaires.
Plus tard, après l'interminable nuit arctique, un pâle et furtif rayon la liquéfie à grand'peine et en fait un globule d'eau qui roule sur un glacier...
Mais l'âpre bise va souffler de nouveau, changer la perle liquide en un cristal et l'incorporer à la masse du glacier, qui lui-même retournera peu à peu vers l'Océan.
Cette nouvelle migration de la molécule qui, dans sa course incessante recherche encore la mer, ne s'accomplira qu'avec une extrême lenteur. Peut-être sera-t-elle captive des centaines, des milliers d'années.
Car le glacier qui, somme toute, n'est qu'un immense fleuve sans eau, gelé à fond, dans le lit duquel se meut un chaos de glaçons, descend si lentement vers les eaux profondes, qu'il conserve, du moins en apparence, l'immuable stabilité du roc. Il progresse pourtant, mais de quantités presque infinitésimales. Large de vingt, trente, et même quarante kilomètres, à son embouchure formée de monstrueux amas de glaçons, il chemine avec sa rigidité de pierre, jusque sous les eaux de la mer qui, de longtemps encore, ne l'entameront pas.
De densité moindre que cette eau, par conséquent plus légère, sa masse tend néanmoins à flotter. Mais telle est l'énergie de sa cohésion, et l'énormité de son volume, que la portion immergée résiste longtemps. Il faut la continuelle poussée des glaces d'amont pour allonger cette base, augmenter sa force d'émersion et provoquer une rupture.
Incapable de résister plus longtemps au formidable effort qui la sollicite de bas en haut, la glace sous-marine éclate et cesse de faire corps avec le glacier. De sourds grondements, analogues à ceux qui accompagnent les éruptions volcaniques, retentissent sous les eaux. Au loin, le fleuve de glace, disloqué jusqu'au plus profond de son lit, craque, détone, mugit.
Brusquement la mer bouillonne, s'enfle, monte, et du milieu des vagues surgissent des pans, des blocs, des collines de glace. Tout cela oscille, roule, se heurte dans un remous écumeux.
La houle chassée au loin s'épand en ras-de-marée...
Peu après le tumulte s'apaise, les blocs [10] prennent de la stabilité, puis s'abandonnent doucement à la dérive et gagnent lentement la haute mer.
Ce sont maintenant des icebergs, des monticules errants de glace douce qui s'en vont accomplir au loin le rôle que la grande loi de circulation assigne au glacier dans les régions polaires.
Vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis que le capitaine d'Ambrieux, obéissant à une implacable nécessité, avait, sans hésitation, mais non sans un cruel serrement de cœur, sacrifié son navire.
La flottille portant l'équipage, les chiens et les provisions, côtoyait, remorquée par la chaloupe, le bord méridional de la banquise.
Au Sud, et aussi loin que la vue peut s'étendre, s'enfle et moutonne la mer libre, couverte de glaces errantes qui dérivent dans la direction du détroit de Robeson.
Nul obstacle ne s'oppose, du moins présentement, à une tentative de retour vers des régions moins inclémentes, et cependant la flottille, au lieu de mettre le cap au Midi, semble s'obstiner à chercher une autre direction.
Il y a pourtant là-bas, à moins de soixante lieues, l'établissement du lieutenant Greely, Fort-Conger, où les marins de la défunte Gallia, trouveraient un excellent abri pour supporter les dernières rigueurs de l'hivernage. Et quand serait venue la saison chaude, ils pourraient tenter, avec succès, de rejoindre les postes danois, après s'être approvisionnés aux réserves du Fort.
Mais, qui a jamais parlé de retour?... Qui même a songé à la possibilité de battre en retraite?...
Personne à coup sûr. Puisque chacun, officiers et matelots, s'évertue à chercher un passage, une faille, une fissure, un rien, pour s'insinuer à tout hasard dans la banquise et remonter... oui, pardieu! remonter vers le Nord, et coûte que coûte!...
Eh! quoi... tenter la conquête du Pôle avec soixante jours de vivres, alors que l'hiver est à peine fini, et qu'une subite recrudescence de froid peut immobiliser, en plein enfer de glace, l'héroïque mais imprudent équipage.
Non seulement il y a pénurie de vivres, mais encore on manque de combustible, on n'a pour braver la rigueur de ces froids éventuels qu'une toile de tente.
Bien d'autres choses font encore défaut, et l'on pourrait ajouter à une longue liste une série d'et cœtera... ce qui, du reste, n'avancerait à rien et n'empêcherait pas la vaillante petite chaloupe de pointer audacieusement au nord-est, au-dessus de ce cap Northumberland, jadis entrevu par Lockwood.
Mais, dira-t-on, une pareille entreprise est insensée!... c'est un véritable suicide à échéance plus ou moins longue... c'est en un mot courir de gaîté de cœur au-devant de souffrances atroces, pour succomber infailliblement à une mort épouvantable.
Car, réussît-on même à atteindre le Pôle... et le retour?
Il paraît, comme prétendent les matelots, que le capitaine a son idée.
Sans cela, autant eût fallu accepter les propositions de l'Allemand et ne pas anéantir cette pauvre chère Gallia dont chacun porte le deuil dans son cœur.
La chaloupe marche toujours, traînant à la remorque son «train», sans que rien annonce une modification dans la configuration de la banquise.
Est-ce parce que la saison n'est point assez avancée, bien que la température −9° centigrades soit singulièrement élevée, à pareille époque et en tel lieu?
Mais, Lockwood a trouvé là, par un froid beaucoup plus intense, la mer libre s'étalant à perte de vue...
Il est d'ailleurs facile de constater que ce sont de jeunes glaces qui recouvrent les flots au bas des falaises. Elles n'ont guère que quarante centimètres d'épaisseur, sont très lisses et revêtues d'une légère couche de neige.
Donc il est présumable qu'elles sont de formation récente et datent seulement du dernier hiver.
Jeunes ou vieilles, épaisses ou non, elles n'en obstruent pas moins la route du Nord, en s'amorçant à un immense glacier, dont les masses chaotiques emplissent là-bas, à quinze ou vingt kilomètres, une faille colossale.
Ah! comme la défunte Gallia qui triompha si vaillamment du pack de la baie de Melville, eût fracassé ce mince revêtement, et pénétré d'emblée dans cette région mystérieuse, où le capitaine d'Ambrieux pressent la mer libre!
Toute frêle et toute petite, la nouvelle Gallia, qui jauge à peine dix tonneaux, doit attendre du hasard, ce maître aveugle et omnipotent, une assistance ou dangereuse, ou problématique.
... Mais que signifient ces grondements qui vibrent au loin dans la direction du glacier?... Quel est ce tonnerre sans éclairs et sans nuées?
Brusquement la mer s'agite et secoue la flottille. La glace, pressée de bas en haut, craque, se bombe, puis éclate, pendant que là-bas le tumulte va crescendo.
La houle augmente. Baleinières et chaloupe dansent éperdument, comme des bouchons, au grand effroi des chiens qui protestent par des hurlements lugubres.
Pendant un quart d'heure le bruit est tel, que les moins impressionnables parmi les matelots sentent peser sur eux une terrible menace d'anéantissement.
Et soudain la couche de glace disloquée, effondrée par une poussée irrésistible, s'abîme à proximité de la falaise, laissant complètement libre une rue d'eau large d'un kilomètre.
—Je savais bien que nous finirions par passer! crie une voix vibrante, celle du capitaine.
—Grâce à ce glacier trop engorgé, autant dire pléthorique, dit à son tour le docteur qui affectionne les métaphores professionnelles.
—Et qui dégorge dans la mer un joli chapelet d'icebergs, opine le second qui goûte la métaphore.
—En avant, et droit au Nord! reprend le commandant.
«Profitons de l'aubaine et gare aux écueils flottants!
«Fritz!...
—Capitaine? répond le mécanicien.
—La machine fonctionne à ton gré?
—A merveille, capitaine!
«C'est réglé comme un mouvement d'horlogerie... c'est propre... pas encombrant et ça n'use point de charbon.
«Je la connais depuis seulement vingt-quatre heures, et je réponds d'elle...
—Bon!...
«En douceur!...
«Timonier... veille à la barre.»
Suivie des embarcations qu'elle entraîne à la remorque, la chaloupe embouque le chenal, et s'avance en évitant avec autant d'adresse que de bonheur les icebergs libérateurs.
On est alors à la date du 28 mars. La latitude est d'environ 84° et la longitude de 40° à l'ouest de Paris.
Ainsi, le brave officier, loin de renoncer à son audacieux projet, dont le succès était si problématique alors que l'expédition était supérieurement outillée, s'en va intrépidement à son but, sans base d'opération, presque sans espoir de retour.
Qui sait du reste s'il ne vaut pas mieux qu'il en soit ainsi.
Qui sait si la proximité relative d'un navire abondamment pourvu, n'eût pas amolli parfois les courages et fait fléchir les résolutions.
Dans tous les cas, le souci de sa conservation eût immobilisé une partie notable de l'équipage et privé de l'appoint total des forces actives l'expédition proprement dite.
Tandis qu'en partant ainsi, pour ainsi dire en enfants perdus, sans un regard en arrière, même sans un regret, car les pusillanimes seuls récriminent contre le fait accompli, il y a encore possibilité de mater cette fortune qui sourit aux audacieux.
Quoi qu'il en soit, la flottille portant le capitaine d'Ambrieux et son équipage se trouve exactement à 6° du pôle, soit six cent soixante-six kilomètres, c'est-à-dire cent soixante-six lieues terrestres, plus une fraction.
Pareille distance à parcourir sur une de nos bonnes routes nationales, serait, pour un piéton ordinaire, l'affaire de quinze à seize jours.
Mais autre chose est de marcher jambes libres et bras ballants sur ces voies de communications, et se traîner là-bas à travers glaces, neiges, précipices, avec l'encombrant vademecum d'explorateur arctique.
Car il arrive parfois que l'on progresse, en une journée, de quelques centaines de mètres, trop heureux quand on n'est pas absolument immobilisé par des failles infranchissables, ou des éminences qui feraient reculer nos plus intrépides alpinistes...
Tel n'est pas cependant, du moins présentement, le cas des marins français, qui trouvent, chose étrange, une voie complètement libre d'obstacles.
Depuis une heure la chaloupe fend de son étrave les eaux très calmes d'un chenal traversant cette banquise maudite que les vaillants efforts n'ont pu couper avant l'hiver. Cette passe ouverte par la débâcle partielle du glacier, contourne des falaises jaunâtres qui, d'abord orientées vers le nord-est remontent franchement vers le nord.
Ces terres, se rattachant à celles qu'entrevit Lockwood, semblent se continuer fort loin, car, grâce à l'extrême pureté de l'atmosphère, le capitaine peut en reconnaître, à la lunette, les profils sinueux.
—On dirait, ma foi, un continent, observe à demi-voix le docteur auquel le capitaine vient de passer l'instrument.
—Pourquoi pas! dit ce dernier.
«Qui sait!... peut-être un prolongement du Groenland.
—Il n'y a rien d'impossible à ce que la colonie de Sa Majesté Danoise s'étende jusqu'au pôle, ce qui serait un grand honneur pour ladite Majesté...
«Et un grand avantage pour nous.
—Comment cela, capitaine?
—Parce que si, après ces eaux libres où nous voguons si bien en ce moment, nous rencontrons une nouvelle banquise, nous pourrons poursuivre sur terre notre voyage en traîneau.
«Là, peu ou pas d'obstacles sur la neige qui facilite singulièrement le traînage des chiens.
«Quant aux hommes, ils apprendront à se servir des souliers à neige et marcheront comme de véritables trappeurs canadiens.
—Eh! quoi, capitaine, dit de sa voix tranquille Berchou, le second, vous craignez de trouver encore de nouvelles banquises!
—Il faut tout prévoir, même le pire... surtout le pire!
«Quoique, à vrai dire, cette appréhension ait contre elle des hypothèses que j'ai tout lieu de supposer admissibles.
—A la bonne heure! car, sans cela, nous serions jolis garçons, avec nos soixante jours de vivres!
—Si les eaux de l'extrême nord, sur lesquelles nous voguons actuellement, demeuraient libres de tout obstacle, nous atteindrions le pôle dans huit jours, mon ami.
—Oh! capitaine, ce serait trop beau!
«Malheureusement la saison n'est pas assez avancée... nous touchons encore à l'hiver... et nous allons subir une température épouvantable en nous rapprochant du pôle.
—Pardieu! mon cher, voici une erreur proférée de la meilleure foi du monde.
«Comme, Berchou, toi, un navigateur endurci, tu confonds le pôle géométrique de notre sphéroïde, avec son pôle, ou plutôt, ses pôles du froid.
«Voyons, rappelle-toi que l'étude approfondie des isothermes et certains faits géographiques, depuis longtemps observés, prouvent que le point le plus froid de notre hémisphère n'est pas le pôle proprement dit.
—C'est juste, capitaine, et j'oubliais que le pôle magnétique s'en écarte notablement, lui aussi.
—En conséquence, il y aurait, pour notre hémisphère, deux pôles du froid, placés, l'un en Sibérie l'autre en Amérique.
—Je me souviens, maintenant!
—Des physiciens ont même prétendu, au moyen de calculs plus ou moins ardus et plus ou moins probants, placer le premier, celui de l'Asie sibérienne, par 79° 30′ de latitude nord, et 120° de longitude est.
—Bigre! à neuf degrés et demi du pôle géométrique.
—L'autre, celui qui nous intéresse, se trouverait par 78° de latitude nord, 97° de longitude ouest.
—Ah! diable!... et nous l'avions déjà dépassé de six degrés, puisque nous sommes présentement par 84° de latitude, plus une fraction.
—C'est-à-dire d'une distance égale, à peu près à celle de Paris aux Pyrénées.
«Est-ce pour cela que nous trouvons une température un peu plus élevée?...
—Mais, alors, au pôle géométrique, il y aurait une différence de douze degrés!...
—Douze degrés, c'est énorme!
«Pourquoi, dans ce cas, la mer ne serait-elle pas dégagée de glaces comme au soixante-huitième parallèle...
«Pourquoi la température dépasserait-elle celle de Reikiawick, d'Uleaborg ou Arkhangel...
—Berchou s'emballe, interrompt le docteur doucement ironique.
—Un peu à froid! sans jeu de mot, toutefois, reprend le capitaine souriant à l'enthousiasme de son brave second.
—Laisse-moi t'expliquer, mon cher Berchou, que ces chiffres de 79° 30′ et 78° de latitude sont quelque peu arbitraires.
«Quoiqu'ils ne se confondent jamais entre eux, les deux pôles du froid sont bien loin d'être fixes.
«Ainsi, celui du plus grand froid oscille entre Yakoutsk et Nijni-Kolymsk, c'est-à-dire entre quinze degrés et demi de longitude, et environ huit de latitude.
«Il y a, tu le vois, de la marge.
«Il aurait donné les effroyables températures de −61° à −63°!
«Celui d'Amérique se trouve à peu près sur le milieu de la ligne imaginaire qui relie le pôle géométrique au pôle magnétique...
«Nares, Kane, Mac Clure et Greely ont hiverné sous une latitude se rapprochant de ce point. Ils ont observé les minima de −54°2, −53°9, −52°7 notablement inférieurs, tu le vois, à ceux du pôle asiatique.
—D'où vous concluez, capitaine?...
—Que, sans prétendre faire un Eldorado de cette étendue comprise entre les deux points les plus froids du globe, il y a tout lieu de penser qu'on trouve là des régions maritimes où sont peut-être les eaux libres, et où du moins le rayonnement n'exerce pas la même action de refroidissement que dans l'intérieur des terres.
—Mais, enfin, capitaine, ces eaux libres... Vous espérez bien les rencontrer... Sans cela...
—Nous ne serions pas ici, sur ce canal analogue à celui qui arrêta le traîneau de Lockwood par 30° centigrades au-dessous de zéro.
«D'autre part, souviens-toi que pendant notre hivernage la banquise a décrit un cercle immense qui nous porta jusqu'au quatre-vingt-sixième degré.
«Pour accomplir ce mouvement giratoire, il fallait qu'elle flottât sur les eaux libres, et cela par un froid de −45°!...
«Or, notre température est aujourd'hui de −9°!
«A fortiori nous devons trouver les alentours du pôle plus abordables que les environs même de notre lieu d'hivernage.
... Comme pour donner raison au capitaine, le thermomètre demeure stationnaire, le chenal reste ouvert, et sans la présence d'icebergs assez nombreux, la flottille pourrait s'avancer de toute la vitesse du moteur électrique.
La plus élémentaire prudence ordonne de modérer son allure, sous peine de provoquer une irréparable catastrophe, par le heurt des prolongements sous-marins des montagnes flottantes.
Cependant le mouvement de translation, bien que très lent, n'en produit pas moins, par sa continuité, une progression fort appréciable. A tel point qu'après trois jours de navigation, la latitude observée par le capitaine fut de 85°!
On était alors au 1er avril.
Ainsi, l'expédition française avait déjà dépassé d'un degré quarante minutes l'Anglais Markham qui s'arrêta, l'on s'en souvient, par 83° 20′ sur la mer Paléocrystique, et d'un degré trente-sept minutes, le lieutenant de Greely, Lockwood, qui dut rétrograder par 83° 23′.
Malgré la cruelle perte du navire, malgré les misères endurées jusqu'alors, et surtout malgré l'effrayante pénurie de vivres, tous, officiers et matelots, sont pleins d'espoir et de gaîté.
A l'exception pourtant de Guénic, le maître d'équipage que les théories du capitaine laissent tout rêveur.
Le vieux Breton est parti sans hésiter à la conquête du pôle Nord. Il a enduré jusqu'à présent fatigues, privations et intempéries sans un murmure. Il est prêt à tous les sacrifices possibles pour assurer le succès de l'expédition à laquelle il collabore de tout cœur, en franc matelot. Çà, c'est entendu, et on peut compter sur lui.
Mais une chose le taquine, l'agace, l'inquiète même. C'est de savoir maintenant qu'il y a, dans le voisinage, trois autres pôles, plus ou moins Nord... des contrefaçons du véritable, sans aucun doute.
Malar' D'oué!... comment se reconnaître, au milieu de ces quatre titulaires dont on ne sait pas au juste la position! D'autant plus que le compas bat la breloque, ou le Nord n'est plus au Nord, positivement.
A preuve que l'aiguille se tourne vers l'Est, et qu'il fait moins froid à mesure qu'on s'élève en latitude.
Sûr et certain que le capitaine doit avoir son idée... Mais là, franchement, y a-t'y pas de quoi galipoter la cervelle d'un honnête mathurin, fût-il Breton et maître d'équipage!
II
S'il est au monde une question complexe, exigeant de ceux qu'elle intéresse une bonne dose d'éclectisme, c'est à coup sûr celle du pôle Nord.
Nulle n'a peut-être, en effet, soulevé autant de discussions, suscité autant d'héroïsmes, fait éclore autant d'hypothèses, et déconcerté autant d'esprits judicieux.
Tantôt à l'ordre du jour de l'actualité, tantôt reléguée dans le pandœmonium des choses démodées, tantôt réputée vaine, folle, absurde, et tantôt présentée comme résoluble à courte échéance, permettant tour à tour d'affirmer et de démentir le même fait, passionnante au point de faire des martyrs, s'imposant à des croyants, et rencontrant des sceptiques; vieille comme la navigation et à peine plus avancée qu'il y a un siècle; résistant opiniâtrement aux procédés de la science contemporaine, impénétrable aujourd'hui comme jadis, alors que notre planète n'a pour ainsi dire plus de secrets pour les explorateurs modernes, sa solution est peut-être à la merci d'un audacieux doublé d'un chançard!
Exemple: en 1608, Hudson, commandant le Hopewell, un frêle et tout petit navire de quatre-vingts tonneaux, monté par douze hommes et un mousse, atteint la latitude de 81° 30′ Nord.
Deux cent soixante-huit ans après, c'est-à-dire en 1876, le capitaine anglais sir Georges Nares, disposant de deux puissants navires à vapeur montés chacun par soixante hommes, s'arrête par 82° 20′, ne pouvant même pas dépasser d'un degré le vieil Hudson!
Cinq ans auparavant, l'Américain Hall avait mené le Polaris jusqu'à 82° 16′, c'est-à-dire à quatre minutes seulement de l'hivernage de l'Alert, un des navires de sir Georges Nares.
Nul pourtant, parmi les explorateurs arctiques, ne fut outillé comme ce dernier qui dut à l'énergie de son second, le capitaine Markham, de ne pas revenir bredouille. Au prix de grandes fatigues, Markham put s'élever en traîneau d'un degré, le point le plus éloigné qui ait été atteint jusqu'alors.
L'Angleterre tressaillit d'enthousiasme et considéra ce fait comme une victoire mémorable. Il n'y avait réellement pas de quoi.
Sir Georges Nares avait non seulement conquis un degré, mais encore il rapportait une théorie.
En 1860, le docteur Hayes—un Américain—avait fait sur un petit bateau de cent trente-trois tonneaux, une brillante expédition, complétée par une superbe course en traîneau.
Esprit très supérieur et peut-être un peu trop primesautier, Hayes au moyen de déductions ingénieuses, appuyées sur des expériences personnelles, avait affirmé catégoriquement l'hypothèse de la mer libre autour du pôle.
Le capitaine Nares ayant en somme échoué piteusement, arrêté par les glaces de la fameuse mer Paléocrystique, avait conclu, au moins prématurément, à l'impossibilité d'atteindre le pôle par le détroit de Smith. Comme la vertu dominante des Anglais n'est pas la modestie, sir Nares prétendait que la mer Paléocrystique, vieille de plusieurs siècles, vivrait encore des siècles, et affirmait qu'il n'y avait plus rien à tenter de ce côté.
Donc Hayes avait mal vu ou s'était trompé. Peut-être l'un et l'autre.
En conséquence la théorie de la mer libre fut absolument ruinée par celle de la mer captive; Hayes fut traité de rêveur, Nares triompha et avec lui John Bull, heureux de cet échec infligé au frère Jonathan.
Mais voilà: le frère Jonathan prit en 1882, 1883 et 1884 sa revanche en la personne du lieutenant Greely.
Ainsi qu'il a été dit, et comme il n'est pas oiseux de le répéter, car c'est là le joint de la question polaire, Greely ne retrouva rien des barrières séculaires auxquelles se heurta sir Georges Nares.
L'océan Paléocrystique n'existait plus, et en maint endroit les eaux libres sillonnaient les glaces qui n'avaient pas l'aspect rébarbatif que leur prêta le commandant anglais.
Donc si Nares avait eu raison subséquemment, Hayes n'avait pas eu tort quinze ans auparavant!...
Donc John Bull et Jonathan étaient dead-heat, la mer polaire pouvait être alternativement libre ou esclave, et la question demeurait stationnaire avec ses embûches, ses périls, ses caprices et sa déconcertante complexité.
Un peu de méthode et surtout l'entente des nations civilisées entre elles eût certainement amené depuis longtemps une solution qui est réservée peut-être à nos héros.
Et de fait si leur voyage se continue avec autant de rapidité, la conquête du pôle sera opérée à brève échéance.
Ce n'est pas à dire pour cela que leur vie soit une simple sinécure et qu'ils n'aient qu'à se laisser glisser, emportés par le moteur électrique. La translation de la flottille est au contraire une chose très compliquée, nécessitant une attention minutieuse, exigeant une vigilance de tous les instants et souvent des manœuvres de force excessivement dures.
Il faut éviter les icebergs, gros ou petits, et toujours nombreux, les éloigner avec des crocs et empêcher tout contact avec l'une ou l'autre embarcation. Les canaux généralement libres sont parfois tellement sinueux, qu'il est essentiel d'en rectifier les bords à la scie, à la hache et au couteau à glace. Il arrive aussi qu'après mainte fatigue la chaloupe vienne buter à un cul-de-sac. Si la voie ainsi interrompue est assez large, on vire sur place, sinon il faut creuser des docks, comme jadis quand la Gallia progressait à travers le chenal de la banquise.
Il y a ensuite sur la chaloupe un encombrement relatif. Dix-neuf hommes y sont empilés avec le matériel, quelques provisions et les objets les plus précieux. Bien que l'excellente embarcation n'ait pas de chaudières et de soute à charbon, la place n'en est pas moins parcimonieusement mesurée au vaillant équipage.
Le soir venu, la navigation est forcément interrompue. La flottille est amarrée bord à quai, c'est-à-dire à la glace de la rive. La tente est dressée, les hommes, officiers et matelots, absorbent une demi-ration; et s'inspirant du proverbe: «Qui dort dîne» tâchent de remplacer par un bon somme la ration ainsi diminuée. Ils s'insinuent dans les sacs en fourrures, tandis que les sentinelles attentives à l'invasion des ours ou des loups, font les cent pas, la carabine sous le bras. Les chiens se sont installés côte à côte, en boule, au milieu de la neige, après absorption de quelques bribes de poisson sec, et avec eux, Oûgiouk.
—Tout ça, c'est des roses, disent les baleiniers qui en ont vu bien d'autres, lors de leurs rudes campagnes à la poursuite des cétacés.
D'autant plus que la température, chose incroyable à pareille époque se maintient très douce, et ne descend pas au-dessous de −8° centigrades pendant la journée. Pendant la nuit, excessivement courte du reste, le thermomètre tombe à −12° ou −13°, mais seulement pour quelques heures, ce qui, en somme pour des explorateurs arctiques, est pour ainsi dire printanier.
N'était l'appréhension causée par la pénurie de vivres, on serait parfaitement heureux.
Le plus franchement épanoui de tout l'équipage, le seul qui pour le moment voit ses vœux comblés, c'est Constant Guignard, le Normand économe. L'expédition vient encore de gagner un degré, et le matelot ne peut cacher la joie qui illumine sa face camuse.
En vain ses deux inséparables, Farin dit Plume-au-Vent, et Dumas dit Tartarin, le blaguent, le premier avec sa faconde parisienne, le second avec son exubérance provençale.
Le gars normand répond en pinçant les lèvres que la bonne argent, c'est toujours la bonne argent, et que les degrés au-dessus du cercle polaire sont la plus belle de toutes les inventions.
On est au 5 avril, et la latitude est de 86° 3′ Nord.
Observation du soleil à midi, repas, puis mise en marche.
Les plus fins tireurs montent la garde depuis trois jours, épiant le passage d'un gibier dont la capture augmenterait l'approvisionnement général et empêcherait le rationnement du soir.
Le lieutenant, le docteur et le cuisinier Dumas en sont pour leurs frais. Pas le moindre quadrupède en vue. C'est à croire que la race des bœufs musqués, des rennes sauvages et des ours blancs est anéantie.
—Ouvrons l'œil quand même! observe le docteur qui espère toujours.
«Notre salut est peut-être sous forme de lingot cylindro-conique dans la culasse de nos armes.»
Et chacun ouvre l'œil à tribord comme à bâbord, négligeant peut-être un peu l'avant, ce qui est un tort. Mais on aperçoit, dans le lointain, un renard donnant la chasse à un lièvre et...
—Tonnerre! s'écrie d'une voix rauque le maître, Guénic, écueil par l'avant!...
—En arrière! commande aussitôt le capitaine qui n'a rien vu, bien qu'il se trouvât debout près de la barre, et l'œil fixé sur le chenal, à une encâblure de la chaloupe.
Avant que le mécanicien ait eu le temps, bien court cependant de faire agir le commutateur qui, dans les embarcations mues par l'électricité doit produire presque instantanément le changement de marche, l'avant de la chaloupe touchait.
La vitesse étant médiocre, le choc n'est pas très violent. Il suffit néanmoins à faire écrouler comme des capucins de carte, ceux qui sont debout ou en équilibre instable.
Une bordée de jurons patoisés dans tous nos idiomes nautiques s'échappe, et chacun se remet d'aplomb, très inquiet, s'attendant à couler.
L'étrave de la chaloupe n'a pas donné contre un corps dur et résistant comme une roche. Sans quoi la coque en tôle d'acier eût cédé et les rivets eussent sauté comme des chevilles en bois.
Non, l'objet heurté a une consistance demi-flasque, demi-rigide assez difficile à définir et qui intrigue plutôt qu'elle n'alarme les matelots, aussitôt rassurés quand ils voient que la chaloupe tient bon.
—Qu'ésaco?... l'écueil, demande M. Dumas qui s'est rudement affalé sur «sa barre d'arcasse».
En même temps un hurlement prolongé semble jaillir du fond des eaux, qui s'agitent rageusement et se teignent en ronge sur un espace de plusieurs mètres.
—Cré mâtin! s'écrie Guignard un animau féroce...
—Pécaïré!... une bestiole, rugit Dumas avec des gestes d'anthropophage... de la viande!...
—Vivadiou! renchérit un Basque, dix tonnes d'huile, de lard et de chair...
—Faut voir ça, ajoute Plume-au-Vent, curieux comme un vrai badaud parisien qui ne peut s'empêcher de rester béant devant un chien écrasé, un cheval abattu, un serin envolé.
Le Groenlandais Oûgiouk, l'œil émerillonné, la face dilatée par un vaste rictus, pousse une clameur retentissante, qui est l'exacte répétition de la première.
Un long hurlement d'une tonalité très basse, terminé par une sorte d'aboiement saccadé.
—Aoû... oû... oû... ack!...
—Mille carcasses de cachalot!... c'est la musique d'un morse, dit le baleinier basque Elimberri.
—Sûr! opine Guénic revenu de son émoi, en reconnaissant que l'écueil est de chair et d'os... un morse qui dormait à fleur d'eau et dont la sieste a été brusquement interrompue par le taille-mer en tôle d'acier.
—Même qu'y va y avoir du chambardement, si la bestiole n'est pas seule, observe Dumas en brandissant sa carabine.
De tous côtés, se fait entendre une musique barbare, expectorée par d'invisibles virtuoses.
—Y a quéque part une fuite de tuyau d'orgue, dit Plume-au-Vent, toujours en passe de goguenarder.
—Pare ton flingot, ouvre l'œil et fais une double clef à ta langue, failli perroquet, grogne le maître en s'armant d'une hache.»
A peine si trente secondes se sont écoulées depuis le choc et le cri d'angoisse poussé par le monstre mutilé.
De droite et de gauche, on avant comme en arrière du convoi, qui vient de stopper, l'eau bouillonne, et l'on voit apparaître une série de points noirs d'où s'échappent des reniflements bruyants, saccadés.
Puis, d'énormes têtes busquées, rébarbatives, ornées de moustaches longues et grosses comme des aiguilles à tricoter, surmontant une vaste gueule formidablement armée.
Deux crocs blancs et lisses, d'un ivoire solide comme de l'acier trempé, s'implantent dans le maxillaire supérieur, se prolongent de haut en bas sur une longueur de soixante-quinze à quatre-vingt-dix centimètres, relèvent un peu le mufle, pèsent sur la mâchoire inférieure, et donnent au masque du monstre arctique une expression stupide et féroce.
Ainsi placées, ces défenses servent aux morses à draguer le fond de la mer pour arracher les coquillages et les herbes. Elles leur servent également, aidées des nageoires pectorales, à se hisser sur les glaçons où ils s'endorment lourdement, vautrés côte à côte, comme de gigantesques pourceaux noirs. Ce sont aussi des armes redoutables dont ils se servent avec autant de force que d'adresse, contre leurs ennemis, et, dans leurs luttes entre congénères.
Très lourd à terre ou sur la glace, se traînant comme une limace colossale, la morse, l'aouak, comme l'appellent les Esquimaux, est, au milieu des eaux, d'une agilité prodigieuse.
Très brave, extrêmement vigoureux, acharné à la bataille, ne lâchant prise que mortellement blessé, c'est un adversaire particulièrement terrible pour quiconque a eu la malchance de l'arracher à sa quiétude d'animal polaire.
Les marins de la Gallia vont en faire bientôt l'expérience.
Attirés par l'appel désespéré de leur congénère, ils sont accourus inquiets et mugissants, se ruent dans l'eau vermillonnée à plus de vingt mètres, et rendus furieux par ces effluves de sang, se précipitent à l'abordage.
Leurs corps noirs trapus, longs de quatre ou cinq mètres, gros comme des barriques, s'agitent avec une vélocité singulière.
Ils sont une trentaine, tous sujets adultes, terriblement endentés, et pesant chacun, à première vue, plusieurs milliers de kilogrammes. Ils émergent jusqu'à mi-corps, battent rageusement l'eau de leurs robustes nageoires pectorales, et poussent tous ensemble leur cri.
Ce cri, très étrange quand il retentit sous les flots, est réellement effrayant, lorsqu'il est lancé avec sa tonalité exaspérée, par l'animal attaquant hors de son élément préféré.
Nulle description, nulle onomatopée, ne sauraient rendre cette rauque explosion de beuglements prolongés, que coupent brusquement des abois saccadés, auxquels succèdent des rugissements grondant sans cesse comme un tonnerre lointain.
Les matelots, en les voyant ainsi se ruer, les reçoivent par une salve qui, chose inconcevable, ne leur produit que très peu d'effet.
A peine effrayés par les détonations, insensibles en apparence aux projectiles qui leur arrivent en plein corps, ils cherchent à crocher de leurs défenses le bordage de la chaloupe, ou à le saisir entre leurs nageoires pectorales, terminées en une sorte de main grossièrement ébauchée.
—A la hache, sangdiou! crie de sa voix métallique le basque Elimberri.
«Abattez ces grappins d'enfer...
—Et toi, les autres, vocifère Guénic, t'as pas fini de fusiller ces cachalots en plein corps.
«Avec sa coque bordée de six pouces de lard...
«Brules-z'y la gueule, bon Dieu!... rognes-z'y les abatis.
«Va bien, Michel, mon fi!... dit-il au Basque qui vient d'amputer, d'un seul coup, l'épaule du plus audacieux.
—Et! toi, Guignard... t' laisse pas amurer.
«Dumas!... mon vieux... à l'aide!... c' pauvre Guignard...»
C'est la voix de Plume-au-Vent aux prises avec un morse qui vient, d'un coup de défense, d'ouvrir, de la hanche au genou le pantalon en fourrure du Normand.
Guignard a perdu l'équilibre, Plume-au-Vent a déchargé sans succès sa carabine... leur situation à tous deux est critique et le monstre ébranle déjà la chaloupe qui roule.
Dumas, sans se troubler une seconde, introduit simplement les deux canons de sa bonne carabine Dougall dans la gueule de l'assaillant, et presse coup sur coup les deux détentes.
Pan!... pan!...
—Eh! zou!... Tiens «doncque» gourmand!
Pardieu! il n'y a que ça de vrai.
Comme vient de le dire Guénic, ces bêtes cuirassées de vingt centimètres de lard sont presque invulnérables. Les balles se perdent au milieu de cette couche de graisse, ou la traversent d'un séton inoffensif. Il faut les frapper à l'œil, au mufle, ou comme l'a fait Dumas, tirer au beau milieu de la gueule grande ouverte.
Celui que le cuisinier vient d'accommoder si proprement, avale fumée, flamme et projectiles, tout. Il lâche prise, exécute en arrière une cabriole convulsive, renifle bruyamment, laisse échapper un flot d'écume rouge et coule à pic.
—Et autrement, Guignard, la doublure de ton pantalon, elle n'est pas endommagée? ajoute Dumas en rechargeant sa carabine.
—Guignard a pas écopé! répond aux lieu et place du Normand vert d'épouvante, Plume-au-Vent.
«Veinard pour la première fois, et moi comme toujours.
«Merci, Dumas!... La bébête était méchante.
—Eh!... pécaïré!... ils rappliquent.»
Les morses qui, jusqu'alors, ont simplement escarmouché, semblent se concerter en vue d'une attaque en masse.
Par bonheur, ils ont négligé les embarcations où se trouvent les chiens et les provisions. Excités par la présence des hommes, rendus furieux par les coups de feu, ils se sont acharnés contre la chaloupe défendue par l'équipage tout entier.
Ils reculent brusquement comme pour prendre du champ, se forment en un cercle régulier dont la chaloupe est le centre, puis s'avancent en manœuvrant avec un ensemble parfait. Ils vocifèrent de plus belle, font claquer leurs défenses, battent rageusement l'eau de leurs nageoires et s'approchent de plus en plus.
Le capitaine, inquiet des suites d'une agression combinée par des tacticiens aussi vaillants que redoutables, jette un coup d'œil sur son personnel qu'il voit parfaitement résolu et conservant un sang-froid magnifique.
Il recommande aux hommes de ne faire feu qu'à bout portant, et sitôt les carabines déchargées, de frapper de la hache.
Un vacarme de cris confus, de hurlements sauvages, d'ébrouements furieux couvre sa voix. Le cercle s'est rompu et transformé en un ovale très allongé, faisant face aux deux bords de la chaloupe.
Les morses, collés presque côte à côte, leur grosse tête moustachue émergeant seule, forment comme deux barricades mouvantes, flanquées de chevaux de frise, leurs défenses se heurtant bruyamment.
A bord, chacun se tait, attendant le choc imminent des brutes exaspérées.
Brusquement, les assaillants se dressent et sortent de l'eau jusqu'à mi-corps, projetant sur le bordage les deux crocs recourbés qui s'écartent en divergeant un peu. Quelques-uns manquent la paroi métallique qui grince et résonne. D'autres y vont de si bon cœur qu'ils fracassent avec un bruit sec les rudes appendices d'ivoire.
Sans se troubler devant la proximité de ces gueules béantes d'où sortent, avec de chaudes vapeurs des hurlements assourdissants, ni des regards féroces dardés par les gros yeux ronds bridés, luisants, les marins font feu à volonté, suivant leur inspiration.
Et rien de terrible et de grotesque à la fois, comme ces gueules gloutonnes qui se referment sur l'extrémité du tube de fer, puis se rouvrent convulsivement, après la détonation, en laissant échapper d'épais flocons de fumée... comme aussi, cette expression d'hébétement après cet effroyable choc interne qui, pourtant ne foudroye pas toujours la bête, tant ces grands mammifères possèdent de vitalité.
Il en est qui, à demi morts, la tête craquée comme un pot, ne lâchent pas prise, et se laissent pendre inerte, par leurs crocs passés au-dessus du bordage, au risque de faire chavirer la chaloupe qui roule affreusement.
Il faut, pour s'en débarrasser, briser avec le dos de la hache les défenses, qui éclatent en tirant des étincelles de l'acier.
La lutte est courte, mais effrayante. Les matelots, sentant qu'ils combattent pour leur existence, qu'il faut absolument vaincre ou mourir, déploient une vigueur surhumaine.
A deux reprises consécutives, et à moins de trois minutes d'intervalle, on put croire que la chaloupe allait être culbutée. Un dernier effort, une grêle de coups de hache débarrassent enfin la pauvre petite Gallia tiraillée des deux bords par les amphibies démoralisés.
Avec une soudaineté comparable seulement à celle de l'attaque, et comme s'ils étaient pris d'une inexplicable panique, les survivants du drame polaire abandonnent le combat, et plongent à pic au milieu des eaux rouges comme les dalles d'un abattoir.
Ils filent ainsi à une cinquantaine de mètres, reparaissent en soufflant rageusement, se retournent, beuglent à plein gosier, puis disparaissent complètement après cette vaine et inoffensive protestation.
Il n'y a, fort heureusement, personne de blessé grièvement. De-ci de-là, quelques écorchures, quelques contusions sans gravité.
Comme le fait observer plaisamment le Parisien, c'est le pantalon de Guignard qui est le plus avarié.
Malheureusement, ce combat décisif pour le salut de l'existence présente est stérile au point de vue des ressources à venir.
Il y a eu peut-être de tués quinze morses pesant ensemble cinquante mille kilogrammes. Mais tous ont coulé, à pic!...
Résultat: Néant pour la soute aux vivres!...
A moins que...
Quelle diable de manœuvre opère donc Oûgiouk, resté avec ses chiens dans le bateau plat. Le Groenlandais vocifère éperdument, cramponné à une ligne; le bateau oscille bord sur bord; les chiens, secoués rudement, hurlent à tue-tête.
Plus de doute, Oûgiouk appelle à l'aide.
L'extrémité du cordage disparaît dans l'eau, et on le voit distinctement monter et descendre par saccades.
Guénic se penche sur l'arrière, regarde attentivement dans la direction où s'agite le câble, et rit de son rire silencieux.
—Qu'y a-t-il, mon vieux? demande le capitaine.
—Pas bête, le gars esquimau, allez, capitaine.
«Pendant que nous nous battions pour notre sécurité, lui, le mâtin, pensait à son ventre...
—Tu crois alors?...
—Qu'il a harponné un morse, et que l'animal amphibie gigote au bout de la ligne...
«Preuve qu'il va montrer le bout de son nez pour respirer, et que Dumas va lui casser le museau.
«Pas vrai, mon camarade.
«A vos souhaits, maître Guénic, répond le Provençal, cherchant de l'œil l'organe annoncé.
«Té le voilà!...»
Avec une aisance qui ferait envie aux chasseurs canadiens, ces virtuoses du fusil, Dumas porte son arme à l'épaule, cherche pendant une seconde le guidon et presse la détente.
Un point noir vaguement aperçu à cinquante mètres au milieu d'une série de petites vagues circulaires, s'enfonce, pour ainsi dire sous la poussée de la balle, et Oûgiouk, de plus en plus affairé, laisse échapper un long hurlement de triomphe.
Le monstre, frappé à son endroit le plus sensible par l'infaillible tireur, a été foudroyé. Il s'abîme dans un grand remous et disparaît.
Mais le harpon, solidement fiché dans son flanc le maintient à une profondeur de vingt-cinq brasses, d'où il est bientôt hissé, à force de bras, sur la glace heureusement assez épaisse pour le porter.
L'Esquimau, très fier, procède à la curée, se gonfle de bas morceaux qu'il dispute aux chiens, puis tend à Dumas, pour le remercier, sa patte ruisselante de graisse et ajoute dans son baragouin:
—Oûgiouk est un grand chef et il avait faim.
—Pécaïré! moi aussi, je suis un grand chef, répond l'illustre homonyme du grand Tartarin, et je vais faire la cuisine.
III
Contre toute présomption, contre toute vraisemblance, la température qui logiquement devrait être de −25 à −30° à cette époque de l'année se maintient invariablement à −10 et −12°.
Les baleiniers, subissant des froids incomparablement moins vifs qu'à la mer de Baffin, s'étonnent de cette clémence inusitée des éléments, et prétendent qu'on a singulièrement exagéré les difficultés de l'accès du pôle.
Quelques-uns ont lu pendant l'hivernage différentes relations de voyages hyperboréens que leur intelligence primitive a peu ou mal digérées. Prenant les hypothèses pour la réalité, ils ne sont pas loin d'admettre l'existence de cette mystérieuse Polynnie, l'Eldorado arctique toujours rêvé, mais jamais entrevu par les plus audacieux.
Pourquoi pas, après tout. A mesure que le chapelet d'embarcations se dirige vers le Nord, l'horizon maritime s'élargit de plus en plus.
D'abord enserrés entre les glaces fixes rencontrées par 84° et 85°, les canaux vont grandissant et prennent les dimensions de véritable fleuves. Ils sont invariablement orientés vers le Nord-Est, et, phénomène assez extraordinaire, semblent avoir du courant.
Les terres se profilent toujours au Nord-Est, avec les hautes falaises couvertes de glaces bleuâtres qui, parfois, se détachent avec fracas, et viennent flotter sur les eaux libres.
Puisque les routes liquides restent praticables et que leur courant, quelque faible qu'il soit, paraît porter vers le pôle, puisque les icebergs deviennent plus rares, et que la mer s'étale maintenant à perte de vue, couverte seulement de plaques de glace salée, n'y a-t-il pas lieu d'admettre là-bas, la probabilité d'une région plus tempérée.
En outre, l'atmosphère, jusqu'à présent morose et déserte, s'est peuplée, depuis vingt-quatre heures. De grands vols d'eiders et de canards venant du Sud, passent à tire-d'aile en remontant vers le pôle. Des mouettes viennent folâtrer jusque dans le sillage de la flottille.
Les bruants des neiges, les linots et les canuts s'abattent par troupes innombrables autour de la tente et cherchent familièrement, sur la glace, les miettes du repas absorbé avant et après la halte nocturne, puis s'élancent vers l'Eden mystérieux, après avoir charmé les voyageurs de leur aimable gazouillis.
La présence de ces gracieux habitants de l'air évoluant tous du Sud au Nord, comme s'ils subissaient, eux aussi, la fascination qui attire le vaillant équipage, n'est-elle pas encore une preuve, non seulement d'un printemps hâtif, mais encore de l'existence d'un lieu où ils peuvent vivre à l'abri des froids mortels.
Dumas seul regarde de travers la troupe d'oisillons. Massacreur comme un vrai Nemord provençal pour qui tout fait nombre, il regrette de ne pas avoir un fusil de chasse et quelques cartouches de cendrée.
—Ces bestioles, ils seraient divines en brochette, avec un peu de gros sel et de poivre...
«Des ortolans, mon bon... de vrais ortolans, dit-il à Plume-au-Vent qui mord d'excellent appétit un morceau de langue de morse.
—Monsieur Dumas, répond ce dernier à son ami, laissez les roses aux rosiers, comme dit la chanson, et par conséquent ces mignonnes bêtes si heureuses de vivre.
—Mais, mon çer ami, pense donque!... une brochette!...
—Monsieur Dumas, vous me rappelez l'ogre flairant la chair fraîche.
—Ah! Parisien!... mon bon!... ce que j'en dis et ce que j'en pense, c'est pour tout un chacun de l'équipage.
—Monsieur Dumas, nous proclamons vos mérites et nous professons la reconnaissance de l'estomac.
«Vous êtes un grand artiste! et votre soupe au lait d'hier était, comme qui dirait une vraie crème.
«Mais encore une fois, laissons vivre les aimables messagers du printemps, et boulottons de l'animau féroce, comme dit mon matelot Constant Guignard.»
Le Parisien vient de dire: Une soupe au lait! Comment, et grâce a quel procédé? Le lait par 86° de latitude Nord étant une substance rare.
Ce tour de force fut exécuté de la façon la plus simple. Le morse harponné par Oûgiouk était une femelle. Dumas avisa ses mamelles gonflées de lait, les détacha fort habilement, et en versa le contenu dans deux seaux contenant chacun dix litres.
Il confectionna ensuite une soupe monumentale à laquelle il incorpora, à défaut de pain frais, une bonne dose de biscuit, et le docteur qui s'y connaît, déclara que c'était parfaitement délectable.
Puis, la majeure partie de l'énorme animal fut arrimée en prévision des disettes futures, ce qui ne contribua pas peu à rasséréner l'équipage et à lui faire voir l'avenir comme à travers un prisme.
Et c'est ainsi que, chose absolument invraisemblable, on atteignit au 7 avril le quatre-vingt-septième parallèle Nord.
Le pôle n'est plus qu'à trois cent trente-trois kilomètres!...
Quatre-vingt-six lieues terrestre!...
Il n'y a pas à dire: le docteur Hayes avait seul raison contre tous. Une fois franchies, les formidables barrières qui défendent l'approche des eaux de l'extrême Nord, on doit trouver la mer libre.
La preuve c'est qu'on avance lentement, mais sûrement vers le but si ardemment poursuivi.
Ainsi, l'allégresse est-elle générale, à bord de la chaloupe où, malgré l'encombrement et une promiscuité souvent bien gênante, on trouve un certain confort très relatif d'ailleurs, mais dont furent privés maints explorateurs des régions hyperboréennes.
Pensez donc, la température est tout juste assez basse pour permettre l'usage des fourrures. La manœuvre des embarcations nécessite un exercice modéré, suffisant à chasser l'ennui qui résulterait d'une oisiveté forcée, le moteur électrique fonctionne à merveille, sans fumée, sans escarbilles, sans odeur de graisse!...
—Une vraie machinerie de passagers de première classe à bord des transatlantiques, observe Guénic en mastiquant son éternel paquet de tabac.
«Avec ça que la route se tire... se tire... que c'est une bénédiction.
Cependant le capitaine semble soucieux. Il examine attentivement le Nord, d'où montent de petits cumulus, tout serrés, tout blancs, de véritables balles de coton, comme disent les marins. Son regard se tourne ensuite vers le Sud, où se forment de longs filaments blancs, déliés, qui s'étalent très vite et embrument l'horizon. Ces derniers, appelés nuages du vent, sont des cirrhus, dont l'apparition précède généralement les bourrasques.
Le capitaine consulte le baromètre pour la dixième fois au moins depuis deux heures et s'aperçoit que la baisse constatée à ce moment s'accentue encore.
Là-bas, au Nord, les cumulus semblent immobiles. Mais au Sud, les cirrhus grandissent, montent, s'épaisissent à vue d'œil.
Le vent du Nord est généralement tempéré. Celui du Sud qui, depuis le cap Farewell, court sur près de trois mille kilomètres de glace, est plus âpre et plus dur. C'est la bise d'hiver, celle qui apporte les frimas dont elle s'imprègne sur le désert d'icebergs et d'icefields, cimente les banquises, obstrue les rues d'eau, et roule des averses de neige.
Le capitaine se demande avec inquiétude lequel de ces deux grands courants atmosphériques va prédominer.
Dans tous les cas, cette prédominance ne saurait s'établir sans une lutte à laquelle il importe de soustraire au plus vite la flottille.
Qu'elle vienne d'ailleurs du Midi ou du Septentrion, la tempête, annoncée par la dépression barométrique et l'apparition des cirrhus, ne saurait manquer d'être fatale au «chapelet».
Donc, il faut au plus vite chercher un abri.
C'est alors que l'officier s'applaudit d'avoir résisté à l'idée de piquer droit au Pôle, et prudemment obliqué, depuis la veille, au Nord-Nord-Est, à six milles environ des côtes.
La flottille se trouverait alors en pleine mer, plus rapprochée peut-être d'un demi-degré de l'axe terrestre, mais exposée aux coups de la tempête, et au choc des glaçons en dérive.
Il fit en conséquence changer de direction et mettre le cap sur la falaise. Très étonnés, les matelots obéissent sans la moindre observation, et se disant aparté que le capitaine a son idée, sans quoi il ne serait pas le capitaine. Du reste, dans la marine, on n'a pas l'habitude de raisonner. Une consigne, quelle qu'elle soit, s'exécute sans discussion.
Suivie de son train, la chaloupe dont le mécanicien accélère l'allure, franchit en deux heures la distance qui la sépare de l'abrupt rivage, malgré le courant qui la prend par le travers, et les glaces planes en dérive.
Comme la mer est libre jusqu'au pied de l'escarpement, le capitaine peut choisir un endroit à sa convenance, et fait stopper enfin dans une anse minuscule, à peu près défendue contre le vent du Sud, mais non contre les lames venues du large.
Désespérant de se maintenir à flot, il donne l'ordre de haler au plus vite les bateaux sur les glaçons obstruant l'embouchure d'un ruisseau qui pénètre dans la mer par cette cassure de la falaise.
La manœuvre est rondement opérée par les hommes tirant côte à côte à la bricole avec les chiens, et les quatre embarcations, bien calées par les glaçons, se trouvent momentanément à l'abri des intempéries.
Il est grand temps. C'est à peine si trois heures se sont écoulées depuis le changement de cap, et déjà les cirrhus, après avoir comme repoussé les cumulus, couvrent le ciel entier.
Une brise aigre, piquante cingle les flots, les fait moutonner et entre-choque, avec un bruit croissant, les floebergs qu'elle amène on ne sait d'où.
Les matelots, enfin édifiés par la présence d'un halo gigantesque circonscrivant le soleil, s'empressent de monter la tente et de la pourvoir des effets du campement. Ils sentent maintenant que le temps presse, et que la tempête arctique, dont les signes avant-coureurs à peine reconnaissables leur ont d'abord échappé, va se ruer sur eux.
Par surcroît de précaution, les baleinières et le bateau plat sont retournés la quille en l'air, la chaloupe est abattue sur le flanc et recouverte avec la voilure et les prélarts.
De cette façon, rien ou peu de chose à craindre de la neige et des rafales.
Enfin, tout est paré. Les provisions sont en sûreté. Sous la tente solidement étayée, le ménage est fait. C'est-à-dire la batterie de cuisine installée, les sacs en fourrure symétriquement rangés, et, à défaut d'autre combustible, une lampe à alcool est allumée.
Très ingénieusement agencées, ces lampes sont susceptibles de fournir presque instantanément une chaleur très considérable. De forme cylindrique, elles se présentent sous l'aspect d'une boîte métallique d'environ trente centimètres de diamètre, sur autant de hauteur. A la base, le réservoir à alcool d'où sortent les mèches par cinq becs coiffés d'un obturateur, pour empêcher la volatilisation du liquide quand l'appareil ne fonctionne pas. La boîte, percée latéralement d'ouvertures circulaires pour le tirage, contient, en outre, trois segments concentriques, d'égale dimension, s'allongeant comme les tubes d'une lorgnette et se maintenant debout au moyen de crochets spéciaux.
Ces trois segments donnent à la lampe une hauteur totale de quatre-vingt-dix centimètres, et en font une sorte de calorifère servant à la cuisine et au chauffage du lieu où il est allumé.
C'est l'ustensile par excellence des voyageurs polaires auxquels il rend les plus grands services, soit qu'il s'agisse de fondre instantanément la glace ou la neige pour le thé, la soupe ou le café, de cuire les aliments, et de rendre à peu près supportable l'atmosphère si inclémente aux hivernants.
... Ce n'est plus seulement le baromètre qui descend, depuis que le vent souffle du Sud. Le thermomètre, immobile depuis une semaine, subit une brusque dégringolade et pour «son coup d'essai», comme le fait observer Guénic, tombe à −20° en moins de deux heures.
—Espère un peu, et attends venir demain, et j' te promets, à tous ceux qui craint les engelures, un froid à enrhumer les phoques.
—Pauv' petites bêtes! gémit Plume-au-Vent apitoyé.
—Qui ça?... les phoques...
—Non pas, maître Guénic.
«Votre réflexion me fait songer à ces amours d'oiseaux qui nous faisaient fête si gentiment hier, et qui s'abattaient autour de nous qu'on aurait dit ceux des Tuileries ou du Luxembourg.
«Cette maudite neige va les tuer!
—A preuve, interrompt Dumas qu'il aurait mieux valu en faire des brôçettes.
—Cannibale, va!
«Tu ne peux pas me comprendre... j'aime les bêtes, quoi!...
—Et moi doncque! s'écrie le Provençal avec son large rire qui découvre une vraie denture d'ogre.
«Je les aime peut-être plusse que toi!
«Seulement, je les aime avec mon estomac... c'est affaire de goût et de sentiment.
—Voyons, Parisien, t'apitoye pas trop sur les moignots qu'a son instinct, qui les pousse, reprend Guénic.
—C'est justement que pour une fois, cet instinct les a fichus dedans!
«Ils ont cru à la fin de l'hiver et se sont patinés là-bas...
«C'est comme qui dirait chez nous une fausse arrivée d'hirondelles.
—Tout de même, riposte le maître avec une sorte de commisération affectueuse, c'est rudement bête un homme de la machine!
«On voit bien que t'as jamais évu celui de te paumoyer par grand frais sur un marchepied de perroquet...
«Enfin, suffit!
—Comprends pas, maître Guénic!
—Mais, failli mangeur d'escarbilles, songe donc un peu que de ce côté-ci de la terre, le Nord, ça n'est plus censément le Nord par rapport au froid.
«Le pôle du froid est tantôt à neuf degrés derrière nous, preuve que l'hiver se trouve au Midi, comme ça se pratique chez les gens de l'hémisphère austral.
«T'as saisi?
—Heu!... dame!... c'est que vraiment...
—Laisse aller, t'es pire qu'un calfat!
«D'ousque viennent les oiseaux?... du Midi ousqu'il fait un froid d'ours blanc...
«Ousqu'ils vont? au Nord!... ousque la température est plus douce...
«Donc leur instinct, loin de les avoir trompés, les a avertis qu'y fallait virer.
—Ça pourrait bien être vrai tout de même ce que vous dites là!
«Il est seulement regrettable que nous ne puissions en faire autant.»
... La nuit est venue, et les marins, abrités sous la tente, s'ingénient à caser en ses lieu et place chaque objet, en vue d'un séjour qui pourra se prolonger peut-être plus qu'on ne l'avait supposé tout d'abord.
Et ce n'est pas une petite besogne, croyez-le bien, que l'arrimage des provisions, des effets de rechange, des armes, des sacs fourrés où les marins s'entonnent trois par trois. L'espace est parcimonieusement mesuré, et, quand tout est rangé, on s'aperçoit qu'il n'y a plus de place pour les hommes. A moins de s'accroupir en tailleurs, sur les sacs qui forment un siège excellent.
Au milieu, entre les deux rangées de sacs-lits-divans-tapis, trône devant la lampe sur laquelle frissonne un plat embaumant l'huile de morse, maître Dumas, préparant le souper.
L'éclairage laisse fortement à désirer. Dans la première hâte, le temps a manqué pour l'installation d'un appareil électrique. Force est de se contenter de la lueur blafarde de la lampe.
Le maître coq, ayant besoin d'un supplément de calorique, une seconde lampe est allumée. On n'y voit pas beaucoup plus clair, mais la température s'élève notablement.
Les deux sentinelles préposées à la garde des embarcations viennent d'être relevées. Les pauvres diables rentrent blancs de givre et raides comme des bâtons. Le thermomètre extérieur marque −26°!
Au dehors, le vent du Sud fait rage et la neige commence à tomber. Les glaçons se heurtent avec fracas et la mer déferle rudement sur la falaise.
De temps en temps on perçoit le hurlement étranglé d'un loup ou le cri rauque d'un ours en quête. Les damnées bêtes, toujours en proie à la fringale, ont éventé le campement, et viennent déjà rôder autour des baleinières renversées sur le pemmican et le biscuit de réserve.
Il faut littéralement leur roussir la moustache à coups de carabine pour les faire déguerpir.
La neige couvre bientôt la toile de tente et empêche la déperdition de chaleur. Mais la présence de dix-sept hommes—abstraction faite de deux sentinelles—entassés sur cet étroit espace, vicie promptement l'atmosphère et la rend presque irrespirable. Il faut ventiler, c'est-à-dire soulever de temps en temps un pan de la tente pour laisser pénétrer, sous peine d'asphyxie, l'air pur du dehors.
Où est le grand carré si vaste, si commode, si parfaitement imperméable de la pauvre Gallia! Où est le fanal électrique, le calorifère, les agents chimiques absorbant l'humidité, les hamacs si chauds, et tant de bonnes choses que l'absence fait plus regretter encore!
Après dîner, il fallut nécessairement improviser un luminaire, tant pour faciliter l'entrée et la sortie des sentinelles, que pour repousser les attaques des fauves.
Une boîte à conserve, un demi-litre d'huile de morse bien dégelée sur la lampe à alcool, une mèche tirée des torons d'un bout de filin, et en voilà assez pour y voir à peu près clair. L'appareil, très primitif, est croché à un bout de fil de cuivre et hissé au sommet de la tente.
C'est alors qu'on peut se rendre compte de l'opacité de l'atmosphère. Il y a, sous le retiro de toile, une telle quantité de vapeur d'eau, que les hommes s'aperçoivent à peine, comme des ombres se mouvant dans le plus épais brouillard.
La veilleuse clignote et fait l'effet de la lune entourée d'un halo. Les parois intérieures de la tente, trempées comme par la pluie, laissent suinter une bruine qui se condense en une croûte de givre.
Chacun ayant fait sa toilette de nuit, c'est-à-dire remplacé par des bas bien secs, ceux que la transpiration a mouillés, s'insinue dans les sacs. On est trois dans le même lit, ce qui ne veut pas dire qu'on soit mieux pour cela.
On s'arrange néanmoins pour dormir sans trop s'écraser mutuellement. Le sommeil vient quand même, avec ses cauchemars, ses visions arctiques, ses alertes incessantes.
Le froid augmente toujours comme aussi le vent qui gronde avec un bruit formidable.
A minuit, Guignard qui monte la garde avec Plume-au-Vent, rentre à moitié gelé en disant:
—Mâtin de chien!... j' sens pus mon nez!
—Poseur, va! riposte le Parisien.
«Tu voudrais me faire croire qu'il t'en reste assez pour attraper une gelure!
«Tiens! pardieu!... c'est ma foi vrai!...
«Le fragment blanchit... qu'on dirait une amande ou une graine de potiron.
—Attrape à me le frotter avec une poignée de neige, reprend Constant Guignard, très fier de savoir qu'il est encore pourvu d'un rudiment d'organe.»
La circulation enfin rétablie, Plume-au-Vent, avant de s'insinuer avec son matelot dans le sac où Dumas se prélasse tout seul et ronfle comme un bienheureux, s'en va éveiller Guénic et Le Guern qui doivent prendre la garde.
Mais le gars normand, transi comme un glaçon, claquant des dents, titubant, ahuri de ce brusque passage d'un froid noir à une température suffocante, s'empêtre dans un sac, pique une tête et vint s'affaler à plat ventre sur la face du Maître et celle de Le Guern.
Le vieux Breton, dont la vertu dominante n'est certes pas la patience, s'éveille furieux à ce contact brutal.
—Que le tonnerre de Dieu chambarde le mauvais hale-bouline qui m'arrive...
—C'est mé, maît' Guénic, rapport qu'il faut prendre le quart.
—Eh ben! qué que tu f...iches, failli gabier de poulaine, de saborder comme ça la coque à ton ancien.
—Faites excuse, maît' Guénic, j'avais le nez gelé.
—Bougre d'imbécile! et c'est ça qui t'empêche de voir clair?
«Allons, amarre ta langue au taquet, et houst! au hamac.»
Le lendemain matin le vent soufflait en tempête. La neige ne tombait plus, et le thermomètre marquait −30°!
Au loin, sur la terre à perte de vue, s'étendait une couche blanche épaisse, de quarante centimètres, qui se confondait avec l'horizon. Sur la mer, des glaçons de toute forme, de toute provenance, poudrés uniformément de neige, s'entre-choquaient, sous la poussée de l'ouragan avec un bruit confus, assourdissant.
Les rues d'eau vive, naguère vastes comme des fleuves, se resserraient au point de se transformer en simples chenaux, dont les berges devenaient de plus en plus anfractueuses, déchiquetées, sous l'apport des floebergs venus du large, et soudés par le froid.
L'océan, jadis presque libre, s'encombrait d'heure en heure de monticules blancs qui semblaient venir à l'assaut de la falaise, et devoir intercepter toute communication avec la haute mer.
En un mot, c'était le dur hiver arctique revenu, après quelques jours d'une absence inattendue, prématurée jusqu'à l'invraisemblance.
Plus d'essaims joyeux d'oiseaux migrateurs, plus d'ébats de phoques évoluant en folâtrant sous le soleil précoce, mais des hordes affamées de loups et d'ours, errant le ventre vide après l'hivernal sommeil.
... Ainsi s'écoulèrent les 8, 9, 10 et 11 avril, sans que cette effroyable tempête s'apaisât un seul instant, sans que les hommes, tapis anxieux sous leur précaire abri de toile, pussent sortir autrement qu'à quatre pattes, sous peine d'être renversés ou projetés au loin.
Nul doute que sans la présence de la neige amoncelée en talus, puis pressée contre la paroi opposée à l'ouragan, de façon à l'enfouir, la tente eût été balayé comme un fétu, et les ressources dernières de l'expédition éparpillées de tous côtés.
Parmi les appareils scientifiques dont le capitaine avait jadis approvisionné son navire avec une minutieuse prévoyance, se trouvait un anémomètre enregistreur, conservé à bord de la chaloupe à cause de son petit volume, un véritable jouet qui amusait comme de grands enfants, les matelots.
Il fut mis en place sur le devant de la tente et surveillé comme le thermomètre, par des hommes de service. Un moyen de rompre l'angoissante monotonie de ces heures maudites.
Le 8 et le 9, la vitesse du vent atteignit quatre-vingt-seize kilomètres à l'heure, et grandit le 10, au point que l'instrument enregistra la somme énorme de cent dix-huit kilomètres!
Pendant ces deux derniers jours, le ciel resta parfaitement clair, la neige ayant cessé de tomber au bout de vingt-quatre heures.
Le 10, le ciel se couvrit de petits nuages filant à toute vitesse, et une aurore boréale d'une splendeur inouïe, presque terrifiante, flamboya dans le crépuscule qui, à pareil lieu et à cette époque, est la nuit.
L'apparition du météore précéda de vingt-quatre heures la fin de l'ouragan. Elle concorda avec une hausse barométrique assez accentuée, mais, par contre, le thermomètre baissa encore. Le 11, à six heures du matin, il était à −32°.
Le 12, à midi, il ne s'éleva pas au-dessus de −29°, et l'on constata que la mer, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, était captive sous les glaces.
Cette journée fut, avec celle du 13, employée à déblayer les embarcations et à remettre en état toutes choses, comme si la navigation allait être reprise.
Seulement, les baleinières et le bateau plat, qui jadis transportaient les traîneaux, furent dressées et solidement amarrées sur ces mêmes traîneaux.
Quant à la chaloupe, elle fut pourvue d'une fausse quille, s'appuyant sur des arcs-boutants latéraux, fixés eux-mêmes à deux semelles de bois parallèles et imitant assez bien les patins sur lesquels glissent les traîneaux.
On sait ce que signifient de tels préparatifs.
Les hommes, au lieu d'être portés par leur matériel, devront le traîner derrière eux, au prix de quelles fatigues, et par quels chemins!
Au lieu de fendre en conquérants les flots de mers inconnues, ils haleront à la bricole, côte à côte avec les chiens, et devenus bêtes de somme eux-mêmes...
Et pourtant, devant cette mer gelée à perte de vue, devant ce formidable encombrement de glaçons de toute forme, de toute grosseur, les marins près de partir à la recherche des eaux vives, n'ont pas un mot, pas un geste d'hésitation, bien que la vue du sinistre désert polaire, soit capable, à elle seule, de faire reculer les intrépides.
Mais le chef aimé, qui toujours paye vaillamment de sa personne, a commandé: «En avant!... c'est pour la patrie!...»
Tous ont répété d'une seule voix: «En avant!... Vive la France.»
IV
Pendant les longues heures de l'hivernage, le capitaine et les membres de l'état-major avaient étudié, avec une sérieuse attention, les procédés les plus favorables à l'exploration de l'extrême Nord.
Ayant lu tout ce qui a été écrit à ce sujet par ses devanciers, notamment par Kane, Hayes, Mac-Clintock, Nares, Hall, Payer, Greely, pour ne citer que les plus récents, d'Ambrieux avait admis comme eux que le traîneau est l'organe essentiel, indispensable.
Mais, n'étant pas un homme à idées préconçues, comme le docteur Hayes et le commandant Nares et professant l'opinion du juste milieu émise par Greely, il avait songé dès le début à modifier l'application du principe universellement reconnu.
Tout d'abord, il devait chercher à gagner le pôle avec son navire. N'y réussissant pas, il hivernerait le plus près possible de l'axe terrestre, et sitôt la saison propice au traînage arrivée, il pousserait des pointes audacieuses dans cette direction.
Mais, fort de l'expérience si chèrement acquise par les lieutenants de Greely, Lockwood et le docteur Pavy, qui se trouvèrent arrêtés par les eaux vives, d'Ambrieux s'était dit, et c'était là le côté réellement original et pratique de son idée: il faut joindre le traînage à la navigation; pour cela, emmenons traîneaux et bateaux.
Quand nous trouverons les eaux vives, les embarcations du navire transporteront les traîneaux avec les hommes et les chiens. Et inversement, quand nous serons arrêtés par les glaces, on chargera, sur les traîneaux, les baleinières avec les provisions que les hommes et les chiens, devenus moteurs à leur tour, haleront à force de corps.
C'était là sans doute un énorme surcroît de poids mort, mais le capitaine, disposant d'un personnel robuste et vaillant, ne désespérait pas, bien au contraire, du succès.
Malheureusement la maladie groenlandaise avait creusé des vides nombreux dans les rangs de la meute, et les chiens sont, comme on le sait déjà, d'une utilité réellement absolue.
Quelques explorateurs ont cependant préconisé le remorquage au moyen de l'homme exclusivement, et cela dans le but d'éviter les risques d'accidents imprévus. Il est certain que l'intelligence humaine peut, dans nombre de cas, obvier à maint ou maint inconvénient, aider à la réparation de maint et maint dommage. Mais, d'autre part, le prodigieux instinct des chiens sur la glace est un facteur d'une telle importance, qu'il compense et au delà tout ce que peut produire l'ingéniosité de l'homme. Et cela sans compter la vigueur musculaire comme aussi l'endurance à la fatigue des intrépides animaux.
Car il faut savoir qu'un chien traînera toujours un fardeau sensiblement plus lourd que l'homme et cheminera aussi plus vite.
Ainsi, un traîneau remorqué par un nombre d'hommes quelconque, mettons six, parcourra avec des peines infinies huit à dix milles marins, c'est-à-dire de quatorze kilomètres et demi, à dix-huit environ. Encore la glace devra-t-elle être autant que possible exempte d'aspérités, de cristaux aigus et de dépressions remplies de neige pulvérulente dans laquelle on enfonce jusqu'à mi-corps.
Tandis que les chiens, attelés en nombre égal, pourront traîner un poids supérieur, et faire, sur une glace même mauvaise, de quinze à seize milles, soit de vingt-huit à trente kilomètres.
En outre, les hommes n'arrivent pas exténués au campement, ce qui permet d'allonger jusqu'à la limite du possible la durée de la marche.
Il va de soi qu'avec des attelages composés mi-partie d'hommes et de chiens, on gagne sur le premier cas, mais on perd sur le second. Cependant, la fatigue est infiniment moindre qu'avec le remorquage par l'homme seul, car les chiens ont toujours une tendance à vouloir dépasser l'homme dont la présence les excite. Ils sont francs du collier, et laissent à peine tirer leurs compagnons à deux pieds, dont l'intervention est surtout utile devant les obstacles ou dans les mauvais pas.
L'impossibilité dans laquelle se trouvait le capitaine de renouveler sa meute l'aurait décidé à adopter ce dernier procédé, quand bien même il n'eût pas été forcé de sacrifier son navire dans les circonstances douloureuses que l'on sait.
Privé désormais de son lieu d'hivernage, n'ayant plus de vivres que pour deux mois, réduit aux embarcations pour tout matériel, obligé de pointer en avant, sans espoir de retour, il devait forcer les étapes sous peine de périr infailliblement de faim.
On a vu comment la première partie de ce plan si sage s'était accomplie avec un bonheur exceptionnel, puisque l'officier français avait pu parcourir en bateau, sans fatigue et sans perte de temps, trois degrés et demi, près de quatre cents kilomètres en dix jours.
La tempête, le retour du froid, la mer gelée, l'interruption momentanée du voyage par eau, tout cela n'était que de simples incidents sur lesquels, ou plutôt avec lesquels il avait compté.
Maintenant, on allait cheminer à pied en remorquant péniblement le lourd matériel, jusqu'au jour où une débâcle se produisant, il serait possible de restituer les engins de navigation à leur élément naturel.
La question de subsistance était résolue pour un certain temps, grâce à la capture du morse qui permettait d'alimenter quinze jours de plus la colonne entière, hommes et chiens, et d'économiser l'alcool en lui substituant de temps en temps l'huile.
Donc les deux mois de vivres du départ se trouvaient par le fait intacts. En admettant que pendant soixante jours, les eaux vives, chose totalement invraisemblable, ne réapparaîtraient pas, on pouvait tabler sur une moyenne de douze milles par marche, on arrivait au total de treize cents kilomètres, plus une fraction.
On serait alors en plein été, avec la débâcle. Les embarcations rendues à leur destination, et approvisionnées par la chasse et la pêche, on verrait à se rapatrier.
Avant de donner le signal du départ, le capitaine fit endosser à ses hommes le costume de marche, différent du costume de nuit, en ce qu'il est plus léger, de façon à permettre l'évaporation du corps, sans quoi l'homme, astreint à un exercice violent, se trouverait dans un bain de sueur, et glacé à la première halte.
Que ce qualificatif de: plus léger ne fasse pas croire, cependant, que cet habillement soit comparable à ceux dont se couvrent, pendant les hivers les plus froids, les habitants des zones tempérées.
La nomenclature seule des pièces qui le composent nous ferait transpirer, sous notre latitude parisienne de 48° 50′.
D'abord, un épais gilet de flanelle, puis une ou deux chemises de laine selon la température et l'impressionnabilité de l'homme au froid, un long gilet de tricot ou jersey doublé de flanelle, plus une bonne casaque de laine, un ou deux caleçons, un solide pantalon de laine, deux paires de bas montant jusqu'au genou, et pour chaussure, des bottes norwégiennes en toile à voile doublées de flanelle et semelées de feutre, avec une tige assez large pour permettre d'y introduire le pantalon. Pour coiffure, une toque à oreillettes, et un capuchon ou bachelick avec une muserolle mobile qui peut être abaissée devant la bouche et le nez. Les mains sont protégées par une première paire de gants, recouvertes, quand le froid est très intense, par les mouffles en loutre de mer, montant jusqu'aux coudes.
Les bottes groenlandaises sont réservées pour la nuit ou le temps de dégel. De même les pelisses fourrées en peau d'élan qui servent pour monter la garde ou toute autre occupation exigeant peu de travail musculaire.
Enfin, ce costume est complété par un surtout en toile à voile quand la neige tombe. C'est le meilleur tissu pour la repousser et l'empêcher de se coller aux effets de laine.
On s'imaginerait volontiers que l'homme ainsi accoutré est presque incapable de mouvement, et que le moindre effort va le faire fondre en eau.
Telle paraît être l'opinion des marins qui, échauffés préalablement par ce rude labeur d'arrimage, exécuté avec une hâte fiévreuse, se trouvent lourds comme des phoques et se blaguent avec un entrain indiquant un état moral excellent.
Le docteur costumé à l'avenant, car chacun, quel que soit son grade, va s'atteler comme un simple mortel, entend les objections et riposte:
—Mais, sacrés mathurins, réfléchissez donc à la température de 30° au-dessous de zéro, qui, tout à l'heure, vous mordra d'autant plus que vous ne serez plus abrités par la falaise.
«Vous savez pourtant que le moindre souffle d'air suffit à rendre presque insupportable un froid qui n'a rien d'excessif.
—Faites excuse, monsieur le docteur, répond le Parisien qui s'en va les bras en anse de cruche, les jambes en manches de veste et en exagérant encore son attitude grotesque, mais je me sens si empoté, là-dessous, que je m'imagine être un gros hanneton englué dans une baille de goudron.
—Va toujours, failli bavard, et surveille ton nez!
—Merci du conseil, monsieur le docteur, mais je crois, sauf vot' respect, que mon nez et son heureux propriétaire se trouvent présentement acclimatés au point de ne plus rien craindre.
«Un peu plus, je me sentirais en veine de travailler en bras de chemise et de haler à moi tout seul un traîneau!
—Et surtout, ménage tes forces, car tu en auras besoin plus tard.
—Merci encore, monsieur le docteur, mais il me semble qu'après un si long repos, elles ont encore augmenté si c'est possible et que, d'autre part, je supporte le froid comme un véritable Esquimau!
—Allons, tant mieux!... quoique rationnellement la vigueur et l'aptitude à supporter le froid...
Un commandement proféré d'une voix forte lui coupe la parole.
—En haut le monde! s'écrie, comme à bord, le maître d'équipage.
—J'allais dire une bêtise, en apprenant à ce garçon que vigueur et résistance au froid diminuent au lieu d'augmenter à la longue.
«Ce brave Guénic vient de me l'épargner.»
Officiers et matelots se groupent autour du maître et du capitaine qui viennent de conférer depuis quelques minutes.
Guénic, sur un signe de son chef, transmet d'une voix rauque, son organe de commandement, l'ordre de service communiqué par l'officier.
Cet ordre comprend la désignation des traîneaux par numéro d'ordre et celle des hommes qui doivent être attachés—sans jeu de mot—à chacun d'eux.
Le traîneau numéro 1 comprend un officier, le second, Berchou, six hommes et huit chiens.
Les hommes sont: Oûgiouk, marchant le premier en tête, comme pilote des glaces, puis Guénic Trégastel, Le Guern, Jean Itourria, Michel Elimberri, Elisée Pontac.
En tout, sept hommes, plus huit chiens.
Le numéro 2 comprend Vasseur, lieutenant, Constant Guignard, Courapied dit Marche-à-Terre, Julien Montbartier, Chéri Bédarrides, Isidore Castelnau, Nick dit Bigorneau.
Sept hommes, aussi, avec huit chiens.
Le numéro 3, infiniment plus léger, est commandé par le docteur, avec Plume-au-Vent et Dumas comme auxiliaires, plus quatre chiens.
Chaque homme, à l'appel de son nom, rallie son traîneau qui se trouve placé, d'après son numéro d'ordre, sur une ligne, l'avant tourné vers le pôle. Officiers et matelots fraternellement mêlés, passent la bricole sur leur épaule, à côté des chiens qui se crispent sur leurs pattes, tout heureux de partir.
Tout est paré. On n'attend plus qu'un signal.
Mais, à propos, et la chaloupe! Malgré son volume, le vaisseau amiral, comme le dénomment parfois les marins, est en arrière de la ligne des traîneaux. Tout seul, dans une sorte d'isolement mystérieux. Trois hommes seulement sont à bord: le capitaine et les deux mécaniciens, Fritz Hermann et Justin Henriot.
Bien d'aplomb sur ses patins de bois, le gracieux bâtiment paraît ne plus attendre que son personnel de remorque. Mais où est-il, ce personnel, et quel sera-t-il? Le capitaine pense-t-il, quand les traîneaux auront parcouru une certaine distance, à faire revenir les équipes et à les atteler à la chaloupe pour faire progresser celle-ci d'une égale quantité? Mais une manœuvre ainsi compliquée aurait pour résultat de faire doubler aux hommes et aux bêtes l'étape, et leur occasionnerait une fatigue écrasante, susceptible de briser, à courte échéance, leur vigueur et leur énergie.
Du reste, il semble impossible, à priori, que l'effort combiné des vingt hommes et des vingt chiens puisse même déplacer une telle masse.
Les matelots restent songeurs devant cette énigme, et naturellement n'en trouvent pas la solution.
Baste! après tout, pourquoi se galipoter la cervelle. Qui vivra verra...
Est-ce que le capitaine n'a pas son idée! A quoi lui servirait, sans cela, d'être capitaine.
Tout ce qu'on sait, pour l'instant, c'est que la barre du gouvernail a été retirée, comme aussi l'hélice de bronze, avant que la gracieuse petite Gallia ait été ainsi capelée sur cette espèce de charrette, et transformée, elle si fine, si coquette, en une sorte de patachon d'eau salée, qu'un matelot ne la reconnaîtrait plus.
Enfin, de sa voix vibrante, le capitaine vient de proférer le sacramentel: En avant!
—Hisse là!... garçons! commande à son tour le second Berchou, en se cambrant sur la bricole dans laquelle est passée son épaule.
Oûgiouk fait claquer son fouet, anime ses chiens d'une vibration de la langue contre le palais et donne un solide coup d'épaule.
Bêtes et gens tirent à l'envi, et le lourd fardeau se déplace avec une facilité qui arrache aux derniers un cri de triomphe.
—Ma Doué!... Vivadiou!... Nom d'un d'là!...
Bretons, Basques et Normands trouvent la chose toute simple, presque amusante, et allongent le pas, au point que Berchou doit les modérer.
Le second traîneau s'ébranle aussi lestement et suit le premier, à distance réglementaire, puis le bateau plat que traînent le docteur, Dumas le Parisien et ses chiens savants!
Les hommes des deux premiers traîneaux, toujours excités par la curiosité, tournent la tête, croyant voir la chaloupe démarrer à son tour.
Pourquoi pas, après tout. Du moment qu'elle marche bien dans l'eau sans chaudière et sans charbon, avec une «machinerie» toujours en pression, toujours parée à faire tourner le tourne-broche!
Y a de si drôles de choses, dans le monde d'à présent, des inventions si tellement pas ordinaires, qu'y a de quoi déralinguer l'entendement d'un franc matelot, vieux de la cale ou gabier de beaupré.
La chaloupe, avec ses trois hommes à bord, demeure comme figée sur les bômes transformées en patins par le charpentier Jean Itourria.
Seulement, le bateau qui glisse, remorqué par le docteur et ses deux compagnons, file une amarre dont l'extrémité est fixée à l'avant de la chaloupe.
—Par exemple! c'est un peu plus fort que de jouer au bouchon avec des pièces de six liards dans la neige!
—Quoi?
—Dirait-on pas qu'à eux trois et leurs quatre cabots, y vont remorquer l'amiral.
—C'est pas faute que j'aie bourlingué sur terre et sur mer pour voir des choses... des choses que la tête vous en claque et que la couenne vous en fume, dit un sceptique.
«Foi de matelot, je voudrais être témoin de ça!
—Des lascars de ce poil-là!
—Le Parisien qu'est de Paris!...
—Dumas qu'est moko!...
—Les chiens qu'est savants!...
—Le docteur qu'est pus malin à lui tout seul que tous les gradés à cinq ou six galons de la sirugerie de l'Etat...
—Eh! cape de Diou!... s'écrie un Basque, est-ce que tu ne vois pas, les hommes qu'ils s'en vont simplement mouiller une ancre à jet [11].
—C'est pardieu! vrai.»
L'amarre filée par le bateau mesure environ une encâblure, soit à peu près deux cents mètres. Donc l'avant de l'Amiral est à pareille distance de l'arrière du bateau.
Dumas et le Parisien qui ont leurs instructions s'arrêtent, soulèvent un solide grappin croché à l'extrémité de l'amarre, engagent ses pattes dans un trou de glace et disent au docteur.
—C'est paré.
Celui-ci porte à sa bouche un sifflet de corne et en tire un son aigu. Sage précaution, car la peau de ses lèvres resterait collée à un sifflet métallique.
A ce signal, le câble, couché dans la neige comme un ver gigantesque, frissonne, s'allonge, se tend sous l'effort d'une traction énergique.
Il tient bon, cependant, comme aussi le grappin d'acier.
Et soudain, la chaloupe glissant d'un mouvement très doux, sans heurts, sans à-coups, s'approche à vue d'œil en se halant sur l'amarre qui s'enroule sans bruit sur un treuil.
C'est tout simple!... et cependant, les hommes, enthousiasmés à la vue de cette jolie manœuvre, lancent un hourra! prolongé.
Cinq minutes à peine ont suffi à opérer cette traction qui fait progresser la chaloupe de deux cents mètres et à l'approcher bord à bord du bateau.
L'essai est concluant et la réussite assurée.
La petite Gallia, malgré son poids et son volume, suivra les autres traîneaux et ne sera pas un «impedimentum» qu'il aurait fallu abandonner dès la première heure.
Après un mot de félicitation échangé entre le docteur et le capitaine, Dumas et le Parisien dégagent le grappin et le chargent à l'arrière du bateau.
Ce dernier se remet en marche en filant toujours son câble, puis arrivé au bout de la touée, s'arrête de nouveau. Le grappin est engagé dans un trou que le docteur creuse avec le couteau à glace.
Puis derechef la chaloupe se met en marche et ainsi de suite, progressant toujours d'encâblure en encâblure, c'est-à-dire de deux cents en deux cents mètres.
Les autres traîneaux, le numéro 1 et le numéro 2 ont pris de l'avance, naturellement. Mais pas autant qu'on le pourrait croire tout d'abord.
Vingt minutes viennent de s'écouler, et ils ont parcouru environ un kilomètre, ce qui est une allure un peu trop rapide, surtout au début. Une halte est ordonnée, car les hommes soufflent déjà.
La chaloupe, elle, forcée de s'arrêter pendant le transport de l'ancre à jet, n'a progressé que de quatre cents mètres ainsi que le bateau dont les haltes concordent avec les siennes.
Mais le docteur, Dumas et le Parisien, bien que chargés d'un surcroît de besogne, sont aussi frais qu'au départ grâce à la fréquence de ces haltes réparatrices.
C'est là un enseignement dont il faudra tenir compte afin d'éviter la courbature si fréquente au commencement des marches sur la glace.
En conséquence, de nouveaux ordres seront donnés à la grande halte, afin que chacun puisse se pénétrer de la vérité de ce dicton ainsi formulé ou à peu près par la sagesse des nations:
«Qui veut aller loin ménage sa monture.»
V
Le traînage avait commencé le 12 avril, par 87° de latitude Nord, et 22° 20′ de longitude Ouest.
Cette première journée s'écoula sans encombre, mais non sans fatigue. Les marins qui le matin eussent volontiers halé au trot, étaient, le soir, absolument harassés.
Encore la glace resta-t-elle constamment plane et à peu près dépourvue d'aspérités ou de protubérances. Disposition qui facilita beaucoup le noviciat des hommes et le rendit infiniment moins dur.
La distance parcourue fut exactement de douze kilomètres. Résultat pouvant sembler précaire à des gens pressés d'arriver et qui ont en perspective le spectre de la famine, mais encore honorable pour des débutants.
La chaloupe s'est merveilleusement comportée, son moteur électrique est parfait. La transformation d'une partie du mécanisme, très intelligemment opérée par Fritz en quelques heures ne l'a aucunement dérangé. De ce côté tout va bien.
Par exemple, le capitaine et ses deux auxiliaires demeurés tout le temps à bord, ont passé une journée bien rude. L'immobilité relative à laquelle ils restèrent astreints, leur a rendu encore plus sensible l'âpre morsure du froid. A ce point qu'à plusieurs reprises ils sentirent au visage, notamment au nez, des commencements de congélation.
Ce poste, qui exige peu ou point d'activité musculaire, est d'autant plus pénible à garder, que la température s'est encore abaissée. La brise vient du Sud et le thermomètre est à −33° pendant le jour.
Pendant le crépuscule figurant la nuit du 12 au 13, le mercure a gelé!
L'hiver arctique a trop souvent, hélas! de ces retours inattendus, de ces traîtrises cruelles.
La moyenne parcourue est encore de six milles: onze kilomètres et une petite fraction.
La glace devient inégale, raboteuse, difficile pour le traînage. Les chiens tirent la langue, halètent comme par les temps chauds et boivent avidement l'eau fournie par le digesteur.
Les hommes souffrent de la soif, et moins réservés que les chiens, se hasardent furtivement, malgré de formelles défenses à manger de la neige.
Pour la première fois, Berchou, le second, se met réellement en colère et menace de sévir.
Sévir!... de quelle façon?... Quelle pénalité imposer à ces braves dont la vaillance ne recule devant aucun sacrifice.
En somme, des héros de modestie et d'abnégation que ne rebutent ni les corvées, ni les fatigues, ni les souffrances, mais inconscients comme de grands enfants.
Berchou s'y est mal pris. Il vaut mieux les raisonner, essayer de leur démontrer que non seulement il y a péril à s'abreuver ainsi, mais encore que le remède est pire que le mal.
Les pauvres altérés en conviennent volontiers, mais telles sont les tortures causées par cette soif atroce, qu'ils restent insensibles à toute considération.
Le soir, les imprudents, qui n'ont pas su vaincre cette redoutable défaillance, paient un moment d'oubli par des inflammations douloureuses de la gorge, des gencives et de la base de la langue.
—Ma Doué!... ma Doué!... grogne un Breton, c'est comme si que je m'aurais entonné dans le gargousier une pleine bolée de verre pilé.
—Eh! vivadioux! renchérit un Basque, il me semble avaler de la braise allumée.
—Et moi! gémit douloureusement Guignard, c'que ça me flambe au fond du panneau de la soute à biscuit!
—T'en as pas encore assez, tas de sacrés hale-boulines, s'écrie Guénic furieux.
«Comment! t'es pas pus raisonnable que ça!... des hommes d'élite censément, et qu'est pas fichu de résister à l'envie de licher ta saloperie de neige...
«Mais vois donc les chiens!... Vois donc le sauvage!...
«T'es moins raisonnable qu'eusses!...
«Et puis, enfin, c'est la consigne!... chose sacrée pour des matelots...
«Ben oui!... c'que t'as l'air de t'en f...iche, de la consigne, crée bordée de cordonniers!
La tente enfin dressée sur la glace pendant cette admonestation que Guénic prolongea notablement, les traîneaux partiellement déchargés, les sacs installés, le docteur passa une visite attentive et formula son impression par cette phrase réaliste:
—Bougres d'animaux!...
«Alors, c'est entendu... vous avez envie de vous faire claquer!
«Vous ne serez pas contents avant d'avoir empoigné le scorbut.
Le scorbut! les pauvres diables ne peuvent s'empêcher de frémir à ce mot redouté du marin.
—Heureusement, ajoute le docteur, qu'il y a encore du remède.
«Mais, si vous tenez à votre peau, ne recommencez pas.
«Et puis, enfin, vous n'avez pas le droit d'être malades... du moins par votre faute!
«N'oubliez pas que vous vous devez les uns aux autres, et que la conservation de tous tient peut-être à la vie ou à la santé d'un seul.
Il continue mentalement:
—Assez prêché pour l'instant, et en avant la caisse aux drogues.
Il avise Dumas qui passe au trot, portant deux seaux en toile pleins de neige.
—Eh! camarade!
—Présent! monsieur le dôtur, répond de sa voix retentissante le Provençal frais et gaillard à miracle.
—Ça va toujours, vous?
—A merveille, monsieur!... et vous êtes bien bon.
—Vous avez du mal, pourtant.
—Ah! baste!... de l'occupation, oui bien...
«Et le travail il tient chaud.»
Ce que le brave cuisinier, toujours content de son sort, appelle euphémiquement «de l'occupation» est tout simplement un véritable métier de galérien.
Le capitaine a déjà voulu que les fonctions si rudes et si essentielles de cuisinier fussent remplies à tour de rôle toutes les vingt-quatre heures. Mais Dumas s'est formellement refusé à rendre son tablier, alléguant que la cuisine «il était» sa santé, son bonheur, sa gloire, sa vie. Qu'il avait été engagé comme matelot cuisinier, et qu'il resterait cuisinier, tant qu'il aurait assez de force pour soulever une casserole. Et que, enfin, il était le seul capable de faire manger convenablement l'état-major et les camarades.
Dumas était donc resté préposé au fourneau professionnel qui, dans l'espèce, est une vaste lampe à esprit-de-vin.
Ce matin, il s'est levé une heure avant les autres. Il se couchera une heure après eux et aura travaillé pendant la journée autant que le plus robuste.
En ce moment, il attend patiemment que le digesteur lui fournisse de l'eau de neige pour préparer le thé qui servira de boisson pendant le dîner. Une partie de cette eau sera employée à la cuisson du lard et du pemmican.
Dumas est toujours couvert de son vêtement de travail.
Les camarades ont déjà changé et se trouvent au sec. Le docteur a examiné les mains et surtout les pieds enfin retirés de dessous l'amas de laine et de feutre qui les fait ressembler à des pattes d'éléphant.
Il y a, de-ci de-là, quelques points attaqués de gelure et plus ou moins excoriés. La circulation est rétablie par une friction à la neige, et le bobo pansé à la glycérine. On enfile des bas secs, et par-dessus, les bottes esquimaudes.
Les bas et les bottes en toile, qui ont servi pendant la marche, sont bientôt, ainsi que les pantalons, raides comme de la tôle.
Tout cela est mis à sécher tant bien que mal, plutôt mal que bien dans la tente, à l'exception toutefois des bas, que chaque homme introduit dans son sac à dormir, afin que la chaleur du corps les conserve à peu près souples.
C'est tout un drame pour arriver à sortir du surtout en toile à voile qui a pris la rigidité du bois. Il faut se mettre à trois pour extraire après une pantomime risible pour qui en est témoin, l'homme de cette armure glacée.
—Vrai, foi de matelot! c'est pus pire que de dépiauter un phoque gelé.
Cependant le cuisinier évolue toujours, surveillant le digesteur, cassant du pemmican à coups de hache, ou sciant du lard comme si c'était du bois.
—Est-ce que l'eau bout? demande un Breton.
—Le bère est-il chaud? ajoute comme variante un Normand.
Et tous l'œil anxieusement, amoureusement, aussi, fixée sur le vase qui commence à frissonner, attendent le premier bouillon.
—Té! vè!... répond sentencieusement Dumas, ne regardez pas la marmite, ça l'empêche de bouillir; paraphrasant ainsi le vieux dicton qui prétend «qu'un pot trop guetté ne bout jamais».
Chacun s'en va grelottant se réentonner dans les sacs en attendant le moment psychologique.
Enfin, l'odorante infusion embaume le réduit obscurci par la fumée des pipes et les vapeurs exhalées des corps et des appareils culinaires. Le lard est cuit. Oh! très vaguement. Le pemmican aussi. Cela fume, et se refroidit très vite. Tellement vite que pour ne pas avoir bientôt à l'état de glaçons les deux plats de fondation, chacun est forcé d'incorporer à son thé bouillant l'un et l'autre aliment.
Jugez de la consistance et de la saveur barbare d'un tel mélange.
Les hommes quittent leur lit, s'accroupissent tout frissonnants, tirent leur cuillère de corne, opèrent la translation de la mixture du plat à leur bouche, avalent avec une grimace, ceux-là du moins dont la gorge est inflammée par les ingestions de neige, et attendent la ration de spiritueux qu'on va siroter tout à l'heure en fumant.
Enfin cet aliment bizarre, mais singulièrement réconfortant, est en puissance de digestion.
Alors seulement, l'infatigable Dumas, qui a rangé tout son attirail et fait son fourbi, requiert l'assistance d'un camarade pour l'aider à sortir de son vêtement de travail.
Son matelot Plume-au-Vent s'arrache du nid moelleux où il se pelotonne près de Constant Guignard, et essaye, mais en vain, de séparer Dumas de son surtout accroché à son cou comme une cangue.
—Allons, houst! Guignard, mets dehors ce qui te reste de nez et viens souquer avec moi.
Guignard prête le secours de ses deux bras, et le cuisinier peut enfin, après une lutte homérique, pendant laquelle résonne son large rire, s'allonger à son tour près de ses deux amis.
Les pipes sont allumées derechef, on cause, et l'on absorbe la ration hélas! parcimonieusement versée de spiritueux.
C'est le moment le plus gai de la journée. Malgré sa fatigue et les souffrances que lui font endurer ses pieds endoloris et sa gorge congestionnée, le pauvre tireur de traîneau trouve encore un moment de joyeuse humeur.
La conversation se généralise au milieu d'un nuage opaque, et l'on se reconnaît seulement à la voix. On parle un peu de tout: de l'expédition, naturellement, du pays, de la vieille France, où les cerisiers vont bientôt fleurir, du beau soleil d'avril...
Le Parisien dit qu'il y a des primeurs à Paris, et Dumas rappelle que tout ça vient de son pays, la belle et chaude Provence.
Puis, par une juste association d'idées, sans doute aussi par contraste, on parle des régions intertropicales...
Et ces pauvres matelots gelés, perclus, criblés d'engelures, enfouis sous des fourrures hérissées de glaçons, grelottants comme si toute source de chaleur se trouvait tarie sous ce ciel de fer, ont des visions radieuses de fleurs, de verdures, de soleil flamboyant sur des palmistes ou des manguiers!... Insectes et oiseaux semblent se lutiner en folâtrant dans les bandes lumineuses qui filtrent à travers les opaques feuillages des grands arbres toujours verts... Les hommes, à demi nus, s'étalent nonchalamment à l'ombre, sucent une orange, pèlent une banane ou grignotent une mangue... La brise du large amène une fraîcheur exquise, et les rois de cet Eden fleuri s'endorment sous l'enivrement des fleurs dont les effluves grisent comme le plus capiteux des breuvages.
Le rêve est chatoyant mais court. Les lourdes bottes des hommes de quart qui font les cent pas sur la glace résonnent et craquent sur la neige. La féerique vision de l'éternel printemps s'évanouit, pour faire place à la farouche réalité: l'enfer de glace.
Au loin, le vent mugit en se brisant sur les crêtes des hummocks aperçus au moment de la halte. L'interminable banc de glace oscille par instants et fait entendre ses bruits continuels d'une énervante multiplicité. La vapeur d'eau contenue sous la tente se résout en une fine averse de neige qui poudre à frimas les visages vaguement entrevus, au ras du sol, et émergeant des sacs, comme des têtes de décapités.
Les sentinelles rentrent un moment, étendent sur les sept lits allongés pied à pied toutes les fourrures disponibles et retournent à leur faction.
Enfin, le sommeil abaisse toutes ces paupières endolories par l'implacable rayonnement de la neige, les corps courbaturés s'immobilisent. La petite troupe est enfin endormie.
Il est neuf heures du soir.
S'il n'y a pas d'alerte causée par l'invasion des loups ou des ours, si le vent n'arrache pas les pieux de la tente, plantés en pleine glace, si la neige n'aplatit pas la toile sur le nez des dormeurs, ce repos dure jusqu'à sept heures.
D'heure en heure les sentinelles se relèvent autant que possible sans bruit. Celles dont la faction se termine à six heures éveillent une heure avant tout le monde le malheureux cuisinier.
A pareil moment il fait généralement une température abominable. Esclave du devoir, maître Dumas s'arrache aux fourrures sous lesquelles il dormait de si bon cœur, s'étire, jure, grogne—il faudrait plus que de l'abnégation pour demeurer calme en pareille circonstance,—et allume son sempiternel fourneau.
Une bonne chaleur se répand sous la tente, au bas de laquelle a été élevé un rempart de neige destiné à empêcher la déperdition de ce calorique béni, puis les dormeurs se pelotonnent et se tassent avec cette espèce de hâte qui pressent les dernières minutes de farniente, semble vouloir les savourer mieux et plus vite...
En attendant que l'appareil en tôle, désigné sous le nom de digesteur, ait liquéfié la neige dont il est bourré, Dumas fait tomber avec une pelle de bois les cristaux de glace dont la tente s'est couverte intérieurement pendant la nuit.
Le capitaine, sorti sans bruit dès l'aube, vient de rentrer après avoir consulté le thermomètre, le baromètre et reconnu la direction et l'intensité du vent.
Il trouve Dumas trottinant sur les camarades qui forment à la tente un plancher naturel et animé.
Les cristaux dégringolent en averse; les copains, aplatis sans la moindre vergogne, se mettent à vociférer...
Tout s'éveille.
—Est-ce que l'ieau bout?...
—Est-ce que le bère est chaud?...
Même formule que la veille, mêmes regards pleins de convoitise, et manœuvre inverse quant à l'habillement.
Mais les hommes un peu malades ne demandent qu'à paresser... Oh! en tout bien tout honneur, seulement en attendant le déjeuner.
L'infatigable Dumas se multiplie. Les deux hommes rentrant de faction reçoivent un quart de café bouillant additionné d'une petite goutte, que le brave garçon leur sert avec son bon rire si amical et si contagieux.
Allons, pour ce matin, les éclopés d'hier déjeuneront au lit. Les plus solides les serviront volontairement et par amitié.
S'il le faut, on les laissera se dorloter jusqu'au paquetage et ils ne se lèveront qu'au dernier moment.
Mais voici que l'amour-propre s'en mêle. Nul ne veut plus être malade.
Eh! bien, quoi?... pour un méchant mal de gorge... une «affaire» qui vous gratte un peu le cou au passage... Allons donc!... on est matelot, sacré tonnerre!...
Mais, il y a encore autre chose. La plupart ont les yeux rouges et clignotants rien qu'à regarder la flamme pourtant peu lumineuse de la lampe à esprit-de-vin.
Le docteur craint un commencement d'ophtalmie.
Pour constater l'impressionnabilité de la rétine, il fait sortir un homme, et l'engage à regarder la plaine blanche.
L'homme pousse un petit cri et met sur ses yeux ses gants fourrés.