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Les français au pôle Nord

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La goélette arrêtée par les glaces.—Une idée du capitaine.—Beaucoup d'efforts et un peu de dynamite.—Formidable explosion.—Voie libre.—Est-ce un homme, est-ce un ours?—Trois ours et un homme.—Poursuite.—Manqué!—Où le docteur trouve son maître et n'est pas jaloux.—Les exploits d'un cuisinier.—Digne de son illustre homonyme le grand Tartarin.—Montagne de viande fraîche.

«Sapristi! la baie de Melville se défend.

—Sûr, qu'elle se défend, monsieur le docteur, opine gravement le maître d'équipage.

—Ma parole! nous sommes bloqués.

—Faudrait voir.

—Cela me semble vu... tout à fait vu.

«Depuis vingt-quatre heures le froid a repris brusquement, les chenaux sont refermés, les floes sont soudés les uns aux autres et pas moyen de les attaquer à coups d'éperon, puisque la goélette, immobile comme une bouée, ne peut ni avancer ni reculer.»

Le vieux baleinier, toujours très calme se hausse au-dessus de la lisse, regarde au loin le morne champ de glace, la main en avant, au-dessus des sourcils, et semble humer l'air comme un chien de chasse.

«Eh bien! maître Guénic, interrompt le docteur agacé de ce long silence.

—Dame! monsieur le docteur, cela fait vingt-quatre heures de perdues, et c'est tant pis pour le capitaine, vu qu'il est pressé.

—Voilà tout ce que vous trouvez à dire?

—C'est-y la peine de se déralinguer la fressure pour une chose que ni vent, ni marée, ni vapeur, ni soleil ne peuvent empêcher.

«Le capitaine a voulu passer un peu trop tôt, c'est vrai.

«Mais, il est le maître.

«D'ailleurs, y avait chance.

—Et maintenant?

—Y a toujours chance.

«Quelques heures de vent du sud, un peu de soleil, et tout ce mauvais pavage s'en ira en dérive.

—Et s'il n'y a ni vent du sud, ni soleil?

—M'est avis que faudra patienter.

«A moins que le capitaine n'ait une idée.

«Il est le capitaine.

—Mon brave Guénic vous êtes exaspérant, avec votre sang-froid.

—Vous savez bien, monsieur le docteur, que le sang-froid, c'est la vertu du marin, vous qu'êtes un fin matelot de la flotte de Terre-Neuve.

—Mais, à Terre-Neuve, il s'agit simplement de pièces de cent sous représentées par des morues.

«Peu importe d'arriver un peu plus tôt, un peu plus tard... le chargement se complète toujours.

«Tandis qu'ici, nous luttons pour la gloire... l'honneur du pavillon est en jeu.

«Une semaine de retard peut amener une catastrophe irréparable.

—Euh!... moi et les autres, nous sommes prêts à risquer nos os pour les couleurs.

«Mais, voyez-vous, la glace est toujours la glace.

—Vous voulez dire qu'elle existe pour nous comme pour notre concurrent.

«Et s'il trouve une passe libre, lui!

—Ça ne me paraît guère possible.

«Et puis, ce n'est jamais qu'un Allemand, et le capitaine doit avoir son idée.

«Voilà!

«... Tiens!... pas possible!...

«Ah! malheur!

—Qu'y a-t-il encore, bon Dieu!

—Causons bas, monsieur le docteur.

«Y a que nous dérivons.

—Ah!... Nous avançons en arrière!

«Eh bien! c'est du propre!

«Je cours, avertir le capitaine.

—Pas besoin, allez!

«Sûr qu'y sait la chose, et qu'il a son idée.

—Tu as raison, mon vieux Guénic, interrompt une voix bien connue et je vais la mettre, sans tarder, à exécution.

—Je m'en doutais bien, allez, capitaine, dit avec une déférence affectueuse le maître en chavirant lestement, par-dessus bord, le paquet de tabac dont il exprime le jus avec sensualité.

—Quant à vous, docteur, répond l'officier, je vais vous faire assister à un feu d'artifice comme vous n'en avez jamais vu.

«Une brute d'obstacle matériel m'arrêterait!...

«Sangdieu! Je ne serais plus moi!

«Allons, Guénic, en haut le monde, et leste!»

Le maître porte aussitôt à ses lèvres son sifflet d'argent, en tire des sons aigus, fignolés de trilles et de roulades qui font accourir au pied du mât de misaine l'équipage tout entier.

«Le charpentier! dit brièvement le capitaine.

—Présent! répond Jean Itourria le second Basque, compatriote du pilote des glaces.

—Descends avec quatre hommes au magasin et apporte douze tarières... les plus grandes.

«C'est compris?

—Oui, capitaine.

—Guénic, un falot.

—Oui, capitaine.

—Va m'attendre au panneau de la soute aux poudres et emmène avec toi l'armurier, Castelnau, et ton matelot Le Guern.

—Oui, capitaine.»

L'officier rentre dans son appartement et revient presque aussitôt portant une clef, celle de la soute probablement.

Tous quatre enfilent l'escalier de l'arrière, s'arrêtent devant une petite porte que le capitaine ouvre lestement, et pénètrent dans un réduit assez vaste, où sont rangées symétriquement une infinité de caisses fermées avec des boulons.

Le capitaine en choisit deux marqués d'un D majuscule, les fait enlever aux matelots et ajouta:

«Portez cela sur le pont et en douceur, garçons.»

Par les soins du charpentier, les tarières sont déjà rangées au pied du mât.

Avec une clef anglaise, l'armurier déboulonne les caisses qui apparaissent doublées de cuivre à l'intérieur, avec une lame obturatrice en caoutchouc entre le couvercle et les bords.

Chacune renferme une centaine de cylindres en gros papier verni, longs de vingt-cinq centimètres et portant à peu près cinq centimètres de diamètre. Puis, une fine cordelette noirâtre lovée sur elle-même, comme un brin de filin, et une petite boîte contenant des étoupilles analogues à celles dont se servent les artilleurs.

C'est tout.

Le capitaine ajoute, s'adressant à l'armurier:

«Ces cartouches renferment chacune cent cinquante grammes de dynamite.

«La charge est suffisante pour briser la glace dont l'épaisseur ne dépasse pas deux mètres.

—Certainement, capitaine.

«Les carriers de la forêt de Fontainebleau font éclater, avec des cartouches de même dimension, des blocs de grès non moins épais.

—Et tu sais la manière de les mettre en état de faire explosion.

—Oui, capitaine.

«Comme la dynamite ne produit son effet détonant que si elle est enflammée par une étoupille, il suffit de percer, dans le sens de la longueur, la cartouche avec un poinçon, et de glisser dans le trou l'étoupille munie d'un bout de cordon Bickford.

—Bien!

«Tu sais également charger un trou de mine.

—Oui, capitaine.

«Les fragments de glace pilée amenés par les tarières, fourniront d'excellents matériaux.

«Il est très facile, d'autre part, de calculer la longueur que doit avoir le cordon Bickford pour provoquer l'explosion dans un temps plus ou moins long, et à volonté.

—A merveille!

«Et maintenant, que chacun se tienne paré pour m'accompagner.

«Guénic, fais descendre sur la glace les outils et les deux caisses.

Le capitaine se rendit à la machine et appela Fritz Hermann, le maître mécanicien.

—Fritz, lui dit-il, tu vas chauffer et atteindre le maximum de pression.

«Tu as trois heures pour cela.

«J'ai besoin de tout le monde, tu garderas avec toi un seul chauffeur.

—Bien, capitaine! je serai paré dans trois heures.»

D'Ambrieux remonta sur le pont, donna l'ordre au second de rester à bord avec un timonier, puis commanda:

«Tout le monde sur la glace!

«Vous nous accompagnez, n'est-ce pas, docteur?»

Puis, il descendit le dernier, prit la tête de la petite troupe composée de quatorze hommes portant, les uns les tarières, les autres les caisses de cartouches et se mit en marche vers le nord en comptant ses pas.

Quand il eut ainsi parcouru mille mètres il s'arrêta et dit aux marins:

«Espacez-vous de dix en dix mètres, dans la direction du navire, et creusez dans la glace chacun un trou avec votre tarière.

«Ne dépassez pas en profondeur cinquante centimètres.

«Et du leste, garçons! car le temps presse; il y aura double ration une fois la besogne terminée.»

Sans plus tarder, les matelots s'alignent au pas gymnastique et attaquent l'énorme couche de glace avec tant d'adresse et de vigueur qu'en douze minutes, montre en main, les dix trous sont creusés à la profondeur voulue.

«A ton tour, dit le capitaine à l'armurier qui, pendant ce temps, a garni d'étoupilles un certain nombre de cartouches.

—Je vous prierai, capitaine, de m'indiquer combien de temps doit s'écouler entre l'inflammation de la mèche et l'explosion?

—Une demi-heure.

—Alors, il faut une brasse de cordon, répond l'armurier, en déroulant la petite ficelle noirâtre.»

Puis il la tronçonne en longueurs égales, pendant que le capitaine s'entretient à voix basse avec Guénic.

—C'est compris, n'est-ce pas?

—Compris, oui, capitaine.

«C'est égal, vous avez là une crâne idée, termine le maître avec la respectueuse familiarité des vieux serviteurs.»

Castelnau ayant ainsi fractionné le cordon Bickford, introduit dans le premier trou une cartouche, le remplit avec de la glace pulvérisée par la tarière, la tasse du pied et allonge le même cordon qui apparaît, comme un morceau de fil téléphonique.

«C'est très bien, observe le capitaine satisfait, tu n'as plus qu'à continuer.»

Le forage est poussé activement, mais, au lieu d'opérer en suivant la direction occupée par les dix premiers trous de mine s'étendant sur une longueur de cent mètres, les matelots se sont portés à dix mètres sur la gauche.

Puis, une nouvelle ligne de cent mètres étant ainsi minée, ils reviennent sur la droite, dans le prolongement de la première.

On comprend sans peine le but de cette disposition intelligente.

D'Ambrieux ne voulant rien laisser au hasard, s'est dit avec raison, que l'explosion d'une série de pétards exposés sur une seule ligne pourrait disloquer un espace insuffisant.

Aussi a-t-il pris soin de l'interrompre tous les cent mètres et de la doubler, en quelque sorte, en lui donnant la disposition d'un créneau.

Il est à supposer que tout en économisant la main-d'œuvre et la substance explosive, il aura le même résultat que si les deux lignes étaient continues dans toute leur étendue.

Cependant le travail poussé avec une énergie fiévreuse touche à sa fin.

Les derniers trous de mine, par conséquent les plus rapprochés du navire, sont chargés.

La Gallia, immobile comme dans un dock et flottant toujours, halète sur place et dégage d'énormes tourbillons de fumée noire. Le sifflet de la machine pousse un hurlement prolongé, Fritz est prêt.

Le capitaine envoie chercher à bord un long bout d'amarre goudronnée, le fait couper en dix morceaux. Chaque matelot reçoit un de ces morceaux, l'enflamme, et va se placer à chacune des sections de la ligne représentant un groupe de dix trous de mine répartis sur une longueur de cent mètres.

Le second, attentif à cette évolution, constate que tout le monde est à son poste et transmet un ordre au mécanicien par le télégraphe de la machine.

Pour la seconde fois, le sifflet se met à mugir. Les hommes, disséminés sur la glace, prévenus par ce signal, allument, avec un ensemble parfait, et tout en courant, chacun dix bouts de cordon.

Dix minutes après, les plus éloignés ont rallié le navire agité de sourdes trépidations.

Puis, tous ces braves matelots un peu essoufflés de cette course succédant à un travail auquel ils ne sont pas habitués, savourent le nectar versé par M. Dumas, et comptent les minutes.

Bien que nul ne doute parmi eux du succès, ils sont anxieux, énervés. Les loustics eux-mêmes ne songent guère à plaisanter. On sent, du reste, qu'en pareil moment, une facétie raterait comme un pétard mouillé.

Un quart d'heure s'écoule, et l'on n'entend d'autre bruit que celui de la vapeur fusant sous les soupapes.

On compte presque les secondes! et quinze paires d'yeux rivés sur la surface bleuâtre s'hypnotisent dans une fixité inquiète.

Soudain, à un kilomètre de la Gallia, surgit un long jet de vapeur blanchâtre qui s'élève à plus de dix mètres, et brusquement s'arrondit en coupole au sommet. Bien avant que le bruit de la détonation soit parvenu à la goélette, un second faisceau de fumée jaillit de la lourde carapace qui recouvre les eaux, puis un troisième, et tout à coup, l'explosion simultanée de toutes les mines.

Un coup sourd, étouffé, pas très intense retentit avec un tel ensemble, que l'on dirait un feu de peloton exécuté par des soldats d'élite.

Puis, sous le nuage qui flotte à cinq ou six mètres, on perçoit l'irrésistible poussée de débris informes, arrachés, broyés, effondrés. Tout craque, tout gémit, tout se disloque aussi loin que la vue peut s'étendre. Des pans entiers, soulevés par une de leurs extrémités, se dressent à pic, oscillent et retombent au milieu de cascades qui roulent, grossissent, et accourent vers le navire.

Encore une fois vainqueurs de l'inerte résistance des forces de la nature, les matelots poussent un long cri d'enthousiasme auquel succède un ronflement bien connu.

Au commandement du chef, l'hélice, captive depuis plus de trente-six heures, se met à tourbillonner avec rage, et la Gallia, mettant le cap sur la déchirure, s'élance au milieu des eaux libres, balayant comme des fétus, sous sa puissante étrave, les glaçons en dérive.

Très fiers de leur exploit, heureux de cette victoire sur la banquise, l'ennemi qu'ils détestaient déjà, les marins n'en peuvent croire leurs yeux, à mesure qu'ils avancent, tant le spectacle de cette destruction est complet, effrayant.

Eh quoi! un semblable anéantissement est l'œuvre de trente livres de dynamite!

Mais ce n'est pas tout. Le capitaine comptait sur une passe de dix ou douze mètres; et par endroits, elle en mesure cinquante. En outre, ce choc effroyable, cette poussée qui, à l'inverse de celle produite par la poudre, s'opère de haut en bas, s'est fait sentir on ne sait à quelle profondeur.

La preuve, c'est qu'on aperçoit, à droite et à gauche, des phoques assommés, foudroyés, immobiles, le ventre en l'air, avec une infinité de poissons de toute grosseur, de toute espèce.

Ne craignant plus d'être emprisonnés, confiant d'ailleurs dans les ressources de son arsenal, le capitaine ordonne de stopper un moment, afin de faire hisser à bord quelques-unes des victimes, et procurer à ses hommes des vivres frais.

Dix minutes suffisent à une pêche réellement miraculeuse, puis la goélette reprend son envolée vers les eaux libres, et accompagnée des craquements retentissant de la glace disloquée jusqu'à une distance qu'on ne peut apprécier.

C'est au point que, le choc se répercutant ainsi de proche en proche, on voit parfois les glaciers de la côte osciller, puis s'effondrer et détacher d'immenses glaçons qui se mettent à dériver en tournoyant.

Déjà le chenal improvisé par la seule volonté de l'intrépide officier était franchi. Quelques heures encore de navigation sans entraves, et la baie de Melville serait traversée.

Le capitaine allait donner l'ordre d'obliquer un peu à l'ouest, quand les gestes et les cris d'un petit groupe de matelots debout à l'avant, attirèrent son attention.

«Je te dis que c'est un ours.

—Je t'assure que c'est un homme.

—Peuh! dans ce pays cite! répliqua un organe bas-normand, ils sont habillés pareil au même.

—Mais, il y en a trois, d'ours... un gros et deux petits.

«Preuve qu'y sont blancs... autant dire jaune-soufre.

—Et que l'homme est marron.

—Et qu'y s'ensauve comme un quéqu'un qu'aurait le feu quelque part.

—Sûr qu'y vont lui manger ses aloyaux!

—Il n'a qu'à les faire monter à l'arbre, s'écrie Plume-au-Vent.

—Tu blagues, toi, Parisien! reprend le Normand, t'as pourtant un bon cœur, à preuve que t'as évu celui de me retirer de la grand'tasse, là ousque je buvais mon dernier coup.

—Parlons pas de ça, Guignard... d'abord t'es mon matelot.

—Eh!... eh!... s'écrient les marins, pas bête, l'homme!

«Y jette à l'ours son suroît en fourrure.

—... Pour gagner du temps!

—Et l'ours batifole avec le paletot.

—Oui, mais ça ne va pas durer longtemps.»

Le fugitif—c'est bien réellement un homme auquel donne la chasse un ours blanc monstrueux—détale à fond de train, en semant sur la glace quelques pièces de son habillement.

Mais le féroce plantigrade, talonné par la faim, ne se laisse plus prendre à cette ruse. Il galope avec cette allure si lourde en apparence, mais tellement rapide en fait, qu'elle peut égaler la vitesse d'un cheval.

L'homme auquel une terreur bien légitime semble donner des ailes, s'approche visiblement du navire. Mais il se trouve encore éloigné de quatre cents mètres, et l'ours gagne de plus en plus.

—Il faut à tout prix sauver ce malheureux, dit le capitaine.

—Stop!

«Parez la baleinière!

«Cinq hommes de bonne volonté!»

Le docteur et le lieutenant sont accourus, armés chacun d'une carabine à deux coups.

Les matelots se présentent en groupe, réclamant tous le périlleux honneur de combattre le monstre.

Un cri d'horreur échappe aux moins impressionnables. Le fugitif a glissé, puis s'est abattu lourdement. L'ours n'est plus qu'à deux pas de lui.

Un coup de feu retentit, et la balle frappant à un mètre de l'animal, fait voler un éclat de glace.

L'ours, un moment effrayé par le choc et le sifflement du projectile, s'arrête et regarde avec inquiétude le navire.

Ce répit, si court qu'il soit, permet à l'homme de se relever et de reprendre sa course, mais en zigzag.

Un second coup de feu se fait entendre, mais sans plus de résultat.

«Maladroit!» s'écrie le docteur tout dépité, en glissant deux cartouches métalliques dans le tonnerre de son arme encore fumante.

Le lieutenant fait feu à son tour et manque la bête qui semble invulnérable.

«Cent francs à qui l'abat,» dit le capitaine.

Castelnau arrivait portant de chaque main une carabine toute chargée.

Dumas le cuisinier, son tablier blanc relevé d'un bord, en triangle, comme un foc, l'arrête au passage.

«Donne-moi ça, petit, dit-il à l'armurier, et je veux toute ma vie manger de la cuisine au beurre si je ne gagne pas la prime.»

Avec une aisance parfaite, il saisit une carabine, la porte à l'épaule, met en joue et s'adressant au docteur avec sa familiarité provençale:

«Trois cents mètres... plein guidon, n'est-ce pas monsieur le dôtur?

—Plein guidon! et tâchez de faire mieux que moi.

—Eh!... zou!»

Il ajuste trois secondes à peine et presse doucement la détente.

Paf!... pîîî... îcth!... il semble qu'on suive le sillage de la balle qui s'éloigne en sifflant.

Et soudain, l'ours fait un bond énorme, se dresse convulsivement sur les pieds de derrière, oscille et s'écroule sur le dos en gigotant.

Soudain, l'ours fait un bond énorme...

«Tonnerre de Brest!... un mathurin de Lorient n'eût pas mieux fait, s'écrie Guénic n'en pouvant croire ses yeux.

—Eh, millé dioux! il y en a encore deux autres, s'écrie le Provençal.

«Les petits... les mouçerons...

«Ce que ze vais t'éçeniller ces vermines!»

M. Dumas, superbe comme un capitan, la barbe hirsute, l'œil allumé, reçoit une cartouche, charge le canon droit de sa carabine, et avec le sang-froid d'un chasseur qui fusille des perdreaux, fait feu, deux fois coup sur coup.

Les deux oursons qui se sont arrêtés près du cadavre de leur mère, tressautent brusquement, et chose à peine croyable qui stupéfie littéralement l'équipage, tombent, foudroyés!

«Coup double! dit avec son large rire le cuisinier.

«Ce n'était pas plus difficile que ça!

—Sacrebleu! mon garçon, quel joli tireur vous faites!

—Oh! monsieur le dôtur, répond modestement Dumas, tout le monde pourrait en faire autant à Beaucaire.

«Seulement, on n'y trouve zénéralement pas d'ours.

—Très bien, Dumas, très bien! interrompt le capitaine.

«Je ne te connaissais pas ce talent, et puisque tu aimes la chasse, tu auras plus tard occasion de satisfaire ton goût.»

L'homme ainsi miraculeusement sauvé s'était avancé jusqu'au bord du chenal où venait de stopper la Gallia.

La baleinière, armée au moment où l'habile tireur accomplissait son exploit, abordait en deux coups de rame au glaçon au milieu duquel les trois ours frissonnaient leur agonie.

Sur un signe du patron, le malheureux à demi nu, tout grelottant, prenait place dans l'embarcation, pendant que deux matelots munis de grelins, allaient crocher les plantigrades pour les haler sur le pack.

Mais une difficulté se présente tout d'abord. L'ourse est tellement pesante, qu'on ne peut la mouvoir. Il faut un palan!

«Tron de l'air! monsieur le dôtur, c'est donc une bestiole conséquente? demande à son interlocuteur le Provençal.

—Le diable soit de votre bestiole!

«Mais, mon garçon, ça pèse au moins cinq cents kilos!

—Bagasse! monsieur... et moi qui n'ai zamais çassé que la grive et l'ortolan.

—Eh bien! ça vous a joliment fait la main.

«Ma foi, vous êtes digne de rivaliser avec le héros de Tarascon.

«Le grand... l'illustre Tartarin, votre homonyme.

—Faites excuse, monsieur le dôtur, mais je suis né natif de Beaucaire et zamais ze n'ai mis le pied à Tarascon.

«Ze ne sais pas qui est ce monsieur Tartareïn, dont ce mouçeron de Parisien m'a donné le surnom, et qu'il m'appelait chasseur de casquettes...

—Je vous ferai connaître ce héros dont un de nos plus illustres écrivains, votre compatriote, M. Daudet, a écrit les aventures extraordinaires, mais authentiques!

«Le livre est dans la bibliothèque, vous le dégusterez pendant l'hivernage.

«Et maintenant, comme à un tireur de votre force il faut une arme digne de lui, je suis heureux de vous offrir cette excellente carabine anglaise de Dougall.

—Mais, monsieur... je ne veux pas vous priver de...

—J'en ai une autre toute pareille.

«Allons ne faites pas la petite bouche... acceptez!...

«Sur ce, mon brave, allons voir vos victimes que l'on hisse en ce moment à bord.

«Nous ferons l'autopsie ensemble.»

VIII

Histoire d'Oûgiouk.—Comment on déshabille un ours polaire.—Capacité d'un estomac groenlandais.—Un amateur de tripes.—Symphonie de blanc et de bleu.—La tempête.—Déviations de la boussole.—A Port-Foulque.—Forêts en miniature.—A terre.—Tentative malheureuse d'un cocher improvisé.—Des effets d'une morue sèche sur un attelage récalcitrant.—Un ours blessé.

Le docteur n'avait point exagéré le poids réellement surprenant du monstre si proprement dépêché par Dumas dit Tartarin, cuisinier de la Gallia.

La femelle pesait cinq cent cinquante kilogrammes, et les oursons chacun trois cents.

Une véritable montagne de victuailles, et trois fourrures splendides qui furent préparées ultérieurement d'après le procédé groenlandais, par le nouveau passager, désormais en sûreté à bord, grâce au tour d'adresse exécuté par monsieur Dumas.

Le pauvre diable, fou de terreur, claquant des dents, à la pensée du danger auquel il a miraculeusement échappé, raconte son histoire.

Oh! très sommairement. Car, en sa qualité d'Esquimau pur sang, de nomade errant sur le désert de glace, il possède un vocabulaire des plus restreints. Une centaine de mots anglais ou danois, accrochés de bric et de broc, en fréquentant les baleiniers.

Quelques matelots de la Gallia sont eux-mêmes nantis d'un nombre égal d'expressions groenlandaises.

Avec beaucoup de gestes et pas mal de bonne volonté, on finit par s'entendre.

L'homme était le chef d'un petit clan anéanti l'année précédente par la variole. Ainsi réduit à une épouvantable solitude, il avait hiverné sur la côte, dans une hutte de neige. Manquant de provisions, réduit à manger ses chiens, il cherchait à rallier Upernavik, au moment où la goélette franchissant la baie de Melville se trouvait arrêtée par les glaces.

L'apparition du navire modifia aussitôt ses intentions. Le prenant pour un baleinier, il résolut de venir offrir au capitaine ses services, ou tout au moins de lui demander assistance. Il se mit en marche sur le floe, mais, tout en cheminant, fut éventé de loin par une famille d'ours blancs qui lui donnèrent la chasse.

Telle fut à peu près la substance du récit, nécessairement fort incomplet, que fit à ses sauveurs le Groenlandais Oûgiouk, c'est-à-dire le Grand-Phoque, dont le nom revint à satiété, pendant la narration.

Il termina en disant qu'il avait faim, qu'il avait soif, et ne savait que devenir. Les capitaines blancs en général étant des pères pour les Esquimaux, le capitaine de la goélette était son père, à lui, Oûgiouk. Il ne pouvait, par conséquent, le laisser dans la détresse. Bref un petit boniment point maladroit, et rendu intéressant par la bonne figure sympathique et la situation cruelle du postulant.

Bien que d'Ambrieux eût résolu en principe de n'adjoindre à son œuvre que des éléments exclusivement français, l'humanité lui faisait un devoir de garder à bord le Grand-Phoque. Impossible, en effet, de le rapatrier, puisque le temps manquait. Impossible également de le renvoyer à Upernavik avec un traîneau, des vivres et des chiens, le nombre de ces auxiliaires à quatre pattes étant à peine suffisant.

Donc, Oûgiouk restera sur la goélette en qualité de passager.

Enfin rassuré sur les éventualités du lendemain, se croyant matelot pour tout de bon, passablement excité par une rasade copieuse qui l'a fortement allumé en éteignant sa soif, le Grand-Phoque devient étonnamment prolixe. Il baragouine, interpelle un à un les marins, veut savoir leur nom, court visiter les chiens et les fait aboyer avec fureur, en leur jetant des syllabes gutturales, et finalement revient près des trois ours.

Cet amas de chair fraîche l'attire, le fascine d'autant plus qu'il est à jeun, et que les provisions de la cambuse ne paraissent pas l'allécher outre mesure.

Ses petits yeux bridés scintillent comme des diamants noirs, sa bouche palissadée de défenses à rendre jaloux un morse, s'entre-bâille jusqu'à ses oreilles, et ses joues, de la nuance d'une vieille casserole graisseuse, se gonflent comme deux outres, quand l'hiatus qui sépare le nez du menton se ferme, dans le mouvement rythmique d'une mastication imaginaire.

Dumas s'est emparé de l'ourse, et armé du grand couteau professionnel, détache par principes la peau du colosse.

Mais les principes du maître-coq ne sont pas ceux de l'homme des glaces qui proteste avec véhémence, et finalement enlève des mains de son sauveur le vaste tranche-lard.

Avec une adresse merveilleuse et une célérité inouïe, ma foi, ce petit homme rabougri, tontonnant, remuant, bavard, coupe, rogne, dissèque, écorche, décolle, arrache, tant et si bien, que l'animal est déshabillé en un tour de main.

A présent, la curée.

C'est plus curieux encore. Un seul coup suffit à ouvrir l'abdomen et à faire surgir de la cavité béante, un véritable monceau d'entrailles fumantes.

Oûgiouk saisit le foie, crache dessus et le lance par-dessus bord au grand scandale du cuisinier.

«Laissez-le faire, interrompt le docteur.

«Il a parfaitement raison, car le foie de l'ours est très malsain.

«On peut même être empoisonné si on a l'imprudence d'en manger.

«Je profite de l'occasion pour vous recommander de vous en abstenir en toute circonstance, comme aussi du foie de phoque.»

Les viscères de l'ours sont absolument vides. Preuve que depuis longtemps l'animal était soumis à un jeûne rigoureux.

La constatation de ce fait amène un vaste rire sur la face camuse du Groenlandais. Sans perdre un moment, il tranche au niveau de l'orifice inférieur l'intestin, encore tout chaud, l'introduit dans sa bouche, et absorbe avec d'intraduisibles mouvements de tête et de cou.

La bouche est pleine et les bajoues gonflées comme celles d'un singe dévalisant un verger.

Ne pouvant plus, sous peine d'asphyxie, introduire un atome de substance, Oûgiouk, d'un second coup de tranche-lard, abat, au ras de ses lèvres, le bout de boyau, fait un violent effort de déglutition, et le paquet franchissant l'isthme du gosier, tombe dans les profondeurs insondables d'un estomac polaire.

Puis il recommence, avec ce mouvement de va-et-vient familier aux canards, entonne une bouchée dont le volume ferait reculer un chien d'équarrisseur, bleuit quand la masse filandreuse pénètre dans le pharynx... et continue de plus belle.

Tant et si bien que la tripaille entière, l'estomac compris, y passa sans encombre. En tout, une dizaine de kilogrammes.

Souriant, heureux, épanoui, le brave Esquimau se frotte avec une béatitude comique le ventre, puis, se ravisant tout à coup, semble se dire:

«Mais il y a encore de la place.

«De quoi loger un dessert, une friandise, un rien.»

L'épine dorsale de l'ourse est capitonnée, au niveau des reins, d'une couche de graisse jaune qui tire l'œil d'Oûgiouk.

«Allons! les dernières bouchées, les meilleures, celles qui font la joie du gastronome, celles qu'on absorbe pour le divin plaisir de la gourmandise.»

Et le Grand-Phoque arrache une pleine poignée de graisse encore tiède, emplit sa bouche, écouvillonne la charge avec ses doigts, et finit, après un tassement laborieux, par introduire jusqu'aux derniers vestiges.

Les matelots témoins de ce festin qui eût fait frémir le bon Gargantua, le grand amateur de tripes, sont littéralement confondus, sauf les baleiniers, depuis longtemps édifiés sur les capacités d'une panse groenlandaise.

Plume-au-Vent et Dumas n'en peuvent croire leurs yeux.

Le cuisinier, pendant cet engloutissement qui n'a pas duré plus de cinq minutes, est passé par les phases de la surprise, de l'étonnement, puis de la stupeur.

On l'entend murmurer:

«C'est pas un hôme... c'est un puits... un gouffre... un abîme...

—N'est-ce pas, hein! Dumas.

«Je ne connais, moi, que mon fourneau de chauffe pour être aussi vorace.

«Et encore!

—Et c'est du monde! pécaïre!

—Ça y ressemble, tout de même.»

Puis, s'adressant au bonhomme qui essuie ses mains à sa face, il ajoute:

«Dites donc, monsieur Untel, si le cœur vous en dit, je vous emmènerai après la campagne.

«Je veux vous conduire aux restaurants à trente-deux sous, là où l'on donne du pain à discrétion.

«Fiche mon billet que vous aurez du succès, et que le patron fera une de ces têtes!...»

Le digne Oûgiouk, comme s'il eût compris et apprécié l'offre du Parisien, sourit en signe d'aquiescement, lui tend sa patte huileuse, puis, avisant une place libre entre deux rouleaux de cordages, s'allonge, ferme les yeux et se met à ronfler.

Pendant cet épisode répugnant, mais authentique, la Gallia qui s'est avancée vers le Nord-Ouest, a trouvé les eaux libres et réussi enfin à franchir la baie de Melville.

Ce n'est pas à dire pour cela que la mer soit débarrassée des glaces flottantes. Mais, les floes en dérive ne sont plus soudés ensemble, leur contexture n'est plus aussi rigide, ni leurs bords aussi vifs. La débâcle est sans doute commencée un peu plus haut, car la neige est fondue en partie, et les hummocks, dont les croupes émergent des plaques horizontales, laissent suinter de minces filets d'eau.

De loin en loin apparaissent de gros icebergs dont les pointes, émoussées sous l'action incessante du soleil qui ne descend jamais au-dessous de l'horizon, se sont mamelonnées en grosses protubérances d'aspect débonnaire.

La glace n'a plus sa physionomie rechignée des jours froids. On la sent mollir, s'adoucir, se faire moins inhospitalière, se laisser pénétrer par l'alanguissante senteur du renouveau qui plane sur le désert arctique.

La mer, d'un bleu turquoise, moutonne gaiement au pied des blocs en dérive, dont la base transparaît comme un cristal sous le flot qui la désagrège. Au-dessus, le ciel, d'un azur intense, forme un fond sur lequel se détachent étrangement, presque sans perspective, et avec une singulière crudité, les masses bleuâtres, çà et là plaquées de blanc mat.

Une véritable symphonie de bleu et de blanc à désespérer un peintre et à faire hurler notre public habitué à d'autres aspects, surtout à d'autres conventions.

Rien qui puisse reposer l'œil ou le distraire de cette énervante monotonie qui n'est pas sans charmes, et de cette incessante mobilité qui transforme, à chaque minute, le tableau invariablement composé des mêmes éléments, et toujours semblable à lui-même.

De temps en temps, cet étrange paysage fait de taches nacrées, mouvantes sur un fond de saphir, prend un peu d'animation. C'est une masse qui chavire brusquement dans un remous, oscille et continue à dériver avec sa lenteur immuable. C'est aussi une plaque de neige qui se décolle et glisse dans la mer avec un petit clapotement très doux, à peine perceptible. Puis l'apparition de phoques à la figure bonasse, qui batifolent avec des gestes de nageurs savourant avec béatitude leur première pleine eau. Puis encore des oiseaux qui, abandonnant résolument leurs hivernages du Sud, s'en vont à tire-d'aile vers le Septentrion, se posent un moment sur la croupe d'un iceberg, et repartent effrayés par la toux saccadée de la machine. Les canards, les oies, les eiders accourent en bandes innombrables, puis des essaims bruyants de grives d'eau, de tourne-pierres, de bruants des neiges et de canuts. Ces derniers ont même déjà quitté leur livrée grise d'hiver, pour la rutilante parure des jours d'été.

Et quand parfois, à la vue de gros nuages blancs produits par la condensation des brumes du Nord, qui arrivent en flocons détachés glissant sur l'azur céleste, l'œil se porte involontairement sur l'azur des flots constellé de glaces dérivant languissamment, on se demande si l'on se trouve en présence d'images réelles ou si l'on n'est pas le jouet d'un mirage.

Le 8 juin, la Gallia se trouvait enfin par le travers du cap York, dont les falaises, revêtues de glaces, coupaient à une grande hauteur la ligne d'horizon.

Le soixante-quinzième parallèle venait d'être franchi, et la Gallia naviguait définitivement dans les eaux du Nord qui s'étendent depuis le cap jusqu'à l'entrée du détroit de Smith.

Le capitaine, plein d'espoir, comptait arriver en trois jours au cap Alexandre, célèbre par l'hivernage du docteur Hayes qui donna au fiord, où s'abrita en 1860 (par 78° 15′), son navire, le nom de Port-Foulque.

Trois degrés en trois jours, ce n'était point être exigeant, surtout si la mer conservait son calme, l'atmosphère sa sérénité. Mais, hélas! qui peut répondre non seulement du lendemain, mais encore de l'heure à venir, sous une latitude où les variations les plus inattendues se produisent instantanément.

A mesure qu'elle s'avance vers le Nord-Ouest, pour doubler le cap Atholl, la Gallia rencontre des glaces de plus en plus nombreuses. Une désagréable facétie de la mer libre qui, loin de justifier son nom, est aussi encombrée que la baie de Melville.

Peu à peu, la température, jusque-là si clémente, s'abaisse de plusieurs degrés, le vent qui soufflait du Sud tourne au Nord, et le baromètre subit une dépression considérable.

Ne voulant pas risquer d'être pris par un grain en vue des abruptes falaises qui s'étendent jusqu'au petit détroit de Wolstenholme, le capitaine fit forcer de vapeur, quitte à heurter les icebergs, et mit résolument le cap sur les îles Carry, où il espérait trouver la mer entièrement débarrassée.

Il comptait de là se diriger vers le cap Sabine, couper le détroit de Hayes en vue des îles Henry et Bache, puis s'abriter derrière les monts Victoria et Albert, en attendant la débâcle définitive. La route minutieusement relevée, les corrections faites à la boussole pour éviter toute erreur au timonier, d'Ambrieux ayant pris toutes les précautions dictées par l'expérience, se reportait par la pensée au temps où le vieux Baffin s'en allait, à l'aventure, sur son petit navire de cinquante tonneaux, stupéfait, en approchant du détroit auquel il allait donner le nom de Smith, de voir son compas dévier de quantités incroyables. Aussi écrivait-il sur son journal: «Ce détroit, qui court au Nord de 78°, est remarquable en un point, parce que là est la plus grande variation de la boussole connue dans le monde entier. Car, par de bonnes observations, j'ai trouvé qu'elle était déviée de plus de cinq quarts ou 56° vers l'Ouest, de sorte que le Nord-Est-quart-Est est lu sur la boussole correspondant au Nord vrai du monde, et ainsi du reste.»

Et il y avait de cela plus de deux siècles et demi! (272 ans.)

Aussi, d'Ambrieux montant un navire dont il avait pu apprécier les qualités, secondé par un excellent équipage, traitait-il de misères les empêchements auxquels il se heurtait, en comparaison des difficultés écrasantes qui étaient le lot de ces intrépides chercheurs.

Cependant le vent fraîchissait de plus en plus. La goélette, forcée de marcher debout à la lame et à la brise, tanguait rudement et embarquait presque à chaque coup.

Le ciel se couvrit de nuées épaisses, et la neige se mit à tomber abondamment.

Pour comble d'ennui, l'eau embarquée se gelait presque instantanément sur le pont bientôt couvert d'une nappe unie comme un miroir, qu'il fallut recouvrir d'escarbilles.

A peine si l'on put s'élever d'un demi-degré qu'il fallut changer la route et abandonner le projet de rallier les îles Carry. Il y eût eu plus que de la témérité à continuer dans de telles conditions. Quoi qu'il pût advenir, le péril était moindre à naviguer près des falaises, hautes de quatre cents mètres, qui, du moins, abritaient en partie le navire contre les rafales.

Brusquement le temps s'éclaircit. L'ouragan balaya les nuées, et le soleil apparut radieux, dardant ses flots de lumière sur les éléments déchaînés.

Mais la furie de la tempête ne désarme pas. Le cap Parry se montre au loin, par 77°, comme l'arête monstrueuse d'un cétacé battu par les flots qui le criblent d'une averse de glaçons. Sur le front des falaises où le vent fait rage, s'élèvent d'épais tourbillons de neige qui, saisis par le mouvement giratoire des trombes, s'éparpillent comme d'impalpables duvets, avec des poudroiements diamantés.

La mer est étrange, formidable et sinistre. Tout craque, tout détone, tout mugit. Les icebergs, heurtés comme des galets, s'écrasent et disparaissent, en quelque sorte volatilisés. Là-bas, en avant du cap, une barre de rochers noirs, dépouillés de leur croûte hivernale, émergent de l'écume laiteuse qui rejaillit en colonnes de vapeurs.

La goélette, après vingt heures de lutte sans merci, doubla enfin le cap, et trouvant le détroit de Murchison débarrassé, s'y engagea lentement.

Elle passa ensuite entre les îles Herbert et Northumberland, obliqua vers le fiord de Peterhavick et continua sa navigation côtière jusqu'au cap Sanmarez, au moment où la tempête s'apaisait enfin.

Le capitaine Georges Nares, favorisé par un temps exceptionnel, avait mis seulement deux jours—du 25 au 27 juillet 1875—pour aller du cap York au cap Alexandre. Le commandant de la Gallia fut trop heureux, malgré un temps épouvantable, d'accomplir le même trajet en quatre jours.

Le lendemain, 12 juin, la goélette laisse à deux milles et demi, par tribord, l'île Sutherland, faite d'un grès très grossier profondément érodé par l'action des glaces.

Enfin voici le cap Alexandre, un superbe promontoire dont l'altitude atteint quatre cent vingt-sept mètres, et qui avec le cap Isabelle, situé sur l'autre rive, forme l'entrée du défilé connu de géographes sous le nom de détroit de Smith.

La Gallia le contourne de près, au point qu'on peut distinguer à l'œil nu la couleur fauve de ses assises, et la colonne basaltique dont il est surmonté. Elle pénètre enfin, avec des difficultés inouïes, dans le fiord de Port-Foulque où elle se trouve en sûreté.

Le navire solidement ancré sur un fond rocheux, le capitaine autorisa l'équipage à débarquer, sans oublier les chiens, qui, soustraits à la claustration, manifestèrent leur allégresse par des cabrioles et des jappements éperdus quand ils se trouvèrent sur la glace.

On retrouva tout d'abord les épaves du premier hivernage du Polaris, mêlées sans doute à celles des Etats-Unis, le schooner du docteur Hayes. Lambeaux d'étoffes, ciseaux à glace, boîtes à conserve, bouteilles, cordages, engins de pêche, feuillets de livres, etc.

Puis un peu plus loin, en remontant la rive gauche du fiord toujours encroûté de glaces, trois iglous, ou cabanes indigènes. C'est-à-dire des tanières lamentables, édifiées à la diable avec des cailloux cimentés de terre et d'eau glacée.

Preuve que des nomades fréquentent parfois ces points désolés que l'on croirait visités par les seuls représentants de la faune arctique.

Enfin, chose particulièrement intéressante au point de vue anthropologique, on rencontra, un peu plus loin sous des glaçons peut-être séculaires, arrachés par la dernière tempête, les vestiges d'anciennes stations dont il est impossible de déterminer l'âge, même très approximativement. Des quantités énormes d'ossements de rennes, de morses, de bœufs musqués, de phoques, de renards, d'ours, de lièvres, montrent l'existence d'une faune très abondante à cette époque. Tous les crânes sont brisés, tous les os longs sont éclatés, pour en extraire la cervelle et la mœlle, comme le faisaient nos ancêtres des stations préhistoriques.

Il y a aussi des squelettes d'oiseaux, par milliers, surtout de guillemots et de mouettes-bourgmestre.

Le docteur met de côté quelques-uns de ces vestiges des temps écoulés, puis, s'écartant à l'aventure, vers un petit vallon bien abrité des vents du Sud, pousse un cri de joie qui fait accourir ses compagnons.

Imaginez la plus mignonne, la plus exquise forêt en miniature composée de saules et de bouleaux nains, dont une futaie pourrait tenir à l'aise dans la boîte d'un botaniste. Des troncs gros comme des porte-plumes, des branches aussi ténues que des brins de balai, des brindilles non moins déliées que des crins, tout cela couvert de minuscules bourgeons commençant à s'ouvrir sous la tiède caresse du soleil de juin.

Pauvre petit taillis étiolé! C'est à peine s'il trouve de quoi végéter sur cette glèbe de fer, et pourtant il égaye comme d'un sourire—ce sourire résigné des déshérités—la marâtre qui lui mesure si parcimonieusement l'atome indispensable à sa vie.

Puis, à l'entour de l'embryon de forêt, des mousses vertes comme des émeraudes et quelques graminées: des Poa arctica, des glyceria arctica, des alopecurus alpinus, des épilobus roses, des potentilles des neiges, des pavots aux pétales roses, des saxifrages bleus, rouges et jaunes, un véritable parterre, dont le docteur s'appropria discrètement quelques spécimens.

Pendant ce temps, le capitaine, voulant dégourdir les chiens et les soustraire à une immobilité si préjudiciable à leur santé, avait ordonné qu'on les mît aux traîneaux.

Il désirait, en outre, juger des aptitudes de ses hommes à diriger ces attelages fantaisistes.

Plume-au-Vent, lui, en sa qualité de grand maître de la vénerie, ou plutôt, comme il s'intitulait plaisamment, de capitaine des chiens, ne doutait en aucune façon de ses propres mérites.

Ses subordonnés, du reste, le connaissaient parfaitement, et lui obéissaient, jusqu'alors, au doigt et à l'œil. Depuis leur embarquement, il avait été leur pourvoyeur, et avait pour ainsi dire vécu dans leur intimité; aussi se vantait-il, on s'en souvient, d'en faire des chiens savants.

«Eh bien, mon garçon, lui dit avec bonhomie le capitaine, montre-nous le savoir-faire de tes élèves.

«Choisis ceux auxquels tu as le plus confiance et fais-les galoper sur cette belle glace unie.»

L'attelage s'opère sans trop de difficultés, le Parisien procédant par insinuation, et offrant à chacun de ses toutous un morceau d'ours tout cru qu'il sortait de ses poches.

Le traîneau prêt à partir, le conducteur improvisé s'accroupit sur la plate-forme et fait claquer son fouet comme il a vu faire aux gens de Julianeshaab.

Aussitôt, les chiens s'éparpillent dans toutes les directions, tirent à hue, à dia, en éventail, et communiquent au véhicule un mouvement en zigzag d'un comique achevé.

«Allez!... mais allez donc, satanés cabots!» criait le Parisien vexé des rires fous de l'équipage.

Et les «satanés cabots» allaient, couraient, chacun pour son compte sans souci de l'inoffensive lanière qui claquait en pure perte.

Plume-au-Vent, très malin, s'avise alors d'un stratagème pour sauver au moins l'honneur, et clore, ne fût-ce qu'un moment, la bouche aux rieurs.

Il a encore dans sa poche une certaine quantité de viande. Vite il en lance un morceau devant la meute indocile, aussi loin qu'il peut. Naturellement, les chiens, mis d'accord par leur mutuelle avidité, s'élancent à fond de train, galopent vingt mètres, puis s'arrêtent, se gourmandent jusqu'à ce que le plus adroit ou le plus heureux ait gobé, comme une fraise, l'appât tentateur.

Puis, avec un ensemble surprenant, ils se retournent, s'assoient sur leur derrière, tournent vers leur automédon des yeux chargés de muettes prières et sollicitant une seconde ration.

«Pétard! grogne le Parisien, sentant le ridicule de la position.

«Allons, faut repiquer!»

Un autre morceau de viande obtient le même succès d'estime, et la course progresse d'une égale quantité.

Mais c'est tout. Prières, menaces, coups de lanière, tout est inutile.

Au loin, c'est-à-dire à cinquante mètres, les lazzis pleuvent dru comme grêle sur le loustic dont chacun a essuyé les brocards.

Plume-au-Vent, de plus en plus ennuyé, ne sachant à quel saint se vouer, crie, se démène de plus belle et ne réussit même pas à faire lever ses élèves gravement accroupis sur leur arrière-train.

Fort heureusement Dumas, dont l'épiderme provençal n'a pas été entamé par les plaisanteries d'antan, sauve la situation.

Dumas a une idée qu'il s'empresse de mettre au service de son camarade.

Très simple comme les idées géniales, celle du cuisinier se manifeste sous l'apparence d'une morue sèche amarrée à un bout de ligne.

Dumas accourt devant l'attelage récalcitrant, dont l'odorat est sollicité par les violents effluves de saumure qui s'exhalent de la morue.

La tentation est irrésistible. Aussitôt les chiens se dressent sur leurs pattes, et Dumas, les jugeant suffisamment excités, se met à courir. Tout naturellement ils se précipitent comme une meute qui lance à vue un sanglier. Dumas, voyant le succès de sa ruse, gagne au large en homme capable de rivaliser avec le héros dont les pieds légers ont été chantés par le divin Homère.

La morue tiraillée par la ficelle, saute et rebondit sur la neige, devant le nez des chiens de tête, leur échappant sans cesse, en raison de l'irrégularité du mouvement de translation.

Et Dumas, toujours galopant, réussit à entraîner ainsi le peloton indocile jusqu'à cinq cents mètres.

L'équipage, qui s'amuse comme un clan de demi-dieux, applaudit bruyamment.

De son côté, Plume-au-Vent ravi ne ménage à son camarade ni les éloges, ni les remerciements.

«Allons, ça va! Dumas, ça va... et raide!

«T'es un homme, toi, un vrai... ma parole!

«Mais, tu vas t'époumonner!

«Si tu montais avec moi, à présent que la carriole va son train.

—A ton idée, mon çer! Zé crois en effet que ça marçera sans embardées.»

Il s'installe près du Parisien qui brandit son fouet, le fait claquer à tour de bras, sans autre résultat d'ailleurs, que de cingler son compagnon et lui-même avec la mèche rebelle.

«Allons, bon! v'là encore la mécanique détraquée!

«Décidément, faudra que je demande au Grand-Phoque des leçons de fouet.

«Vois-tu, le fouet, n'y a que ça.

«Sans lui, rien à refrire avec ces maudites bêtes.

—Mais, nous n'allons pas rester en panne, comme sur un ponton, hein?

—Dame, faut rappliquer.

«Pétard! c'que les autres vont s'en payer à mes dépens!

—Eh! pécaïré!... qu'est-ce qui les prend donque... ces faillis cabots?

«Vont-y s'emballer, autrement!...»

Les chiens, subitement devenus inquiets, tournent le museau vers la terre, pointent les oreilles, aspirent l'air par saccades, font entendre un rauque aboi, et détalent affolés vers le navire.

«Tiens-toi bien!» crie le Parisien, en se cramponnant au traîneau.

Dumas regarde en arrière et pousse un juron carabiné à l'aspect d'un ours se traînant sur trois pattes, retombant à chaque pas, et faisant des efforts désespérés pour avancer.

«Troun de l'air!... un ours!... ah ça! il en pleut, dans ce pays!

«Troun de l'air! Un ours!».

«Eh!... il marçe à cloçe-pied!... ce qu'il a l'air claqué, le povre!

—Claqué ou pas claqué... je tiens pas à le fréquenter, tant qu'y n'sera pas devenu descente de lit.

«Hardi! les chiens... hardi!»

Les pauvres bêtes épouvantées n'ont pas besoin d'encouragement. Rappelées au sentiment de l'unité par une mutuelle terreur, elles filent d'une telle vitesse, que le traîneau arrive en deux minutes au milieu des marins qui déjà se préparent à combattre l'intrus.

IX

Plaie ancienne.—Le projectile.—Emotion du capitaine en reconnaissant une balle de fusil Mauser.—Fantaisie gastronomique.—Ingestion d'un gilet de flanelle.—Marque en caractères allemands.—Départ précipité.—Difficiles manœuvres.—Fatigues surhumaines.—Les docks provisoires.—Les gaietés d'un équipage courbaturé.—Venise est le pays des glaces.—Dans le canal de Kennedy.—Un pavillon flotte sur Fort-Conger!

Malgré l'état d'épuisement dans lequel se trouve l'ours polaire, le capitaine fait prendre les précautions exigées par la plus élémentaire prudence.

En un clin d'œil, hommes, chiens, véhicules sont hissés à bord.

L'ours, presque agonisant, se traîne avec des difficultés infinies. A chaque pas il tombe lourdement, grogne, se relève à demi pour s'abattre encore. Poussé par une faim atroce, il tourne vers le navire sa tête busquée, idiotement féroce, et fait claquer ses dents.

Il s'approche néanmoins, jusqu'à ce qu'une balle explosible envoyée par le docteur, qui veut prendre sa revanche de l'autre fois, lui fracasse le crâne.

La fuite des chiens, la retraite de l'équipage, l'exécution du perturbateur, tout cela n'a pas duré dix minutes.

Comme l'ours a été foudroyé, chacun redescend sur la glace, pour le voir de près, et tirer, s'il y a lieu, parti de sa dépouille.

Chose facile à constater tout d'abord, c'est son épouvantable maigreur. Il n'a littéralement que la peau et les os qui font de lamentables saillies à travers la fourrure.

«Docteur, veuillez donc, je vous prie, examiner sa blessure, et me dire à quoi vous l'attribuez,» dit le capitaine tout pensif.

La cuisse droite est le siège d'une tuméfaction intense qui occupe l'articulation de la hanche, et se traduit par une grosse protubérance. Au milieu de cette protubérance, un trou rond, du diamètre du petit doigt, d'où suinte un pus fétide collé aux longs poils jaune paille.

«C'est, à n'en pas douter, une plaie d'arme à feu, répond le docteur sans la moindre hésitation.

—Ancienne?

—Datant au plus de huit jours.

—La balle est-elle sortie?

—Pas que je sache, car je ne trouve point de contre-ouverture.

«Etant donné la direction latérale du coup de feu, je doute qu'elle soit ressortie par le trou d'entrée.

—Vous pouvez l'extraire, n'est-ce pas?

—Rien de plus facile.»

Dédaignant les instruments professionnels, ou les jugeant trop fragiles pour une telle opération, le docteur s'arme d'un couteau de matelot, désarticule d'une main exercée la cuisse, trouve le trajet fistuleux du projectile, le débride et rencontre, engagée au niveau des reins, dont l'un a été broyé, une balle très longue, de petit calibre, qu'il présente au capitaine.

Celui-ci l'examine attentivement, et pâlit.

«C'est bien!... merci, docteur, dit-il d'une voix qui cependant n'indique pas trace d'émotion.

«Je sais... ce que je voulais savoir.»

Intrigué, mais connaissant trop bien ses devoirs pour interroger son chef, le docteur, machinalement, se met en devoir d'ouvrir l'estomac de la bête; et tout en coupant la peau, les muscles et les cartilages, monologue:

«Vrai!... si je me laissais attendrir par la maigreur phénoménale de ce pirate arctique, je serais capable de le plaindre.

«En voilà un qui a dû faire carême!

«Mais rengainons notre pitié.

«Le coquin ne vaut pas mieux que les lions, les tigres, les jaguars et autres bandits ejusdem farinæ...

«On croirait volontiers que le bain perpétuel d'eau à zéro dans lequel il barbote, et les glaçons lui servant de litière aient dû rafraîchir son sang.

«Erreur! Monsieur se complaît au carnage, comme le tigre dont il a les approches sournoises et les appétits insatiables.

«Il lui faut des hécatombes de phoques, de veaux marins et de rennes sauvages... et quand il a assassiné dix fois, vingt fois sa suffisance, monsieur gaspille!...

«Tenez, capitaine, est-ce outillé pour le massacre!

«Voyez-moi ces crocs longs de quatre pouces, et ces griffes qui dépassent la bonne mesure de dix centimètres.

«Avec cela, nageant comme un requin, au point d'agripper, en plongeant, les phoques eux-mêmes...

«Et grimpeur à damer le pion à la panthère dont il possède la souplesse et l'agilité féline.

«Il faut le voir quand il escalade, on ne sait comment, des glaciers à pic pour dévaliser les nids des guillemots dont il gobe les œufs avec une sensualité gloutonne!

«Rudement armé, le gredin, pour le «struggle for life», avec sa fourrure imperméable, son blindage de graisse, sa vigueur de bison, ses ongles et ses dents.

«Sans quoi, la race en serait depuis longtemps anéantie.

«Où diable pareille énergie vitale va-t-elle se nicher!

—Celui-ci, docteur, a dû pourtant subir de rudes privations, à en juger par sa maigreur qui ne saurait être imputée, je crois, à sa seule blessure.

—Oh! capitaine, tout n'est pas roses, dans le métier d'ours polaire.

«S'il y a des jours de bombance, il y a aussi des semaines où le menu fait défaut.

«Quelque «struggle-for-lifeur» qu'on soit, on n'en est pas moins assujetti à de dures privations.

«Très souvent le gibier brille par son absence, après l'hiver, alors qu'au sortir de l'engourdissement annuel on aurait besoin d'un ordinaire soigné pour se refaire.

«Dans ce cas on vit de faim... on mange ce qu'on trouve... des carcasses dédaignées autrefois, des herbes marines, de la terre... des épaves de toute sorte, parfois les plus incohérentes.

«Il me souvient, entre autres, avoir trouvé, aux pêcheries d'Islande, un ours qui avait absorbé un soulier de matelot.

«Quant à celui-ci... je doute que son estomac ne renferme...

«Tiens!...

«Mais c'est un faux affamé... il avait mangé...»

Le docteur qui, pendant sa pittoresque monographie de l'ours blanc avait interrompu sa dissection, vient de fendre la poche stomacale.

Il retire, du bout des doigts, une chose informe, triturée, enroulée sur elle-même, une sorte de loque assez consistante et dont il est d'abord impossible de préciser la nature.

On dirait de l'étoffe.

Très intrigué, le docteur avise une flaque d'eau produite par la fonte des neiges et remplissant une petite dépression du terrain glacé.

Il déplie la loque, la met tremper, la lave soigneusement et part d'un fou rire.

«Quand je vous disais, capitaine, que la panse de ces mécréants est le réceptacle des substances les plus baroques, je ne croyais pas avoir en main la preuve de mon affirmation.

—Qu'y a-t-il, mon cher docteur?

—Capitaine, je vous le donne en mille.

—J'aime mieux jeter ma langue aux... ours, répond l'officier intrigué.

—Eh bien! vous allez avoir un nouveau témoignage de l'éclectisme professé par eux en matière d'alimentation.

«Examinez plutôt ce gilet de flanelle que je viens d'extraire, et par devant témoins, de l'appareil digestif du sire.

—Un gilet de flanelle! s'écrie le capitaine abasourdi.

—En très mauvais état, sans doute, mais avec ses boutons, et si je ne me trompe, une marque en fil rouge, très visible... tenez... là!...

«Quelque rebut abandonné par un baleinier.»

Le capitaine examine attentivement le tissu, constate la présence de deux lettres brodées au petit point et dit au docteur:

«Veuillez couper cette marque et me la donner.

«Maintenant, rentrons à bord.

«J'appareille aussitôt la machine en pression.»

Le docteur abandonne le haillon près du cadavre de l'ours, et suit l'officier qui regarde en marchant les initiales et hoche la tête.

«Tenez, dit-il au moment de se hisser par les tire-veilles, je préfère vous confier la vérité, car vous ne devez rien comprendre à ce brusque départ, quand j'avais manifesté l'intention de séjourner ici quarante-huit heures.

—Mais, capitaine, je ne vois guère en quoi la présence de cette loque puisse vous...

—M'émouvoir!... dites le mot, et vous n'exagérerez pas.

—Vous!... un homme comme vous!

—Parce que j'ai voué ma vie à une entreprise glorieuse...

—Je ne comprends plus quelle corrélation... entre l'incident qui nous occupe, et le but grandiose poursuivi par vous.

—Docteur, savez-vous l'allemand?

—Peu, mais mal!... je le confesse à ma honte.

—Assez pour le lire, cependant.

—Sans doute.

—Voyez ces deux lettres.

—Tiens!... des caractères gothiques...

«Un F et un S majuscules...

—Parfaitement.

«Et vous pouvez ajouter, des capitales allemandes...

«Vous entendez bien: allemandes!

—C'est indubitable.

«Mais, qu'est-ce que cela prouve?

—Et la balle, retirée par vous du flanc de l'ours?

—Une balle... quelconque.

—Une balle de fusil Mauser, docteur!

«Une balle allemande!

—Ah! diable... il y aurait donc des Teutons dans le voisinage?

—Un ours nous arrive blessé d'un coup de feu.

«La plaie remonte à huit jours selon vous... Le projectile qui l'a produite a été tiré par une arme prussienne, au moment où l'ours, mourant de faim, rôdait autour d'un campement.

«L'animal a saisi ce qu'il a pu trouver, un gilet de laine, et l'a englouti avec sa voracité d'affamé...

«Sur le gilet, nous trouvons des lettres allemandes.

«Calculez le chemin qu'a pu faire depuis ce temps l'animal grièvement blessé...

«Maintenant, concluez!

—Diable!

—Eh bien! voilà pourquoi cet appareillage précipité qui ressemble à une fuite...

—Oh!... à une fuite... en avant!

—Je l'entends bien ainsi.

«Tenez!... je n'ose pas aller jusqu'au fond de ma pensée.

«Pensez donc, s'il était là!... lui!...

«Si, contre toute prévision, il m'avait devancé par je ne sais quel artifice diabolique...»


Une heure après, la Gallia quittait l'abri protecteur de Port-Foulque et s'élançait intrépidement à travers la mouvante armée des glaces désarticulées par l'ouragan.

On n'aperçoit plus l'eau dissimulée sous les fragments de toute grosseur. Il semble que le navire glisse sur un fleuve charriant des pierres.

A chaque instant l'éperon d'acier fracasse les blocs errants. On ne compte plus les heurts qui produisent un roulement continu. Ou plutôt nul ne s'en préoccupe. Qu'importe! après tout, puisqu'on va de l'avant.

De Port-Foulque au cap Sabine, situé sur la rive occidentale du détroit de Smith, on compte un demi-degré environ. Cette traversée de cinquante-cinq kilomètres exige vingt heures. Un succès, pourtant, car la mer est mauvaise. C'est le 13 juin. La goélette côtoye l'île de Pim, à jamais célèbre dans les annales arctiques par le navrant épilogue de la mission Greely. Là fut le camp Clay où succombèrent, après une effroyable agonie, les Affamés du Pôle Nord, dont M. W. de Fonvielle a raconté les tortures.

Le 14, pour se tenir à l'abri des glaces qui suivent le courant, la Gallia pénètre dans la baie de Buchanan, contourne l'île Bache, et perd des heures à chercher une faille où se glisser. Quelques milles à peine sont parcourus. En six heures il faut creuser deux docks à cinq cents mètres l'un de l'autre, pour laisser passer deux icebergs qui écraseraient la Gallia comme une noisette.

Voici en quoi consiste cette opération. Le chenal mesure, supposons, cinquante mètres de largeur. A droite et à gauche, des glaces épaisses de trois ou quatre mètres. Un iceberg s'avance lentement. S'il est moins large que le chenal, la goélette peut continuer sa route en se rangeant près de la rive. S'il est d'égale dimension, il obstrue le passage tout entier. Comme il vient droit sur la goélette on ne peut ni ne doit rétrograder, on entame rapidement à la scie, à la hache et à la mine, la glace bordant le chenal. On pratique dans son épaisseur une cavité assez vaste pour permettre à la coque du vaisseau de s'y loger. Bref, un dock, un bassin analogue aux formes à radoub, dans lequel le navire attend le passage de l'iceberg.

Le 15, dix kilomètres! et l'équipage courbaturé est satisfait, quelque minime que soit ce résultat.

Le 16, le petit détroit de Hayes est franchi, et la goélette se trouve en vue de la partie méridionale de la terre de Grinnel. Des collines encapuchonnées de neige apparaissent au loin. Le rivage très abrupt se compose de grès fauves aperçus vaguement à travers les craquelures des glaces qui les recouvrent.

La journée entière est employée à la recherche d'un chenal. La route suivie douze ans avant par sir Georges Nares est totalement obstruée.

C'est là, en effet, le propre de cette navigation, d'être modifiée sans cesse, non seulement d'année en année, mais souvent de mois en mois, par le dégel, les courants, les marées ou les tempêtes qui bouleversent la région de fond en comble.

Impossible, par conséquent, de suivre la voie tracée antérieurement et relevée sur la carte par de consciencieux explorateurs.

Aussi, que de marches et de contremarches! Que de retours désespérants après une rapide envolée qui vient se briser à un cul-de-sac! Que de virages sur place, que de charges à fond sur la maudite glace qui parfois vole en éclats, et plus souvent résiste au choc de l'éperon! Que d'allées et venues de bête en cage à la recherche d'un trou pour s'insinuer!

Le chenal enfin trouvé—une vraie gorge d'enfer—la présence d'icebergs, venus on ne sait d'où, nécessite encore la désespérante improvisation des docks dans la glace fixe.

Le 17, après des labeurs écrasants, des périls inouïs et la menace perpétuelle d'être bloqué, la Gallia contourne la petite baie d'Allman, double le cap Hawks, formant la pointe Sud-Est de la baie de Dobbin.

Le capitaine, qui vient de parcourir la relation de sir Georges Nares, constate, comme le marin anglais, que la hauteur du promontoire est réellement de quatre cent vingt-sept mètres. Mais, malgré toute sa bonne volonté, il ne peut, en aucune façon, partager l'opinion de son devancier, quand celui-ci compare la lugubre pointe en vue au rocher de Gibraltar.

On croirait volontiers que ces fatigues excessives et sans cesse renaissantes affecteraient le moral de l'équipage.

Ce serait une erreur. Jamais gens n'ont été plus gais et n'ont témoigné plus d'entrain. Chacun nargue la courbature, s'ingénie à trouver un mot drôle pour caractériser la situation, ou applique une comparaison baroque à tel ou tel site, à tel ou tel incident.

On mange de bon appétit, comme il convient à des hommes qui ne marchandent pas leur peine. On ingurgite avec délices la double ration offerte chaque jour par le cambusier. On rit comme de bons Français dont la proverbiale gaîté ne désarme jamais et l'on chante à tout propos.

Plume-au-Vent, l'ancien virtuose de café-concert, se montre intarissable, à la grande joie de ses compagnons qui n'arrivent jamais à épuiser son répertoire.

Chaque fois qu'il n'est pas de quart à la machine, le petit chauffeur grimpe sur le pont, se mêle aux matelots, prend vaillamment sa part de leurs travaux—ce qu'il appelle turbiner pour son agrément—et les égaye par ses refrains ou par ses farces.

Toujours un peu mystificateur, mais mystificateur bon enfant, il monte aux plus naïfs d'invraisemblables scies dont tout le monde rit, celui qui en est l'objet prenant le premier la chose du bon côté.

Il a cessé pourtant de plaisanter Mossieu Dumas dit Tartarin, du jour où celui-ci est venu à son aide, quand il faisait si piteuse mine sur le traîneau. De même pour Constant Guignard, depuis qu'il l'a repêché.

Mais il a trouvé deux nouveaux plastrons dans Courapied dit Marche-à-Terre, et Nick dit Bigorneau, son collègue de la chaufferie.

Un échantillon de ses farces, très inoffensives, mais parfois bien amusantes, comme on va le voir.

La Gallia flotte, par hasard, sur un petit lac d'eau libre. La vue s'étend au loin sur la plaine hérissée de glaces dont les pointes scintillent sous un soleil aveuglant.

«Ouf! s'écrie le Parisien flanqué de Nick et de Courapied; en place repos!

«Paraît qu'on joue: Relâche, ou repos des banquises.

—C'est encore de la grande-opéra? demande Courapied qui adore la musique.

—Parbleu!

—Et de Paris?... dans quel théâtre!

—Dans tous les théâtres!

«Toutes fois t'et quand que tu vois collée à la porte une affiche avec ce mot: Relâche, ça veut dire qu'on joue la fameuse pièce intitulée: Relâche ou repos des banquettes...

—Mais tu viens de dire: banquises!

—C'est que, vois-tu, ici, les banquettes, c'est censément les banquises.

—Comprends pas, et toi, Nick?

—Moi, si! répond imperturbablement Nick.

—La preuve, continue le Parisien, c'est qu'y en a tant et tant, qu'on se croirait à Venise.

—Venise, interrompt Courapied; mais je me faisais l'idée que c'était un pays chaud, situé en Algère, ou à Constantinople, ou bien dans les Amériques... sais pas au juste.

—Venise, mon vieux colon, v'là ce que c'est.

Puis il se met à chanter, d'une voix très agréable, ma foi, et d'une étendue remarquable:

Ah! que Venise est belle
Et ses accents joyeux;
Son palais étincelle
Le soir de mille feux...

«Ça, Parisien, c'est tapé! s'écrie Nick.

«La suite... la suite...

—Oui, c'est tapé, riposte Courapied, têtu comme un Breton, quoique Normand.

«Mais ça dit toujours pas ous qu'est Venise.

—Voyons, continue le Parisien, avec une bonhomie narquoise, où sommes-nous, ici?

—Dans le plein pays des glaces, nom de d'là?

—Juste!

«Eh bien! mon vieux lapin, nous sommes à Venise, puisque Venise est positivement le pays des glaces

L'intermède est brusquement coupé par l'apparition d'un iceberg qui se montre en vue du cap Louis-Napoléon. La goélette recule, une fois n'est pas coutume, pour s'abriter derrière les collines de grès rouge, hautes de trois cent cinquante mètres, qui bordent la côte.

L'iceberg, un colosse, dérive lentement et vient s'arrêter au milieu de la baie de Dobbin, bouchant hermétiquement le passage suivi deux heures auparavant par la Gallia.

Le 18, le cap John-Barrow est doublé, puis le cap Norton-Shaw, qui forme la pointe méridionale de la baie de Scoresby.

La Gallia franchit le quatre-vingtième parallèle!

Elle oblique aussitôt vers l'Est pour contourner la baie de Scoresby encombrée d'un chaos de glaces qui attendent la débâcle de juillet.

Le 19, elle passe en vue du cap Collinson, puis de la baie de Richardson, et embouque résolument le canal de Kennedy.

Ce canal, qui continue le détroit de Smith, le relie, au Nord, au bassin de Hall, au niveau de la baie de Lady-Franklin, mesure environ cent kilomètres de longueur, et seulement trente à quarante mètres de largeur. Il apparaît aux yeux ravis des matelots, comme étant à peu près libre, du moins dans sa partie centrale.

Malgré l'exiguïté du canal, d'Ambrieux ne s'étonne point de cette absence de glaces fixes. Le fait, constaté jadis par Morton, le steward du docteur Kane, puis par le capitaine Nares, et plus récemment par le lieutenant Greely, s'explique aisément. Le canal de Kennedy, relativement étroit, faisant communiquer deux bassins d'une vaste étendue, est traversé par un courant très fort, où les mouvements des marées possèdent une grande intensité. On conçoit dès lors que ces mouvements de la masse totale des eaux suffisent à empêcher la glace de se prendre, sauf bien entendu aux périodes hivernales où le froid atteint −50°.

Aussi, la traversée du canal est-elle un jeu, en comparaison des difficultés terribles surmontées antérieurement par la Gallia.

A l'encontre de ses devanciers, le capitaine, jusqu'alors, n'a pas jugé à propos d'opérer, de loin en loin, sur la côte, des dépôts de vivres.

Ces dépôts, espacés sur la route probable du retour, sont destinés à subvenir aux besoins des explorateurs, au cas où, forcés d'abandonner leur navire, ils tentent, suprême ressource, de revenir à pied, sur les glaces, jusqu'aux établissements danois.

Ils sont enfouis profondément dans le sol et recouverts de glace de façon à échapper aux ours polaires. Mais on les surmonte généralement d'un cairn ou signal de pierres amoncelées régulièrement, pour bien en reconnaître l'emplacement.

Le capitaine de la Gallia, négligeant cette sage prévoyance, est-il si absolument certain de l'avenir, à moins toutefois qu'il ne veuille tenter un tour de force qui ferait reculer les plus audacieux et revenir par une autre voie?

C'est ce que l'avenir pourra seul révéler.

Le 20 juin, la goélette, voguant librement sur le canal, reconnaît au passage les étapes de Greely, alors qu'ayant abandonné son hivernage de Fort-Conger, il ralliait Camp-Clay.

C'est d'abord le cap Léopold-de-Bush, puis la baie de Karl-Ritter où s'abrita la chaloupe à vapeur Lady-Greely. Puis le cap Craycroft, que doubla la petite flottille de canots remorquée par la chaloupe.

Le 21, on est en vue du cap Baird, à l'extrémité du fiord Archer, qui forme la rive méridionale de la baie Lady-Franklin.

En face, on aperçoit la baie de la Discovery, ainsi nommée en souvenir de l'hivernage du second bâtiment de sir Georges Nares, puis la péninsule du Soleil, surmontée de pics neigeux, hauts de huit cents mètres, puis l'île Bellot, qui émerge, toute blanche, à une hauteur prodigieuse.

Au fond du havre se trouve, par 81° 44′ de latitude Nord, et 64° 45′ Ouest de Greenwich, invisible encore à pareille distance, la construction en bois élevée par les Américains, avec des madriers apportés de leur pays, et à laquelle Greely donna le nom de Fort-Conger.

D'Ambrieux fait stopper au cap Baird, descend avec quatre hommes et recherche le cairn dans lequel Greely plaça une carte des régions explorées par le lieutenant Lockwood et le docteur Pavy, ainsi que le récit abrégé de leurs travaux.

Le signal de pierres est aussitôt découvert à une faible distance de la côte. Les documents, en très bon état, ne paraissent pas avoir été touchés depuis le mois d'août 1883.

Le signal de pierres est aussitôt découvert.

Le capitaine, avant de les replacer dans leur enveloppe, ajoute sa carte, avec cette seule mention au crayon: «marin français» et la date: 21 juin 1887.

Il reconnaît ensuite la configuration de la baie, constate que, par un hasard exceptionnel, le chenal Ouest, situé entre la péninsule du Soleil et l'île Bellot se trouve libre, et soudain, l'idée de visiter Fort-Conger traverse son esprit.

L'excellente carte de sir Georges Nares sous les yeux, il fait forcer la vapeur, traverse en quelques heures la baie de Lady-Franklin, alors que le Proteus, portant la mission Greely, avait mis sept jours à aborder!

La nature hyperboréenne ménage de ces surprises à l'explorateur.

Bientôt, apparaît fort distinctement, à la lorgnette, le massif bâtiment, tout noir de goudron.

Et comme jadis, quand le docteur lui remit la balle du fusil Mauser extraite du flanc de l'ours, l'intrépide marin pâlit.

Il vient d'apercevoir, flottant au-dessus de Fort-Conger, un pavillon!

X

L'expédition Greely.—Déplorable parcimonie.—Seuls.—Pavillon allemand.—Le salut.—Gaule et Germanie.—Le capitaine Vogel.—Pourquoi la Germania est en avance d'une année.—Savants et industriels.—Exploration et pêche à la baleine.—En enfants perdus.—Toujours en avant!—Approvisionnement de charbon.—Traces du passage de Pregel.—Pourquoi la Gallia oblique vers l'Est.—Le tombeau du capitaine Hall.

La mémorable expédition du lieutenant américain Greely [5], très bien conçue en théorie, offre cette particularité douloureuse, que dès le début les ressources lui firent défaut.

On ne reconnaît plus les citoyens de l'Union, qui ont ordinairement le dollar facile, à la parcimonie liardeuse montrée en cette occasion par le ministère Blaine.

C'est à grand'peine, en effet, que le sénateur Conger put arracher, au vote de ses collègues, un misérable crédit de 25,000 dollars pour faire face aux frais d'une entreprise qui eût exigé cinq fois plus, au minimum.

Aussi, Greely, moins heureux que sir Georges Nares et le capitaine Hall, ne put-il disposer de deux navires comme le premier, ni même d'un seul, comme le second.

On dut se contenter de fréter un baleinier pour transporter, avec la plus stricte économie, les explorateurs et leur matériel.

Si le Congrès fut parcimonieux, l'armateur se montra franchement rapace, en exigeant, rien que pour conduire la mission de Saint-Jean de Terre-Neuve à la baie de Franklin, la somme énorme de 19,000 dollars! réduisant ainsi à 6,000 dollars les fonds nécessaires aux dépenses de toute sorte.

Si bien que Greely dut engager sa fortune personnelle pour permettre l'acquisition d'objets strictement indispensables, omettant, hélas! non seulement le confort, mais encore l'essentiel.

C'est ainsi que la mission américaine, ne possédant pas de navire pour hiverner pendant les froids terribles de la nuit polaire, dut construire le bâtiment auquel, par reconnaissance, on donna le nom du sénateur Conger.

Ainsi abandonnés à eux-mêmes en plein enfer de glace, n'ayant pas la faculté d'abréger leur exil, en cas de succès rapide ou de désastre immédiat, forcés d'attendre qu'on vînt les rapatrier après deux ou peut-être trois ans, à peine outillés, insuffisamment approvisionnés, n'est-on pas en droit de se demander quel but grandiose ils eussent pu atteindre, sans l'inconcevable incurie de leur gouvernement?

Peut-on concevoir, en effet, que ces martyrs, malgré leur pénurie, firent plus encore que sir Georges Nares, équipé comme ne le fut jamais chef de mission arctique, et surent devancer les Anglais sur la redoutable et mystérieuse voie polaire!

Quoi qu'il en soit, ils ne souffrirent pas trop, l'énergie aidant, lors des deux hivers qu'ils passèrent dans le baraquement de la baie de Lady-Franklin.

Leurs infortunes commencèrent seulement quand, confiants dans la parole donnée, incapables même de soupçonner qu'on pût négliger de leur porter assistance, ils se mirent en route à travers les glaces, pour rallier l'île de Littleton où rendez-vous avait été pris avec le steamer Proteus.

Fort-Conger, édifié avec un soin tout particulier, leur offrait, pour une année encore, un asile où ils eussent pu éviter la catastrophe de Camp-Clay.

Longue de vingt mètres, large de six, sur une hauteur de trois mètres et demi, solide comme un bloc, la maison en bois, après avoir vaillamment résisté aux assauts d'un climat implacable, pouvait tenir longtemps.

A tel point, que quand après cinq années entières la Gallia vient s'amarrer à trois encâblures, son capitaine étonné la trouve en excellent état.

Du reste, le pavillon qui flotte au mât toujours debout, montre clairement que le fort vient de servir à un nouvel hivernage, car il est matériellement impossible qu'un navire ait pu, cette année, précéder la goélette à la baie Lady-Franklin.

Ce pavillon séparé en trois bandes horizontales, une bande noire en haut, une blanche au milieu, une rouge en bas, d'Ambrieux l'a reconnu de loin.

Il porte les couleurs de la marine de commerce allemande!

Plus de doute! le capitaine de la Gallia vient de perdre la première partie!...

«Eh bien! soit... dit-il au moment où la goélette reste immobile.

«Mais à moi la revanche!... et puisse-t-elle annoncer l'autre... la grande!...

«Hissez les couleurs, et appuyez-les d'un coup de canon!»

A peine la grande enseigne est-elle déployée à la corne, que par trois fois, le pavillon allemand s'abaisse avec courtoisie.

«Ils nous narguent, murmure l'officier français, qui depuis longtemps est édifié sur la politesse teutonne.

«N'importe!

«Monsieur Vasseur, veillez à ce que le salut soit rendu conformément au code international.

«Et maintenant, meinherr Pregel, à nous deux!»

Suivi de quatre hommes et accompagné du docteur, le capitaine descendant sur la glace qui forme un quai improvisé, se dirige sans plus tarder, vers Fort-Conger.

La porte s'ouvre hospitalièrement, et un grand jeune homme blond, le nez harnaché de lunettes, de figure calme, régulière, fait quelques pas au dehors, en saluant militairement.

«Monsieur, dit-il, en excellent français, mais avec l'accent caractéristique d'outre-Rhin, je suis heureux que ma situation de premier occupant me permette de vous offrir l'hospitalité.

«Soyez le bienvenu.

—Et moi, monsieur, répond d'Ambrieux, je suis enchanté de rencontrer pareille cordialité chez un homme dans lequel je pressens un loyal concurrent.

«Vous faites partie, je le devine, de la mission arctique de M. Pregel.

—Je suis, en effet, second capitaine de la Germania, équipée pour l'exploration dont M. Pregel est le chef.

«Mon nom est Frédéric Vogel.

—Je suis le capitaine d'Ambrieux, commandant la Gallia, partie de France pour explorer les régions hyperboréennes.

«Vous savez sans doute la cause déterminante de cette expédition à laquelle je ne pensais guère il y a un peu plus d'un an.

—Notre chef ne nous en a point fait mystère.

«Il a, dès le début, annoncé que nous aurions l'honneur de nous mesurer avec des Français, sur ce redoutable champ de bataille, et vous l'avouerai-je, capitaine, l'idée de cette lutte pacifique où la gloire de nos patries respectives est en jeu, a été pour tous un stimulant irrésistible.

—Au point que vous avez vaillamment employé le temps écoulé depuis notre défi.

«Je vous en félicite, capitaine, et sans arrière-pensée.

«La lutte n'en sera que plus vive, et je ferai de mon mieux pour être digne de tels adversaires.»

Pendant cet échange de politesses, d'Ambrieux et ses hommes étaient rentrés à Fort-Conger, aménagé comme au temps de Greely, mais encombré de futailles exhalant l'odeur particulière à l'huile de baleine.

Puis la conversation continua entre les deux capitaines, toujours courtoise, mais un peu alambiquée chez l'Allemand, concise et parfaitement correcte chez le Français.

Puis la conversation continua entre les deux capitaines.

Comme le capitaine Vogel n'avait rien à cacher, il édifia volontiers d'Ambrieux sur les causes très simples qui avaient permis à la Germania de gagner une année entière.

Après avoir accepté le défi porté par l'officier français, Pregel, sachant à quel homme il avait affaire, ne perdit pas de temps.

Jouissant d'une haute et légitime considération dans le monde savant, fort bien vu à la Grande-Chancellerie, il sut mettre en œuvre et très à propos de puissantes influences, et réussit à se faire accorder un crédit considérable.

Bien muni d'argent, il se rendit sans désemparer à Bremerhaven où il savait trouver des navires baleiniers. A l'exemple de Greely, il affréta l'un d'eux, dont le capitaine était par hasard de ses amis. Ce bâtiment, un vapeur de trois cent cinquante tonneaux, était, vu la saison, complètement approvisionné, avec son équipage tout prêt. Circonstance particulièrement favorable qui permettait à Pregel d'économiser un temps si précieux, au sortir de l'hiver.

Il s'adjoignit simplement deux compagnons, des hommes sûrs, aguerris déjà par plusieurs explorations, et connus par de remarquables travaux géographiques.

Comme les baleines sont encore abondantes au bassin de Hall et au détroit de Smith, il convint, avec l'armateur, pour diminuer d'autant les frais généraux, que le vapeur, affrété pour trois ans, aurait toute liberté de faire la pêche, à condition que le prix de chaque tonne d'huile entrerait en déduction de ces frais.

Géographe et patriote, meinherr Pregel, mais aussi très pratique!

Il fit enfin changer le nom du navire pour celui de Germania, peut-être en souvenir de l'expédition de Koldeway, peut-être aussi, parce qu'il symbolisait la patrie. Imitant sans le savoir son rival qui avait personnifié dans sa goélette la pensée de la vieille Gaule.

Pregel déploya une telle activité, que tous ces préparatifs étaient achevés en trois semaines. Le 10 juin 1886, la Germania appareillait à la nuit, mystérieusement, et quittait les bouches du Weser pour une destination inconnue.

A cette époque, d'Ambrieux venait seulement d'élaborer avec les ingénieurs de la maison Normand les plans de la future Gallia!

La traversée fut rude pour la Germania qui mit près de six semaines à atteindre Fort-Conger après des difficultés infinies.

Le bâtiment fut réparé en vue de l'hivernage et largement approvisionné. Il avait été décidé, pour éviter l'encombrement à bord du baleinier, qu'une partie des matelots avec les membres de la mission et les trois équipages de chiens, passeraient la nuit arctique à Fort-Conger, et que le navire chercherait, non loin de là, une bonne station.

Pendant les mois d'août et de septembre, Pregel fit en traîneau, avec ses compagnons, une longue excursion vers le Nord, et revint enchanté des résultats.

Puis le terrible hiver boréal immobilisa jusqu'à la fin d'avril 1887 les explorateurs qui, du reste, le supportèrent à merveille.

Depuis le commencement de mai, Pregel était reparti dans une chaloupe à vapeur, avec six mois de vivres, et le baleinier, dégagé des glaces, avait commencé la pêche.

Non sans succès, d'ailleurs, puisque en six semaines il avait déjà plus qu'à moitié rempli Fort-Conger du produit de ses captures.

«Et maintenant, termina le capitaine Vogel, j'attends le deuxième retour de la Germania, qui doit, d'ici quinze jours, terminer pour cette année sa campagne de pêche.

«Elle nous prendra, moi, mes deux hommes, avec le dernier traîneau, et nous emmènera plus au Nord, aussi loin que nous pourrons atteindre.

«Nous hivernerons là où notre chef aura décidé; afin de procéder, par échelons successifs, l'an prochain et plus tard s'il en est besoin.

«Puis... au hasard des événements!... avec le secours de Dieu et pour la patrie!»

Malgré son calme apparent, d'Ambrieux n'était pas sans inquiétude en entrant à Fort-Conger. Mais ce récit qui eût pu émouvoir un homme moins vigoureusement trempé, le rasséréna tout à fait.

Il remercia le capitaine Vogel de son hospitalité, feignit de ne pas remarquer qu'il avait peut-être essayé de le décourager, et ne voulant pas être en reste de courtoisie, lui offrit une collection de journaux apportés d'Europe.

Vogel, privé de nouvelles depuis un an, accepta sans hésiter, et avec les plus vifs témoignages de gratitude, ce présent dont il appréciait toute la valeur. Et d'Ambrieux revint à bord tout rayonnant.

«Eh bien! capitaine, quelles nouvelles? dit le docteur quand il fut seul avec son chef.

«Mauvaises, n'est-ce pas?

«Mais qu'importe!

—Excellentes, au contraire; et vous me voyez enchanté de la rencontre.

«Pardieu? j'étais bien fou de me mettre ainsi martel en tête, et de regarder la partie sinon comme perdue tout à fait, du moins comme sérieusement compromise.

—Ainsi, vos inductions fournies par la balle Mauser et le gilet de provenance allemande étaient réelles.

—Absolument!

—Et vous avez revu votre rival?

—Un de ses lieutenants.

«Meinherr Pregel est en route... vers le pôle.

—Et cela ne vous inquiète pas?

—En aucune façon, quoique mon adversaire ne soit pas à dédaigner, loin de là.

—Oh! je connais, comme vous, la ténacité allemande.

—Reste à savoir comment elle sera employée.

«Jusqu'à présent la mise en œuvre des moyens d'action me rassure; car j'ai affaire à des hommes énergiques sans doute, mais suivant opiniâtrement les sentiers battus.

—Des hommes à système et à formule...

«Tant mieux! l'imprévu les déroute.

—Et moins désintéressés que nous, à coup sûr!

«Ainsi, concevez-vous qu'ils pensent à capturer des baleines, pour amoindrir leurs frais généraux, au lieu d'employer à se traîner là-bas tous les atomes des forces dépensées!

«Ils songent au retour, assurent leur retraite, économisent l'argent, hésitent à compromettre leur navire et ménagent leur peau!

«En un mot, ils font de l'exploration arctique comme on en a fait jusqu'à ce jour.

«Tandis que nous, docteur...

—Nous marchons sans regarder en arrière... en enfants perdus... à la française!

—Et tant que subsistera une planche de la Gallia, tant qu'un homme restera debout, tant qu'une pulsation battra au cœur du dernier d'entre nous, il y aura encore une pensée, un cri, un effort: en avant!

«Quelle force invincible, docteur, si, comme vous venez de le dire, on ne regarde pas en arrière, quoi qu'il advienne!... et quand on raye de son vocabulaire ce mot désespérant qui paralyse à demi les plus puissantes individualités: en retraite!

—Pardieu! s'écrie avec une entière conviction le docteur, ceux qui ne possèdent pas cette inébranlable résolution, n'ont qu'à rester les pieds sur les chenets et à ne point s'intituler: voyageurs arctiques.

—Aussi n'hésiterai-je pas à sacrifier, le cas échéant, ma chère goélette, que je veux conduire, à tout prix, là où jamais navire ne s'est avancé.

—Sir Georges Nares s'est arrêté, avec l'Alert, par 82° 24′, et nous sommes déjà par 81° 44′.

—Oh! si le commandant Nares, soucieux comme tout marin de la conservation d'un vaisseau de l'Etat, eût risqué seulement un de ses navires, je ne doute pas qu'il n'eût poussé beaucoup plus loin.

«Et c'est ce que nous allons tenter, sans désemparer.»

Après avoir largué les amarres qui la maintenaient collée à l'immense radeau de glace, la Gallia suivit à peu près la route de l'Alert, cherchant la place où le commodore anglais a signalé, par 82°, d'immenses dépôts de charbon de terre.

Contre son attente, le capitaine trouve le détroit de Robeson, qui fait suite au bassin de Hall, débarrassé des glaces fixes, comme le canal de Kennedy.

Aussi, la goélette arrive-t-elle en moins de quinze heures aux couches de lignite[6] placées à fleur de terre, et mesurant une épaisseur de huit mètres.

Cette particularité rend l'extraction du combustible très facile, et le capitaine peut de la sorte remplir ses soutes aux trois quarts vidées pendant la seconde partie du voyage accomplie exclusivement à la vapeur.

Ce n'est pas tout. Comme il devra lutter contre le froid terrible qui sévit là-bas pendant l'interminable nuit polaire, il fait accumuler à bord une cargaison complète du précieux combustible.

Qui sait si, plus tard, après avoir demandé au charbon son calorique pour combattre la bise glacée, il ne l'emploiera pas pour se frayer un chemin à travers les murailles de glace inviolées jusqu'alors.

Pendant que les matelots, transformés en mineurs, désagrègent à la dynamite le banc fossile, et transportent lentement sur le navire les plus gros morceaux, le docteur examine en botaniste et en géologue ce gisement dont la vue semble un défi lancé à la réalité des faits actuels.

En effet, là où le regard interrogeant au loin l'horizon ne trouve que la morne et désespérante uniformité des glaces, le docteur reconnaît, à première vue, dans la masse carbonifère, des prêles, des fougères, des cicadées, des carex couchés de long et singulièrement conservés.

Bien plus! il aperçoit des dicotylédonées et notamment des peupliers, des sorbiers, des noisetiers, des plantes aquatiques, et dix espèces de conifères!

Cette étrange accumulation de végétaux, dans une région où l'herbe elle-même peut à peine sortir du sol, stupéfie le digne savant et lui montre quels durent être, postérieurement à l'époque tertiaire, les bouleversements dont cette région, elle aussi, a été l'objet.

Moins expert en sciences naturelles, et par conséquent moins intéressé par ce retour aux siècles évanouis, le capitaine surveille prosaïquement le travail de ses hommes et parfois s'écarte comme s'il cherchait quelque chose.

Au bout d'une heure à peine, il a trouvé.

Un morceau de papier gris renfermant dans ses plis quelques bribes de tabac, puis, plus loin, des empreintes de souliers ferrés, suivant un petit sentier à peine frayé, conduisant à la mer.

Pregel est venu, lui aussi, approvisionner sa chaloupe au banc carbonifère...

La journée du 22 juin fut tout entière employée à l'arrimage du combustible. Puis, la goélette, chargée comme un bateau charbonnier, reprit son envolée vers le Nord.

On sait que sir Georges Nares, monté un peu tardivement vers l'extrême Nord, en suivant la rive occidentale du détroit de Robeson, fut définitivement pris dans les glaces le 1er septembre 1875.

Profitant de l'expérience acquise par le célèbre navigateur anglais, d'Ambrieux, pressentant l'existence d'un courant circulaire produit par l'étroitesse du détroit de Robeson, obliqua franchement à l'Est, vers le point où le Polaris hiverna en 1872.

Voici pourquoi. On sait qu'il existe un courant ininterrompu portant régulièrement du Nord au Sud, à travers les détroits de Robeson, Kennedy et Smith. D'autre part, les terres découvertes par Lockwood, le lieutenant de Greely, affectent la direction du Nord-Ouest à l'Est du canal de Robeson. Tandis que la ligne de côtes, appelée Terre de Grant, qui suit à peu près le quatre-vingt-troisième parallèle, en s'infléchissant au point d'hivernage de l'Alert, se dirige d'Est en Ouest, comme l'a démontré le lieutenant Aldrich.

Or, il est à supposer que ce courant Nord et Sud, rencontrant les terres obliques de Lockwood, aura des tendances à être refoulé vers la partie septentrionale des Terres de Grant. Naturellement, les eaux, avant de pénétrer dans l'entonnoir du détroit de Robeson, entraîneront à l'Ouest des glaces en dérive, et les accumuleront au point si malencontreusement choisi par sir Nares, là où il crut découvrir le fameux océan Paléocrystique.

Ces glaces, qu'il regardait comme éternelles, ne seraient-elles pas plutôt arrachées aux glaciers qu'entrevit Lockwood par 83° 23′ et entraînées dans ce mouvement oblique de dérive, sur la dépression Nord-Est des Terres de Grant?

Car enfin, il est un fait indéniable: c'est que Markham, se dirigeant au Nord, trouva des blocs monstrueux qui l'arrêtèrent par 83° 20′ 23″. Tandis que Lockwood, marchant au Nord-Est, à deux cent cinquante kilomètres de là, fut arrêté, par les eaux, en gagnant sur Markham 3′ vers le pôle.

Le capitaine de la Gallia espérait donc, et selon toute probabilité, trouver la côte orientale du détroit de Robeson, de plus en plus débarrassée des glaces, à mesure qu'il s'élèverait vers le Nord.

Du reste, l'événement ne tarda pas à justifier ses prévisions.

La goélette aborda le 23 au lieu d'hivernage du Polaris, bien reconnaissable aux débris de toute sorte, et le capitaine se rendit, avec l'état-major, au «Repos de Hall» signalé par un cairn à moitié détruit.

La tombe de l'intrépide et malheureux explorateur est en bon état. L'épaisse planche de chêne dans laquelle son lieutenant Tyson a fait profondément graver quelques lignes n'a pas souffert.

Chose étonnante, un petit saule nain dont Tyson fait mention dans le récit des misères endurées pendant la retraite, existe encore.

Il se trouve au bas d'une stèle de pierre plate, derrière laquelle est appuyé le support qui maintient la planche.

L'inscription, très lisible, est ainsi conçue:

A LA MÉMOIRE
DE

CHARLES FRANCIS HAAL
Commandant du steamer le «Polaris» de la marine des Etats-Unis
chef de l'expédition au Pôle Nord.

MORT LE 8 NOVEMBRE 1871
AGÉ DE 50 ANS
Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi, encore qu'il soit mort, vivra.

L'officier français et ses hommes se découvrirent avec respect devant la tombe de cette noble victime, tout émus, malgré leur fermeté, de cette mort si brusque, si inattendue, mais qui du moins épargna au vaillant Américain le spectacle de la lâcheté de son équipage, allemand, hélas!

Ce pieux pèlerinage accompli, le capitaine rallia la goélette non sans avoir constaté, près de la tombe solitaire, les vestiges du passage de quelques hommes.

A n'en pas douter, Pregel et ses compagnons, édifiés aussi par les travaux des Anglais et des Américains, suivent la direction choisie par d'Ambrieux.

XI

Au point où jamais vaisseau n'est parvenu.—La mer Paléocrystique de sir Georges Nares.—Conclusions prématurées.—Vérité aujourd'hui, erreur demain.—La mer des vieilles glaces n'existe plus.—Le second pack.—La goélette arrêtée par la banquise.—En traîneau.—Pour transporter les provisions, mais non les hommes.—Bain qui eût pu être mortel.—Quitte pour la peur.—Hygiène arctique.

«Capitaine! 83° 8′ 6″!... s'écrie tout joyeux le second qui vient de faire le point.

—Bravo! mon vieux Berchou; ton calcul est d'accord avec le mien, et la goélette se trouve effectivement par 83° 8′ 6″ de latitude.

—Et nous avons dépassé sir Georges Nares, dit à son tour le docteur accoudé à la table du carré.

—Oh! de si peu!... pas même d'un degré!

—C'est toujours cela!

«Du moins pouvons-nous dire avec fierté que jamais navire n'est allé si loin vers le Pôle.

—Vous oubliez, docteur, que selon toutes présomptions, meinherr Pregel doit, actuellement, posséder sur nous une avance notable.

—Ah! diable!... encore ce personnage qui m'inspire de confiance la plus franche antipathie.

—D'accord, mon ami.

«Cependant, cette antipathie ne doit pas aller jusqu'à méconnaître à l'homme une réelle valeur; car si sa chaloupe n'a pas les dimensions d'un navire, son mérite est d'autant plus grand, pour s'être avancé, sur une pareille coquille de noix, au milieu d'un tel chaos!

—Vous supposez qu'il nous précède, mais vous n'en êtes pas certain.

«Qui sait s'il n'est pas pincé au fond de quelque cul-de-sac, ou serré entre deux blocs!

—Nous avons passé en dépit de tout, donc il a pu et dû en faire autant.

«Croyez-moi, docteur, il n'est pas homme à s'être arrêté en chemin, quelque épouvantable que soit ce chemin.»

... On est au 26 juin, et les membres de l'état-major vont après l'observation rigoureuse du soleil qui leur a donné la latitude, savourer le menu élaboré par Monsieur Dumas.

Ils paraissent radieux en constatant que, en dépit des affirmations de sir Georges Nares, la Gallia est arrivée là où le marin anglais déclarait qu'il y avait impossibilité matérielle.

La conversation continue entre le capitaine, le docteur, le second et le lieutenant.

Le docteur, habitué professionnellement à ne poser de conclusions qu'après certitude absolue, critique vertement le commandant de l'Alert pour avoir affirmé, avec tant d'autorité, des faits démentis peu après par l'évidence.

«Peut-être êtes-vous un peu dur pour lui, docteur, hasarde le second presque timidement.

«Car enfin, sir Georges était de bonne foi, et tout autre eût pu se tromper à sa place.

—Mais, du moins, on ne se pose pas en arbitre impeccable et... décourageant.

«Avez-vous lu sa relation?

—J'attends l'hivernage pour l'étudier à loisir.

—Bon! laissez-moi donc vous en citer un passage, et vous jugerez combien sont imprudentes ses appréciations.

«Je cite textuellement, continue le docteur en tirant de la bibliothèque un volume qu'il ouvre à une page cornée.

«... Du haut de notre observatoire, dit sir Nares, l'interminable pack semblait consister en petits floes circonscrits chacun par sa barrière de débris entassés; dans l'extrême éloignement, il se confondait avec l'horizon.

«... C'est bien la mer Paléocrystique, ou mer des vieilles glaces...»

A ces mots, le lecteur s'interrompt.

—Moi, d'abord, je l'eusse appelée: Paléocristallique, en me conformant à l'étymologie tirée des deux mots grecs: παλαιός, ancien, et κρύσταλλος, cristal.

—Voyons, docteur, dit le capitaine, soyez plus indulgent... c'est là une vétille, que diable!

—Soit! je continue mon extrait qui condamne si bien son auteur.

«... Pas une flaque libre, pas la moindre vapeur d'eau dans notre champ de vision qui, cependant, pourrait embrasser un arc de cent vingt degrés!

«Nous sommes parfaitement convaincus qu'aucune terre élevée ne peut exister à une distance de quatre-vingts milles (cent quarante-quatre kilomètres) au Nord du cap Joseph-Henri; aucune certainement ne s'apercevait dans les cinquante milles qui formaient l'horizon de notre échauguette.»

—Cela, docteur, c'est de l'observation exacte, dit le second.

—Soit, mais la conclusion qui en découle est au moins prématurée.

«Ecoutez-la.

«... Nous tenons donc pour sûr, continue sir Georges, que depuis la côte de Grinnel, par 83° de latitude, jusqu'au quatre-vingt-quatrième parallèle, s'étend le formidable pack qu'ont eu à combattre Markham et ses compagnons.»

«Sir Georges aurait dû ajouter: à l'heure présente; puisque rien ne subsistait de ce pack, auquel il accorde de confiance un degré, soit 111 kilomètres d'épaisseur, alors que notre compatriote le docteur Pavy contemplait cinq ans après ce même horizon.

«Mais, ceci n'est rien, et vous allez voir si le commodore ne continue pas à se tromper tout comme un simple mortel.

«... A la sortie du détroit de Robeson, les rivages s'orientent à l'Ouest d'un côté, au Nord-Est de l'autre—ce qui est vrai—forment les bornes d'une étendue immense, dont toute la superficie connue jusqu'à présent consiste en floes énormes, dont l'épaisseur varie entre quatre-vingts et cent pieds (27 et 33 mètres). Ils s'exhaussent par l'addition des neiges des hivers successifs, aux couches supérieures; le poids surincombant s'accroît de plus en plus, et peu à peu change les névés en glaces.

«Nombre de raisons nous portent à assigner à cette mer de vieux glaçons—il y tient, le commodore—une superficie considérable. On n'y voit point d'oiseaux sauvages se diriger vers le Nord, comme ce serait le cas s'il existait, dans cette région, une terre de quelque étendue. En outre, un océan complètement couvert de glaces, et où les courants froids détruisent les animalcules dont se nourrissent les baleines, ne saurait servir d'habitation aux vertébrés amphibies ou marins... les faucons qui font leur proie d'espèces aquatiques ont disparu, etc.»

«Donc, au dire de notre auteur, une mer captive sous une voûte épaisse de cent pieds... des eaux inhabitées... une atmosphère déserte.

«Et comme conclusion, le morceau que j'offre à vos méditations:

«... Qu'il y ait d'ailleurs, ou n'y ait pas de terres dans l'espace compris entre la limite de notre vue et l'axe septentrional du globe, cela ne peut avoir aucune influence sur les voyages en traîneaux. Soixante milles (cent dix kilomètres) de ces glaces que nous savons maintenant s'étendre au Nord du cap Joseph-Henri, présentent une barrière qu'il sera impossible de traverser par les méthodes actuellement employées: aussi, je crois pouvoir affirmer, sans aucune hésitation, que jamais on ne pourra atteindre le Pôle Nord par la route du détroit de Smith!...

«De sorte, continue avec animation le docteur, que si notre capitaine avait cru, comme article de foi, aux affirmations si catégoriques de sir Georges, la Gallia, ici présente, n'aurait eu qu'à faire machine en arrière, et rentrer au Havre, au lieu d'embouquer le détroit de Robeson.

—Mais, reprend le second, ennuyé de voir un marin se tromper, ce marin fût-il anglais, sir Georges Nares parle seulement de l'espace compris à l'Occident du 65e degré de longitude Ouest de Greenwich.

«Si nous avons pu nous élever jusqu'ici, peut-être les vieilles glaces sont-elles toujours là-bas, pour empêcher le passage entre 65° et 70° Ouest.

—J'ai prévu l'objection, et j'y répondrai par l'extrait d'une relation qui vaut bien celle du commandant de l'Alert.

«Voici ce que vit, cinq ans après, un des lieutenants de Greely, le docteur Pavy, un Français, celui-là. Parti le 31 mars 1882, en traîneau, de Fort-Conger, par un froid de −34°, Pavy arrive le 11 mars à la baie de Floeberg où hiverna l'Alert en 1876. Il examine du haut de la falaise qui servit d'observatoire à sir Georges, le pack formé de blocs rudes, montagneux, mais ne rencontre plus traces de ces banquises paléocrystiques épaisses de 25 et 30 mètres au moins.

«Vous entendez bien: plus traces de ces formidables amoncellements de glaçons sur lesquels Markham, après des fatigues inouïes, s'éleva d'un degré vers le Nord.

—C'est prodigieux! murmure Berchou ne pouvant croire à une pareille contradiction.

—Là où sir Georges Nares concluait à l'impossibilité absolue de la vie chez les animaux, Pavy trouve le passage d'un ptarmigan, d'un lemming, d'un lièvre, d'un renard.

«Bien plus, mon collègue voulant suivre la route de Markham en pointant droit au pôle, se dirige vers le cap Joseph-Henri. Mais à peine a-t-il parcouru un kilomètre, que son compagnon, l'Esquimau Jens, s'écrie: La mer!... la mer!...

«On voyait, en effet, distinctement, une rue d'eau qui partant du cap Joseph-Henri, s'ouvre dans la direction du cap Hécla, en traversant la baie de James-Ross. Sa largeur était d'environ un mille à l'origine, mais elle allait en s'élargissant au delà du cap où elle prenait une direction boréale. En même temps, se montraient, vers le Nord, des cumulus de forme particulière, qui, suivant l'opinion des Esquimaux, bons juges en pareille matière, indiquaient la présence de vastes étendues d'eau libre.

«La dislocation des glaces soi-disant éternelles était si complète, que la partie Est du détroit de Robeson se trouvait débarrassée à cette époque encore si rude—18 avril!

—Voilà qui est un peu fort, s'écrie le second abasourdi.

«Et pour un peu, ne fût-ce que par curiosité, je voudrais bien voir cela.

—Ne t'entête pas, mon vieux Berchou, interrompt le capitaine, car c'est absolument inutile.

«L'erreur du commandant Nares est établie d'une façon rigoureuse, irréfutable.

«De même que la mer libre de Kane, la mer esclave de sir Georges est une conception théorique appuyée sur des observations incomplètes. La vérité semble être une moyenne entre ces deux opinions extrêmes.

«J'ajouterai, pour terminer ce débat instructif, soulevé avec tant d'à propos par le docteur, que Pavy, qui atteignit 82° 51′, eut la chance de relever un fait zoologique très important. L'Esquimau Jens ayant poursuivi un phoque de l'espèce hispidus, nous pouvons conclure que cette mer ne diffère pas sensiblement de celles qui se trouvent au-dessous du détroit de Robeson. Car, le phoca hispida ne s'y hasarderait pas, s'il n'y trouvait point des trous pour venir respirer, et des poissons pour sa nourriture.

«Mais notre situation n'en est pas moins difficile, car si nous avons pu trouver la mer hospitalière pour atteindre 83° 8′, nous éprouverons de grandes difficultés pour franchir la barrière qui se dresse devant nous.

—Vous avez raison, capitaine.

«A défaut de la mer Paléocrystique heureusement disparue, nous sommes en présence d'une jolie banquise large de trois kilomètres.

«Sacrebleu! l'éperon de la goélette, les scies, les haches et la dynamite auront fort à faire, si nous ne trouvons pas une faille.

—C'est ce passage qu'il faut chercher sans délai; et s'il n'existe pas, eh bien!... nous le pratiquerons.»

Les termes de cet entretien indiquent suffisamment les phases de la traversée opérée par la Gallia, depuis qu'elle a quitté le «Repos de Hall», pour qu'il soit utile d'en parler plus longuement.

Malgré les affirmations catégoriques du commandant de l'expédition anglaise, la Gallia s'est élevée, à 15′ près, au point le plus éloigné atteint par l'homme sur la route polaire.

Malheureusement, elle vient d'être arrêtée dans sa marche par le pack, large de 3.000 mètres, aperçu par Pavy, et qui a survécu à la débâcle de la mer Paléocrystique.

Ce pack, en dépit de la chaleur ambiante—très relative en somme puisqu'elle ne dépasse pas +4° centigrades—fond avec une lenteur excessive. Il est du reste évident que ni la radiation solaire, ni la température de l'eau ne pourront en amener la fusion. Donc, s'il n'est pas et très prochainement disloqué par la tempête, ou lézardé par le courant, le travail de l'homme sera nécessaire.

Le capitaine fait préalablement sonder et trouve le fond à quatre cent cinquante brasses. Markham, en face du cap Joseph-Henri, l'avait rencontré seulement à soixante-douze. Le chiffre accusé par le sondage de la Gallia, réalise les prévisions de Lockwood, qui n'ayant que trois cent brasses de corde, ne put atteindre le fond.

L'épaisseur de la glace fut en outre évaluée à quatre mètres au niveau de l'anse où s'abrite la goélette.

Reste maintenant à examiner en détail le pack pour chercher une fissure transversale, ou, s'il y a lieu, un point où les glaces soient moins épaisses, dans le cas où le capitaine serait forcé de creuser un canal.

Comme la goélette est en sûreté dans son petit havre formé par une échancrure de la banquise, et comme il serait à peu près impossible, en présence des découpures nombreuses qui frangent son bord méridional, de la faire naviguer à travers toutes ces anfractuosités, le capitaine décide que l'inspection du pack aura lieu en traîneau.

L'hygiène des hommes et surtout celle des chiens exigeant de l'exercice, d'Ambrieux saisit avec empressement cette occasion pour essayer ses équipages, et s'assurer s'il peut compter, ultérieurement, sur ses auxiliaires à quatre pattes.

Ne voulant pas faire de jaloux parmi les braves matelots qui tous voudraient bien aller «à terre», c'est-à-dire sur la glace, le capitaine, bien qu'ayant le droit absolu d'ordonner, décide que les élus seront désignés par le sort.

Sept hommes, plus Oûgiouk, l'Esquimau, et lui, neuvième, feront partie de l'expédition. Encore, le docteur demandant une autorisation de faveur, six matelots seulement seront appelés à bénéficier du hasard.

Plume-au-Vent tire le premier dans le bonnet de Guénic un petit papier plié en quatre, et fait une triomphante cabriole.

Ce veinard de Parisien! il vient de lire: oui, sur son papier, et la cabriole s'accompagne d'une tyrolienne... je ne vous dis que ça! Puis, c'est Courapied, dit Marche-à-Terre, puis Nick dit Bigorneau, puis Le Guern, puis Constant Guignard, et pour compléter dignement ce groupe que l'on dirait trié volontairement, Mossieu Dumasse, avec sa bonne carabine, présent du docteur.

Les traîneaux sont approvisionnés pour quinze jours. On y entasse en outre les sacs de fourrures, pour camper sur la glace, et la tente. Les vivres comprennent: biscuit, conserves de viande, café, thé, poisson sec pour les chiens, et alcool pour alimenter les lampes spéciales servant à cuire les aliments, et à faire bouillir l'eau pour le thé ou le café. Chaque homme est pourvu en outre d'un vêtement complet de rechange, et emporte ses bottes groenlandaises imperméables à l'eau comme à la neige.

Tout ce matériel, qui serait encombrant pour d'autres voyageurs que des matelots, ces maîtres en arrimage, est emballé dans les prélarts goudronnés, puis solidement ficelé sur les traîneaux immobiles sur la banquise.

Les chiens, heureux d'être enfin soustraits à l'immobilité qui, depuis si longtemps, leur pèse, font entendre des jappements joyeux, et se laissent atteler fort docilement à leur «bricole» en cuir de phoque.

Tout est prêt. Le capitaine arbore sur le premier traîneau un petit pavillon tricolore et donne le signal du départ.

Le capitaine, le docteur et Oûgiouk marchent en tête; viennent ensuite Le Guern, Nick dit Bigorneau, et Mossieu Dumasse; puis, le Parisien, Constant Guignard et Courapied dit Marche-à-Terre, accompagnant, trois par trois, chacun des traîneaux.

Les chiens, dans le premier moment d'effervescence, donnent un furieux coup de collier et menacent de s'emballer. Mais d'un seul coup de fouet qui prend en écharpe son attelage, Oûgiouk a tôt fait de modérer cette ardeur intempestive. Le Guern et Plume-au-Vent, qui ont étudié la manœuvre du fouet, l'imitent sans plus tarder, et obtiennent un succès analogue.

Du reste les éléments se chargent bientôt d'arrêter toute velléité d'émancipation, tant la vicinalité de l'endroit, comme le fait observer plaisamment le Parisien, a montré de négligence dans l'entretien des voies de communication.

«Oh! là... là...

«J'aimerais mieux être en enfer.

—A cause de quoi? demande naïvement Courapied, toujours prêt à se laisser mystifier.

—A cause des pavés, bêta!

—Comprends pas!

—Suis bien mon raisonnement.

«On dit et on répète que l'enfer est pavé de bonnes intentions...

«Eh bien! est-ce que nos traîneaux ne glisseraient pas mieux sur ce macadam perfectionné que sur ces blocs ronds, aigus, obliques ou coupants, entremêlés de flaques d'eau et de paquets de neige à demi fondue?

—Allons! v'là que tu te moques encore de moi.»

Le docteur qui a entendu cette plaisanterie monumentale, perd son sérieux et dit au capitaine qui, de son côté, rit de bon cœur:

«Le drôle a parfois de l'esprit, et ses saillies au gros sel avec ses comparaisons baroques sont vraiment amusantes.

—C'est là, d'autre part, un état moral bien précieux pour les membres d'une expédition comme la nôtre.

—A qui le dites-vous, capitaine!

«La gaieté à jet continu, l'entrain perpétuel sont la meilleure hygiène pour combattre la morne désespérance des nuits polaires.

«Un loustic de cette trempe vaut à lui tout seul une pharmacie.»

La voirie, pour employer l'expression du Parisien, devient absolument déplorable. Sur les parties les plus élevées où la glace est sèche, on trouve une couche d'efflorescences salines qui rendent le traînage pénible. Par contre, les parties basses sont recouvertes d'eau, ou plutôt d'une épaisse bouillie de neige à demi fondue dans laquelle on enfonce, les hommes jusqu'à mi-jambes, les chiens jusqu'au ventre.

N'était l'imperméabilité absolue des chaussures esquimaudes, chaque piéton voyagerait dans un bain de pied à zéro.

Pour la première fois le Parisien et ses camarades conçoivent l'usage et l'utilité du traîneau. Ils avaient cru jusqu'alors que les équipages de chiens, devant rencontrer des surfaces planes, serviraient à convoyer, avec leur prodigieuse vitesse, les voyageurs arctiques. Mais, pas du tout. Les hommes s'en vont à pied comme de simples mortels, et les toutous emmènent seulement le matériel et les provisions.

Plume-au-Vent n'en revient pas! Le voilà devenu tringlot... de la flotte, mais tringlot à pied! Chose qui ne se voit pas, même dans l'armée de terre, pour laquelle il professe, en sa qualité de navigateur endurci, un dédain plein de commisération.

Du reste, il n'est pas besoin de s'être avancé bien loin sur le pack pour comprendre qu'une excursion même d'agrément serait impossible. Les blocs, de plus en plus irréguliers, succèdent aux blocs. Il y a des roches, des collines, des ravins en miniature, mais dénivelant, comme à plaisir, la carapace de glace. Un homme, fût-il mâtiné de clown et de singe, ne pourrait jamais se maintenir sur le traîneau sans dégringoler à chaque pas.

Le véhicule, qui cependant n'est guère chargé, monte péniblement une pente à 45°, glisse à toute vitesse de l'autre côté, penche à droite sur un morceau de glace, culbute à gauche dans une fondrière, se remet tant bien que mal d'aplomb sur les patins, oscille de nouveau pour cahoter de plus belle... bref, avance de bric et de broc sans être jamais horizontal.

Entre temps, les hommes doivent le pousser par derrière, quand les chiens, roidissant leurs pattes, tirant la langue, ne peuvent le déhaler. Ou bien il faut le maintenir sur une déclivité, pour l'empêcher de glisser trop vite, ou le soulager pour le mettre en équilibre quand il rencontre une aspérité.

Parfois, le conducteur novice prend mal ses mesures et s'étale de son long à la grande joie des camarades, bientôt victimes d'un accident semblable.

Si ces chutes sont sans danger, il n'en est pas de même des immersions partielles qu'il importe d'éviter à tout prix.

La glace est loin d'être partout homogène et de posséder une égale rigidité. Celle qui provient de la congélation de l'eau de mer est souvent couverte d'une sorte de saumure très épaisse, très riche en sel et qui ne se solidifie jamais complètement.

Elle recouvre traîtreusement les trous par lesquels viennent respirer les phoques, et si le voyageur n'y prend pas garde, il pourra être, à un moment donné, trempé jusqu'à la ceinture.

Ces fondrières glacées sont d'autant plus insidieuses, que rien ou presque rien ne les signale aux yeux des novices qui doivent peu à peu s'habituer à les reconnaître, comme les chasseurs de canards les vases molles perfidement dissimulées au milieu des marécages.

Pour ce motif surtout, les explorations en traîneau sont plus pénibles et même plus dangereuses pendant l'automne qu'au printemps. De plus, elles sont faites par des novices ignorant l'hygiène arctique, et ne sachant pas combien il importe d'éviter la transpiration.

Fort heureusement la vieille expérience du docteur supplée à tout, et des précautions, en apparence exagérées, évitent ces petits mécomptes si fréquents au début.

Néanmoins, la caravane avançait toujours en côtoyant le bord méridional du pack dont le capitaine relevait à chaque instant la configuration.

Jusqu'à présent, les accidents s'étaient bornés à des chutes et à des immersions partielles insignifiantes.

Mais, Constant Guignard, l'homme né sous l'étoile de la malchance, le Normand au nom prédestiné, devait bientôt légitimer l'influence de l'étoile et la prédestination du nom.

Le convoi s'en allait cahin-caha. Par prudence, le capitaine, sur les indications d'Oûgiouk, se retournait, et criait aux marins d'éviter tel ou tel point suspect.

Guignard, demeuré quelques pas en arrière pour renouveler l'indispensable paquet de tabac en carotte, courait sur une crête, en homme qui se joue des faux pas, quand tout à coup le pied lui manque, il glisse, et patatras! va s'asseoir au beau milieu d'une flaque.

Le bruit de la chute et le juron qui l'accompagne font retourner Plume-au-Vent et Courapied.

«Monsieur n'a pas besoin d'un fond de bain? s'écrie le Parisien en voyant son matelot barbotter en jurant.

«Monsieur n'a pas besoin d'un fond de bain!» s'écrie le Parisien.

«Ben voyons! faudrait pourtant voir à s'arracher de la limonade...

«C'est donc une passion, chez toi, le bain à zéro!

«Allons, attrape ce bout de filin... et hisse-la!...»

Constant Guignard, trempé jusqu'aux aisselles, se retire tout confus et déjà claquant des dents.

«Dis voir, t'as pas cassé le verre de ta montre?

—Mâtin! balbutie l'autre, qué lessive!

«J'ai froid jusqu'à la mœlle des os.

—Stop! commande le capitaine.

«Tu es mouillé, garçon, il faut changer.

—Oh! merci, capitaine... c'est pas la peine.

«En marchant, ça séchera.

«Sauf vot'respect, à Terre-Neuve, j'ai été pas mal de fois saucé par la lame, et en grand...

«J'y ai pas... fait... attention.»

Le docteur est arrivé en courant.

«Déshabillez-moi ce lascar-là, dit-il brièvement, et frictionnez-le ferme... à tour de bras!

«Il était en sueur au moment du plongeon, et il est dans le cas d'attraper une congestion.

«Vite!... une lampe à esprit-de-vin... un morceau de glace dans une casserole.»

En un tour de main, Guignard, qui défaille pour tout de bon, est dépouillé de sa défroque déjà raide comme du carton.

Le capitaine, aidé de Plume-au-Vent, le frotte à lui enlever l'épiderme, puis quand, après cinq minutes d'une gymnastique enragée, le pauvre diable commence à respirer, on l'entonne dans un sac de fourrure.

Déjà l'eau bout, tant la lampe à alcool développe de calorique. Le docteur fait infuser, pour la forme, une pincée de thé, puis additionne le mélange d'une formidable dose de rhum.

«Tiens, mon gars, sirote-moi ça, dit-il au matelot dont les dents crépitent toujours comme des castagnettes.

«Tu n'en mourras pas, mais une autre fois, ne t'avise pas de faire le plongeon quand tu seras en sueur... autrement, gare à ta peau.

«Quant à vous, mes amis, écoutez-moi.

«Ne faites aucun effort violent susceptible de vous mettre en transpiration.

«Nous sommes dans une saison pire que l'hiver, surtout pour les novices qui ont des tendances à trop se couvrir pendant la marche.

«On s'échauffe sans même s'en douter, puis on se refroidit brusquement, et alors, gare aux rhumatismes et aux pleurésies.

«Et surtout, s'il vous arrive un accident comme celui-ci, pas de fausse honte... faites ce que je viens d'ordonner pour votre pauvre camarade qui pouvait très bien mourir là... sous vos yeux, sans reprendre connaissance.

—Pétard! murmure à part lui Plume-au-Vent, j'aurais jamais cru qu'un homme aurait pu être si vite «nettoyé».

«C'est pire qu'un coup de soleil sous l'équateur, et pourtant, Guignard, mon matelot, n'est pas une mauviette!»

Cet accident n'eut d'autre suite qu'un arrêt de deux heures, mis à profit pour déjeuner, mais il servit d'exemple aux matelots, imprudents comme de grands enfants et plus insoucieux qu'on ne saurait le croire.

Constant Guignard nanti d'un vêtement complet, bien sec, mangea de bon appétit, et reprit sa place à l'arrière-garde, mais évita dorénavant, avec le plus grand soin, les fondrières traîtresses.

La soir venu, c'est-à-dire l'heure à laquelle finit ordinairement la journée, puisque le soleil ne quitte plus l'horizon, la tente fut dressée sur le pack. Puis, après un solide repas auquel cette rude marche servit d'apéritif, les matelots se blottirent trois par trois dans les sacs.

Le capitaine eut le docteur pour camarade de lit, et Oûgiouk s'allongea simplement sur la glace.

On avait parcouru dix milles marins (18 kilomètres 570 mètres).

XII

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