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Les français au pôle Nord

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L'homme met sur ses yeux ses gants fourrés

—Eh bien?

—Ça m'a traversé la cervelle comme si que j'aurais regardé le soleil en face.

«A présent, je vois des histoires bleues, roses, vertes...

—Ça ne sera rien... Seulement, ne quittez jamais vos lunettes sous aucun prétexte.

Cinq matelots présentent le même symptôme, et le docteur malgré son habituel sang-froid, reste soucieux.

Il répète en quelque sorte machinalement:

—Les lunettes... toujours les lunettes... et un petit collyre «ad hoc».

Pendant ce temps, on change de chaussures, on roule les fourrures, on s'habille pour la marche, la tente est abattue et pliée. Manœuvre difficile et compliquée, car elle est imprégnée d'humidité, se glace aussitôt étalée sur la neige, et résiste à toutes les tentatives opérées pour réduire son volume. Il faut la piétiner, la casser par laize, la superposer comme des planches, et l'amarrer telle quelle sur un traîneau.

Depuis une heure et plus, les chiens qui ont dormi en plein air, roulés en boule dans la neige, comme nos chiens dans la paille, jouent comme des fous et se poursuivent en jappant après l'absorption matinale de poisson sec.

L'heure est venue de se mettre en route. Ils accourent au sifflet, se prêtent docilement à la bricole et attendent le signal.

Les hommes dont le nez est uniformément harnaché de lunettes s'attellent près d'eux.

Le capitaine passe une inspection minutieuse des traîneaux, cause un moment avec le docteur, demande à chaque homme s'il ne se sent pas souffrant, s'il a besoin de quelque chose, insiste et constatant que tout marche à peu près, regagne sa chaloupe avec les deux mécaniciens.

Le commandement: en avant! résonne dans l'air froid avec une sonorité qu'exagère encore la sécheresse absolue de l'atmosphère.

La manœuvre exécutée précédemment recommence avec ses heurts, ses glissades, ses fatigues.

La petite caravane avance néanmoins, malgré la neige amassée en certains points par le vent. La glace fort heureusement est toujours à peu près plane, sans quoi le traînage deviendrait sinon impossible, du moins très lent.

Il arrive parfois que l'on rencontre des dépressions où les hommes enfoncent jusqu'au ventre et où les chiens disparaissent tout à fait. Il faut alors frayer un chemin avec les pelles, ce qui amène une perte de temps considérable.

On fait de la route malgré tout, puisque la journée du 14 se chiffre par une distance effectivement parcourue de douze kilomètres.

Le froid est toujours abominable, à tel point que les hommes restés sur la chaloupe éprouvent de cruelles tortures. En dépit de son endurance et de son énergie, le capitaine a été gelé deux fois. Les mécaniciens ne sont pas en meilleur état, malgré la présence à bord d'une lampe alimentée par l'huile de morse et à la flamme de laquelle ils viennent se griller les doigts.

Une pareille situation n'est plus tenable et présente en outre de réels dangers. Il est convenu, en conséquence, que les mécaniciens se relayeront de trois heures en trois heures, et s'en iront, à tour de rôle, s'atteler à la bricole.

Le capitaine également. Il sera suppléé par le second et le lieutenant qui prendront à chacun leur tour sa place.

C'est que l'immobilité un peu prolongée est horriblement pénible pour l'homme, à moins qu'il ne soit abrité contre le vent, soit par une hutte de neige, soit même par une tente, et littéralement enfoui sous des fourrures. Alors seulement son organisme peut résister à une telle déperdition de calorique, ou plutôt empêcher suffisamment cette déperdition.

Les marins le sentent si bien, qu'ils demandent toujours à marcher, et prient pour que les haltes de jour soient abrégées.

Quand le vent est un tant soit peu violent, les souffrances deviennent intolérables, même à température égale. Ainsi un froid de −35° que l'on supporte bien par temps calme, est atroce quand souffle la brise.

C'est ainsi qu'au moment du goûter, par exemple, les matelots à peine immobiles se sentent gelés jusqu'aux moelles. Alors commence une gymnastique enragée qui fait rire en dépit de tout et que le Parisien a dénommée: la danse des ours.

Et de fait, les attitudes, les contorsions de ces hommes velus, dont le visage est presque invisible, rappellent à s'y méprendre les mouvements balourds de maître Martin.

Le froid écourte nécessairement la halte, la marche est reprise après une hâtive absorption. On se repose en marchant moins vite!

Le 15, marche forcée. Le froid de −35° accélère l'allure et la glace est excellente pour le traînage. Résultat: seize kilomètres!

Le 17, Dumas tue un lièvre polaire dont la familiarité cause la perte.

Beaucoup plus grand que le nôtre, et dépassant même parfois la taille de celui d'Allemagne, le lièvre polaire est, pendant l'hiver, d'un blanc d'ouate qui le fait confondre avec la neige. Les sens de la vue et de l'ouïe paraissent peu développés chez lui, et il se laisse parfois littéralement marcher dessus sans pouvoir se décider a déguerpir.

Tel celui qui détala devant le cuisinier, s'assit gravement à vingt-cinq pas sur son derrière et se mit à lisser son museau avec ses pattes.

Peu touché de cette confiance, Dumas le fusilla impitoyablement, le déshabilla de sa fourrure en un tour de main, et l'incorpora tout chaud au mélange de lard et de pemmican.

Il suffit d'une heure de cuisson pendant laquelle on battit rageusement la semelle; mais, aussi, quel régal!

Ce jour-là, on parcourut douze kilomètres.

Ce qui donne depuis l'établissement du traînage environ cinquante kilomètres.

Presque un demi-degré. Encore une marche, et l'on sera par 87° 30′, c'est-à-dire à deux degrés et demi du pôle, soit une simple distance de deux cent soixante-dix-sept kilomètres, ou soixante-neuf lieues terrestres.

VI

Fatale imprudence.—Conséquences très alarmantes.—Nouvelle et plus grave maladie du mécanicien Fritz.—Le scorbut!—Terribles pronostics.—Emotion.—Malades d'ophtalmie.—Energie.—Encore une victime du scorbut.—Nick prédisposé.—Nouvel ouragan de neige.—La configuration des glaces.—Modifications importantes.—Nouvelles chaînes de hummocks.—Horizon menaçant.

—Fritz, mon vieux camarade, encore une fois, mange donc pas de la neige.

—Impossible de m'en empêcher, Guénic.

—T'as pourtant bien entendu: le docteur qu'a parlé de scorbut...

—Je suis fou! La bouche me brûle comme si j'entonnais ma tête dans un fourneau de chauffe.

—T'as vu aussi les hommes malades... leurs gencives saignent parce qu'ils ont fait la même bêtise que toi...

—Guénic, si tu savais quel régal... quel soulagement!...

«Vois-tu, nous autres de la machine, nous avons le sang cuit et recuit...

«La soif est notre tourment, notre damnation!...

Et puis... le docteur exagère peut-être un peu... La neige ça n'est jamais que de l'eau... un peu plus froide... c'est vrai...

—Mauvaises raisons, Fritz!

«T'es un homme, pas vrai, eh bien! sois-le pour tout de bon.

«T'es gradé... Faut donner l'exemple!

—Ah! Guénic, tu n'as donc jamais eu soif!

—Par exemple! s'écrie le maître scandalisé, prêt à se fâcher d'une telle injure.

«Moi!... un vieux de la cale!... J' m'en voudrais si y en avait un dans la flotte qui pourrait se vanter d'avoir le bec plus salé que le mien!

—Je veux te parler de cette soif maladive... atroce, que produit la fièvre, et qui fait qu'on a envie de se mordre pour boire son propre sang... qu'on ne voit plus... qu'on n'entend plus... qu'on tuerait pour une goutte d'eau...

—Du sang, je t'en donnerai du mien... c'est la moindre des choses... ou plutôt, faisons mieux... je te fais cadeau de ma ration d'eau-de-vie... mais encore une fois, sois raisonnable.

—Non, mon vieux camarade, répond l'Alsacien ému de ce dévouement si simple dans sa rude cordialité.

—Dame! à ton service!...

«Un matelot, quand il a donné son sang, ne peut plus offrir que son quart de trois-six...

«Encore!... s'écrie le maître tout chagrin en voyant que ses avis, ses offres, ses prières sont inutiles.

Fritz vient d'avaler coup sur coup, rageusement, deux pleines poignées de neige.

—Ah! que c'est bon, dit-il extasié...

—T'en claqueras... sûr!

—Est-ce qu'une chose qui fait tant de bien peut être nuisible!...

«La preuve... tiens... je puis bien te l'avouer, c'est que hier, à trois reprises différentes, j'ai senti ce besoin irrésistible et...

—T'as avalé de la neige.

—Oui!

—A ton idée, matelot.

«T'es le maître de toi, après tout... sache seulement que si tu largues ton amarre, ça sera ta faute.»

Le pauvre mécanicien n'a donc pas pu, malgré les instances les plus vives, résister à cette souffrance plus terrible encore que celle qui torture les voyageurs perdus au milieu des solitudes calcinées du Sahara.

Ces derniers sont en effet totalement privés d'eau, tandis que les voyageurs polaires en sont environnés sous forme solide. Ils n'ont qu'à étendre la main, qu'à ouvrir la bouche pour étancher cette soif qui leur corrode les muqueuses.

Il leur faut donc une réelle force d'âme pour endurer la souffrance elle-même, et résister à l'envie furieuse de la faire cesser, du moins passagèrement.

Comme il a été dit précédemment, celui qui cède à la tentation de manger de la neige est condamné à d'épouvantables souffrances.

Après un soulagement immédiat, quelques instants d'apaisement délicieux, un frisson rapide saisit l'homme qui se sent gelé, claque des dents, s'immobilise comme si ses artères et ses veines charriaient des glaçons.

En même temps, ses gencives, sa gorge et sa langue s'enflamment, se gonflent au point qu'il est menacé de suffocation.

Le pauvre Fritz cherche encore à s'excuser près de son ami.

—Vois-tu, matelot, j'ai vingt ans d'escarbilles dans le torse... et je ne peux pas m'empêcher d'y revenir...

—Tonnerre de Dieu! Je te sauverai malgré toi, car je vais avertir le capitaine.

—Tu ne feras pas ça, Guénic!

—Tu vois donc bien que t'as conscience de mal agir.

Au bout de cinq à six cents mètres, Fritz d'abord surexcité, ralentit soudain le pas.

Ses mouvements deviennent lourds, pénibles, mal coordonnés. Sa face rougit, ses yeux s'injectent; sa respiration s'accélère et sort avec un bruit rauque de ses lèvres gonflées.

Il avance encore d'une centaine de pas, soutenu par une volonté de fer.

Puis, il titube et manque de s'abattre. Guénic qui tire à côté de lui, en tête de l'attelage, se tourne vers Berchou, et lui dit:

—Sauf vot' respect, capitaine, vous devriez bien commander de stopper...

—Pourquoi, Guénic?

—C'est le camarade qu'est censément en train de s'affaler.

—Stop!... crie l'officier.

Il est temps, car le malheureux mécanicien saisi par le froid qui paralyse ses extrémités, balbutie des mots sans suite, et tombe entre les bras du maître d'équipage.

Le malheureux mécanicien balbutie des mots sans suite

—Eh! toi, Courapied, qui trottes comme un pousse-cailloux de cabillot, à courir grand largue droit à l'embarcation du docteur.

—Oui, maître.

—Dis-y que le mécanicien est comme qui dirait sans connaissance et qu'il a besoin de lui et de toute sa pharmacie.

Le matelot, voyant qu'il y a urgence absolue, s'élance vers le bateau que le docteur, aidé du Parisien et de Dumas, remorque, comme s'il avait toute sa vie halé sur la bricole.

Courapied, essoufflé, l'informe en deux mots de la catastrophe.

—J'y vais, dit-il en saisissant un petit coffre à médicaments placé à portée.

«Vous, Dumas, allez prévenir le capitaine qu'il y a un malade au numéro 1.

«Et nous, garçon, en avant!»

En dépit du sang-froid professionnel, le docteur ne peut s'empêcher de frémir à l'aspect du malheureux Fritz.

Vingt minutes se sont à peine écoulées depuis sa dernière imprudence. Déjà ses lèvres fendillées noircissent. Le sang qui transsude par les gerçures se coagule aussitôt. La langue ronde, grosse, courte, bombée, noirâtre, rappelle cette forme particulière aux individus atteints de typhus, et nommée: langue de perroquet. La face est déprimée, fripée, terreuse, les yeux vitreux et sans regard. Les membres sont agités de tremblements convulsifs.

Le malade ne peut plus proférer que des sons entrecoupés, à peine intelligibles.

Le capitaine, informé par Dumas, abandonne la chaloupe et accourt.

A l'aspect lamentable du mécanicien pour lequel il éprouve une sympathie toute particulière, le brave officier pâlit et interroge le docteur d'un regard angoissé.

Le docteur a entre les deux sourcils son pli vertical des mauvais jours. Il hausse imperceptiblement les épaules, et dit, en manière de réponse à cette muette interrogation:

—Si vous m'en croyez, capitaine, vous commanderez la halte et ferez dresser la tente.

—A l'instant, docteur.

Les hommes, voyant leur camarade ainsi foudroyé, sentent que les minutes sont précieuses et installent avec une hâte fiévreuse le campement.

Deux lampes sont allumées et placées de chaque côté du patient préalablement déshabillé et entonné dans un sac fourré. Comme il ne se réchauffe pas et que le docteur hésite a employer les frictions de neige, Dumas et le Parisien, munis d'une ceinture de laine, le frottent à tour de bras.

Une douleur aiguë subitement provoquée lui arrache un cri sourd.

Le docteur se penche, constate que Dumas frotte une jambe, et que cette jambe est enflée modérément au genou et à la cheville.

—Faut-il continuer, monsieur? demande le cuisinier.

—Continuez, mon garçon, évitez seulement d'appuyer aux points douloureux.

Puis il ajoute, s'adressant à l'officier:

—Capitaine, si nous sortions un moment, pendant que ces deux bons garçons font office d'infirmier.

—Volontiers, répond le capitaine, comprenant que le médecin a une communication importante à lui faire.

«Eh bien? dit-il une fois dehors.

—Savez-vous ce que signifie cette enflure que notre pauvre mécanicien porte au genou et à la malléole?

—Peut-être un commencement de rhumatisme articulaire.

—Si ce n'était que cela!

—Vous m'effrayez?...

—A vous, notre chef, il faut la vérité, quelque cruelle et redoutable qu'elle soit.

«Fritz est attaqué du scorbut!

—Que me dites-vous là, cher ami?

«Le scorbut! après les précautions les plus minutieuses... avec l'alimentation telle que nous l'avons maintenue jusqu'à ce jour... avec notre hygiène et nos préservatifs!...

—Je voudrais me tromper, mais le doute, hélas! ne m'est plus permis.

—C'est une malédiction!

«Je frémis en pensant que tous mes hommes peuvent être maintenant victimes de la contagion!

—Le mal est grand, c'est évident, mais il n'est pas irréparable.

—Fritz guérira, n'est-ce pas?

—Tant qu'il y a de la vie, il y a de la ressource, répond évasivement le docteur.

«D'autre part, il ne faudrait pas confondre épidémie et contagion.

«Le scorbut, en lui-même, n'est pas contagieux, en ce sens qu'il ne se communique pas, comme par exemple le choléra ou le typhus, d'individu à individu.

«Il est épidémique, c'est-à-dire que les hommes soumis aux mêmes causes peuvent le contracter comme aussi l'éviter.

«Il y a, vous le voyez, une nuance essentielle, puisque la maladie ne résulte pas du contact entre individu sain et individu contaminé, mais de causes prédisposantes et déterminantes, comme par exemple le froid, l'alimentation, l'humidité, l'ingestion de neige, etc.

«Enfin, notre pauvre malade est, par son tempérament lymphatique, destiné à prendre le mal.

«Il est et devait être la première victime.

—Encore une fois, vous pensez pouvoir le guérir, n'est-ce pas?

—Je ferai, vous le savez bien, l'impossible...

«Pour l'instant, Fritz est devenu une non-valeur.

«Il va lui falloir des soins tout particuliers, cessation absolue de travail, quelques marches à pied pour activer la circulation, et en temps ordinaire, il sera essentiel de le transporter sur un des traîneaux.

«Mais je vous parle de l'avenir, comme si la crise présente était conjurée.

«Voyons donc ce qu'il devient.»

Grâce aux frictions énergiques pratiquées par Dumas et Plume-au-Vent, grâce aussi au voisinage immédiat des lampes à esprit-de-vin qui ont très notablement élevé la température, le mécanicien a repris connaissance. La circulation se rétablit.

Le docteur, après lui avoir administré une bonne ration de café bouillant additionné de rhum, chercha à ranimer la sensibilité musculaire et nerveuse. Il lui injecta, dans cette intention, par la méthode hypodermique, une dose de caféine et attendit.

Les hommes interdits écoutent sans mot dire Guénic, qui leur raconte à sa manière les causes de la catastrophe, et les engage à la prudence.

Puis, comme c'est l'heure du goûter, comme l'eau bout sur les lampes, le repas est apprêté séance tenante, et absorbé avec force commentaires.

Après une heure de halte, pendant laquelle il est l'objet de soins assidus et expérimentés, Fritz, soumis en outre à une médication énergique, se trouve un peu mieux, mais il est toujours horriblement faible.

On l'installe à bord de la chaloupe, après l'avoir embobeliné de fourrures et entonné dans le sac préservateur.

Puis, en route! C'est Justin Henriot, le second mécanicien, qui tout naturellement remplace le malade. Et quand Henriot à demi gelé s'en ira tirer sur la bricole pour s'échauffer et se dégourdir, le capitaine, familiarisé depuis longtemps avec le moteur électrique, le fera fonctionner.

Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de temps de perdu. Le 18 avril, jour où Fritz est si gravement frappé, on parcourt douze kilomètres.

Malheureusement deux hommes du premier traîneau, Pontac et Le Guern sont sérieusement atteints d'ophtalmie. Ce sont les deux plus vigoureux de l'équipage. A peine s'ils voient à marcher, mais vaillants quand même, ils ne veulent pas abandonner la bricole et prétendent qu'il n'est pas essentiel d'y voir pour tirer. Témoins les chevaux attelés aux manèges.

Le 19, on parcourt dix kilomètres en dépit de la persistance d'un froid atroce. Le capitaine, sérieusement inquiet, se demande si cette température si basse n'indiquerait pas l'absence de l'eau vive aux abords du pôle.

L'état de Fritz est stationnaire. Il n'est ni mieux ni plus mal, ni plus fort ni plus faible, mais un nouveau symptôme, infaillible, celui-là, est venu confirmer le diagnostic du docteur. Le corps du mécanicien s'est couvert de ces taches rouges caractéristiques, en forme de lentilles et résultant d'hémorragies sous-cutanées. Les gencives saignent, son haleine devient fétide.

C'est bien le scorbut. Les matelots en sont informés, tant pour leur faire éviter les imprudences, que pour les engager à redoubler de précautions.

Les hommes frappés d'ophtalmie sont presque aveugles!

Ils veulent marcher quand même, en dépit de violentes douleurs de tête et de vertiges continuels.

Le 20, une nouvelle tempête, que rien ne faisait prévoir, se déchaîne pendant la nuit, après une marche de treize kilomètres.

La neige tombe avec une telle surabondance, le vent est si glacé, qu'il est impossible de quitter la tente.

Pendant trente heures, les pauvres matelots sont prisonniers dans leurs sacs avec un froid de 36°! Ce repos forcé est très favorable aux hommes atteints d'ophtalmie qui commencent à se rétablir.

Fritz va plus mal. Ses gencives sont ulcérées, fongueuses, et ses dents commencent à se déchausser. Sa faiblesse et son abattement sont extrêmes.

Le docteur ne le quitte pas d'un instant et s'efforce de combattre ces symptômes alarmants.

Pour comble de malheur, le pauvre Nick dit Bigorneau, le brave Dunkerquois un peu naïf, mais si bon, se plaint à son tour de douleurs articulaires.

C'est à peine s'il peut se lever pour aider au déblaiement de la tente dont l'entrée est obstruée à chaque instant par des rafales de neige.

Séance tenante, le docteur l'exempte formellement de tout travail, malgré sa résistance.

Encore un qui est prédisposé par sa profession à l'horrible maladie.

Nick, ancien mineur, puis chauffeur, est plus déprimé corporellement que ses camarades.

Le docteur lui administre à haute dose le jus de citron, et le soumet au régime des pommes de terre crues. Il en reste encore, mais elles sont gelées à fond et dures comme des boulets. C'est tout un travail pour les rendre comestibles sans les cuire.

La chaloupe qui peu à peu se transforme en hôpital ambulant reçoit Nick à bord. Il s'installe près du mécanicien, et puis: En route!

La tourmente est finie. Malheureusement la neige rend le traînage plus difficile. Il faut longtemps déblayer à la pelle, d'où perte de temps notable.

Pour la compenser et suppléer à l'absence des deux malades, on marche pendant douze heures.

C'est le 22 avril, et on parcourt douze kilomètres!

Si demain l'étape est bonne, on aura franchi le quatre-vingt-huitième parallèle!

Le pôle ne sera plus qu'à deux degrés!... deux cent vingt-deux kilomètres!... cinquante-quatre lieues et demi!...

Somme toute, la situation est telle que le plus optimiste n'eût osé l'espérer. S'il est prodigieux d'être parvenu a une distance aussi faible du Pôle, il n'est pas moins extraordinaire de n'avoir que deux malades.

Sans doute, c'est trop, beaucoup trop. Mais combien, dans des circonstances bien moins défavorables, furent infiniment plus éprouvés. Non seulement les anciens navigateurs, comme Barentz, qui en souffrit cruellement, comme Behring qui, sur soixante-seize hommes, eut quarante-deux malades et trente morts, et comme Rossmyloff qui perdit la moitié de son équipage, mais encore le lieutenant Weyprecht et le commandant Nares, chez lesquels sévit cruellement le scorbut.

Le capitaine réfléchit à tout cela, pèse le pour et le contre, songe à la distance parcourue, à la pénurie de vivres, à la proximité du Pôle, aux difficultés du retour, aux empêchements qui depuis quelque temps s'accumulent, et semble méditer quelque chose.

Cependant, pour la première fois peut-être, cet homme résolu entre tous paraît hésiter. Non pas que sa foi en lui et en ses compagnons soit diminuée, mais l'objet de ses réflexions est tellement grave, qu'il est bien permis de tergiverser, ou tout au moins de réfléchir, avant que la résolution soit irrévocable.

Néanmoins, comme il n'y a pas urgence absolue, et comme le traînage s'opère jusqu'à présent d'une façon satisfaisante, il est temps encore d'atermoyer.

Cahin caha, l'expédition se remet en marche sur la glace encombrée de neige.

Jusqu'à présent, le traînage s'est opéré avec de grandes difficultés. Mais, en somme, ces difficultés pouvaient être surmontées à force d'adresse, de patience et de vigueur. Sans être toujours plane comme celle d'un étang, la glace, a-t-il été dit, n'est pas anfractueuse, tourmentée, bossuée d'énormes protubérances, et crevée d'abrupts précipices comme celle de la grande banquise.

Les pressions opérées par les courants et les vents en ont fréquemment modifié la surface, au point de lui donner la configuration d'une terre modérément accidentée. Comme l'a fort judicieusement écrit Greely, la surface de cette nappe de glace rappelle celle d'une contrée onduleuse, elle a ses collines et ses vallées, ses ruisseaux et ses lacs; c'est une contrée où la glace a pris la place du sol.

A travers ces ondulations résultant d'entassements, de chevauchements de blocs amoncelés les uns sur les autres par les pressions latérales, il y avait toujours de vastes chenaux à peu près plans, et toujours largement ouverts aux traîneaux.

Et voilà que brusquement, dans la journée du 23 avril, alors que pour ces audacieux et vaillants Français, la question polaire va devenir une affaire de jours, presque d'heures, la glace se modifie d'une façon étrange et alarmante.

Avez-vous vu comme, aux abords des Alpes et des Pyrénées, le sol se boursoufle et se déchire, se mamelonne et se ravine, bref, se transforme assez rapidement de façon à faire pressentir la proximité des arêtes puissantes qui ont jadis troué l'écorce du globe.

Ce n'est plus la plaine, et ce n'est pas encore la montagne. C'est une sorte d'état transitoire participant de l'un et de l'autre, et où l'on trouve simultanément: collines, vallons, surfaces planes, roches dans un pêle-mêle déjà plein d'imprévu, mais sans rien de grandiose ni de tourmenté.

Un peu plus loin, dominant tout, absorbant tout et escaladant les nuées, les monts géants.

Telle, toutes proportions gardées, se présente devant l'expédition française la glace, dont la métamorphose devient de plus en plus rapide et complète.

Les hummocks se multiplient et augmentent de volume au point que les chenaux qui les séparent, souvent de simples sentiers perdus, ne font plus que zigzaguer pour arriver parfois à un cul-de-sac.

Ces sentiers, encombrés de neige, doivent être déblayés pour livrer passage aux traîneaux. Il faut en outre en niveler les déclivités, sous peine de voir l'appareil tout entier reculer ou se ruer en avant, avec son attelage d'hommes et d'animaux.

Il y a de véritables chaînes de montagne en miniature avec leurs précipices, leurs paliers, leurs versants, leurs défilés, à travers lesquels on ne trouve que de plus en plus difficilement une voie.

Bref, les allées et venues sont telles, et les détours si nombreux, qu'après quatorze heures d'efforts surhumains, et une marche de seize kilomètres, la distance effective dans la direction du Pôle est seulement de sept kilomètres.

Que d'efforts surhumains

Les hommes totalement hors d'état d'avancer sont épuisés. Les chiens sont fourbus avec leurs pattes enflées et sanglantes.

Chose plus grave, car le repos a raison de la fatigue, si les traîneaux, surtout la chaloupe, ont pu être remorqués jusque-là, c'est chose invraisemblable, impossible en apparence, et prouvée par la réalité du fait; mais demain!

Il est évident que les vaillants et dévoués matelots feront leur devoir comme hier, comme toujours. Ils ne reculeront pas d'une semelle, ne marchanderont pas leurs efforts, et tous valides comme malades essayeront l'âpre conquête du Pôle.

Mais ne vont-ils pas trouver devant eux quelque chose de plus fort que l'énergie humaine... c'est-à-dire l'obstacle matériel absolu, infranchissable.

Au loin, dans la brume blanchâtre, estompée de tons d'outre-mer, se profile une ligne déchiquetée, anfractueuse qui fait hocher la tête aux plus intrépides.

Cette ligne aperçue jadis à la baie de Melville, et contemplée longuement pendant l'hivernage, c'est celle que forment les crêtes des hummocks sur l'horizon polaire. Une sorte de profil montueux, dont on devine inférieurement les lourdes assises.

Peut-être une nouvelle banquise, un dernier et plus formidable obstacle élevé par la jalousie de l'Isis polaire autour de l'axe terrestre.

VII

A l'affût.—Mort d'un phoque.—Saignée.—Remède au scorbut.—Deux nouveaux malades.—Hypothèse au sujet des glaces polaires.—Voie presque impraticable.—L'état de Fritz empire.—Agonie et mort d'un patriote.—Funérailles.—Suprême résolution.—Il faut se séparer.—Matériel plus léger.—l'expédition définitive.—Choix de ceux qui doivent y participer.—Départ.

Le 24 avril, journée abominable. Froid un peu moins vif, car le thermomètre ne descend pas à −30°, mais averses de neige incessantes.

L'accès des glaces devient de plus en plus difficile et la marche en avant à peu près impraticable.

La chaloupe est restée en arrière faute de trouver un passage. Deux cents mètres plus loin, les traîneaux baleinières, après avoir failli vingt fois être culbutés dans les ravins, sont contraints de stopper.

Le capitaine part en découverte accompagné de deux hommes et d'Oûgiouk. Tous trois sont munis de longs crocs pour assurer leur marche et sonder les dépressions remplies de neige.

Ils avancent d'un kilomètre environ et constatent que la voie est absolument interdite aux traîneaux. Seuls les piétons peuvent avancer, quoique difficilement, et au prix de rudes efforts.

Seuls les piétons peuvent avancer

Un peu avant de rejoindre le campement, un des matelots manque de disparaître dans un trou plein d'eau vive et dissimulé sous une épaisse couche de neige.

C'est un «trou à phoque», une de ces ouvertures par lesquelles viennent respirer les mammifères prisonniers sous la banquise, et qui, sans ces prises d'air qui ne gèlent pas, périraient d'asphyxie.

—C'est bon, dit en son baragouin franco-groenlandais le sauvage polaire, Oûgiouk va rester là, et il tuera la bête.

Sans plus de façon il s'installe au bord du trou, pendant que l'homme mouillé rallie bien vite le campement.

Malgré le froid, le capitaine et l'autre marin demeurent avec Oûgiouk pour l'aider, en cas de capture, à retirer le phoque.

La faction dure depuis une demi-heure et les deux Français, gelés jusqu'aux moelles, n'y peuvent plus tenir.

L'Esquimau, très à l'aise, en apparence insensible à cette atroce température, fixe sur l'orifice ses petits yeux bridés, où luit un regard ardent de convoitise. Un véritable regard de chasseur et de gourmand.

Le phoque tarde toujours. Ce que voyant, Oûgiouk se met à entonner, sur un rythme très doux et très lent, une complainte aux mots baroques, comme s'il espérait charmer l'amphibie et l'amener, ivre de mélodie, à venir se faire massacrer.

Comme l'ont affirmé certains voyageurs arctiques et non des moins autorisés, notamment le lieutenant Tyson [12], du Polaris, les phoques seraient-ils réellement sensibles à la musique?...

A peine si Oûgiouk ronronne depuis cinq minutes sa mélopée barbare, qu'un clapotement insaisissable, mais cependant perçu par son oreille de primitif, se fait entendre à la base de l'orifice.

D'un geste pressant il fait signe au capitaine de demeurer immobile. Il brandit dans sa main droite son croc et se cambre dans une attitude de gladiateur, prêt à frapper.

Le chant continue, plus vif, pour s'interrompre brusquement à l'instant précis où le clapotement est remplacé par un souffle assez fort.

Le bras d'Oûgiouk se détend comme un ressort, et le croc disparaît aux trois quarts au fond du trou.

—A moi!... à l'aide!... il est pris!... baragouine le chasseur.

Heureux de ce dénouement, le capitaine et le matelot, que l'immobilité a rendus rigides comme des glaçons, empoignent le manche de bois au bout duquel se débat, avec une grande force, un animal encore invisible.

Le fer a pénétré sans doute profondément dans la chair, car en dépit d'efforts nécessitant la vigueur des trois hommes, la bête ne peut s'échapper.

La lutte dure près d'un quart d'heure, au bout duquel un superbe phoque barbu, de la grande espèce, est halé, non sans peine.

Il se débat faiblement encore, contre le croc qui s'est implanté jusque dans sa gorge, et beugle plaintivement.

Aux hurlements de joie poussés par Oûgiouk, une partie de l'équipage est accourue.

Le pauvre animal est croché tout palpitant au bout d'une amarre et traîné jusqu'à la tente, par une dizaine d'hommes ravis de l'aubaine.

Mais les plus heureux sont certainement le docteur et Oûgiouk. L'homme de science et le sauvage se rencontrant et non pour la première fois, sur le domaine de l'expérience, savent tous deux que la prise du phoque peut et doit améliorer l'état des scorbutiques.

Oûgiouk a très bon estomac, on s'en souvient, ce qui ne l'empêche pas d'avoir bon cœur. D'ordinaire, il s'empresse d'aspirer le sang tout chaud des animaux capturés. Pour cette fois, il renonce généreusement à ce régal de haut goût et moitié par signes, moitié par gestes, engage vivement Fritz et Nick à coller leurs lèvres à la veine qu'il vient d'ouvrir et d'où jaillit une coulée de sang tiède et vermeil.

Le docteur insiste également, alléguant que ce sang tout chaud est un remède souverain, infaillible, bien connu des nomades arctiques, et souvent expérimenté par les baleiniers.

Puis il ajoute:

—Hâtez-vous, car l'animal agonise.

Fritz essaye et aussitôt écœuré gémit plaintivement.

—Jamais je ne pourrai... boire du sang!... tout mon être se révolte...

—Allons!... faites vite!... c'est la santé... la vie!...

—Impossible!... j'aimerais mieux mourir...

«Toi, Nick... essaye!

Le Flamand a moins de préjugés, ou peut-être plus d'indifférence.

—M'est bien égal, à moi, dit-il de sa voix sourde...

«Donnez-moi à boire eine boutelle ed' verre pilé, ou même pus pire et j'avale tout, pourvu que j'a'lle!»

Séance tenante, il empoigne à deux bras, comme un enfant sa nourrice, le phoque expirant, colle avec une avidité gloutonne ses lèvres à la jugulaire béante, et aspire à longs traits le liquide vivifiant qui ruisselle en gouttes vermillonnées jusque dans sa barbe.

—Que je voudrais donc pouvoir en faire autant! murmure le pauvre Fritz pris de syncope.

Et ses camarades, qui s'empressent autour de lui affectueusement, fraternellement, effrayés de l'atonie incroyable de l'Alsacien naguère si vigoureux, ne peuvent se défendre d'un pressentiment sinistre.

Le soir venu, l'état de Nick, chose incroyable, s'est subitement amélioré, comme si le malade avait été gorgé de cochléaria ou de cresson.

Fritz allait plus mal, et pour comble de malheur, Constant Guignard et le lieutenant Vasseur étaient pris à leur tour du scorbut!

Tous deux, après avoir vaillamment lutté, s'affalent au dernier moment, n'en pouvant plus, les membres rompus, le corps couvert de taches hémorragiques.

Ce n'est pas impunément qu'on accomplit des efforts comme ceux des jours passés, où chacun a fait plus que son devoir.

L'expédition comptant trois malades, et un moribond, car hélas! nul ne peut plus guère s'illusionner sur le sort du pauvre Fritz, et plusieurs cas d'ophtalmie en voie de guérison, le capitaine fait stopper d'urgence, et cesser tous les travaux, pour donner du repos à son monde.

La situation est grave.

Ainsi qu'il a été dit et répété plusieurs fois pendant ce récit, l'existence d'une mer libre autour du Pôle est très problématique [13]; mais, d'autre part, l'expérience de plusieurs expéditions arctiques nous a appris que, sous certaines influences, la mer polaire s'ouvre parfois, même en hiver.

Vraisemblablement il n'existe pas une carapace de glace continue autour du Pôle; çà et là des vides s'y trouvent. Sous l'action des vents, les banquises doivent dériver, remplissant les eaux libres et en laissant ensuite derrière elle.

Leur mouvement ressemble à celui d'une nappe d'huile se promenant sur une couche d'eau plus large. Il en résulte qu'à certains moments quelques parties du bassin polaire sont débarrassées des glaces...

... Donc, ni mer libre, ni mer captive. Mais un océan encombré de glaces errantes, susceptibles de rester à peu près stationnaires pendant un temps plus on moins long, pour reprendre cette pérégrination lente à travers les espaces liquides enserrés par les continents.

Ces glaces, qui s'ouvraient jadis devant l'intrépide Français, vont-elles se dresser désormais en barrières infranchissables entre lui et l'axe terrestre.

Il y a urgence d'agir et une prompte détermination s'impose.

Il faut au plus vite explorer la région, savoir comment sont réparties ces alternances de glace et d'eau vive sur l'espace relativement très faible qui sépare l'expédition du Pôle.

Car, enfin, le but de tant d'efforts n'est plus éloigné que de cinquante lieues terrestres!

Cinquante lieues! pour un piéton médiocre, ce serait l'affaire de cinq jours sur une bonne route. Autant pour revenir, soit dix jours.

Mais l'idée seule d'essayer d'avancer à travers un pareil chaos n'est-elle pas la plus insigne de toutes les folies!

Le capitaine Markham a mis jadis plus d'un mois à parcourir, dans des circonstances analogues, quatre-vingts kilomètres! Au retour, son équipage était à moitié mort d'épuisement, et le scorbut terrassait les plus vigoureux parmi ses hommes.

Encore ses marins trouvèrent-ils au retour, sur leur navire l'Alert, une abondance, un confort et des soins qui les rappelèrent à la vie.

Le commandant de l'expédition française n'a aucun lieu de refuge. Il possède pour tout viatique six semaines de vivres, pour tout matériel une tente en toile à voile et quatre embarcations. Pour auxiliaires, des malades et des débilités.

Que faire?...

Rester là et attendre?... attendre quoi?... la débâcle?...

L'énorme banquise est entrevue à moins d'un mille, et l'amoncellement chaotique de glaces verdâtres, opaques, dures comme du cristal n'est pas de ceux que fondent les obliques rayons du soleil polaire. L'ouragan et les courants peuvent déplacer ces montagnes flottantes, vieilles de plusieurs siècles, mais non les disloquer.

Donc l'attente serait vaine.

Ne vaut-il pas mieux affronter résolument cet obstacle qui se dresse comme une dernière impossibilité, pousser une pointe audacieuse, avec les plus robustes et le minimum de bagages et de provisions?...

Sans doute. Mais, la banquise dérive toujours. Lentement, mais sans relâche. Qu'arrivera-t-il, si derrière ce rempart paléocrystique on trouve l'eau vive! Et si de glaçon flottant en glaçon flottant la petite troupe toujours pointant vers le Pôle, ne retrouve plus au retour les hommes qui seront demeurés avec les embarcations et le matériel!

Là est en effet le grand danger. Ne plus se rencontrer, après une séparation qui ne peut être inférieure à quinze jours.

D'Ambrieux est cruellement perplexe. Ne voulant pas prendre une résolution prématurée dont il sent pourtant l'urgence, il va décider d'attendre vingt-quatre heures encore.

Du reste, une catastrophe qui frappe d'épouvante ses hommes, jusqu'à présent étrangers à la pensée de la mort, suspend jusqu'à nouvel ordre sa détermination.

Le pauvre Fritz agonise. Les points rouges qui, dès le second jour, apparaissaient sous sa peau, se sont étalés en larges ecchymoses bleuâtres. Des tumeurs dures bossuent l'épiderme, et les membres possèdent par place la rigidité du marbre.

Des douleurs lancinantes, qu'exaspère le moindre contact, courent le long de ses os, redoublent aux jointures toutes déformées et lui arrachent des cris déchirants.

Incapable de mouvement, faible au delà de toute expression, perdant toutes ses dents qui se déchaussent et tombent des gencives décomposées, devenues molles comme de l'éponge, encore épuisé par une salivation abondante, et pouvant à peine respirer, le mécanicien se sent mourir au milieu de ses compagnons désespérés.

Le savoir du docteur, son dévouement ont été impuissants à conjurer l'atroce maladie.

Les minutes sont à présent comptées.

Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire, l'intelligence est restée nette. Mais les paroles peuvent à peine sortir de la bouche du malheureux, car sa langue gonflée remplit presque entièrement la cavité fétide, d'où s'échappe, à chaque effort, une sérosité sanguinolente.

Groupés autour de lui, tout pâles et les yeux humides, les marins désolés ont peine à croire à une désorganisation aussi rapide. Comment, Fritz Hermann, ce colosse blond, ce géant si fort et si bon, est devenu en quelques jours ce moribond sans vigueur, sans voix, presque sans regard!...

Quelque intrépides qu'ils soient, ils ne peuvent se défendre d'un vague sentiment d'effroi, bien légitimé par l'aspect navrant de l'agonisant.

Autre chose est, en effet, de mourir en pleine vigueur, soit dans le tourbillon de la tempête ou l'enivrement de la bataille, et d'assister à sa propre décomposition, sentir son organisme s'en aller en lambeaux putrides, et fluer en liquides purulents!...

Fritz pourtant est calme, en homme qui a suivi tout droit le chemin de la vie, et n'a rien à se reprocher au moment où le voyage s'interrompt.

Il murmure à grand'peine des paroles sans suite, et fixe sur son capitaine qui lui tient la main un inexprimable regard d'affection et de regret.

Les mots d'Alsace et de France reviennent perpétuellement, avec celui de Wasselonne, la charmante petite ville d'Alsace où il naquit, et où sont restés ses vieux parents, fidèles au sol natal et à la mère patrie.

A cette vision d'enfance, à ce souvenir du foyer perdu s'ajoutent les mots de bataille, de revanche, proférés d'une voix rauque, vibrante, malgré tout, comme une dernière et plus indignée protestation contre l'attentat.

Puis, après une crise qui menace brusquement de l'emporter, le malade recouvre un moment la parole, grâce peut-être à une dose de vieille eau-de-vie que le docteur vient de lui faire absorber.

—Capitaine, dit-il, adieu... et vous aussi... matelots...

«Je n'assisterai pas... à votre gloire... et je... ne pourrai pas... aider à votre... succès... avec mes... camarades...

«J'ai fait tout ce que je... pouvais... n'est-ce pas...

—Oui, mon ami, répond l'officier dont la voix tremble, et dont la paupière bat; tu as fait aussi pour moi plus que tu ne devais et je t'en serai toujours reconnaissant.

—Merci!... capitaine... et en travaillant de... tout cœur... pour vous... je travaillais aussi... pour la France...

«Camarades... matelots... si j'ai offensé quelqu'un de vous... qu'il... me... pardonne...

«Je vais mourir... fidèle à mon drapeau... en vrai fils d'Alsace... eu luttant contre l'autre... celui qui l'a volée... mon Alsace...

«Capitaine... je veux le voir encore... mon cher pavillon...

«Et toi, Parisien... chante la vieille Alsace!...

«Je mourrai heureux...»

Epuisé par cet effort, le moribond retombe lourdement sur son sac, mais l'aspect des couleurs françaises aussitôt arborées à l'entrée de la tente, et se détachant en vigueur sur la neige, le galvanise.

Tenant toujours la main du capitaine, il tend l'autre au Parisien qui a toutes les peines à retenir ses larmes.

Le Parisien peut à peine retenir ses larmes

Les marins, émus, frissonnants, étreints jusqu'aux moelles par cette scène tragique, se pressent en cercle autour du groupe qu'éclaire un soleil radieux. En dépit d'un froid toujours vif, la tente s'entr'ouvre sur l'horizon de glace, et laisse pénétrer une lumière crue, encore avivée par la neige et les facettes qui la réfléchissent.

—Chante!... ami, reprend le mourant.

«Si je n'ai pas été... toujours... un chrétien fervent... le bon Dieu... me pardonnera... parce que j'ai aimé ma patrie... et il me tiendra... compte... des larmes... et du sang... que j'ai versés... pour elle.

«Chante!... l'Alsace à l'Alsacien qui meurt!»

Surmontant d'un énergique effort l'émotion qui le serre à la gorge, le jeune homme entonne d'une voix sourde, voilée, la fière protestation.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?...

Et Fritz, les yeux fixés avec un indicible regard d'amour et de regret au pavillon qui flamboie sous le grand soleil, semble pour un instant renaître à la vie.

Le Parisien continue d'une voix plus ferme qui retentit, à travers les amoncellements de glace, et se perd là où nul accent humain n'a encore vibré.

... C'est la vieille et loyale Alsace...

A la seconde strophe, on voit Fritz haleter. De grosses gouttes de sueur coulent sur son front, et ses yeux, hypnotisés par les couleurs nationales, s'emplissent de larmes.

Le Parisien entonne la troisième strophe.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
—C'est un pays de plaine et de montagne,
Où poussent avec les épis,
Sur les monts et dans la campagne,
La haine de tes ennemis
Et l'amour profond et vivace,
O France, de la noble race!...

... Par un effort dont on l'eût cru incapable, Fritz, cramponné à la main du capitaine et à celle du chanteur, se lève à demi, au moment où son camarade s'écrie à pleine voix:

Allemands, voilà mon pays!...
Quoi que l'on dise et quoi qu'on fasse,
On changerait plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace!...

A ce dernier mot: Alsace! le mécanicien crie: «Présent!...» comme si une voix mystérieuse l'appelait au delà de cet horizon lointain, vers cet infini où il ne doit plus y avoir ni haines ni regrets, et retombe mort sur sa couche.

—C'en est fait! dit le capitaine sans chercher à dissimuler une larme qui roule jusque sur sa grosse moustache de guerrier gaulois.

—Pauvre Fritz! murmure le Parisien en sanglotant brusquement, à pleine gorge.

Et tous les marins se découvrent avec un respect attendri, pendant que le capitaine, détachant le pavillon, en couvre, comme d'un linceul, la dépouille de cette première victime du devoir!


Bien que le temps pressât, en raison de la pénurie de vivres, le capitaine résolut d'attendre au lendemain avant de rien entreprendre.

Il voulait présider aux funérailles de son matelot, veiller près de lui, et l'ensevelir de ses mains, comme s'il eût été un membre de sa famille.

Ce pieux devoir accompli, il s'en irait où l'appelaient les hasards et les périls de sa destinée.

La mort de Fritz Hermann constatée légalement par le docteur, il fut revêtu de sa tenue de bord avec sa médaille militaire attachée au côté gauche de la poitrine. Il resta ainsi exposé pendant six heures, éclairé par tout le luminaire dont on put disposer, puis, ce temps écoulé, il fut enveloppé dans un vaste carré de toile à voile.

Le capitaine avait fait choix, à quelques centaines de mètres, d'un emplacement, au milieu de blocs énormes disposés de telle façon que l'effort de plusieurs hommes suffirait à les faire écrouler.

On creusa dans la glace une fosse profonde au milieu de cet amoncellement, et les travailleurs retournèrent à la tente pour procéder aux funérailles.

Le cadavre fut hissé sur le plus petit traîneau, celui qui sert en temps ordinaire à porter le bateau plat. Le pavillon national recouvrit la dépouille du défunt, et deux hommes s'offrirent pour traîner le fardeau funèbre. On se mit en marche au petit jour, le capitaine conduisant le deuil, et l'on atteignit la fosse, au milieu d'un silence plein de tristesse.

Selon la coutume des gens de mer, le capitaine lut l'office des morts. Puis la fosse de glace, après avoir reçu le cadavre du brave marin, fut comblée de menus morceaux, sur lesquels on fit écrouler avec fracas les blocs, dont la masse et le poids devaient rendre cette sépulture inviolable aux ours et aux loups arctiques.

Sur la plus haute pointe, fut plantée une modeste croix, faite de deux tronçons d'espars, sur laquelle le charpentier avait, pendant la veillée funèbre, gravé ces simples mots:

FRITZ HERMANN
FRANÇAIS D'ALSACE
26 avril 1888

—Adieu, Fritz Hermann, dit le capitaine d'une voix étranglée, adieu, matelot!

«Tu as vécu en homme d'honneur, tu as souffert et tu es mort sans reproche; repose en paix et que Dieu te reçoive en sa miséricorde!»

Le retour à la tente fut lugubre. Et chacun des survivants qui avait à se reprocher quelques imprudences comparables à celles que le mécanicien payait de sa vie, faisait à part lui de cruelles réflexions, se promettant bien de ne plus jamais sacrifier la sécurité du lendemain à la satisfaction du présent.

Promesses sincères autant qu'intéressées, auxquelles donnait un triste regain d'actualité la présence des trois malades immobiles sous la tente.

Ceux-là, du reste, ne vont ni mieux ni plus mal, sauf toutefois Nick, dont la maladie a été arrêtée net par l'absorption du sang de phoque avalé tout chaud.

Encore une autre dose et il serait guéri. Mais quand pareille aubaine se renouvellera-t-elle?

Qui sait si une rechute grave, peut-être mortelle ne se produira pas, avant que le sauvage pourvoyeur réussisse à opérer d'autres captures.

Cependant le capitaine a un long entretien avec le second Berchou, le docteur, et Guénic remplaçant momentanément le lieutenant Vasseur, atteint de scorbut.

La maladie d'une partie de l'équipage, la mort de Fritz, l'état de la banquise, l'impossibilité absolue de faire franchir à la chaloupe et aux baleinières un tel obstacle, tout concourt à la modification du projet primitif, consistant à ne quitter, sous aucun prétexte, ses matelots.

Mais, comme dit le proverbe: Nécessité n'a pas de loi.

Ce qu'un plus grand nombre ne peut tenter, un petit groupe a plus de facilités pour l'opérer.

Il partira donc seul de l'état-major, accompagné de quatre hommes au plus, et une demi-douzaine de chiens.

Il emmènera le bateau plat avec vingt-cinq jours de vivres, deux sacs pour dormir, quelques médicaments, un sextant, un horizon artificiel, un chronomètre, une lunette astronomique, des armes, des munitions, des pelles et des pioches, en un mot le minimum d'objets strictement indispensables.

Eu égard à la légèreté de ce matériel que les chiens pourraient seuls et très facilement traîner sur une glace plane, les hommes pourront conserver leur vigueur pour agir dans les endroits difficiles et se ménager, quand il n'y aura pas urgence absolue de donner le coup de collier.

Pour ne pas faire de jaloux, le capitaine eût bien désigné par le sort ceux qui doivent l'accompagner. Mais il y a pas mal d'éclopés parmi l'équipage, et il lui faut choisir ceux qui, jusqu'alors, sont restés indemnes de toute maladie.

Chose assez singulière, ce sont positivement des hommes du Midi, du moins sauf un, qui ont victorieusement bravé les rigueurs polaires. Jean Itourria et Michel Elimberri, les deux Basques, plus Dumas le Provençal et le Parisien Farin dit Plume-au-Vent.

Ces quatre hommes sont en conséquence désignés par le capitaine pour marcher avec lui, sans qu'il leur en soit fait pour cela une obligation formelle. Ce n'est plus une affaire de service pour laquelle il n'y a pas de refus possible, mais une sorte d'enrôlement volontaire qu'ils peuvent décliner pour un motif ou pour un autre.

Bien loin d'ailleurs d'hésiter au moment d'affronter cet inconnu plus redoutable encore, les quatre matelots témoignent leur joie par un cri retentissant de: Vive le capitaine! comme si ce choix qui va encore aggraver leurs misères était la plus enviée des faveurs.

Pour la première fois, Dumas rend son tablier et offre l'insigne professionnel à Courapied dit Marche-à-Terre, qui a, paraît-il, en maintes circonstances, montré de réelles dispositions culinaires.

Le choix de Dumas dont nul ne songe même à discuter la compétence est ratifié à l'unanimité.

Courapied est promu maître coq intérimaire et entre en fonctions à l'instant même, pour préparer le repas d'adieu qui fut du reste parfaitement exécrable.

Le lendemain, la petite troupe escortée des hommes valides se mettait résolument en marche et pointait vers le Nord à travers les escarpements de la banquise.

VIII

Recommandations dernières, puis séparation.—Rude voyage.—Splendeurs inutiles.—Toujours la ligne courbe.—Tours de force d'acrobates.—Submergés dans la neige.—Une épave au loin.—Un cairn par 89°.—Angoisses.—Document allemand.—Traces de l'expédition anglaise du commandant Nares.—L'écrit du lieutenant Markham.—La dérive de la mer Paléocrystique.—Subite élévation de température.

Le 27 avril de bon matin, la petite troupe s'était mise en marche après un relèvement très exact de la position. Le capitaine avait remis le commandement à son second, Berchou, qui agirait, en ses lieu et place, pendant son absence et le garderait au cas où lui d'Ambrieux, ne reviendrait pas.

Il lui avait remis en outre, ses dernières volontés, sous pli cacheté, avec ordre d'ouvrir l'enveloppe après une absence d'un mois.

Les hommes s'étaient serré la main en se souhaitant bonne chance, et le Parisien avait eu toutes les peines à consoler Guignard, immobilisé sous la tente par une attaque de scorbut.

Guignard, malade, mais toujours avaricieux, maudissait le scorbut qui l'empêchait de gagner la prime réservée à ceux qui atteindraient le Pôle.

Le capitaine entendant ses doléances, le rassura. La prime serait touchée par tout le monde, ce qui fit grand plaisir à chacun, même aux plus désintéressés.

En outre, le capitaine recommanda essentiellement de chasser avec le plus grand zèle les morses, les phoques ou tous autres représentants de la faune arctique, leur capture devant fournir les éléments indispensable au retour. Oûgiouk, pourvoyeur né de l'expédition, promit de faire merveilles et d'emmagasiner de véritables montagnes de victuailles.

Enfin, après un dernier serrement de main, on se sépara aux confins des glaces dites mauvaises, du moins ceux qui parmi les plus valides avaient fait la conduite au capitaine et à ses compagnons, notamment le docteur, désolé de ne pouvoir aller plus loin.

Un dernier cri de: Vive la France!... vive le capitaine!... et le traîneau, halé par les chiens et maintenu par les hommes, s'engage dans les défilés de l'Enfer de Glace.

La journée est belle et le ciel ensoleillé. Mais le froid est toujours d'une âpreté cruelle. C'est au point que, à certains moments, la respiration qui s'élève dans l'air en un jet blanc très dense, produit un crépitement très appréciable à l'oreille. C'est l'effet de la condensation de la vapeur sortie du poumon, en glaçons d'une excessive ténuité!

Les cinq hommes, les six chiens et le traîneau secoué, culbuté se trouvent au milieu du chaos. Partout des montagnes, des collines, des blocs, des ravins, des trous, des anfractuosités à donner le vertige, à courbaturer par leur vue seule, à désespérer par leurs escarpements.

Il faut, dès le début, et comme pour se mettre en haleine, manœuvrer la pioche et la pelle, déblayer le passage, s'atteler ensuite près des chiens, et faire monter le traîneau sur une pente où il est presque impossible de se tenir debout.

L'accès de la crête glacée est enfin obtenu, grâce à un escalier grossier taillé en plein bloc. Il s'agit maintenant de descendre. C'est encore pis, car le traîneau, sollicité par son poids, menace d'écraser les pauvres toutous qui geignent et tirent la langue.

Il faut l'alléger, transformer son contenu en ballots que chaque homme transporte sur son dos jusqu'au bas de la colline.

Le traîneau vide et dételé s'en va tout seul

—Et va comme je te pousse! dit le Parisien en voyant l'appareil, d'une solidité fort heureusement éprouvée, glisser comme une flèche et s'arrêter au bas d'un nouvel et plus terrible escarpement.

«Mince de Montagnes Russes!»

Cette chaîne franchie au prix de rudes efforts, une autre surgit, plus haute, plus abrupte, plus dure à escalader.

Le contenu du traîneau est déchargé et rechargé jusqu'à cinq fois pendant la matinée!

A un certain endroit plus particulièrement dangereux, le bateau, suprême espoir si les eaux libres apparaissent, doit être transporté à dos d'homme!

On ne compte plus les chutes heureusement amorties par la neige. La soif est intense, la faim commence à se faire sentir...

—Stop!

A défaut de tente, on campe dans une anfractuosité—ce n'est pas cela qui manque—et Dumas installe, à l'abri du prélart couvrant le traîneau, sa lampe à esprit-de-vin et son digesteur à neige.

Les intrépides explorateurs sont collés au flanc d'une colline mesurant au moins quarante-cinq à cinquante mètres de hauteur, et contemplent, malgré le froid, malgré la faim, malgré la fatigue, un spectacle féerique.

Au loin, la neige s'irise des couleurs les plus vives et les plus variées, sur les déclivités des hummocks. Les glaces dénudées par endroits, se montrent sous les rayons obliques du soleil, en un semis de pierres précieuses qui scintillent, comme si la main prodigue d'un Titan les eût lancées à profusion sur un incommensurable écrin de satin blanc.

Diamants, émeraudes, turquoises, rubis, saphirs, topazes, flamboient de tous côtés avec un éclat aveuglant. Tout est lumière, tout est couleur, tout est splendeur aussi, sous ce ciel d'azur intense. L'homme seul est sordide sous sa dépouille d'animaux arctiques, avec ses yeux clignotants sous les lunettes, son nez bleui par de successives congélations, ses lèvres scarifiées par la gelure, son épiderme enfumé, crasseux même, son allure de bête fourbue, ses membres endoloris.

A voir les compagnons du capitaine d'Ambrieux et l'officier lui-même, on les prendrait, sous leur défroque, pour des Esquimaux pur sang, gorgés d'huile et de tripes de phoque.

Mais la dégradation n'est qu'apparente. De ces enveloppes grossières s'échappent des exclamations, des mots, des phrases d'admiration, montrant que ceux-là sont des civilisés, et que chez eux le sentiment du beau survit quand même à la souffrance.

Un déjeuner sommaire, composé de thé bouillant dans lequel est incorporé un morceau de pemmican empoisonnant le suif et un peu de biscuit, est lestement absorbé. Ce mélange incohérent, de consistance gluante, et rappelant la formule de Mme Gibou, semble délicieux aux hivernants, chez qui l'usage d'aliments de plus en plus grossiers et de moins en moins abondants a peu à peu perverti le goût.

La lampe éteinte et le grog avalé, nul n'a envie de faire la sieste en pareil lieu. Les chiens ont gobé leur ration de poisson sec, lappé leur eau de neige et repris la bricole.

—En avant!

Et chacun, pour obéir à ce commandement, oblique à droite ou à gauche, à la recherche de la ligne courbe qui là-bas, à travers l'interminable tohu-bohu de hummocks, d'icebergs et de floebergs, semble sinon le chemin le plus court d'un point à un autre, du moins, le seul praticable.

En avant! cela veut dire obliquez sur l'un ou l'autre flanc, tournez, virez, cherchez le passage, escaladez, glissez, allez parfois en arrière!...

Cependant, comme le fait observer le Parisien dont l'entrain et la gaieté ne désarment pas, la route se tire.

A tel point que, malgré un chemin d'enfer, le capitaine peut, le premier soir, pointer sur sa carte, treize milles dans la direction du Nord, soit vingt-quatre kilomètres, soixante-seize mètres.

C'est un succès inouï, stupéfiant, inespéré, dû exclusivement à la vigueur des hommes, à leur endurance, à leur indomptable énergie.

Les deux Basques, nés en pleine montagne, font merveille. Le Parisien, en véritable faubourien mâtiné de singe, passe partout. Chez Dumas, la vigueur musculaire supplée au manque d'habitude. Quant au capitaine, sa qualité d'ascensionniste, membre du club alpin français, dispense de tout commentaire.

Pour coucher, on improvise, d'après les conseils donnés par Oûgiouk, avant le départ, une maison de neige, un simple trou sous lequel sont enfournés les lits et le matériel.

Les chiens, attachés au traîneau, demeurent préposés à sa garde, au cas bien improbable de rencontre avec des maraudeurs à quatre pattes.

Il semble en effet qu'il n'y a aucune terre à proximité, car on ne rencontre ni mammifères, ni oiseaux. C'est la solitude absolue, troublée seulement par les craquements de la glace, craquements qu'on ne remarque même plus, tant ils sont devenus une habitude, comme l'acte de la respiration auquel on assiste sans y prendre garde.

Le lendemain matin, chacun s'éveille au signal donné par Dumas, qui repose fraternellement enfoui près du capitaine, dans le sac à fourrure.

La veille au soir, les places ont été tirées au sort, et le sort a décidé que le digne cuisinier serait le camarade de lit du capitaine.

Dumas a bien objecté le respect, le grade, la hiérarchie, et déclaré qu'il n'oserait jamais gigoter, ronfler!... si près de son chef.

A quoi le chef a répliqué que c'était l'ordre, et que par conséquent Dumas ronflerait et gigoterait par ordre, côte à côte avec le capitaine, au cas où ces deux habitudes seraient invétérées chez lui.

Et le cuisinier, esclave du devoir et de la discipline, obtempéra.

Le 28 avril, nouvelles difficultés.

—Toujours de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet! observe le Parisien qui est frotté de littérature.

Le temps est superbe, très sec, et un peu moins froid. 25° seulement au-dessous de zéro.

Malheureusement il faut batailler plus que jamais et à chaque instant contre le floe dont les craquelures traîtreusement dissimulées sous la neige ne se comptent plus.

Tantôt les hommes, tantôt les chiens, tantôt le traîneau s'enfoncent à tour de rôle, ou simultanément, selon que la dépression est plus ou moins grande.

Les Basques, stoïques, jurent: capédidiou! et s'arrachent, blancs du neige en cherchant leur capuchon et leurs lunettes.

Dumas épuise la série des jurons provençaux et déclare que, comparé à son pays, le pôle est un endroit idiot.

Le Parisien nargue les chutes et chante, quand cela va très mal, le refrain d'une chansonnette bébête qui fit jadis les délices des petits cafés-concerts:

Par les sentiers remplis d'ivresse
Allons ensemble à petits pas...

Insensible à tout, n'ayant en vue que l'objectif dont il se rapproche à chaque enjambée, dominé par l'unique pensée qui est sa vie, le capitaine en dehors du bien-être—oh! très relatif—de ses hommes, et de l'aide qu'il leur prodigue à chaque instant, marche comme un illuminé.

Un choc un peu plus violent, une chute plus rude, un propos ou plus drôle ou plus salé l'arrachent un moment à cette sorte d'hypnotisme.

Il donne un coup d'épaule pour déhaler le traîneau, tend la main à l'homme aux trois quarts assommé, ou sourit complaisamment à quelque bonne bourde bien épaisse, puis de nouveau se creuse entre ses sourcils le pli longitudinal indiquant la pensée intense, tenace, implacable.

A mesure qu'on avance, cette préoccupation semble plus vive.

Le 28, on a parcouru vingt-cinq kilomètres, et le 30 vingt-neuf!... Total, depuis le départ, quatre-vingts kilomètres!...

Celui qui verrait l'état du chemin parcouru crierait à l'impossibilité, tant ce tour de force paraît incompatible avec la faiblesse des moyens humains.

Et pourtant, cela est!... Pourquoi?... Pardieu! parce que cela est!

Donc, malgré ce résultat stupéfiant, le capitaine est visiblement préoccupé, inquiet, même.

Chose étrange, bien faite pour légitimer cette inquiétude, des traces d'abord presque invisibles viennent de lui apparaître à plusieurs reprises.

Des érosions profondes, qui, semble-t-il, ne peuvent avoir été faites que de main d'homme, se montrent çà et là, comme pour attester le passage de voyageurs venus antérieurement.

A cette pensée d'Ambrieux se sent frémir.

Eh! quoi, tant de travaux, de misères, de souffrances deviendraient inutiles. Le pauvre Fritz serait mort à la peine, ses compagnons endureraient là-bas les angoisses de l'attente aujourd'hui, et demain les tortures de la faim... Les quatre enfants perdus qui s'avancent, au prix de quelles fatigues écrasantes, seraient frustrés, au dernier moment, de l'espoir d'une découverte dont ils n'envisagent peut-être pas toutes les conséquences, mais à laquelle ils concourent intrépidement, de confiance... Cette gloire unique dans les fastes de la civilisation serait enlevée au chef qui a conçu et mis en œuvre ce plan grandiose, et en touche du doigt la réalisation!...

Car, il n'y a pas à en douter d'autres hommes sont passés par là, avant les marins de la Gallia.

L'époque de ce passage est indécise, car la glace peut rester inaltérée pendant de longues années, comme aussi subir des modifications résultant d'écrasements ou de pressions qui la déforment instantanément.

C'est miracle, vraiment, que les hommes n'aient point aperçu jusqu'alors ces vestiges qui, comme on dit vulgairement, crèvent les yeux, tant ils portent l'empreinte non seulement du passage brutal, mais encore et surtout de l'industrie humaine.

Une pente abrupte se présente tout à coup en face de la petite troupe éreintée.

—Va rien falloir turbiner! dit de sa voix railleuse le Parisien.

—Pécaïré! encore tailler là dedans «une» escalier...

—Y s'passera quéques heures avant de pouvoir chanter:

«Madame à sa tour monte...

«Cré pétard?

—Quésaco?...

—Mais, y en a «une» d'escalier... proprement ficelée, encore, et par des lascars qui n'avaient pas les mains en beurre...

Le traîneau s'arrête et le capitaine plus préoccupé que jamais examine un escalier à larges marches, taillées hardiment, de faible hauteur, en plan très incliné, sur lequel il n'est pas trop difficile de haler un traîneau.

—Vivadioux! s'écrie Michel Elimberri, c'est à croire qu'on rêve.

—Ou que de bonnes fées sont venues travailler pour nous, dit le Parisien avec sa naïveté goguenarde qui ne demande pas mieux que de croire au surnaturel.

—A moins que y en ait parmi nous de somnambules, dit à son tour Dumas...

«J'ai connu sur le Colbert un cuisinier qui se relevait la nuit pour mettre cuire des fayots au lard, et se fiçait dans une colère bleue quand il trouvait, au branle-bas, sa cuisine parée, avec sa camelote en train de mizôter!...

Jean Itourria émet à son tour une opinion qui amène sur le visage du capitaine une brusque et passagère contraction.

—Eh!... Caramba... si cet Allemand de malheur était venu dans ces parages...

«Si c'était lui qui a taillé cette montagne de glace...

«Demande pardon, excuse, capitaine, de supposer que ce monsieur Pregel ait pu arriver jusqu'ici, par la raison qu'il n'est pas de la flotte...

—Tout est possible! interrompt brusquement le capitaine en passant la bricole du traîneau sur son épaule.

«En avant! mes enfants... qui vivra verra!»

Grâce à ce plan incliné supérieurement coupé de marches régulières, dont l'arête se trouve à peine érodée, le passage du monticule s'opère en un quart d'heure, alors qu'il eût exigé au moins deux heures d'efforts et de travail.

Les dernières paroles du charpentier ont fait froncer le sourcil au capitaine, tant elles répondent bien à l'idée secrète et tenace qui obsède sa pensée, depuis l'apparition des premiers vestiges.

Contre toute possibilité, contre toute vraisemblance, Pregel aurait-il réussi à pousser jusque-là!

Et qui sait, plus loin encore peut-être, puisque les traces, au lieu de disparaître et de s'atténuer, augmentent encore, à mesure que s'accroissent les difficultés!

La voie suivie devient de plus en plus affreuse. Elle serait franchement impraticable, sans la présence de ces étranges travaux d'accès qui en facilitent singulièrement le parcours.

Enfin, chose plus extraordinaire encore, le chemin ainsi préparé se dirige imperturbablement vers le Nord, dont le pôle se rapproche de plus en plus.

La journée du 29 accuse ainsi une distance parcourue de vingt-six kilomètres, en dépit d'obstacles effrayants.

Le 30 avril, à 9 heures, par un froid toujours très vif, le capitaine constate que, après les circonvolutions opérées à la recherche de la ligne droite, cette ligne droite prolongée depuis le campement, atteint cent onze kilomètres, soit un degré.

L'expédition française est par 89° de latitude Nord, c'est-à-dire à vingt-cinq lieues terrestres seulement du Pôle!

Cette bonne nouvelle redonne du nerf à chacun et l'étape, après une nuit glaciale, est commencée avec un entrain superbe.

Ah! si la damnée trace qui monte inflexiblement vers le Nord n'accusait pas le passage antérieur d'inconnus venus on ne sait d'où, quelle joie exubérante, pour ces pauvres marins, qui, malgré leur vaillance, n'en peuvent plus, et ne marchent que soutenus par l'idée du devoir accompli, et par l'affection qu'ils portent à leur chef.

D'Ambrieux, de plus en plus sombre, garde un silence farouche et cherche si cette voie qui pourtant facilite singulièrement sa marche, cessera enfin.

Ce qu'il lui faut, c'est l'inviolée solitude avec ses glaces inaccessibles, son grand silence de région inexplorée, où ne se rencontrent même ni quadrupèdes ni oiseaux.

Mais, à propos, quels sont ces ossements épars sur la glace d'où la neige a été balayée par la tourmente! Cette tête busquée, ces mâchoires plantées de dents aiguës, ces pattes de plantigrades ont appartenu à un ours. Les os creux ont été éclatés à la chaleur, comme faisaient jadis les primitifs pour en extraire la moelle.

Mais ce ne sont pas des sauvages qui ont fait cette curée, car un peu plus loin se trouvent deux cartouches vides, en laiton, avec ces deux mots estampés sur le fond: «Maxwell Birmingham».

L'ours a été tué, puis dévoré par des hommes portant des armes approvisionnées de cartouches anglaises.

Renseignement bien vague et n'apprenant pas grand'chose.

L'expédition allemande est munie de fusils Mauser. Mais qui sait si parmi ses membres ne se trouve pas quelqu'un armé d'une carabine anglaise.

D'Ambrieux n'a point d'autre idée en tête que celle de l'expédition allemande et de son chef le devançant à travers la sinistre étendue de floes et de hummocks, à travers l'épouvantable Enfer de Glaces.

Et qui donc aurait pu s'avancer aussi loin, puisque depuis des années, nulle campagne polaire n'a été entreprise, sauf celles de la Jeannette et de Greely, si déplorablement terminées!

Les traces laissées sur les glaces, les débris abandonnés semblent du reste contemporains...

... A deux heures, le capitaine, de plus en plus obsédé, va commander la halte pour le goûter, quand Dumas, dont l'œil de chasseur voit juste et loin, lui fait apercevoir quelque chose de long et de mince, implanté en plein banc de glace, à une distance assez notable.

—On dirait, capitaine, sauf votre respect, un manche à balai, si dans la marine il y avait des balais, ou si les fauberts ils auraient des manches.

Incapable de subordonner son allure à la marche lente du traîneau, le capitaine s'élance en courant vers la mystérieuse épave, et se trouve en effet devant un morceau de bois qui paraît, à première vue, être la hampe d'un croc.

Le capitaine s'élance vers la mystérieuse épave...

Il est dans un état de conservation parfaite, grâce peut-être à des onctions d'huile de lin qui l'ont saturé. Sa pointe disparaît dans un monticule de la grosseur d'une barrique, formé de glaçons agglomérés avec des boîtes à conserves réunies entre elles et attachées au morceau de bois par un fil de fer.

Il y a donc, dans cette disposition, l'idée manifeste d'attirer l'attention. C'est bien là un cairn ou signal édifié non pas avec des pierres, puisque la matière première fait défaut, mais avec les éléments dont disposaient les mystérieux visiteurs.

Il doit y avoir là-dessous quelque document dont il importe de prendre au plus tôt connaissance.

Dans sa précipitation, le capitaine est accouru les mains vides, sans même apporter un couteau à neige.

Il essaye néanmoins d'arracher le morceau de bois et d'ébranler à coup de pieds le grossier édifice.

Vains efforts! La glace, quand le froid est très vif, est le meilleur de tous les ciments.

Il faut, à d'Ambrieux, modérer son impatience, retourner au traîneau et revenir avec un homme et deux pioches pour démolir le «signal».

Sous leurs coups, la glace vole en éclats et les boîtes à conserve s'éparpillent avec un grand bruit de ferraille.

L'amoncellement destiné à attirer l'attention des voyageurs étant dispersé, le capitaine d'Ambrieux aperçoit, profondément implanté dans la glace, un gros ballot de toile qu'il extrait avec précautions, et déroule avec des peines infinies.

Au milieu du ballot, il trouve enfin un flacon de verre solidement bouché et cacheté avec du brai.

Dans son impatience il va briser le flacon dans lequel il distingue parfaitement un rouleau de papier. Mais, honteux de cette précipitation, il commande à ses nerfs, arrête le tremblement qui agite ses mains et débouche posément le récipient.

Plusieurs feuilles s'en échappent. Il saisit la première venue et la parcourt d'un avide regard.

Elle est couverte de caractères allemands.

—Pardieu! J'en étais presque sûr, s'écrie amèrement l'officier.

Il relit une seconde fois et plus attentivement, et ne peut retenir un geste d'étonnement, à la vue d'un nom, d'une date, d'une latitude et d'une longitude: Markham... 12 mai 1876... 83° 20′ 26″ lat. N... 65° 24′ 22″ long. O.

Un long soupir de soulagement lui échappe alors, puis un bruyant éclat de rire.

L'homme qui l'accompagne et le regarde interdit, est Michel Elimberri, le matelot basque, l'ancien baleinier-pilote des glaces, fort intelligent, et capable de comprendre.

—Tu te demandes si j'ai perdu la tête, n'est-ce pas, Michel? dit le capitaine dont la voix est légèrement altérée.

—Mais, capitaine, vous êtes bien libre d'avoir l'air chaviré, puis de rire dans la même minute, si bon vous semble...

«Vous êtes le maître...

—C'est que, vois-tu, je viens d'avoir une fière peur.

—Pas possible!...

«Un autre que vous me le dirait que je répondrais que c'est pas vrai.

—C'est pourtant l'exacte vérité, va, matelot.

«J'ai eu peur d'avoir été devancé, et de ne pas arriver le premier là-bas... où nous serons dans quatre ou cinq jours, et où nul n'est jamais allé...

Michel esquisse une pantomime qui dans tous les pays du monde signifie: «Je ne comprends pas,» et que son accoutrement d'ours polaire rend singulièrement expressive et caricaturale.

—Je vais te traduire ce document, et tu sauras...

«... Mais il en a un second, en anglais...

«... Et un troisième en français.

«Ecoute plutôt la lecture de ce dernier:

«Aujourd'hui, 12 mai 1876, s'est arrêtée ici, par 83° 20′ 26″ de latitude Nord, et 65° 24′ 12″ de longitude ouest, l'expédition à la mer polaire, commandée par le capitaine G. Nares, de la marine britannique, et comprenant les deux navires: Alert et Discovery.

«De l'hivernage de l'Alert, par 82° 24′, sont partis deux traîneaux sous les ordres du lieutenant Markham, qui a pu les conduire à travers les floebergs de la mer Paléocrystique jusqu'à ce point, le plus élevé vers le pôle où l'homme ait atteint.

«Signé: Capitaine Albert H. Markham.

«Lieutenant de l'Alert

—Mais, capitaine, s'empresse de dire le Basque, après la lecture de ce papier dont les caractères sont à peine altérés, le capitaine Markham, dont j'ai lu l'expédition pendant l'hivernage, parle de sa latitude qui est de 83° 20′ 26″...

«Nous sommes, nous, par 89°!... c'est-à-dire 6° plus au nord... et notre latitude est la bonne, puisque c'est vous qui l'avez prise...

—Celle de Markham était bonne également, mon brave Michel, ajoute en souriant le capitaine.

—Caramba! je ne comprends plus...

—C'est bien simple pourtant, continue l'officier en réintégrant, du bout de ses doigts gourds, les trois papiers dans leur enveloppe de verre.

«Tu te rappelles ce que le commandant Nares disait de la mer Paléocrystique?

—Oui, capitaine.

«Une mer couverte de glaces censément éternelles, qui ne fondaient point, ne bougeaient pas de place, et empêchaient, à tout jamais, d'approcher du Pôle ceux qui auraient voulu tenter l'aventure.

«A preuve que, six ans plus tard, M. Pavy, le docteur français attaché à l'expédition Greely, ne trouve plus les soi-disant glaces éternelles, et manque de se noyer là où le commandant Nares croyait la mer prisonnière pour toujours.

—Le commandant Nares avait eu à la fois tort et raison, continue le capitaine en ralliant le campement son flacon de verre à la main.

«Tort en jugeant immobile ce redoutable amas de glaçons; raison, en pensant qu'il était extrêmement vieux, et à peu près indestructible.

«Il y a, vois-tu, quelque chose de plus fort que le poids et les adhérences de ces montagnes de glaces...

«C'est l'action combinée des vents et des courants.

«Un beau jour, la banquise paléocrystique a quitté les rives où l'a rencontrée le commandant Nares, et s'est mise à dériver au caprice de l'ouragan et suivant l'orientation des courants...

—Mais, capitaine, il y a onze ans de cela!...

—Qui nous dit qu'elle n'a pas tourné plusieurs fois autour de l'axe terrestre, qu'elle ne s'est pas promenée d'un pôle du froid à l'autre... qu'elle n'a pas été accrochée des mois, des années peut-être à quelque côte ignorée, pour repartir à travers les espaces circumpolaires?

—Vous devez avoir raison, capitaine.

«Car de telles masses une fois prises ne dégèlent plus, du moins sous pareille latitude, où l'été n'a même pas la chaleur de nos hivers.

Les deux hommes ralliaient à ces mots le campement où Dumas, Itourria et le Parisien attendaient, avec impatience, le résultat de la découverte.

On devine sans peine les exclamations et les commentaires qui suivirent cette étrange aventure, les réflexions que suggérèrent la longue existence de ces monstrueux amas de glaces errantes, et la surprise qu'éprouverait le brave officier anglais, en apprenant à quel vagabondage effréné s'était livré son document.

A propos de ce document, le capitaine d'Ambrieux le réintégra dans son enveloppe, et y ajouta un papier avec ces mots:

«Trouvé le 30 avril 1888 par le capitaine d'Ambrieux, chef d'une mission française partie en 1887 pour explorer les régions arctiques. Longitude observée: 9° 12′ ouest de Paris, latitude 89°. A cette date du 30 avril 1888, le commandant de la mission française, après avoir perdu son navire, n'avait plus que pour un mois à peine de vivres et se proposait, après être passé au Pôle, de rallier les terres moscovites. Quelques cas de scorbut se sont déclarés dans l'équipage frappé d'une perte cruelle, en la personne du mécanicien Fritz Hermann, qui succomba le 26 avril de la présente année.

«Ont signé: Jean Itourria, Dumas, Michel Elimberri, matelots; Farin, chauffeur; d'Ambrieux, capitaine.»

Le flacon fut rebouché, puis cacheté avec du brai, et replacé dans le cairn, qui fut réédifié avec soin et surmonté de sa hampe de bois.

IX

Le froid diminue.—Encore un obstacle vaincu.—Nouveau souvenir au pays du soleil.—La mer!... La mer!...—Le traîneau est à son tour porté.—En bateau.—A quinze heures du Pôle.—Entrain magnifique.—Coup de sonde.—Stupéfaction.—Un fond de vingt-cinq mètres.—Brusquement le fond tombe à deux cents mètres.—Les idées du Basque Michel.—Tout dérive, le bateau, les glaces, la mer elle-même.

Cette journée du 30 avril devait être fertile en événements.

Les cinq hommes après avoir réédifié le cairn du capitaine Markham retrouvé de si étrange façon, et si loin de la latitude observée par l'officier anglais, avaient repris leur marche vers le pôle.

Marche terrible, semée de heurts et de chutes, épuisante par la continuité d'efforts surhumains et de privations dont rien ne faisait présager la fin.

La petite troupe halant intrépidement avec les chiens sur le traîneau venait, après avoir atteint, puis franchi une série d'escarpements vertigineux, s'échouer sur une plate-forme dépourvue de neige, et constituée par un glaçon colossal.

Chose étrange, plus on monte, plus la température paraît augmenter. Au lieu d'être saisis comme le matin par un froid plus vif, à mesure qu'ils s'élèvent, les marins transpirent avec une abondance incroyable, à tel point que le capitaine fait enlever les surtouts de toile, quitte à les remettre si le froid reprend brusquement.

Mais non. Le thermomètre, d'accord avec eux, indique seulement une température de −17°, et cela, sur une colline de glace complètement nue, et bien qu'il soit sept heures et demie du soir.

Aussi, déclare le Parisien, quelle joie, quelle sensation délicieuse de sentir qu'on a encore des pieds! et ne plus marcher, sur des «espèces de patins» qu'on ne sait plus si c'est des pilons d'invalides, ou des paquets de n'importe quoi.

Les sacs à dormir sont installés sans aucun abri, en plein vent, et la modeste cuisine préparée, puis absorbée d'excellent appétit, comme par de bons bourgeois qui, pour la première fois de l'année, dînent sous leur tonnelle déjà garnie de bourgeons et de fleurettes.

Par exemple, il faut redescendre chercher de la neige pour faire le thé et abreuver les chiens. La neige, qui jusqu'à présent a surabondé, manque absolument sur le plateau, et la glace est toujours salée.

Sur ce point élevé le vent l'a balayée dans les déclivités, comme il est d'ailleurs facile de le voir en contemplant le morne paysage.

Cette subite élévation de la température a déridé tout le monde et ramené l'espoir descendu, lui aussi, à quelques degrés au-dessous de zéro, au thermomètre des illusions.

Il y a en vue une nouvelle crête montagneuse, plus escarpée, plus haute que toutes celles rencontrées jusqu'alors, mais le Pôle s'est rapproché encore et ce qui reste à parcourir n'est plus qu'une misère, un rien... d'autant plus que le froid atroce des jours passés semble vouloir faire relâche!

Les quatre marins et leur chef entreprennent courageusement l'escalade. Il faudrait également dire: et les chiens, car les braves bêtes, malgré le mauvais état de leurs pattes, donnent des coups de collier tels qu'ils font monter, par instant, le traîneau, sans le secours des hommes.

Il est du reste à remarquer que pour ces quadrupèdes si singulièrement transformés en bêtes de trait, plus rude est l'obstacle, plus grand est l'effort. Il est pour ainsi dire sans exemple que, sauf bien entendu en cas d'impossibilité absolue, les chiens groenlandais, toujours disposés à tirer un fardeau supérieur à leurs forces, soient demeurés en détresse.

Le versant méridional de cette véritable chaîne de montagnes de glace arrête pendant près de quatre heures le petit équipage, tant l'ascension est rude et les haltes fréquentes.

Pour la première fois depuis longtemps, la sueur ruisselle franchement sur les visages et ne se prend plus en glaçons, dès qu'elle est exposée au coup de fouet cinglant de la bise.

Le thermomètre n'est plus qu'à −14°!

Les hommes n'en reviennent pas et s'égayent comme de grands fous.

—Mais qu'est-ce qu'on va donc trouver derrière cette montagne qu'on dirait que c'est la toile de fond de notre sempiternel décor? demande Plume-au-Vent toujours hanté par les comparaisons tirées de son ancienne profession.

—Peut-être des terrains couverts de beaux sapins, répondent les Basques, croyant avoir déjà un avant-goût des landes.

—Eh! millé dioux, vous pourriez bien dire: d'orangers, riposte Dumas, d'orangers et d'oliviers, à preuve que ze sucerais bien une oranze et que ze serais heureux d'apprêter, aux olives, notre premier filet de phoque.

—Pourquoi pas des bananiers, des cocotiers ou des arbres à pain, avec des coups de soleil, renchérit Plume-au-Vent, dont la face violette a un superbe ton d'engelure.

—Ou simplement la mer libre, termine le capitaine.

—La mer libre, sur laquelle glisserait sans entraves et à toute vitesse notre canot...

On arrive en ce moment au sommet de la crête glacée, et le Parisien, qui se trouve en tête de l'attelage d'hommes et de chiens, s'arrête sur un petit plateau et s'écrie d'une voix retentissante:

—La mer!... La mer!...

Certes, jamais les dix mille conduits par Xénophon ne poussèrent de meilleur cœur, à l'aspect des flots du Pont-Euxin, le cri suprême de joie et de délivrance renfermé dans ce mot résumant toutes les angoisses d'hier, toutes les espérances de demain:

—Thalassa!... Thalassa!...

Le capitaine qui vient après, et avec lui Dumas, Elimberri et Itourria, s'arrêtent et s'écrient aussi:

—La mer!... La mer!...

De ce poste élevé, ils aperçoivent une magnifique étendue d'eau, s'étalant à perte de vue et sur laquelle flottent, en petit nombre, des glaçons probablement détachés de la vieille banquise paléocrystique finissant brusquement là, sous leurs pieds.

Ils aperçoivent une magnifique étendue d'eau...

A droite et à gauche, les monticules bleuâtres, les collines poudrées de neige s'allongent en une ligne déchiquetée formant le rivage de cette mer intérieure, d'où n'émerge, du moins à première vue, nulle terre, nul îlot, pas même un roc, rien.

C'est la solitude absolue que n'animent ni les ébats bruyants des mammifères arctiques, ni les randonnées capricieuses des oiseaux polaires sans doute retenus là-bas par les rigueurs d'un tardif hiver.

C'est aussi le silence, car les flots sont immobiles, et frissonnent à peine au pied des floebergs qui se dressent comme des spectres sur les eaux glauques.

Au-dessus de cette portion d'océan libre, qui partout ailleurs se montrerait sphérique, s'incurve en coupole un firmament d'un bleu intense, où flamboie l'aveuglant soleil dont nulle vapeur n'atténue l'incomparable éclat.

Une profusion de lumière, un immense lac d'eau vive, quelques glaces flottantes, c'est tout!

Rien qui frappe le cerveau, enthousiasme l'esprit, fasse battre le cœur, étreigne l'âme! Rien qu'un paysage polaire plus silencieux que ceux aperçus jusqu'alors! Rien qu'une étendue banale où la nature ne s'est donnée la peine d'être ni imposante, ni terrible, ni gracieuse, ni surabondante.

Les matelots qui se sont fait une tout autre idée de cette abstraction, jusqu'à lui donner un aspect en rapport avec leur éducation ou même leurs superstitions, à la matérialiser selon leurs aptitudes et leur compréhension, paraissent un moment interdits.

Mais, comme après tout ils sont matelots, que la mer est faite pour naviguer, et non pas pour exécuter un métier d'acrobates sur les montagnes de glace qui la recouvrent, ils se disent non sans raison, par l'organe de Dumas qui résume leur pensée:

—Voici de l'eau, de la belle eau dont que la Méditerranée elle en serait zalouse!

«Assez de glaces, Pécaïré!

«Et vive la mer, Tron dé l'air!...

«Nous sommes tous francs chaloupiers, et nous quitterons volontiers cette mauvaise rosse de glace, pour cette belle eau salée!...

«Pas vrai, camarades!...

—Eh! zou!... tu as bien dit, maître coq, répondent les autres, et ce qu'on va se paumoyer en bas, si toutefois c'est l'idée du capitaine!...

—Certainement, matelots, c'est mon idée.

«Mais vous prendrez bien le temps de manger, puis de boire la double ration que je vous offre.

—Oh! oui, capitaine, et surtout de la boire à votre santé et à la réussite de votre affaire.»

Ce qui fut fait, et religieusement! Puis, selon l'énergique et pittoresque expression des marins, on se paumoya jusqu'au ras de l'eau, après avoir eu toutefois le soin d'accrocher à un des pics les plus élevés un vaste lambeau de fourrure. Ce signal devait servir «d'amer», c'est-à-dire de point de repère pour indiquer la route du retour, dans le cas où la banquise paléocrystique, en apparence immobile depuis le commencement du voyage, viendrait à se déplacer, sous l'influence possible d'un ouragan et des courants.

La descente fut rude, mais l'adresse et le courage des cinq hommes suppléa au manque presque absolu de moyens. Le chargement fut encore une fois fractionné en fardeaux proportionnés à la vigueur humaine, et déposé au bord de l'eau. Bateau et traîneau suivirent le même chemin, et vinrent s'accumuler près du monceau d'objets composant le «vade mecum» des voyageurs.

Le bateau fut enfin démarré du traîneau. Un divorce! dit le Parisien qui aime toujours à rire.

Il ferait mieux de dire: un changement d'état et de position, car le traîneau de porteur devient porté. Il est installé à l'avant, sur le fond plat de l'embarcation bâtie d'après le modèle des «oumiaks» esquimaux, léger comme eux et comme eux aussi à peu près insubmersible, malgré son excessive mobilité.

Le chargement complet des bagages le fit à peine entrer de quelques centimètres, mais le poids des hommes et celui des chiens l'alourdit sensiblement, tout en lui donnant plus de stabilité.

La journée du 30 avril ayant été employée à l'ascension du dernier rempart de glace et à l'arrimage du bateau, le petit équipage cuisina, dîna et campa encore une fois sur la glace.

Chose singulière ou tout au moins inusitée, ces hommes éreintés, fourbus par cette série de manœuvres, dormirent à peine dans leurs sacs de fourrures.

L'attente du grand événement dont la réalisation est si proche les tint éveillés pendant cette nuit sans ténèbres, et toute conventionnelle, là-bas, où le grand jour de six mois est depuis longtemps commencé.

Le lendemain, le canot fut mis à flot sans peine. Les chiens, heureux et stupéfaits de ne plus sentir la glace sous leurs pauvres pattes gelées et engourdies, se blottirent sans perdre de temps sur les sacs et semblèrent vouloir incruster tout leur corps à cette substance si tiède et si moelleuse.

Chaque homme saisit un aviron et se mit à son poste de nage, le capitaine prit place à la barre, orienta le petit bâtiment, et les yeux fixés à la boussole commanda:

—Nage partout!

Le capitaine commanda: «Nage partout!»

Le bateau déborde aussitôt et s'avance sur les flots unis comme un miroir, avec une vitesse de bon augure.

Il pouvait être à ce moment quatre heures du matin.

Très satisfait de cette vitesse apparente, le capitaine voulut se rendre compte de ce qu'elle pouvait être en réalité. Il improvisa avec une ligne et un morceau de cuir amarré en parachute une sorte de loch grossier, mais suffisant. Il calcula la longueur de la ligne, la pourvut de nœuds régulièrement espacés; puis, sa montre à secondes remplaçant le sablier, il mouilla le petit appareil en recommandant aux nageurs de conserver leur vitesse.

L'expérience marcha le mieux du monde et le résultat montra que la nage atteignait une vitesse de quatre milles environ à l'heure, c'est-à-dire près de sept kilomètres et demi (exactement 7 kil. 408 m).

Si le temps se maintient au beau, si la mer continue à être favorable, si enfin il ne survient aucun accident de navigation susceptible de ralentir cette allure, il est possible d'atteindre le pôle en quinze heures.

Quinze heures!... Les matelots n'en peuvent croire leurs oreilles.

Comment! il suffirait de quinze fois soixante minutes pour échapper à l'obsédante ténacité de cette idée qui, depuis un an, travaille toutes les cervelles.

Dans quinze heures les matelots de la Gallia auraient accompli ce que nul n'a jamais pu réaliser depuis que le monde existe!

Ils seraient riches des largesses de leur capitaine, et célèbres à jamais. Enfin, on commencerait à quitter cet atroce pays des glaces éternelles, pour revenir au pays natal, cette belle France aujourd'hui couverte de feuilles et de fleurs, avec ses ports où le matelot est roi, et où la bordée franche attend celui qu'une longue campagne a enrichi et affamé.

Ah! pardieu! on va souquer dur... à s'en faire éclater le fil des reins.

D'abord, pour faire plaisir au capitaine... le roi des hommes... et puis pour savoir en fin le compte ce que c'est, en réalité, que ce pôle Nord, pour lequel on a dérangé tant de braves mathurins, fait sauter un fier navire comme la Gallia, failli se manger le nez avec les Allemands, et finalement turbiné comme jamais morutiers et baleiniers ne l'ont fait!

Quelque désireux qu'il soit, lui aussi, d'en finir, le capitaine modère cette ardeur, et déclare qu'il sera impossible de conserver pareille vitesse pendant quinze heures. Que l'on devra compter sur un temps presque double, pour permettre à deux hommes sur quatre de se reposer.

Tiens! c'est juste... nul n'avait pensé à cela. Il faudra bien avoir quelques moments de relâche...

A moins que... dame! si on trouvait le fond à une profondeur raisonnable. Il y a deux grappins à bord, avec un bout de drisse. Alors, on verrait à s'ancrer tant bien que mal, de façon à se reposer deux ou trois heures, tout le monde ensemble, après quoi on nagerait de plus belle, jusqu'à ce que la peau des mains vous en pèle!

C'est très juste et le capitaine s'empresse de transformer en sonde, sa ligne de loch, avec un simple morceau de plomb amarré au bout de la ligne.

Il mouille par-dessus bord, après avoir fait stopper, le petit appareil, et constate, avec stupéfaction, que le plomb s'arrête à vingt brasses! exactement trente-deux mètres quarante centimètres, la brasse mesurant un mètre soixante-deux.

Il fait avancer d'une centaine de mètres, et ne trouve plus que dix-sept brasses, vingt-sept mètres cinquante centimètres.

Deux cents mètres plus loin, le fond est par vingt-deux brasses ou trente-cinq mètres soixante-quatre!

Il voudrait bien connaître la nature de ce fond rencontré, contre toute prévision, à une aussi faible profondeur. Mais le bloc de plomb n'est pas creusé inférieurement comme les sondes, pour recevoir un morceau de suif qui ramène des échantillons de vase, de sable ou de grève composant ces fonds.

Plume-au-Vent, un peu mécanicien, se charge d'évider à la halte du soir le grossier instrument, et de le mettre à même de fonctionner.

Le bateau reprend sa marche avec une vitesse très satisfaisante, une absence de brise qui rend la nage facile, et une température autorisant la simple vareuse de laine en usage à bord.

A onze heures, on stoppe pour déjeuner, après avoir vaillamment parcouru environ cinquante et un kilomètres. Comme il n'y a ni brise ni courant, on se contente de déborder les avirons, et de rester tout naturellement en panne.

L'eau sur laquelle flotte le bateau est d'une salure atroce. Bien a pris à Dumas de remplir à tout hasard de neige le digesteur lors de l'appareillage. C'est une trentaine de litres d'eau douce à peine suffisante pour deux jours aux besoins des hommes et des chiens.

Une glace flottante, grosse comme une barrique, passe à portée.

Elle est happée avec un croc et dégustée sans retard. Chose encore plus étonnante que toutes les contradictions auxquelles on se heurte depuis deux jours, cette glace est absolument douce.

La glace douce étant toujours fournie par les glaciers, il y aurait donc à proximité un glacier, c'est-à-dire une terre... à moins que ce morceau perdu au milieu des floebergs, ou glaces de mer salées par conséquent, n'erre depuis de longs mois...

Dumas, à coups de pic, en casse quelques volumineux morceaux, en prévision de la soif et des futurs besoins culinaires.

La profondeur est toujours identique, à quelques brasses près.

A midi, le petit équipage reprend vaillamment sa nage en dépit des ampoules qui font saigner les mains copieusement frottées de graisse de phoque, un remède souverain, paraît-il.

Tout à coup, le capitaine, auquel ses fonctions de timonier donnent quelques loisirs, laisse tomber encore une fois son plomb de sonde et commande de stopper.

—Sacrebleu! voilà qui est étrange, dit-il étonné.

La sonde descend toujours...

«Matelots! nage un peu à culer! la ligne a du biais et s'engage.

Arrivés à pic, les marins, non moins surpris que leur chef, voient la ligne se dérouler encore, presque indéfiniment...

A tel point que la longueur totale disparaît, c'est-à-dire deux cents mètres, et le fond n'est pas encore atteint.

Force est à l'officier de remonter l'engin, sans pouvoir approfondir, du moins pour l'instant, cette singulière et nouvelle contradiction.

La ligne remontée et enroulée, le capitaine commande:

—Nage partout!

A vingt mètres à peine de l'endroit qu'il vient de sonder, il trouve le fond par trente mètres!

De plus en plus stupéfaits, les deux Basques échangent un regard effaré comme s'il y avait là quelque maléfice.

Heureusement que Plume-au-Vent et Dumas, deux fortes têtes, les rassurent par leur aspect imperturbable.

—C'est le trou par où passe l'axe de la terre, s'écrie le Parisien.

—T'es bête! observe Dumas.

«Si nous étions au Pôle, je ne dis pas.

—Alors, c'est un faux coup de tarière, ou bien un des évents du grand puits artésien par ousque les ingénieurs du commencement du monde ont poussé leurs travaux.

—Moi, dit enfin Michel Elimberri le baleinier, rasséréné par les plaisanteries de ses copains, il me vient une autre idée, mais je ne la dirai que ce soir, parce qu'il faut que je la médite afin de ne pas me faire fiche de moi.

—Dis tout de même, mon brave Michel, interrompt le capitaine de sa voix chaude et sympathique.

«Tu es baleinier depuis longtemps, tu connais bien les glaces, tu es enfin homme d'expérience, parle, mon ami, et sois certain que nul ne se moquera de toi.

—Vous êtes bien bon, capitaine, et voici donc la chose telle qu'elle m'apparaît comme çà, en vrai!

«D'abord, y a une chose pas naturelle, c'est de n'apercevoir aucun poisson, gros ou petit, ni aucun autre habitant des eaux ou des airs.

«Donc, pas d'animaux marins, et pas d'oiseaux pour les manger.

«Donc, en fin finale de manière de dire, y a là, je réitère, une chose pas naturelle et que la mer ousque nous bourlinguons n'est pas la vieille amie du matelot, celle qu'est un monde plus grand, plus beau, plus varié, plus peuplé que n'importe pas quel monde de dessus la terre.

«Comprenez, c'pas, capitaine?

—Parfaitement, Michel, et ce que tu dis m'a déjà beaucoup frappé.

«Continue.

—Or donc, capitaine, voici l'opinion que je me fais depuis que les camarades ont parlé, après votre coup de sonde extraordinaire.

«C'est que la mer ousque flotte le canot n'est pas une mer, mais une espèce d'eau salée qu'a un double fond.

—Bravo! Michel... Je crois, mon ami, que tu as découvert du premier coup le mystère.

—Or donc, reprend avec son expression favorite le matelot encouragé par l'approbation de son chef, voici la chose qui me fait penser à un double fond.

«Toute montagne de glace flottante cache sous les eaux deux fois la hauteur qu'elle laisse apercevoir au-dessus.

«De telle sorte qu'un iceberg qui sort de vingt mètres s'enfonce de quarante... Y a pas un mousse de baleinier pour ignorer ça.

—C'est parfaitement juste.

—Or donc, la banquise que nous venons de quitter, nous a offert à franchir des versants, notamment le dernier, qui s'élevait d'au moins cent mètres au-dessus du niveau de la mer.

«Par conséquent, ce tiers de glace escaladé par nous se prolonge au moins de deux cents mètres dans l'eau.

—Très bien!

—Je n'apprendrai rien de neuf aux camarades en leur disant que les banquises, surtout celles d'un pareil calibre, se prolongent non seulement à pic, de haut en bas, mais encore et surtout «horizontalement».

«Eh bien, je veux perdre ma part de haute paye, si cette portion de mer déserte n'est pas une espèce de lac enfermé au milieu des glaces, et résultant soit de la fonte partielle des vieilles glaces, soit de leur affaissement également partiel.

«Voilà pourquoi, à mon avis, le capitaine trouvait le fond entre vingt-cinq et trente brasses.

—Mais, objecte Plume-au-Vent, tu oublies le coup de sonde de cent quarante brasses.

—Au contraire!

«L'endroit par où est passée la sonde qui s'est brusquement enfoncée de deux cents mètres communique directement avec la mer, la vraie, celle-là, et qui alimente notre lac.

—Je veux bien! mais, qui l'a creusé?

—C'est peut-être un ancien trou à phoque élargi au contact d'eaux plus chaudes qui en ont rongé les bords...

«Peut-être un éclatement du banc de glace sur une roche de fond... je ne sais pas au juste.

«Le malheur est que nous n'ayons pas une vraie sonde avec seulement cinq cents brasses de ligne...

«Alors on verrait voir le véritable fond et tréfond de cette vieille mâtine de mer qui nous monte le coup, avec ce firelin d'océan qui se donne des airs de baie d'Arcachon!

«C'est tout!... sauf vot' respect, et le devoir de vous obéir, capitaine.

—Bien parlé, Michel!

«Je crois que tu as de plus en plus raison.

«Reste à savoir si ce lac dans les glaces va se prolonger longtemps.

«L'horizon est si borné, grâce à notre faible élévation, que nous n'en pouvons rien voir.

... On avait recommencé à souquer dur, malgré la fatigue. Mais le capitaine, ayant doublé la ration de vieux rhum, avait par ce moyen augmenté le rendement en calorique des machines humaines.

A six heures néanmoins il fallut stopper, sans avoir pu maintenir au bateau la vitesse considérable conservée pendant la journée.

Le chiffre de kilomètres parcourus s'éleva néanmoins à quarante, ce qui, avec les cinquante et un enlevés le matin, donne le total de quatre-vingt-onze!

L'expédition française n'est plus qu'à vingt kilomètres du pôle Nord!

Le capitaine fait prendre sans plus tarder les dispositions pour la nuit. Les chiens, ankylosés par une marche de douze heures, sont débarqués ainsi que trois hommes sur un glaçon flottant, où ils peuvent s'ébattre, cabrioler et se livrer aux exercices familiers aux toutous après réclusion.

Les hommes reviennent au bateau prendre la place de leurs camarades qui aspirent aussi à quelques minutes d'exercice et de... solitude, puis chacun réintègre le bord.

Les deux grappins sont facilement mouillés sur le fond que chacun, depuis la démonstration du Basque, pense être de la glace. Puis, le bateau immobilisé, la cuisine de Dumas absorbée, le grog au rhum dégusté bouillant, quatre sur cinq des membres de l'expédition se glissent dans leurs sacs et s'endorment à poings fermés, pendant que le cinquième veille à la sécurité de l'esquif, éventuellement menacé par la rencontre des glaçons flottants.

Tout va bien; la sentinelle relevée d'heure en heure ne constate rien d'anormal. Réveil général à quatre heures... du matin pour ne pas oublier que le jour se compose de deux fois douze heures.

Cependant, le capitaine qui pendant son heure de veille avait pris sa latitude et calculé minutieusement son observation semble tout inquiet.

Rien d'anormal, pourtant.

Rien... du moins pour les matelots qui ne connaissent point l'usage des instruments nautiques dont la précision les étonne toujours.

Cette précision vient de révéler au capitaine que, pendant ce court espace de temps écoulé entre les deux dernières observations astronomiques, les montagnes de glaces entrevues au midi, le bateau, la mer elle-même ont dérivé de trois minutes vers l'Est.

X

1er mai 1888.—Ecueil.—Au pôle Nord.—L'unique manifestation de la vie organique est un cadavre de baleine.—Vaines recherches.—Où déposer le procès-verbal de découverte?—Quelle preuve donner, plus tard!—La «nuit» au Pôle.—Immobilité des êtres et des choses.—A propos de la rotation terrestre.—Le jour et la nuit de six mois.—La voie du retour.

La dérive de trois minutes, observée par le capitaine, est en somme d'une importance relative. La boussole va lui permettre de corriger l'écart avec le Pôle, et de rectifier la route.

Il suffira, du reste, de trois heures, pour parcourir la distance très minime séparant le bateau du point où passe l'axe terrestre, si toutefois la mer et les glaces demeurent en l'état.

Mais si les difficultés semblent s'aplanir au moment où l'intrépide marin va toucher au but poursuivi avec tant de vaillance, il n'en sera pas de même au retour, quand il faudra retrouver l'ancienne trace et le campement où sont restés, avec le matériel, les quatorze compagnons malades et à bout de vivres. Surtout si la banquise qui vient de se mettre en mouvement est l'objet de ruptures partielles, et si certaines parties plus ou moins considérables ont dérivé plus ou moins vite, après séparation de la masse totale.

Mais, qui parle de retraite!

N'y a-t-il pas là, tout près, à portée de la main, ce point mystérieux à la recherche duquel tant et de si belles existences furent sacrifiées, vainement, hélas!

Dans quelques heures, l'axe du monde que ni Anglais, ni Russes, ni Allemands, ni Danois, ni Suédois, ni Américains n'ont pu atteindre, ne sera-t-il pas surmonté des couleurs françaises, en signe de prise de possession, et pour affirmer cette conquête pacifique opérée avec des moyens si infimes par des Français, rien que des Français!

A cette pensée, les marins sentent se décupler leur énergie, et tout vibrants d'enthousiasme en songeant que la patrie en sera plus grande et plus glorieuse, reprennent leur nage.

Le temps est clair, la mer calme, le soleil splendide. Le thermomètre est à −12°.

C'est le 1er mai 1888.

Cependant le capitaine, en dépit de son calme habituel, demeure soucieux, presque sombre, à mesure que le mouvement rythmique des rames le rapproche du point dont la direction lui est indiquée par les instruments de navigation.

Et pourtant le bateau se comporte admirablement, aussi bien que la meilleure des chaloupes. Les glaces flottantes se font de plus en plus rares et laissent à peu près libre tout l'espace visible. Enfin, les flots sont unis comme un miroir, au point que l'embarcation semble glisser sur un étang.

Les matelots, voyant la préoccupation inquiète de leur chef, gardent le silence et n'ont plus de ces bonnes plaisanteries parfois un peu grasses, qui rompaient la monotonie du voyage.

Seul, leur halètement de geindre pétrissant le pain marque, d'un bruit de hoquet, l'effort qui produit la propulsion de l'esquif par les rames.

Les chiens tapis en rond, vautrés dans une béate paresse, dorment au soleil de −12°; une vraie température de printemps qui, pour un peu, les ferait souffler et tirer la langue, tant leur organisme boréal est habitué aux froids terribles de la région.

Une heure s'écoule, puis deux.

L'instant solennel approche. Le capitaine se lève debout, monte parfois sur son banc, et regarde avidement l'horizon.

Puis il se rassied en fronçant le sourcil.

Mais cet horizon est si borné, grâce à la faible élévation du bateau, que l'officier espère encore apercevoir ce mystérieux quelque chose qui semble lui tenir si fort à cœur.

Un quart d'heure se passe.

Le capitaine se lève encore et pousse un soupir de soulagement à l'aspect d'une masse brune qui émerge, au loin, des eaux glauques.

—Enfin! murmure-t-il à voix basse.

«La destinée est donc pour moi, et peut-être restera-t-il quelque chose de mon œuvre!

«Et vous, matelots, souquez ferme!»

La vitesse de l'embarcation augmente encore s'il est possible, et le capitaine gouverne droit à ce qui lui semble être un écueil.

Tout en maintenant la barre droite, il écrit à la hâte quelques lignes sur une feuille blanche, l'enroule et l'introduit dans un flacon de verre qu'il bouche et cachètte hermétiquement avec du brai.

A mesure qu'on avance, son impatience grandit. Ses yeux brillent, ses gestes deviennent fébriles.

Son regard ne quitte plus le point noir qui grossit à chaque coup de rame et dont il vient de calculer la distance exacte.

Encore un quart d'heure de nage précipitée, puis quelques minutes...

—Stop!...

Le canot glisse sur son erre et s'arrête.

Les quatre hommes interrogent du regard leur chef dont le mâle visage reflète une vive et passagère émotion.

—Matelots, mes braves camarades, leur dit-il d'une voix légèrement altérée, si mes calculs sont exacts, si une de ces erreurs minimes qui échappent en dépit de tout aux moyens humains ne s'est glissée dans mes opérations, tous les empêchements sont vaincus et vous venez d'accomplir un fait géographique jusqu'alors sans précédents.

«Au point précis où flotte en ce moment notre bateau se confondent tous les méridiens... il n'y a plus ni latitude ni longitude... Nous sommes au point mort autour duquel tourne la terre...

«Nous sommes au pôle Nord!

«Offrons à la patrie absente la part de gloire qui vous attend, et consacrons notre découverte par un triple cri de: Vive la France!

—Vive la France! crient à pleine voix les quatre matelots en levant leurs avirons, pendant que le capitaine agite par trois fois le pavillon tricolore hissé au bout d'une gaffe.

Vive la France! crient à pleine voix les matelots

—Je supposais qu'il devait y avoir ici, ou tout au moins dans le voisinage, une terre, un continent, une île où nous pussions aborder...

«Il paraît que non. Car, sauf cet écueil que vous voyez à trois encâblures, nous n'apercevons rien.

«Ce roc ainsi placé, d'une façon providentielle, à une distance insignifiante du Pôle va du moins recevoir ce document qui attestera tout à la fois notre passage, notre priorité, notre prise de possession.

«Nul désormais ne pourra révoquer en doute notre découverte, devant cette preuve écrite, signée de moi, et scellée dans ce récif.

«En avant, matelots!... c'est notre dernier effort avant de songer au retour définitif.»

Il est trop juste de dire que les matelots semblent modérément enthousiasmés. Cette découverte d'une chose qu'on ne voit pas, cette course après une chose—il n'y a pas d'autre mot—qu'on trouve et qui demeure intangible, cette absence de mise en scène, tout cela suscite en eux un sentiment voisin de la désillusion.

Mais leur chef semble si heureux, qu'ils participent comme toujours de bon cœur et de confiance à sa joie.

Du reste, en thèse générale, le matelot n'est pas là pour se gaudir ou s'attrister, pour approuver ou improuver. C'est un élément de force et de travail, une machine humaine qui fonctionne par ordre, la plupart du temps sans comprendre, et parce que la discipline le veut ainsi.

Il est vrai qu'une année de vie commune, de souffrances intrépidement supportées, d'espoirs longuement caressés, de privations mutuellement endurées, ont depuis longtemps solidarisé tous les hommes composant l'équipage d'élite de la défunte Gallia.

De cette solidarité est née une sorte de camaraderie, qui, sans jamais faire tort à la discipline ou abaisser la dignité du commandement, a rendu les rapports plus intimes, plus cordiaux, plus affectueux.

Chacun reste à sa place, mais on s'aime davantage, on s'estime plus, on s'apprécie mieux.

Donc, les quatre marins sont heureux du bonheur de leur chef.

... L'écueil grandit à vue d'œil. Il est de forme allongée, sans apparente dépression, assez lisse, sans protubérances, et de couleur brune. Il mesure à peine vingt-cinq mètres de long.

Peu importe, d'ailleurs. Quelque dure que soit la substance qui le compose, elle n'en sera pas moins entamée de façon à recevoir le document préparé par le capitaine.

A cent mètres environ, le Basque Elimberri ne peut retenir, avec un geste de surprise, un cri de stupeur.

—Eh!... vivadioux!... le diable m'emporte...

—Qu'y a-t-il, Michel? demande le capitaine.

—... Et que la drisse du pavillon allemand me serve de cravate...

—Mais quoi?...

—Capitaine, nous sommes volés...

«L'écueil n'est pas un écueil... c'est...

—Achève!

—Une baleine franche, immobile et morte sans doute!...»

Rien de plus réel, et chacun peut vérifier bientôt l'assertion du marin.

L'avant de l'embarcation qui file plus lentement, vient heurter une masse dure comme de la glace et presque aussi sonore.

Plus de doute! c'est bien une baleine. Voici ses yeux entr'ouverts et gelés dans l'orbite, sa gueule avec les fanons en forme de peigne, dont les dents colossales sont soudées par une croûte de glace. L'échine immense qui émerge comme la quille d'un bateau retourné résonne sous un coup d'aviron lancé par un matelot, comme si l'homme frappait un madrier de bois tendre.

D'où vient ce monstre immobile sur la mer intérieure circonscrite par les glaces polaires. Par quelle brèche a-t-il pénétré jusqu'à ces eaux d'où les animaux aquatiques, petits ou grands, semblent bannis! Après quelle agonie, ce géant captif a-t-il succombé au milieu des flots stériles et déserts!

Machinalement, le baleinier saisit un croc et, sans penser davantage, en porte un coup violent, dans le flanc du cétacé, un peu au-dessus de la ligne de flottaison.

Contre son attente, le fer pénètre profondément dans la masse dont la périphérie est gelée à une profondeur moins considérable qu'on ne l'avait supposé tout d'abord.

Etonné, le baleinier retire vivement son croc dont le fer recourbé a fait dans le tégument brun une large brèche.

Par cette ouverture surgit aussitôt, avec un sifflement aigu, un jet de gaz fétide qui enveloppe l'embarcation et suffoque les hommes écœurés.

Un jet de gaz fétide enveloppe l'embarcation

—Nage à culer! crie le capitaine, qui depuis la rencontre de la lugubre épave n'a pas dit un mot.

Les matelots, en hommes désireux de se soustraire à ces infectes et peut-être mortelles émanations, exécutent la manœuvre et se trouvent en un clin d'œil à distance convenable.

Les gaz sortent toujours avec ce bruit caractéristique de vapeur fusant sans des soupapes. La baleine, morte sans doute pendant l'été, saisie en pleine décomposition par les premiers froids qui ont emprisonné ces gaz putrides, eût ainsi flotté probablement jusqu'au prochain dégel sans le coup de croc du Basque.

Peu à peu elle oscille et commence à tanguer comme un navire que l'eau gagne. Bientôt dégonflée, devenue trop lourde pour flotter, elle s'enfonce peu à peu et disparaît dans un grand remous de vagues et d'écume.

Et rien ne subsiste désormais de la vie organique sur cette mer morte, circonscrite par des falaises de glaces, et où la présence des cinq Français semble un défi jeté à la réalité, comme à l'impossible!

Les matelots immobiles attendent, l'aviron bordé, les ordres de leur capitaine.

Celui-ci ne peut se résoudre encore à ordonner la retraite.

Un coup de sonde lui donne le fond par quarante brasses.

Il commande de nager. Un nouveau coup accuse une profondeur de cent brasses. Cinq cents mètres plus loin, il en trouve vingt-cinq. Plus loin encore, l'instrument n'atteint plus le fond à deux cents brasses!

Le bateau va, vient, vire, louvoye, explore la région pour trouver dans le voisinage un point fixe où le capitaine puisse déposer le document qui donnera seul à sa découverte toute garantie d'authenticité.

Et rien!... rien que ce double fond de glace dont la sonde lui accuse toujours la présence! Rien que ces vallées sous-marines avec leurs escarpements, leurs dépressions, leurs bas-fonds criblés d'ouvertures communiquant avec l'océan polaire. Rien que la vieille banquise paléocrystique oscillant de-ci de-là, aux environs du Pôle, accrochée peut-être à quelques pics rocheux, ou sondée d'un bord à une terre que l'expédition française ne peut apercevoir.

Si le pôle Nord est manifestement découvert par le capitaine d'Ambrieux, cet exploit unique dans les fastes des voyages n'en restera pas moins sujet à contestation, faute d'un point fixe! Parce qu'il manquera là quelques milliers de tonnes de solide, les intéressés pourront révoquer en doute l'affirmation du vaillant officier, faute d'un lieu où reste le procès-verbal de découverte!...

Il est bien évident que son journal de bord, contenant la mention exacte des latitudes et des longitudes fera foi, ainsi que la carte de l'itinéraire mise à jour avec un soin scrupuleux.

Mais son adversaire, si prodigue de cairns et de documents, se contentera-t-il de ces preuves que les sociétés savantes admettent généralement sans observation, surtout quand l'homme qui les présente offre toutes les garanties d'honorabilité.

Ne lui cherchera-t-il pas, au dernier moment, une de ces chicanes mesquines et absurdes trop connues sous le nom de: querelles d'Allemand!...

De son côté, le capitaine d'Ambrieux n'exagère-t-il pas ses scrupules, en voulant affirmer, avec preuves matérielles à l'appui, un fait qui probablement ne pourra pas être de si tôt contrôlé!

—Ma parole ne doit-elle pas suffire! se dit le brave officier, qui vient de faire en un moment ces réflexions longues à formuler.

Et elle suffira, n'en doutez pas, capitaine, car cette affirmation d'un homme tel que vous vaut toutes preuves écrites, et s'impose à tous, amis, ennemis ou simplement rivaux.


Après un repas qu'il eût voulu offrir plus substantiel à ses auxiliaires et qui se termina par une double ration—la petite fête du matelot—le capitaine s'orienta, puis commanda le retour.

Le soir venu, bien que chacun fût harassé, nul ne songeait à dormir, y compris les chiens dont la promiscuité devenait parfois bien gênante, quand on ne rencontrait pas quelque glaçon pour permettre aux pauvres bêtes de s'isoler un moment.

Le grappin mordit comme la veille dans le fond de glace et le bateau s'immobilisa.

Que cette expression: «le soir» n'implique pas, dans la pensée du lecteur, l'idée de ténèbres tombant lentement sur l'enfer de glaces pour ajouter encore à l'horreur de son silence. Il n'y a plus de nuit, car l'interminable journée polaire luit depuis longtemps sur ce point désolé de notre globe. Tellement désolé, tellement silencieux et morne, qu'il semble appartenir à un autre monde, à une planète en voie de décomposition.

Mais comme la vigueur humaine est limitée, comme les efforts des matelots pendant cette journée ont été considérables, le petit équipage s'installe pour prendre un repos mérité. Il fait grand jour, mais, d'après les conventions de notre chronologie, et l'habitude vicieuse d'ailleurs que nous avons de couper notre journée civile en deux fois douze heures, c'est la nuit.

Le dîner, plus que médiocre, une fois absorbé, on cause, et les marins qui ne peuvent, malgré tout, concevoir l'importance du voyage ainsi terminé en pleine mer, sur un point que rien ne détermine du moins à leurs yeux, restent mornes et déconcertés.

N'était la verve du Parisien, auquel Dumas donne la réplique, l'entretien tomberait bientôt au niveau du thermomètre qui marque en ce moment −12°.

—Enfin, conclut gravement le premier, nous voici en route pour les grands boulevards, après avoir vu un certain nombre de pays particulièrement quelconques, notamment celui des engelures, des bombes glacées, ou autres sorbets comestibles ou non.

—Et puis, reprend Dumas, nous sommes allés au pôle Nord qui est un endroit lointain, peu fréquenté des mathurins de tous pays, même des Marseillais...

«Té!... mon bon... ça nous posera!

—L'embêtement sera que nous ne pourrons pas dire comment que la chose est faite, vu que le plus malin d'entre nous, sauf le capitaine, n'a été fichu de rien apercevoir...

—Mais, répond l'officier avec sa condescendance habituelle, la question n'a-t-elle pas été assez souvent agitée, pour que vous ne sachiez qu'il n'y a en effet rien à voir.

«Pas plus que vous je n'ai vu, dans l'acception banale du mot...

«J'ai simplement trouvé, puis atteint, avec votre concours, un point jusqu'alors inaccessible à tout autre...

«C'est là votre mérite et le mien.

«Il y aurait maintenant des expériences fort intéressantes à faire sur la pesanteur, la pression atmosphérique, les mouvements de l'aiguille aimantée, etc...

«Mais je manque de tout pour cela!

«D'autres viendront après nous et résoudront ces problèmes.

—Faites excuse, capitaine, observe respectueusement le Parisien, vous venez de parler de pesanteur; est-ce que les mêmes corps n'auraient pas le même poids sur toute la terre?

—Comme la terre est plus renflée à l'équateur et plus aplatie au Pôle, un corps quelconque, le tien par exemple, doit être plus lourd ici qu'à l'équateur.

—Faites excuse, je ne saisis pas bien...

—Grâce à l'aplatissement fort notable du Pôle, nous nous trouvons, par le fait, plus près du centre de la terre qui nous attire davantage.

«Or, cette attraction, c'est la pesanteur.

«Comme les corps s'attirent en raison inverse du carré des distances et en raison directe des masses, tu pèses d'autant plus que tu es plus près du centre d'attraction...

«Tout cela est bien sec, bien abstrait, enfermé dans une formule... mais il n'y a pas d'autre moyen de l'énoncer.

«Enfin, une autre cause tendrait encore à augmenter notre poids...

«Ici nous sommes immobiles, tandis qu'à l'équateur nous participerions à la vitesse de rotation très considérable de la terre.

«La force centrifuge combattant, bien que dans de faibles proportions, la force d'attraction, notre poids devrait se trouver diminué d'autant.

—Excusez toujours, capitaine.

«Mais, alors, sauf vot' respect, nous ne bougeons plus, ici, même en marchant, tandis que les gens de l'équateur se déplacent en restant couchés.

—Par rapport à la terre, oui.

«Tu sais que la terre accomplit sa rotation en vingt-quatre heures.

«En pirouettant ainsi sur elle-même, comme une toupie, elle communique à ses différentes latitudes une vitesse également différente, suivant la position qu'elles occupent pour rapport à l'axe de rotation.

«A l'équateur, la vitesse atteint à son maximum. Or, la terre ayant à l'équateur quarante millions de mètres de circonférence, un point quelconque parcourra cette distance vertigineuse de quarante millions de mètres, en vingt-quatre heures, c'est-à-dire avec une vitesse de quatre cent soixante-quatre mètres par seconde.

«Sous la latitude de Paris, c'est-à-dire par 48° 50′ 13″, le cercle étant sensiblement moins grand, la distance parcourue diminue d'autant. Elle n'est plus que de trois cent cinq mètres par seconde.

«Au Pôle même, elle devient nulle.

«Donc nous sommes immobiles par rapport aux habitants des zones comprises entre l'équateur et le pôle.

«Tu as saisi, n'est-ce pas?

—Tant qu'à peu près, capitaine, et je vous remercie bien.

—Tu n'as plus rien à me demander.

—Oh! si, capitaine, bien des choses qui m'intéresseraient d'autant plus qu'elles seraient exprimées par vous.

«Mais les camarades sont las!... archi-las!... Et je vois bien qu'ils commencent à dormir, malgré ce failli soleil qui ne nous a pas lâchés d'une minute, à mesure que nous nous sommes avancés jusqu'ici.

—Rien d'étonnant à cela.

«Tu sais pourtant qu'au Pôle même, le soleil se montre le jour de l'équinoxe du printemps, c'est-à-dire le 23 mars.

«Il apparaît alors—sans tenir, bien entendu, compte de la réfraction—coupé en deux par l'horizon.

«Il monte peu à peu en suivant des courbes allongées, et ne se couche plus de six mois.

«A l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire le 22 septembre, son disque vient de nouveau affleurer à l'horizon, puis il disparaît pour six mois, laissant la région plongée dans les ténèbres affreuses de la nuit polaire.

«Mais, à ton tour, essaye de dormir.

«Le temps nous presse... Je voudrais être déjà là-bas...

—Soyez tranquille, capitaine.

«On va dormir ferme afin de souquer double.

«Pas vrai, les autres.»

Mais les autres, la fourrure rabattue sur le nez, font entendre un trio de ronflements dont l'intensité montre que leur sommeil est profond et en raison des fatigues endurées.

Le capitaine lui, semble de fer. Accoudé sur le petit appontement qui termine le bateau à l'arrière, il assiste au lent défilé des heures, rêvant à la patrie absente, aux camarades perdus sur la banquise, à sa victoire, aux formidables difficultés du retour...

XI

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